Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.

Retour à la vue standard.

iii. La dialectique du juif et du païen

[1]

Hegel et Marx, dans leur jeunesse, avaient vu l’importance de l’amour, de la relation de l’homme et de la femme. Voilà une autre dialectique prometteuse qui ne remplace pas purement et simplement la dialectique du maître et de l’esclave qui a une valeur « transhistorique » ou « métahistorique » et nous éclaire sur « l’origine du politique et de l’économique ».⁠[2] Fessard parle de « dépasser » la dialectique hégélienne, c’est-à-dire la conserver et la supprimer en même temps.⁠[3]

La dialectique de l’homme et de la femme, est « d’un type aussi profond -existentiel- et universel que celle du maître et de l’esclave, mais qui réalise en outre l’unité et la réconciliation des éléments que cette dernière ne parvenait qu’à disjoindre et opposer. »[4]

Pour réconcilier politique et économique, vaincre leur disjonction, il faut une conversion du politique et de l’économique. Une conversion où le maître se fait « pouvoir public » et se met au « service du travailleur pour l’aider à se libérer des servitudes de la nature ». En même temps, le travail de production doit s’orienter vers « le développement de la liberté de tous et de chacun ». Fessard explique que « L’unité de la société humaine et son progrès ne sont possibles que dans la mesure où politique et économique se mettent en interaction réciproque »[5]. Deux réalités « sont dites en interaction ou en relation réciproque chaque fois qu’elles deviennent l’une pour l’autre moyen et fin ».⁠[6]

C’est à l’intérieur de la relation de l’homme et de la femme que opère cette conversion. Non seulement elle précède la lutte à mort mais elle est plus riche que la relation maître-esclave et aussi fondamentale et universelle⁠[7] : « Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme, est le rapport de l’homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’homme, de même que le rapport de l’homme à l’homme est immédiatement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle. »[8]

Voici comment se passe cette transformation.

Dans un premier temps, la dialectique homme-femme apparaît aussi comme une lutte caractérisée par trois éléments : désir, lutte et don.

Au départ il y a, comme dans la dialectique précédente, un désir, le désir sexuel. Ce désir est plus complexe que le désir de s’emparer d’un objet car il n’implique pas seulement une attirance biologique mais aussi un choix.

Il y a lutte mais elle est ici une lutte amoureuse, une lutte de vie et non une lutte à mort. Pensons aux jeux de séduction et aux préliminaires de l’amour.

Enfin, cette lutte s’articule autour d’un don mutuel. L’acte sexuel n’est pas une simple « possession » mais une connaissance non pas simplement de la nature mais de l’autre être humain⁠[9], une « co-naissance ». Se crée une seule chair, une unité supérieure qui est la « société conjugale ».⁠[10]

Vient un second temps où l’on retrouve aussi trois éléments : conception, grossesse et enfantement.

Lors de la conception, alors qu’auparavant, l’unité sexuelle était ponctuelle et éphémère, la femme se transforme et l’enfant conçu va incarner objectivement l’unité amoureuse.

Suit le « travail » de l’enfantement où les caractéristiques du travail servile sont retournées. L’angoisse de la mort devient promesse de vie. L’obéissance que l’esclave devait au maître devient une discipline de vie. Quant à la « transformation de la nature », la femme la réalise avec sa propre matière qu’elle donne à l’être humain en gestation. De plus, l’« objet » de son « travail » ne lui est pas strictement enlevé comme le fruit du travail de l’esclave dont seul le maître jouit. Il reste chair de sa chair et devient un bien commun au « maître » et à l’« esclave ».⁠[11]

Enfin, à la naissance, l’union conjugale s’objective en un sujet capable de relations avec l’homme et avec la femme, sujet qui les projette vers l’avenir et qui invite à la croissance des trois personnes.⁠[12] L’enfant, dit le P. Mattheeuws, « est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. »[13]

Vis-à-vis des enfants, « le maître et l’homme se fondent dans la figure du père, surmontant sa domination pour les élever à sa hauteur. De même, , la mère assure la synthèse de l’esclave et de la femme, jouant de tout objet de la nature, pour le mettre au service de l’engendrement et de l’exercice concret des libertés. »[14]

La dialectique de l’homme et de la femme est antérieure⁠[15], complémentaire et supérieure à la dialectique hégélienne. Elle en est le fondement et l’accomplissement.

Antérieure. L’esclave avant d’être esclave est fils d’un père et d’une mère : la relation homme-homme est donc première. Cette dialectique conjugale est ontologiquement antérieure à la dialectique du maître et de l’esclave⁠[16] car, avant de lutter à mort, on cherche « l’être mutuel dont l’union de l’homme et de la femme offre l’exemplaire accompli ».⁠[17] Il en est ainsi de toutes les rencontres.

Complémentaire. Elle est du même type que celle du maître et de l’esclave mais elle en renverse, comme on l’a vu, les éléments constitutifs. Le politique (le rapport homme-homme) et l’économique (le rapport homme-nature) y collaborent. Mieux, « le politique se subordonne à la production »[18]. Entendez : « la puissance masculine de domination est orientée vers le service du bien commun »[19]. La femme transforme la nature mais produit un nouvel être. Entendez : la production est subordonnée au développement de la liberté. C’est dans la famille, première cellule sociale, qu’a lieu la réconciliation entre le politique et l’économique. Qui plus est, on assistons ici, avec la présence de l’enfant, fruit de la dialectique homme-femme, à la première suppression de la propriété privée puisque l’enfant n’est ni objet ni chose dans les mains de ses parents.⁠[20]

Supérieure. La lutte à mort entraîne une reconnaissance du maître par l’esclave et le travail servile une connaissance par l’esclave de la nature humanisée. Nous sommes face à une relation inégale et non réciproque. La lutte amoureuse, elle, entraîne une connaissance de l’homme et de la femme et le travail de l’enfantement entraîne une reconnaissance égale et réciproque de l’homme, de la femme et de l’enfant. Cette reconnaissance « unit non seulement deux êtres divers mais elle en fait éclore un troisième qui, égal à chacun des deux, est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature ».⁠[21]

On peut en conclure qu’« en tout homme comme à tous les échelons de la genèse des communautés humaines, la dialectique maître-esclave n’existe jamais à l’état pur. Un autre souffle, complémentaire, antérieur et supérieur, laisse aussi entendre sa voix…​ »⁠[22]

De plus, on se rend compte, et ceci est très important, que la dialectique homme-femme « permet de dépasser, en toute conscience et à chaque échelon de la genèse des communautés humaines, les oppositions autrement irréconciliables ». Elle est « toujours présente à chacun des termes dissociés, tels que « maître et esclave, […] agit en eux, sans même qu’ils l’aperçoivent, pour diriger leur lutte vers sa solution ».⁠[23]

Tout projet commun implique une lutte amoureuse et un enfantement c’est-à-dire une collaboration qui doit s’objectiver dans une œuvre où chacun se reconnaît. Aucune société ne peut s’engendrer ni même progresser vers une unité sans collaborer à une œuvre commune.⁠[24]

La famille nucléaire est une communauté humaine parfaite, modèle de toute société humaine.⁠[25]

G. Fessard répond ensuite à deux objections que l’on peut opposer à cette description. La première consiste à rappeler que la famille monogame dont le jésuite fait grand cas, n’est pas donnée telle à l’origine, elle est le fruit d’une longue évolution. La seconde pose la question de savoir si les relations exemplaires découvertes dans la famille sont susceptibles de s’appliquer à toute société ? Autrement dit, est-ce que l’amour peut s’étendre au-delà du groupe familial ou du groupe d’amis ? Il semble impossible que l’amour puisse fonder une grande société.

Il est sûr que la famille monogame n’est pas donnée d’emblée à l’origine ? Le P. Fessard le sait mais il n’empêche qu’elle est le fondement de tout édifice social, que la famille est la « cellule sociale par excellence » et que tout un chacun peut « découvrir la valeur universelle des relations sociales qui s’établissent dans la cellule familiale »[26], qui est une cellule primordiale « parce que c’est dans son sein que l’être humain vient au monde au sens biologique du terme, puis éclot à la vie sociale au sens juridique du mot, et enfin apprend les gestes, les attitudes, les principes fondamentaux, grâce auxquels il pourra participer à l’expansion indéfinie du principe dont il est lui-même le fruit »[27]. La famille est « l’école où s’apprennent, et se révèlent à la fois, les principes fondamentaux qui assurent la genèse et la croissance de toute société. »[28]

Pour vérifier si l’amour peut engendrer une grande société, il convient, comme dans le cas de la famille, tout d’abord de distinguer « genèse naturelle et la genèse historique »[29] et surtout ne pas séparer les deux dialectiques qui interfèrent.⁠[30] A partir de leur interférence, on peut « dégager l’essence des relations familiales qui en résultent, observer comment ces relations s’étendent aux groupes sociaux les plus étendus ».⁠[31] Le point capital à retenir c’est qu’« aucune des deux dialectiques fondamentales n’existe à l’état pur, aucune ne fait sentir son influence sans l’autre ou ne saurait prétendre seule à l’explication intégrale du monde historique ».⁠[32] Partout les deux dialectiques entrent « dans une alliance ou une interaction réciproque ». Cette interaction est à l’œuvre « à travers tous les degrés de la société »[33] et « l’humanité telle qu’elle existe réellement […] n’a pu se réaliser et ne pourra progresser vers son terme que par une perpétuelle interférence ou contamination entre les deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme. »[34]

Dans cette interaction ou interférence, s’effectue, « avec une communication de leurs propriétés, une sorte de contamination qui affecte aussi bien les relations qu’elles engendrent que les réalités qui les soutiennent. »[35]. C’est l’interférence entre les deux dialectiques qui « affleure de manière élémentaire dans la diversité des structures sociales principales. »[36]

C’est ainsi que « société conjugale et société politique demeurent en interaction réciproque, selon une proportion variable mais jamais nulle, mesurée par cette fameuse interférence des deux dialectiques. »[37]

Revenons à la source pour comprendre comment lutte à mort et lutte amoureuse peuvent interférer.

En fait, l’interférence est contenue dans la relation sexuelle, qu’elle soit sponsale ou non. Dans la relation sexuelle apparaît une « affinité » entre maître et homme et entre esclave et femme : « Le maître qui s’unit charnellement à son esclave-femme devient pour elle, par le fait même, moins maître qu’homme. Et réciproquement, son esclave devient pour lui moins esclave que femme. » Tel est « le fait historique premier »[38] qui « représente une condition fondamentale de la genèse et du progrès de la réalité humaine, qui se joue et se rejoue à chaque instant. »[39]

Le passage d’une dialectique à l’autre se poursuit et s’affermit avec l’arrivée de l’enfant. L’humanisation se poursuit : le maître, homme-époux devient père et l’enfant devient plus homme et fils qu’esclave. La paternité tend à « supprimer la domination pour élever à son niveau ceux que [le père] a engendrés »[40]. Ainsi, le politique se transforme, de politique-domination en politique-service vis-à-vis d’un être appelé à l’égalité.

De son côté, la femme-esclave va fournir un travail de femme plus que d’esclave par l’enfantement : le travail n’a plus pour fin la satisfaction des besoins immédiats mais la production de la liberté. Ainsi s’opère la conversion de l’économique dans la maternité.⁠[41] Par la paternité et la maternité, l’homme et la femme sortent de leur face-à-face et la tension qui existe entre eux ne dégénère pas en scission dans la mesure où une troisième relation est engendrée : la fraternité qui est une visée commune, la finalité essentielle.⁠[42] Pour G. Fessard, la description de la vie familiale, est capitale car « sans la médiation des relations de paternité, maternité, fraternité, l’homme ne peut prendre conscience de soi comme « personne ». »[43]


1. Cf. également COUNET Jean-Michel, La dialectique Homme-Femme dans la théologie de l’histoire de Gaston Fessard et ses implications pour une philosophie au féminin, sur [email protected]
2. Id., p. 182.
3. Id., p. 180.
4. Id., p. 174.
5. FESSARD G., Mystère de la société, Recherches sur le sens de l’histoire, (1948) 1, p. 164, Lessius, 1996, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 187.
6. LOUZEAU, op. cit., pp. 186-187.
7. Id., pp. 196-197.
8. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., 2, pp. 166-167, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 191.
9. Dans la Bible « connaître », c’est « avoir une expérience concrète ». Le mot « sert, entre autres, à exprimer la solidarité familiale ( Dt 33, 9), et aussi les relations conjugales (Gn 4, 1 ; Lc 1, 34). » (VTB, p. 199).
10. LOUZEAU, op. cit., pp. 204-205.
11. Il s’agit d’« un travail qui ne se contente plus d’humaniser la nature comme celui de l’esclave mais l’« hominise » dans la personne de l’enfant conçu » et qui réunifie le politique et l’économique. (LOUZEAU, op. cit., p. 324).
12. LOUZEAU, op. cit., p. 213.
13. MATTHEEUWS A., La dialectique Homme-Femme dans Evangelium vitae, in Anthropotes, 16/2, 2000, pp. 399-421.
14. LOUZEAU, op. cit., pp. 325-326.
15. Cette dialectique homme-femme est « antérieure logiquement et 'existentiellement » à l’autre et « lui indique sa finalité véritable et supérieure ». (LOUZEAU, op. cit., p. 325).
16. Id., pp. 204-205.
17. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 209, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 207.
18. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 205, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 218.
19. LOUZEAU, op. cit., p. 218.
20. Id., p. 220.
21. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 222.
22. LOUZEAU, op. cit., pp. 225-226.
23. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 224-225.
24. LOUZEAU, op. cit., p. 216.
25. Id., p. 231.
26. Id., p. 234.
27. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 303, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 235.
28. LOUZEAU, op. cit., p. 235.
29. Id., p. 244.
30. Id., p. 243.
31. Id., p. 248.
32. Id., p. 251.
33. Id., p. 252.
34. Id., p. 253 note 8. « Les dialectiques m-e et h-f interfèrent l’une avec l’autre, la première étendant son jeu à des dissociations humaines toujours plus étendues, la seconde les ramenant à l’unité ». (Id., p. 325).
35. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 224 cité in LOUZEAU, op. cit., p. 254.
36. LOUZEAU, op. cit., p. 255.
37. Id., p. 256.
38. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 225, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
39. F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
40. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 226, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 264.
41. F. LOUZEAU, op. cit., pp.265-266.
42. Id., p. 268.
43. Id., p. 286. Cette remarque est aussi importante pour comprendre l’erreur fondamentale du marxisme. F. LOUZEAU écrit : « Si […​] le P. Fessard parvient à montrer comment paternité, maternité et fraternité, engendrent l’être générique [au sens où Marx emploie le mot : être conscient et volontaire] ou personnalisé de l’homme à tous les degrés sociaux, il sera possible alors d’en déduire que la réalisation de l’histoire humaine ne dépend pas uniquement, ni même prioritairement, du travail des mains humaines, fût-il celui de l’industrie la plus perfectionniste » (op. cit., p. 296). Il s’ensuit que Marx a tort. Et Louzeau ajoute : « S’il s’avère que paternité, maternité et fraternité sont susceptibles de propager cette unité de la famille à travers tous les étages de la société, il sera possible d’espérer qu’elles puissent vaincre toute aliénation, y compris la dernière de toutes, l’aliénation religieuse. » (Op. cit., p. 298).

⁢a. Introduction

Une réflexion sur la genèse de la société suppose une réflexion sur l’histoire, son sens et sa fin.

d’autre part, on peut se poser la question de savoir si l’analyse qui précède est compatible avec la vision chrétienne. Incontestablement la pensée de G. Fessard est sous-tendue par sa théologie⁠[1] et pour lui, on ne s’en étonnera pas, « l’histoire a non seulement un sens, mais un terme, et le terme transcendant d’une humanité réconciliée et délivrée de tout mal ».⁠[2] Mais il tente de « dégager des catégories pleinement philosophiques de l’être collectif, qui s’accordent en toute intelligibilité au sens chrétien du devenir. »⁠[3]

Justement, sur le plan philosophique, il constate qu’« une philosophie qui affirmerait d’emblée et immédiatement que tout ce qui arrive est pour le mieux devrait ou bien s’appuyer sur la foi et très précisément la foi chrétienne, ou bien se résoudre en un optimisme qui ne pourrait se fonder qu’en supprimant la liberté. »⁠[4] La réalité est moins simple et révèle l’importance de la liberté. Le P. Fessard affirme clairement que : « les événements n’ont pas par eux-mêmes un sens déterminé qui pourrait être celui du pire, mais […] ce sens m’est remis entre les mains. »[5]

Revenons, pour bien comprendre le pourquoi d’une troisième dialectique, quelques instants en arrière. La première dialectique décrite n’est pas, pour Fessard, une « narration purement descriptive de faits concrets, mais plutôt comme un principe d’explication du devenir humain, abstrait d’une observation phénoménologique élémentaire. »[6]. Cette dialectique ne peut « expliquer la progression visibles des figures de l’autorité à travers l’évolution des sociétés humaines »[7] C’est pourquoi il a fallu chercher une autre dialectique qui, elle-même, nous l’avons vu, n’éclaire que le passé. Maintenant, pour le présent et le futur, apparaît la nécessité « d’une troisième dimension de l’historicité, dont la forme englobe la totalité des trois extases de temps (présent-passé-avenir) et que l’on peut qualifier de « surnaturelle » sans référence nécessaire à une révélation religieuse. »[8] En effet, l’interférence des deux dialectiques « ne saurait suffire entièrement à la représentation du drame de l’histoire, car elle ne se fonde et ne s’engage que sur le double rapport antinomique de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. Il faut donc supposer l’existence d’un troisième rapport, à la fois fondamental et plus concret : l’interaction de l’homme et de « Dieu », ce dernier terme étant compris de manière générale comme l’unité transcendante des deux premiers rapports. »[9] A cet endroit, nous avons le choix : « soit clore la société et le devenir dans une histoire purement naturelle et humaine, soit les recevoir tous deux d’un drame surnaturel, plus précisément humano-divin. »[10] Il nous faut donc passer à un « degré surnaturel », à une troisième dialectique entre Dieu et l’humanité.

Le choix de G. Fessard s’appuie sur le message de Noël délivré par Pie XII en 1956.⁠[11] Le Saint-Père y dénonce la « contradiction fondamentale de notre temps » : d’un côté, l’homme prétend bâtir une société riche et sécuritaire grâce à la « seconde révolution technique » et, d’un autre côté, il est confronté à la réalité : les ruines de la guerre et la peur de ne pouvoir instaurer la paix. Pour nos contemporains, cette contradiction ne peut être résolue qu’en allant jusqu’au bout de sa volonté d’autonomie radicale par rapport au passé, à la religion et à sa conception de l’homme. La religion est accusée « d’avoir créé et de vouloir maintenir en vie tout le passé, particulièrement ses formes périmées ; coupable surtout d’ancrer les idées sociales de l’homme dans des schèmes absolus et donc immuables. »[12] Cette lecture permet au P. Fessard de réaffirmer que « l’histoire est, par essence, produit des libertés humaines »[13]. Les hommes, ne fut-ce que par le langage, dominent la nature et transcendent « la division des extases temporelles, passé, présent, avenir » et ainsi créent l’histoire⁠[14]. Pour vaincre la contradiction signalée par Pie XII et le « faux réalisme », comme il l’appelle, il faut se rendre compte que « la réalité et la société humaine ne sont pas fondées sur le déroulement de nécessités mécaniques, mais sur l’action libre et toujours bienveillante de Dieu et sur l’action libre des hommes, une action faite d’amour et de fidélité, partout où ils observent l’ordre établi par Dieu. » La réalité historique résulte « de l’interaction des libertés humaines avec le Liberté divine »[15] et le religieux peut se définir comme « la conscience que l’être historique prend de son sens et de sa liberté, en tant que l’un et l’autre le constituent en relation avec l’absolu. »[16]

La nécessaire dialectique entre Dieu et l’humanité est historiquement révélée par la dialectique entre le juif et le païen qui peut éclairer et orienter « l’aspiration à l’unité universelle de l’humanité ». Mais le passage fraternité nationale à la fraternité universelle est, pour G. Fessard, « à la fois essentiel et problématique, nécessaire et impossible. »[17]

Elle paraît impossible dans la mesure où, d’une part, le désir d’unité de l’un va se heurter à la conscience nationale de l’autre et l’histoire nous révèle une dialectique maître-esclave entre les États-Nations, facteur de dissociation . Il faut donc espérer qu’une nouvelle fois, la dialectique homme-femme puisse jouer son rôle de réconciliation.

La dialectique du maître et de l’esclave ne peut contrairement à ce qu’espéraient le communisme et le nazisme, établir une fraternité universelle. Dans le nazisme, le maître, homme sans femme, sans partenaire égal affirme le primat du politique. Dans le communisme, le peuple d’esclaves, femme sans homme, affirme le primat de l’économique et refuse tout pouvoir extérieur et supérieur.

Pour une synthèse du politique et de l’économique au plan international⁠[18], il faut qu’interfère aussi à ce niveau la dialectique homme-femme. Or, si, déjà dans la famille puis au niveau de la nation, la fraternité est possible c’est qu’il y a dans l’homme une aspiration à la fraternité, à l’unité. L’apparition d’un droit international autour d’une même notion de justice, signifie aussi que la dialectique homme-femme est à l’œuvre. La seule dialectique maître-esclave ne peut y parvenir. Témoignent de la nécessaire interférence des deux dialectiques, par exemple, la notion de « crime contre l’humanité » et même l’appel à la collaboration dans le nazisme. On constate aussi une relation homme-femme entre l’État soviétique et les nations englobées dans l’URSS ou encore du côté capitaliste avec le plan Marshall. Ces quelques réalités montrent que la dialectique homme-femme est déjà à l’œuvre dans l’histoire.

Il est donc possible d’espérer que ces deux dialectiques produisent » des relations nouvelles de paternité et de maternité qui fondent une fraternité universelle ». Cette paternité et cette maternité, pour surmonter les divisions, doivent être élevées par rapport à tout État à toute société comme la Société et l’État le sont par rapport aux pères et mères individuels.⁠[19]

Nazisme et communisme ont divinisé la volonté de puissance pour l’un et la volonté de jouissance pour l’autre. De part et d’autre on a voulu être Dieu sans Dieu opposant l’Humanité à Dieu Au contraire, « pour établir en interaction la volonté de puissance et l’appétit de jouissance et pour que la fraternité humaine soit possible, « il faut donc supposer qu’il se joue une dialectique entre Dieu et l’homme analogue à celle de l’homme et de la femme ; dialectique de Dieu et de l’Humanité » (Mystère de la société, op. cit., p. 487 cité in F. Louzeau, op. cit., p. 374), et que celle-ci soit intérieure à chacun de nous comme à toutes les dialectiques qui traversent le monde humain. »[20] G. Fessard pose donc l’hypothèse d’une troisième dialectique analogue à celle de l’homme et de la femme où l’Humanité joue le rôle de la Femme et Dieu le rôle de l’Homme en espérant que leurs rapports tendront « à s’harmoniser dans un rapport égal et réciproque ».⁠[21] Il faut préciser que « le premier moment historique de la réalisation concrète de l’humanité par Dieu s’opère dans un rapport maître-esclave (si Dieu désire reconnaître la liberté de l’homme, l’homme veut avoir la liberté de Dieu, liberté transcendante et s’accaparer la Vie et la distinction entre le Bien et le Mal) entre eux deux, dont le rapport homme-femme demeure à la fois la condition de possibilité et la visée supérieure. »[22] Comment la relation Dieu-humanité peut-elle tendre « à s’harmoniser dans un rapport égal et réciproque » ?⁠[23] Quand les deux dialectique maître-esclave et homme-femme interfèrent sur le plan individuel ou social, le maître devient homme et père et l’esclave devient femme et mère, engendrant des frères. Par contamination, la dialectique Dieu-Humanité ne pourrait-elle pas produire les mêmes effets « sur le plan surnaturel, par la médiation des trois relations de paternité, maternité et fraternité ? »[24]

Le problème vient de la division fondamentale entre Dieu et Humanité: l’Humanité aspire à une relation homme-femme avec Dieu mais cette division ne se vit que « dans la mort, l’angoisse et la servitude, dans un rapport maître-esclave. »[25]

Seule la religion chrétienne présente les deux dialectiques : d’une part est annoncée une relation d’amour entre Dieu et les hommes et d’autre part, nous savons qu’il y eut à l’origine une lutte semblable à celle du maître et de l’esclave, révélée dans le récit de la chute d’Adam. Nous avons aussi découvert, et c’est unique, une interférence des deux lorsque le Dieu Tout Puissant prend Israël comme épouse. Dieu est maître et époux. Le point culminant de la relation s’identifie à Marie, fille d’Israël, servante et épouse du Seigneur, mère du Fils, vrai Dieu, vrai homme qui se fait esclave et révèle que la maîtrise de Dieu est une paternité. Après la mort du Fils, la fraternité des disciples se rassemble. Finalement, l’Esprit du père et du Fils « devient le fondement du Peuple de Dieu, de l’Église, épouse du Père et Mère patrie de ceux qui se reconnaissent ses fils. »[26] Pour Fessard donc, la religion chrétienne apporte « la solution à la fois rationnelle et surnaturelle, au problème de la nécessaire et impossible aspiration de la conscience humaine à la fraternité universelle ».⁠[27]

Une nouvelle relation de maternité naît de « cette communauté fraternelle » : l’Église, « médiatrice à son tour entre la puissance du Père et la fraternité de ses fils, […] les oriente vers leur unité totale entre eux comme avec Dieu et avec la nature »[28]. En même temps, l’Église est « centrée sur le sacrement eucharistique, c’est-à-dire, à la lettre, sur l’Action de grâces, sur la reconnaissance d’amour qui transsubstantifie le Ceci et le Maintenant en corps de Dieu, par le moyen du Verbe qui temporalise et humanise Dieu pour éterniser et diviniser l’Homme et la Nature ».⁠[29]

Reste que l’Église ne regroupe pas toute l’humanité mais sa croissance « s’explique par une dialectique du païen et du juif, inspirée par la théologie paulinienne de l’histoire ».⁠[30]


1. Chez Fessard, « la perspective théologique est présente, quoique cachée, dès le départ comme principe et fondement de l’ensemble du parcours. » (Id., p. 352).
2. FESSARD, Insurrection et guerre d’idéologie, manuscrit inédit de 1936-1938 sur la guerre d’Espagne, p. 100, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 351).
3. LOUZEAU, op. cit., p. 352.
4. Insurrection et guerre idéologique, op. cit., p. 39, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 351.
5. Insurrection et guerre idéologique, op. cit., p. 39, cité in F. LOUZEAU, op. cit., pp. 353-354.
6. F. LOUZEAU, op. cit., p. 354.
7. Id., p. 355.
8. Id., pp. 355-356.
9. Id., pp. 356-357.
10. Id., p. 357.
11. Libre méditation sur un message de Pie XII (Noël 1956), Plon, coll. « Tribune libre », n° 8, octobre 1957.
12. Libre méditation sur un message de Pie XII, p. 51, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 361.
13. LOUZEAU, op. cit., p. 360.
14. Id..
15. Libre méditation…​, op. cit., pp. 54-55, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 362.
16. Libre méditation…​, op. cit., p. 52, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 361. F. Louzeau offre en note cette illustration (Id., p. 363) : « si l’entité familiale a atteint puis a maintenu si longtemps dans l’histoire réelle la structure monogame et indissoluble, n’est-ce pas la preuve que, sous l’action entrecroisée des libertés divine et humaine, une multitude de consciences ont fini par y trouver un lieu social d’excellence pour que mûrisse la liberté de ses membres et que chacun puisse y jouer son rôle historique ? » (cf. aussi VINGT-TROIS Mgr André, 7 décembre 2005 devant la mission [commission ?] parlementaire d’information sur la famille et les droits des enfants: « on peut au moins, à titre conservatoire, reconnaître que le statut légal du mariage dans notre société est l’aboutissement d’une évolution qui s’étend sur plusieurs siècles, pour ne pas dire plusieurs millénaires. Faut-il considérer que cette évolution est sans signification ? Autrement dit, le mariage monogame, stable et hétérosexuel doit-il être considéré comme une formule parmi d’autres, dont la prédominance au XXIe siècle serait purement contingente, une formule sur laquelle on pourrait revenir en estimant que, après tout, le statut du mariage dans la société romaine du Ier siècle n’était pas si mauvais ? « 
17. LOUZEAU, op. cit., p. 365.
18. Et ce n’est pas évident car « État et Société représentent les deux moyens pour obtenir le Bien commun dans une communauté libérale, si bien qu’ils héritent en quelque sorte de l’idéal d’universalité qui marque le projet originel du Libéralisme. le politique et l’économique cherchent donc identiquement à s’étendre à l’infini ; mais l’un et l’autre voient leur dynamisme contrarié par cette irréductible réalité du national. » (Id., p. 367, note 2).
19. Id., p. 372.
20. Id., p. 374.
21. Id., p. 375.
22. Id., p. 377.
23. Id., p. 375.
24. Id., p. 378.
25. Mystère de la société, op. cit., p. 486, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 378.
26. Mystère de la société, op. cit., p. 488, cité in LOUZEAU, op. cit., p.381.
27. F. LOUZEAU, op. cit., p. 382.
28. FESSARD, Le matérialisme historique et la dialectique du Maître et de l’Esclave, 1947 p. 77 cité in LOUZEAU, op. cit., p. 381.)
29. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 488, cité in F. LOUZEAUouzeau, op. cit., p. 381.
30. F. LOUZEAU, op. cit., p. 382. Fessard médite Ep 2, 12-19: « …​souvenez-vous [vous : les chrétiens issus du paganisme] qu’en ce temps-là, vous étiez sans Messie, privés du droit de cité en Israël, étrangers aux alliances de la promesse, sans espérance et sans Dieu dans le monde. mais maintenant en Jésus-Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ. C’est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était dicvisé, il a fait une unité. dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix : là il a tué la haine. Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches. Et c’est grâce à lui que les uns et les autres, dans un seul Esprit, nous avons l’accès auprès du Père. Ainsi, vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu. »

⁢b. Dans le vif du sujet

Fessard relève une « antinomie » dans la culture juive. d’une part, ce peuple est très particulariste dans la mesure où, en fonction même de son élection, il est jaloux de son « unité sociale et culturelle », très attaché à son unité, sa culture, sa race. d’autre part, ce peuple a des « visées universalistes »[1].

Antinomie aussi entre le juif et le païen, entre le peuple élu et le païen exclu d’Israël, sans Loi, sans Dieu, sans Promesse.

Ces antinomies, le Christ les révèle en nous. d’une part, nous sommes des personnes uniques et d’autre part, nous sommes appelés à l’unité. d’autre part nous sommes des païens qui veulent imposer leurs particularités et d’autre part, des juifs qui sont élus parmi les autres.

C’est le Christ qui résout ces contradictions et réconcilie l’homme avec lui-même, avec les autres et avec Dieu.⁠[2]

Le mouvement qui fonde la personne, sujet de droits et de devoirs, c’est-à-dire qui renonce à l’exercice de certains droits pour se mettre au service de la communauté, se retrouve à toutes les étapes de la construction des différentes communautés : couple, famille, patrie, communauté des nations. « A l’origine, écrit Fessard, toujours le sacrifice volontaire d’une tendance naturelle -bonne en soi pour l’individualité isolée - en faveur d’un bien commun à plusieurs. renoncement à un bien inférieur, plus individuel, plus sensible, pour un bien supérieur, plus général, plus idéal. »[3]

La Communauté des nations ne peut se réaliser que par et pour la charité mais cette charité universelle ne peut se construire que sur une justice qui inclut une prédilection pour sa patrie dont l’amour ne se bornera pas à ses frontières. Les langues qui différencient les peuples ne coïncident pas nécessairement avec les nations mais n’en restent pas moins des éléments de différenciation. Une fois encore, c’est le Christ qui révèle la possibilité d’une unité « supérieure à toutes les divisions de langues, de peuples, de nations ».⁠[4]

Le peuple juif a refusé le Christ pour garder son particularisme. Ce peuple dispersé aux quatre coins du monde a conservé, malgré tout, son unité, une unité négative constituée par son refus d’intégration. Une nouvelle antinomie est apparue entre le juif incroyant au Christ et le païen converti. Recourant de nouveau à Paul, Fessard, à la suite de certains Pères de l’Église, affirme un « rapport intrinsèque » entre cette dispersion du peuple juif et la propagation du christianisme.⁠[5] Cette nouvelle antinomie donne son sens à l’histoire après le Christ mais traverse la conscience de chacun, toujours plus ou moins partagé entre religion pure et irréligion nommée désormais rationalisme, rationalisme issu donc du judaïsme antichrétien et défini comme « suffisance de la raison humaine pour juger de tout et n’être jugée par « personne ». »[6]

Le récit de la tour de Babel montre que seul le Christ peut rassembler les personnes et les patries, personnes et patries qui ont chacune et chacune « une mission unique ».⁠[7]

Quelle est alors la mission du chrétien ? Divisé d’abord en lui-même entre un païen idolâtre qui veut imposer aux autres ses particularités et un juif élu enfermé dans ses privilèges, puis entre un païen converti et un juif incroyant, l’Homme nouveau chrétien croît en rejetant « la convoitise toujours renaissante » du premier et l’incroyance du second. En chacun des chrétiens, toujours partagés intérieurement, « le devenir-chrétien, écrit Fessard, ne réunit pas moins Juif élu et Païen converti qu’il ne les sépare du Païen idolâtre uni de son côté au Juif incrédule »[8] Dans le Christ, se réconcilient « les opposés: synthétiser à chaque instant le Juif élu et le païen converti, tout en rejetant l’idolâtrie du Païen et l’incroyance du Juif. »[9]


1. Id., pp. 389-390. Même si certains juifs aujourd’hui refusent ou récusent l’universalisme, le rêve d’une domination universelle, il reste néanmoins très marqué dans la tradition. (Cf. NOVAK David et SHER MAAYANI Aviva, Le judaïsme est-il une religion universelle ?, in Pardès, Etudes et cultures juives, 2004, vol. 36, n° 1, pp. 157-174.
2. LOUZEAU, op. cit., pp. 390-393.
3. FESSARD, Pax nostra, Examen de conscience international (1936), cité in LOUZEAU, op. cit., p. 395.
4. Id., p. 199, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 399.
5. LOUZEAU, op. cit., p. 402. Paul se réfère à Rm 9-11. Notamment lorsqu’il écrit : « …​grâce à leur faute [la faute des juifs qui n’ont pas reconnu le Christ], les païens ont accédé au salut…​ » (11, 11) ; « …​leur mise à l’écart a été la réconciliation du monde…​ » (11, 15).
6. FESSARD, Pax nostra, op. cit., p. 220, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 406-407. G. Fessard précise que le judaïsme antichrétien a produit d’abord « une religion purement naturelle : l’Islam » qui, sous l’influence de certains rabbins comme Moïse Maïmonide (1138-1204) ou Salomon ibn Gabirol dit Avicebron (1021-1070) et quelques philosophes musulmans comme Abu 'Ali al-Husayn ibn Abd Allah ibn Sina dit Avicenne (980-1037), Ibn Rochid de Cordoue dit Averroès (1126-1198) préparaient l’avènement du nationalisme contemporain réveillant l’« indidualité égoïste et païenne » et du pacifisme internationaliste prétendant « réaliser la fraternité universelle par les seules forces humaines ».(Pax nostra, op. cit., p. 221 cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 407-408)
7. LOUZEAU, op. cit., p. 408.
8. De l’actualité historique, t. 2: Progressisme chrétien et apostolat ouvrier (1960), p. 55, n. 1, cité in LOUZEAU, op. cit., p 411, n.2.
9. LOUZEAU, op. cit., id..

⁢c. Il y a plus

L’inimitié dont parle Paul, entre le juif et le païen, est le symbole de tous les conflits, déchirements, scissions dans l’histoire des hommes. Et c’est le Christ qui, par sa croix, abat « le mur de séparation », réconcilie Dieu et les hommes, me réconcilie avec moi-même et avec les autres. Non seulement cette inimitié, cette dialectique surnaturelle du juif et du païen est exemplaire de toutes les formes d’inimitié mais, de plus, elle englobe les deux premières qui sont d’ordre philosophique. Elle est, dit Fessard, « la source des deux autres et le seul principe qui permette de les interpréter exactement ».⁠[1]

Comment ?

Au fondement de cette dialectique, s’opposent deux forces nées de la liberté humaine et qui traduisent la dualité « âme et corps, esprit et chair » : l’« orgueil » et l’« égoïsme » qui peuvent aussi s’appeler « volonté de puissance et appétit de jouissance ».⁠[2] Or dans l’étreinte sexuelle, les deux forces se conjuguent ne fût-ce qu’un instant et leur accord peut s’objectiver dans l’apparition d’un nouvel être. Le « souvenir de cette unité » dont nous sommes tous issus, marque désormais, malgré les aléas, la vie des hommes, la vie du couple, la vie de la famille mais aussi la relation maître-esclave. Le maître découvre sa liberté dans la volonté de puissance et l’intelligence de l’esclave qui a préféré la jouissance à la mort se révèle dans le travail forcé. Liberté et intelligence, volonté de puissance et appétit de jouissance interagissent par le langage où s’exprime le rêve d’unité surgi du lien conjugal.

De plus, seule des trois, la dialectique juif-païen se résout par l’opération du Dieu transcendant qui se révèle dans l’histoire des hommes où, dans une nouvelle dialectique conjugale entre le Dieu-Homme et l’Humanité-Femme. Ainsi la dialectique juif-païen apparaît « comme la synthèse des deux rapports précédents ». L’Écriture en témoigne. Le Juif élu se sent d’abord esclave face à son Maître-Dieu puis femme⁠[3] puisque préféré aux autres peuples et gratifié d’une Promesse et d’une Alliance. ⁠[4]

De son côté, le païen idolâtre, refusant le Maître, se veut à la fois maître et homme. Fessard en trouve la preuve chez Paul de nouveau en Rm 1, 18-32.⁠[5] Non seulement, les païen idolâtres ne peuvent bénéficier de la reconnaissance élémentaire du premier temps de la dialectique maître-esclave mais, de plus, incapables de distinguer la vérité de la dialectique homme-femme, ils sombrent dans l’inversion sexuelle. « Ainsi, en voulant s’engendrer à la fois maître et homme en face de Dieu, le païen idolâtre méconnaît la vérité des dialectiques maître-esclave et homme-femme. »[6]

En outre, les deux dialectiques, rappelons-nous, qui nous racontent le rapport de l’homme avec l’homme et de l’homme avec la nature, se trouvent transformées et unifiées par le Christ qui s’est fait esclave, semblable à chacun, pour sauver tous les hommes, surélève, divinise les rapports homme-homme et homme-nature. La dialectique du païen et du juif synthétise donc et interprète justement les deux autres dialectiques. Elle donne la clé du mystère de la société et de l’histoire à tel point que l’ignorance de la Rédemption rend la société incompréhensible et obscurcit le sens de l’histoire. C’est par le Christ que les divisions peuvent être surmontées et je deviens toujours plus chrétien dans la mesure où je laisse le Christ réconcilier à chaque instant et en chacun de mes actes, le païen et le juif qui sont en moi. Fessard en conclut également que tout événement de l’histoire a sa raison puisque « la société et même toute l’histoire sont destinées au salut éternel en Jésus-Christ. » C’est pourquoi, Fessard n’a pas craint d’écrire, à l’instar du Felix culpa de la liturgie, Felix revolutio à propos de la révolution communiste et de la révolution nazie, tout en les condamnant bien sûr.⁠[7]

« Païen » et « juif » sont, en fait, des « essences ou catégories historiques ». De quoi s’agit-il ? Les essences historiques sont « des natures qui tendent à se réaliser »[8] dans l’histoire. « elles représentent […] des figures de possibilités toujours renaissantes dans l’esprit humain devant Dieu ». En chacun de nous « coexistent […] un païen idolâtre et un juif élu, un païen converti et un juif incroyant ».⁠[9] Ces catégories, historiques et conceptuelles ne prennent leur plein sens que dans la foi chrétienne.⁠[10] Le lien entre ces catégories « essentiellement immanentes et corrélatives » constitutives de l’anthropogenèse⁠[11] ne disparaît ou ne se modifie que « dans et par le Christ ».⁠[12] En Christ, en effet, « il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ. »[13]

La dialectique païen-juif « suggère et indique, en dernière analyse, un sens ultime très précis à la méthode « dialectique » : elle doit en définitive aider et conduire, aussi bien le croyant que l’incroyant, à reconnaître la nécessité rationnelle du libre sacrifice de soi, seule voie pour qu’en chacun et en tous advienne le devenir pleinement humain ou chrétien de l’humanité, dans une paix qui réconcilie l’Humanité avec Dieu, la division au plus intime de chaque conscience, les hommes entre eux. » Nous sommes ainsi renvoyés à notre liberté personnelle, au dépassement de nous-mêmes.⁠[14]


1. Esquisse du mystère de la Société et de l’Histoire (1960) publié in De l’Actualité historique, t. 1, A la recherche d’une méthode (1960), pp. 121-211 et cité in LOUZEAU, op. cit., p. 419.
2. LOUZEAU, op. cit., p. 422.
3. Pensons notamment au Cantique des cantiques.
4. Id., pp. 423-429.
5. « En effet la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre tourte impiété et toute injustice des hommes, qui retiennent la vérité captive de l’injustice ; car ce que l’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu le leur a manifesté. En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence ; ils sont donc inexcusables, puisque, connaissant Dieu, ils ne lui ont rendu ni la gloire ni l’action de grâce qui reviennent à Dieu ; au contraire, ils se sont fourvoyés dans leurs vains raisonnements et leur cœur insensé est devenu la proie des ténèbres ; se prétendant sages, il sont devenus fous ; ils ont troqué la gloire du Dieu incorruptible contre des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes, des reptiles.
   C’est pourquoi Dieu les a livrés, par les convoitises de leurs cœurs, à l’impureté où ils avilissent eux-mêmes leurs propres corps. ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature au lieu du Créateur qui est béni éternellement. Amen. C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions avilissantes : leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; les hommes de même, abandonnant les rapports naturels ave la femme, se sont enflammés de désir les uns pour les autres, commettant l’infamie d’homme à homme et recevant en leur personne le juste salaire de leur égarement. Et comme ils n’ont pas jugé bon de garder la connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à leur intelligence sans jugement ; ainsi font-ils ce qu’ils ne devraient pas. Ils sont remplis de toute sorte d’injustice, de perversité, de cupidité, de méchanceté, pleins d’envie, de meurtres, de querelles, de ruse, de dépravation, diffamateurs, médisants, ennemis de Dieu, provocateurs, orgueilleux, fanfarons, ingénieux au mal, rebelles à leurs parents, sans intelligence, sans loyauté, sans cœur, sans pitié. Bien qu’ils connaissent le verdict de Dieu déclarant dignes de mort ceux qui commettent de telles actions, ils ne se bornent pas à les accomplir, mais ils approuvent encore ceux qui les commettent. »
6. LOUZEAU, op. cit., p. 432.
7. Id., pp. 432-437.
8. Pax nostra, op. cit., p. 223, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 447.
9. LOUZEAU, op. cit., p. 447. De même, précédemment, « …​la lutte à mort et le travail qui associent le maître et l’esclave, la lutte amoureuse et l’enfantement qui unissent l’homme et la femme, la conversion du politique et de l’économique qu’assurent les relations familiales, en viennent à représenter dans la dialectique non pas un fait ponctuel parmi les autres, mais un moment essentiel de l’anthropogenèse qui se reproduit à chaque instant, autant pour la personne individuelle que pour le corps social, quel que soit leur degré de complexité - chacun jouant selon les circonstances le rôle du maître ou de l’esclave, de l’homme ou de la femme, du père ou de la mère, du frère ou de la sœur. » Id., p. 446.
10. Id., p. 448.
11. Cette division qui s’est exprimée et s’exprime encore en nationalisme et humanitarisme, en fascisme et communisme ou encore en croyants et incroyants, n’est pas seulement hors de nous mais aussi en nous. (Id., p. 453, n. 1).
12. Id., p. 453.
13. Ga 3, 28.
14. LOUZEAU, op. cit., pp. 456-457.