Dans son Discours de Suède, Albert Camus déclarait : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. mais sa tache est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. »[1]
Empêcher que le monde se défasse, restaurer une vraie paix, réconcilier travail et culture, refaire une arche d’alliance avec tous les hommes, tâche immense à laquelle il vaut la peine de se sacrifier ! Noble perspective, certes mais, une fois encore, où trouver énergie et assurance pour ainsi cheminer sans être sûr d’arriver ?[2] Dans un volontarisme stoïcien aussi rare peut-être qu’un écrivain aussi honnête intellectuellement que l’auteur de La peste ?[3]
A. Thomasset[4] n’hésite pas à écrire que « l’espérance est aussi une expérience commune, constitutive de l’existence humaine authentique ». dans la mesure où nous sommes tous des êtres de désir, l’espérance « est toujours présente dans toute relation sociale authentique. Mais aussi, mystérieusement, dans toute institution créée pour améliorer la vie et visant le bien commun. » L’éducation n’en est-elle pas un bel exemple de même que les institutions et organisations sociales ?
Même si le portrait du monde brossé par Camus paraît sombre, il esquisse un chemin possible de salut. Il y a là une marque d’espérance liée à la certitude de la liberté[5], l’ouverture d’un possible. Camus parle d’une « course folle » qui peut être mortelle mais qui est tentative d’échapper à un monde où la mort est certaine, à un monde de mort. La sagesse, le bon sens, voudrait que l’on se contente de ce que l’on a, que l’on accepte la finitude du monde, que l’on fasse éventuellement le gros dos face à l’adversité. L’espérance « représente le contraire même de la sagesse »[6], elle est ouverture au monde, à la nouveauté, elle est refus de la sédentarité, de l’enfermement, de l’acceptation, du renoncement. Elle est « révolutionnaire »[7]. Espérer, c’est croire, malgré tout. Et comme le montre Camus sans la nommer, « elle est ce qui permet de recommencer à vivre quand tombent les grandes catastrophes de la perversion humaine. »[8] Chantal Delsol pose la question : « à qui peut-on se fier en l’absence de Dieu ? » A qui se fie Camus ? En qui a-t-il confiance ? Chantal Delsol répond à sa place : l’humanité : « l’espérance se donne comme promesse de nos capacités. »[9]