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ii. La dialectique de l’homme et de la femme

[1]

Hegel et Marx, dans leur jeunesse, avaient vu l’importance de l’amour, de la relation de l’homme et de la femme. Voilà une autre dialectique prometteuse qui ne remplace pas purement et simplement la dialectique du maître et de l’esclave qui a une valeur « transhistorique » ou « métahistorique » et nous éclaire sur « l’origine du politique et de l’économique ».⁠[2] Fessard parle de « dépasser » la dialectique hégélienne, c’est-à-dire la conserver et la supprimer en même temps.⁠[3]

La dialectique de l’homme et de la femme, est « d’un type aussi profond -existentiel- et universel que celle du maître et de l’esclave, mais qui réalise en outre l’unité et la réconciliation des éléments que cette dernière ne parvenait qu’à disjoindre et opposer. »[4]

Pour réconcilier politique et économique, vaincre leur disjonction, il faut une conversion du politique et de l’économique. Une conversion où le maître se fait « pouvoir public » et se met au « service du travailleur pour l’aider à se libérer des servitudes de la nature ». En même temps, le travail de production doit s’orienter vers « le développement de la liberté de tous et de chacun ». Fessard explique que « L’unité de la société humaine et son progrès ne sont possibles que dans la mesure où politique et économique se mettent en interaction réciproque »[5]. Deux réalités « sont dites en interaction ou en relation réciproque chaque fois qu’elles deviennent l’une pour l’autre moyen et fin ».⁠[6]

C’est à l’intérieur de la relation de l’homme et de la femme que opère cette conversion. Non seulement elle précède la lutte à mort mais elle est plus riche que la relation maître-esclave et aussi fondamentale et universelle⁠[7] : « Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme, est le rapport de l’homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’homme, de même que le rapport de l’homme à l’homme est immédiatement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle. »[8]

Voici comment se passe cette transformation.

Dans un premier temps, la dialectique homme-femme apparaît aussi comme une lutte caractérisée par trois éléments : désir, lutte et don.

Au départ il y a, comme dans la dialectique précédente, un désir, le désir sexuel. Ce désir est plus complexe que le désir de s’emparer d’un objet car il n’implique pas seulement une attirance biologique mais aussi un choix.

Il y a lutte mais elle est ici une lutte amoureuse, une lutte de vie et non une lutte à mort. Pensons aux jeux de séduction et aux préliminaires de l’amour.

Enfin, cette lutte s’articule autour d’un don mutuel. L’acte sexuel n’est pas une simple « possession » mais une connaissance non pas simplement de la nature mais de l’autre être humain⁠[9], une « co-naissance ». Se crée une seule chair, une unité supérieure qui est la « société conjugale ».⁠[10]

Vient un second temps où l’on retrouve aussi trois éléments : conception, grossesse et enfantement.

Lors de la conception, alors qu’auparavant, l’unité sexuelle était ponctuelle et éphémère, la femme se transforme et l’enfant conçu va incarner objectivement l’unité amoureuse.

Suit le « travail » de l’enfantement où les caractéristiques du travail servile sont retournées. L’angoisse de la mort devient promesse de vie. L’obéissance que l’esclave devait au maître devient une discipline de vie. Quant à la « transformation de la nature », la femme la réalise avec sa propre matière qu’elle donne à l’être humain en gestation. De plus, l’« objet » de son « travail » ne lui est pas strictement enlevé comme le fruit du travail de l’esclave dont seul le maître jouit. Il reste chair de sa chair et devient un bien commun au « maître » et à l’« esclave ».⁠[11]

Enfin, à la naissance, l’union conjugale s’objective en un sujet capable de relations avec l’homme et avec la femme, sujet qui les projette vers l’avenir et qui invite à la croissance des trois personnes.⁠[12] L’enfant, dit le P. Mattheeuws, « est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. »[13]

Vis-à-vis des enfants, « le maître et l’homme se fondent dans la figure du père, surmontant sa domination pour les élever à sa hauteur. De même, , la mère assure la synthèse de l’esclave et de la femme, jouant de tout objet de la nature, pour le mettre au service de l’engendrement et de l’exercice concret des libertés. »[14]

La dialectique de l’homme et de la femme est antérieure⁠[15], complémentaire et supérieure à la dialectique hégélienne. Elle en est le fondement et l’accomplissement.

Antérieure. L’esclave avant d’être esclave est fils d’un père et d’une mère : la relation homme-homme est donc première. Cette dialectique conjugale est ontologiquement antérieure à la dialectique du maître et de l’esclave⁠[16] car, avant de lutter à mort, on cherche « l’être mutuel dont l’union de l’homme et de la femme offre l’exemplaire accompli ».⁠[17] Il en est ainsi de toutes les rencontres.

Complémentaire. Elle est du même type que celle du maître et de l’esclave mais elle en renverse, comme on l’a vu, les éléments constitutifs. Le politique (le rapport homme-homme) et l’économique (le rapport homme-nature) y collaborent. Mieux, « le politique se subordonne à la production »[18]. Entendez : « la puissance masculine de domination est orientée vers le service du bien commun »[19]. La femme transforme la nature mais produit un nouvel être. Entendez : la production est subordonnée au développement de la liberté. C’est dans la famille, première cellule sociale, qu’a lieu la réconciliation entre le politique et l’économique. Qui plus est, on assistons ici, avec la présence de l’enfant, fruit de la dialectique homme-femme, à la première suppression de la propriété privée puisque l’enfant n’est ni objet ni chose dans les mains de ses parents.⁠[20]

Supérieure. La lutte à mort entraîne une reconnaissance du maître par l’esclave et le travail servile une connaissance par l’esclave de la nature humanisée. Nous sommes face à une relation inégale et non réciproque. La lutte amoureuse, elle, entraîne une connaissance de l’homme et de la femme et le travail de l’enfantement entraîne une reconnaissance égale et réciproque de l’homme, de la femme et de l’enfant. Cette reconnaissance « unit non seulement deux êtres divers mais elle en fait éclore un troisième qui, égal à chacun des deux, est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature ».⁠[21]

On peut en conclure qu’« en tout homme comme à tous les échelons de la genèse des communautés humaines, la dialectique maître-esclave n’existe jamais à l’état pur. Un autre souffle, complémentaire, antérieur et supérieur, laisse aussi entendre sa voix…​ »⁠[22]

De plus, on se rend compte, et ceci est très important, que la dialectique homme-femme « permet de dépasser, en toute conscience et à chaque échelon de la genèse des communautés humaines, les oppositions autrement irréconciliables ». Elle est « toujours présente à chacun des termes dissociés, tels que « maître et esclave, […] agit en eux, sans même qu’ils l’aperçoivent, pour diriger leur lutte vers sa solution ».⁠[23]

Tout projet commun implique une lutte amoureuse et un enfantement c’est-à-dire une collaboration qui doit s’objectiver dans une œuvre où chacun se reconnaît. Aucune société ne peut s’engendrer ni même progresser vers une unité sans collaborer à une œuvre commune.⁠[24]

La famille nucléaire est une communauté humaine parfaite, modèle de toute société humaine.⁠[25]

G. Fessard répond ensuite à deux objections que l’on peut opposer à cette description. La première consiste à rappeler que la famille monogame dont le jésuite fait grand cas, n’est pas donnée telle à l’origine, elle est le fruit d’une longue évolution. La seconde pose la question de savoir si les relations exemplaires découvertes dans la famille sont susceptibles de s’appliquer à toute société ? Autrement dit, est-ce que l’amour peut s’étendre au-delà du groupe familial ou du groupe d’amis ? Il semble impossible que l’amour puisse fonder une grande société.

Il est sûr que la famille monogame n’est pas donnée d’emblée à l’origine ? Le P. Fessard le sait mais il n’empêche qu’elle est le fondement de tout édifice social, que la famille est la « cellule sociale par excellence » et que tout un chacun peut « découvrir la valeur universelle des relations sociales qui s’établissent dans la cellule familiale »[26], qui est une cellule primordiale « parce que c’est dans son sein que l’être humain vient au monde au sens biologique du terme, puis éclot à la vie sociale au sens juridique du mot, et enfin apprend les gestes, les attitudes, les principes fondamentaux, grâce auxquels il pourra participer à l’expansion indéfinie du principe dont il est lui-même le fruit »[27]. La famille est « l’école où s’apprennent, et se révèlent à la fois, les principes fondamentaux qui assurent la genèse et la croissance de toute société. »[28]

Pour vérifier si l’amour peut engendrer une grande société, il convient, comme dans le cas de la famille, tout d’abord de distinguer « genèse naturelle et la genèse historique »[29] et surtout ne pas séparer les deux dialectiques qui interfèrent.⁠[30] A partir de leur interférence, on peut « dégager l’essence des relations familiales qui en résultent, observer comment ces relations s’étendent aux groupes sociaux les plus étendus ».⁠[31] Le point capital à retenir c’est qu’« aucune des deux dialectiques fondamentales n’existe à l’état pur, aucune ne fait sentir son influence sans l’autre ou ne saurait prétendre seule à l’explication intégrale du monde historique ».⁠[32] Partout les deux dialectiques entrent « dans une alliance ou une interaction réciproque ». Cette interaction est à l’œuvre « à travers tous les degrés de la société »[33] et « l’humanité telle qu’elle existe réellement […] n’a pu se réaliser et ne pourra progresser vers son terme que par une perpétuelle interférence ou contamination entre les deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme. »[34]

Dans cette interaction ou interférence, s’effectue, « avec une communication de leurs propriétés, une sorte de contamination qui affecte aussi bien les relations qu’elles engendrent que les réalités qui les soutiennent. »[35]. C’est l’interférence entre les deux dialectiques qui « affleure de manière élémentaire dans la diversité des structures sociales principales. »[36]

C’est ainsi que « société conjugale et société politique demeurent en interaction réciproque, selon une proportion variable mais jamais nulle, mesurée par cette fameuse interférence des deux dialectiques. »[37]

Revenons à la source pour comprendre comment lutte à mort et lutte amoureuse peuvent interférer.

En fait, l’interférence est contenue dans la relation sexuelle, qu’elle soit sponsale ou non. Dans la relation sexuelle apparaît une « affinité » entre maître et homme et entre esclave et femme : « Le maître qui s’unit charnellement à son esclave-femme devient pour elle, par le fait même, moins maître qu’homme. Et réciproquement, son esclave devient pour lui moins esclave que femme. » Tel est « le fait historique premier »[38] qui « représente une condition fondamentale de la genèse et du progrès de la réalité humaine, qui se joue et se rejoue à chaque instant. »[39]

Le passage d’une dialectique à l’autre se poursuit et s’affermit avec l’arrivée de l’enfant. L’humanisation se poursuit : le maître, homme-époux devient père et l’enfant devient plus homme et fils qu’esclave. La paternité tend à « supprimer la domination pour élever à son niveau ceux que [le père] a engendrés »[40]. Ainsi, le politique se transforme, de politique-domination en politique-service vis-à-vis d’un être appelé à l’égalité.

De son côté, la femme-esclave va fournir un travail de femme plus que d’esclave par l’enfantement : le travail n’a plus pour fin la satisfaction des besoins immédiats mais la production de la liberté. Ainsi s’opère la conversion de l’économique dans la maternité.⁠[41] Par la paternité et la maternité, l’homme et la femme sortent de leur face-à-face et la tension qui existe entre eux ne dégénère pas en scission dans la mesure où une troisième relation est engendrée : la fraternité qui est une visée commune, la finalité essentielle.⁠[42] Pour G. Fessard, la description de la vie familiale, est capitale car « sans la médiation des relations de paternité, maternité, fraternité, l’homme ne peut prendre conscience de soi comme « personne ». »[43]


1. Cf. également COUNET Jean-Michel, La dialectique Homme-Femme dans la théologie de l’histoire de Gaston Fessard et ses implications pour une philosophie au féminin, sur [email protected]
2. Id., p. 182.
3. Id., p. 180.
4. Id., p. 174.
5. FESSARD G., Mystère de la société, Recherches sur le sens de l’histoire, (1948) 1, p. 164, Lessius, 1996, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 187.
6. LOUZEAU, op. cit., pp. 186-187.
7. Id., pp. 196-197.
8. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., 2, pp. 166-167, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 191.
9. Dans la Bible « connaître », c’est « avoir une expérience concrète ». Le mot « sert, entre autres, à exprimer la solidarité familiale ( Dt 33, 9), et aussi les relations conjugales (Gn 4, 1 ; Lc 1, 34). » (VTB, p. 199).
10. LOUZEAU, op. cit., pp. 204-205.
11. Il s’agit d’« un travail qui ne se contente plus d’humaniser la nature comme celui de l’esclave mais l’« hominise » dans la personne de l’enfant conçu » et qui réunifie le politique et l’économique. (LOUZEAU, op. cit., p. 324).
12. LOUZEAU, op. cit., p. 213.
13. MATTHEEUWS A., La dialectique Homme-Femme dans Evangelium vitae, in Anthropotes, 16/2, 2000, pp. 399-421.
14. LOUZEAU, op. cit., pp. 325-326.
15. Cette dialectique homme-femme est « antérieure logiquement et 'existentiellement » à l’autre et « lui indique sa finalité véritable et supérieure ». (LOUZEAU, op. cit., p. 325).
16. Id., pp. 204-205.
17. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 209, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 207.
18. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 205, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 218.
19. LOUZEAU, op. cit., p. 218.
20. Id., p. 220.
21. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 222.
22. LOUZEAU, op. cit., pp. 225-226.
23. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 224-225.
24. LOUZEAU, op. cit., p. 216.
25. Id., p. 231.
26. Id., p. 234.
27. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 303, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 235.
28. LOUZEAU, op. cit., p. 235.
29. Id., p. 244.
30. Id., p. 243.
31. Id., p. 248.
32. Id., p. 251.
33. Id., p. 252.
34. Id., p. 253 note 8. « Les dialectiques m-e et h-f interfèrent l’une avec l’autre, la première étendant son jeu à des dissociations humaines toujours plus étendues, la seconde les ramenant à l’unité ». (Id., p. 325).
35. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 224 cité in LOUZEAU, op. cit., p. 254.
36. LOUZEAU, op. cit., p. 255.
37. Id., p. 256.
38. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 225, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
39. F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
40. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 226, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 264.
41. F. LOUZEAU, op. cit., pp.265-266.
42. Id., p. 268.
43. Id., p. 286. Cette remarque est aussi importante pour comprendre l’erreur fondamentale du marxisme. F. LOUZEAU écrit : « Si […​] le P. Fessard parvient à montrer comment paternité, maternité et fraternité, engendrent l’être générique [au sens où Marx emploie le mot : être conscient et volontaire] ou personnalisé de l’homme à tous les degrés sociaux, il sera possible alors d’en déduire que la réalisation de l’histoire humaine ne dépend pas uniquement, ni même prioritairement, du travail des mains humaines, fût-il celui de l’industrie la plus perfectionniste » (op. cit., p. 296). Il s’ensuit que Marx a tort. Et Louzeau ajoute : « S’il s’avère que paternité, maternité et fraternité sont susceptibles de propager cette unité de la famille à travers tous les étages de la société, il sera possible d’espérer qu’elles puissent vaincre toute aliénation, y compris la dernière de toutes, l’aliénation religieuse. » (Op. cit., p. 298).

⁢a. La fraternité

Si l’interférence est bien le fait historique premier, chacun est appelé à cette fraternité qui est « ontologique », dans le sens où l’auteur emploie ce mot, c’est-à-dire naturelle et historique.⁠[1]

La fraternité est naturelle car le frère et la sœur issus de la même chair, du même sang, n’ont pas besoin de la relation sexuelle pour assurer l’unité que l’on cherche dans la fusion sexuelle. Ainsi est justifiée la prohibition de l’inceste.

Sur le plan historique, la dialectique conjugale homme-femme ne pouvant s’exercer directement entre frère et sœur, la dialectique maître-esclave a le champ libre entre frère et sœur et s’exprime par toutes sortes de rivalités et de jeux. Toutefois, la dialectique conjugale subsiste malgré tout à travers les parents soucieux de la paix dans la famille: les forts sont invités à se mettre au service des faibles (conversion du politique) et les plus faibles sont invités à participer à l’œuvre commune (conversion de l’économique). « La fraternité des enfants, synthèse et idéal de la paternité et de la maternité, approfondit et élargit encore l’interaction du politique et de l’économique. »[2]

Entre parents et enfants, il subsistera toujours une inégalité mais entre frères, il y a égalité puisqu’ils ont la même origine et une réciprocité plus profonde, plus parfaite, que celle des époux puisque la réciprocité des parents était limitée à deux personnes, basée sur l’attirance sexuelle « médiatisée » par l’enfant. La fraternité révèle que la relation d’amour peut s’élargir⁠[3], transcender l’amour des époux. La fraternité révèle encore que l’interaction du politique et de l’économique dépasse le cadre du couple puisque chaque enfant peut jouer le rôle de père ou de mère « selon les besoins du bien commun familial »[4].

On se rend compte, à travers la vie familiale et plus précisément par l’expérience de la fraternité, que l’égalité et la réciprocité, peuvent s’exercer au-delà de la famille, que la reconnaissance des frères et des sœurs est apte à « s’appliquer à tout rapport de l’homme à l’homme comme à tout rapport de l’homme à la nature »[5], que l’interaction des deux dialectiques comme celle de la politique et de l’économique, sont susceptibles de se communiquer au-delà du cercle familial.⁠[6]

Ainsi, la fraternité « fait apparaître un nouveau type de lien social »[7] : la « triade » « paternité-maternité-fraternité » se présente « comme structure fondamentale de toute société humaine ».⁠[8] Paternité, maternité et fraternité « engendrent dans la sphère familiale un monde de sujets libres et personnalisés, où chacun s’éprouve et se conçoit comme une personne » : « sujet de droits inaliénables et titulaire d’une vocation insubstituable ». De plus, « elles projettent dans la conscience de ses membres l’appel et la promesse d’une communion personnelle à une échelle toujours plus grande, jusqu’à l’humanité universelle. »[9]


1. Id., p. 269.
2. Id., p. 326.
3. « Grâce au jeu de l’égalité et de la réciprocité, la fraternité des enfants prend davantage conscience de l’amour qui est « leur origine, leur règle et leur idéal » (Mystère de la société, op. cit., p. 305), tandis que l’amour conjugal tend progressivement à ressembler à celui du frère et de la sœur. » (LOUZEAU, op. cit., p. 275).
4. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 292, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 272.
5. Id., p. 304, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 274.
6. F. LOUZEAU, op. cit., p. 272.
7. Id., p. 274.
8. Id., p. 277.
9. Id., p. 326.

⁢b. La société

On vient de voir que « les trois relations de paternité, maternité, fraternité non seulement fondent la cellule familiale, mais également construisent l’armature de toute société humaine. »[1] La paternité, la maternité et la fraternité liées à la dialectique maître-esclave, « sont susceptibles de concerner toutes les divisions sociales ». Issues de la relation homme-femme « qui réalise l’unité originelle du rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature, elles peuvent « établir en interaction réciproque les éléments du politique et de l’économique ». Le modèle familial peut structurer « des groupes sociaux de plus en plus étendus »[2] et il est seul capable « de régler, à travers les sphères diverses du social, la croissance harmonieuse de la raison et de l’amour et d’accomplir l’une et l’autre en une totalité parfaite. »[3]

Les 3 relations paternité-maternité-fraternité « remplissent déjà, à l’intérieur même de la famille, leurs fonctions universelles ou universalisantes, c’est-à-dire « personnalisantes ». »[4] L’enfant parce qu’il est fils ou fille acquiert immédiatement la dignité personnelle d’un sujet de droit. Par l’engendrement, l’homme et la femme « naissent comme père et mère » et donc la paternité, la maternité et la fraternité « révèlent l’essence de la puissance génératrice, propre à l’espèce humaine » (Mystère de la société, op. cit., p. 310), qui est de concevoir un monde de sujets. » Et donc, « la raison ultime de la vie en société est d’autoriser tous les membres de l’humanité à advenir à eux-mêmes comme sujets de droit, chargés d’un rôle. »[5]


1. Id., p. 279.
2. Id., p. 280.
3. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 309, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 280-281.
4. LOUZEAU, op. cit., p. 283.
5. Id., pp. 284-285.

⁢c. Le peuple

Mais comment se passe « la transition de la famille au peuple sous l’action des relations familiales » puisque pour Fessard, « la fraternité étend le jeu des relations de paternité et de maternité au-delà de la famille » ?⁠[1]

Au fur et à mesure que les parents vieillissent, ils « retombent en enfance » dit-on et les enfants deviennent les parents de leurs parents. On assiste à un renversement de situation : l’esclave devient maître du maître. Par la mort, les parents deviennent « choses ». L’emploi du mot ne doit pas choquer car dans le langage de saint Thomas, les enfants, à l’origine, sont des « choses ». Au moment de la mort, les enfants éloignés par leur vie adulte se réunissent pour un ultime hommage, pour des rites funéraires divers qui ont pour but justement de soustraire les parents à la corruption des choses. Et ces rites reviennent à dates fixes avec un nombre toujours plus grand de familles. C’est par ce culte des morts que se fonde « une tradition où s’alimente une « fidélité créatrice ». » Ce culte des morts fonde la patrie considérée comme un « échelon supérieur de la famille », une « unité sociale supérieure ». La fraternité confère aux parents qui les ont engendrés une nouvelle existence où les enfants deviennent parents de leurs parents. Et « la fraternité familiale, par l’entremise du culte des morts qu’elle assure, engendre une nouvelle unité sociale »[2]. Les nouvelles paternité et maternité exercées par les enfants s’étendent « à une multiplicité de familles, à la communauté d’un peuple ». A l’origine, les deux dialectiques constitutives du rapport homme-femme se sont vécues dans l’union sexuelle. Désormais le rapport homme-nature s’enracine dans une terre, une patrie, terre des pères et des morts. Une fidélité nouvelle et une unité nouvelle sont créées. Par la fraternité, la paternité et la maternité deviennent « paternité et maternité de la Patrie ».⁠[3]


1. Id., p. 307.
2. Id., p. 314 note 4.
3. Id., pp. 312-313. On assiste donc à « l’avènement d’une paternité et d’une maternité aux dimensions de la Patrie par la médiation du culte des morts ; puis, à travers la genèse de l’État et de la Société, l’avènement d’une fraternité nationale qui se réfléchit et étend à toutes les consciences l’unité du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature, réalisée spontanément dans la conscience du prince. » ( Id., p. 326).

⁢d. La nation

Le jeu des dialectiques familiales ne s’arrête pas là. La paternité et la maternité de la Patrie ont élargi la fraternité familiale à l’échelle d’un peuple et vont le transformer en nation.

Comment ?

La paternité a poussé l’homme-maître à « dépasser sa domination en faveur de la famille ». De même, la paternité de la Patrie va exercer son autorité au bénéfice du peuple : le maître devient seigneur, puis prince, puis État. La dialectique conjugale qui interfère avec la dialectique du maître-esclave oriente « le travail servile et l’activité du maître vers une collaboration commune, au service de la liberté de tous et de chacun. » La maternité de la Patrie va jouer le même rôle que la femme au sein de la famille et va susciter « l’exigence d’une « chose commune », d’une « république » « . La tension paternité-maternité se transforme « en polarité de l’État et de la Société ». La fraternité du peuple « scelle l’interaction du politique et de l’économique réalisée sous l’influence de la paternité et de la maternité de la Patrie, et en retour s’en trouve par elles profondément transformée. » La fraternité qui implique « reconnaissance égale et réciproque […] informe progressivement le monde des habitudes et des coutumes jusqu’à permettre l’édification d’un ordre de droit, inspiré par un idéal de justice ». C’est par cette reconnaissance égale et réciproque que le peuple devient Nation.⁠[1]

Entre les nations maintenant, il y a soit une dissociation des deux dialectiques et c’est la guerre soit une « recomposition par la médiation d’une unité supérieure »[2]


1. Id., pp. 317-320. Notons encore qu’en période de paix, la dialectique maître-esclave s’estompe au profit de la dialectique homme-femme tandis qu’en période révolutionnaire, lutte à mort et lutte amoureuse se disputent : on veut, par exemple, un chef de son choix, des élections pour bannir la violence. (Id., p. 319). Le P. Fessard écrit : « La révolution est le moment de négation qui, dans l’existence de la communauté humaine comme en celle de tout être, est la condition du progrès. » (Id., p. 349).
2. Id., p. 321.

⁢e. Conclusion

Quels sont les ponts importants à retenir ?

Les dialectiques conjugale et familiale apportent une « amélioration essentielle et indispensable » à l’autre dialectique.⁠[1]

Désormais, « les termes de 'père’, 'mère’ et 'frère’ qualifient mieux les consciences concrètes, tant individuelles que sociales, que ceux de 'maître’ et d’'esclave’, d’'homme’ et de 'femme’ et d’'enfant’ . »⁠[2]

Enfin, nous avons assisté à la réconciliation de l’économique et du politique : « le pouvoir politique tend à y supprimer sa domination et à se faire « pouvoir public » au profit de ceux qu’il essaie d’élever à sa hauteur, selon l’essence de la paternité, et la collaboration économique, loin de satisfaire seulement les propres besoins des partenaires, tend non seulement à y engendrer des libertés nouvelles mais encore à leur en garantir l’exercice concret, selon l’essence de la maternité. »[3]

Une dernière remarque non négligeable : est exigé « l’engagement de la liberté humaine qui, à tout moment du parcours dialectique, se trouve soumise à une alternative, qui l’autorise soit au progrès, soit à l’arrêt, voire à la régression. » Les dialectiques « dessinent […] des figures ou des possibles de la liberté humaine ».⁠[4]

Arrivés à ce point de la réflexion, il nous faut reconnaître une insuffisance dans tout le processus décrit par le P. Fessard. Il nous a offert « un principe d’intelligibilité des événements du passé » mais qu’en est-il pour le présent et l’avenir ?

Se profile une troisième dialectique, celle du païen et du juif, qui est « la source des deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme ». Cette troisième dialectique est, selon la conviction du jésuite, « le seul principe qui permette d’[…]user avec exactitude » des deux autres.⁠[5]


1. Id., p. 327. Le jeu des deux dialectiques nous offre aussi la possibilité de discerner les idéologies totalitaires. Le nazisme présente l’homme sans femme car le maître n’a pas de rapport avec les nations esclaves. Le communisme, lui, se construit sur une femme sans homme puisque la société sans classes est sans État. (Id., p. 331).
2. Id., p. 329.
3. Id..
4. Id., p. 333.
5. Id., p. 340.