Dans un autre style, souvent très imagé et parfois incisif, le pape François va reprendre et, à certains endroits, accentuer encore les invitations pressantes de ses prédécesseurs.
On n’est pas chrétien à mi-temps ou à temps partiel
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On est chrétien à plein temps pour la raison simple et impérieuse que « le kérygme possède un contenu inévitablement social » et qu’il y a donc une « connexion intime entre évangélisation et promotion humaine, qui doit nécessairement s’exprimer et se développer dans toute l’action évangélisatrice » qui suppose « la priorité absolue de « la sortie vers le frère » »[2], « jusqu’aux périphéries existentielles »[3]. Il ne s’agit pas seulement d’annoncer aux personnes quelles qu’elles soient le Christ ressuscité mais bien de « devenir ferment de vie chrétienne dans toute la société »[4]. Citant le pape Jean-Paul II, François déclare nettement que « la conversion chrétienne exige de reconsidérer « spécialement tout ce qui concerne l’ordre social et la réalisation du bien commun. »[5]. » La conclusion s’impose, malgré l’opinion laïciste si répandue même parmi les chrétiens : « On ne peut plus affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle existe seulement pour préparer les âmes pour le ciel. »[6] On ne peut reléguer « la religion dans la secrète intimité des personnes, sans aucune influence sur la vie sociale et nationale, sans se préoccuper de la santé des institutions de la société civile, sans s’exprimer sur les événements qui intéressent les citoyens. » La charité doit donc bien avoir une dimension politique car « la proposition de l’Évangile ne consiste pas seulement en une relation personnelle avec Dieu. Et notre réponse d’amour ne devrait pas s’entendre non plus comme de petits gestes personnels en faveur de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de « charité à la carte », une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre conscience. »[7] L’activité des laïcs « n’est pas épuisée par l’assistance caritative, mais elle doit s’étendre aussi à un engagement pour la croissance humaine. Non seulement l’assistance, mais aussi le développement de la personne. Assister les pauvres est une chose bonne et nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. »[8]
Les laïcs en première ligne
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Les laïcs sont donc bien en première ligne, « au sein des réalités terrestres pour servir le bien de l’homme […], imprégner de valeurs chrétiennes les domaines » où ils opèrent.[10]
Dans cette position, ils ont besoin d’« une formation plus complète »[11] , une « formation humaine et spirituelle »[12] . L’exigence est forte car, espère François, ce seront des « laïcs bien formés, animés par une foi paisible et limpide, dont la vie a été touchée par la rencontre personnelle et miséricordieuse avec l’amour de Jésus-Christ, […] laïcs qui risquent, qui se salissent les mains, qui n’aient pas peur de se tromper, qui aillent de l’avant […] laïcs avec une vision de l’avenir, qui ne soient pas enfermés dans les broutilles de la vie, […] qui aient le goût de l’expérience de la vie, qui osent rêver. »[13]
Pour la formation intellectuelle, « nous disposons, rappelle François, d’un instrument très adapté dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. »[14]
Cette formation complète est indispensable pour entamer le dialogue avec la société : « Un tel dialogue est particulièrement important, car il favorise la compréhension mutuelle et encourage une plus grande coopération pour le bien commun. »[15] Depuis le concile Vatican II, « Le dialogue, et tout ce qu’il comporte, nous rappelle que personne ne peut se contenter d’être spectateur ni simple observateur. Tous, du plus petit au plus grand, sont des acteurs de la construction d’une société intégrée et réconciliée. Cette culture est possible si nous participons tous à son élaboration et à sa construction. La situation actuelle n’admet pas de simples observateurs des luttes d’autrui. Au contraire, c’est un appel fort à la responsabilité personnelle et sociale. »[16]
Les relations prêtre-laïc
De manière saisissante, François insiste, comme ses prédécesseurs, sur l’égale dignité de tous les membres du peuple de Dieu en fonction de leur seul baptême : « Personne n’a été baptisé prêtre ni évêque. Ils nous ont baptisés laïcs et c’est le signe indélébile que personne ne pourra effacer. […] L’Église n’est pas une élite de prêtres, de personnes consacrées, d’évêques, mais […] nous formons tous le saint peuple fidèle de Dieu. »[17] Tout pasteur est appelé à « servir »[18], à « chercher le moyen de pouvoir encourager, accompagner et stimuler toutes les tentatives et les efforts qui sont déjà faits aujourd’hui pour maintenir vivante l’espérance et la foi dans un monde plein de contradictions, spécialement pour les plus pauvres, spécialement avec les plus pauvres. »
A la lumière de ces vérités, très logiquement, François va particulièrement s’attaquer au cléricalisme qu’il considère comme un frein à la mission des laïcs » car il « annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple. Le cléricalisme conduit à une homologation du laïcat ; en le traitant comme un « mandataire », il limite les différentes initiatives et efforts et, si j’ose dire, les audaces nécessaires pour pouvoir apporter la Bonne Nouvelle de l’Évangile dans tous les domaines de l’activité sociale et surtout politique. Le cléricalisme, loin de donner une impulsion aux différentes contributions et propositions, éteint peu à peu le feu prophétique dont l’Église tout entière est appelée à rendre témoignage dans le cœur de ses peuples. Le cléricalisme oublie que la visibilité et la sacramentalité de l’Église appartiennent à tout le peuple de Dieu (cf. LG 9-14), et pas seulement à quelques élus et personnes éclairées. » La condamnation est radicale dans la mesure où le cléricalisme « tente de contrôler et de freiner l’onction de Dieu sur les siens. » Rappelons-nous la juste liberté des laïcs réclamée par Pie XII, la juste autonomie des réalités temporelles, comme disait le Concile et comme l’a bien développé Jean-Paul II. Rappelons-nous aussi que les laïcs ne sont pas des collaborateurs du clergé mais qu’ils sont coresponsables de l’Église. Et dans leur mission principale qui est l’animation chrétienne du monde, « ce n’est jamais au pasteur de dire au laïc ce qu’il doit faire ou dire, il le sait bien mieux que . Ce n’est pas au pasteur de devoir établir ce que les fidèles doivent dire dans les différents milieux. » Le rôle du pasteur est d’encourager, de promouvoir « la charité et la fraternité, le désir du bien, de la vérité et de la justice. »[19] Autrement dit encore si l’on n’a pas compris : « Les laïcs sont simplement l’immense majorité du peuple de Dieu. À leur service, il y a une minorité : les ministres ordonnés. »[20]
Les pasteurs doivent s’adapter à ce qui est dit et répété depuis plus d’un demi-siècle dans l’Église : les laïcs ont en priorité le devoir de s’engager dans le monde et leurs pasteurs, par le fait même, doivent éviter « la tentation de penser que le laïc engagé est celui qui travaille dans les œuvres de l’Église et/ou dans les affaires de la paroisse ou du diocèse, et nous avons peu réfléchi sur la façon d’accompagner un baptisé dans sa vie publique et quotidienne ; sur la façon dont, dans son activité quotidienne, avec les responsabilités qui lui incombent, il s’engage en tant que chrétien dans la vie publique. Sans nous en rendre compte, écrit François au cardinal Ouellet, nous avons généré une élite laïque en croyant que ne sont laïcs engagés que ceux qui travaillent dans les affaires « des prêtres », et nous avons oublié, en le négligeant, le croyant qui bien souvent brûle son espérance dans la lutte quotidienne pour vivre sa foi. Telles sont les situations que le cléricalisme ne peut voir, car il est plus préoccupé par le fait de dominer les espaces que de générer des processus. »[21]
Le cléricalisme est un mal qui vient d’un « aveuglement confortable et autosuffisant où tout finit par sembler licite »[22]. Il s’agit d’« une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église »[23], une attitude « qui annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple. »[24] Le cléricalisme, « favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup des maux que nous dénonçons aujourd’hui. »[25] Le cléricalisme, en somme, c’est « penser que l’Église est seulement représentée par des prêtres, constitués en une hiérarchie de pouvoir, et pas une communauté solidaire de croyants témoins de l’Évangile. »[26]
Mais qu’en est-il de l’orthodoxie, diront certains ? Les laïcs ne vont-ils pas faire n’importe quoi ? Non, s’ils sont formés comme on ne cesse d’y insister depuis Pie XII : « si la fidélité est vraiment vécue, d’autres liens [juridiques notamment] ne sont pas nécessaires. Par conséquent, dit François aux laïcs, votre forme de vie évangélique est à pratiquer dans un contexte de laïcité et de liberté. » Fidélité à l’Église, à son Pasteur suprême, à leur enseignement.[27] L’important est que « l’ordre temporel soit imprégné et perfectionné par L’Esprit du Christ et ordonné à la venue de son Règne. »[28]
Si les laïcs « se croient incapables de remplir une telle tâche », les pasteurs ont la tâche de « leur communiquer une profonde reconnaissance de leur appel et […] leur offrir des expressions concrètes de soutien et d’orientation pour qu’ils puissent répondre à cet appel avec générosité et courage. »[29]
C’est aussi la mission du Conseil pontifical pour les laïcs[30] qui doit être considéré « non pas comme un organe de contrôle mais comme centre de coordination, d’étude, de consultation, destiné à « inciter les laïcs à prendre part à la vie et à la mission de l’Église […] en tant que membres d’associations […] ou comme fidèles individuels »[31]. » Ce Conseil est là pour « inciter », « pousser » »_ les fidèles laïcs à s’impliquer toujours davantage et mieux dans la mission évangélisatrice de l’Église, non par « délégation » de la hiérarchie mais dans la mesure où leur apostolat « est participation à la mission salvifique de l’Église, à laquelle tous sont désignés par le Seigneur par le moyen du baptême et de la confirmation » (LG 33). Et c’est la porte d’entrée. on entre dans l’Église par le baptême, non par l’ordination sacerdotale ou épiscopale, on entre par le baptême ! Et nous sommes tous entrés par la même porte. C’est le baptême qui fait de tous les fidèles laïcs des disciples missionnaires du Seigneur, sel de la terre, lumière du monde, levain qui transforme la réalité de l’intérieur_. »
Cette certitude fait de l’Église une « communauté évangélisatrice » une « Église qui sort en permanence », avec un « laïcat en sortie »[32], bref, une Église qui sait prendre sans peur l’initiative, aller à la rencontre, chercher ceux qui sont loin et arriver aux carrefours des routes pour inviter les exclus ».[33]