Le mot « laïc », en latin « laicus », vient de l’adjectif grec « laïcos » formé à partir du mot « laos » qui signifie « peuple ». Le mot n’est donc pas d’origine biblique.[1]
Dans les premiers textes grecs profanes, bien avant Jésus-Christ donc, « laos » désigne, bien sûr, le peuple en général mais aussi la population en opposition à ses chefs ou encore les gens qui viennent assister au culte. L’adjectif « laïcos », sert à désigner à l’intérieur du peuple une catégorie particulière opposée à une autre, il désigne, dans un groupe, ceux qui se distinguent des chefs.
Dans les traductions grecques de la Bible, on parle du « peuple », du « laos », pour désigner le peuple d’Israël par rapport aux nations païennes mais aussi l’ensemble du peuple distinct de ses chefs, surtout de ses prêtres et des responsables religieux.[2] Dans ces mêmes traductions, le mot « laïcos » est rare.[3] Il signifie profane, non consacré au culte, par opposition à ce qui est saint, sacré. Même si l’adjectif n’est pas employé pour des personnes mais seulement pour des choses, comme le pain ou un territoire, il marque une opposition avec ce qui est sacré.
Dans les textes chrétiens, « laïcos » est très rare avant le 3e siècle. Le premier auteur à l’employer en parlant de personnes, est Clément de Rome, au premier siècle[4], qui, dans sa Lettre à la communauté de Corinthe écrite vers 95, écrit: « aux grands-prêtres ont été dévolues des fonctions qui leur sont particulières, aux prêtres a été marquée leur place particulière, aux lévites sont imposés des services particuliers. Celui qui est laïc est lié par les préceptes propres aux laïcs. »[5] Il oppose donc les laïcs, cités en dernier lieu, à ceux qui s’occupent du culte c’est-à-dire les grands-prêtres, les prêtres et les lévites.[6]
De tout ceci, il ressort que, dans le peuple de Dieu, le laïc[7] « est un chrétien qui n’est ni évêque, ni prêtre, ni diacre, bref, qui n’appartient pas au clergé »[8] au sens moderne du terme.
Ce mot, « clergé », quant à lui, a été formé à partir de « clerc » qui vient du grec « kleros » qui, au point de départ, désigne le tirage au sort. Il servira à désigner, dans le Nouveau Testament, l’ensemble des chrétiens, peuple élu, mis à part, ou ceux qui sont destinés au martyre. Il n’y a donc pas, à l’origine, de distinction de dignité entre ce que nous appelons aujourd’hui le « clergé » et les « laïcs ». Il y a certes une diversité de charismes dans l’Église[9], mais tous sont les « élus », les « frères », les « saints », les « croyants » les « disciples », ceux qui ont été « mis à part ». Il y a seulement un « peuple saint », un « peuple élu », un « kleros ». Quand Pierre s’adresse à la communauté chrétienne, il lui dit : « Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis pour proclamer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui jadis n’étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le peuple de Dieu, qui n’obteniez pas miséricorde et qui maintenant avez obtenu miséricorde. »[10]
Ce texte est très important comme nous le verrons plus loin. En attendant on constate que Pierre attribue à tous les membres du peuple chrétien, les mêmes qualités, la même dignité.
Alors que le Christ ne fait acception de personne[11], qu’il a bousculé les hiérarchies de son temps en se préoccupant des petits et des exclus et, alors que Paul ne reconnaît que les distinctions attachées aux différents charismes qui contribuent à l’élaboration de l’unique Corps du Christ[12], progressivement une distinction qualitative va apparaître et se transformer en « clivages hiérarchiques »[13].
Plusieurs facteurs ont entraîné cette évolution.
L’ascèse rigoureuse prônée par les Pères du désert, va, dans un premier temps, discréditer quelque peu le corps et les tâches temporelles.[14] Le monachisme aussi se caractérisera par une absence d’engagement dans la vie du monde.
Il ne faut pas négliger non plus l’influence d’une certaine culture gréco-latine qui considère que tout ce qui touche au corps, aux activités manuelles est peu digne de l’homme.
Les invasions normandes aux IXe et Xe siècles ont précipité la décadence de la culture en occident et le clergé acquit, par la force des choses, le monopole de l’éducation et de l’instruction[15]. Et pendant des siècles, seule une minorité aura accès à l’enseignement.
En même temps, se manifeste un besoin de respecter un ordre hiérarchique à l’image de ce que la société civile connaît. Notamment l’idéologie de la « tripartition fonctionnelle »[16] a, semble-t-il, placé les laïcs en une position subalterne par rapport aux clercs. Cette idéologie au nom fort savant est une tendance répandue dans certains peuples indo-européens à diviser la société en trois classes hiérarchisées suivant la fonction exercée. La première classe est celle des prêtres, ceux qui exercent une fonction sacrée ; la seconde est celle des guerriers et la troisième, celle de tous ceux qui produisent, les agriculteurs, les artisans, les commerçants, etc.. Cette classification se retrouve dans nos pays, dans ce qu’on appelle l’ancien régime où clergé, noblesse et tiers-État composent l’ensemble de la société.[17]
Enfin, il faut évoquer, au plus haut niveau de l’Église, une tentation théocratique qui fut, en particulier, très forte à partir du pape Grégoire VII[18] et culmina avec Boniface VIII[19]. La position subalterne du laïcat est bien illustrée, à la tête, par la volonté papale d’exercer un pouvoir universel aussi bien spirituel que temporel[20].
Le prince personnifie « la fonction des laïcs en tant que délégué de l’Église aux tâches séculières. Il s’agit dès lors d’un pouvoir inférieur » et donc « subordonné au pouvoir ecclésiastique ».[21] Il y a deux glaives, explique Boniface VIII, un glaive spirituel et un glaive temporel. Et « sûrement celui qui nie que le glaive temporel est au pouvoir de Pierre ne remarque pas assez la parole du Seigneur : « Mets ton glaive au fourreau ». Les deux glaives sont donc au pouvoir de l’Église, le spirituel et le matériel, mais l’un doit être manié pour l’Église, l’autre par l’Église ; l’un par la main du prêtre, l’autre par celle des rois et des chevaliers, mais sur l’ordre du prêtre et tant qu’il le permet. Car il faut que le glaive soit sous le glaive et que l’autorité temporelle soit soumise à la spirituelle. »[22] Cette dernière phrase est ambigüe et elle sera souvent utilisée pour justifier une immixtion du clerc dans les affaires temporelles ce qui provoqua de nombreux conflits où chaque partie proteste de sa volonté de puissance et d’indépendance.[23]
Près de cinq siècles plus tard, le pape Grégoire XVI[24] écrit : « Personne ne peut ignorer que l’Église est une société inégale dans laquelle Dieu a destiné les uns à commander, les autres à obéir. Ceux-ci sont les laïcs, ceux-là les clercs. »[25]
En 1870, dans le schéma de la constitution dogmatique Supremi Pastoris, sur l’Église du Christ, proposé à l’examen des Pères du concile Vatican I[26], on peut lire : « Mais l’Église du Christ n’est pas une société composée de membres égaux, comme si tous les fidèles qui en font partie avaient les mêmes droits, mais elle est une société inégale (hiérarchique), et non seulement en ce sens que parmi les fidèles les uns sont clercs et les autres laïcs, mais surtout parce qu’il y a dans l’Église un pouvoir divinement institué que les uns ont reçu pour sanctifier, enseigner et gouverner, et que les autres n’ont pas. »[27] Une formulation qui disparaîtra avec le schéma. Dans l’encyclique Pastor Aeternus qui est la seconde Constitution dogmatique sur l’infaillibilité pontificale du 18 juillet 1870, fruit de ce concile, on lit au chapitre III : « Les pasteurs de tout rang et de tout rite et les fidèles, chacun séparément ou tous ensemble, sont tenus au devoir de subordination hiérarchique et de vraie obéissance, non seulement dans les questions qui concernent la foi et les mœurs, mais aussi dans celles qui touchent à la discipline et au gouvernement de l’Église répandue dans le monde entier. Ainsi, en gardant l’unité de communion et de profession de foi et avec le Pontife romain, l’Église est un seul troupeau sous un seul pasteur. "
Et donc, même si les laïcs[28] ont été actifs dans diverses congrégations[29], même si certains princes[30] ou certains de leurs conseillers ont cherché à être d’authentiques chrétiens dans le monde avec un grand souci de justice sociale[31], il ne faut pas s’étonner si, grosso modo, du XIe au XIXe siècle, au sein de l’Église, la définition du laïc est négative dans deux sens. Non seulement le laïc est défini simplement comme celui qui n’est pas clerc mais, en plus, la fonction du laïc est d’obéir au clerc.[32]
Ce statut semble, en même temps, tributaire de la valeur que l’on accorde aux « choses », au corps, au travail, à l’économie, à la politique[33]. Si l’on suit les recommandations du Catéchisme du Concile de Trente publié en 1566, l’engagement social se limite à ce que prescrit le décalogue dans son sens le plus obvie. Ainsi, face à la pauvreté, il n’est guère question que des « œuvres de miséricorde » et de la nécessité de « se mettre en état de faire l’aumône ».[34] Pendant des siècles a manqué une véritable théologie du travail dans la mesure il était considéré surtout comme une malédiction.[35] Tendance accentuée par un certain nombre de théologiens qui ont privilégié le développement d’« une morale de tendance privatisante »[36].