Jacques Maritain s’insurge. Certes, devant l’état du monde, on peut être tenté d’abandonner tout engagement temporel et de se replier « sur le terrain strictement limité de la défense temporelle des intérêts religieux et des libertés religieuses, quoi qu’il en soit du reste. Une telle activité est indispensable à coup sûr, elle est nécessaire, elle n’est pas suffisante. Elle requiert impérieusement le chrétien, il ne doit pas s’y replier. » Aussitôt il ajoute, à l’instar des souverains pontifes, que le chrétien « ne doit être absent d’aucun domaine de l’agir humain, il est requis partout. Il lui faut travailler à la fois - en tant que chrétien - sur le plan de l’action religieuse (indirectement politique), et, - en tant que membre de la communauté spirituelle, - sur le plan de l’action proprement et directement temporelle et politique. »[1]
Autre repli qui n’est pas rare : c’est la nostalgie d’une époque où tout, pense-t-on, était différent. Ce repli sur le passé est paralysant c’est pourquoi aussi bien le philosophe que le cardinal nous invitent à plutôt regarder vers l’avenir. Il faut faire notre deuil du « bon vieux temps » qui, si l’on y regarde de plus près, n’a jamais été vraiment bon. Faire notre deuil de cette « chrétienté » dont rêvent encore quelques-uns et qui aurait été une société temporelle non pas pleinement idéale mais largement satisfaisante. Le cardinal Schwery nous conseille de « ne pas cultiver la nostalgie, ni sacraliser des expériences qui furent bonnes et fécondes »[2] « Il est « inutile de rêver dans l’utopie d’un retour en arrière vers « l’Occident chrétien ».[3]
S’arrêtant à ce concept de « chrétienté », Jacques Maritain considère que ce mot, pour lui, « désigne un certain régime commun temporel dont les structures portent, à des degrés et selon des modes fort variables du reste, l’empreinte de la conception chrétienne de la vie. » [4] Ceci étant défini, les chrétiens peuvent projeter d’établir une nouvelle chrétienté mais son avenir, dit-il, « dépend avant tout de la réalisation intérieure et plénière d’une certaine vocation profane chrétienne dans un certain nombre de cœurs »[5] Nous voilà donc renvoyés à notre responsabilité. Cette réalisation dépend de nous mais, de toute façon, elle ne reproduira pas le passé. Elle ne peut, dans les deux sens du verbe, le reproduire : « Il y a pour nous à imaginer un type de chrétienté spécifiquement distinct du type médiéval et commandé par un autre idéal historique que celui du Saint Empire »[6]. Ainsi, dans une société pluraliste telle que la nôtre, qui prône l’autonomie du temporel, il faut défendre « une conception chrétienne de l’État profane ou laïque »[7] Et Maritain de « rappeler à ce propos les déclarations faites par le cardinal Manning[8] à Gladstone[9] il y a une soixantaine d’années: « Si, demain, les catholiques étaient au pouvoir en Angleterre, pas une pénalité ne serait proposée, ni l’ombre d’une contrainte projetée sur la croyance d’un homme. Nous voulons que tous adhèrent pleinement à la vérité, mais une foi contrainte est une hypocrisie haïe de Dieu et des hommes. Si demain, les catholiques étaient, dans les royaumes d’Angleterre, la « race impériale », ils n’useraient pas de leur pouvoir politique pour troubler la situation religieuse héréditairement divisée de notre peuple. Nous ne fermerons pas une église, pas un collège, pas une école. Nos adversaires auraient les mêmes libertés dont nous jouissons comme minorité. »[10]
Quoi qu’il en soit, « nous avons à marcher »[11], écrit le cardinal Schwery, à « nous concentrer sur les brebis en désespoir et faire notre deuil du terrain perdu. » [12] Sans peur, sans désespérer car ne peut-on penser que la déchristianisation sur laquelle nous gémissons, a été annoncée depuis longtemps ? « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » se demandait Jésus lui-même.[13]
Mettons-nous en marche ! Comme disait l’ancien évêque d’Innsbruck Mgr Reinhold Stecher dans un langage très imagé : « L’Église n’est ni une boutique de mode spirituelle, ni un magasin d’antiquités, mais le peuple de Dieu en marche vers le Seigneur. »[14] Ne sommes-nous pas des fils d’Abraham ? L’injonction qu’il a entendue ne s’adresse-t-elle pas à nous aussi ? « Va, quitte ton pays »[15]. Que signifie être fidèle sinon, « forcément mourir un peu, parfois mourir beaucoup à soi-même, à ses idées, à ses projets personnels, à son milieu culturel local, etc.. »[16] Quitter sa tanière, sa sacristie, sa forteresse, sa nostalgie, et même ses rêves pour, devant le désarroi de la société « exercer la miséricorde »[17], face à toutes les pauvretés : « Il y a les privés de nourriture, d’argent, de travail, de domicile, privés d’estime et de respect, privés de justice, privés de formation, privés de parents, privés d’enfants, privés de sécurité… Paradoxalement, ceux qui se croient nantis, les voilà souvent privés : privés de bon sens, privés de pudeur, privés d’idéal et de générosité, privés de sens éthique et moral, privés de bonheur profond, privés de fidélité, privés de transcendance. » [18]
Le cardinal insiste : « …nous devons être réalistes : Jésus n’a pas choisi de nous retirer du monde, mais de nous envoyer en mission dans ce monde - tel qu’il est, et non tel que nous l’aurions rêvé. Notre mission consiste à rayonner les raisons d’espérer, donc à vivre dans la charité divine, puisque le mot « théologal » signifie « qui a Dieu pour objet ». Face à l’avenir, seule la vertu d’espérance donne une perspective « théologale ». »[19]
Quelle force peut nous inciter à marcher, à nous guider, à nous affermir, sinon l’espérance ?
N’oublions pas qu’il ne s’agit pas simplement de faire barrage à une grande dissolution mais d’« exercer la miséricorde » comme il a été dit, d’aller à la rencontre de toutes les pauvretés pour, à notre mesure, les combattre et rendre le monde un peu plus conforme au Royaume.[20]