Victoire est née à Liège dans une famille bourgeoise très aisée. Son père Ernest, incroyant, et sa mère ne s’étaient pas mariés religieusement. Ainsi Victoire ne fut pas baptisée. En 1897, Ernest ruiné suite à des malversations s’enfuit à Bruxelles avec sa famille avant de l’abandonner en 1899, pour se réfugier en Grèce. La mère est obligée de travailler mais son maigre salaire ne lui permet pas de faire vivre ses quatre filles[3]. Les enfants sont recueillis par leur grand-mère maternelle où ils retrouvent leur confort initial mais l’absence de ses parents va marquer profondément Victoire. La grand-mère veillera à ce qu’elle soit baptisée, vraisemblablement en 1901. Elle a 15 ans.
Cette année-là, elle entre à l’école normale où elle se révèle une élève moyenne sauf en langue maternelle, en dessin et en religion. Ce cours donné par l’abbé Jean Paisse la passionne. Elle obtient son diplôme d’institutrice en 1905 et poursuit ses études pour obtenir le titre de régente en 1907. Elle envisage la vie religieuse mais l’abbé Paisse, disciple de l’abbé Antoine Pottier, la sensibilise aux problèmes sociaux et l’initie à l’enseignement social chrétien à travers l’encyclique Rerum novarum, l’œuvre d’Antoine Pottier et celle de Max Turmann [4], professeur à l’université de Fribourg et très attentif à la condition féminine.
C’est précisément la situation difficile des femmes au travail qui va retenir toute son attention. Elle s’insurge contre la méconnaissance des droits des femmes, leur ignorance et leur passivité. Elle fonde en 1907 l’Union professionnelle de l’Aiguille qui a pour but d’« étudier, de protéger et de défendre les intérêts professionnels des membres. »[5] L’objectif est de combattre les abus en matière de salaire, d’horaire et de durée de travail. Il s’agit aussi d’augmenter les connaissances et les capacités professionnelles des travailleuses. V. Cappe organise des conférences de propagande et des cercles d’étude. Parallèlement, elle continue à se former.
En 1908, elle participe au congrès de la Ligue démocratique belge où « elle attire l’attention sur les « droits méconnus » des travailleuses de l’aiguille. Elle demande qu’on organise aussi une enquête sur les conditions de travail des ouvrières d’atelier. Son intervention ne passe pas inaperçue […]. »[6]
En 1909, elle participe au Congrès catholique de Malines où elle présente son organisation et consacre une seconde conférence à la formation professionnelle et sociale des femmes. La même année, elle fait « partie de la commission syndicale qui collabore à la future exposition sur l’industrie à domicile de Bruxelles ».[7]
En 1910, elle devient directrice du Cercle d’études de l’Institut supérieur de jeunes filles. C’est à cette époque qu’elle se familiarise avec la pensée philosophique du cardinal Mercier qui va la soutenir et la protéger. Son œuvre, à Liège, s’élargit avec la création de deux nouveaux syndicats et d’une mutualité. En même temps, elle organise des cours professionnels pour les lingères, les tailleuses, les modistes, les brodeuses. pour les employées et les indépendantes, elle met sur pied des cours de comptabilité et d’allemand commercial, cours subsidiés par le Ministère de l’Industrie et du Travail. Elle crée également un Secrétariat d’apprentissage pour les métiers féminins et « une Société coopérative pour l’achat, la location, l’entretien et l’exploitation des locaux abritant les différents services et associations. »[8] Elle fonde aussi un restaurant économique où toute une littérature soigneusement choisie est à la disposition des hôtes. La même année, elle inaugure l’Union professionnelle de l’Aiguille des ouvrières à domicile, l’Union professionnelle des Demoiselles et Employées de Magasin de l’Arrondissement de Liège puis la Mutualité familiale des Groupes professionnels féminins. Avec son comité d’études syndical, elle examine les législations du travail de différents pays ainsi que les propositions de lois déposées par les catholiques aussi bien que par les socialistes.
Durant l’année académique 1910-1911, « elle entreprend l’étude systématique de l’encyclique Rerum novarum en consultant régulièrement des experts. »[9]
En 1911, elle participe au Congrès de la Ligue démocratique belge à Nivelles où elle insiste à nouveau sur la formation sociale des femmes. Elle prend aussi la parole lors de la Semaine sociale féminine. Elle installe un cercle d’études à Andenne et y fonde la Ligue féminine Saint-Begge. Elle intervient encore lors du congrès de la Ligue démocratique belge à Courtrai. Elle lance la revue L’Aiguille : organe des syndicats professionnels de l’aiguille, paraissant tous les mois. Education syndicale et professionnelle. Elle travaille, en collaboration, à la rédaction d’un manuel : La femme belge : éducation et action sociales qui paraît, en 1912, à Louvain, dans la Bibliothèque de la Revue sociale catholique avec l’imprimatur. Progressivement, elle s’est entourée d’autres femmes, de tous milieux, soucieuses de la condition des travailleuses. L’Anversoise anversoise Maria Baers[10] sera désormais sa plus fidèle alliée.
En 1912, elle participe aussi à l’assemblée constitutive de la Ligue catholique du Suffrage féminin. Son influence s’étend à Bruxelles puis à Anvers où elle insiste sur la formation théorique et sur l’étude des initiatives et des méthodes d’action existantes.
Si elle est soutenue et parfois précédée par de nombreux ecclésiastiques, elle est en butte à Ligue des familles chrétiennes, ligue conservatrice qui est dans les bonnes grâces de l’évêque Martin Rutten. Celui-ci qui voit d’un mauvais œil toutes ces initiatives prises par Victoire Cappe parce qu’elle ne donne pas aux clercs un rôle dirigeant dans ses diverses associations. Elle estime, en effet, qu’elles sont consacrées aux femmes et donc doivent être dirigées par des femmes. Elle quitte Liège pour Bruxelles où elle jouira de la protection et de l’appui du cardinal Mercier.
La même année elle participe au congrès de la fédération internationale des Ligues catholiques féminines à Vienne, puis au congrès de l’Association internationale pour la protection légale des ouvriers à Zürich. Elle noue des contacts à l’étranger. Elle prépare un congrès syndical féminin en Belgique et fonde le Secrétariat général des Unions professionnelles féminines chrétiennes. C’est aussi cette année-là qu’elle rencontre Joseph Cardijn dont l’approche « présente d’emblée beaucoup de similitudes avec celle de la dirigeante féminine »[11] qui exercera une certaine influence sur le futur cardinal.[12]
Durant l’année 1913, son action continue à s’étendre dans de nombreuses villes. Elle participe à la mise sur pied de syndicats féminins à Tournai et à Namur. Elle préside le deuxième congrès syndical féminin où elle rencontre le professeur Victor Brants[13] qui l’aidera, la guidera, la conseillera jusqu’à sa mort en 1917. Elle devient membre de la Société belge d’économie sociale et noue des contacts avec la CSC (Confédération des syndicats chrétiens). Toujours soucieuse de la formation des militantes, elle étudie et fait étudier les fondements des pensées libérale, socialiste et chrétienne.
Malheureusement, blessée depuis son enfance par la dislocation de sa famille, sa santé s’altère et, dans la mesure où elle veut se consacrer entièrement à sa mission sociale, après avoir abandonné son poste d’enseignante, elle va connaître régulièrement une situation financière difficile.
En 1914, elle est élu vice-présidente de la CSC. La guerre ne ralentit pas son activité. Le nombre de ligues féminines croît dans tout le pays. Vu les circonstances, cette femme profondément catholique, veille à accueillir les femmes de toute opinion dans ses services d’aide. De nouvelles unions professionnelles sont lancées en 1915 et la même année, elle participe à la création d’un syndicat d’ouvrières d’usine.
En 1916, plus que jamais attachée à la formation des femmes, elle organise cours de formation religieuse et sociale à Bruxelles. Elle déclare : « Il faut absolument que nous nous instruisions davantage. les femmes ne sont pas écoutées, parce qu’elles sont trop peu instruites. Elles sont trop occupées de leur ménage et cela leur fait honneur. Il faudrait cependant qu’elles puissent parler d’autre chose que de cuisine et de raccommodages. Elles retiendraient ainsi leurs maris au foyer que la monotonie a fait déserter. »[14] Deux nouvelles fédérations apparaissent : la Fédération nationale des institutrices chrétiennes et la Fédération nationale des syndicats d’employées. Une Semaine sociale des ouvrières-propagandistes est organisée.
1917 Elle donne des conférences sur l’autonomie du mouvement féminin et lance des semaines d’études. La Fédération nationale des cercles d’études féminins est créée.
En 1918 Journées d’études et sessions de formation se succèdent. Le Secrétariat général des Unions professionnelles féminines chrétiennes devient le Secrétariat général des Œuvres sociales féminines chrétiennes.
En 1919, elle est nommée membre du Conseil consultatif auprès du ministre de l’Industrie, du Travail et du Ravitaillement, le socialiste Joseph Wauters[15]. Cette nomination n’est pas appréciée par les autres membres du bureau de la CSC. Après La femme belge, elle lance L’ouvrière, revue destinée aux syndiquées.
Elle participe à Washington à la Conférence internationale des femmes ouvrières puis à la première Conférence internationale du travail mise sur pied par l’Organisation mondiale du Travail.
En 1920 est créée l’Ecole normale sociale pour dames et jeunes filles sous le patronage du cardinal Mercier. les cours témoignent de l’idée force de Victoire Cappe : allier une formation théorique solide à une réflexion pratique. Le programme comporte la philosophie morale, la dogmatique générale, l’économie sociale, le droit public et administratif, la psychologie, l’action sociale, le rôle des syndicats. Rerum novarum reste une référence majeure. Les étudiantes sont invitées à des visites sociales et à réaliser des enquêtes sur le terrain. Cette école de haut niveau est agréée et subventionnée par les pouvoirs publics et les enseignants sont pour la plupart des professeurs de l’Université de Louvain.
Il est à noter que Victoire Cappe, malgré sa participation quelques congrès démocrates chrétiens, veille à ce que les œuvres qu’elle inspire ou patronne, respectent une stricte neutralité politique. Alors qu’elle n’est plus vice-présidente de la CSC où les femmes sont marginalisées, elle est tout de même désignée par arrêté royal du 31 mars 1920 comme membre du Conseil supérieur du Travail, fonction qu’elle exercera jusqu’à a sa mort. A ce titre, elle est la déléguée officielle du gouvernement belge à la réunion quinquennale du Conseil international des Femmes à Oslo.
En même temps, de nouveaux cercles d’études voient le jour où les femmes peuvent se former et s’informer grâce aux revues mises à leur disposition.
En 1921, elle participe au premier Congrès international des syndicats chrétiens féminins à Bruxelles puis à la troisième Conférence internationale des ouvrières à Genève où il est décidé qu’à l’avenir seules les organisations de tendance socialiste ou en accord avec elles seront admises à la Conférence internationale des ouvrières. Victoire Cappe regrette évidemment cette division idéologique des femmes ouvrières.
A Bruxelles, lors du Congrès marial Victoire expose « la dimension profondément religieuse de l’action sociale féminine ».[16] Son activité intense, son souci des réalités vécues ne l’ont pas éloignée du tout de son inspiration fondamentale.
En 1923, elle peut compter sur le soutien de sa sœur Jeanne qui vient d’obtenir sa licence en philosophie thomiste à Louvain. Une des premières femmes à s’asseoir sur les bancs de l’Université. C’est l’année aussi où Victoire fait la connaissance de l’abbé Jacques Leclercq, autre grand nom de l’intelligentsia catholique.[17]
En 1925, toujours attachée à la neutralité politique de ses associations professionnelles, elle n’apprécie pas le suffrage universel qui s’installe car, pour elle, il consacre le pouvoir du nombre. Elle n’apprécie pas davantage l’Action française ni le fascisme qui défraient de plus en plus la chronique. Elle noue des contacts avec d’autres femmes, en France, en Italie, en Espagne, en Roumanie, en Pologne, au Mexique, au Canada, en Hongrie et au Chili. Elle collabore à la mise sur pied d’une Association internationale d’écoles sociales et d’assistantes sociales catholiques.
Alors que son projet avait toujours été d’une action multilatérale, elle est confrontée à une tendance centralisatrice de plus en plus forte. C’est ainsi que les unions professionnelles féminines chrétiennes sont absorbées définitivement par la CSC fin 1925 371 et que les œuvres de jeunesse sont intégrées dans la JOCF et dans l’Association catholique de la jeunesse belge féminine.
Malgré une santé de plus en plus fragile, elle continue néanmoins à militer notamment pour la création partout de consultations de nourrissons.
En 1926 elle reçoit la décoration pontificale Pro Ecclesia et Pontifice avec sa fidèle Maria Baers. Sentant la fin venir, elle assure sa succession et meurt prématurément à 41 ans.
Que retenir ?
Nous n’avons ici qu’un aperçu de l’impressionnante et débordante activité de Victoire. Mais il faut se rendre compte que sa tâche ne fut pas aisée et qu’elle fut parfois crucifiante. Elle fut soutenue par certains ecclésiastiques mais se heurta au cléricalisme d’autres. Elle fut soutenue par de nombreuses femmes de toutes conditions mais rencontra l’opposition d’associations féminines opposées au travail des femmes et qui estimaient qu’il ne fallait pas aider les travailleuses afin qu’elles rentrent au foyer. Elle fut soutenue par quelques hommes et non des moindres mais fut freinée par de nombreux phallocrates.
Malgré cela, et en dépit d’une santé qui se dégrada rapidement et de tracas financiers récurrents, elle n’abandonna pas son idéal. Elle fut et elle est une laïque exemplaire par son souci des plus pauvres à l’époque, par sa foi intense qui ne fit que s’accroître tout au long de sa vie, par son souci d’une formation philosophique sérieuse, d’une formation permanente à la doctrine sociale chrétienne notamment à travers l’encyclique Rerum novarum qu’elle étudia et fit étudier en détail avec l’aide de spécialistes, par son refus de toute forme de cléricalisme et de suprématie mâle, par son sens de l’action concrète basée sur une connaissance précise des réalités vécues.
Elle eut aussi le souci de regarder à l’extérieur des frontières ce qui se passait, non seulement pour en tirer des leçons mais aussi pour rassembler les femmes de tous pays autour de leurs valeurs fondamentales et de leurs préoccupations majeures.
Sa formation et son efficacité la rendirent crédible auprès d’un ministre socialiste alors qu’elle combattait par ailleurs la vision socialiste de la société. Elle voulut se démarquer des associations socialistes qui ne séparaient pas les sexes et véhiculaient l’image d’une femme émancipée. Pour elle, la femme au travail était aussi et d’abord une mère, une épouse qui devait concilier, sans se perdre, ses différentes responsabilités.
J. Cardijn dira : « Si elle était intransigeante sur les principes, elle était d’autant plus tolérante pour les personnes. Elle cherchait l’âme de vérité qui se cachait sous les erreurs. »[18]