[1]
L’Ancien testament a brisé le destin, fatum, moira, qui pesait sur les cultures. Comme l’écrit Chantal Delsol, « l’irruption de la transcendance dans le monde clos de l’immanence fait émerger en même temps la liberté humaine. »[2] Et avec la liberté, l’espérance possible mais fragile, incertaine comme on le constate aujourd’hui où les hommes préfèrent la connaissance et la certitude par peur de l’échec. Ils souhaitent une vie sans risque, désengagée et préfèrent le bonheur matériel à la recherche de sens. Ainsi, leur liberté s’étouffe ou se corrompt en licence.
Quelle force donc pourra solidifier l’espérance sinon le Christ ?
Les pontifes qui, depuis Léon XIII, rappellent sans cesse la nécessité et l’urgence d’un engagement laïc dans la société, vivent l’espérance que le Christ a offerte au monde. Paul a développé une vraie théologie de l’espérance devenue vertu théologale.[3] C’est cette vertu qui donne au chrétien la force et la raison de marcher en dépit de tous les obstacles.
qu’espère le chrétien ? Le salut qui le débarrassera des finitudes et des malheurs en lui procurant le bonheur de participer à la gloire de Dieu. Il espère l’avènement plénier du Royaume de Dieu, déjà présent mais inachevé et le restera jusqu’au retour du Christ qu’il espère et qui signifiera la victoire définitive sur la mort.
Ainsi présentée, cette espérance chrétienne peut encore faire problème. Jean-Louis Brugès estime qu’« elle dévalue le présent au profit du futur : comment un être qui ne se saisirait que dans le présent, éviterait-il de douter d’elle, et même de la redouter ? Elle relativise le monde où nous évoluons, en invitant à regarder la « patrie d’en-haut » : comment ce monde ne protesterait-il pas contre un tel évidage ? »[4] Espérer Dieu et en Dieu renvoie le monde en arrière-plan de notre pèlerinage vers le Père. Autrement dit, l’espérance chrétienne n’est-elle pas démobilisante ?
A. Thomasset n’hésite pourtant pas à dire qu’elle « est peut-être la vertu la plus nécessaire dans temps d’incertitude, de doute, de démesure et de désespoir. » Humainement, elle est une attitude « liée à la confiance et à l’assurance que l’objet de son souhait est réalisable. » Paradoxalement, « elle désire ce qui n’est pas encore là, et en même temps elle voit déjà ce qui est espéré dans une vision anticipatrice et révélatrice. »[5] Mais qu’en est-il de l’espérance chrétienne ? qu’a-t-elle de particulier ?
Elle est parfois interprétée comme un » isolement sacral »[6], une pure attente du Ciel, une délivrance de ce monde mauvais dont il faut déjà, d’une manière ou d’une autre, nous retirer.
Que dit Paul ? L’espérance du chrétien est attachée, « comme une ancre de notre âme, sûre autant que solide »[7], à la promesse de Dieu : « parce que Dieu vous a choisis dès le commencement pour être sauvés par l’Esprit qui sanctifie et la foi en la vérité : c’est à quoi il vous a appelés par notre Évangile, pour que vous entriez en possession de la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. »[8] Dieu est fidèle et nous avons donc, dans les vicissitudes du monde et au milieu des tentation, à tenir bon[9].
Pour quoi ? En vue de quoi ? En vue d’aller au ciel ? Non, en vue, dit l’Écriture, de cieux nouveaux et d’une terre nouvelle[10] car nous ressusciterons corporellement à la suite du Christ ressuscité[11]. Il s’agit bien d’« une nouvelle création, humaine et cosmique, écrit Jean-Paul II, [qui] est inaugurée par la résurrection du Christ ».[12] Elle a donc déjà commencé.[13] Lorsque les pharisiens demandent à Jésus quand viendra le Royaume, « il leur répondit : « La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer, et l’on ne dira pas : « Voici : il est ici ! ou bien : il est là » Car voici que le Royaume de Dieu est au milieu de vous ». »[14]
Cette affirmation peut susciter, aujourd’hui comme hier, raillerie et moquerie[15]. Jean-Paul II nous explique[16] que « c’est là une attitude de découragement typique de ceux qui renoncent à tout engagement par rapport à l’histoire et à sa transformation. Ils sont convaincus que rien ne peut changer, que tout effort est destiné à rester vain, que Dieu est absent et ne s’intéresse absolument pas à ce minuscule point de l’univers qu’et la terre. Déjà dans le monde grec, certains penseurs enseignaient cette perspective et la deuxième Lettre de Pierre réagit peut-être aussi à cette vision fataliste des revers pratiques évidents. En effet, si rien ne peut changer, quel sens cela a-t-il que d’espérer ? Il n’y a qu’à se placer en marge de la vie et laisser le mouvement répétitif des affaires humaines s’accomplir selon son cycle perpétuel. Dans ce sillage, nombre d’hommes et de femmes sont désormais accablés au bord de l’histoire, sans plus aucune confiance, indifférents à tout, incapables de lutter et d’espérer. » A côté de ces gens ou parmi eux, il y en a qui « supposent des scénarios apocalyptiques d’irruption du Royaume de Dieu ». Ces attitudes contredisent l’attitude chrétienne. Ce que le Christ annonce, poursuit Jean-Paul II, c’est « la venue sans bruit des cieux nouveaux et de la terre nouvelle. Cette venue est semblable à la germination cachée et pourtant bien vivante de la semence jetée en terre.[17] Dieu est donc entré dans l’histoire de l’homme et du monde, et il avance silencieusement, attendant l’humanité avec patience, avec ses retards et ses conditionnements. Il respecte sa liberté, la soutient quand elle est saisie par le désespoir, la conduit d’étape en étampe, et l’invite à collaborer au projet de vérité, de justice et de paix du Royaume. L’action divine et l’engagement humain doivent donc aller étroitement de pair. » Tel est bien l’enseignement du concile : « Loin de détourner les hommes de la construction du monde et de les inciter à se désintéresser du sort de leurs semblables, le message chrétien leur en fait au contraire un devoir plus pressant. »[18]
Jean-Paul II conclut que, sans sombrer dans le sécularisme, « le chrétien doit aussi exprimer son espérance à l’intérieur même des structures de la vie séculière. Si le Royaume est divin et éternel, il est cependant semé dans le temps et dans l’espace : il est « au milieu de nous », comme le dit Jésus. […] Animé par une telle certitude, le chrétien parcourt avec courage les routes du monde, cherchant à suivre les pas de Dieu, et collaborant avec lui pour faire naître un horizon où « la miséricorde et la vérité se rencontreront, où la justice et la paix s’embrasseront » (Ps 84, 11) ».[19]
Sur les routes du monde, nous sommes à l’image d’Abraham qui est « l’exemple de l’espérance, celui qui a espéré en Dieu en dépit d’une situation sans espérance du point de vue humain. »[20]
Nous sommes à l’image du peuple hébreu : nous avons à marcher, à traverser les déserts, les terres inhospitalières, à nous maintenir dans la dynamique du bien commun qui par la grâce de Dieu et notre persévérance, advient pas à pas. Nous sommes sûrs que la terre promise est déjà en train de fleurir discrètement sous nos pas[21]. Nous savons que notre Église est en pèlerinage et que « la Puissance de la mort n’aura pas de force contre elle »[22]. Et même s’il apparaît qu’« aux hommes, c’est impossible, » se dire qu’« à Dieu tout est possible »[23].
Nous sommes à l’image de Paul, l’athlète, qui nous dit : »…oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus. »[24] Et ce n’est pas sans difficultés car « toute la création gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. Car notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait-on l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec constance. »[25]
En fin de compte, nous sommes à l’image du Christ, fermes et déterminés face à l’adversité[26]. Bien que nous soyons « déjà enfants de lumière », nous avons « encore à souffrir avec le Christ, car la plénitude du Royaume n’est pas encore venue » mais l’espérance nous permet, dans l’humilité, « de vivre dès maintenant dans la confiance et la patience de la pleine réalisation des promesses de Dieu. »[27]
On peut conclure avec Paul : « Nous nous glorifions dans l’espérance dans l’espérance de la gloire de Dieu. Que dis-je ? Nous nous glorifions encore des tribulations, sachant bien que la tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l’espérance. Et l’espérance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné. » Rm 5, 2-5.
Le chrétien est donc résolument optimiste, hier comme aujourd’hui. Pie X[28] écrivait: « Il est loisible assurément, à l’homme qui veut abuser de sa liberté, de violer les droits de l’autorité suprême du Créateur ; mais au Créateur reste toujours la victoire. Et ce n’est pas encore assez dire : la ruine plane de plus près sur l’homme justement quand il se dresse plus audacieux dans l’espoir du triomphe. C’est de quoi Dieu lui-même nous avertit dans les Saintes Écritures. « Il ferme les yeux, disent-elles, sur les péchés des hommes » (Sg 11, 24), comme oublieux de sa puissance et de sa majesté ; mais bientôt, après ce semblant de recul, « se réveillant ainsi qu’un homme dont l’ivresse a grandi la force » (Ps 77, 65), « il brise la tête de ses ennemis » (Ps 67, 22), afin que tous sachent que « le roi de toute la terre, c’est Dieu » (Ps 66, 8), « et que les peuples comprennent qu’ils ne sont que des hommes » (Ps 9, 20). » Plus simplement, Jean-Paul II déclarait devant des responsables politiques : « Nous ne sommes pas pessimistes en ce qui concerne l’avenir, parce que nous avons la certitude que Jésus-Christ est le Seigneur de l’histoire, et parce que nous avons dans l’Évangile la lumière qui éclaire notre chemin, même dans les moments difficiles et obscurs. »[29]