Nous l’avons entendu à plusieurs reprises : « l’animation chrétienne de l’ordre temporel constitue l’engagement spécifique des fidèles laïcs »[1], c’est leur tâche première.
Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.
iv. Jean-Paul II et l’animation chrétienne de l’ordre temporel
a. Pourquoi ?
Faut-il, de nouveau, expliquer la nécessité de travailler à « changer le monde » ?
Lors du cinquantenaire de l’encyclique « Rerum novarum », Pie XII rappelait que « de la forme donnée à la société, en harmonie ou non avec les lois divines, dépend et s’infiltre le bien ou le mal des âmes ». Il faut donc « créer des conditions sociales qui n’ont de valeur que pour rendre à tous possible et aisée une vie digne de l’homme et du chrétien ».[1] Et le Concile Vatican II constatait que « la civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu. »[2]
De son côté, à la clôture du concile, le 7 décembre 1965, le pape Paul VI apportait un autre argument de poids : « Toute cette richesse doctrinale est tournée dans une seule direction : servir l’homme. L’homme dans toutes ses conditions, dans toutes ses infirmités, dans toutes ses nécessités. »[3] A cet homme que l’Église veut servir, à cet homme qui est « la première route et la route fondamentale de l’Église »[4] , comme Jean-Paul II le rappellera sans cesse et partout, le salut n’est pas offert simplement à son âme mais à son être concret, entier, intégral, un être immergé dans une réalité historique particulière, un être de relations, personnel et social.[5] Le « but unique » de l’Église est « d’exercer sa sollicitude et ses responsabilités à l’égard de l’homme qui lui a été confié par le Christ lui-même […]. Il ne s’agit pas de l’homme « abstrait », mais réel, de l’homme « concret », « historique ». Il s’agit de chaque homme, parce que chacun est inclus dans le mystère de la rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère. » [6]
Parce que les « réalités temporelles », « profanes », autrement dit le « monde » ou le « siècle » intéresse Dieu, il doit donc intéresser l’Église qui est « réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire »[7]. Les laïcs doivent en priorité assumer cette dimension séculière de l’Église. Or aujourd’hui le monde occidental surtout se sécularise c’est-à-dire que la plupart de nos contemporains estiment que les « réalités temporelles » relèvent de la seule responsabilité de l’homme et que Dieu n’a rien à voir dans cette dimension de l’existence.
L’intérêt d’un Dieu incarné et de son Église pour le monde relève de leur amour pour les hommes, de la charité au sens le plus large du terme et donc « la charité n’est pas pour l’Église une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature. Elle est une expression de son essence elle-même, à laquelle elle ne peut renoncer. »[8] Déjà Pie XI, en son temps, avait attiré l’attention des fidèles sur la dimension « politique » de la charité.[9]
Et donc, si l’homme a des droits inaliénables, « il a aussi le devoir de travailler au bien commun, de porter du fruit[10], de transformer l’ordre social et de permettre à chacun, par un partage juste et équitable, d’avoir sa place dans la société et de jouir des fruits de la terre ».[11]
Dans cette optique, Jean-Paul II souhaite avec « la collaboration des Églises locales […] un nouvel élan en faveur de l’étude, de la diffusion et de l’application de cette doctrine dans les multiples domaines. »[12] Et cela aussi bien dans les anciens pays communistes que dans les pays occidentaux ou encore dans le Tiers-Monde.[13] Les œuvres de justice qui en naîtront seront profitables, avec la grâce de Dieu, d’abord aux plus pauvres de toutes sortes mais aussi aux autres catégories de personnes sans exclusive.[14]
b. Comment ?
En vivant intégralement sa foi en tout et partout, sans séparer vie personnelle et vie sociale où le laïc[1] sera guidé par la doctrine sociale de l’Église qu’il doit étudier et appliquer partout où l’appellent ses responsabilités.
qu’est-ce que cette doctrine sociale ?
Jean-Paul II a raconté sa genèse aux participants à la session inaugurale de l’Académie des Sciences sociales : « Au cours du dix-neuvième siècle, l’Église a été interpellée par les conséquences souvent dramatiques de la première industrialisation pour la condition des travailleurs, comme par l’anthropologie qui s’est développée. Sa réaction a été avant tout motivée par un souci pastoral : projeter la lumière de l’Évangile sur les défis toujours nouveaux que doivent relever les hommes.[…] A partir de l’encyclique Rerum novarum, « la Grande Charte qui doit être le fondement de toute activité chrétienne en matière sociale »[2], l’Église a articulé en une doctrine cohérente l’ensemble des principes moraux contenus dans la Révélation et développés par le Magistère au cours de l’histoire ; cette doctrine sociale donne les critères moraux pour la décision et l’action dans la vie personnelle, familiale et sociale ; elle présente la vision intégrale de l’homme, sa dignité intrinsèque, sa nature spirituelle et sa destinée ultime.[…] Les principes de la dignité de la personne, de sa nature sociale, de la destination universelle des biens, de la solidarité, de la subsidiarité, que l’Église déduit de l’anthropologie de la Création, demeurent valides dans toutes les formes de société comme des appels au dépassement des contraintes que les systèmes pratiques finissent toujours par faire peser sur les hommes. » Il s’agit de principes fondamentaux immuables et universels à incarner dans des situations diverses et changeantes et donc « il importe à l’Église de poursuivre l’élaboration de sa doctrine sociale et de la perfectionner grâce à une collaboration étroite avec les mouvements sociaux catholiques et avec les experts dans les disciplines sociales ».[3] Il précisera ailleurs que « La doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi. Elle n’est pas non plus une idéologie[4], mais la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien. C’est pourquoi elle n’entre pas dans le domaine de l’idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale.
L’enseignement et la diffusion de la doctrine sociale font partie de la mission d’évangélisation de l’Église. Et, s’agissant d’une doctrine destinée à guider la conduite de la personne, elle a pour conséquence l’« engagement pour la justice » de chacun suivant son rôle, sa vocation, sa condition.
L’accomplissement du ministère de l’évangélisation dans le domaine social, qui fait partie de la mission prophétique de l’Église, comprend aussi la dénonciation des maux et des injustices. Mais il convient de souligner que l’annonce est toujours plus importante que la dénonciation, et celle-ci ne peut faire abstraction de celle-là qui lui donne son véritable fondement et la force de la motivation la plus haute. »[5]
Après le pontificat de Paul VI[6], certains ont cru que l’Église avait pris ses distances par rapport son enseignement social[7] alors que le concile dans Gaudium et spes en avait rappelé les grandes lignes et que Paul VI avait créé la Commission pontificale Justice et paix, puis publié en 1967 une encyclique fondamentale sur le développement des peuples Populorum progressio, suivie en 1971 d’une lettre apostolique au cardinal Roy Octogesima adveniens à l’occasion du 80e anniversaire de l’encyclique Rerum novarum.
d’emblée, à peine élu (16 octobre 1978), Jean-Paul II, le 28 février 1979, quatre mois après son élection, prononce un important discours lors de l’ouverture des travaux de la IIIe Conférence générale de l’ épiscopat latino-américain (CELAM), à Puebla au Mexique[8]. Il rappelle aux évêques le « patrimoine riche et complexe » de la doctrine sociale de l’Église et leur demande de sensibiliser leurs fidèles à cette doctrine : « faire confiance de manière responsable à cette doctrine sociale, même si certains cherchent à semer le doute et la défiance à son égard, l’étudier sérieusement, chercher à l’appliquer, l’enseigner, lui être fidèle est, pour un fils de l’Église, une garantie de l’authenticité de son engagement dans les devoirs sociaux difficiles et exigeants, et de ses efforts en faveur de la libération ou de la promotion de ses frères. »[9]
Le synode de 1987 insistera : « Cette doctrine doit se trouver déjà dans le programme de base de la catéchèse et être expliquée dans des sessions spécialisées ainsi que dans les écoles et universités. Il convient de noter que la doctrine sociale de l’Église est dynamique, c’est-à-dire qu’elle s’adapte aux circonstances de temps et de lieux. Les pasteurs ont le droit et le devoir de proposer des principes de moralité en matière d’ordre social comme en d’autres domaines ; tous les chrétiens doivent s’employer à la défense des droits de l’homme ; mais l’engagement actif dans les partis politiques est réservé aux laïcs. »[10]
Cent ans après Rerum novarum, Jean-Paul II n’hésitera pas à écrire que « La « nouvelle évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église, apte, aujourd’hui comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis du temps présent, dans un contexte de discrédit croissant des idéologies. Comme à cette époque, il faut répéter qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et de qualification morale qui convient. »[11] Et il répétera : « la doctrine sociale a, par elle-même, la valeur d’un instrument d’évangélisation. »[12]
c. Les moyens offerts
Le pontificat de Jean-Paul II va offrir de nombreux « moyens » au service de l’engagement de « tous les hommes de notre temps, qu’ils croient en Dieu ou qu’ils ne le reconnaissent pas explicitement ». En effet, même s’il est indispensable que les fidèles laïcs veillent à leur formation spirituelle[1] autant qu’à leur formation doctrinale, il n’empêche, que, de par leur nature, les principes fondamentaux développés dans cette doctrine peuvent séduire tout esprit qui cherche le bien commun d’une communauté. Il s’agit de « propositions » qui « ont pour but d’aider tous les hommes […] à percevoir avec une plus grande clarté la plénitude de leur vocation, à rendre le monde plus conforme à l’éminente dignité de l’homme, à rechercher une fraternité universelle, appuyée sur des fondements plus profonds, et, sous l’impulsion de l’amour, à répondre généreusement et d’un commun effort aux appels les plus pressants de notre époque. »[2] En même temps, cette « doctrine sociale a par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation : en tant que telle, à tout homme elle annonce Dieu et le mystère du salut dans le Christ, et, pour la même raison, elle révèle l’homme à lui-même. Sous cet éclairage, et seulement sous cet éclairage, elle s’occupe du reste : les droits humains de chacun et en particulier du « prolétariat », la famille et l’éducation, les devoirs de l’État, l’organisation de la société nationale et internationale, la vie économique, la culture, la guerre et la paix, le respect de la vie depuis le moment de la conception jusqu’à la mort. »[3]
Au point de vue des Institutions, tout d’abord, notons que Jean-Paul II, en 1988, transforme la Commission pontificale Justice et paix en Conseil pontifical qu’il ouvre aux laïcs. Il crée en 1994 l’Académie pontificale des sciences sociales dont les membres sont des spécialistes « des savants de différentes compétences » venus du monde entier choisis non en fonction de leurs convictions intimes mais en fonction de leur expertise dans « les grandes disciplines des sciences sociales: philosophie, sociologie, démographie, histoire, droit, politique, économie ». Les problèmes que connaît le monde montrent en effet « combien il est important de renforcer la contribution des sciences sociales pour envisager des solutions aux problèmes concrets des personnes, solutions fondées sur la justice sociale. » Cette académie doit aider « à comprendre la place centrale de la personne humaine dans tout programme de développement. »[4] L’Église doit être en dialogue avec toutes les disciplines qui s’occupent de l’homme et être ouverte aux expériences des hommes dans leurs situations particulières et diverses.[5] Elle appelle la collaboration de tous les hommes de bonne volonté athées ou croyants d’autres religions. [6]
Au point de vue du contenu de l’enseignement social, trois grandes encycliques sociales vont développer et actualiser la pensée de l’Église sur des questions essentielles[7] : Laborem exercens, en 1981, sur le travail, Sollicitudo rei socialis en 1987 sur le développement des peuples et Centesimus annus qui, en 1991, pour le 100e anniversaire de Rerum novarum, embrasse nombre de problèmes politiques, sociaux et économiques.
La famille, cellule de base de la société, n’est certes pas oubliée, elle est au cœur de l’Exhortation apostolique Familiaris consortio en 1981 suivie, en 1983 par une Charte des droits de la famille.
Deux autres encycliques précisent encore certains aspects de la morale sociale : Veritatis splendor en 1993 à propos de la notion de vérité et Evangelium vitae en 1995 sur toutes les questions qui touchent à la vie et à sa défense.
La Congrégation pour la doctrine de la foi dont le préfet était le cardinal Ratzinger, apporta, elle aussi, sa contribution à travers deux instructions : Libertatis nuntius sur quelques aspects de la théologie de la libération en 1984 et Libertatis conscientia en 1986 sur la liberté chrétienne et la libération.
Ce n’est pas tout !
Pour rendre l’enseignement plus accessible encore et toucher le plus grand nombre, le Catéchisme de l’Église catholique paru en 1992 présente dans sa troisième partie les fondements de la doctrine sociale et une introduction à cette doctrine à partir du commentaire des « 10 commandements ». De plus, le catéchisme stipule pour mobiliser les consciences : « La priorité reconnue à la conversion du cœur n’élimine nullement, elle impose, au contraire, l’obligation d’apporter aux institutions et aux conditions de vie, quand elles provoquent le péché, les assainissements convenables pour qu’elles se conforment aux normes de la justice, et favorisent le bien au lieu d’y faire obstacle. »[8] Et le catéchisme, à son tour, rappelle qu’« Il n’appartient pas aux pasteurs de l’Église d’intervenir directement dans la construction politique et dans l’organisation de la vie sociale. Cette tâche fait partie de la vocation des fidèles laïcs, agissant de leur propre initiative avec leurs concitoyens. L’action sociale peut impliquer une pluralité de voies concrètes ; elle sera toujours en vue du bien commun et conforme au message évangélique et à l’enseignement de l’Église. Il revient aux fidèles laïcs d’animer les réalités temporelles avec un zèle chrétien et de s’y conduire en artisan de paix et de justice. »[9]
Plus concrètement encore, le Conseil pontifical Justice et paix publie en 2000 un Agenda social qui réunit une collection de textes du Magistère et ensuite, en 2004-2005, un Compendium de la doctrine sociale de l’Église, un outil exceptionnel, unique dans l’histoire de l’Église, qui, de manière condensée et rigoureuse, aborde toutes les questions que l’on peut se poser dans la vie sociale.
Quant aux prêtres, ils ne sont pas oubliés. Leur mission étant de nourrir leurs frères laïcs spirituellement mais aussi de leur rappeler leur tâche première, ils auront eu l’occasion, lors de leur propre formation de découvrir tout ce qu’il était nécessaire de savoir pour aider les laïcs, dans la mesure où séminaires et autres lieux de formation auront tenu compte, dans leurs programmes, des Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale publiées en 1989 par la Congrégation pour l’éducation catholique.
En même temps, le Code de droit canon va s’adapter à la nouveauté.
Dans le code de droit canon de 1917, dans la troisième partie consacrée aux « laïques », seuls deux canons concernaient les personnes. Dans le canon 682, il est simplement reconnu aux « laïques » le droit « de recevoir du clergé, conformément aux règles de la discipline ecclésiastique, les biens spirituels et spécialement les secours nécessaires au salut ». Le canon 683 concerne le port de l’habit. Tous les autres canons concernent les « associations de fidèles » et règlent leurs rapports avec l’autorité ecclésiastique : le Siège apostolique ou l’Ordinaire du lieu.[10]
En 1983, le nouveau code va consacrer la liberté dont peuvent jouir les laïcs et donner aux associations « distinctes des instituts de vie consacrée et des sociétés de vie apostolique » de divers types, un plus large éventail de possibilités que précédemment. Les associations peuvent rassembler soit les clercs, soit les laïcs ou les clercs et les laïcs et leurs buts sont variés : il peut s’agir de « favoriser une vie plus parfaite, promouvoir le culte public ou la doctrine chrétienne, ou exercer d’autres activités d’apostolat, à savoir des activités d’évangélisation, des œuvres de piété ou de charité, et l’animation de l’ordre temporel par l’esprit chrétien. »[11] Quant aux fidèles, ils « ont la liberté de constituer des associations par convention privée conclue entre eux , pour poursuivre les fins dont il s’agit au canon 298 §1, restant sauves les dispositions du canon 301 § 1 » : « Il appartient à la seule autorité ecclésiastique compétente d’ériger les associations de fidèles qui se proposent d’enseigner la doctrine chrétienne au nom de l’Église ou de promouvoir le culte public, ou encore qui tendent à d’autres fins dont la poursuite est réservée de soi à l’autorité ecclésiastique ».
Enfin, tous les nombreux voyages apostoliques qui ont mené Jean-Paul II aux quatre coins du monde, seront autant d’occasion de reprendre l’essentiel de l’enseignement de l’Église sur les missions des fidèles laïcs.
Un exemple entre cent.
Lors de sa première visite en Belgique, en 1985[12], Jean-Paul II a rappelé que « comme l’homme n’est pas un individu isolé mais est pris dans un réseau d’influences sociales que les médias amplifient, il faut refaire le tissu chrétien de la société ».[13] qu’est-ce à dire sinon qu’il faut une « « métamorphose » progressive de la communauté humaine en Royaume de Dieu. Pour l’avènement de ce Royaume, pour que notre monde d’ici-bas en devienne de plus en plus l’ébauche, la participation des laïcs est absolument indispensable et leur engagement décisif. » Les laïcs sont « à la fois membres de l’Église et membres de la société ». Ils ne peuvent « sacrifier ou mettre en veilleuse un de ces aspects. » Leur « terrain d’action est à la fois l’Église et le monde. » Dans le monde, il leur incombe de témoigner explicitement en se référant « à la personne de Jésus-Christ, à ses paroles, aux attitudes typiquement évangéliques dont il a donné le goût au monde. […] Mais au-delà de ce témoignage explicite de la foi, ou plutôt à travers lui, c’est tout l’ordre temporel qu’il s’agit de renouveler, c’est l’animation chrétienne du monde qu’il faut assumer[14], comme préparation du Royaume de Dieu ». C’est sur cette tâche que Jean-Paul II, à son habitude, va insister particulièrement en s’adressant aux laïcs[15] car, comme la Constitution Gaudium et spes déjà l’affirmait : « En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus, envers Dieu lui-même. […] C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre ».[16] Evidemment, ce n’est pas une mince affaire : « Le chantier est immense. Il couvre tous les secteurs de la vie Il s’agit de « pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de la communauté où chacun vit »[17], et en ce sens, de surmonter la rupture entre Évangile et culture » A cet endroit, Jean-Paul II renvoie à un passage de l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi : « il ne s’agit pas seulement de prêcher l’Évangile dans des tranches géographiques toujours plus vastes ou à des populations toujours plus massives, mais aussi d’atteindre et comme de bouleverser par la force de l’Évangile les critères de jugement, les valeurs déterminantes, les points d’intérêt, les lignes de pensée, les sources inspiratrices et les modèles de vie de l’humanité, qui sont en contraste avec la Parole de Dieu et le dessein du salut. »[18] Pour que progresse ce dessein, il n’y a pas une seule voie qui serait royale et que tous devraient suivre : « les chemins sont divers et complémentaires ».[19] Et Jean-Paul II demande aux évêques de respecter cette diversité : « L’évêque […] doit éviter de laisser des groupes particuliers exercer l’apostolat de manière exclusive, car l’apostolat est ouvert à tous, peut être l’œuvre de tous, par des approches diverses. »[20] Tous, en effet, ont une « coresponsabilité ecclésiale et doivent avoir « une estime réciproque, la conviction d’une complémentarité bénéfique, d’une concertation nécessaire. » Personne n’est exempt de cette tâche : « tous les baptisés, les simples chrétiens sont concernés ». Ils assument leur « propre responsabilité » et leurs « décisions pour les initiatives à promouvoir. » C’est leur mission. « Tout en étant fidèle à l’inspiration du message évangélique, aux principes et orientations de l’Église, un laïc peut en arriver à des jugements pratiques ou à des engagements concrets qui sont différents de ceux d’autres laïcs, chrétiens engagés. Le Concile, en insistant sur cette responsabilité propre, a aussi demandé de ne pas trop facilement présenter telle ou telle option concrète comme la seule qui soit expression du message évangélique lui-même. Il a recommandé aux laïcs de ne pas s’enfermer dans leurs choix, mais de dialoguer sincèrement entre eux, de chercher à s’éclairer mutuellement, de respecter les convictions des autres, et de garder la charité, d’avoir le souci du bien commun[21], et d’attendre des pasteurs, non pas une solution concrète et immédiate de tout problème, ni la caution officielle de telle ou telle option pratique, mais des principes sûrs, des lumières et des forces spirituelles. »
Comment tous les laïcs engagés sur des chemins divers en fonction de leurs situations et de leurs charismes particuliers vont-ils pouvoir travailler dans le même sens ? Par une formation adéquate bien sûr. Jean-Paul II interpelle directement son auditoire laïc pour qu’il soit réellement et efficacement au « service de l’homme »[22] : « En fait, il vous est demandé de vous former un bon jugement chrétien, un discernement spirituel et pastoral. S’appliquant aux réalités complexes du monde, ce jugement suppose le respect des lois propres à chaque discipline et une véritable compétence. mais il suppose en même temps que vous soyez familiarisés avec l’Évangile, que vous soyez conduits par l’esprit de l’Église, soumis à son Magistère, que vous ayez bien assimilé la doctrine sociale de l’Église, que vous soyez mus par la charité chrétienne, que vous alimentiez votre vigueur apostolique à la prière et aux sacrements[23]. » Le Saint Père dissipe, pour terminer, les réticences de ceux qui estimeraient se dévoyer en s’engageant ainsi dans le monde et les rassure : « Il ne faut pas craindre le rôle public que les chrétiens peuvent accomplir pour la promotion de l’homme et le bien du pays, dans le plein respect de la liberté religieuse et civile de tous et de chacun. » Tout ce que les laïcs font « pour un monde plus humain selon la ligne de Gaudium et spes », dans tous les « milieux sociaux et professionnels, au niveau des mentalités et des structures de la société, est un témoignage rendu à l’Évangile. C’est un témoignage d’Église en union avec [les] évêques et avec le successeur de Pierre. C’est une contribution au Règne de Dieu demandé dans le Notre Père. »[24]
Reste à assurer cette formation. A ce point de vue, le pape, proposant l’autoformation, reprend une idée qui avait été lancée par les évêques belges et qui fait un peu écho aux fameuses « cellules » dont avait parlé Pie XII en son temps. Il souhaite que l’on mette « davantage en pratique la suggestion que les évêques belges proposaient dans leurs lettres pastorales sur l’Europe et sur la crise » : « la formation « d’équipes d’espérance ». Il s’agit de petits groupes de chrétiens qui échangent leurs expériences. Ils confrontent leur vie avec l’Évangile. Ils s’encouragent. Avec un minimum d’organisation, ces groupes d’amis peuvent se constituer et avoir leur rôle dans tous les domaines : dans les milieux économiques et sociaux, dans les groupements professionnels, dans les milieux des sports, des loisirs et de la culture. Ce sont de petites communautés vigoureuses, missionnaires, qui veulent mettre l’Évangile en pratique. »[25]