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Chapitre 10 : Utopie ou espérance ?

Abraham, ayant persévéré, vit s’accomplir la promesse.

— He 6, 15

À regarder l’état du monde, il y a de quoi désespérer. Nous avons déjà dénoncé l’action délétère de l’hédonisme, du relativisme, de l’individualisme. Nous sommes confrontés chaque jour au spectacle ou aux ravages de la guerre, du terrorisme, du chômage. La mort imprègne notre culture déchristianisée : l’avortement, l’euthanasie sont devenus des actes banals. Le mariage est devenu aussi caduc que la différence des sexes. La nature elle-même dépérit par notre volonté de puissance et notre gourmandise. L’acte politique se déshumanise⁠[1], se gangrène sous l’assaut coups du népotisme, de la corruption, du populisme, du nationalisme. Les peuples semblent de plus en plus ingouvernables non seulement parce que les opinions s’éparpillent mais aussi parce que l’acte politique le plus insignifiant ou le plus nécessaire risque de susciter l’indignation, la colère, la révolte. Tout pouvoir est susceptible d’être contesté, celui des parents, des enseignants, des juges, des patrons, des représentants démocratiquement élus.

L’état de l’Église n’est pas plus réconfortant avec ses représentants, indignes, scandaleux, abuseurs. Elle est secouée aussi par les dissensions. Ses fidèles sont la cible préférée des intolérants et des fanatiques de tous bords.

Face à ce bouillonnement inquiétant, la tentation est forte de se replier sur soi, sur ses amis, sa famille, de claquemurer nos logis et nos sacristies et de nous abstraire de ce tohu-bohu.

Me sauver, sauver les miens, voilà l’essentiel. qu’ai-je à faire de ce monde qui passera de toute façon ?

L’Église prêche une doctrine sociale que tout contredit A quoi bon entretenir cette utopie, à quoi bon nous tenter de nous culpabiliser pour tenter de nous pousser à un combat perdu d’avance ?

L’Église - pour se donner bonne conscience ?- veut-elle nous arrimer à une utopie ?

Voilà la question que le lecteur, au terme de cette réflexion, se pose peut-être. N’est-il pas utopique de penser pouvoir « changer les choses » ? Fondamentalement, les principes sociaux chrétiens ont-ils quelque chance d’être entendus dans un monde livré, au mieux, au pragmatisme, et à tous les maux répertoriés plus haut ? qu’espérer en dehors d’un parti politique qui miraculeusement prendrait en main notre destin, sans un « prince » salvateur », homme providentiel, que Dieu nous enverrait ?


1. « La politique devient très vite l’affaire de techniciens alors qu’elle devrait être celle d’humanistes ». (LECAILLON Jean-Didier, La famille, source de prospérité, Régnier, 1995, p. 59). Déjà en 1936, J. Maritain remarquait que dans les pays imprégnés de catholicisme ou de protestantisme, « le temporel est dominé effectivement par la pensée de Machiavel, celle-ci apparaît dans l’ordre pratique comme l’hérésie la plus généralisée et la plus acceptée des temps modernes. » (op. cit.,p. 161). Le mal, c’est le « politicisme » « qui est proprement la corruption de la politique elle-même. » c’est-à-dire « une conception qui consiste non seulement à regarder la conquête des pouvoirs publics par un parti, ou la conquête du pouvoir politique par une classe, comme l’essentiel d’une « transformation substantielle » du régime de civilisation, mais plus profondément à se faire du politique lui-même une idée purement technique, - on regarde alors l’activité politique et sociale comme une activité amorale en elle-même, les faits sociaux comme de simples faits physiques particuliers, qu’il suffit de traiter suivant des lois purement techniques du moment que notre conduite privée reste soumise aux règles de la morale personnelle. Dans cette conception, le savoir politique est en définitive identifié à un art purement et simplement, à une technique, à un art subordonné peut-être du dehors chez tel ou tel à la morale, mais dont les fins propres et la texture propre sont étrangères à la morale ; ces fins seront par exemple uniquement l’existence matérielle, la puissance et la prospérité matérielle de l’État. » (Id., p. 218).

⁢i. La DSE, une utopie ?

Dans le langage courant, le mot « utopie » désigne un idéal, une vue politique ou sociale « qui ne tient pas compte de la réalité et apparaît comme chimérique », une « conception ou projet qui paraît irréalisable »[1]. On se souvient des critiques de Marx contre certaines formes utopiques de socialisme et même de communisme comme celles de Saint-Simon⁠[2], d’Owen⁠[3] ou encore de Fourier⁠[4]. Friedrich Engels publiera en 1880 Socialisme utopique et socialisme scientifique[5] livre composé d’extraits de l’Anti-Dühring (1878) où l’auteur oppose évidemment le socialisme scientifique au socialisme utopique. Pour ces auteurs, les utopies sont « des anticipations dogmatiques et des prescriptions doctrinaires qui manquent le mouvement réel de l’histoire, voire qui s’opposent à lui. »[6] Il n’empêche que le marxisme lui-même est considéré par beaucoup comme une utopie et un spécialiste de la pensée de Marx ; Henri Maler, ne le nie pas. Ce que Marx considère comme proprement utopique et condamnable chez ses prédécesseurs et de certains contemporains socialistes et communistes, c’est le moralisme et le volontarisme. Mais on peut détecter chez lui la « persistance d’une utopie mal démise » qui se fonde « sur l’insistance [dans son œuvre] d’une utopie promise. » Et si « le vocable d’utopie » est mouvant et même source de contradictions, « l’abandonner, c’est abandonner le combat dont il est l’enjeu ». En conclusion, Henri Maler se risque à dire que « l’utopie - le communisme - n’a de sens que comme pari, comme invention, comme idéal. »

Selon cet auteur, l’utopie « ne serait pas un mirage, mais une stratégie de transformation du réel. »[7]

Toujours à propos de Marx, un autre spécialiste⁠[8] estime aussi que Marx, loin « d’éliminer la force critique de l’utopie cherche à la conserver en écartant les faiblesses de l’utopisme. » Autrement dit, une utopie pourrait être mobilisatrice. Dans le même sens, d’autres auteurs distinguent utopie chimérique et utopie transformatrice et suggèrent, dans ce cas d’éviter l’adjectif « utopique » jugé péjoratif et de le remplacer par le néologisme : « utopien ».⁠[9]

Paul Ricoeur⁠[10] est bien conscient que l’utopie peut « n’être qu’une fuite du réel, une sorte de science-fiction appliquée à la politique », qu’elle « nous fait faire un saut dans l’ailleurs, avec tous les risques d’un discours fou et éventuellement sanguinaire » et que « la mentalité utopique s’accompagne d’un mépris pour la logique de l’action et d’une incapacité foncière à désigner le premier pas qu’il faudrait faire en direction de sa réalisation à partir du réel existant ». Mais, en réfléchissant à « la fonction sociale de l’imaginaire collectif » et cherchant à montrer les « corrélations profondes » entre l’idéologie et l’utopie, il découvre qu’« imaginer le non lieu[11], c’est maintenir ouvert le champ du possible » et qu’« il semble […] que nous ayons besoin de l’utopie dans sa fonction fondamentale de contestation et de projection dans un ailleurs radical, pour mener à bien une critique également radicale des idéologies. » En définitive, le mot « utopie » est devenu l’arme de défense de tout ordre établi contre ce qui le menace: « est, à la limite, utopique tout ce qui, pour les représentants d’un ordre donné, est tenu à la fois comme dangereux pour l’ordre et irréalisable dans n’importe quel ordre. »

Jacques Maritain⁠[12], dans son projet politique, proposait d’utiliser un tout autre vocabulaire. Se référant, notamment à Thomas More et quelques autres, utopie, pour lui, est « un être de raison, isolé de toute existence datée, et de tout climat historique particulier, exprimant un maximum absolu de perfection sociale et politique, et de l’architecture duquel le détail imaginaire est poussé aussi loin que possible, puisqu’il s’agit d’un modèle fictif proposé à l’esprit à la place de la réalité. » Même s’il reconnaît « l’importance que la phase dite utopique du socialisme a eue pour le développement ultérieur de celui-ci », il préfère, dans le cadre de sa philosophie chrétienne de la culture, parler d’« idéal historique concret ». Cet idéal historique concret n’est pas « un être de raison, mais une essence idéale réalisable (plus ou moins difficilement, plus ou moins imparfaitement, c’est une autre affaire, et non comme œuvre faite, mais comme œuvre se faisant), une essence capable d’existence et appelant l’existence pour un climat historique donné, répondant par suite à un maximum relatif (relatif à ce climat historique) de perfection sociale et politique, et présentant seulement - précisément parce qu’elle implique un ordre effectif à l’existence concrète, - les lignes de force et les ébauches ultérieurement déterminables d’une réalité future. » Autrement dit, l’idéal historique concret est, d’une manière générale, « une image prospective signifiant le type particulier, le type spécifique de civilisation auquel tend un certain âge historique. »⁠[13] Autrement dit encore, l’idéal historique concret permet « de préparer des réalisations temporelles futures »[14] sans recourir à l’utopie et sans passer par une phase semblable à celle qu’a connue le socialisme. Ainsi, la « nouvelle chrétienté »[15] qu’il espère n’a rien d’une utopie puisqu’« une utopie est […] un modèle à réaliser comme terme et comme point de repos,- et elle est irréalisable. Un idéal historique concret est une image dynamique à réaliser comme mouvement et comme ligne de force, et c’est à ce titre même qu’il est réalisable. »[16]

Cette perspective rejoint ce que disait François Schuiten cité au début de cet ouvrage : l’utopie, dans le bon sens du terme que nous pouvons donc remplacer par idéal historique concret, est « un possible qui n’a pas encore été expérimenté ».

L’utopie, considérée comme un idéal historique concret, peut donc jouer un rôle positif dans la mobilisation des consciences et des volontés. Le P. A. Thomasset ne craint pas d’écrire que « les religions, dont la tradition chrétienne, jouent […] un rôle utopique, au vrai sens du terme, en fournissant un imaginaire de convocation et de mobilisation qui oriente les énergies vers la construction sociale, et pour les chrétiens dans l’espérance du Royaume. A ce titre, l’Église est amenée à intervenir dans les débats de société, en proposant des perspectives à long terme, en interrogeant sur le sens ultime des actions, en rappelant les exigences éthiques d’une vie en commun telle qu’elle peut être considérée dans le projet de la Création et du Salut en Jésus-Christ. »[17]

On conçoit volontiers que ce rôle de « veilleur »⁠[18], de « prophète » est dévolu principalement à l’Église enseignante.

Mais qu’en est-il des laïcs engagés ? On l’a compris, leur rôle ne consiste pas simplement à parler, contester, témoigner. qu’en est-il de l’agir ? Quelle peut être leur espérance ?


1. R.
2. Claude-Henry de Rouvroy, comte de Saint-Simon,1760-1825.
3. Robert Owen, 1771-1858.
4. Joseph Fourier, 1768-1830
5. Ces expressions ont été forgées par Proudhon.
6. MALER Henri, Il était une fois un communiste allemand…​, Entretien avec Toni Negri et Michel Vakaloulis sur http://www.henri-maler.fr. Henri Maler, philosophe et chargé de cours de sciences politiques à l’université Paris VIII, est l’auteur de deux livres qui touchent à notre sujet : Congédier l’utopie ? L’utopie selon Karl Marx, L’Harmattan, 1994 et Convoiter l’impossible, L’utopie avec Marx, malgré Marx, Albin Michel, 1995.
7. Id..
8. PEQUIGNOT Bruno, Karl Marx : l’utopie, la raison et la science, in Quaderni, 1999, vol. 40, n° 1, pp. 97-111. Bruno Péquignot fut professeur à l’Université de Franche-Comté attaché au Laboratoire de Sociologie et d’anthropologie LASA-UFC et actuellement Directeur du département Médiation Culturelle de l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle.
9. BRYON-PORTET Céline et KELLER Céline, L’utopie maçonnique, Améliorer l’homme et la société, Dervy, 2015.
10. RICOEUR P., L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social, in Autres temps. Les cahiers du christianisme social, n° 2, 1984, pp. 53-64.
11. C’est bien l’étymologie d’« utopie » : ou-topos, lieu qui n’existe nulle part.
12. MARITAIN J., Humanisme intégral, op. cit..
13. Id., p. 134-135.
14. Conscient des lourdeurs et des faiblesses humaines, Maurice Maeterlinck va plus loin. Il estime qu’un très grand idéal est nécessaire à l’action la plus humble pour qu’elle évite le mal : « N’ayons pas peur d’avoir un idéal trop admirable pour qu’il puisse s’adapter à la vie. Il faut un fleuve de bonne volonté pour mettre en mouvement le moindre acte de justice ou d’amour. Il faut que nos idées soient dix fois supérieures à notre conduite pour que notre conduite soit simplement honnête. Il faut vouloir énormément le bien pour éviter un peu le mal. Aucune force en ce monde n’est sujette à déchet plus énorme que l’idée qui doit descendre dans l’existence quotidienne ; c’est pourquoi il est nécessaire d’être héroïque dans ses pensées pour être tout au plus acceptable ou inoffensif dans ses actions. » (MAERTERLINCK M., La sagesse et la destinée, Fasquelle, 1910, p. 235).
15. J. Maritain prend la peine d’expliquer longuement ce qu’il entend par « nouvelle chrétienté ». Il ne s’agit en aucun cas d’un retour au passé, d’une nostalgie d’un ordre moyenâgeux passé et dépassé. De plus, bien avant François qui nous rappelle que « le temps est supérieur à l’espace » (EG 222-225), le philosophe disait clairement que «  »…​c’est l’avenir lointain qui nous intéresse, parce que la marge de durée qui nous sépare de lui est assez vaste pour permettre les processus d’assimilation et de redistribution nécessaires, et pour ménager à la liberté humaine les délais dont elle a besoin quand elle s’efforce d’imprimer de nouvelles directions à la lourde masse sociale. » (Humanisme intégral, op. cit., pp.148-149).
16. Id., p. 263.
17. Interpréter et agir, Jalons pour une éthique chrétienne, Cerf, 2011, p. 398.
18. Id..

⁢ii. La tentation du repli

Jacques Maritain s’insurge. Certes, devant l’état du monde, on peut être tenté d’abandonner tout engagement temporel et de se replier « sur le terrain strictement limité de la défense temporelle des intérêts religieux et des libertés religieuses, quoi qu’il en soit du reste. Une telle activité est indispensable à coup sûr, elle est nécessaire, elle n’est pas suffisante. Elle requiert impérieusement le chrétien, il ne doit pas s’y replier. » Aussitôt il ajoute, à l’instar des souverains pontifes, que le chrétien « ne doit être absent d’aucun domaine de l’agir humain, il est requis partout. Il lui faut travailler à la fois - en tant que chrétien - sur le plan de l’action religieuse (indirectement politique), et, - en tant que membre de la communauté spirituelle, - sur le plan de l’action proprement et directement temporelle et politique. »[1]

Autre repli qui n’est pas rare : c’est la nostalgie d’une époque où tout, pense-t-on, était différent. Ce repli sur le passé est paralysant c’est pourquoi aussi bien le philosophe que le cardinal nous invitent à plutôt regarder vers l’avenir. Il faut faire notre deuil du « bon vieux temps » qui, si l’on y regarde de plus près, n’a jamais été vraiment bon. Faire notre deuil de cette « chrétienté » dont rêvent encore quelques-uns et qui aurait été une société temporelle non pas pleinement idéale mais largement satisfaisante. Le cardinal Schwery nous conseille de « ne pas cultiver la nostalgie, ni sacraliser des expériences qui furent bonnes et fécondes »[2] « Il est « inutile de rêver dans l’utopie d’un retour en arrière vers « l’Occident chrétien ».⁠[3]

S’arrêtant à ce concept de « chrétienté », Jacques Maritain considère que ce mot, pour lui, « désigne un certain régime commun temporel dont les structures portent, à des degrés et selon des modes fort variables du reste, l’empreinte de la conception chrétienne de la vie. » ⁠[4] Ceci étant défini, les chrétiens peuvent projeter d’établir une nouvelle chrétienté mais son avenir, dit-il, « dépend avant tout de la réalisation intérieure et plénière d’une certaine vocation profane chrétienne dans un certain nombre de cœurs »[5] Nous voilà donc renvoyés à notre responsabilité. Cette réalisation dépend de nous mais, de toute façon, elle ne reproduira pas le passé. Elle ne peut, dans les deux sens du verbe, le reproduire : « Il y a pour nous à imaginer un type de chrétienté spécifiquement distinct du type médiéval et commandé par un autre idéal historique que celui du Saint Empire »[6]. Ainsi, dans une société pluraliste telle que la nôtre, qui prône l’autonomie du temporel, il faut défendre « une conception chrétienne de l’État profane ou laïque »[7] Et Maritain de « rappeler à ce propos les déclarations faites par le cardinal Manning[8] à Gladstone[9] il y a une soixantaine d’années: « Si, demain, les catholiques étaient au pouvoir en Angleterre, pas une pénalité ne serait proposée, ni l’ombre d’une contrainte projetée sur la croyance d’un homme. Nous voulons que tous adhèrent pleinement à la vérité, mais une foi contrainte est une hypocrisie haïe de Dieu et des hommes. Si demain, les catholiques étaient, dans les royaumes d’Angleterre, la « race impériale », ils n’useraient pas de leur pouvoir politique pour troubler la situation religieuse héréditairement divisée de notre peuple. Nous ne fermerons pas une église, pas un collège, pas une école. Nos adversaires auraient les mêmes libertés dont nous jouissons comme minorité. »⁠[10]

Quoi qu’il en soit, « nous avons à marcher »[11], écrit le cardinal Schwery, à « nous concentrer sur les brebis en désespoir et faire notre deuil du terrain perdu. » ⁠[12] Sans peur, sans désespérer car ne peut-on penser que la déchristianisation sur laquelle nous gémissons, a été annoncée depuis longtemps ? « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » se demandait Jésus lui-même.⁠[13]

Mettons-nous en marche ! Comme disait l’ancien évêque d’Innsbruck Mgr Reinhold Stecher dans un langage très imagé : « L’Église n’est ni une boutique de mode spirituelle, ni un magasin d’antiquités, mais le peuple de Dieu en marche vers le Seigneur. »[14] Ne sommes-nous pas des fils d’Abraham ? L’injonction qu’il a entendue ne s’adresse-t-elle pas à nous aussi ? « Va, quitte ton pays »[15]. Que signifie être fidèle sinon, « forcément mourir un peu, parfois mourir beaucoup à soi-même, à ses idées, à ses projets personnels, à son milieu culturel local, etc.. »⁠[16] Quitter sa tanière, sa sacristie, sa forteresse, sa nostalgie, et même ses rêves pour, devant le désarroi de la société « exercer la miséricorde »[17], face à toutes les pauvretés : « Il y a les privés de nourriture, d’argent, de travail, de domicile, privés d’estime et de respect, privés de justice, privés de formation, privés de parents, privés d’enfants, privés de sécurité…​ Paradoxalement, ceux qui se croient nantis, les voilà souvent privés : privés de bon sens, privés de pudeur, privés d’idéal et de générosité, privés de sens éthique et moral, privés de bonheur profond, privés de fidélité, privés de transcendance. » ⁠[18]

Le cardinal insiste : « …​nous devons être réalistes : Jésus n’a pas choisi de nous retirer du monde, mais de nous envoyer en mission dans ce monde - tel qu’il est, et non tel que nous l’aurions rêvé. Notre mission consiste à rayonner les raisons d’espérer, donc à vivre dans la charité divine, puisque le mot « théologal » signifie « qui a Dieu pour objet ». Face à l’avenir, seule la vertu d’espérance donne une perspective « théologale ». »⁠[19]

Quelle force peut nous inciter à marcher, à nous guider, à nous affermir, sinon l’espérance ?

N’oublions pas qu’il ne s’agit pas simplement de faire barrage à une grande dissolution mais d’« exercer la miséricorde » comme il a été dit, d’aller à la rencontre de toutes les pauvretés pour, à notre mesure, les combattre et rendre le monde un peu plus conforme au Royaume.⁠[20]


1. Humanisme intégral, op. cit., p. 262.
2. SCHWERY, op. cit., p. 313.
3. Id., p. 316.
4. MARITAIN, op. cit., p.139.
5. Id., p.232.
6. Id., p.167.
7. Id., p.181.
8. Voir plus haut.
9. William Ewart Gladstone (1809-1898), fut quatre fois chancelier de l’Echiquier (chargé des finances et du trésor) et quatre fois Premier ministre britannique. Il fut, sans succès, partisan d’une large autonomie de l’Irlande.
10. Humanisme intégral, op. cit., p. 186. Maritain cite The vatican Decrees, London, 1875, pp. 93-94.
11. SCHWERY, op. cit., p. 317.
12. Op. cit., p. 316.
13. Lc 18, 8.
14. Cité in SCHWERY, op. cit., p. 319.
15. Gn 12, 1.
16. SCHWERY, op. cit., p. 321.
17. Id., p. 319.
18. Id., p. 320.
19. Id., p. 310.
20. En sachant bien qu’aucune réalisation humaine ne peut s’identifier au Royaume. Il n’existe pas et il n’existera jamais de cité chrétienne parfaite :  »…​lorsque nous parlons de la réalisation d’un idéal historique chrétien-temporel, ces mots doivent être bien entendus. Un idéal historique concret ne sera jamais réalisé comme terme ou comme chose faite (dont on puisse dire : « voilà, c’est fini, reposons-nous »), - mais comme mouvement, comme chose se faisant et toujours à faire (ainsi un être vivant, une fois né, continue de se faire). » (MARITAIN, Humanisme intégral, op. cit., p. 262).

⁢iii. L’espérance de l’athée

Dans son Discours de Suède, Albert Camus déclarait : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. mais sa tache est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. »[1]

Empêcher que le monde se défasse, restaurer une vraie paix, réconcilier travail et culture, refaire une arche d’alliance avec tous les hommes, tâche immense à laquelle il vaut la peine de se sacrifier ! Noble perspective, certes mais, une fois encore, où trouver énergie et assurance pour ainsi cheminer sans être sûr d’arriver ?⁠[2] Dans un volontarisme stoïcien aussi rare peut-être qu’un écrivain aussi honnête intellectuellement que l’auteur de La peste ?⁠[3]

A. Thomasset⁠[4] n’hésite pas à écrire que « l’espérance est aussi une expérience commune, constitutive de l’existence humaine authentique ». dans la mesure où nous sommes tous des êtres de désir, l’espérance « est toujours présente dans toute relation sociale authentique. Mais aussi, mystérieusement, dans toute institution créée pour améliorer la vie et visant le bien commun. » L’éducation n’en est-elle pas un bel exemple de même que les institutions et organisations sociales ?

Même si le portrait du monde brossé par Camus paraît sombre, il esquisse un chemin possible de salut. Il y a là une marque d’espérance liée à la certitude de la liberté⁠[5], l’ouverture d’un possible. Camus parle d’une « course folle » qui peut être mortelle mais qui est tentative d’échapper à un monde où la mort est certaine, à un monde de mort. La sagesse, le bon sens, voudrait que l’on se contente de ce que l’on a, que l’on accepte la finitude du monde, que l’on fasse éventuellement le gros dos face à l’adversité. L’espérance « représente le contraire même de la sagesse »[6], elle est ouverture au monde, à la nouveauté, elle est refus de la sédentarité, de l’enfermement, de l’acceptation, du renoncement. Elle est « révolutionnaire »[7]. Espérer, c’est croire, malgré tout. Et comme le montre Camus sans la nommer, « elle est ce qui permet de recommencer à vivre quand tombent les grandes catastrophes de la perversion humaine. »[8] Chantal Delsol pose la question : « à qui peut-on se fier en l’absence de Dieu ? » A qui se fie Camus ? En qui a-t-il confiance ? Chantal Delsol répond à sa place : l’humanité : « l’espérance se donne comme promesse de nos capacités. »[9]


1. Discours à la clôture des cérémonies de l’attribution des prix Nobel, Stockholm, le 10 décembre 1957.
2. « Si même le chemin de l’espérance ne devait mener nulle part, ce serait toujours un chemin d’honneur. L’homme est grandi par son espérance. » (DELSOL Chantal, Les pierres d’angle, A quoi tenons-nous ?, Cerf, 2014, p. 144.)
3. N’est-ce pas Camus qui, seul face aux intellectuels de son temps, a affirmé l’existence d’une nature humaine (L’homme révolté, Gallimard, 1951, p. 28), dénoncé le relativisme (id., p. 16), montré que l’absurde est contradictoire (id., pp. 19 et svtes), révélé les dangers du nihilisme et des philosophies de l’histoire (tout le livre serait à citer). On peut aussi, si l’on est pressé, lire L’exil d’Hélène et L’énigme (in Noces, suivi de l’Eté, Gallimard, 1959). C’est lui aussi qui refusa de considérer la foi comme une démission en protestant : « Peut-on écrire ce mot pour un saint Augustin (dont il connaissait l’œuvre) ou un Pascal ? » Et il donnait ce conseil précieux : « L’honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits. » Personnellement, il avouait : « Ne me sentant en possession d’aucune vérité absolue, je ne partirai jamais du principe que la conception chrétienne est illusoire, mais seulement de ce fait que je n’ai pu y entrer. » (cité in JUGNET Louis, Problèmes et grands courants de la philosophie, Cahiers de l’Ordre français, 1974, pp. 170-171).
4. Op. cit., p. 318.
5. « Si l’espérance se glisse dans l’incertitude du monde, c’est qu’elle répond à la liberté, dont elle soulève l’élan. « La liberté, disait Ellul, c’est l’expression éthique de l’homme qui espère » (ELLUL J., L’espérance oubliée, La Table Ronde, 2004, p. 232), au moins si nous nous considérons comme des créatures de l’avenir et non du destin ou de la fatalité. Ainsi l’espérance a-t-elle partie liée à la liberté et à l’aventure assumée de la vie. Parce que l’homme occidental revendique sa liberté, il lui faut entretenir l’espérance. Nous n’aurons pas l’une sans l’autre. » (DELSOL Chantal, op. cit., p. 142).
6. DELSOL Chantal, op. cit., p. 132.
7. « La contestation de l’espérance c’est, dans un tempos clos, dans une sécurité fermée, dans une organisation autocéphale, dans un système économique autonome, dans une politique totalitaire, l’insertion de l’ouverture, de la brèche, de l’hétéronomie, de l’incertitude, de la question. » (ELLUL J., op. cit., p. 241, cité in DELSOL Chantal, op. cit., p. 135.)
8. DELSOL Chantal, op. cit., p. 140.
9. Id..

⁢iv. qu’en est-il de l’espérance chrétienne ?

[1]

L’Ancien testament a brisé le destin, fatum, moira, qui pesait sur les cultures. Comme l’écrit Chantal Delsol, « l’irruption de la transcendance dans le monde clos de l’immanence fait émerger en même temps la liberté humaine. »[2] Et avec la liberté, l’espérance possible mais fragile, incertaine comme on le constate aujourd’hui où les hommes préfèrent la connaissance et la certitude par peur de l’échec. Ils souhaitent une vie sans risque, désengagée et préfèrent le bonheur matériel à la recherche de sens. Ainsi, leur liberté s’étouffe ou se corrompt en licence.

Quelle force donc pourra solidifier l’espérance sinon le Christ ?

Les pontifes qui, depuis Léon XIII, rappellent sans cesse la nécessité et l’urgence d’un engagement laïc dans la société, vivent l’espérance que le Christ a offerte au monde. Paul a développé une vraie théologie de l’espérance devenue vertu théologale.⁠[3] C’est cette vertu qui donne au chrétien la force et la raison de marcher en dépit de tous les obstacles.

qu’espère le chrétien ? Le salut qui le débarrassera des finitudes et des malheurs en lui procurant le bonheur de participer à la gloire de Dieu. Il espère l’avènement plénier du Royaume de Dieu, déjà présent mais inachevé et le restera jusqu’au retour du Christ qu’il espère et qui signifiera la victoire définitive sur la mort.

Ainsi présentée, cette espérance chrétienne peut encore faire problème. Jean-Louis Brugès estime qu’« elle dévalue le présent au profit du futur : comment un être qui ne se saisirait que dans le présent, éviterait-il de douter d’elle, et même de la redouter ? Elle relativise le monde où nous évoluons, en invitant à regarder la « patrie d’en-haut » : comment ce monde ne protesterait-il pas contre un tel évidage ? »[4] Espérer Dieu et en Dieu renvoie le monde en arrière-plan de notre pèlerinage vers le Père. Autrement dit, l’espérance chrétienne n’est-elle pas démobilisante ?

A. Thomasset n’hésite pourtant pas à dire qu’elle « est peut-être la vertu la plus nécessaire dans temps d’incertitude, de doute, de démesure et de désespoir. » Humainement, elle est une attitude « liée à la confiance et à l’assurance que l’objet de son souhait est réalisable. » Paradoxalement, « elle désire ce qui n’est pas encore là, et en même temps elle voit déjà ce qui est espéré dans une vision anticipatrice et révélatrice. »⁠[5] Mais qu’en est-il de l’espérance chrétienne ? qu’a-t-elle de particulier ?

Elle est parfois interprétée comme un » isolement sacral »[6], une pure attente du Ciel, une délivrance de ce monde mauvais dont il faut déjà, d’une manière ou d’une autre, nous retirer.

Que dit Paul ? L’espérance du chrétien est attachée, « comme une ancre de notre âme, sûre autant que solide »[7], à la promesse de Dieu : « parce que Dieu vous a choisis dès le commencement pour être sauvés par l’Esprit qui sanctifie et la foi en la vérité : c’est à quoi il vous a appelés par notre Évangile, pour que vous entriez en possession de la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. »[8] Dieu est fidèle et nous avons donc, dans les vicissitudes du monde et au milieu des tentation, à tenir bon⁠[9].

Pour quoi ? En vue de quoi ? En vue d’aller au ciel ? Non, en vue, dit l’Écriture, de cieux nouveaux et d’une terre nouvelle⁠[10] car nous ressusciterons corporellement à la suite du Christ ressuscité⁠[11]. Il s’agit bien d’« une nouvelle création, humaine et cosmique, écrit Jean-Paul II, [qui] est inaugurée par la résurrection du Christ ».⁠[12] Elle a donc déjà commencé.⁠[13] Lorsque les pharisiens demandent à Jésus quand viendra le Royaume, « il leur répondit : « La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer, et l’on ne dira pas : « Voici : il est ici ! ou bien : il est là » Car voici que le Royaume de Dieu est au milieu de vous ». »[14]

Cette affirmation peut susciter, aujourd’hui comme hier, raillerie et moquerie⁠[15]. Jean-Paul II nous explique⁠[16] que « c’est là une attitude de découragement typique de ceux qui renoncent à tout engagement par rapport à l’histoire et à sa transformation. Ils sont convaincus que rien ne peut changer, que tout effort est destiné à rester vain, que Dieu est absent et ne s’intéresse absolument pas à ce minuscule point de l’univers qu’et la terre. Déjà dans le monde grec, certains penseurs enseignaient cette perspective et la deuxième Lettre de Pierre réagit peut-être aussi à cette vision fataliste des revers pratiques évidents. En effet, si rien ne peut changer, quel sens cela a-t-il que d’espérer ? Il n’y a qu’à se placer en marge de la vie et laisser le mouvement répétitif des affaires humaines s’accomplir selon son cycle perpétuel. Dans ce sillage, nombre d’hommes et de femmes sont désormais accablés au bord de l’histoire, sans plus aucune confiance, indifférents à tout, incapables de lutter et d’espérer. » A côté de ces gens ou parmi eux, il y en a qui « supposent des scénarios apocalyptiques d’irruption du Royaume de Dieu ». Ces attitudes contredisent l’attitude chrétienne. Ce que le Christ annonce, poursuit Jean-Paul II, c’est « la venue sans bruit des cieux nouveaux et de la terre nouvelle. Cette venue est semblable à la germination cachée et pourtant bien vivante de la semence jetée en terre.[17] Dieu est donc entré dans l’histoire de l’homme et du monde, et il avance silencieusement, attendant l’humanité avec patience, avec ses retards et ses conditionnements. Il respecte sa liberté, la soutient quand elle est saisie par le désespoir, la conduit d’étape en étampe, et l’invite à collaborer au projet de vérité, de justice et de paix du Royaume. L’action divine et l’engagement humain doivent donc aller étroitement de pair. » Tel est bien l’enseignement du concile : « Loin de détourner les hommes de la construction du monde et de les inciter à se désintéresser du sort de leurs semblables, le message chrétien leur en fait au contraire un devoir plus pressant. »[18]

Jean-Paul II conclut que, sans sombrer dans le sécularisme, « le chrétien doit aussi exprimer son espérance à l’intérieur même des structures de la vie séculière. Si le Royaume est divin et éternel, il est cependant semé dans le temps et dans l’espace : il est « au milieu de nous », comme le dit Jésus. […] Animé par une telle certitude, le chrétien parcourt avec courage les routes du monde, cherchant à suivre les pas de Dieu, et collaborant avec lui pour faire naître un horizon où « la miséricorde et la vérité se rencontreront, où la justice et la paix s’embrasseront » (Ps 84, 11) ».⁠[19]

Sur les routes du monde, nous sommes à l’image d’Abraham qui est « l’exemple de l’espérance, celui qui a espéré en Dieu en dépit d’une situation sans espérance du point de vue humain. »[20]

Nous sommes à l’image du peuple hébreu : nous avons à marcher, à traverser les déserts, les terres inhospitalières, à nous maintenir dans la dynamique du bien commun qui par la grâce de Dieu et notre persévérance, advient pas à pas. Nous sommes sûrs que la terre promise est déjà en train de fleurir discrètement sous nos pas⁠[21]. Nous savons que notre Église est en pèlerinage et que « la Puissance de la mort n’aura pas de force contre elle »[22]. Et même s’il apparaît qu’« aux hommes, c’est impossible, » se dire qu’« à Dieu tout est possible »[23].

Nous sommes à l’image de Paul, l’athlète, qui nous dit :  »…​oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus. »⁠[24] Et ce n’est pas sans difficultés car « toute la création gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. Car notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait-on l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec constance. »⁠[25]

En fin de compte, nous sommes à l’image du Christ, fermes et déterminés face à l’adversité⁠[26]. Bien que nous soyons « déjà enfants de lumière », nous avons « encore à souffrir avec le Christ, car la plénitude du Royaume n’est pas encore venue » mais l’espérance nous permet, dans l’humilité, « de vivre dès maintenant dans la confiance et la patience de la pleine réalisation des promesses de Dieu. »[27]

On peut conclure avec Paul : « Nous nous glorifions dans l’espérance dans l’espérance de la gloire de Dieu. Que dis-je ? Nous nous glorifions encore des tribulations, sachant bien que la tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l’espérance. Et l’espérance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné. » Rm 5, 2-5.

Le chrétien est donc résolument optimiste, hier comme aujourd’hui. Pie X⁠[28] écrivait: « Il est loisible assurément, à l’homme qui veut abuser de sa liberté, de violer les droits de l’autorité suprême du Créateur ; mais au Créateur reste toujours la victoire. Et ce n’est pas encore assez dire : la ruine plane de plus près sur l’homme justement quand il se dresse plus audacieux dans l’espoir du triomphe. C’est de quoi Dieu lui-même nous avertit dans les Saintes Écritures. « Il ferme les yeux, disent-elles, sur les péchés des hommes » (Sg 11, 24), comme oublieux de sa puissance et de sa majesté ; mais bientôt, après ce semblant de recul, « se réveillant ainsi qu’un homme dont l’ivresse a grandi la force » (Ps 77, 65), « il brise la tête de ses ennemis » (Ps 67, 22), afin que tous sachent que « le roi de toute la terre, c’est Dieu » (Ps 66, 8), « et que les peuples comprennent qu’ils ne sont que des hommes » (Ps 9, 20). » Plus simplement, Jean-Paul II déclarait devant des responsables politiques : « Nous ne sommes pas pessimistes en ce qui concerne l’avenir, parce que nous avons la certitude que Jésus-Christ est le Seigneur de l’histoire, et parce que nous avons dans l’Évangile la lumière qui éclaire notre chemin, même dans les moments difficiles et obscurs. »[29]


1. Ceux qui souhaitent un texte court qui dise la foi de l’Église et la raison de son espérance peuvent lire la Déclaration Dominus Iesus sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, Congrégation pour la doctrine de la foi, 6 août 2000.
2. Op. cit., p. 127.
3. BRUGUES J.-L. rappelle que l’espérance n’est pas nécessairement considérée comme un bien. Pour les Anciens, elle était « une passion qui aveuglait le cœur de l’homme, et lui faisait perdre sa raison ». Plus près de nous, Chamfort [il s’agit de Nicolas de Chamfort (1741-1794) et non d’A. Chamfort, comme le nomme Bruguès qui n’est autre que le chanteur Alain Chamfort né en 1949] la dénonçait comme « un charlatan qui nous trompe sans cesse » et ajoutait :  »_ pour moi, le bonheur n’a commencé que lorsque je l’ai perdue_. ». Et même le chrétien Bernanos (1888-1948) la définit comme « un désespoir traversé, dépassé, surmonté ». (Bruguès, pp. 157-158).
4. Id., pp. 160-161.
5. Les vertus sociales, Justice, solidarité, compassion, hospitalité, espérance, Lessius, 2015, p. 279.
6. JEAN-PAUL II, Audience générale, 31 janvier 2001.
7. He 6, 16-20: « Les hommes jurent par un plus grand, et, entre eux, la garantie du serment met un terme à toute contestation. Aussi Dieu, voulant bien davantage faire voir aux héritiers de la promesse l’immutabilité de son dessein, s’engagea-t-il par un serment, afin que, par deux réalités immuables, dans lesquelles il est impossible à un Dieu de mentir, nous soyons puissamment encouragés - nous qui avons trouvé un refuge - à saisir fortement l’espérance qui nous est offerte. En elle, nous avons comme une ancre de notre âme, sûre autant que solide, et pénétrant par-delà le voile, là où est entré, pour nous, en précurseur, Jésus, devenu pour l’éternité grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech. »
8. 2 Th 2, 13-14.
9. « Dès lors, frères, tenez bon, gardez fermement les traditions que vous avez apprises de nous, de vive voix ou par lettre. Que notre Seigneur Jésus Christ lui-même ainsi que Dieu notre Père, qui nous aimés et nous a donné, par grâce, consolation éternelle et heureuse espérance, consolent vos cœurs et les affermissent en toute bonne œuvre et parole. » (2 Th 2, 15-17).
10. Déjà chez Is (65, 17) on lit cette promesse de Dieu : « voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle ». Dans le nouveau Testament, la description de leur avènement se précise : 2 P 3, 8-14: « Mais voici un point, très chers, que vous ne devez pas ignorer : c’est que devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour. Le Seigneur ne retarde pas l’accomplissement de ce qu’il a promis, comme certains l’accusent de retard, mais il use de patience envers vous, voulant que personne ne périsse, mais que tous arrivent au repentir. Il viendra le Jour du Seigneur, comme un voleur ; en ce jour, les cieux se dissiperont avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. Puisque toutes ces choses se dissolvent ainsi, quels ne devez-vous pas être par une sainte conduite et par les prières, attendant et hâtant l’avènement du Jour de Dieu, où les cieux enflammés se dissoudront et où les éléments embrasés se fondront. Ce sont de nouveaux cieux et une terre nouvelle que nous attendons selon sa promesse, où la justice habitera. C’est pourquoi, très chers, en attendant, mettez votre zèle à être sans tache et sans reproche, pour être trouvés en paix. » Ap 21, 1: « Alors j’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et il n’y avait plus de mer. »
11. 1 Co 15, 23-24.26.28: « En premier le Christ, et ensuite ceux qui seront au Christ lorsqu’il reviendra. Alors tout sera achevé, quand le Christ remettra son pouvoir royal à Dieu le Père […​] Et le dernier ennemi qu’il détruira, c’'eszt la mort […​] Ainsi, Dieu sera tout en tous. »
12. Audience générale du 31 janvier 2001.
13. « La résurrection n’est pas la négation de la création mais le commencement de la nouvelle création, le début de la transformation de la création.[…​] Notre espérance dernière n’est pas un ciel désincarné mais la résurrection de nos corps dans la nouvelle création » (THOMASSET A., op. cit., pp. 287-288).
14. Lc 7, 20-21.
15. Cf. 2 P 3, 3-4: « aux derniers jours, il viendra des railleurs pleins de raillerie, guidés par leurs passions. Il diront : « Où est la promesse de son avènement ? Depuis que les Pères sont morts, tout demeure comme au début de la création. »
16. Audience générale, 31 janvier 2001.
17. Cf. Mc 4, 26-29.
18. GS 34.
19. Audience générale, 31 janvier 2001. Jean-Paul II a développé ce thème dans ses Catéchèses du 31 janvier au 12 décembre 2001, publiées dans : Viens, Seigneur Jésus, Vers des cieux nouveaux et une terre nouvelle, Parole et Silence, 2019.
20. THOMASSET A., op. cit., p. 293. Cf. Rm 4, et 8. Chantal Delsol oppose à Abraham qui a été invité à quitter son pays pour une terre étrangère, Ulysse qui rentre chez lui après la guerre de Troie. Celui-ci inscrit son histoire dans une culture où le temps est cyclique ; l’autre est arraché à sa terre pour un voyage vers l’inconnu. Abraham incarne la nouveauté révélée par l’Ancien testament : « Ulysse a une demeure. Abraham n’a qu’un séjour : en lui enjoignant de quitter sa terre, Dieu lui laisse comprendre que ce n’était là qu’un séjour, et que la demeure se trouve dans un Ailleurs sans définition. […​] La terre promise existe, mais elle ne peut que symboliser la véritable demeure spirituelle des hommes, située ailleurs que sur cette terre. Ici-bas, l’homme n’a que des séjours. La brèche entre le séjour et la demeure, c’est l’espérance. » (DELSOL Ch., Les pierres d’angle, A quoi tenons-nous ?, Cerf, 2014, p. 130).
21. Les paraboles par lesquelles Jésus essaie de faire comprendre ce qu’est le Royaume de Dieu évoquent des « débuts minuscules » et des « résultats inattendus » (THOMASSET A., op. cit., p. 295) : que ce soit la parabole du grain de sénevé qui devient un arbre (Lc 13, 18) ou celle du levain enfoui dans trois mesures de farine « jusqu’à ce que le tout ait levé. » (Lc 13, 21). Résumant la pensée de Jürgen Moltmann sur l’espérance, Bruguès écrit (p. 160) que pour le théologien allemand, à cause de « la réalité de la résurrection » et de la proclamation de « l’avenir du Ressuscité », « l’espérance chrétienne ferait […​] éclater les contradictions de nos sociétés. Elle ne serait pas d’abord une consolation mais une protestation contre toutes les formes de souffrance ; elle inciterait les communautés chrétiennes à devenir des foyers de contestation permanente. » Certes mais, comme nous l’avons vu dès le départ, nous pouvons être aussi les humbles bâtisseurs de la civilisation de l’amour.
22. « Mt 16, 18. On traduit aussi : « les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur elle ».
23. Mt 16, 26.
24. Ph 3, 13-14.
25. Rm 8, 22-25.
26. Cf. THOMASSET A., op. cit., p. 300.
27. Id., pp. 285-286.
28. Lettre encyclique E supremi, 4 octobre 1903.
29. Discours à l’occasion du Jubilé des responsables de gouvernements, des parlementaires et des hommes politiques, 5 novembre 2000.

⁢a. La petite fille Espérance

On se souvient de ce poème de Charles Péguy qui montre que c’est l’espérance, cette petite fille, cette vertu dont on parle peu, qui fait progresser ses deux grandes sœurs, la foi et la charité. De même que nos propres enfants, aussi petits soient-ils, à peine nés et même avant leur naissance, nous font avancer:

Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance.
Et je n’en reviens pas.
Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.

Car mes trois vertus, dit Dieu.
Les trois vertus mes créatures.
Mes filles mes enfants.
Sont elles-mêmes comme mes autres créatures.
De la race des hommes.
La Foi est une Épouse fidèle.
La Charité est une Mère.
Une mère ardente, pleine de cœur.
Ou une sœur aînée qui est comme une mère.
L’Espérance est une petite fille de rien du tout.
Qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière.
Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.

[…]

C’est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.
Cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus.

[…]

C’est elle, cette petite, qui entraîne tout.
Car la Foi ne voit que ce qui est.
Et elle elle voit ce qui sera.
La Charité n’aime que ce qui est.
Et elle elle aime ce qui sera.

[…]

L’Espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera
Dans le futur du temps et de l’éternité.

L’espérance est une petite fille. Chantal Delsol nous explique que celui qui espère est « jeune, même sous des apparences trompeuses. Car c’est l’enfant qui espère, et attend l’ouverture des mondes. Il sait ce qu’est une aurore, et l’attente permanente du nouveau. L’enfant est celui qui n’a pas encore fait d’inventaire. […] C’est pourquoi le Nouveau Testament appelle à ressembler aux enfants. la tentation permanente de l’adulte est de se croire achevé, et c’est en ce sens qu’il lui faut rester un enfant : se savoir inachevé. »[1]


1. Op. cit., p. 136.