Le bien commun engage tous les membres de la société :
aucun n’est exempté de collaborer,
selon ses propres capacités,
à la réalisation et au développement de ce bien.
167.
Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.
Le bien commun engage tous les membres de la société :
aucun n’est exempté de collaborer,
selon ses propres capacités,
à la réalisation et au développement de ce bien.
En 2017 apparaissait, en France, un nouveau mot : le « praf » pour désigner le mal qui ronge les démocraties. Le « praf » est l’abréviation de l’expression « plus rien à faire, plus rien à foutre », titre d’un livre qui obtint cette année-là, en France, le Prix du livre politique.[1] Ce néologisme résume le désamour des citoyens vis-à-vis de la politique, phénomène qui n’est pas spécifiquement français mais se constate ailleurs. Un chroniqueur belge explique que « le terme s’applique aux citoyens démobilisés de tout intérêt politique. Une élection rocambolesque aux États-Unis, des abus de biens sociaux en France et en Belgique, une relative impuissance face à la montée du terrorisme, des discours haineux, des manipulations fondées sur des faits sans fondements, inventés de toutes pièces, une apparente « normalisation » des partis et des idéologies extrêmes, une mise en cause des médias, accusés d’être les ennemis du peuple »…Comment le citoyen peut-il éviter le rejet de la chose publique ? Car la tendance à l’amalgame et la généralisation indue amènent inévitablement à discréditer la classe et l’action politiques tout entières. le citoyen se découvre comme étranger à la chose publique. » Il conclut : « c’est un peu comme si s’était progressivement construit aux frais du peuple, un mur entre le sérail politique et le reste de la population. »[2] Tous pourris ! entend-on souvent. Et pourtant la politique concerne toute le monde inéluctablement à tel point que même celui qui s’en moque ou s’en désintéresse fait encore de la politique. Fr.-X. Druet le montre en nous renvoyant à un passage du Protagoras de Platon[3]. A l’origine, l’homme « n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus ». Dès lors, les hommes « vivaient isolés et les villes n’existaient pas ». Ils étaient donc la proie des bêtes fauves et s’ils se rassemblaient, « ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient. Alors Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur[4] et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès demanda alors à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. « Dois-je les partager comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffit pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous ? - Entre tous, répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société. »
Et Aristote dans la « Politique » écrira : « La cité est au nombre des réalités qui existent naturellement, et (…) l’homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans cité, naturellement et non par suite des circonstances, est ou un être dégradé ou au-dessus de l’humanité. Il est comparable à l’homme traité ignominieusement par Homère de sans famille, sans loi, sans foyer, car, en même temps que naturellement apatride, il est aussi un brandon de discorde, et on peut le comparer à un pion isolé dans un jeu.
Mais que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’homme seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient aux animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; car c’est le caractère propre à l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité ».[5]
Animal politique, l’homme peut-il échapper à sa nature ? Le citoyen qui s’abstient, ne fût-ce qu’aux élections, fait aussi un acte politique.
En tout cas, contre ceux qui pensaient que la politique était une conséquence du péché originel, saint Thomas reprend la formule d’Aristote et déclare : « il est dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique, vivant dans une multitude, plus encore que tous les autres animaux comme le montre la nécessité naturelle. »[6] De là, il s’ensuit que « si donc il est dans la nature de l’homme qu’il vive en société d’un grand nombre de ses semblables, il est nécessaire qu’il y ait chez les hommes de quoi gouverner la multitude. »[7]
Et qu’on ne dise pas que saint Thomas n’envisage qu’un régime monarchique qui dispense les citoyens d’engagement politique. Nous l’avons vu, l’organisation la meilleure pour lui est un régime mixte: « … la meilleure organisation du pouvoir dans une cité ou un royaume est celle où un seul homme mis à la tête en raison de sa vertu commande à tous ; et au-dessous de lui sont quelques hommes commandant en raison de leur vertu ; et cependant un tel pouvoir concerne tout le monde, parce que tous sont soit éligibles, soit même électeurs. Tel est parmi tous le régime bien dosé : de royauté, en tant qu’un seul commande ; d’aristocratie, en tant que plusieurs exercent le pouvoir en raison de leur vertu ; et de démocratie, ou pouvoir du peuple, en tant que les gouvernants peuvent être choisis dans le peuple et c’est au peuple qu’appartient l’élection des chefs. »[8] Tous sont donc concernés par l’organisation de l’espace public politique. Nous avons vu dès la Genèse que le pouvoir est donné à Adam c’est-à-dire à tous les hommes. Pour rendre compte de la pensée de saint Thomas qui estime que « si l’autorité est divine quant à son origine, elle se transmet selon des modes exclusivement, intégralement humains », on a souvent utilisé la formule paulinienne « Nulla potestas nisi a Deo »[9] prolongée par « sed per populum ».[10] Cette conception est confirmée par Léon XIII[11], Pie XII[12] ou encore Jean XXIII[13].
Toutefois, la médiation populaire bien affirmée par saint Thomas à partir de l’Écriture[14] va être éclipsée par la montée en puissance de l’État moderne. Ainsi, Jean Bodin (1530-1596), en France, Jacques Ier (1566-1625), en Angleterre, vont déclarer qu’« il revient à la souveraineté de monopoliser la médiation avec la puissance divine ».[15] A partir de ce moment, celui « qui méprise son prince souverain, il méprise Dieu, duquel il est l’image en terre ».[16]
Fort heureusement, cette vision, dans de nombreux pays, appartient à l’histoire mais elle subsiste parfois laïcisée, parfois associée à un discours religieux dans trop de pays encore, comme fondement d’un système totalitaire.
En tout cas, les souverains pontifes n’ont jamais cessé de souligner l’importance de la politique et des hommes politiques.
En 1927, Pie XI parlera du domaine politique comme « le champ le plus vaste de la charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion. »[17] On retrouvera l’expression « charité sociale et politique » dans le Compendium[18].
Les souverains pontifes n’ont pas hésité à mettre en exergue les personnalités qui ont bien incarné cette charité comme les « pères » de l’Europe, par exemple. De plus, le 31 octobre 2000, le pape Jean-Paul II proclamait Thomas More[19] patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques « pour son témoignage de la primauté de la vérité sur le pouvoir », « pour une politique qui se donne comme fin suprême le service de la personne humaine » témoignant aussi d’une « parfaite harmonie entre la foi et les œuvres ».
Benoît XVI a consacré de nombreuses réflexions au rapport entre christianisme et politique, qu’il considère comme un cas particulier de relation entre la foi et la raison.[20]
Comme le « per populum » a son importance, dans la pensée chrétienne, on ne s’étonnera pas, dans le concert désenchanté qui retentit particulièrement aujourd’hui dans nos démocraties, d’entendre la voix du pape François qui, à contre-courant de la morosité ambiante, de la méfiance répandue, encourage à l’engagement politique.
Le 30 avril 2015, lors du Congrès de la Communauté Vie chrétienne, un jeune laïc demanda au pape comment « maintenir vivant le lien entre la foi en Jésus-Christ et l’action pour une société plus juste et plus solidaire ». Le pape répondit[21] : « Si le Seigneur t’appelle à cette vocation, vas-y, fais de la politique, cela te fera souffrir, peut-être cela te fera-t-il pécher, mais le Seigneur est avec toi. Demande pardon et va de l’avant. […] Faire de la politique est important, la petite comme la grande ! On peut devenir saint en faisant de la politique. » Bien sûr, il n’est pas question, précise-t-il, de « fonder un parti catholique […] ce n’est pas la voie » , a-t-il pris soin de rappeler en préambule, dans un pays marqué par les hauts et les bas de la démocratie chrétienne. En revanche, « se mêler de politique » n’est pas seulement une possibilité, une option pour les catholiques, mais « un devoir. […] Un catholique ne peut se contenter de regarder du balcon », a lancé le pape aux membres de la CVX. Le pape voit dans la politique « une sorte de martyre, un martyre quotidien : celui de la recherche du bien commun, sans se laisser corrompre, […] à travers des petites choses, des choses minuscules, petit à petit », quitte à « porter la croix de nombreux échecs et de tant de péchés ». Les exemples de Robert Schuman (1886-1963), dont le procès en béatification est en cours, d’Alcide De Gasperi (1881-1954), fondateur de la Démocratie chrétienne italienne et lui aussi considéré comme l’un des Pères de l’Europe, montrent que des catholiques « ont fait de la politique propre, bonne » et ainsi « favorisé la paix entre les nations ».
Le pape François a, au fond, évoqué les principaux enjeux de l’engagement de l’Église en politique. Pour lutter contre le culte « du dieu argent », contre cette « culture du déchet » qui « tue les bébés à naître » et « écarte les personnes âgées », pour manifester la vérité de la doctrine catholique, les baptisés ne doivent pas hésiter à descendre dans l’arène, quitte à « se salir un peu les mains et le cœur », a-t-il explicitement reconnu. Pour le pape, celui qui dit « Non, père, je ne fais pas de politique parce que je ne veux pas pécher » a tort : « Allez-y, demandez au Seigneur de vous aider à ne pas pécher, et si vous avez les mains sales, demandez pardon et allez de l’avant. Mais faites, faites… »
Pour le jésuite Alain Thomasset, spécialiste de la doctrine sociale de l’Église, qui commente ces déclarations[22], la nouveauté de ce discours tient plus à la forme qu’au fond : « Tous les papes avant lui, depuis Pie XI qui y voyait un ’métier très noble’, ont voulu réhabiliter la politique. » Et avant lui déjà, Jean-Paul II dans son exhortation Christifideles laici, en 1988, puis le cardinal Ratzinger, à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi[23] et comme pape[24], se sont interrogés sur les risques inhérents à la politique. « Peut-être l’insistance est-elle plus grande sur l’incarnation de la foi - lutter pour la justice est une manière de vivre sa foi, et même une exigence de la foi - que sur le rappel des grands principes », note encore Alain Thomasset. « La doctrine n’est pas neuve, mais la manière de le dire est originale. Le pape François n’a pas peur de le dire : mieux vaut faire de la politique et se tromper que de déserter. »
En 2016, dans une interview à la Civiltà cattolica[25], François constatait « que la politique en général, la grande politique, s’est de plus en plus dégradée dans la petite politique. Non seulement dans la politique partisane dans chaque pays, mais les politiques sectorielles sur un même continent, […] les politiciens se sont dégradés. […] Il manque de ces grands hommes politiques qui pouvaient sérieusement s’impliquer pour leurs idéaux et ne craignaient ni le dialogue, ni la lutte, mais continuaient, avec intelligence, le charisme propre de la politique ». Il n’empêche que le pape rappelait, comme ses prédécesseurs, que « la politique est l’une des formes les plus élevées de la charité ». C’est « la grande politique », affirmait-il, reconnaissant que, « en cela, la polarisation n’aide pas : en revanche, ce qui aide dans la politique, c’est le dialogue ».
Nous avons entendu le pape François affirmer que si l’engagement politique est un devoir, il n’est pourtant pas question, a-t-il immédiatement ajouté, de « fonder un parti catholique, […] ce n’est pas la voie ».[26]
Pourquoi n’est-ce pas la voie ? Et quelle est la voie ? Voilà les deux questions que nous allons traiter ici.
Pourquoi n’est-ce pas la voie ?
On a dit que le pape était prudent dans un pays, l’Italie, qui a vu un parti démocrate chrétien puissant perdre progressivement de son influence et finalement se décomposer.
La Democrazia Critiana fut fondée en 1942 dans la clandestinité par d’anciens membres du Parti populaire italien qui avait été fondé par Luigi Sturzo en 1919[1] inspiré par la DSE, parti qui disparaîtra en 1926. La démocratie chrétienne italienne restera fidèle à la doctrine sociale de l’Église tout en étant indépendante du Saint-Siège suivant les statuts du Code de Camaldoli élaboré en 1943.
Dès 1936, Mgr Montini (le futur Paul VI) réunissait dans l’ancien monastère bénédictin de Camaldoli un groupe de prêtres et de laïcs dans un but d’approfondissement de la culture religieuse. En 1943, (du 18 au 23 juillet) le groupe présidé par Mgr Adriano Bemareggi réfléchit à l’avenir de l’Italie éclairé par l’enseignement donné par Pie XII durant la guerre . Participait à cette réunion Giorgio La Pira (1904-1977) professeur à l’Université de Florence et futur député qui avait activement participé aux travaux de l’Union internationale d’Etudes sociales à Malines qui avait abouti au Code social de Malines publié en 1927 sous l’égide du cardinal Mercier. Code qui inspira les démocrates chrétiens en Italie, en Espagne, au Portugal, Amérique du sud, en France[2], en Allemagne, en Angleterre[3]. Le travail se poursuit à Rome et aboutit à la publication en 1945 d’un livre intitulé Per la comunità cristiana. Principi dell’ordinamento sociale a cura di un gruppo de studiosi amici di Camaldoli (Pour la communauté chrétienne. Principes de l’ordre social sous la direction d’un groupe de chercheurs amis de Camaldoli) que l’on résuma en Code de Camaldoli. On y retrouve tous les chapitres de la DSE et particulièrement les insistances de l’enseignement de Pie XII : la primauté de la personne humaine par rapport à l’État, l’abandon de la notion d’État catholique, l’acceptation du pluralisme confessionnel, la reconnaissance du rôle de l’État dans l’économie, la limitation de la souveraineté nationale au bénéfice d’organisations internationales. Principes défendus par les députés catholiques lors de l’Assemblée constituante. Mgr Montini s’employa à défendre auprès de Pie XII l’idée de la création d’un parti dont la direction serait confiée à Alcide de Gasperi connu pour son anti-fascisme, que Mgr Montini rencontra plusieurs fois clandestinement. Dès le départ l’idée de Mgr Montini était éloignée de tout cléricalisme. Il écrivit en 1943: « L’éventuelle formation d’une action politique durable et organisée est une chose qui regarde les fidèles en tant que citoyens, l’Église se réservant le droit d’intervenir, en cas de besoin, pour l’observance et la défense des principes catholiques. »[4]
Après la chute du fascisme, la Démocratie chrétienne exerça une influence majeure sur la vie politique italienne. Le parti fut dirigé par de grandes personnalités comme Alcide de Gasperi, Aldo Moro ou encore Giulio Andreotti. Il joua un rôle déterminant dans la constitution de la république italienne, dans le redressement économique du pays et dans la construction européenne.
De 1992 à 1994, l’opération « Mains propres » mit au jour tout un système de corruption et de financement illicite de tous les partis traditionnels qu’ils soient chrétien, socialiste ou libéral. Ebranlé par cette campagne, le parti fut dissous en 1994 et les militants s’éparpillèrent dans un grand nombre de formations politiques.
Quelques responsables de l’ancienne Démocratie chrétienne tentèrent de sauver l’essentiel en reprenant le nom du Parti populaire italien fondé en 1919. Mais ce parti souffrit particulièrement du discrédit dont fut victime la DC. Il n’obtint que 15% des voix en 1994. Son aile droite se sépare alors sous le nom Chrétiens démocrates unis (1995)où milita Rocco Buttiglione. En 2002 ce parti fusionne avec le Centre chrétien-démocrate et Démocratie européenne pour former l’Union des démocrates chrétiens et du centre. Le Parti populaire italien, ou ce qu’il en subsiste s’allie avec le centre-gauche pour former en 2007 le Parti démocrate où milita Romano Prodi qui fut Président de la commission européenne de 1999 à 2004 et Président du Conseil des ministres italien de 1996 à 1998 et de 2006 à 2008.[5]
Dans tous les pays d’Europe existent des partis qu’on peut appeler ou qui s’appellent chrétiens[6] mais qui n’ont jamais connu le rayonnement de la Démocratie chrétienne italienne. La plupart du temps ce sont de petits partis marginaux parfois très récents qui, dans quelques rares occasions, entrent en coalition avec d’autres. Certains pays ont plusieurs partis réputés chrétiens : quatre aux Pays-Bas. Tous ces partis sont regroupés au sein du parlement européen sous la bannière du Parti populaire européen qui est encore en 2017 le groupe le plus important des sept groupes existant dans ce parlement.
Sortent du lot et font un peu figures d’exception le Parti populaire social chrétien luxembourgeois qui, jusqu’à ce jour, est le plus important parti du Grand-Duché et l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (Christlich Demokratische Union Deutschlands ) la fameuse CDU alliée à la CSU (Christilich-Soziale Union in Bayern) : l’Union chrétienne-sociale de Bavière. La CDU-CSU a profondément marqué l’Allemagne de son empreinte jusqu’à aujourd’hui.
Attardons-nous à cette union CDU-CSU. Pour comprendre son succès, un peu d’histoire est nécessaire.
A l’instar des Italiens qui ont, sous le régime fasciste, préparé l’avenir de leur pays, c’est dès les années trente, sous le régime nazi qu’un petit groupe d’intellectuels va travailler à mettre sur plan un projet pour une Allemagne nouvelle lorsque l’horreur prendra fin.
Il faut savoir que les relations entre les catholiques allemands et la doctrine sociale de l’Église sont relativement anciennes. On sait l’influence que la pensée[1] et l’action[2] de Mgr von Ketteler, évêque de Mayence, ont exercé sur Léon XIII dans l’élaboration de l’encyclique Rerum novarum. L’Allemagne catholique « était en pointe de la doctrine sociale, des associations travaillant à former les intelligences et des cadres dans le monde ouvrier, comme l’Association populaire pour l’Allemagne catholique [Volksverein für das katolische Deutchland] à Mönchengladbach » fondée en 1890[3]. Mieux encore, l’encyclique Quadragesimo Anno, du pape Pie XI (1931), fut préparée par un jésuite allemand, Oswald von Nell-Breuning (1890-1991), économiste et philosophe social.[4]
A l’Université de Fribourg-en-Brisgau, alors que le nazisme gagne élection sur élection, un économiste Walter Eucken[5] et deux juristes Franz Böhm[6] et Hans Grossman-Doerth[7] réfléchissent à l’avenir de l’Allemagne. d’emblée, leur pensée s’articule à partir de la notion d’ordre, d’ordo qu’ils empruntent à saint Augustin[8]. Ils se réfèrent explique François Bilger « à un ordre social idéal fondé sur les valeurs fondamentales de l’homme »[9]. d’emblée, ces penseurs se démarquent du libéralisme traditionnel et de son hédonisme[10] comme du dirigisme national-socialiste ou marxiste. Eucken écrit : « L’État doit consciemment construire les structures, le cadre institutionnel, l’ordre dans lesquels l’économie fonctionne. mais il ne doit pas diriger le processus économique lui-même. »[11]
Les trois universitaires sont rapidement rejoints par quelques autres attirés par leurs recherches, dont notamment deux économistes Wilhelm Röpke[12] et Alexander Rüstow[13] qui vont avoir sur le groupe comme par la suite une grande influence.
W. Röpke, de famille protestante pratiquante, était en relation avec le P. Oswald von Nell-Breuning donc informé de l’enseignement social de l’Église et opposant au nazisme. Dès 1930, il déclarait que « celui qui vote pour le NSDAP[14] vote pour le chaos et non pour l’ordre, poyur la destruction et non pour l’édification »[15]. Pour lui, « tous les désordres économiques de notre temps ne sont que les symptômes superficiels d’une crise totale de notre société. »[16] Il résumait ainsi l’ordolibéralisme dans une formule que n’aurait pas récusée Jean-Paul II : « L’économie de marché, écrivait Röpke, est une condition nécessaire mais non suffisante d’une société libre, juste et ordonnée »[17].
Alexandre Rüstow[18] était encore plus explicite : « Il y a infiniment de choses plus importantes que l’économie : la famille, la commune, l’État, le spirituel, l’éthique, l’esthétique, le culturel, bref l’humain. L’économie n’en est que le fondement. Son objectif est de servir ces valeurs supérieures. »[19] Ailleurs, il écrit : « on a nié le principe de l’échelonnement en général et l’on a mis à sa place l’idéal, faux et erroné, de l’égalité et l’idéal, partiel et insuffisant, de la fraternité ; car, dans la petite comme dans la grande famille, plus important que le rapport de frère à frère est le rapport de parents à enfants, assurant la suite des générations qui maintient le courant de la tradition culturelle. »[20]
Tous ces penseurs sont chrétiens et bien sûr marginaux dans l’Allemagne nazie. Comme l’écrit Fr. Bilger, leur mouvement d’idées, à peine né, « fut en quelque sorte « exilé » ou réduit à une vie de « catacombes ». deux des principaux libéraux allemands, Röpke et Rüstow, durent s’exiler à l’avènement du régime national-socialiste ; quant aux autres, ils ne purent continuer à enseigner ou poursuivre quelque autre activité qu’en renonçant à dire toute leur pensée. »[21]
Après la chute du nazisme et avec l’appui des États-Unis, principal occupant, va s’installer dès 1948 une « économie sociale de marché »[22] inspirée par l’ordolibéralisme. sous l’impulsion de Ludwig Erhard[23] et de Konrad Adenauer[24]qui s’entourent d’experts formés dès avant la guerre à l’ordolibéralisme comme Röpke, Franz Böhm, Eucken, Müller-Armack. En 1948 est fondée la revue Ordo. Et la CDU naissante va se faire la championne de cette pensée avec le slogan « La prospérité pour tous »[25]: « l’ordre se réalise grâce à la liberté et au respect des engagements qui s’expriment dans l’« économie sociale » de marché par la concurrence authentique et le contrôle des monopoles. »[26] C’est dans ce cadre que se développe ce qu’on a appelé le « miracle économique ouest-allemand ».
Il est remarquable de noter que les principes de l’ordolibéralisme rayonnent au-delà de la sphère de la CDU.
Au départ, le SPD[27] se méfie de la CDU jugée très bourgeoise et peu démocratique mais celle-ci se révèle partisan du fédéralisme alors que le SPD est plus centralisateur et surtout, la CDU installe un État social en votant la cogestion dans les entreprises minières et métallurgiques dès 1951[28], ainsi que diverses lois sur la sécurité sociale, les retraites et les allocations familiales. Sous la houlette du parti démocrate-chrétien, l’Allemagne adhère à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), au Conseil de l’Europe et signe en 1951 le traité instaurant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca). Elle entre en 1955 dans l’Otan, puis signe le traité de Rome. Cette ouverture à l’Ouest est souhaitée par une majorité d’Allemands alors que le SPD donne priorité à la réunification allemande sur l’unité européenne. Petit à petit le SPD va évoluer devenir plus européen et moins doctrinaire sur le plan économique. Au congrès de Bad Godesberg, réuni du 13 au 19 novembre 1959, à une écrasante majorité, le SPD se revendique désormais d’un socialisme qui prend sa source dans » l’éthique chrétienne, l’humanisme et la philosophie classique ». « Après avoir été un parti de la classe ouvrière, le SPD est devenu un parti du peuple », car le prolétaire, » qui était autrefois le simple objet de l’exploitation des classes dirigeantes, assume maintenant sa place de citoyen disposant de droits et de devoirs reconnus égaux ». Il ne peut donc plus être question de lutte des classes, ni de l’instauration d’un État ouvrier qui prendrait en main l’économie. Le programme[29] renonce à la rupture avec le capitalisme : « La propriété privée des moyens de production mérite la protection et le soutien, dans la mesure où elle n’entrave pas l’institution d’un ordre social juste. » L’État doit simplement assurer un nécessaire rôle régulateur, car « l’économie de marché n’assure pas par elle-même une juste répartition des revenus et des fortunes ».[30]
A propos de ce congrès, un journaliste résumera la situation en écrivant qu’à cette occasion, « le SPD envoie Marx au musée » et relève d’autres passages intéressants de l’accord conclu. [31]
On lit que le dogme du « passage de la propriété privée à la socialisation des moyens de production est abandonné. Les bases de la politique économique sont désormais le libre choix de la consommation et du lieu de travail, ses éléments essentiels la libre concurrence et l’initiative privée ». Le SPD réclame un nouvel « ordre économique et social » fondé sur les valeurs de liberté, de justice et de solidarité. Le programme de Bad-Godesberg défend le capitalisme mais ne renonce pas à le réguler. La propriété privée doit être encouragée « tant qu’elle n’empêche pas la mise en place d’un ordre social juste ». Mais il insiste sur la nécessité d’un contrôle public sur l’économie, encourage la cogestion et n’exclut pas la nationalisation en jugeant légitime une « mise en commun des moyens de production » là « où il n’est pas possible de garantir par d’autres moyens un ordre sain des conditions dans lesquelles s’exerce le pouvoir économique ». Enfin, pour mieux séduire l’électorat chrétien, le SPD affiche son anticommunisme et « renonce à la séparation de l’Église et de l’État ». Ces prises de position expliquent que lorsque le SPD sera au pouvoir avec des hommes comme Willy Brandt, Helmut Schmidt ou Gerhard Schröder, l’Allemagne ne connaîtra pas de révolution fondamentale mais simplement des accentuations un peu différentes. On peut encore ajouter que la Confédération allemande des syndicats (Deutscher Gewerschaftsbund) (DGB), confédération majeure en Allemagne fondée en 1949 et proche du SPD, déclare dans son programme en 1996: « L’économie sociale de marché a produit un haut niveau de prospérité matérielle » et représente « un grand progrès historique face au capitalisme sauvage ».[32]
Les Verts, de leur côté, ne renoncent pas à cet héritage. Gerhard Schick, docteur en économie et ancien chercheur à l’institut Walter-Eucken, député au Bundestag en 2005 déclare : « je suis un ordolibéral, mais de gauche ». Il ne se qualifie « en aucun cas de néolibéral. Chez les Verts, ajoute-t-il, le terme d’« économie sociale de marché » fait consensus, même si nous y ajouterions le terme « écologique ». Je partage les analyses ordolibérales sur le contrôle du marché. Et je trouve important que l’État pose des règles pour que la concurrence fonctionne ».[33]
Toutes ces prises de position peuvent expliquer que la chancelière Angela Merkel puisse affirmer en janvier 2014 que « l’économie sociale de marché est bien plus qu’un ordre économique et social. Ses principes sont intemporels. »[34]
On peut aussi constater que l’ordolibéralisme[35] a une influence en l’Europe non seulement par l’entremise de hauts fonctionnaires allemands acquis mais aussi par l’entremise de commissaires comme le socialiste belge Karel Van Miert[36] récipiendaire du prix Ludwig-Erhard en 1998 ou l’Italien Mario Monti[37].[38]
De son côté, l’ancien premier ministre belge Yves Leterme écrit en 2009 un livre intitulé L’économie durable, Le modèle rhénan[39].
En Italie comme en Allemagne, sous un régime hostile, un groupe de penseurs chrétiens a donc préparé l’avenir. Les régimes dictatoriaux disparus, des partis démocrates-chrétiens ont profité de ce travail préparatoire. Si la démocratie chrétienne italienne a fini par explosé c’est sans doute d’abord par la faute d’une partie de son « élite » corrompue et affairiste. En Allemagne, la démocratie-chrétienne a survécu avec un programme qui a dans ses fondements séduit l’opposition qui se préparait. Mais l’avenir est incertain, certains trouvent que le SPD n’est pas assez à gauche et d’autres que la CDU-CSU sacrifie l’Allemagne à l’immigration…
Partout ailleurs en Europe, comme en Italie, les chrétiens n’ont pas trouvé de parti représentatif et se sont éparpillés dans diverses formations à l’inspiration parfois très éloignée de l’enseignement social de l’Église.
Nous pouvons examiner un dernier cas intéressant, celui de la Belgique.
Un peu d’histoire est aussi nécessaire.
En 1884 est fondé le Parti catholique. Il devient, en 1921, l’Union catholique belge et en 1936 le Bloc catholique belge (avec une section flamande KVV, Katholieke Vlaamse Volkspartij et une section francophone: le Parti catholique social.
Après la guerre, sous deux nouvelles appellations, PSC-CVP, les chrétiens démocrates représentent de 1945 à 1968 le plus grand parti et continuellement au pouvoir jusqu’à sa scission. Les deux partis se distancient et en 1972 deviennent indépendants. Notons que dès 1945, PSC et CVP se considèrent comme déconfessionnalisés. Cette déconfessionnalisation, La sénatrice Cl. Nyssens la définit ainsi : « Le parti ne se rattache plus à une Église ou hiérarchie religieuse. le mot chrétien fait uniquement référence aux valeurs de l’Évangile ».[1]
En 2001, après sa défaite électorale de 1999, le CVP devient CD&V et après ses défaites de 1981 et 1999, le PSC devient CDH, Centre démocratique humaniste. Clotilde Nyssens explique ainsi la perte du C chrétien : « Il ne s’agit […] pas d’abandonner ses convictions religieuses. il faut pouvoir les faire entendre, non pas sous forme de croisade, mais comme inspiration profonde de notre action. Le danger du « C » était peut-être d’identifier ce parti avec le christianisme, voire avec l’Église, et de faire croire qu’il avait le monopole de l’Évangile. »[2] Choqués par la perte de la référence chrétienne, quelques-uns fondent en 2002 le CDF, Chrétiens démocrates francophones. Cette création aboutit à un échec. Après être devenu bilingue en 2007 sous l’appellation Chrétiens démocrates fédéraux, le parti est dissous en 2013.
Comment se comportent les autres formations d’inspiration démocrate chrétienne ? En 2016 le CDH atteint plus ou moins 10% d’électeurs en Wallonie et 6% à Bruxelles tandis que le CD&V tourne autour de 15% en Flandre. Le Christlish Soziale Partei est le premier parti en communauté germanophone avec 24% en 2014 mais, on l’a compris, il ne peut gouverner qu’en coalition.
Attardons-nous à l’inspiration du CDH. Nous avons entendu Clotilde Nyssens dire qu’« il ne s’agit […] pas d’abandonner ses convictions religieuses […] comme inspiration profonde. »
Dans les statuts du parti[3], on peut lire : « Le parti est un parti belge francophone ouvert à chaque personne, quels que soit son milieu social, sa langue, sa nationalité, sa culture et ses convictions philosophiques ou religieuses. Il a pour but de promouvoir l’humanisme démocratique, inspiré du courant personnaliste hérité notamment de l’humanisme chrétien. »[4]Comment est défini « l’humanisme démocratique » ? La réponse se trouve dans la Charte de l’Humanisme démocratique, qui est « le document doctrinal de référence du CDH », approuvé par le Congrès de Liège, le 9 juin 2001.[5] Refusant l’individualisme, le matérialisme et le clivage traditionnel droite/gauche, cet humanisme se donne comme objectif de développer chez tous les hommes leur humanité considérée « dans toute sa dimension d’identité et de spiritualité » et « avant tout dans sa relation à l’autre »[6]. La fraternité est donc la valeur fondamentale appelée à réconcilier « la liberté et l’égalité » et à conjuguer « la solidarité avec la responsabilité ».
La politique soucieuse de fraternité s’articule autour de cinq principes fondamentaux:
-la promotion du lien social et de la relation humaine, c’est-à-dire promouvoir « une solidarité participative », l’égalité de dignité entre tous au-delà des différences, le « respect du fait religieux quel qu’il soit », l’attention prioritaire aux plus fragiles, aux plus faibles et aux familles, « quelles qu’elles soient », la préservation des liens intergénérationnels, le souci du bien commun.
la participation responsable de tous engagés dans une société forte où l’État est consistant et efficace dans ses missions, sans concession au marché qui doit rester dynamique mais « civilisé », contrôlé, pour rester un moyen au service de tous.
-la réconciliation de l’homme et de la nature pour un développement durable
-la priorité donnée à l’éducation et au développement humain.
Jusque là, nous pouvons souscrire à ces principes mais le dernier fait problème. Il s’agit de
-la proposition de « nouvelles normes collectives » : refusant le dogmatisme moral (toute hétéronomie), il s’agit de défendre « le principe de « l’autonomie collective », c’est-à-dire la volonté de participer, démocratiquement, au choix de normes collectives en refusant le renvoi de ces questions à la seule décision personnelle ».[7]
L’expression « autonomie collective » a plusieurs sens. On parle beaucoup d’autonomie collective en droit social à propos du système de négociation collective entre partenaires sociaux. La question étant de savoir de quelle autonomie ces négociations peuvent jouir par rapport à l’autorité étatique ? d’innombrables études sont consacrées à cette question. La tendance étant de réclamer toujours plus d’autonomie. On peut lire, par exemple, de Cécile Fourcade, L’autonomie collective des partenaires sociaux, Essai sur les rapports entre démocratie politique et démocratie sociale.[8]
Mais l’on parle aussi beaucoup d’autonomie collective dans les cercles libertaires ou marxiens[9] où le principe en discussion dans le droit social est étendu à toute la vie sociale, économique et politique. Ainsi, au Canada, le CRAC-K qui se fait le champion de l’autonomie collective, se présente comme « un collectif de recherche affinitaire -libertaire, (pro)-féministe, et contre toutes formes d’oppression - qui fonctionne de manière autogérée. » (www.crac-kebec-org/). L’autonomie collective au sens large a ses penseurs et notamment Takis Fotopoulos et Cornelius Castoriadis. Fotopoulos[10]est un professeur d’université, le père de la « démocratie inclusive » qui marie anarchisme et socialisme. Il est l’auteur de Vers une démocratie générale, une démocratie directe, économique, écologique et sociale.[11] Castoriadis[12] est plus connu. Ce philosophe, économiste et psychanalyste a publié d’innombrables ouvrages qui touchent à cette question et notamment : Théorie et projet révolutionnaire, L’institution et l’imaginaire social, « L’institution imaginaire de la société »[13] ; avec Daniel Cohn-Bendit, De l’écologie à l’autonomie[14] ; Une société à la dérive[15].
Il s’agit, pour ces auteurs, de généraliser la démocratie à partir de petites entités locales autonomes où le pouvoir est partagé entre tous les citoyens qui élisent des délégués révocables à tout moment chargés de mandats précis dont le but est de coordonner et administrer les politiques formulées par les assemblées. Les auteurs se réfèrent au fonctionnement de la démocratie grecque antique ou encore aux conseils mis en place lors de la Commune de Paris en 1871 ou de la révolution hongroise de 1956. Cette « démocratie générale » sera construite à partir d’une éducation nouvelle.
L’autonomie collective qui consiste, pour un groupe, car on refuse tout individualisme (« en refusant le renvoi de ces questions à la seule décision personnelle ») comme de toute hétéronomie (« nous nous réjouissons de la fin du dogmatisme moral »), à se donner ses propres lois, se base sur le principe de l’égalité absolue des citoyens et, par là, est synonyme de démocratie : l’opinion de quelqu’un, quant à la prise de décisions communes, vaut celle de n’importe qui d’autre.[16] C’est dans cet esprit que le document doctrinal du CDH parle d’éthique. Le mot peut en effet prendre différents sens. Si l’on s’en tient à l’étymologie, rien ne distingue éthique et morale si ce n’est que le premier terme est d’origine grecque et le second d’origine latine. Certains auteurs utilisent les deux notions qu’ils relient. Les uns estiment que si la morale donne des fondements, tandis que l’éthique applique ces fondements à différents domaines. d’autres diront que si la morale définit des normes qui imposent un devoir, ce que je dois faire et ce que je ne dois pas faire, l’éthique, elle, appelle à l’action, elle donne une orientation en vue du bonheur. Mais aujourd’hui, le plus souvent on oppose les deux notions comme dans ce texte où l’on parle d’éthique après avoir pris ses distances par rapport à la morale. On refuse toute norme venue de l’extérieur, toute obligation, tout principe. Alors que la morale est réputée parler de valeurs négatives, d’interdits, de contraintes et de devoirs distillant une culture morte, l’éthique, ou mieux, les étiques, elles, parlent de valeurs positives, de liberté, de solidarité et n’indiquent que des repères, font des recommandations. Elles sont le fruit, en un mot, d’une culture démocratique. On pourrait dire, avec André Comte-Sponville « que la morale commande et que l’éthique recommande ».[17] Ou encore, avec Edgar Morin : « Il faut fonder sa pensée dans l’absence de fondement (…), l’éthique ne se fonde que sur elle-même » [18] Dans cette perspective, les éthiques remplacent la morale. En aucun cas elles ne disent le bien ou le mal, elles sont une expression démocratique, le fruit d’un consensus, de négociations, de compromis. Elles sont donc mouvantes , fluctuantes et concernent les affaires publiques. au plan personnel, chacun est renvoyé à sa conscience autonome. Nous connaissons ces comités d’éthique qui sur certaines questions comme l’euthanasie, rassemblent des spécialistes de différentes horizons et de différentes qualifications. Notons toutefois que les libertaires cités plus haut radicalisent la base démocratique et l’élargissant à l’ensemble des citoyens pour éviter précisément l’emprise des spécialistes. C’est dans ce sens, semble-t-il, que le texte du CDH parle de participation démocratique pour choisir les normes collectives. Reste une ambigüité dans la définition qu’il donne de l’éthique. Elle est bien constituée démocratiquement mais elle implique, dit le texte, « le respect de la vie et de la dignité humaine ». Le respect de la vie n’est-il pas une valeur fondamentale, un bien qui ne peut être soumis à l’évaluation démocratique ? Ce n’est pas clair et, à la limite, c’est contradictoire. Catherine Fonck vice-présidente du CDH déclare : « Le CDH n’est pas favorable à un retour en arrière. la vie est une valeur supérieure à tout, mais on se retrouve avec deux vies, celle de l’enfant et de la mère, entre lesquelles il faut faire équilibre. Pour toutes, l’IVG est quelque chose de difficile et pour toute une série de femmes, un monde s’écroule lorsque elles apprennent qu’elles sont enceintes. Je ne suis pas du tout pour le fait que l’on revienne en arrière par rapport à la loi. Mais qu’on garde un accompagnement très intense par rapport à ces femmes et que sur le plan politique on inverse la tendance actuelle. « L’avortement, c’est aussi un échec des politiques en amont parce que la vrai liberté de la femme, c’est de pouvoir éviter des grossesses non désirées », a ajouté la ministre qui est également médecin.[19]
Notons encore que le 18 juillet 2008, tous les sénateurs CDH présents avaient voté une loi dont la proposition avait été rédigée par Anne Delvaux (CDH) et deux sénateurs CD&V. Cette loi range les embryons et les fœtus dans la catégorie du « matériel » corporel jusqu’à 8 mois. L’article 2 définit le « matériel corporel » ainsi : « tout matériel humain, y compris les tissus, les cellules, les gamètes, les embryons, les fœtus ».[20]
CDH et CD&V ont beau de temps à autre ferrailler contre des tentatives d’élargissement des lois sur l’avortement et l’euthanasie, ils ne font pas le poids face aux autres partis bien en phase avec les tendances libertaires diffuses dans la société.
Les changements de noms et de références doctrinales sont le reflet d’une progressive déchristianisation de la Belgique[21]. Dans ces conditions, comment espérer qu’un parti inspiré par la doctrine sociale de l’Église puisse recueillir des suffrages suffisants. La courte vie et la mort prévisible du CDF l’attestent[22].
Par ailleurs, on peut penser qu’il y a, dans tous les pays et dans des partis non marqués historiquement par l’enseignement social chrétien de bons catholiques qui cherchent la « parfaite harmonie entre la foi et les œuvres » selon l’expression de Jean-Paul II[23]. Deux obstacles se dressent devant eux. Tout d’abord, l’environnement sera-t-il ouvert à leurs prises de position ou à leurs propositions ? Ensuite, en supposant qu’ils aient toute la formation doctrinale nécessaire, auront-ils le courage, l’abnégation, le désintéressement nécessaires, en un mot, la vertu nécessaire et, en particulier, le sens de la prudence chrétienne ?
A l’occasion de la reconnaissance de Thomas More comme saint patron des responsables politiques, Jean-Paul II a dessiné le portrait de l’homme politique souhaité en soulignant que son engagement « est avant tout un exercice de vertus » au service de la personne.[1] « Le service politique passe par un engagement précis et quotidien, qui exige une grande compétence dans l’accomplissement de son devoir et une moralité à toute épreuve dans la gestion désintéressée et transparente du pouvoir. » De plus, « un homme politique chrétien ne peut pas faire autrement que de se référer aux principes que la doctrine sociale de l’Église a développés au cours de l’histoire. » Avec réalisme, Jean-Paul II se rend bien compte que « dans l’application de ces principes à la réalité politique complexe, il sera souvent inévitable de rencontrer des domaines, des problèmes et des circonstances qui peuvent légitimement donner lieu à des évaluations concrètes différentes. Mais en même temps, ajoute-t-il immédiatement, on ne peut justifier un pragmatisme qui, même en ce qui concerne les valeurs essentielles et fondamentales de la vie sociale, réduirait la politique à une pure médiation d’intérêts ou, pire encore, à une question de démagogie ou de calculs électoralistes. Si le droit ne peut pas et ne doit pas couvrir toute la sphère de la loi morale, il faut aussi rappeler qu’il ne peut aller « à l’encontre » de la loi morale. »[2] Jean-Paul II rappelle, en effet, que « la loi positive ne peut contredire la loi naturelle » et que le fondement des valeurs chrétiennes « ne peut se trouver dans des « majorités » d’opinion provisoires et fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d’une loi morale objective qui, en tant que « loi naturelle » inscrite dans le cœur de l’homme, est une -référence normative pour la loi civile elle-même. » Le Souverain pontife prend comme exemple « le droit à la vie - de la conception à la mort naturelle - de l’être humain, quelle que soit la condition dans laquelle il se trouve - qu’il soit sain ou malade, encore à l’état embryonnaire, âgé ou en phase terminale. » Une loi qui ne respecterait pas ce droit « n’est pas une loi conforme au dessein divin ; aussi un législateur chrétien ne peut-il contribuer à la formuler ni l’approuver en séance parlementaire, bien que, là où cela existe, il lui soit licite de proposer des amendements qui en atténuent le caractère dommageable lors des discussions au parlement. » Il précise : « Il n’y a pas de doute que, dans l’actuelle société pluraliste, le législateur chrétien se trouve face à des conceptions de la vie, à des lois et à des demandes de législation qui sont contraires à sa conscience. C’est alors la prudence chrétienne, vertu propre à l’homme politique chrétien, qui lui indiquera comment se comporter pour ne pas manquer, d’une part, à l’appel de sa conscience correctement formée, ni d’autre part à sa tâche de législateur. Il ne s’agit pas pour le chrétien d’aujourd’hui, de sortir du monde où l’appel de Dieu l’a placé, mais de donner un témoignage de sa foi et d’être logique avec ses principes, dans les circonstances difficiles et toujours nouvelles qui caractérisent la sphère de la politique. »[3]
Dans ces conditions, comment espérer trouver les hommes idoines, compétents, vertueux et persévérants[4] sans qu’ils soient soutenus par un peuple, une partie petite ou grande de peuple, qui le soutienne et l’encourage ? Et puis, d’où peut sortir un tel homme sinon d’un groupe qui l’ait formé et le soutienne ?
Ne faut-il pas donc d’abord prioritairement penser à informer une société, une frange de la société avant de lui donner une représentation institutionnelle conforme ? Ne faut-il pas former un peuple d’abord avant de veiller à le représenter ? Ou mieux : évangéliser et former en même temps à l’action politique ? Une action politique qui reste à définir. Mais commençons par réfléchir à cette notion de peuple.
On se souvient de l’éclairante distinction faite par Pie XII entre peuple et masse. Revenons-y.[5]
Quand on réclame, comme on l’entend encore aujourd’hui en maints pays, « plus de démocratie ou une meilleure démocratie, cette exigence ne peut avoir d’autre sens que de mettre le citoyen toujours plus en mesure d’avoir une opinion personnelle propre, et de l’exprimer, et de la faire valoir d’une manière correspondant au bien commun. » Dès lors, l’État « est, et il doit être, l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple ».
Le peuple est tout le contraire d’une masse ou, autrement dit, d’une « multitude amorphe ». La masse « est en elle-même inerte, et elle ne peut être mue que de l’extérieur. » La messe « attend l’impulsion du dehors, jouet facile entre les mains de quiconque en exploite les instincts et les impressions, prompte à suivre tour à tour, aujourd’hui ce drapeau et demain cet autre. » La masse est ainsi fragile devant toutes les manipulations surtout à une époque où les médias, avec leurs simplifications et leurs partis-pris, sont pour beaucoup l’unique source d’information et souvent l’instrument d’une pensée unique, celle du pouvoir ou d’un lobby. Mais le phénomène était déjà perceptible au temps de Jésus comme on le voit dans l’évangile selon Marc au moment où Pilate demande à la foule : « Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? », l’évangéliste note que « les grands prêtres excitèrent la foule à demander qu’il leur relâchât plutôt Barabbas. »[6] La masse, telle que définie, « est l’ennemie principale de la vraie démocratie et de son idéal de liberté et d’égalité. »
A l’opposé, « le peuple vit et se meut par sa vie propre ; […] le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, dont chacun - à la place et de la manière qui lui sont propres - est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions. » Dès lors, « l’exubérance vitale d’un vrai peuple répand la vie, abondante et riche, dans l’État et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience des propres responsabilités, le sens vrai du bien commun. »
Tout est donc une question d’hommes d’abord et de formation. C’est bien ce qu’avait compris l’historien Jules Michelet dans cette citation célèbre à l’aube de la démocratie : « Quelle est la première partie de la politique ? L’éducation. La seconde ? L’éducation ; Et la troisième ? L’éducation. »[7]
Deux ans avant Pie XII, Jacques Maritain réfléchissant à l’avenir du monde une fois qu’il sera débarrassé de la barbarie nazie, écrivait[8] que pour la « philosophie démocratique »[9], « l’œuvre politique est par excellence une œuvre de civilisation et de culture […] »[10] dans la mesure où « la personne humaine comme telle est appelée à participer à la vie politique et que les droits politiques d’une communauté d’hommes doivent être stablement garantis. »[11] Maritain va plus loin dans son analyse et, s’appuie, notamment, sur l’hypothèse lancée par Henri Bergson qui méditant sur la devise de la République française qui définit la « démocratie théorique ». Celle-ci « proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur réappelant qu’elles sont sœurs en mettant au-dessus de tout la fraternité. qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. »[12] Maritain développe l’intuition et conclut que « non seulement l’état d’esprit démocratique vient de l’inspiration évangélique, mais il ne peut subsister sans elle. »[13] Ce qui ne signifie absolument pas « que le christianisme serait lié à la démocratie, et que la foi chrétienne obligerait chaque fidèle à être démocrate ; c’est de constater que la démocratie est liée au christianisme, et que la poussée démocratique a surgi dans l’histoire humaine comme une manifestation temporelle de l’inspiration évangélique ». Autrement dit encore : « il est clair que le christianisme et la foi chrétienne ne sauraient être inféodés, non plus qu’à aucune forme politique quelconque, à la démocratie comme philosophie de la vie humaine et politique. Cela résulte de la distinction fondamentale introduite par le Christ entre les choses qui sont à César et les choses qui sont à Dieu […]. »[14] Nous voilà donc revenus à notre point de départ : l’évangélisation est indispensable à une action politique efficace. Ce qui ne veut pas dire, nous allons y venir, qu’il faut être baptisé et pratiquant pour commencer à envisager l’instauration ou la restauration d’une organisation sociale juste et respectueuse de l’intégralité de la personne humaine.
En attendant, constatons tout de même que si nous accordons crédit à ce qui vient d’être dit, mettre d’abord son espoir dans l’action d’un parti politique revient à atteler la charrue avant les bœufs.
Allons plus loin encore.
Ne peut-on imaginer l’action politique sans partis ?
Nous pouvons y réfléchir sans verser dans l’anarchie ou l’utopie grâce à un texte peu connu de Simone Weil. Née en 1909, elle meurt en 1943. Sept ans après sa mort, le revue La Table ronde publie, en février 1950 (n° 26), un texte inédit de la philosophe : Note sur la suppression générale des partis politiques. En avril 1950, André Breton[1], dans Combat et Alain[2] dans La Table ronde déclarent que ce texte est « l’un des plus pénétrants de l’auteur »[3]. A. Breton écrit : « Ces pages, en tout point admirables d’intelligence et de noblesse, constituent un réquisitoire sans appel possible contre le crime de démission de l’esprit (renoncement à ses prérogatives les plus inaliénables) qu’entraîne le mode de fonctionnement des partis. » Et Alain, de son côté, déclare que ce texte est « plein de feu, écrit comme avec le pic du terrassier. Superbe en assurance ». Il avoue : « J’y trouvais un climat et comme un souvenir de moi-même.[4] […] J’avais déjà toutes ces idées ; seulement elles étaient sans puissance, comme il arrive quand on ne combat pas, comme dit Descartes, avec toutes ses forces. »
Comment Simone Weil justifie-t-elle sa position exprimée dans un titre pour le moins provocant car nous sommes tous habitués et depuis fort longtemps dans nos démocraties à la présence de partis mais S. Weil nous réplique : « Le fait que [ les partis] existent n’est nullement un motif pour les conserver. » Quand nous parlons des partis politiques, nous avons tous tendance à en dire du mal. Sans qu’il soit nécessaire d’illustrer, S. Weil confirme que « le mal des partis politiques saute aux yeux. »[5] Mais sa critique ne va pas nous dresser le catalogue des vices décelés par tout un chacun. Au contraire c’est en fonction du bien que les partis peuvent apporter qu’elle entamer sa réflexion : « Seul le bien est un motif légitime de conservation. Le problème à examiner, c’est s’il y a en eux un bien qui l’emporte sur le mal et rende ainsi leur existence désirable. »[6] Selon quel critère va-t-elle identifier le bien ? « Ce ne peut être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l’utilité publique » Et elle nous rappelle, cette vérité philosophique élémentaire qu’aucun homme politique n’oserait proférer : « La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien. »[7] Le bien, la justice, la vérité sont l’objet de la raison et si tous les hommes exercent bien leur raison, ils doivent aboutir au même résultat alors que les passions nous poussent le plus souvent dans des sens très différents et nous trompent. La raison unit, la passion divise. Dans une démocratie, on ne se trompera pas si le peuple sollicité de dire ce qu’il veut, l’exprime hors de toute passion collective et qu’il s’exprime à propos des problèmes de la vie publique et non en choisissant des personnes.
Dès lors, deux questions se posent : « comment donner en fait aux hommes qui composent le peuple […] la possibilité d’exprimer parfois un jugement sur les grands problèmes de la vie publique ? » et en même temps, « comment empêcher qu’au moment où le peuple est interrogé, qu’il circule à travers lui aucune espèce de passion collective ? »[8]
Or, un parti politique se caractérise par trois caractères essentiels: il « est une machine à fabriquer de la passion collective », il aussi est « une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres » et enfin, son unique fin « est sa propre croissance, et cela sans aucune limite ». Ces trois caractéristiques font que « tout parti est totalitaire en germe et en aspiration »[9]. La seule véritable fin est le service d’« une certaine conception du bien public »[10] et non la croissance du parti, cette croissance appartient à l’ordre des moyens. En faire une fin est idolâtre car « Dieu seul est légitimement une fin pour soi-même ».[11]
On suppose que les partis ont « une certaine conception du bien public », ce que l’on appelle une « doctrine ». Pour S. Weil, « l’expression : « Doctrine d’un parti politique » ne peut jamais, par la nature des choses, avoir aucune signification. »[12] La prise de position est radicale. Comment la justifie-t-elle ? Par le fait que si un homme peut avoir exceptionnellement une doctrine, « une collectivité n’en a jamais ».[13] Dès lors, « la conception du bien public propre à tel ou tel parti est une fiction, une chose vide, sans réalité » qui lui « impose la recherche de la puissance. »[14] d’une part, « si on a un critère du bien autre que le bien, on perd la notion du bien »[15] et, d’autre part, « par effet de l’absence de pensée », le parti se trouve « dans un état continuel d’impuissance qu’il attribue toujours à l’insuffisance du pouvoir dont il dispose. »[16]
La croissance du parti étant un critère de bien, « une pression collective du parti » va s’exercer « sur les pensées des hommes », par la propagande sur le grand public[17] et par le « dressage » sur la pensée des membres. Imagine-t-on en effet « un membre d’un parti […] qui prenne l’engagement que voici : « Toutes les fois que j’examinerai n’importe quel problème politique ou social, je m’engage à oublier absolument le fait que je suis membre de tel groupe, et à me préoccuper exclusivement de discerner le bien public et la justice. » »[18] On trouve plutôt « tout à fait naturel, raisonnable et honorable que quelqu’un dise : « Comme conservateur, » ou : « Comme socialiste, je pense que… » »[19] Ce qui est légitime s’il n’y a pas de vérité mais « si on reconnaît qu’il y a une vérité, il n’est permis de penser que ce qui est vrai. »[20] Dire : comme conservateur ou comme socialiste, je pense que…, « c’est ne pas penser ».[21] Celui qui veut être fidèle à sa « lumière intérieure » ment à son parti ; si, en étant fidèle à sa lumière intérieure, il respecte la « discipline extérieure », il ment alors au public et s’il dit des choses qu’il estime contraires à la vérité et à la justice, il se ment à lui-même.[22]
En conséquence, « si l’appartenance à un parti contraint toujours, en tout cas, au mensonge, l’existence des partis est absolument, inconditionnellement un mal »[23] et si l’on est « contraint à se trouver dans un parti pour prendre part efficacement aux affaires publiques […] alors cette nécessité est un mal, et il faut y mettre fin en supprimant les partis. »[24]
On objectera comme Pilate : « qu’est-ce que la vérité ? » qu’est-ce que cette vérité que l’homme politique devrait servir pour échapper aux critiques de l’auteur ? Elle répond : « la vérité, ce sont les pensées qui surgissent dans l’esprit d’une créature pensante uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité ».[25] Encore faut-il désirer la vérité. Est-il possible de la désirer « sans rien savoir d’elle ? ». Il faut, comme dit S. Weil, désirer « la vérité à vide et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu ». C’est à cette condition « qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention. » Cette tension éloigne de l’esprit de parti car « Il est impossible d’examiner les problèmes effroyablement complexes de la vie publique et étant attentif à la fois, d’une part à discerner la vérité, la justice, le bien public, d’autre part à conserver l’attitude qui convient à un membre de tel groupement. la faculté humaine d’attention n’est pas capable simultanément des deux soucis. En fait quiconque s’attache à l’un abandonne l’autre. »[26] Et celui qui s’attache à la vérité, à la justice doit s’attendre à des pénalités pour son indocilités. Chaque parti « est une petite Église profane armée de la menace d’excommunication ».[27] Il est infiniment plus confortable de se conformer à ce que le parti dit et veut. Plus confortable en fait de ne pas penser.[28] Ou « à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu’en prenant position « pour » ou « contre » une opinion. ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. »[29]
Et donc le parti est bien une machine « à fabriquer de la passion collective […]. La passion collective est l’unique énergie dont disposent les partis pour la propagande extérieure et pour la pression exercée sur l’âme de chaque membre. »[30]
La conclusion est claire : les partis « sont mauvais dans leur principe, et pratiquement leurs effets sont mauvais. » Leur suppression serait donc un bien. S. Weil rêve-t-elle pour autant de dictature, le pluralisme politique étant le garant de la démocratie ?
Le pluralisme politique, elle l’envisage autrement, à partir non d’étiquettes mais d’idées : « les candidats diraient aux électeurs, non pas : « J’ai telle étiquette » - ce qui pratiquement n’apprend rigoureusement rien au public sur leur attitude concrète concernant les problèmes concrets - mais : « Je pense telle, telle et telle chose à l’égard de tel, tel, tel grand problème. » ». Ce sont les idées qui rassembleraient, suivant le cas, des élus différents suivant « les affinités réelles » : « Les élus s’associeraient et se dissocieraient selon le jeu naturel et mouvant des affinités. Je peux très bien être en accord avec M. A… ; sur la colonisation et en désaccord avec lui sur la propriété paysanne ; et inversement pour M. B... »[31]
En dehors du parlement, des revues d’idées rassembleraient des milieux « fluides », des milieux « d’affinité », des revues honorables dont les politiques ne pourraient se réclamer et auxquelles les collaborateurs ne seraient pas liés.[32] Cette ouverture d’esprit rejaillirait sur toute la société.
Comme nous l’avons dit, André Breton, applaudit à la prise de position de S. Weil. Il rappelle que le 13 décembre 1948[33], il avait en présence d’Albert Camus rappelé que l’auteur de La peste « voyait dans la non-appartenance à toute espèce de parti la première caution que devraient être appelés à fournir ceux qui, d’un large et passionné échange de vues et d’idées, croient encore possible d’attendre un remède au mal actuel. » Breton nuance un tout petit peu la pensée de S. Weil et parle de « mise au ban » plutôt que de suppression des partis politiques car celle-ci « ne peut se concevoir qu’au terme d’une assez longue entreprise de désabusement collectif. »[34]
Quant à Alain, il confirme l’analyse de son ancienne élève : « un parti ne peut former des pensées ». Il n’y a qu’un « vrai parti, celui de la Justice et de la Vérité, choses qui ne peuvent être connues et suivies que par des individus, soutenus par leurs amis, et jamais par les partis qui s’accordent à poursuivre le Juste et le Vrai, mais qui n’y pensent jamais, attendu qu’une collectivité ne peut rien penser. »[35]
Une conclusion s’impose ici : l’action politique première, fondamentale, incontournable implique chaque personne et suppose sa formation intellectuelle, morale, et peut-être religieuse. On ne peut faire l’économie de ce préalable. Sinon, on sera livré aux influences plus ou moins efficaces, de groupes plus ou moins organisés, partis, syndicats, lobbies de toutes sortes et campagnes médiatiques.
Thierry-Dominique Humbrecht, dans son Eloge de l’action politique[36], a beau dire que « l’action dont il s’agit ici de vanter les mérites désigne à la fois, au sens large, l’influence de tous sur la société et, au sens précis, la participation de quelques-uns à la vie politique » et que « ces deux dimensions se complètent et se fécondent »[37], il privilégie néanmoins la seconde, tant l’action politique au sens habituel, étroit, fascine et tout est mis en œuvre aussi pour laisser croire qu’elle est le passage obligé, nécessaire et premier de la transformation ou de la gestion d’une société[38]. Il suffit de voir comment les media traitent certaines campagnes électorales, comme aux États-Unis ou en France, conduites comme des compétitions sportives qui passionnent les foules et les détournent de leurs vraies responsabilités politiques qui, en l’occurrence, sont réduites à des paris et à l’acte électoral.[39] Dans un essai qu’il faudrait relire, Serge-Christophe Kolm s’est posé la question: « Les élections sont-elles la démocratie ? »[40]. Si l’on ne partage pas nécessairement ses conclusions trop timides dira-t-on ou trop floues référées à l’analyse scientifique et à l’anarchisme[41], il nous invite à réfléchir quand il écrit que « le peu de choix offert aux électeurs, la sur-centralisation, l’irrévocabilité des élus, l’information superficielle, la sélection a priori des dirigeants et candidats vident le système électoral de sa démocratie. Comme le veulent les aspirants au pouvoir politique et les groupes qui financent leurs propagandes électorales en échange du maintien de privilèges. Ces élections sont beaucoup moins un choix du peuple que sa légitimation de pouvoirs existant par ailleurs. »[42] Comment ne pas penser que « le système empêche des citoyens d’être maîtres et responsables de leur sort, même pour des décisions qui ne touchant pas nécessairement un grand nombre de personnes ensemble. L’aliénation politique règne. » Pour l’auteur, « le suffrage universel semble réduit à un alibi. L’élection est une cérémonie de légitimation, intronisation du député par l’électorat ou sacre du président par le peuple, sans que celui-ci ait grand choix. le scrutin a bien des aspects du dérivatif psycho-social, de fête votive plutôt que de vote souverain. »[43]
Il n’échappe à personne que « le drame des campagnes électorales est que les politiciens y proclament trop souvent à leurs électeurs ce que ceux-ci ont envie d’entendre. Ceci afin de mendier leur vote. »[44]
On ne peut s’empêcher de se rappeler les sévères mises en garde de Pie IX. Dans son Discours aux pèlerins français, le 5 mai 1874, il les félicite de les voir « occupés de la tâche difficile qui consiste à faire disparaître, si c’est possible, ou, au moins, atténuer une plaie horrible qui afflige la société humaine et qu’on appelle le suffrage universel. Oui, c’est une plaie qui détruit l’ordre social et qui mériterait à juste titre d’être appelée mensonge » universel. » Quant aux institutions que le suffrage universel installe, Pie XI était bien conscient qu’« elles se prêtent plus aisément que toutes autres au jeu déloyal des factions. »[45] C’est pourquoi Pie XII insistera tant sur le sens véritable du mot « peuple » comme nous l’avons vu et sur ce qui fonde une vraie démocratie : le souci du bien commun, l’origine du pouvoir et les conditions de son exercice, le respect des droits de toute personne. Un peu plus tard, le Souverain Pontife rappelant son message de Noël 1944 adressé, dit-il, « à un monde enthousiaste de la démocratie et désireux d’être le champion et le propagateur, nous nous efforcions d’exposer les principaux postulats moraux d’un ordre démocratique qui soit juste et sain. Beaucoup craignent aujourd’hui que la confiance en cet ordre ne soit affaiblie par le contraste choquant entre « la démocratie en parole » et « la réalité concrète » »[46]. Et le nombre à lui seul ne peut être fondateur. Or, « actuellement, la vie des nations est désagrégée par le culte aveugle de la valeur numérique. le citoyen est électeur. Mais, comme tel, il n’est qu’une des unités dont le total constitue une majorité ou une minorité qu’un déplacement de quelques voix, d’une seule même suffira à inverser. Au regard des partis, il ne compte que pour sa valeur électorale, pour l’appoint qu’apporte sa voix : de sa place et de son rôle dans le profession, il n’est plus question. »[47]
Pour Clotilde Nyssens, un autre phénomène pousse le citoyen à l’inaction : c’est l’élargissement du rôle de l’État actuel : « L’État interfère […] dans des domaines où jadis il aurait été impensable qu’il s’immisce. […] Cette tendance nouvelle va, si l’on n’y prend garde, à l’encontre du principe de subsidiarité cher à la doctrine chrétienne. Elle risque de déresponsabiliser les citoyens et de les infantiliser. »[48]
Quoi qu’il en soit, le chrétien ne peut se dérober à son devoir politique pour la simple raison que « la relation est au cœur de la démarche chrétienne. Elle est également au centre de la vie politique, ouverte sur un univers de relations entre personnes et associations diverses. Les citoyens apprécient également les relations de proximité que peuvent entretenir les responsables politiques avec la population.
Le désir de relations s’exprime également par la volonté de s’associer et de participer. La démocratie représentative a atteint ses limites: elle ne convainc plus. En revanche, la démocratie participative a la cote. Elle cherche de nouveaux modes d’expression, d’association aux processus de décision ou à tout le moins de consultation (forums, débats, auditions, instances consultatives, panel de citoyens, pactes, etc.). […] Le chrétien ne peut avoir une position de repli par rapport à l’actualité. Il ne peut s’en éloigner ni faire preuve d’un sentiment d’impuissance face à un monde où les problèmes et les défis sont nombreux et complexes. Il doit affronter également les questions nouvelles. le chrétien doit déchiffrer les « signes des temps » et parfois « tourner la page ». Il doit faire preuve de discernement et de réflexion critique. »[49]
Qui est ce chrétien sinon chacun d’entre nous ?
Dans quel but devrait-il s’engager ?