[1]
Pie XII va élargir la perspective de ses prédécesseurs soulignant sans aucune ambigüité, non seulement l’importance capitale des laïcs dans la mission globale de l’Église et spécialement sur le terrain temporel mais aussi leur relative autonomie par rapport à la hiérarchie. C’est l’esquisse de la doctrine qui sera proclamée lors du concile Vatican II[2].
L’enseignement de Pie XII[3] est original à plusieurs titres, notamment sur le plan méthodologique. Les grandes hérésies modernes[4] ont été bien analysées et dénoncées par ses prédécesseurs ; aussi Pie XII va-t-il s’employer surtout à développer les moyens de construire une société plus humaine et plus chrétienne en indiquant très concrètement aux divers groupes sociaux et professionnels qu’il rencontre[5] les moyens d’y parvenir. Il ne s’emploie pas à écrire une grande encyclique sociale mais précise aux différentes catégories de personnes auxquelles il s’adresse comment dans leur situation, dans leur métier, faire vivre un christianisme intégral en éclairant leur quotidien des principes fondamentaux qui doivent les inspirer.[6] Les laïcs, premiers apôtres, comme l’écrivait Pie XI, sont donc bien au premier plan ou plus exactement, comme le soulignait volontiers le futur cardinal Cardijn, « en première ligne ».[7] Plus radicalement encore, Pie XII dira:
« Les laïcs sont l’Église »
[8]
Conformément aux enseignements du Christ, Pie XII ne considère pas les laïcs comme des subalternes. Il s’insurge même à deux reprises contre l’expression « émancipation des laïcs »[9]. Le dictionnaire[10] nous apprend que le mot « émancipation » appartient à la langue du droit et désigne « un acte par lequel un mineur est affranchi de la puissance paternelle ou de la tutelle ». Au figuré, c’est l’« action de s’affranchir, de se dégager d’une autorité ». Emanciper les laïcs insinuerait donc qu’ils ne sont ni adultes ni libres. Or, selon « la nature réelle de l’Église et son caractère social, rappelle Pie XII, tous les fidèles, sans exception, sont membres du Corps mystique du Christ. »[11] Tous « sont appelés à collaborer à l’édification et au perfectionnement du Corps mystique du Christ. » Les laïcs ne sont ni « des enfants, des mineurs […], dans le royaume de la grâce, tous sont regardés comme adultes ». Et donc ce serait une erreur de distinguer « un élément purement actif, les autorités ecclésiastiques, et d’autre part, un élément purement passif, les laïcs. » Tous les membres de l’Église « sont des personnes libres et doivent donc être actifs. » Qui plus est, étant acquis le respect dû à la dignité du prêtre, « le laïc a des droits, et le prêtre de son côté doit les reconnaître. Le laïc a droit à recevoir des prêtres tous les biens spirituels afin de réaliser le salut de son âme et de parvenir à la perfection chrétienne ; quand il s’agit des droits fondamentaux du chrétien, il peut faire valoir ses exigences ; c’est le sens et le but même de toute la vie de l’Église qui est ici en jeu, ainsi que la responsabilité devant Dieu du prêtre et du laïc. » Pie XII résume sa pensée dans cette formule : « la communauté est en définitive au service des individus et non inversement ». Formule où l’on retrouve le vrai sens de l’autorité, quelle qu’elle soit, y compris l’ecclésiastique : un service.[12]
Pie XII rappelle, en 1957, la figure des laïcs « qui savent assumer toutes leurs responsabilités », telle qu’il l’avait dessinée en 1946[13]: des hommes élevés, au sein de l’Église, à la perfection de leur être et de leur vitalité, « des hommes constitués dans leur intégrité inviolables comme images de Dieu ; des hommes fiers de leur dignité personnelle et de leur saine liberté ; des hommes justement jaloux d’être les égaux de leurs semblables en tout ce qui concerne le fonds le plus intime de la dignité humaine ; des hommes attachés de façon stable à leur terre et à leurs traditions ; […] voilà, ajoutait-il, ce qui donne à la société humaine son fondement solide, et lui procure sécurité, équilibre, égalité, développement normal dans l’espace et le temps. »
L’action de tous, sans exception, est nécessaire et urgente[14], comme le répètent ses prédécesseurs depuis Léon XIII, et elle n’est pas facultative : « Le premier point qu’il faut se rappeler, Nous semble-t-il, est celui de la nécessité de l’action, d’une action clairement conçue et voulue avec fermeté. Toute attitude d’acceptation passive des événements, de laisser-aller, toute forme de quiétisme[15] inerte est à rejeter. »[16] Et donc, aucun alibi même spirituel, comme dira Jean-Paul II, ne peut dispenser de l’action.
Le champ d’action des laïcs
L’Église a besoin des laïcs pour deux raisons. Tout d’abord parce que la pénurie de prêtres est déjà, à l’époque, de plus en plus sensible[17] et qu’elle « menace de le devenir encore davantage. »[18] Mais l’engagement des laïcs est surtout indispensable parce que l’apostolat doit atteindre tous les domaines temporels, tous les milieux[19] et que « le clergé a besoin de se réserver avant tout pour l’exercice de son ministère proprement sacerdotal, où personne ne peut le suppléer »[20].
Le champ d’action des laïcs est donc immense. Alors que beaucoup pensent que l’accomplissement du devoir d’état est, bien sûr, louable mais obligatoire et ne fait pas partie de l’apostolat proprement dit, Pie XII estime au contraire qu’« il est malaisé de tracer la ligne de démarcation à partir de laquelle commence l’apostolat des laïcs proprement dit ». Il reconnaît « la puissante et irremplaçable valeur, pour le bien des âmes, de ce simple accomplissement du devoir d’état par des millions et des millions de fidèles consciencieux et exemplaires. »[21]
qu’en est-il de l’Action catholique ?
Alors que Pie XI, nous l’avons vu, tout au long de son pontificat, a cherché à promouvoir prioritairement l’Action catholique, Pie XII a une position plus nuancée et plus ouverte. Certes, il confirme son importance mais met en garde cette organisation contre deux tentations: celle de se confondre avec l’apostolat hiérarchique (celui du clergé, Pape, évêques, prêtres) et celle de s’octroyer le monopole de l’apostolat des laïcs.
Le premier danger est donc la cléricalisation du laïc[22] : « L’acceptation par le laïc d’une mission particulière, d’un mandat de la hiérarchie, si elle l’associe de plus près à la conquête spirituelle du monde, que mène l’Église sous la direction de ses pasteurs, ne suffit pas à en faire un membre de la hiérarchie, à lui donner les pouvoirs d’ordre et de juridiction qui restent étroitement liés à la réception du sacrement de l’ordre, à ses divers degrés. » L’apostolat des laïcs reste toujours tel « et ne devient pas « apostolat hiérarchique », même quand il s’exerce par mandat de la hiérarchie. »[23]
Pie XII dénonce ensuite avec insistance l’exclusivité de l’action que l’Action catholique voudrait se réserver. Certes, « l’Action catholique porte toujours le caractère d’un apostolat officiel des laïcs » mais elle « ne peut pas […] revendiquer le monopole de l’apostolat des laïcs, car, à côté d’elle subsiste l’apostolat laïc libre. »[24] Pie XII réagit ainsi contre ceux qui considèrent que « toutes les organisations qui n’entrent pas dans le cadre de l’Action catholique […] apparaissent de moindre authenticité, d’importance secondaire, semblent moins appuyées par la hiérarchie et restent comme en marge de l’effort apostolique essentiel du laïcat. […] Bien plus, on en viendrait en pratique à jeter l’exclusive et à fermer le diocèse aux mouvements apostoliques qui ne portent pas l’étiquette de l’Action catholique. »[25] Pie XII dira encore que « l’Action catholique n’a pas davantage, par sa propre nature, la mission d’être à la tête des autres associations et d’exercer sur celles-ci un rôle de patronage en quelque sorte faisant autorité. Le fait qu’elle est placée sous la direction immédiate de la Hiérarchie ecclésiastique ne comporte pas en soi une telle conséquence. En réalité, c’est la fin propre de chaque organisation qui détermine son mode de direction. Et il peut fort bien arriver que cette fin ne réclame ni ne rende même opportune cette direction immédiate ; mais ce n’est pas pour cela que ces organisations cessent d’être catholiques et unies à la Hiérarchie. »[26]
Et qu’en est-il de la liberté des laïcs au sein des organisations ?
Tout apostolat est soumis à la hiérarchie mais il ne faut pas mal interpréter cette réalité comme nous allons le voir et comme nous le verrons encore plus loin.
Précisément, au point de vue des rapports avec la hiérarchie, les liens peuvent varier.
La dépendance « la plus étroite » est « pour l’Action catholique ; celle-ci représente en effet, l’apostolat officiel des laïcs ; elle est un instrument entre les mains de la hiérarchie, elle doit être comme le prolongement de son bras ; elle est de fait soumise par nature à la direction du supérieur ecclésiastique. »
d’autres associations jouissent de plus de liberté : « d’autres œuvres d’apostolat des laïcs, organisées ou non, peuvent être laissées davantage à leur libre initiative, avec la latitude que demanderaient les buts à atteindre. Il va de soi que, en tous cas, l’initiative des laïcs, dans l’exercice de l’apostolat, doit se tenir toujours dans les limites de l’orthodoxie et ne pas s’opposer aux légitimes prescriptions des autorités ecclésiastiques compétentes. »[27]
Il en est de même lorsque Pie XII s’adresse aux femmes : « Bien que l’Église refuse de voir limiter indûment le champ de son autorité, elle ne supprime ni ne diminue de ce fait la liberté et l’initiative de ses enfants. La hiérarchie ecclésiastique n’est pas toute l’Église, et elle n’exerce pas son pouvoir de l’extérieur à la manière d’un pouvoir civil, par exemple, qui traite avec ses subordonnés sur le seul plan juridique. Vous êtes des membres du Corps mystique du Christ, insérés en lui-même dans un organisme animé par un seul Esprit, vivant d’une seule et même vie. L’union des membres avec la tête n’implique nullement qu’ils abdiquent leur autonomie ou qu’ils renoncent à exercer leurs fonctions ; bien au contraire, c’est de la tête qu’ils reçoivent l’impulsion, qui leur permet d’agir avec force et précision, en parfaite coordination avec tous les autres membres, pour le profit du corpos entier. » Et il ajoutera même, très clairement, devant ses interlocutrices que dans l’apostolat, « l’initiative individuelle […] a sa fonction à côté d’une action d’ensemble organisée et menée par le moyens des diverses associations. Cette initiative de l’apostolat laïc se justifie parfaitement, même sans « mission » préalable explicite de la hiérarchie ».[28]
Dans tous les cas, les laïcs exerceront leur apostolat sous leur propre responsabilité : « Quand nous comparons l’apôtre laïque, ou plus exactement le fidèle de l’Action catholique, à un instrument aux mains de la hiérarchie selon l’expression devenue courante, Nous entendons la comparaison en ce sens que les supérieurs ecclésiastiques usent de lui à la manière dont le Créateur et Seigneur use des créatures raisonnables comme instruments, comme causes secondes, « avec une douceur pleine d’égards »[29]. qu’ils en usent donc avec la conscience de leur grave responsabilité, les encourageant, leur suggérant des initiatives et accueillant de bon cœur celles qui seraient proposées par eux, et selon l’opportunité, les approuvant avec largeur de vue. Dans les batailles décisives, c’est parfois du front que partent les plus heureuses initiatives. »[30]
Aux clercs, il déclare : « Nous louons ce travail apostolique des laïcs et Nous vous exhortons, chers fils, à lui faire bon accueil, à l’encourager et, surtout , à le laisser se développer librement, soit que ces groupes demeurent dans les limites de la paroisse ou qu’ils s’étendent également à l’extérieur, soit qu’ils se rattachent à l’Action catholique organisée ou non. »[31]
Quant au sein de chaque organisation, il recommande à ses confrères, « que l’autorité ecclésiastique applique ici aussi le principe général de l’aide subsidiaire[32] et complémentaire ; que l’on confie au laïc les tâches, qu’il peut accomplir, aussi bien ou même mieux que le prêtre et que, dans les limites de sa fonction ou celles que trace le bien commun de l’Église, il puisse agir librement et exercer sa responsabilité. »[33] Il condamnera donc le dirigisme : « Il n’est pas admissible de voir les chefs de l’Action catholique être comme les manipulateurs d’une centrale électrique devant le tableau de commande, attentifs seulement à lancer ou à interrompre, à régler ou à diriger le courant dans le vaste réseau. »[34] Et si « l’Action catholique n’est pas appelée à être une force dans le domaine de la politique de parti […], les citoyens catholiques, en tant que tels peuvent fort bien s’unir dans une association d’activité politique ; c’est leur bon droit, tout autant comme chrétiens que comme citoyens. La présence dans les rangs de celle-ci et la participation de membres de l’Action catholique, -dans le sens et dans les limites sus-indiquées - sont légitimes et peuvent aussi être tout à fait désirables.
Loin de Nous la pensée de déprécier l’organisation ou de sous-estimer sa valeur comme facteur d’apostolat ; Nous l’estimons, au contraire très fort, surtout dans un monde où les adversaires de l’Église s’abattent sur elle avec la masse compacte de leurs organisations.
Mais elle ne doit pas conduire à un exclusivisme mesquin, à ce que l’apôtre appelait : « explorare libertatem ; épier la liberté »[35]. Dans le cadre de votre organisation, laissez à chacun grande latitude pour déployer ses qualités et dons personnels en tout ce qui peut servir au bien et à l’édification : « in bonum et aedificationem »[36] et réjouissez-vous quand, hors de vos rangs, vous en voyez d’autres, « conduits par l’esprit de Dieu »[37], gagner leurs frères au Christ. »[38]
Ainsi s’affermit de plus en plus l’indispensable distinction entre le domaine temporel et le domaine spirituel, distinction - non séparation- qui a manqué d’être clairement établie par le passé et qui sera consacrée lors du Concile Vatican II.
L’importance de la formation
Rappelons-nous l’insistance du Pape, d’une part, sur l’initiative, la liberté et la responsabilité des laïcs et, d’autre part, la nécessité d’être en accord avec la hiérarchie : « l’initiative des laïcs, dans l’exercice de l’apostolat, doit se tenir toujours dans les limites de l’orthodoxie et ne pas s’opposer aux légitimes prescriptions des autorités ecclésiastiques compétentes ». « Il va de soi, dit Pie XII, que l’apostolat des laïcs est subordonné à la hiérarchie ecclésiastique ; celle-ci est d’institution divine ; il ne peut donc être indépendant vis-à-vis d’elle. »[39] « L’union des membres avec la tête n’implique nullement qu’ils abdiquent leur autonomie ou qu’ils renoncent à exercer leurs fonctions ; bien au contraire, c’est de la tête qu’ils reçoivent l’impulsion ».[40]
Comment concilier cette exigence et la liberté responsable reconnue sinon par une formation sérieuse[41] qui est le véritable lien entre les laïcs et la hiérarchie, qu’elle soit ou non présente au sein de l’organisation ? Tous doivent s’engager[42] mais non sans se former: « même l’apôtre laïc, qui travaille parmi les ouvriers dans les usines et les entreprises, a besoin d’un savoir solide en matière économique, sociale et politique, et connaîtra donc aussi la doctrine sociale de l’Église ». Cette formation peut être assurée par les œuvres d’apostolat elles-mêmes aidées par le clergé, les ordres religieux ou encore les instituts séculiers.[43]
Par quel moyen ? Par ce qu’il appelle, peut-être inspiré par ce que font les communistes : une « cellule »[44] : « la « cellule » catholique doit intervenir dans les ateliers, mais aussi dans les trains, les autobus, les familles, les quartiers ; partout elle agira, donnera le ton, exercera une influence bienfaisante, répandra une vie nouvelle. »[45]