Si l’on tente de déterminer brièvement, au fil des siècles, l’importance et le rôle accordés aux laïcs dans l’Église, on peut grosso modo repérer trois grandes périodes.
Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.
i. Un peu d’histoire
- 1: a. Des origines au XIXe siècle : où sont les laïcs ?
- 2: b. De Léon XIII à Pie XI
- 3: c. Pie XII : Vers une juste autonomie des laïcs
a. Des origines au XIXe siècle : où sont les laïcs ?
Le mot « laïc », en latin « laicus », vient de l’adjectif grec « laïcos » formé à partir du mot « laos » qui signifie « peuple ». Le mot n’est donc pas d’origine biblique.[1]
Dans les premiers textes grecs profanes, bien avant Jésus-Christ donc, « laos » désigne, bien sûr, le peuple en général mais aussi la population en opposition à ses chefs ou encore les gens qui viennent assister au culte. L’adjectif « laïcos », sert à désigner à l’intérieur du peuple une catégorie particulière opposée à une autre, il désigne, dans un groupe, ceux qui se distinguent des chefs.
Dans les traductions grecques de la Bible, on parle du « peuple », du « laos », pour désigner le peuple d’Israël par rapport aux nations païennes mais aussi l’ensemble du peuple distinct de ses chefs, surtout de ses prêtres et des responsables religieux.[2] Dans ces mêmes traductions, le mot « laïcos » est rare.[3] Il signifie profane, non consacré au culte, par opposition à ce qui est saint, sacré. Même si l’adjectif n’est pas employé pour des personnes mais seulement pour des choses, comme le pain ou un territoire, il marque une opposition avec ce qui est sacré.
Dans les textes chrétiens, « laïcos » est très rare avant le 3e siècle. Le premier auteur à l’employer en parlant de personnes, est Clément de Rome, au premier siècle[4], qui, dans sa Lettre à la communauté de Corinthe écrite vers 95, écrit: « aux grands-prêtres ont été dévolues des fonctions qui leur sont particulières, aux prêtres a été marquée leur place particulière, aux lévites sont imposés des services particuliers. Celui qui est laïc est lié par les préceptes propres aux laïcs. »[5] Il oppose donc les laïcs, cités en dernier lieu, à ceux qui s’occupent du culte c’est-à-dire les grands-prêtres, les prêtres et les lévites.[6]
De tout ceci, il ressort que, dans le peuple de Dieu, le laïc[7] « est un chrétien qui n’est ni évêque, ni prêtre, ni diacre, bref, qui n’appartient pas au clergé »[8] au sens moderne du terme.
Ce mot, « clergé », quant à lui, a été formé à partir de « clerc » qui vient du grec « kleros » qui, au point de départ, désigne le tirage au sort. Il servira à désigner, dans le Nouveau Testament, l’ensemble des chrétiens, peuple élu, mis à part, ou ceux qui sont destinés au martyre. Il n’y a donc pas, à l’origine, de distinction de dignité entre ce que nous appelons aujourd’hui le « clergé » et les « laïcs ». Il y a certes une diversité de charismes dans l’Église[9], mais tous sont les « élus », les « frères », les « saints », les « croyants » les « disciples », ceux qui ont été « mis à part ». Il y a seulement un « peuple saint », un « peuple élu », un « kleros ». Quand Pierre s’adresse à la communauté chrétienne, il lui dit : « Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis pour proclamer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui jadis n’étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le peuple de Dieu, qui n’obteniez pas miséricorde et qui maintenant avez obtenu miséricorde. »[10]
Ce texte est très important comme nous le verrons plus loin. En attendant on constate que Pierre attribue à tous les membres du peuple chrétien, les mêmes qualités, la même dignité.
Alors que le Christ ne fait acception de personne[11], qu’il a bousculé les hiérarchies de son temps en se préoccupant des petits et des exclus et, alors que Paul ne reconnaît que les distinctions attachées aux différents charismes qui contribuent à l’élaboration de l’unique Corps du Christ[12], progressivement une distinction qualitative va apparaître et se transformer en « clivages hiérarchiques »[13].
Plusieurs facteurs ont entraîné cette évolution.
L’ascèse rigoureuse prônée par les Pères du désert, va, dans un premier temps, discréditer quelque peu le corps et les tâches temporelles.[14] Le monachisme aussi se caractérisera par une absence d’engagement dans la vie du monde.
Il ne faut pas négliger non plus l’influence d’une certaine culture gréco-latine qui considère que tout ce qui touche au corps, aux activités manuelles est peu digne de l’homme.
Les invasions normandes aux IXe et Xe siècles ont précipité la décadence de la culture en occident et le clergé acquit, par la force des choses, le monopole de l’éducation et de l’instruction[15]. Et pendant des siècles, seule une minorité aura accès à l’enseignement.
En même temps, se manifeste un besoin de respecter un ordre hiérarchique à l’image de ce que la société civile connaît. Notamment l’idéologie de la « tripartition fonctionnelle »[16] a, semble-t-il, placé les laïcs en une position subalterne par rapport aux clercs. Cette idéologie au nom fort savant est une tendance répandue dans certains peuples indo-européens à diviser la société en trois classes hiérarchisées suivant la fonction exercée. La première classe est celle des prêtres, ceux qui exercent une fonction sacrée ; la seconde est celle des guerriers et la troisième, celle de tous ceux qui produisent, les agriculteurs, les artisans, les commerçants, etc.. Cette classification se retrouve dans nos pays, dans ce qu’on appelle l’ancien régime où clergé, noblesse et tiers-État composent l’ensemble de la société.[17]
Enfin, il faut évoquer, au plus haut niveau de l’Église, une tentation théocratique qui fut, en particulier, très forte à partir du pape Grégoire VII[18] et culmina avec Boniface VIII[19]. La position subalterne du laïcat est bien illustrée, à la tête, par la volonté papale d’exercer un pouvoir universel aussi bien spirituel que temporel[20].
Le prince personnifie « la fonction des laïcs en tant que délégué de l’Église aux tâches séculières. Il s’agit dès lors d’un pouvoir inférieur » et donc « subordonné au pouvoir ecclésiastique ».[21] Il y a deux glaives, explique Boniface VIII, un glaive spirituel et un glaive temporel. Et « sûrement celui qui nie que le glaive temporel est au pouvoir de Pierre ne remarque pas assez la parole du Seigneur : « Mets ton glaive au fourreau ». Les deux glaives sont donc au pouvoir de l’Église, le spirituel et le matériel, mais l’un doit être manié pour l’Église, l’autre par l’Église ; l’un par la main du prêtre, l’autre par celle des rois et des chevaliers, mais sur l’ordre du prêtre et tant qu’il le permet. Car il faut que le glaive soit sous le glaive et que l’autorité temporelle soit soumise à la spirituelle. »[22] Cette dernière phrase est ambigüe et elle sera souvent utilisée pour justifier une immixtion du clerc dans les affaires temporelles ce qui provoqua de nombreux conflits où chaque partie proteste de sa volonté de puissance et d’indépendance.[23]
Près de cinq siècles plus tard, le pape Grégoire XVI[24] écrit : « Personne ne peut ignorer que l’Église est une société inégale dans laquelle Dieu a destiné les uns à commander, les autres à obéir. Ceux-ci sont les laïcs, ceux-là les clercs. »[25]
En 1870, dans le schéma de la constitution dogmatique Supremi Pastoris, sur l’Église du Christ, proposé à l’examen des Pères du concile Vatican I[26], on peut lire : « Mais l’Église du Christ n’est pas une société composée de membres égaux, comme si tous les fidèles qui en font partie avaient les mêmes droits, mais elle est une société inégale (hiérarchique), et non seulement en ce sens que parmi les fidèles les uns sont clercs et les autres laïcs, mais surtout parce qu’il y a dans l’Église un pouvoir divinement institué que les uns ont reçu pour sanctifier, enseigner et gouverner, et que les autres n’ont pas. »[27] Une formulation qui disparaîtra avec le schéma. Dans l’encyclique Pastor Aeternus qui est la seconde Constitution dogmatique sur l’infaillibilité pontificale du 18 juillet 1870, fruit de ce concile, on lit au chapitre III : « Les pasteurs de tout rang et de tout rite et les fidèles, chacun séparément ou tous ensemble, sont tenus au devoir de subordination hiérarchique et de vraie obéissance, non seulement dans les questions qui concernent la foi et les mœurs, mais aussi dans celles qui touchent à la discipline et au gouvernement de l’Église répandue dans le monde entier. Ainsi, en gardant l’unité de communion et de profession de foi et avec le Pontife romain, l’Église est un seul troupeau sous un seul pasteur. "
Et donc, même si les laïcs[28] ont été actifs dans diverses congrégations[29], même si certains princes[30] ou certains de leurs conseillers ont cherché à être d’authentiques chrétiens dans le monde avec un grand souci de justice sociale[31], il ne faut pas s’étonner si, grosso modo, du XIe au XIXe siècle, au sein de l’Église, la définition du laïc est négative dans deux sens. Non seulement le laïc est défini simplement comme celui qui n’est pas clerc mais, en plus, la fonction du laïc est d’obéir au clerc.[32]
Ce statut semble, en même temps, tributaire de la valeur que l’on accorde aux « choses », au corps, au travail, à l’économie, à la politique[33]. Si l’on suit les recommandations du Catéchisme du Concile de Trente publié en 1566, l’engagement social se limite à ce que prescrit le décalogue dans son sens le plus obvie. Ainsi, face à la pauvreté, il n’est guère question que des « œuvres de miséricorde » et de la nécessité de « se mettre en état de faire l’aumône ».[34] Pendant des siècles a manqué une véritable théologie du travail dans la mesure il était considéré surtout comme une malédiction.[35] Tendance accentuée par un certain nombre de théologiens qui ont privilégié le développement d’« une morale de tendance privatisante »[36].
b. De Léon XIII à Pie XI
Les laïcs : « des collaborateurs actifs et soumis »[3]
Même si la conception décrite précédemment est, en partie, confirmée par Pie IX[4], Léon XIII[5] et Pie X [6] , les révolutions politiques, sociales, économiques du XVIIIe siècle vont inciter l’Église à réfléchir à la dimension sociale et politique de la justice. Ainsi va naître, sous Léon XIII, la doctrine sociale chrétienne. De plus, comme le « prince » n’a plus désormais la place qu’il occupait en régime monarchique traditionnel[7], l’heure du laïcat va sonner, puisque ce sont désormais les citoyens qui sont le « prince ».[8] Ainsi, Léon XIII a pu constater que les laïcs chrétiens n’ont pas attendu que l’Église se prononce pour prendre des initiatives en vue d’une plus grande justice sociale.[9]
Dans sa grande encyclique Rerum novarum[10], Léon XIII invite patrons et ouvriers à travailler à résoudre la « question sociale » à la lumière des principes fondamentaux de la doctrine sociale qu’il inaugure. Pensant aux corporations qui furent si précieuses jadis, il note qu’il voit « avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. Il est à désirer, ajoute-t-il, qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action. » Il précise encore que l’État n’a pas le pouvoir « de leur dénier l’existence » pour la simple raison que « les citoyens sont libres de s’associer » et « de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent. » Il invite les laïcs à agir « sans délai », mais précise le rôle des évêques : « Les évêques, de leur côté, encouragent ces efforts et les mettent sous leur haut patronage ». qu’est-ce que cela signifie sinon que « cette action des catholiques, quelle qu’elle soit, s’exercera avec une efficacité plus grande, si toutes leurs associations, réserve faite des droits et règlements de chacune d’elles, agissent sous une seule et unique direction qui leur communiquera l’impulsion première et le mouvement ». En fait, le pape place « le soin d’organiser l’action commune des catholiques sous les auspices et la direction des évêques. […] Quelles que soient les initiatives conçues et réalisées […] par des hommes, soit isolés, soit associés, qu’ils n’oublient pas la soumission profonde due à l’autorité des évêques. »[11] Pourquoi ? Parce que ces associations qui ont comme but « l’accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l’esprit et de la fortune » doivent « viser, avant tout, à l’objet principal qui est le perfectionnement moral et religieux. »[12]
De même, Pie X estimera que les œuvres « communément désignées sous le nom d’Action catholique […] principalement fondées pour restaurer et promouvoir dans le Christ la vraie civilisation chrétienne […] ne peuvent nullement se concevoir indépendantes du conseil et de la haute direction de l’autorité ecclésiastique. »[13]
Quant à Pie XI, il reconnaît l’existence d’autres associations de laïcs qui n’appartiennent pas à l’Action catholique et qui sont engagées sur le terrain temporel et précise que « L’Action catholique ne doit pas se substituer aux organisations économiques et professionnelles qui ont pour but direct et immédiat de s’occuper des intérêts temporels des diverses classes de travailleurs manuels ou intellectuels. […] Ces associations doivent conserver leur autonomie et leur responsabilité exclusive dans le domaine technique. » De même, « doivent rester autonomes dans leur domaine et seuls responsables de leur activité, les partis politiques formés par des catholiques ».[14]
Mais c’est au développement de l’Action catholique à travers le monde que Pie XI consacrera ses efforts[15]. Et même si l’Action catholique « ne peut assumer de responsabilités de caractère politique ou économique », il ajoute « qu’elle viendra cependant en aide à ces organisations elles-mêmes et leur sera profitable, soit en leur fournissant les meilleurs éléments formés par elle, soit en proposant le bien intégral de leurs propres membres, soit en coordonnant l’action de tous pour la défense et le soutien des intérêts suprêmes religieux et moraux, lesquels sont la meilleure garantie de la prospérité, de l’ordre et de la paix sociale. »[16]
Le rêve de Pie XI est d’une certaine manière d’organiser l’action des laïcs, sous ses différentes formes, comme une vaste armée dont les généraux seraient les évêques et le souverain pontife.[17]
En tout cas, les laïcs sont pour lui les « premiers apôtres » du monde temporel : « Comme à d’autres époques de l’histoire de l’Église, nous affrontons un monde retombé en grande partie dans le paganisme. Pour ramener au Christ ces diverses classes d’hommes qui l’ont renié, il faut avant tout recruter et former dans leur sein même des auxiliaires de l’Église qui comprennent leur mentalité, leurs aspirations, qui sachent parler à leur cœur dans un esprit de fraternelle charité. Les premiers apôtres, les apôtres immédiats des ouvriers seront les ouvriers ; les apôtres du monde industriel et commerçant seront des industriels et des commerçants. »[18]
Des « apôtres laïques » qui, face au laïcisme et à l’athéisme notamment de la classe ouvrière et des jeunes, sont comme les « vaillants soldats du Christ »[19], « soldats d’avant-garde »[20], nourris des Exercices spirituels[21], que les évêques et les prêtres doivent « rechercher avec soin » et « choisir avec prudence » avant « de les former et de les instruire ».[22]
Prioritairement, c’est au sein des mouvements d’Action catholique que le pape envisage surtout l’engagement des laïcs. Il va s’employer, tout au long de son pontificat, à promouvoir, un peu partout dans le monde, les différentes associations rassemblées sous l’étiquette d’Action catholique, les orienter et les organiser car, « pour Pie XI, la mission apostolique des laïcs ne saurait se concevoir dans la spontanéité d’initiatives indépendantes. Son encadrement par les successeurs des apôtres est une condition sine qua non que le pape répète à de nombreuses reprises. »[23] Pourquoi cette insistance ? De nouveau, parce que « l’Action catholique qui, par définition, est la collaboration du laïcat à l’apostolat hiérarchique, ainsi que l’exige sa nature même, est une aide à la hiérarchie sacrée, à laquelle elle se subordonne, tout en se conformant et en s’adaptant à sa structure et à son organisation. »[24] Son but est de « propager le règne du Christ et par cette propagation de procurer à la société le plus grand des biens, dont découlent tous les autres biens. »[25] Bien que ses membres puissent s’engager dans la vie publique, l’Action catholique, en tant que telle, « n’est pas un mouvement d’ordre matériel, mais spirituel ; il ne revêt pas un caractère profane, mais sacré ; il ne poursuit pas des buts politiques, mais religieux. »[26] Elle doit, se tenir « comme l’Église au-dessus et en dehors des partis politiques, car elle est établie non pas en vue de tel ou tel groupe, mais pour procurer le vrai bien des âmes en étendant le plus possible le règne de Notre Seigneur Jésus-Christ dans les individus, les familles, la société. »[27] Il s’agit de ramener, par exemple, ses compagnons de travail, nos frères, « à la pratique de la vie chrétienne. »[28] Toutes les associations d’Action catholique doivent avoir « pour principe inviolable d’obéir unanimement aux directeurs nommés par la hiérarchie ecclésiastique »[29] et il est souhaitable que non seulement elles ne se fassent pas concurrence, qu’elles coordonnent leurs actions respectives, mais aussi que cette coordination aille « jusqu’à une structure institutionnelle ».[30] Il faut, en effet, éviter « la dispersion des forces » : « qu’ils s’unissent donc, tous les hommes de bonne volonté, qui, sous la direction des pasteurs de l’Église, veulent combattre ce bon et pacifique combat du Christ […] ».[31]
En tout cas, malgré cette envie de centralisation et de contrôle, Pie XI, à l’instar de Léon XIII, se rend compte de l’importance des laïcs et de leur action sur le monde. Léon XIII soucieux de l’état de la société, s’efforce de convaincre les fidèles de la nécessité de travailler à établir entre tous les citoyens une « amitié » que nous appellerions aujourd’hui « solidarité ». Pie XI ira plus loin en parlant de « charité politique »[32], expression qui fera florès.[33]
(Cf. https://sites.google.com/a/cardijn.info/josephcardijn-fr/une-pensee-maitresse-de-pie-xi).
c. Pie XII : Vers une juste autonomie des laïcs
[1]
Pie XII va élargir la perspective de ses prédécesseurs soulignant sans aucune ambigüité, non seulement l’importance capitale des laïcs dans la mission globale de l’Église et spécialement sur le terrain temporel mais aussi leur relative autonomie par rapport à la hiérarchie. C’est l’esquisse de la doctrine qui sera proclamée lors du concile Vatican II[2].
L’enseignement de Pie XII[3] est original à plusieurs titres, notamment sur le plan méthodologique. Les grandes hérésies modernes[4] ont été bien analysées et dénoncées par ses prédécesseurs ; aussi Pie XII va-t-il s’employer surtout à développer les moyens de construire une société plus humaine et plus chrétienne en indiquant très concrètement aux divers groupes sociaux et professionnels qu’il rencontre[5] les moyens d’y parvenir. Il ne s’emploie pas à écrire une grande encyclique sociale mais précise aux différentes catégories de personnes auxquelles il s’adresse comment dans leur situation, dans leur métier, faire vivre un christianisme intégral en éclairant leur quotidien des principes fondamentaux qui doivent les inspirer.[6] Les laïcs, premiers apôtres, comme l’écrivait Pie XI, sont donc bien au premier plan ou plus exactement, comme le soulignait volontiers le futur cardinal Cardijn, « en première ligne ».[7] Plus radicalement encore, Pie XII dira:
« Les laïcs sont l’Église »
[8]
Conformément aux enseignements du Christ, Pie XII ne considère pas les laïcs comme des subalternes. Il s’insurge même à deux reprises contre l’expression « émancipation des laïcs »[9]. Le dictionnaire[10] nous apprend que le mot « émancipation » appartient à la langue du droit et désigne « un acte par lequel un mineur est affranchi de la puissance paternelle ou de la tutelle ». Au figuré, c’est l’« action de s’affranchir, de se dégager d’une autorité ». Emanciper les laïcs insinuerait donc qu’ils ne sont ni adultes ni libres. Or, selon « la nature réelle de l’Église et son caractère social, rappelle Pie XII, tous les fidèles, sans exception, sont membres du Corps mystique du Christ. »[11] Tous « sont appelés à collaborer à l’édification et au perfectionnement du Corps mystique du Christ. » Les laïcs ne sont ni « des enfants, des mineurs […], dans le royaume de la grâce, tous sont regardés comme adultes ». Et donc ce serait une erreur de distinguer « un élément purement actif, les autorités ecclésiastiques, et d’autre part, un élément purement passif, les laïcs. » Tous les membres de l’Église « sont des personnes libres et doivent donc être actifs. » Qui plus est, étant acquis le respect dû à la dignité du prêtre, « le laïc a des droits, et le prêtre de son côté doit les reconnaître. Le laïc a droit à recevoir des prêtres tous les biens spirituels afin de réaliser le salut de son âme et de parvenir à la perfection chrétienne ; quand il s’agit des droits fondamentaux du chrétien, il peut faire valoir ses exigences ; c’est le sens et le but même de toute la vie de l’Église qui est ici en jeu, ainsi que la responsabilité devant Dieu du prêtre et du laïc. » Pie XII résume sa pensée dans cette formule : « la communauté est en définitive au service des individus et non inversement ». Formule où l’on retrouve le vrai sens de l’autorité, quelle qu’elle soit, y compris l’ecclésiastique : un service.[12]
Pie XII rappelle, en 1957, la figure des laïcs « qui savent assumer toutes leurs responsabilités », telle qu’il l’avait dessinée en 1946[13]: des hommes élevés, au sein de l’Église, à la perfection de leur être et de leur vitalité, « des hommes constitués dans leur intégrité inviolables comme images de Dieu ; des hommes fiers de leur dignité personnelle et de leur saine liberté ; des hommes justement jaloux d’être les égaux de leurs semblables en tout ce qui concerne le fonds le plus intime de la dignité humaine ; des hommes attachés de façon stable à leur terre et à leurs traditions ; […] voilà, ajoutait-il, ce qui donne à la société humaine son fondement solide, et lui procure sécurité, équilibre, égalité, développement normal dans l’espace et le temps. »
L’action de tous, sans exception, est nécessaire et urgente[14], comme le répètent ses prédécesseurs depuis Léon XIII, et elle n’est pas facultative : « Le premier point qu’il faut se rappeler, Nous semble-t-il, est celui de la nécessité de l’action, d’une action clairement conçue et voulue avec fermeté. Toute attitude d’acceptation passive des événements, de laisser-aller, toute forme de quiétisme[15] inerte est à rejeter. »[16] Et donc, aucun alibi même spirituel, comme dira Jean-Paul II, ne peut dispenser de l’action.
Le champ d’action des laïcs
L’Église a besoin des laïcs pour deux raisons. Tout d’abord parce que la pénurie de prêtres est déjà, à l’époque, de plus en plus sensible[17] et qu’elle « menace de le devenir encore davantage. »[18] Mais l’engagement des laïcs est surtout indispensable parce que l’apostolat doit atteindre tous les domaines temporels, tous les milieux[19] et que « le clergé a besoin de se réserver avant tout pour l’exercice de son ministère proprement sacerdotal, où personne ne peut le suppléer »[20].
Le champ d’action des laïcs est donc immense. Alors que beaucoup pensent que l’accomplissement du devoir d’état est, bien sûr, louable mais obligatoire et ne fait pas partie de l’apostolat proprement dit, Pie XII estime au contraire qu’« il est malaisé de tracer la ligne de démarcation à partir de laquelle commence l’apostolat des laïcs proprement dit ». Il reconnaît « la puissante et irremplaçable valeur, pour le bien des âmes, de ce simple accomplissement du devoir d’état par des millions et des millions de fidèles consciencieux et exemplaires. »[21]
qu’en est-il de l’Action catholique ?
Alors que Pie XI, nous l’avons vu, tout au long de son pontificat, a cherché à promouvoir prioritairement l’Action catholique, Pie XII a une position plus nuancée et plus ouverte. Certes, il confirme son importance mais met en garde cette organisation contre deux tentations: celle de se confondre avec l’apostolat hiérarchique (celui du clergé, Pape, évêques, prêtres) et celle de s’octroyer le monopole de l’apostolat des laïcs.
Le premier danger est donc la cléricalisation du laïc[22] : « L’acceptation par le laïc d’une mission particulière, d’un mandat de la hiérarchie, si elle l’associe de plus près à la conquête spirituelle du monde, que mène l’Église sous la direction de ses pasteurs, ne suffit pas à en faire un membre de la hiérarchie, à lui donner les pouvoirs d’ordre et de juridiction qui restent étroitement liés à la réception du sacrement de l’ordre, à ses divers degrés. » L’apostolat des laïcs reste toujours tel « et ne devient pas « apostolat hiérarchique », même quand il s’exerce par mandat de la hiérarchie. »[23]
Pie XII dénonce ensuite avec insistance l’exclusivité de l’action que l’Action catholique voudrait se réserver. Certes, « l’Action catholique porte toujours le caractère d’un apostolat officiel des laïcs » mais elle « ne peut pas […] revendiquer le monopole de l’apostolat des laïcs, car, à côté d’elle subsiste l’apostolat laïc libre. »[24] Pie XII réagit ainsi contre ceux qui considèrent que « toutes les organisations qui n’entrent pas dans le cadre de l’Action catholique […] apparaissent de moindre authenticité, d’importance secondaire, semblent moins appuyées par la hiérarchie et restent comme en marge de l’effort apostolique essentiel du laïcat. […] Bien plus, on en viendrait en pratique à jeter l’exclusive et à fermer le diocèse aux mouvements apostoliques qui ne portent pas l’étiquette de l’Action catholique. »[25] Pie XII dira encore que « l’Action catholique n’a pas davantage, par sa propre nature, la mission d’être à la tête des autres associations et d’exercer sur celles-ci un rôle de patronage en quelque sorte faisant autorité. Le fait qu’elle est placée sous la direction immédiate de la Hiérarchie ecclésiastique ne comporte pas en soi une telle conséquence. En réalité, c’est la fin propre de chaque organisation qui détermine son mode de direction. Et il peut fort bien arriver que cette fin ne réclame ni ne rende même opportune cette direction immédiate ; mais ce n’est pas pour cela que ces organisations cessent d’être catholiques et unies à la Hiérarchie. »[26]
Et qu’en est-il de la liberté des laïcs au sein des organisations ?
Tout apostolat est soumis à la hiérarchie mais il ne faut pas mal interpréter cette réalité comme nous allons le voir et comme nous le verrons encore plus loin.
Précisément, au point de vue des rapports avec la hiérarchie, les liens peuvent varier.
La dépendance « la plus étroite » est « pour l’Action catholique ; celle-ci représente en effet, l’apostolat officiel des laïcs ; elle est un instrument entre les mains de la hiérarchie, elle doit être comme le prolongement de son bras ; elle est de fait soumise par nature à la direction du supérieur ecclésiastique. »
d’autres associations jouissent de plus de liberté : « d’autres œuvres d’apostolat des laïcs, organisées ou non, peuvent être laissées davantage à leur libre initiative, avec la latitude que demanderaient les buts à atteindre. Il va de soi que, en tous cas, l’initiative des laïcs, dans l’exercice de l’apostolat, doit se tenir toujours dans les limites de l’orthodoxie et ne pas s’opposer aux légitimes prescriptions des autorités ecclésiastiques compétentes. »[27]
Il en est de même lorsque Pie XII s’adresse aux femmes : « Bien que l’Église refuse de voir limiter indûment le champ de son autorité, elle ne supprime ni ne diminue de ce fait la liberté et l’initiative de ses enfants. La hiérarchie ecclésiastique n’est pas toute l’Église, et elle n’exerce pas son pouvoir de l’extérieur à la manière d’un pouvoir civil, par exemple, qui traite avec ses subordonnés sur le seul plan juridique. Vous êtes des membres du Corps mystique du Christ, insérés en lui-même dans un organisme animé par un seul Esprit, vivant d’une seule et même vie. L’union des membres avec la tête n’implique nullement qu’ils abdiquent leur autonomie ou qu’ils renoncent à exercer leurs fonctions ; bien au contraire, c’est de la tête qu’ils reçoivent l’impulsion, qui leur permet d’agir avec force et précision, en parfaite coordination avec tous les autres membres, pour le profit du corpos entier. » Et il ajoutera même, très clairement, devant ses interlocutrices que dans l’apostolat, « l’initiative individuelle […] a sa fonction à côté d’une action d’ensemble organisée et menée par le moyens des diverses associations. Cette initiative de l’apostolat laïc se justifie parfaitement, même sans « mission » préalable explicite de la hiérarchie ».[28]
Dans tous les cas, les laïcs exerceront leur apostolat sous leur propre responsabilité : « Quand nous comparons l’apôtre laïque, ou plus exactement le fidèle de l’Action catholique, à un instrument aux mains de la hiérarchie selon l’expression devenue courante, Nous entendons la comparaison en ce sens que les supérieurs ecclésiastiques usent de lui à la manière dont le Créateur et Seigneur use des créatures raisonnables comme instruments, comme causes secondes, « avec une douceur pleine d’égards »[29]. qu’ils en usent donc avec la conscience de leur grave responsabilité, les encourageant, leur suggérant des initiatives et accueillant de bon cœur celles qui seraient proposées par eux, et selon l’opportunité, les approuvant avec largeur de vue. Dans les batailles décisives, c’est parfois du front que partent les plus heureuses initiatives. »[30]
Aux clercs, il déclare : « Nous louons ce travail apostolique des laïcs et Nous vous exhortons, chers fils, à lui faire bon accueil, à l’encourager et, surtout , à le laisser se développer librement, soit que ces groupes demeurent dans les limites de la paroisse ou qu’ils s’étendent également à l’extérieur, soit qu’ils se rattachent à l’Action catholique organisée ou non. »[31]
Quant au sein de chaque organisation, il recommande à ses confrères, « que l’autorité ecclésiastique applique ici aussi le principe général de l’aide subsidiaire[32] et complémentaire ; que l’on confie au laïc les tâches, qu’il peut accomplir, aussi bien ou même mieux que le prêtre et que, dans les limites de sa fonction ou celles que trace le bien commun de l’Église, il puisse agir librement et exercer sa responsabilité. »[33] Il condamnera donc le dirigisme : « Il n’est pas admissible de voir les chefs de l’Action catholique être comme les manipulateurs d’une centrale électrique devant le tableau de commande, attentifs seulement à lancer ou à interrompre, à régler ou à diriger le courant dans le vaste réseau. »[34] Et si « l’Action catholique n’est pas appelée à être une force dans le domaine de la politique de parti […], les citoyens catholiques, en tant que tels peuvent fort bien s’unir dans une association d’activité politique ; c’est leur bon droit, tout autant comme chrétiens que comme citoyens. La présence dans les rangs de celle-ci et la participation de membres de l’Action catholique, -dans le sens et dans les limites sus-indiquées - sont légitimes et peuvent aussi être tout à fait désirables.
Loin de Nous la pensée de déprécier l’organisation ou de sous-estimer sa valeur comme facteur d’apostolat ; Nous l’estimons, au contraire très fort, surtout dans un monde où les adversaires de l’Église s’abattent sur elle avec la masse compacte de leurs organisations.
Mais elle ne doit pas conduire à un exclusivisme mesquin, à ce que l’apôtre appelait : « explorare libertatem ; épier la liberté »[35]. Dans le cadre de votre organisation, laissez à chacun grande latitude pour déployer ses qualités et dons personnels en tout ce qui peut servir au bien et à l’édification : « in bonum et aedificationem »[36] et réjouissez-vous quand, hors de vos rangs, vous en voyez d’autres, « conduits par l’esprit de Dieu »[37], gagner leurs frères au Christ. »[38]
Ainsi s’affermit de plus en plus l’indispensable distinction entre le domaine temporel et le domaine spirituel, distinction - non séparation- qui a manqué d’être clairement établie par le passé et qui sera consacrée lors du Concile Vatican II.
L’importance de la formation
Rappelons-nous l’insistance du Pape, d’une part, sur l’initiative, la liberté et la responsabilité des laïcs et, d’autre part, la nécessité d’être en accord avec la hiérarchie : « l’initiative des laïcs, dans l’exercice de l’apostolat, doit se tenir toujours dans les limites de l’orthodoxie et ne pas s’opposer aux légitimes prescriptions des autorités ecclésiastiques compétentes ». « Il va de soi, dit Pie XII, que l’apostolat des laïcs est subordonné à la hiérarchie ecclésiastique ; celle-ci est d’institution divine ; il ne peut donc être indépendant vis-à-vis d’elle. »[39] « L’union des membres avec la tête n’implique nullement qu’ils abdiquent leur autonomie ou qu’ils renoncent à exercer leurs fonctions ; bien au contraire, c’est de la tête qu’ils reçoivent l’impulsion ».[40]
Comment concilier cette exigence et la liberté responsable reconnue sinon par une formation sérieuse[41] qui est le véritable lien entre les laïcs et la hiérarchie, qu’elle soit ou non présente au sein de l’organisation ? Tous doivent s’engager[42] mais non sans se former: « même l’apôtre laïc, qui travaille parmi les ouvriers dans les usines et les entreprises, a besoin d’un savoir solide en matière économique, sociale et politique, et connaîtra donc aussi la doctrine sociale de l’Église ». Cette formation peut être assurée par les œuvres d’apostolat elles-mêmes aidées par le clergé, les ordres religieux ou encore les instituts séculiers.[43]
Par quel moyen ? Par ce qu’il appelle, peut-être inspiré par ce que font les communistes : une « cellule »[44] : « la « cellule » catholique doit intervenir dans les ateliers, mais aussi dans les trains, les autobus, les familles, les quartiers ; partout elle agira, donnera le ton, exercera une influence bienfaisante, répandra une vie nouvelle. »[45]