Attardons-nous à cette union CDU-CSU. Pour comprendre son succès, un peu d’histoire est nécessaire.
A l’instar des Italiens qui ont, sous le régime fasciste, préparé l’avenir de leur pays, c’est dès les années trente, sous le régime nazi qu’un petit groupe d’intellectuels va travailler à mettre sur plan un projet pour une Allemagne nouvelle lorsque l’horreur prendra fin.
Il faut savoir que les relations entre les catholiques allemands et la doctrine sociale de l’Église sont relativement anciennes. On sait l’influence que la pensée[1] et l’action[2] de Mgr von Ketteler, évêque de Mayence, ont exercé sur Léon XIII dans l’élaboration de l’encyclique Rerum novarum. L’Allemagne catholique « était en pointe de la doctrine sociale, des associations travaillant à former les intelligences et des cadres dans le monde ouvrier, comme l’Association populaire pour l’Allemagne catholique [Volksverein für das katolische Deutchland] à Mönchengladbach » fondée en 1890[3]. Mieux encore, l’encyclique Quadragesimo Anno, du pape Pie XI (1931), fut préparée par un jésuite allemand, Oswald von Nell-Breuning (1890-1991), économiste et philosophe social.[4]
A l’Université de Fribourg-en-Brisgau, alors que le nazisme gagne élection sur élection, un économiste Walter Eucken[5] et deux juristes Franz Böhm[6] et Hans Grossman-Doerth[7] réfléchissent à l’avenir de l’Allemagne. d’emblée, leur pensée s’articule à partir de la notion d’ordre, d’ordo qu’ils empruntent à saint Augustin[8]. Ils se réfèrent explique François Bilger « à un ordre social idéal fondé sur les valeurs fondamentales de l’homme »[9]. d’emblée, ces penseurs se démarquent du libéralisme traditionnel et de son hédonisme[10] comme du dirigisme national-socialiste ou marxiste. Eucken écrit : « L’État doit consciemment construire les structures, le cadre institutionnel, l’ordre dans lesquels l’économie fonctionne. mais il ne doit pas diriger le processus économique lui-même. »[11]
Les trois universitaires sont rapidement rejoints par quelques autres attirés par leurs recherches, dont notamment deux économistes Wilhelm Röpke[12] et Alexander Rüstow[13] qui vont avoir sur le groupe comme par la suite une grande influence.
W. Röpke, de famille protestante pratiquante, était en relation avec le P. Oswald von Nell-Breuning donc informé de l’enseignement social de l’Église et opposant au nazisme. Dès 1930, il déclarait que « celui qui vote pour le NSDAP[14] vote pour le chaos et non pour l’ordre, poyur la destruction et non pour l’édification »[15]. Pour lui, « tous les désordres économiques de notre temps ne sont que les symptômes superficiels d’une crise totale de notre société. »[16] Il résumait ainsi l’ordolibéralisme dans une formule que n’aurait pas récusée Jean-Paul II : « L’économie de marché, écrivait Röpke, est une condition nécessaire mais non suffisante d’une société libre, juste et ordonnée »[17].
Alexandre Rüstow[18] était encore plus explicite : « Il y a infiniment de choses plus importantes que l’économie : la famille, la commune, l’État, le spirituel, l’éthique, l’esthétique, le culturel, bref l’humain. L’économie n’en est que le fondement. Son objectif est de servir ces valeurs supérieures. »[19] Ailleurs, il écrit : « on a nié le principe de l’échelonnement en général et l’on a mis à sa place l’idéal, faux et erroné, de l’égalité et l’idéal, partiel et insuffisant, de la fraternité ; car, dans la petite comme dans la grande famille, plus important que le rapport de frère à frère est le rapport de parents à enfants, assurant la suite des générations qui maintient le courant de la tradition culturelle. »[20]
Tous ces penseurs sont chrétiens et bien sûr marginaux dans l’Allemagne nazie. Comme l’écrit Fr. Bilger, leur mouvement d’idées, à peine né, « fut en quelque sorte « exilé » ou réduit à une vie de « catacombes ». deux des principaux libéraux allemands, Röpke et Rüstow, durent s’exiler à l’avènement du régime national-socialiste ; quant aux autres, ils ne purent continuer à enseigner ou poursuivre quelque autre activité qu’en renonçant à dire toute leur pensée. »[21]
Après la chute du nazisme et avec l’appui des États-Unis, principal occupant, va s’installer dès 1948 une « économie sociale de marché »[22] inspirée par l’ordolibéralisme. sous l’impulsion de Ludwig Erhard[23] et de Konrad Adenauer[24]qui s’entourent d’experts formés dès avant la guerre à l’ordolibéralisme comme Röpke, Franz Böhm, Eucken, Müller-Armack. En 1948 est fondée la revue Ordo. Et la CDU naissante va se faire la championne de cette pensée avec le slogan « La prospérité pour tous »[25]: « l’ordre se réalise grâce à la liberté et au respect des engagements qui s’expriment dans l’« économie sociale » de marché par la concurrence authentique et le contrôle des monopoles. »[26] C’est dans ce cadre que se développe ce qu’on a appelé le « miracle économique ouest-allemand ».
Il est remarquable de noter que les principes de l’ordolibéralisme rayonnent au-delà de la sphère de la CDU.
Au départ, le SPD[27] se méfie de la CDU jugée très bourgeoise et peu démocratique mais celle-ci se révèle partisan du fédéralisme alors que le SPD est plus centralisateur et surtout, la CDU installe un État social en votant la cogestion dans les entreprises minières et métallurgiques dès 1951[28], ainsi que diverses lois sur la sécurité sociale, les retraites et les allocations familiales. Sous la houlette du parti démocrate-chrétien, l’Allemagne adhère à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), au Conseil de l’Europe et signe en 1951 le traité instaurant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca). Elle entre en 1955 dans l’Otan, puis signe le traité de Rome. Cette ouverture à l’Ouest est souhaitée par une majorité d’Allemands alors que le SPD donne priorité à la réunification allemande sur l’unité européenne. Petit à petit le SPD va évoluer devenir plus européen et moins doctrinaire sur le plan économique. Au congrès de Bad Godesberg, réuni du 13 au 19 novembre 1959, à une écrasante majorité, le SPD se revendique désormais d’un socialisme qui prend sa source dans » l’éthique chrétienne, l’humanisme et la philosophie classique ». « Après avoir été un parti de la classe ouvrière, le SPD est devenu un parti du peuple », car le prolétaire, » qui était autrefois le simple objet de l’exploitation des classes dirigeantes, assume maintenant sa place de citoyen disposant de droits et de devoirs reconnus égaux ». Il ne peut donc plus être question de lutte des classes, ni de l’instauration d’un État ouvrier qui prendrait en main l’économie. Le programme[29] renonce à la rupture avec le capitalisme : « La propriété privée des moyens de production mérite la protection et le soutien, dans la mesure où elle n’entrave pas l’institution d’un ordre social juste. » L’État doit simplement assurer un nécessaire rôle régulateur, car « l’économie de marché n’assure pas par elle-même une juste répartition des revenus et des fortunes ».[30]
A propos de ce congrès, un journaliste résumera la situation en écrivant qu’à cette occasion, « le SPD envoie Marx au musée » et relève d’autres passages intéressants de l’accord conclu. [31]
On lit que le dogme du « passage de la propriété privée à la socialisation des moyens de production est abandonné. Les bases de la politique économique sont désormais le libre choix de la consommation et du lieu de travail, ses éléments essentiels la libre concurrence et l’initiative privée ». Le SPD réclame un nouvel « ordre économique et social » fondé sur les valeurs de liberté, de justice et de solidarité. Le programme de Bad-Godesberg défend le capitalisme mais ne renonce pas à le réguler. La propriété privée doit être encouragée « tant qu’elle n’empêche pas la mise en place d’un ordre social juste ». Mais il insiste sur la nécessité d’un contrôle public sur l’économie, encourage la cogestion et n’exclut pas la nationalisation en jugeant légitime une « mise en commun des moyens de production » là « où il n’est pas possible de garantir par d’autres moyens un ordre sain des conditions dans lesquelles s’exerce le pouvoir économique ». Enfin, pour mieux séduire l’électorat chrétien, le SPD affiche son anticommunisme et « renonce à la séparation de l’Église et de l’État ». Ces prises de position expliquent que lorsque le SPD sera au pouvoir avec des hommes comme Willy Brandt, Helmut Schmidt ou Gerhard Schröder, l’Allemagne ne connaîtra pas de révolution fondamentale mais simplement des accentuations un peu différentes. On peut encore ajouter que la Confédération allemande des syndicats (Deutscher Gewerschaftsbund) (DGB), confédération majeure en Allemagne fondée en 1949 et proche du SPD, déclare dans son programme en 1996: « L’économie sociale de marché a produit un haut niveau de prospérité matérielle » et représente « un grand progrès historique face au capitalisme sauvage ».[32]
Les Verts, de leur côté, ne renoncent pas à cet héritage. Gerhard Schick, docteur en économie et ancien chercheur à l’institut Walter-Eucken, député au Bundestag en 2005 déclare : « je suis un ordolibéral, mais de gauche ». Il ne se qualifie « en aucun cas de néolibéral. Chez les Verts, ajoute-t-il, le terme d’« économie sociale de marché » fait consensus, même si nous y ajouterions le terme « écologique ». Je partage les analyses ordolibérales sur le contrôle du marché. Et je trouve important que l’État pose des règles pour que la concurrence fonctionne ».[33]
Toutes ces prises de position peuvent expliquer que la chancelière Angela Merkel puisse affirmer en janvier 2014 que « l’économie sociale de marché est bien plus qu’un ordre économique et social. Ses principes sont intemporels. »[34]
On peut aussi constater que l’ordolibéralisme[35] a une influence en l’Europe non seulement par l’entremise de hauts fonctionnaires allemands acquis mais aussi par l’entremise de commissaires comme le socialiste belge Karel Van Miert[36] récipiendaire du prix Ludwig-Erhard en 1998 ou l’Italien Mario Monti[37].[38]
De son côté, l’ancien premier ministre belge Yves Leterme écrit en 2009 un livre intitulé L’économie durable, Le modèle rhénan[39].
En Italie comme en Allemagne, sous un régime hostile, un groupe de penseurs chrétiens a donc préparé l’avenir. Les régimes dictatoriaux disparus, des partis démocrates-chrétiens ont profité de ce travail préparatoire. Si la démocratie chrétienne italienne a fini par explosé c’est sans doute d’abord par la faute d’une partie de son « élite » corrompue et affairiste. En Allemagne, la démocratie-chrétienne a survécu avec un programme qui a dans ses fondements séduit l’opposition qui se préparait. Mais l’avenir est incertain, certains trouvent que le SPD n’est pas assez à gauche et d’autres que la CDU-CSU sacrifie l’Allemagne à l’immigration…
Partout ailleurs en Europe, comme en Italie, les chrétiens n’ont pas trouvé de parti représentatif et se sont éparpillés dans diverses formations à l’inspiration parfois très éloignée de l’enseignement social de l’Église.
Cf. http://www.lemonde.fr/vous/article/2009/07/28/