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Chapitre 1 : Des apôtres laïcs ?

⁢i. Un peu d’histoire

Si l’on tente de déterminer brièvement, au fil des siècles, l’importance et le rôle accordés aux laïcs dans l’Église, on peut grosso modo repérer trois grandes périodes.

⁢a. Des origines au XIXe siècle : où sont les laïcs ?

Le mot « laïc », en latin « laicus », vient de l’adjectif grec « laïcos » formé à partir du mot « laos » qui signifie « peuple ». Le mot n’est donc pas d’origine biblique.⁠[1]

Dans les premiers textes grecs profanes, bien avant Jésus-Christ donc, « laos » désigne, bien sûr, le peuple en général mais aussi la population en opposition à ses chefs ou encore les gens qui viennent assister au culte. L’adjectif « laïcos », sert à désigner à l’intérieur du peuple une catégorie particulière opposée à une autre, il désigne, dans un groupe, ceux qui se distinguent des chefs.

Dans les traductions grecques de la Bible, on parle du « peuple », du « laos », pour désigner le peuple d’Israël par rapport aux nations païennes mais aussi l’ensemble du peuple distinct de ses chefs, surtout de ses prêtres et des responsables religieux.⁠[2] Dans ces mêmes traductions, le mot « laïcos » est rare.⁠[3] Il signifie profane, non consacré au culte, par opposition à ce qui est saint, sacré. Même si l’adjectif n’est pas employé pour des personnes mais seulement pour des choses, comme le pain ou un territoire, il marque une opposition avec ce qui est sacré.

Dans les textes chrétiens, « laïcos » est très rare avant le 3e siècle. Le premier auteur à l’employer en parlant de personnes, est Clément de Rome, au premier siècle⁠[4], qui, dans sa Lettre à la communauté de Corinthe écrite vers 95, écrit: « aux grands-prêtres ont été dévolues des fonctions qui leur sont particulières, aux prêtres a été marquée leur place particulière, aux lévites sont imposés des services particuliers. Celui qui est laïc est lié par les préceptes propres aux laïcs. »[5] Il oppose donc les laïcs, cités en dernier lieu, à ceux qui s’occupent du culte c’est-à-dire les grands-prêtres, les prêtres et les lévites.⁠[6]

De tout ceci, il ressort que, dans le peuple de Dieu, le laïc⁠[7] « est un chrétien qui n’est ni évêque, ni prêtre, ni diacre, bref, qui n’appartient pas au clergé »[8] au sens moderne du terme.

Ce mot, « clergé », quant à lui, a été formé à partir de « clerc » qui vient du grec « kleros » qui, au point de départ, désigne le tirage au sort. Il servira à désigner, dans le Nouveau Testament, l’ensemble des chrétiens, peuple élu, mis à part, ou ceux qui sont destinés au martyre. Il n’y a donc pas, à l’origine, de distinction de dignité entre ce que nous appelons aujourd’hui le « clergé » et les « laïcs ». Il y a certes une diversité de charismes dans l’Église⁠[9], mais tous sont les « élus », les « frères », les « saints », les « croyants » les « disciples », ceux qui ont été « mis à part ». Il y a seulement un « peuple saint », un « peuple élu », un « kleros ». Quand Pierre s’adresse à la communauté chrétienne, il lui dit : « Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis pour proclamer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui jadis n’étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le peuple de Dieu, qui n’obteniez pas miséricorde et qui maintenant avez obtenu miséricorde. »[10]

Ce texte est très important comme nous le verrons plus loin. En attendant on constate que Pierre attribue à tous les membres du peuple chrétien, les mêmes qualités, la même dignité.

Alors que le Christ ne fait acception de personne⁠[11], qu’il a bousculé les hiérarchies de son temps en se préoccupant des petits et des exclus et, alors que Paul ne reconnaît que les distinctions attachées aux différents charismes qui contribuent à l’élaboration de l’unique Corps du Christ⁠[12], progressivement une distinction qualitative va apparaître et se transformer en « clivages hiérarchiques »[13].

Plusieurs facteurs ont entraîné cette évolution.

L’ascèse rigoureuse prônée par les Pères du désert, va, dans un premier temps, discréditer quelque peu le corps et les tâches temporelles.⁠[14] Le monachisme aussi se caractérisera par une absence d’engagement dans la vie du monde.

Il ne faut pas négliger non plus l’influence d’une certaine culture gréco-latine qui considère que tout ce qui touche au corps, aux activités manuelles est peu digne de l’homme.

Les invasions normandes aux IXe et Xe siècles ont précipité la décadence de la culture en occident et le clergé acquit, par la force des choses, le monopole de l’éducation et de l’instruction⁠[15]. Et pendant des siècles, seule une minorité aura accès à l’enseignement.

En même temps, se manifeste un besoin de respecter un ordre hiérarchique à l’image de ce que la société civile connaît. Notamment l’idéologie de la « tripartition fonctionnelle »⁠[16] a, semble-t-il, placé les laïcs en une position subalterne par rapport aux clercs. Cette idéologie au nom fort savant est une tendance répandue dans certains peuples indo-européens à diviser la société en trois classes hiérarchisées suivant la fonction exercée. La première classe est celle des prêtres, ceux qui exercent une fonction sacrée ; la seconde est celle des guerriers et la troisième, celle de tous ceux qui produisent, les agriculteurs, les artisans, les commerçants, etc.. Cette classification se retrouve dans nos pays, dans ce qu’on appelle l’ancien régime où clergé, noblesse et tiers-État composent l’ensemble de la société.⁠[17]

Enfin, il faut évoquer, au plus haut niveau de l’Église, une tentation théocratique qui fut, en particulier, très forte à partir du pape Grégoire VII⁠[18] et culmina avec Boniface VIII⁠[19]. La position subalterne du laïcat est bien illustrée, à la tête, par la volonté papale d’exercer un pouvoir universel aussi bien spirituel que temporel⁠[20].

Le prince personnifie « la fonction des laïcs en tant que délégué de l’Église aux tâches séculières. Il s’agit dès lors d’un pouvoir inférieur » et donc « subordonné au pouvoir ecclésiastique ».⁠[21] Il y a deux glaives, explique Boniface VIII, un glaive spirituel et un glaive temporel. Et « sûrement celui qui nie que le glaive temporel est au pouvoir de Pierre ne remarque pas assez la parole du Seigneur : « Mets ton glaive au fourreau ». Les deux glaives sont donc au pouvoir de l’Église, le spirituel et le matériel, mais l’un doit être manié pour l’Église, l’autre par l’Église ; l’un par la main du prêtre, l’autre par celle des rois et des chevaliers, mais sur l’ordre du prêtre et tant qu’il le permet. Car il faut que le glaive soit sous le glaive et que l’autorité temporelle soit soumise à la spirituelle. »[22] Cette dernière phrase est ambigüe et elle sera souvent utilisée pour justifier une immixtion du clerc dans les affaires temporelles ce qui provoqua de nombreux conflits où chaque partie proteste de sa volonté de puissance et d’indépendance.⁠[23]

Près de cinq siècles plus tard, le pape Grégoire XVI⁠[24] écrit : « Personne ne peut ignorer que l’Église est une société inégale dans laquelle Dieu a destiné les uns à commander, les autres à obéir. Ceux-ci sont les laïcs, ceux-là les clercs. »[25]

En 1870, dans le schéma de la constitution dogmatique Supremi Pastoris, sur l’Église du Christ, proposé à l’examen des Pères du concile Vatican I⁠[26], on peut lire : « Mais l’Église du Christ n’est pas une société composée de membres égaux, comme si tous les fidèles qui en font partie avaient les mêmes droits, mais elle est une société inégale (hiérarchique), et non seulement en ce sens que parmi les fidèles les uns sont clercs et les autres laïcs, mais surtout parce qu’il y a dans l’Église un pouvoir divinement institué que les uns ont reçu pour sanctifier, enseigner et gouverner, et que les autres n’ont pas. »[27] Une formulation qui disparaîtra avec le schéma. Dans l’encyclique Pastor Aeternus qui est la seconde Constitution dogmatique sur l’infaillibilité pontificale du 18 juillet 1870, fruit de ce concile, on lit au chapitre III : « Les pasteurs de tout rang et de tout rite et les fidèles, chacun séparément ou tous ensemble, sont tenus au devoir de subordination hiérarchique et de vraie obéissance, non seulement dans les questions qui concernent la foi et les mœurs, mais aussi dans celles qui touchent à la discipline et au gouvernement de l’Église répandue dans le monde entier. Ainsi, en gardant l’unité de communion et de profession de foi et avec le Pontife romain, l’Église est un seul troupeau sous un seul pasteur. "

Et donc, même si les laïcs⁠[28] ont été actifs dans diverses congrégations⁠[29], même si certains princes⁠[30] ou certains de leurs conseillers ont cherché à être d’authentiques chrétiens dans le monde avec un grand souci de justice sociale⁠[31], il ne faut pas s’étonner si, grosso modo, du XIe au XIXe siècle, au sein de l’Église, la définition du laïc est négative dans deux sens. Non seulement le laïc est défini simplement comme celui qui n’est pas clerc mais, en plus, la fonction du laïc est d’obéir au clerc.⁠[32]

Ce statut semble, en même temps, tributaire de la valeur que l’on accorde aux « choses », au corps, au travail, à l’économie, à la politique⁠[33]. Si l’on suit les recommandations du Catéchisme du Concile de Trente publié en 1566, l’engagement social se limite à ce que prescrit le décalogue dans son sens le plus obvie. Ainsi, face à la pauvreté, il n’est guère question que des « œuvres de miséricorde » et de la nécessité de « se mettre en état de faire l’aumône ».⁠[34] Pendant des siècles a manqué une véritable théologie du travail dans la mesure il était considéré surtout comme une malédiction.⁠[35] Tendance accentuée par un certain nombre de théologiens qui ont privilégié le développement d’« une morale de tendance privatisante »[36].


1. Sur ces questions de vocabulaire, on peut lire : POTTERIE Ignace de la, sj, L’origine et le sens primitif du mot « laïc », dans Nouvelle Revue Théologique, 80/8, 1958, pp. 842-853.
2. Ignace de la POTTERIE cite en exemple Ex 19, 24 ; Jr 26, 7.
3. Notre auteur relève seulement trois passages : 1S 21, 5-6 ; Ez 22,16 et 48, 15.
4. Pape élu vers 88-92 et mort en 97.
5. Cité dans FAIVRE Alexandre, Les laïcs aux origines de l’Église, Paris, Centurion, 1984, p. 31.
6. La distinction entre prêtre et lévite vient du culte juif : le lévite est au service des prêtres dans le Temple, aujourd’hui dans la synagogue.
7. Un temps, « laicus » sera en concurrence avec « plebeius ». Ce mot, à l’origine, désigne ceux qui n’appartiennent pas au patriarcat. On y trouve la même idée que dans laicus s’appliquant à une catégorie du peuple. Plebeius fut abandonné, à la fin du moyen-âge, sans doute parce que, chez les auteurs latins profanes, le mot est souvent dépréciatif : qui appartient aux pauvres gens, commun et même grossier, vulgaire, trivial.
8. Ignace de la POTTERIE, L’origine et le sens primitif du mot « laïc », p. 851. Ce n’est qu’à l’époque contemporaine, après le XVIIIe siècle appelé aussi siècle des « Lumières », que le mot laïc a encore évolué pour devenir synonyme de « neutre », athée » ou « antichrétien ».
9. 1 Co 12, 7-11.
10. 1 P 2, 9-10.
11. Déjà dans le livre du Deutéronome, tel que traduit par la Bible de Jérusalem, on lit: « Vous ne ferez pas acception de personne en jugeant, mais vous écouterez le petit comme le grand. » Dt 1, 17. Dans la communauté de Jésus qui comprend hommes et femmes, le P. G. Chantraine écrit qu’« il n’est pas question de hiérarchie ni, du reste, de vie consacrée : les membres de la communauté sont les compagnons de Jésus, ses disciples ; par rapport à la situation ultérieure, ils seraient des laïcs, au sens plein du terme, antérieurement à la distinction entre clercs, religieux et laïcs et pour autant qu’ils partagent l’Humanité que leur offre Jésus, ils seraient des « hommes » au sens fort du terme, sans qualification ecclésiastique. Il importe de relever que laïc au sens plein signifie homme au sens fort. Homme veut dire capacité de laisser Dieu l’incarner comme il le veut. C’est la raison pour laquelle le « laïc » peut devenir prêtre, religieux ou au sens restreint laïc. » (CHANTRAINE Georges sj, Les laïcs, chrétiens dans le monde, Fayard, 1987, pp. 111-112).
12. Cf. Ep 4, 3 ; 4, 7-10. Le Christ confère les « ministères » : « Il a « donné » aux uns d’être apôtres, à d’autres prophètes, ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs, organisant ainsi les saints pour l’œuvre du service (diakonia), en vue de la construction du Corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité de la foi et la connaissance du Fils de Dieu, en vue de l’Homme parfait, selon la mesure du Christ dans sa plénitude » (Ep 4, 11-13). C’est donc grâce aux « ministères » que les dons de chacun s’adaptent les uns aux autres organiquement en vue de servir à la construction du Corps du Christ et à la réalisation de l’humanité achevée dans le Christ. » (CHANTRAINE Georges, op. cit., pp. 116-117).
13. VAUCHEZ André, Les laïcs au Moyen-Age entre ecclésiologie et histoire, dans Etudes, tome 402, n°1, 2005, pp. 55-67.
14. Thèse défendue notamment par André VAUCHEZ.
15. Thèse défendue par HÄRING Bernhard, Vatican II pour tous, Apostolat des Editions, Paris, 1966, p. 164.
16. L’anthropologue Georges Dumézil (1898-1986) a mis au jour cette théorie.
17. Monseigneur Hippolyte Simon fait remarquer que cette société, « malgré les apparences, n’était pas plus chrétienne que la nouvelle ». En effet, en se voulant une société à « ordres », elle marquait un retour au paganisme. (SIMON Hippolyte, Église et politique, Centurion, 1990, p. 84).
18. Pape de 1073-1085. Dans le document Dictatus papae, archives de 1075 conservées au Vatican, on lit, par exemple: « Que tous les princes baisent les pieds du seul pape » (9), « Il lui est permis de déposer les empereurs » (12). En ligne: https://fr.wikipedia.org/wiki/Dictatus_pap%C3%A6
19. Pape de 1294-1303.
20. Qui est du domaine du temps, des choses qui passent, des choses matérielles. Pouvoir temporel peut se traduire par pouvoir politique au sens le plus large du terme. Chez saint Thomas, temporel est synonyme de séculier et s’oppose à éternel ou à spirituel (vie morale et religieuse) (cf. A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1926).
21. DELECLOS Fabien, Les laïcs sont aussi l’Église, en ligne: http://www.lalibre.be/culture/livres-bd/les-laics-sont-aussi-l-eglise-51b898d9e4b0de6db9b1b3ad
22. Bulle Unam Sanctam, 1302. Une « bulle « , à l’époque, est un document à valeur juridique qui est scellé, qui porte le sceau (bulla en latin) pontifical.
23. On imagine aisément les conflits. L’Église, pour maintenir son indépendance, cherche à empêcher le laïc d’élargir ses prétentions et son influence en son sein. Certains princes convoquaient des conciles, exerçaient des pressions sur le pouvoir spirituel, prétendaient nommer les évêques, par exemple. Le prince, de son côté, supporte mal l’intrusion de l’Église dans la gestion politique.
24. Pape de 1831 à 1846.
25. Cité par CONGAR Yves, Le concile Vatican II, son Église peuple de Dieu et Corps du Christ, Collection Théologie historique n°71, Paris, Beauchesne, 1984, pp. 12-13.
26. Ce concile commença le 8 décembre 1869 et fut interrompu le 20 octobre 1870 quand les troupes italiennes envahirent Rome. Il ne reprit pas.
27. Chapitre X : De Ecclesiae potestate.
28. Ils ont occupés souvent de petites fonctions liturgiques : enfant de chœur, chantre, sacristain, etc..
29. PIE XII cite en exemple les Congrégations mariales d’hommes fondées à Rome en 1563 en vue de fournir à l’Église des hommes de valeur capable d’exercer une bienfaisante influence religieuse, Mary Ward (1585-1642) et sa communauté enseignante, Vincent de Paul(1581-1660) qui enrôlait des laïcs. (Discours aux participants du Ier Congrès de l’Apostolat des laïcs, 14 octobre 1951).
30. PIE XII dans son Discours au 2e Congrès mondial de l’Apostolat des laïcs, 5-13 octobre 1957) cite Pulchérie, impératrice byzantine (399-453), Henri II, empereur du Saint Empire (973-1024), Etienne de Hongrie (975-1038), Louis IX de France (1214-1270). Tous les quatre ont été canonisés. Il aurait pu ajouter le bienheureux Charles Ier de Flandre (1083-1127), saint Thomas More (1478-1535). Demain, on pourra aussi citer Alcide de Gasperi (1881-1954), Alberto Marvelli (1918-1946), Charles de Habsboug (1887-1922) et son épouse Zita 1892-1989), Franz Jägerstätter (1907-1943) béatifiés ou en voie de béatification. Et n’oublions pas les saints parents comme Louis (1823-1894) et Zélie Martin (1831-1877). La liste n’est évidemment pas exhaustive.
31. On peut citer le cas de Vauban (1633-1707) connu, en Belgique et dans le nord de la France comme spécialiste des sièges et des fortifications, fut aussi un économiste soucieux de soulager la misère du peuple. En 1707, il écrit un Projet de dîme royale proposant une réforme de l’impôt qui scandalisa les privilégiés et les collecteurs d’impôts. Ce livre fut interdit. (Cf. VAUBAN, Projet de dîme royale, Paris, Institut Coppet, 2014).
32. Parmi les exceptions que l’on peut relever, citons le cas du roi Louis IX, saint Louis, qui refusa de répondre aux sollicitations des évêques qui souhaitaient que le pouvoir civil contraigne par la saisie de leurs biens, les excommuniés jusqu’à ce qu’ils se fassent absoudre. (cf. JOINVILLE, Saint Louis, Paris, Union générale d’éditions, Collection 10-18, 1963, pp. 161-162).
33. André VAUCHEZ conclut ainsi son étude sur les laïcs au moyen-âge : « En dernière analyse, force est de reconnaître qu’entre une Église en voie de cléricalisation et une société qui commençait à se séculariser, le Moyen-Age finissant a été incapable d’imaginer un usage chrétien du monde pour ceux qui y vivaient, et que cet échec, aggravé par les crispations que devait susciter sur ce plan la réforme protestante, a marqué jusqu’à notre époque l’histoire du catholicisme. » (op. cit., p. 66).
34. Catéchisme du Concile de Trente, Troisième partie, chapitre 35, § VI et VII, 1566.
35. CHENU Marie-Dominique, Pour une théologie du travail, Paris, Seuil, 1955.
36. SCHOOYANS Michel, Le dérive totalitaire du libéralisme, Paris, Editions universitaires, 1991, p. 95.

⁢b. De Léon XIII à Pie XI

[1][2]

Les laïcs : « des collaborateurs actifs et soumis »[3]

Même si la conception décrite précédemment est, en partie, confirmée par Pie IX⁠[4], Léon XIII⁠[5] et Pie X ⁠[6] , les révolutions politiques, sociales, économiques du XVIIIe siècle vont inciter l’Église à réfléchir à la dimension sociale et politique de la justice. Ainsi va naître, sous Léon XIII, la doctrine sociale chrétienne. De plus, comme le « prince » n’a plus désormais la place qu’il occupait en régime monarchique traditionnel⁠[7], l’heure du laïcat va sonner, puisque ce sont désormais les citoyens qui sont le « prince ».⁠[8] Ainsi, Léon XIII a pu constater que les laïcs chrétiens n’ont pas attendu que l’Église se prononce pour prendre des initiatives en vue d’une plus grande justice sociale.⁠[9]

Dans sa grande encyclique Rerum novarum[10], Léon XIII invite patrons et ouvriers à travailler à résoudre la « question sociale » à la lumière des principes fondamentaux de la doctrine sociale qu’il inaugure. Pensant aux corporations qui furent si précieuses jadis, il note qu’il voit « avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. Il est à désirer, ajoute-t-il, qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action. » Il précise encore que l’État n’a pas le pouvoir « de leur dénier l’existence » pour la simple raison que « les citoyens sont libres de s’associer » et « de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent. » Il invite les laïcs à agir « sans délai », mais précise le rôle des évêques : « Les évêques, de leur côté, encouragent ces efforts et les mettent sous leur haut patronage ». qu’est-ce que cela signifie sinon que « cette action des catholiques, quelle qu’elle soit, s’exercera avec une efficacité plus grande, si toutes leurs associations, réserve faite des droits et règlements de chacune d’elles, agissent sous une seule et unique direction qui leur communiquera l’impulsion première et le mouvement ». En fait, le pape place « le soin d’organiser l’action commune des catholiques sous les auspices et la direction des évêques. […] Quelles que soient les initiatives conçues et réalisées […] par des hommes, soit isolés, soit associés, qu’ils n’oublient pas la soumission profonde due à l’autorité des évêques. »[11] Pourquoi ? Parce que ces associations qui ont comme but « l’accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l’esprit et de la fortune » doivent « viser, avant tout, à l’objet principal qui est le perfectionnement moral et religieux. »[12]

De même, Pie X estimera que les œuvres « communément désignées sous le nom d’Action catholique […] principalement fondées pour restaurer et promouvoir dans le Christ la vraie civilisation chrétienne […] ne peuvent nullement se concevoir indépendantes du conseil et de la haute direction de l’autorité ecclésiastique. »[13]

Quant à Pie XI, il reconnaît l’existence d’autres associations de laïcs qui n’appartiennent pas à l’Action catholique et qui sont engagées sur le terrain temporel et précise que « L’Action catholique ne doit pas se substituer aux organisations économiques et professionnelles qui ont pour but direct et immédiat de s’occuper des intérêts temporels des diverses classes de travailleurs manuels ou intellectuels. […] Ces associations doivent conserver leur autonomie et leur responsabilité exclusive dans le domaine technique. » De même, « doivent rester autonomes dans leur domaine et seuls responsables de leur activité, les partis politiques formés par des catholiques ».⁠[14]

Mais c’est au développement de l’Action catholique à travers le monde que Pie XI consacrera ses efforts⁠[15]. Et même si l’Action catholique « ne peut assumer de responsabilités de caractère politique ou économique », il ajoute « qu’elle viendra cependant en aide à ces organisations elles-mêmes et leur sera profitable, soit en leur fournissant les meilleurs éléments formés par elle, soit en proposant le bien intégral de leurs propres membres, soit en coordonnant l’action de tous pour la défense et le soutien des intérêts suprêmes religieux et moraux, lesquels sont la meilleure garantie de la prospérité, de l’ordre et de la paix sociale. »[16]

Le rêve de Pie XI est d’une certaine manière d’organiser l’action des laïcs, sous ses différentes formes, comme une vaste armée dont les généraux seraient les évêques et le souverain pontife.⁠[17]

En tout cas, les laïcs sont pour lui les « premiers apôtres » du monde temporel : « Comme à d’autres époques de l’histoire de l’Église, nous affrontons un monde retombé en grande partie dans le paganisme. Pour ramener au Christ ces diverses classes d’hommes qui l’ont renié, il faut avant tout recruter et former dans leur sein même des auxiliaires de l’Église qui comprennent leur mentalité, leurs aspirations, qui sachent parler à leur cœur dans un esprit de fraternelle charité. Les premiers apôtres, les apôtres immédiats des ouvriers seront les ouvriers ; les apôtres du monde industriel et commerçant seront des industriels et des commerçants. »[18]

Des « apôtres laïques » qui, face au laïcisme et à l’athéisme notamment de la classe ouvrière et des jeunes, sont comme les « vaillants soldats du Christ »[19], « soldats d’avant-garde »[20], nourris des Exercices spirituels⁠[21], que les évêques et les prêtres doivent « rechercher avec soin » et « choisir avec prudence » avant « de les former et de les instruire ».⁠[22]

Prioritairement, c’est au sein des mouvements d’Action catholique que le pape envisage surtout l’engagement des laïcs. Il va s’employer, tout au long de son pontificat, à promouvoir, un peu partout dans le monde, les différentes associations rassemblées sous l’étiquette d’Action catholique, les orienter et les organiser car, « pour Pie XI, la mission apostolique des laïcs ne saurait se concevoir dans la spontanéité d’initiatives indépendantes. Son encadrement par les successeurs des apôtres est une condition sine qua non que le pape répète à de nombreuses reprises. »[23] Pourquoi cette insistance ? De nouveau, parce que « l’Action catholique qui, par définition, est la collaboration du laïcat à l’apostolat hiérarchique, ainsi que l’exige sa nature même, est une aide à la hiérarchie sacrée, à laquelle elle se subordonne, tout en se conformant et en s’adaptant à sa structure et à son organisation. »[24] Son but est de « propager le règne du Christ et par cette propagation de procurer à la société le plus grand des biens, dont découlent tous les autres biens. »[25] Bien que ses membres puissent s’engager dans la vie publique, l’Action catholique, en tant que telle, « n’est pas un mouvement d’ordre matériel, mais spirituel ; il ne revêt pas un caractère profane, mais sacré ; il ne poursuit pas des buts politiques, mais religieux. »[26] Elle doit, se tenir « comme l’Église au-dessus et en dehors des partis politiques, car elle est établie non pas en vue de tel ou tel groupe, mais pour procurer le vrai bien des âmes en étendant le plus possible le règne de Notre Seigneur Jésus-Christ dans les individus, les familles, la société. »[27] Il s’agit de ramener, par exemple, ses compagnons de travail, nos frères, « à la pratique de la vie chrétienne. »[28] Toutes les associations d’Action catholique doivent avoir « pour principe inviolable d’obéir unanimement aux directeurs nommés par la hiérarchie ecclésiastique »[29] et il est souhaitable que non seulement elles ne se fassent pas concurrence, qu’elles coordonnent leurs actions respectives, mais aussi que cette coordination aille « jusqu’à une structure institutionnelle ».⁠[30] Il faut, en effet, éviter « la dispersion des forces » : « qu’ils s’unissent donc, tous les hommes de bonne volonté, qui, sous la direction des pasteurs de l’Église, veulent combattre ce bon et pacifique combat du Christ […] ».⁠[31]

En tout cas, malgré cette envie de centralisation et de contrôle, Pie XI, à l’instar de Léon XIII, se rend compte de l’importance des laïcs et de leur action sur le monde. Léon XIII soucieux de l’état de la société, s’efforce de convaincre les fidèles de la nécessité de travailler à établir entre tous les citoyens une « amitié » que nous appellerions aujourd’hui « solidarité ». Pie XI ira plus loin en parlant de « charité politique »[32], expression qui fera florès.⁠[33]


1. Pape de 1878-1903.
2. Pape de 1922-1939.
3. PIE XI, Lettre apostolique aux archevêques, évêques et autres ordinaires des îles Philippines en vue de développer et d’intensifier la vie catholique dans ces régions, 18 janvier 1939.
4. Lettre Exhortae in ista, aux évêques du Brésil, 29 avril 1876.
5. Lettre au cardinal Guibert (17 juin 1885) et Lettre à l’évêque de Tours (17 décembre 1888).
6. Encyclique Vehementer Nos ( 11 février 1906). Cf. CONGAR Yves, Le concile Vatican II, son Église peuple de Dieu et Corps du Christ, Collection Théologie historique n°71, Paris, Beauchesne,1984, pp. 12-13.
7. Albert CAMUS écrit notamment qu’en 1793, « ce n’est pas Capet qui meurt, mais Louis de droit divin, et avec lui, d’une certaine manière, la chrétienté temporelle ». ( L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 150).
8. Armand de MELUN (1807-1877), député français, catholique social, écrit en 1868: « Il faut avouer que le Saint Père n’a pas trop à se louer des princes. Excepté la reine d’Espagne, pas un royaume catholique ne lui est resté fidèle. Il y aura désormais deux mondes retranchés, parfois hostiles. Alors le pape parlera aux peuples et il parlera d’autant plus que ces peuples sont de moins en moins chrétiens et qu’il importe de leur faire savoir cette doctrine sociale du Christ que les princes connaissaient, appliquaient, et que personne ne connaît plus. » (Cité par Amédée d’ANDIGNE, Spirituel et temporel, in Actes du Congrès de Lausanne, Laïcs dans la cité, 1966, p. 13). L’auteur est fort indulgent de penser que les princes connaissaient et appliquaient la doctrine sociale du Christ, mais il n’en reste pas moins qu’il a bien compris qu’il fallait désormais que « le peuple » devienne l’interlocuteur privilégié des papes.
9. En effet, à côté de clercs éminents soucieux de l’évolution de la société, on trouve de nombreux laïcs comme Charles de Vogelzang ou Charles de Lowenstein en Autriche, Léon Harmel ou Albert de Mun en France, Contardo Ferrini en Italie, Charles Périn ou François Schollaert en Belgique et tant d’autres. (Cf. KOTHEN Robert, La pensée et l’action sociales, 1789-1944, Louvain, Warny, 1945.
10. 1891.
11. Encyclique Graves de communi re, 18 janvier 1901. Dans une lettre à Monseigneur Guillaume Meignan (1817-1896), archevêque de Tours, Léon XIII écrit : « Il est constant et manifeste qu’il y a dans l’Église deux ordres bien distincts par leur nature, les pasteurs et le troupeau, c’est-à-dire les chefs et le peuple. le premier a pour fonction d’enseigner, de gouverner, de diriger les hommes dans la vie, d’imposer des règles, l’autre a pour devoir d’être soumis au premier, de lui obéir, d’exécuter ses ordres et de lui faire honneur. » (Cité in A. d’ANDIGNE, op. cit., p. 5).
12. Encyclique Rerum novarum.
13. Encyclique Il fermo proposito sur l’Action catholique ou Action des catholiques, 11 juin 1905.
14. A l’épiscopat de Colombie, 14 février 1934.
15. Sur la question, on peut lire BARRAL Pierre, Le magistère de Pie XI sur l’Action catholique, in Achille Ratti pape Pie XI, Actes du colloque de Rome (15-18 mars 1989), Publications de l’Ecole française de Rome, 223, pp. 591-603.
16. A l’épiscopat de Colombie, 14 février 1934.
17. Encyclique Ubi arcano Dei, 23 décembre 1922.
18. Encyclique Quadragesimo anno, 1931, pour le 40e anniversaire de la publication de Rerum novarum.
19. Id.. Pie XI emploie volontiers un langage militaire : « âpres combats », « phalanges serrées », etc..
20. PIE XI, Lettre au cardinal van Roey, archevêque de Malines, 19 août 1935.
21. Encyclique Mens nostra, 20 décembre 1929. Dans son petit livre éponyme, saint Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur de la Compagnie de Jésus, propose, à l’instar de ce que l’on fait pour le corps, d’entraîner l’âme en quatre semaines par des exercices qui rassemblent « toute manière de préparer et de disposer l’âme pour écarter de soi toutes les affections désordonnées et, après les avoir écartées, pour chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie en vue du salut de son âme.  » (Exercices spirituels, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, p. 13).
22. Encyclique Quadragesimo anno.
23. BARRAL, Pierre, Le magistère de Pie XI sur l’Action catholique, in Achille Ratti pape Pie XI, Actes du colloque de Rome, 15-18 mars 1989, p. 594.
24. Lettre au cardinal Ildefonse Schuster, archevêque de Milan, sur la tenue du IXe Concile provincial de Lombardie, 28 août 1934.
25. Lettre au cardinal Adolf Bertram, président de la Conférence épiscopale allemande, 13 novembre 1928.
26. Lettre apostolique aux archevêques, évêques et autres Ordinaires des îles Philippines, 18 janvier 1939. En 1931, en Italie dominée par le parti fasciste, le pape avait assuré que l’AC ne ferait pas de politique et que la promesse serait tenue. Vu le lien entre l’Action catholique et la hiérarchie, celle-ci ne pouvait assumer la responsabilité d’une action politique des laïcs.
27. Message aux Portugais, 10 novembre 1933.
28. Lettre au cardinal van Roey, op. cit..
29. 6 novembre 1929. J. CARDIJN affirme que « le pape ne cesse de répéter: « L’Action catholique sera ce que le prêtre la fera. Dans les mains du clergé se trouve l’avenir de l’Action catholique. » Le futur cardinal ne donne aucune référence mais c’est bien la pensée du pape.
   (Cf. https://sites.google.com/a/cardijn.info/josephcardijn-fr/une-pensee-maitresse-de-pie-xi).
30. BARRAL Pierre, op. cit., p. 603.
31. Encyclique Quadragesimo anno.
32. PIE XI, Discours à la Fédération Universitaire Italienne, 18 décembre 1927: « Plus est vaste et important le champ dans lequel on peut travailler, plus impérieux est le devoir. Et tel est le domaine de la politique qui regarde les intérêts de la société tout entière et qui, sous ce rapport, est le champ de la plus vaste charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion. C’est sous cet aspect que les catholiques et l’Église doivent considérer la politique. »
33. Cf. BENOIT XVI, Charité politique, Parole et silence, 2013. Paul VI introduira une autre expression, celle de « civilisation de l’amour ». (Homélie de clôture de l’année sainte, 25 décembre 1975).

⁢c. Pie XII : Vers une juste autonomie des laïcs

[1]

Pie XII va élargir la perspective de ses prédécesseurs soulignant sans aucune ambigüité, non seulement l’importance capitale des laïcs dans la mission globale de l’Église et spécialement sur le terrain temporel mais aussi leur relative autonomie par rapport à la hiérarchie. C’est l’esquisse de la doctrine qui sera proclamée lors du concile Vatican II⁠[2].

L’enseignement de Pie XII⁠[3] est original à plusieurs titres, notamment sur le plan méthodologique. Les grandes hérésies modernes⁠[4] ont été bien analysées et dénoncées par ses prédécesseurs ; aussi Pie XII va-t-il s’employer surtout à développer les moyens de construire une société plus humaine et plus chrétienne en indiquant très concrètement aux divers groupes sociaux et professionnels qu’il rencontre⁠[5] les moyens d’y parvenir. Il ne s’emploie pas à écrire une grande encyclique sociale mais précise aux différentes catégories de personnes auxquelles il s’adresse comment dans leur situation, dans leur métier, faire vivre un christianisme intégral en éclairant leur quotidien des principes fondamentaux qui doivent les inspirer.⁠[6] Les laïcs, premiers apôtres, comme l’écrivait Pie XI, sont donc bien au premier plan ou plus exactement, comme le soulignait volontiers le futur cardinal Cardijn, « en première ligne ».⁠[7] Plus radicalement encore, Pie XII dira:

« Les laïcs sont l’Église »

[8]

Conformément aux enseignements du Christ, Pie XII ne considère pas les laïcs comme des subalternes. Il s’insurge même à deux reprises contre l’expression « émancipation des laïcs »[9]. Le dictionnaire⁠[10] nous apprend que le mot « émancipation » appartient à la langue du droit et désigne « un acte par lequel un mineur est affranchi de la puissance paternelle ou de la tutelle ». Au figuré, c’est l’« action de s’affranchir, de se dégager d’une autorité ». Emanciper les laïcs insinuerait donc qu’ils ne sont ni adultes ni libres. Or, selon « la nature réelle de l’Église et son caractère social, rappelle Pie XII, tous les fidèles, sans exception, sont membres du Corps mystique du Christ. »[11] Tous « sont appelés à collaborer à l’édification et au perfectionnement du Corps mystique du Christ. » Les laïcs ne sont ni « des enfants, des mineurs […], dans le royaume de la grâce, tous sont regardés comme adultes ». Et donc ce serait une erreur de distinguer « un élément purement actif, les autorités ecclésiastiques, et d’autre part, un élément purement passif, les laïcs. » Tous les membres de l’Église « sont des personnes libres et doivent donc être actifs. » Qui plus est, étant acquis le respect dû à la dignité du prêtre, « le laïc a des droits, et le prêtre de son côté doit les reconnaître. Le laïc a droit à recevoir des prêtres tous les biens spirituels afin de réaliser le salut de son âme et de parvenir à la perfection chrétienne ; quand il s’agit des droits fondamentaux du chrétien, il peut faire valoir ses exigences ; c’est le sens et le but même de toute la vie de l’Église qui est ici en jeu, ainsi que la responsabilité devant Dieu du prêtre et du laïc. » Pie XII résume sa pensée dans cette formule : « la communauté est en définitive au service des individus et non inversement ». Formule où l’on retrouve le vrai sens de l’autorité, quelle qu’elle soit, y compris l’ecclésiastique : un service.⁠[12]

Pie XII rappelle, en 1957, la figure des laïcs « qui savent assumer toutes leurs responsabilités », telle qu’il l’avait dessinée en 1946⁠[13]: des hommes élevés, au sein de l’Église, à la perfection de leur être et de leur vitalité, « des hommes constitués dans leur intégrité inviolables comme images de Dieu ; des hommes fiers de leur dignité personnelle et de leur saine liberté ; des hommes justement jaloux d’être les égaux de leurs semblables en tout ce qui concerne le fonds le plus intime de la dignité humaine ; des hommes attachés de façon stable à leur terre et à leurs traditions ; […] voilà, ajoutait-il, ce qui donne à la société humaine son fondement solide, et lui procure sécurité, équilibre, égalité, développement normal dans l’espace et le temps. »

L’action de tous, sans exception, est nécessaire et urgente⁠[14], comme le répètent ses prédécesseurs depuis Léon XIII, et elle n’est pas facultative : « Le premier point qu’il faut se rappeler, Nous semble-t-il, est celui de la nécessité de l’action, d’une action clairement conçue et voulue avec fermeté. Toute attitude d’acceptation passive des événements, de laisser-aller, toute forme de quiétisme[15] inerte est à rejeter. »[16] Et donc, aucun alibi même spirituel, comme dira Jean-Paul II, ne peut dispenser de l’action.

Le champ d’action des laïcs

L’Église a besoin des laïcs pour deux raisons. Tout d’abord parce que la pénurie de prêtres est déjà, à l’époque, de plus en plus sensible⁠[17] et qu’elle « menace de le devenir encore davantage. »[18] Mais l’engagement des laïcs est surtout indispensable parce que l’apostolat doit atteindre tous les domaines temporels, tous les milieux⁠[19] et que « le clergé a besoin de se réserver avant tout pour l’exercice de son ministère proprement sacerdotal, où personne ne peut le suppléer »[20].

Le champ d’action des laïcs est donc immense. Alors que beaucoup pensent que l’accomplissement du devoir d’état est, bien sûr, louable mais obligatoire et ne fait pas partie de l’apostolat proprement dit, Pie XII estime au contraire qu’« il est malaisé de tracer la ligne de démarcation à partir de laquelle commence l’apostolat des laïcs proprement dit ». Il reconnaît « la puissante et irremplaçable valeur, pour le bien des âmes, de ce simple accomplissement du devoir d’état par des millions et des millions de fidèles consciencieux et exemplaires. »[21]

qu’en est-il de l’Action catholique ?

Alors que Pie XI, nous l’avons vu, tout au long de son pontificat, a cherché à promouvoir prioritairement l’Action catholique, Pie XII a une position plus nuancée et plus ouverte. Certes, il confirme son importance mais met en garde cette organisation contre deux tentations: celle de se confondre avec l’apostolat hiérarchique (celui du clergé, Pape, évêques, prêtres) et celle de s’octroyer le monopole de l’apostolat des laïcs.

Le premier danger est donc la cléricalisation du laïc⁠[22] : « L’acceptation par le laïc d’une mission particulière, d’un mandat de la hiérarchie, si elle l’associe de plus près à la conquête spirituelle du monde, que mène l’Église sous la direction de ses pasteurs, ne suffit pas à en faire un membre de la hiérarchie, à lui donner les pouvoirs d’ordre et de juridiction qui restent étroitement liés à la réception du sacrement de l’ordre, à ses divers degrés. » L’apostolat des laïcs reste toujours tel « et ne devient pas « apostolat hiérarchique », même quand il s’exerce par mandat de la hiérarchie. »[23]

Pie XII dénonce ensuite avec insistance l’exclusivité de l’action que l’Action catholique voudrait se réserver. Certes, « l’Action catholique porte toujours le caractère d’un apostolat officiel des laïcs » mais elle « ne peut pas […] revendiquer le monopole de l’apostolat des laïcs, car, à côté d’elle subsiste l’apostolat laïc libre. »[24] Pie XII réagit ainsi contre ceux qui considèrent que « toutes les organisations qui n’entrent pas dans le cadre de l’Action catholique […] apparaissent de moindre authenticité, d’importance secondaire, semblent moins appuyées par la hiérarchie et restent comme en marge de l’effort apostolique essentiel du laïcat. […] Bien plus, on en viendrait en pratique à jeter l’exclusive et à fermer le diocèse aux mouvements apostoliques qui ne portent pas l’étiquette de l’Action catholique. »⁠[25] Pie XII dira encore que « l’Action catholique n’a pas davantage, par sa propre nature, la mission d’être à la tête des autres associations et d’exercer sur celles-ci un rôle de patronage en quelque sorte faisant autorité. Le fait qu’elle est placée sous la direction immédiate de la Hiérarchie ecclésiastique ne comporte pas en soi une telle conséquence. En réalité, c’est la fin propre de chaque organisation qui détermine son mode de direction. Et il peut fort bien arriver que cette fin ne réclame ni ne rende même opportune cette direction immédiate ; mais ce n’est pas pour cela que ces organisations cessent d’être catholiques et unies à la Hiérarchie. »[26]

Et qu’en est-il de la liberté des laïcs au sein des organisations ?

Tout apostolat est soumis à la hiérarchie mais il ne faut pas mal interpréter cette réalité comme nous allons le voir et comme nous le verrons encore plus loin.

Précisément, au point de vue des rapports avec la hiérarchie, les liens peuvent varier.

La dépendance « la plus étroite » est « pour l’Action catholique ; celle-ci représente en effet, l’apostolat officiel des laïcs ; elle est un instrument entre les mains de la hiérarchie, elle doit être comme le prolongement de son bras ; elle est de fait soumise par nature à la direction du supérieur ecclésiastique. »

d’autres associations jouissent de plus de liberté : « d’autres œuvres d’apostolat des laïcs, organisées ou non, peuvent être laissées davantage à leur libre initiative, avec la latitude que demanderaient les buts à atteindre. Il va de soi que, en tous cas, l’initiative des laïcs, dans l’exercice de l’apostolat, doit se tenir toujours dans les limites de l’orthodoxie et ne pas s’opposer aux légitimes prescriptions des autorités ecclésiastiques compétentes. »[27]

Il en est de même lorsque Pie XII s’adresse aux femmes : « Bien que l’Église refuse de voir limiter indûment le champ de son autorité, elle ne supprime ni ne diminue de ce fait la liberté et l’initiative de ses enfants. La hiérarchie ecclésiastique n’est pas toute l’Église, et elle n’exerce pas son pouvoir de l’extérieur à la manière d’un pouvoir civil, par exemple, qui traite avec ses subordonnés sur le seul plan juridique. Vous êtes des membres du Corps mystique du Christ, insérés en lui-même dans un organisme animé par un seul Esprit, vivant d’une seule et même vie. L’union des membres avec la tête n’implique nullement qu’ils abdiquent leur autonomie ou qu’ils renoncent à exercer leurs fonctions ; bien au contraire, c’est de la tête qu’ils reçoivent l’impulsion, qui leur permet d’agir avec force et précision, en parfaite coordination avec tous les autres membres, pour le profit du corpos entier. » Et il ajoutera même, très clairement, devant ses interlocutrices que dans l’apostolat, « l’initiative individuelle […] a sa fonction à côté d’une action d’ensemble organisée et menée par le moyens des diverses associations. Cette initiative de l’apostolat laïc se justifie parfaitement, même sans « mission » préalable explicite de la hiérarchie ».⁠[28]

Dans tous les cas, les laïcs exerceront leur apostolat sous leur propre responsabilité : « Quand nous comparons l’apôtre laïque, ou plus exactement le fidèle de l’Action catholique, à un instrument aux mains de la hiérarchie selon l’expression devenue courante, Nous entendons la comparaison en ce sens que les supérieurs ecclésiastiques usent de lui à la manière dont le Créateur et Seigneur use des créatures raisonnables comme instruments, comme causes secondes, « avec une douceur pleine d’égards »[29]. qu’ils en usent donc avec la conscience de leur grave responsabilité, les encourageant, leur suggérant des initiatives et accueillant de bon cœur celles qui seraient proposées par eux, et selon l’opportunité, les approuvant avec largeur de vue. Dans les batailles décisives, c’est parfois du front que partent les plus heureuses initiatives. »[30]

Aux clercs, il déclare : « Nous louons ce travail apostolique des laïcs et Nous vous exhortons, chers fils, à lui faire bon accueil, à l’encourager et, surtout , à le laisser se développer librement, soit que ces groupes demeurent dans les limites de la paroisse ou qu’ils s’étendent également à l’extérieur, soit qu’ils se rattachent à l’Action catholique organisée ou non. »[31]

Quant au sein de chaque organisation, il recommande à ses confrères, « que l’autorité ecclésiastique applique ici aussi le principe général de l’aide subsidiaire[32] et complémentaire ; que l’on confie au laïc les tâches, qu’il peut accomplir, aussi bien ou même mieux que le prêtre et que, dans les limites de sa fonction ou celles que trace le bien commun de l’Église, il puisse agir librement et exercer sa responsabilité. »[33] Il condamnera donc le dirigisme : « Il n’est pas admissible de voir les chefs de l’Action catholique être comme les manipulateurs d’une centrale électrique devant le tableau de commande, attentifs seulement à lancer ou à interrompre, à régler ou à diriger le courant dans le vaste réseau. »[34] Et si « l’Action catholique n’est pas appelée à être une force dans le domaine de la politique de parti […], les citoyens catholiques, en tant que tels peuvent fort bien s’unir dans une association d’activité politique ; c’est leur bon droit, tout autant comme chrétiens que comme citoyens. La présence dans les rangs de celle-ci et la participation de membres de l’Action catholique, -dans le sens et dans les limites sus-indiquées - sont légitimes et peuvent aussi être tout à fait désirables.

Loin de Nous la pensée de déprécier l’organisation ou de sous-estimer sa valeur comme facteur d’apostolat ; Nous l’estimons, au contraire très fort, surtout dans un monde où les adversaires de l’Église s’abattent sur elle avec la masse compacte de leurs organisations.

Mais elle ne doit pas conduire à un exclusivisme mesquin, à ce que l’apôtre appelait : « explorare libertatem ; épier la liberté »[35]. Dans le cadre de votre organisation, laissez à chacun grande latitude pour déployer ses qualités et dons personnels en tout ce qui peut servir au bien et à l’édification : « in bonum et aedificationem »[36] et réjouissez-vous quand, hors de vos rangs, vous en voyez d’autres, « conduits par l’esprit de Dieu »[37], gagner leurs frères au Christ. »[38]

Ainsi s’affermit de plus en plus l’indispensable distinction entre le domaine temporel et le domaine spirituel, distinction - non séparation- qui a manqué d’être clairement établie par le passé et qui sera consacrée lors du Concile Vatican II.

L’importance de la formation

Rappelons-nous l’insistance du Pape, d’une part, sur l’initiative, la liberté et la responsabilité des laïcs et, d’autre part, la nécessité d’être en accord avec la hiérarchie : « l’initiative des laïcs, dans l’exercice de l’apostolat, doit se tenir toujours dans les limites de l’orthodoxie et ne pas s’opposer aux légitimes prescriptions des autorités ecclésiastiques compétentes ». « Il va de soi, dit Pie XII, que l’apostolat des laïcs est subordonné à la hiérarchie ecclésiastique ; celle-ci est d’institution divine ; il ne peut donc être indépendant vis-à-vis d’elle. »[39] « L’union des membres avec la tête n’implique nullement qu’ils abdiquent leur autonomie ou qu’ils renoncent à exercer leurs fonctions ; bien au contraire, c’est de la tête qu’ils reçoivent l’impulsion ».⁠[40]

Comment concilier cette exigence et la liberté responsable reconnue sinon par une formation sérieuse⁠[41] qui est le véritable lien entre les laïcs et la hiérarchie, qu’elle soit ou non présente au sein de l’organisation ? Tous doivent s’engager⁠[42] mais non sans se former: « même l’apôtre laïc, qui travaille parmi les ouvriers dans les usines et les entreprises, a besoin d’un savoir solide en matière économique, sociale et politique, et connaîtra donc aussi la doctrine sociale de l’Église ». Cette formation peut être assurée par les œuvres d’apostolat elles-mêmes aidées par le clergé, les ordres religieux ou encore les instituts séculiers.⁠[43]

Par quel moyen ? Par ce qu’il appelle, peut-être inspiré par ce que font les communistes : une « cellule »[44] : « la « cellule » catholique doit intervenir dans les ateliers, mais aussi dans les trains, les autobus, les familles, les quartiers ; partout elle agira, donnera le ton, exercera une influence bienfaisante, répandra une vie nouvelle. »[45]


1. Pape de 1939 à 1958. Sur la nouveauté de l’enseignement de Pie XII, on peut lire DEJAIFVE, Georges s.j., Laïcat et mission de l’Église, in Nouvelle Revue Théologique, LXXX, 1958, n° 1, pp. 22-38.
2. De 1962 à 1965.
3. La pensée de Pie XII s’exprime principalement dans deux discours destinés Aux participants du Congrès mondial de l’Apostolat des laïcs, le premier le 14 octobre 1951 et le second du 5 au 13 octobre 1957. Pour la facilité nous les identifierons simplement par leur millésime : 1951 et 1957.
4. Communisme, socialisme, libéralisme, nazisme, fascisme, laïcisme.
5. Ces catégories sont extrêmement variées : hommes politiques, syndicalistes, entrepreneurs, ouvriers, historiens, chirurgiens, aristocrates, écrivains, cinéastes, couturiers, mères de famille, fiancés, policiers, sportifs, militaires, artistes, agriculteurs, etc., etc..
6. « Bien souvent, au cours de Notre pontificat, Nous avons parlé, dans des circonstances et sous des aspects fort variés, de cet apostolat des laïcs, dans Nos messages à tous les fidèles ou en Nous adressant à l’Action catholique, aux congrégations mariales, aux ouvriers et aux ouvrières, aux enseignants et aux enseignantes, aux médecins et aux juristes, et aussi aux milieux spécifiquement féminins, pour insister sur leurs devoirs actuels même dans la vie publique, et à d’autres encore. » (1951).
7. Joseph CARDIJN (1882-1967), fondateur en 1925 de la JOC. Il est l’auteur de Laïcs en première ligne, Vie ouvrière, 1963. Il fut créé cardinal en 1965.
8. Cf. Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946: « Les fidèles, et plus précisément les laïcs se trouvent aux premières lignes de la vie de l’Église ; par eux, l’Église est le principe vital de la société humaine. Eux, par conséquent , eux surtout, doivent avoir une conscience toujours plus nette, non seulement d’appartenir à l’Église, mais d’être l’Église, c’est-à-dire la communauté des fidèles sur la terre sous la conduite du chef commun, le pape, et des évêques en communion avec lui. »
9. « Elle rend un son un peu déplaisant », dit Pie XII (1951).
10. ROBERT, Paul, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Société du Nouveau Littré, 1960.
11. 1951. Pie XII renvoie également à son encyclique Mystici Corporis Christi, 29 juin 1943. L’expression « Corps mystique du Christ » désigne l’Église. Elle proclame que les chrétiens et le Christ ne font qu’un seul corps comme Paul en a fait l’expérience sur le chemin de Damas quand le Christ lui reproche de le persécuter alors que Paul ne faisait que persécuter les chrétiens (Ac 9, 1-5). Les chrétiens sont comme les membres du corps humain, tous différents, utiles et solidaires. Le Christ est bien sûr la tête. Quant à l’adjectif « mystique », il signifie ici : « qui est lié au mystère de Dieu ».
12. 1957.
13. Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946.
14. 1957.
15. « Doctrine ou tendance selon laquelle, aux plus hauts états mystiques, l’âme n’aurait qu’à s’abandonner au repos (quies) en Dieu, tout passivement. » (BOUYER Louis, Dictionnaire théologique, Desclée, 1990).
16. Discours aux organisations féminines catholiques, 29 septembre 1957.
17. Lettre au patriarche de Venise à propos des nouveaux statuts de l’Action catholique italienne, 11 octobre 1946.
18. 1951.
19. Pie XII pense aux familles, aux écoles et à l’éducation en général, aux pauvres, aux missions, à l’émigration et à l’ immigration, à la vie intellectuelle et culturelle, au jeu, au sport, à l’opinion publique, à la vie sociale et politique…​ Il insistera encore sur la collaboration des laïcs, « en particulier, quand il s’agit de faire pénétrer l’esprit chrétien dans toute la vie familiale, sociale, économique et politique. […​] La « consecratio mundi » est, pour l’essentiel, l’œuvre des laïcs eux-mêmes, d’hommes qui sont mêlés intimement à la vie économique et sociale, participent au gouvernement et aux assemblées législatives. » (1957).
20. 1951.
21. 1951.
22. L’expression, nous le verrons, est de Jean-Paul II mais le fait est déjà ici condamné.
23. 1957.
24. 1957. Pie XII ajoute que même le mandat d’enseigner « n’est pas donné à l’Action catholique dans son ensemble, mais à ses membres organisés en particulier, suivant la volonté et le choix de la hiérarchie. » En 1951, il disait déjà : « L’apostolat des laïcs, au sens propre, est sans doute en grande partie organisé dans l’Action catholique et dans d’autres institutions d’activité apostolique approuvées par l’Église ; mais en dehors de celles-ci, il peut y avoir et il y a des apôtres laïques, hommes et femmes, qui regardent le bien à faire ; les possibilités et les moyens de le faire ; et ils le font, uniquement soucieux de gagner des âmes à la vérité et à la grâce. […​] ne vous inquiétez pas de demander à quelles organisations ils appartiennent ; admirez plutôt et reconnaissez de bon cœur le bien qu’ils font. »
25. 1957.
26. Discours à l’Action catholique italienne, 3 mai 1952.
27. 1951.
28. Discours aux organisations féminines catholiques, 29 septembre 1957.
29. Sg 12, 18.
30. 1951.
31. Discours aux curés de Rome et aux prédicateurs de carême, 6 février 1951.
32. Le principe dit « de subsidiarité » a été défini par Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno : « ce que les particuliers peuvent faire par eux-mêmes et par leurs propres moyens ne doit pas leur être enlevé et transféré à la communauté ». (Allocution aux nouveaux cardinaux, op. cit.).
33. 1957. Dans son Discours à l’Action catholique italienne du 3 mai 1952, à propos des groupements féminins, il souhaitait déjà que « les prêtres, avec une fine et délicate réserve, laissent complètement aux dirigeantes et en tout cas aux soins et entre les mains de femmes pieuses et sages, ce que celles-ci peuvent faire par elles-mêmes, parfois même mieux, limitant ainsi eux-mêmes leur activité au ministère sacerdotal. »
34. Discours à l’Action catholique italienne, 3 mai 1952.
35. Ga 2, 4.
36. Rm 15, 2.
37. Ga 5 , 18.
38. 1951.
39. Id..
40. 1957.
41. Cf. également Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946.
42. « Au lieu de céder à une tendance un peu égoïste, en songeant seulement au salut de leur âme, qu’ils prennent aussi conscience de leur responsabilité envers les autres et des moyens de les aider. » (1957).
43. 1957. En 1955, il invitait les ouvriers à ,« connaître les principes fondamentaux » et les « dirigeants des peuples, les législateurs, les employeurs et les directeurs d’entreprises à les mettre en exécution. » (Discours à l’Association chrétienne des travailleurs italiens, 1er mai 1955) .
44. Pie XII a constaté que « que certains laïcs catholiques - sous l’impulsion et la direction du prêtre - ont formé de petites sociétés ou des cercles, où une ou deux fois par mois, selon les circonstances, des collègues de la même profession, des parents, des amis, se réunissent pour traiter et discuter, sous une direction compétente, parmi les autres sujets, des questions également religieuses. » (Discours aux curés de Rome et aux prédicateurs de carême, 6 février 1951).
45. 1957. Il précise que « les cellules catholiques, qui doivent se créer parmi les travailleurs, dans chaque usine et dans chaque milieu de travail, pour ramener à l’Église ceux qui en sont séparés, ne peuvent être constituées que par les travailleurs eux-mêmes.

⁢ii. Karol Wojtyla et le Concile Vatican II

Nous avons accordé une grande place à l’enseignement du pape Pie XII parce que celui-ci, à partir de son approfondissement de la théologie du Corps mystique du Christ, a bien mis en évidence l’importance, au sein de l’Église, de tout baptisé, consacré ou laïc, et souligné le rôle irremplaçable du laïc dans l’Église et dans le monde. C’est sur cette base que le Concile va travailler⁠[1] et notamment sous l’impulsion du cardinal Wojtyla, le futur Jean-Paul II qui, durant tout son pontificat s’emploiera à développer et promouvoir les prises de position conciliaires. Il est donc important de s’attarder aux textes du Concile qui touchent au problème qui nous intéresse ici.

Le théologien allemand Bernhard Häring, expert au Concile Vatican II, écrit, en 1966, « que l’avenir verra en premier lieu, dans ce Concile, le concile qui a rendu aux laïcs le rôle qu’ils doivent remplir dans l’Église. »[2]

Pour la première fois dans l’histoire de l’Église, en effet, un concile va longuement se pencher sur la personne du laïc et son rôle dans l’Église et dans le monde. Dans la Constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium (LG), texte essentiel, tout le chapitre IV leur est consacré. Mais il est déjà question d’eux dès le chapitre II qui définit le peuple de Dieu⁠[3]. Ce n’est pas tout : leur est entièrement consacré le décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem (AA) qui décrit longuement le pourquoi et le comment de l’engagement des laïcs. C’est à ces endroits précisément que le concile a repris, développé et approfondi les prises de position de Pie XII⁠[4]. Enfin, pour nourrir et orienter l’action des laïcs, le concile va leur offrir le texte le plus long de l’ensemble, la Constitution pastorale Gaudium et spes (GS) sur l’Église dans le monde de ce temps.

Quant au cardinal Wojtyla, il a déployé une « très intense activité »[5] dans ce concile et notamment pour orienter le schéma sur l’Église qui deviendra la constitution dogmatique Lumen gentium et le schéma sur l’apostolat des laïcs qui deviendra le décret Apostolicam actuositatem. On sait que le futur Jean-Paul II a milité pour que soit mise en évidence l’unité du peuple de Dieu, pour que le laïcat soit fortement valorisé et que lui soient reconnus « le droit et le devoir d’être un agent actif de l’apostolat, en vertu de son baptême, et non en raison d’un mandat particulier »[6]. Ses interventions seront déterminantes⁠[7] également dans la préparation de la constitution pastorale Gaudium et spes[8], non seulement au niveau de l’orientation générale mais aussi au niveau de la rédaction du texte au sein de la commission théologique chargée de ce travail. Le futur pape travailla en particulier sur le chapitre IV qui retiendra spécialement notre attention.⁠[9] Le texte qui, après avoir décrit, avec une acuité particulière, l’état du monde contemporain, les obscurités, les changements psychologiques, moraux et religieux, les déséquilibres, les aspirations et les interrogations, propose, face aux différentes formes d’athéisme, la vision chrétienne de l’homme et de la société et les services que l’Église peut leur offrir.⁠[10] C’est à cet endroit (chapitre IV) qu’est abordé « le rôle de l’Église dans le monde de ce temps. »[11]

Pour les Pères conciliaires, il s’agissait non seulement de répondre aux nécessités du temps mais aussi de revenir aux sources, aux Actes des Apôtres et aux épîtres qui montrent quelle place les laïcs occupèrent dans l’évangélisation aux premiers temps.


1. A la suite de Pie XI, Pie XII avait envisagé, dès 1948, la convocation d’un concile œcuménique et organisé différentes commissions préparatoires. En 1951, vu la longueur des préparatifs et son âge, il abandonna « laissant à son successeur la charge d’un nouveau concile. » En 1959, la nouvelle commission convoquée par Jean XXIII put prendre connaissance des documents qui avaient été préparés sous Pie XII et plusieurs membres de l’ancienne commission eurent un rôle important lors du concile Vatican II. (Cf. UGINET François-Charles, Les projets de concile général sous Pie XI et Pie XII, dans Le deuxième concile du Vatican (1959-1965), Actes du colloque organisé à Rome, 28-30 mai 1986, Rome, Ecole française de Rome, 1989, pp. 65-78.
2. HÄRING Bernard, Vatican II pour tous, Paris, Apostolat des éditions, 1966, p. 159.
3. « C’est vers les fidèles catholiques que le saint Concile tourne en premier lieu sa pensée. » (LG 14).
4. Dans le chapitre IV de Lumen gentium, comme dans le Décret Apostolicam actuositatem, l’auteur le plus cité en référence est Pie XII.
5. Pour approfondir cette question, on lira BUTTIGLIONE Rocco, La pensée de Karol Wojtyla, Fayard, 1982, p. 265. Tout le chapitre 6, Wojtyla et le Concile (pp. 251-321), est intéressant. On peut lire aussi WOJTYLA Karol, Aux sources du renouveau. Etude sur la mise en œuvre du concile Vatican II, Paris, Centurion, 1981 (publié en 1972 en polonais) ; CONGAR Yves, Mon journal du Concile, Paris, Cerf, 2002 ; et surtout LEBRUN Dominique, Interventions de Karol Wojtyla au Concile Vatican II, Paris, Parole et silence, 2012, où l’on trouve tous les textes des interventions de l’archevêque de Cracovie.
6. Id., p. 267.
7. Yves Congar note dans son Journal : « Wojtyla fait une forte impression. Sa personnalité s’impose. Il rayonne d’elle un fluide, une certaine force prophétique, très calme, mais irrécusable. » (op. cit., t. II, p. 312).
8. Il s’agit du schéma XIII auquel des laïcs apportèrent leur contribution.
9. BUTTIGLIONE, Rocco, op. cit., pp. 272 et svtes.
10. Ce sera l’occasion, dans une deuxième partie, d’éclairer des principes sociaux chrétiens quelques « problèmes plus urgents ».
11. Trois textes intéresseront aussi particulièrement les laïcs dans leur action : le décret Inter mirifica sur les moyens de communication sociale, et les déclarations Dignitatis humanae sur la liberté religieuse et Gravissimum educationis momentum sur l’éducation chrétienne. Il est aussi question des laïcs dans la Constitution sur la liturgie Sacrosanctum concilium (26-40), et dans les décrets Christus Dominus sur la charge pastorale des évêques dans l’Église (16-18), Presbyterorum ordinis sur le ministère et la vie des prêtres (art. 9) et Ad Gentes divinitus, sur l’activité missionnaire de l’Église.

⁢a. qu’est-ce que l’Église ?

Comme le révèlent les Écritures, l’Église est « peuple de Dieu » et « Corps mystique du Christ ». En effet, « Par le baptême […] nous sommes rendus semblables au Christ »[1] et nous devenons tous, laïcs, religieux et clercs, « à titre égal »[2] et selon le célèbre passage de la 1re épître de Pierre, « une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est acquis, ceux qui autrefois n’étaient pas un peuple étant maintenant le peuple de Dieu »[3]. Puisque par le baptême nous sommes rendus semblables au Christ, membres de son Corps, et que le Christ est prêtre, prophète et roi, prêtre car il est le chemin vers Dieu, prophète parce qu’il est Parole de Dieu, et roi par l’obéissance et le service, nous aussi nous participons, chacun à sa manière et selon son état, à cette triple mission. Tout baptisé, et donc tout laïc chrétien, est prêtre dans la mesure où toutes les activités de la vie sont autant d’offrandes à Dieu.⁠[4] Il est prophète dans la mesure où il témoigne par l’exemple et la parole de son espérance et l’exprime « à travers les structures de la vie du siècle » particulièrement dans le mariage et la famille qui est « le terrain d’exercice et l’école par excellence de l’apostolat des laïcs ».⁠[5] Il est roi dans la mesure où il étend partout le règne du Christ : « règne de vérité et de vie, règne de sainteté et de grâce, règne de justice, d’amour et de paix, règne où la création elle-même sera affranchie de l’esclavage de la corruption pour connaître la liberté glorieuse des fils de Dieu ».⁠[6]

Ainsi le Concile met en avant la commune égalité de dignité de tous les baptisés « du fait de leur régénération dans le Christ ». La conclusion est claire : « Il n’y a donc dans le Christ et dans l’Église, aucune inégalité qui viendrait de la race ou de la nation, de la condition sociale ou du sexe …​ ». Et le Concile insiste : « Si donc dans l’Église, tous ne marchent pas par le même chemin, tous, cependant sont appelés à la sainteté et ont reçu à titre égal la foi qui introduit dans la justice de Dieu […]. Quant à la dignité et à l’activité commune à tous les fidèles dans l’édification du Corps du Christ, il règne entre tous une véritable égalité. » Egalité et fraternité, pourrait-on dire, puisqu’il revient « aux pasteurs de l’Église qui suivent l’exemple du Seigneur, d’être au service les uns des autres et au service des autres fidèles ; à ceux-ci de leur côté d’apporter aux pasteurs et aux docteurs le concours empressé de leur aide. » Et même si tous ne suivent pas le même « chemin », si les fonctions et les rôles sont différents, « la diversité même des grâces, des ministères et des opérations contribue à lier les fils de Dieu en un tout. »[7] Car s’« il y a dans l’Église diversité de ministères », il y a « unité de mission. »[8]


1. LG 7.
2. LG 30.
3. 1 P 2, 9-10. Citation reprise dans LG 9.
4. LG 34.
5. LG 35.
6. LG 36.
7. LG 32.
8. AA 2.

⁢b. qu’est-ce qu’un laïc ?

Vu ce qui précède, la définition traditionnelle du laïc, celui qui n’est ni clerc ni religieux, va se compléter de manière positive : « Sous le nom de laïcs, on entend ici l’ensemble des chrétiens qui ne sont pas membres de l’ordre sacré et de l’état religieux sanctionné dans l’Église[1], c’est-à-dire les chrétiens qui, étant incorporés au Christ par le baptême, intégrés au peuple de Dieu, faits participants à leur manière de la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ, exercent, pour leur part, dans l’Église et dans le monde, la mission qui est celle de tout le peuple chrétien. » ⁠[2]

Quant à « l’apostolat », il désigne désormais « toute activité du Corps mystique qui tend vers ce but : étendre le règne du Christ à toute la terre, pour la gloire de Dieu le Père »[3] .

A cet apostolat, tous sont conviés. Tous les fidèles « ont le droit et le devoir d’exercer l’apostolat ».⁠[4] Et le Concile insiste : « à cet apostolat, tous sont députés ». Cet apostolat « concerne tous les chrétiens sans exception ».⁠[5] « A tous s’impose le devoir de coopérer à l’extension et au progrès du règne du Christ dans le monde. »[6]

Autrement dit encore, tous les chrétiens sont missionnaires, envoyés⁠[7] pour annoncer l’Évangile.⁠[8]


1. Comme le note le P. Chantraine, « cette « définition » négative n’est nullement incompatible avec le caractère positif de la fonction du simple chrétien ». » En fait, « privé de sa caractéristique « négative », le laïc risque alors de se confondre avec prêtre et évêque. » (op. cit., pp. 127-128).
2. LG 31.
3. AA 2.
4. AA25.
5. LG 33.
6. LG 35.
7. « Apostolos » en grec.
8. Voir le développement donné par le Décret Ad gentes, sur l’activité missionnaire de l’Église. Les laïcs y sont inclus évidemment (21-22).

⁢c. Rappel du rôle de l’Église

L’Église a pour mission d’annoncer l’Évangile à tout homme. Cet homme, n’est pas un être désincarné. Il est né dans un pays déterminé, a été nourri d’une culture particulière. Il travaille, subit ou exerce un pouvoir politique, etc.. C’est cet homme, tout entier, dans l’intégralité de sa nature spirituelle et corporelle, c’est cet être de relations, personnel et social que l’Église veut servir.⁠[1]

Eclairé par cette bonne nouvelle, l’homme, membre du « peuple de Dieu », laïc, prêtre ou religieux, s’efforce d’y conformer son cœur et son esprit mais aussi toutes ses actions, dans quelque situation qu’il soit. Il devient, dans toutes les circonstances de sa vie, témoin de l’Évangile, en pensée, en paroles et en acte.

Par ailleurs, comme toutes les choses créées dépendent de Dieu, l’homme ne peut en disposer sans référence au Créateur⁠[2]. Dès lors, il faut « construire le monde tel que Dieu le veut »[3]. Il faut que toute activité humaine « soit conforme au bien authentique de l’humanité, selon le dessein et la volonté de Dieu, et qu’elle permette à l’homme, considéré comme individu ou comme membre de la société, de s’épanouir selon la plénitude de sa vocation. »[4] L’homme, créé  »_ à l’image de Dieu », capable de connaître et d’aimer son Créateur,_ […] a été constitué seigneur de toutes les créatures terrestres, pour les dominer et pour s’en servir, en glorifiant Dieu. »[5]


1. Cf. LG 3 et GS 14.
2. Cf. Gn. 1, 1: « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ». Le Symbole de Nicée-Constantinople précise : « …​l’univers visible et invisible ». Cf. également GS, n° 36, par. 3, qui fait remarquer que cette idée n’est pas seulement chrétienne : « …​tous les croyants, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont toujours entendu la voix de Dieu et sa manifestation, dans le langage des créatures ». Et le texte ajoute encore, peut-être à l’adresse des philosophes qui se penchent sur le mystère de l’homme, que « l’oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même ».
3. PIE XII, Discours au rassemblement mondial de la JOC, Rome, 25-8-1957, cité par CARDIJN J., in Laïcs en premières lignes, Vie ouvrière, 1963, p. 11 et p. 189.
4. GS 35, 2.
5. GS 12, 3. Cf. Gn 1, 26 et Sg 2, 23.

⁢d. Ne pas séparer le spirituel et le temporel

[1]

Il serait donc absurde de rejeter, négliger, dévaloriser l’engagement temporel sous prétexte que le « Royaume n’est pas de ce monde »[2] ou que la foi suffit et il serait incohérent de s’engager sans tenir compte des exigences de sa foi. Le concile Vatican II n’a pas hésité à considérer ce « divorce » entre la foi et l’engagement temporel comme une des « plus graves erreurs de notre temps ». Il n’est pas inutile de relire ce texte⁠[3] qui s’adresse surtout aux laïcs (les précisions sur les « tâches terrestres » l’insinuent) : « Le Concile exhorte les chrétiens, citoyens de l’une et l’autre cité[4], à remplir avec zèle et fidélité leurs tâches terrestres, en se laissant conduire par l’esprit de l’Évangile. Ils s’éloignent de la vérité ceux qui, sachant que nous n’avons point ici-bas de cité permanente, mais que nous marchons vers la cité future (cf. He 13,14), croient pouvoir, pour cela, négliger leurs tâches humaines, sans s’apercevoir que la foi même, compte tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir plus pressant (cf. 2 Th 3, 6-13 ; Ep 4, 28). Mais ils ne se trompent pas moins ceux qui, à l’inverse, croient pouvoir se livrer entièrement à des activités terrestres en agissant comme si elles étaient tout à fait étrangères à leur vie religieuse - celle-ci se limitant alors pour eux à l’exercice du culte et à quelques obligations morales déterminées. Ce divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps. Ce scandale, déjà dans l’Ancien Testament, les prophètes le dénonçaient avec véhémence et, dans le Nouveau Testament avec plus de force encore, Jésus-Christ lui-même le menaçait de graves châtiments (cf. Mt. 23, 3-33 ; Mc. 7, 10-13). Que l’on ne crée donc pas d’opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, la vie religieuse d’autre part. En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus envers Dieu lui-même, et il met en danger son salut éternel. A l’exemple du Christ qui mena la vie d’un artisan, que les chrétiens se réjouissent plutôt de pouvoir mener toutes leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts humains, familiaux, professionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs religieuses, sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la gloire de Dieu ».

L’indifférence aux tâches terrestres qu’on peut appeler « surnaturalisme », risque d’être sanctionnée tôt ou tard dans les faits et, indépendamment de son égoïsme plus ou moins latent, ne peut se vivre, en définitive, sans quelque désagrément. Le Concile est clair : « aucune activité humaine, fût-elle d’ordre temporel, ne peut être soustraite à l’empire de Dieu. »⁠[5]

L’autre attitude qui consiste à vivre les activités profanes sans les pénétrer des exigences de la foi, en athée, pourrait-on dire, est très répandue. C’est la raison pour laquelle, sans doute, le texte s’y attarde davantage, et dans des termes très sévères, dans la mesure où les chrétiens qui vivent cette séparation portent un contre-témoignage scandaleux sans même s’en rendre compte la plupart du temps. C’est une déviation fréquente qu’il convient de dénoncer sans relâche car, outre sa propre inconsistance, elle favorise, dans bien des cas, l’injustice

Le chapitre IV place donc clairement les laïcs face à leurs responsabilités en condamnant aussi bien le surnaturalisme que l’activisme et refusant en même temps que l’on crée une « opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, la vie religieuse d’autre part. »[6]


1. Le domaine temporel est celui du temps, des choses qui passent (vie matérielle). Chez saint Thomas, temporel est synonyme de séculier et s’oppose à éternel ou à spirituel (vie morale et religieuse) (cf. LALANDE A., op. cit.).
2. Jn 18, 36.
3. GS n° 43, par. 1.
4. La cité terrestre et la cité céleste.
5. LG 36.
6. GS 43.

⁢e. Distinguer le spirituel et le temporel

Mais si la séparation du spirituel et du temporel conduit à des aberrations, la confusion des deux domaines en produit tout autant.

Il ne suffit pas d’être un saint bien intentionné pour faire un bon chef d’entreprise ou un député efficace. Le Concile Vatican II l’a une fois de plus bien expliqué : « Si par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu (Cf. Conc. Vat. I, Const. dogm. De fide cath., cap. III). Bien plus, celui qui s’efforce, avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient tous les êtres et les fait ce qu’ils sont »[1].

Chaque domaine de l’activité terrestre a ses lois et ses méthodes. Il réclame, sous peine d’inefficacité, la compétence appropriée. Si certaines vertus morales sont absolument indispensables dans l’engagement social, politique, économique ou culturel, elles ne peuvent suffire : « L’action concrète dans le domaine des réalités temporelles, selon les indications du Magistère, est principalement la tâche des laïcs, qui doivent se laisser guider constamment par leur conscience chrétienne. il est donc juste qu’ils acquièrent, en même temps que la formation morale et spirituelle, les compétences nécessaires dans le domaine scientifique et politique qui les rendent aptes à mener une action efficace, mise en œuvre selon de justes critères moraux »[2].

Le concile proclame ainsi la fin du cléricalisme même si la tentation demeure comme nous le verrons. La prise de position du Concile enlève par le fait même aux laïcs et a fortiori aux laïcistes⁠[3] toute raison de verser dans l’anticléricalisme puisque il est clairement demandé aux clercs de cesser de rêver d’un pouvoir direct sur les affaires temporelles où ils n’ont pas, en principe, de responsabilités.


1. GS, n° 36, par. 2. Le texte ne manque pas de « déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d’esprits jusqu’à penser que science et foi s’opposaient ».
2. Congrégation pour l’éducation catholique, Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale, 1989, 58.
3. Ceux qui déclarent que la religion est une affaire strictement privée.

⁢f. La mission spécifique du laïcat

S’il faut distinguer mais non séparer les matières et les domaines d’action, il ne faut pas non plus confondre les rôles. En effet, la mission de tout chrétien ne s’exerce pas de manière unique mais selon l’état de vie de chacun⁠[1]. Ainsi, même si « les laïcs peuvent encore, de diverses manières, être appelés à coopérer plus immédiatement avec l’apostolat hiérarchique »[2], « les laïcs sont appelés tout spécialement à assurer la présence et l’action de l’Église dans les lieux et les circonstances où elle ne peut devenir autrement que par eux le sel de la terre »[3] C’est à eux que « reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu’ils agissent, soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde, ils auront donc à cœur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d’y acquérir une véritable compétence. Ils aimeront collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs qu’eux. Conscients des exigences de leur foi et nourris de sa force, qu’ils n’hésitent pas, au moment opportun, à prendre de nouvelles initiatives et à en assurer la réalisation. C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre »[4].

A cet endroit, Gaudium et spes reprend l’enseignement de Lumen gentium qui déclarait déjà que « la vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. A cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, et en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. C’est à eux qu’il revient, d’une manière particulière, d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis, de telle sorte qu’elles se fassent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la louange du Créateur et Rédempteur »[5].

Le décret sur l’apostolat des laïcs le répétera encore une fois : « Les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de l’ordre temporel. Eclairés par la lumière de l’Évangile, conduits par l’esprit de l’Église, entraînés par la charité chrétienne, ils doivent en ce domaine agir par eux-mêmes d’une manière bien déterminée. membres de la cité, ils ont à coopérer avec les autres citoyens suivant leur compétence particulière en assumant leur propre responsabilité et à chercher partout et en tout la justice du royaume de Dieu. L’ordre temporel est à renouveler de telle manière que, dans le respect de ses lois propres et en conformité avec elles, il devienne plus conforme aux principes supérieurs de la vie chrétienne et soit adapté aux conditions diverses des lieux, des temps et des peuples. Parmi les tâches de cet apostolat l’action sociale chrétienne a un rôle éminent à jouer. le Concile désire la voir s’étendre aujourd’hui à tout le secteur temporel sans oublier le plan culturel. »⁠[6]

Telle est la tâche propre des laïcs⁠[7] qui se trouvent ainsi, selon le mot de Pie XII « aux premières lignes de la vie de l’Église »[8].

Tâche propre mais non exclusive⁠[9] précise GS. Les tâches d’enseignement et les œuvres caritatives sont effet dans le prolongement direct de la mission de l’Église tout entière, « mère et éducatrice des peuples ». Mais pour ce qui est des autres tâches temporelles, on ne peut guère admettre, pour les clercs, qu’un rôle supplétif et temporaire exceptionnel et toujours soumis à l’autorité supérieure.

Vis-à-vis des « activités séculières », la tâche ordinaire des clercs est peut-être d’éclairer, de former, de conseiller, quand ils sont seuls au courant de la doctrine sociale chrétienne⁠[10], mais surtout et toujours de nourrir et soutenir spirituellement les laïcs engagés. « qu’ils attendent des prêtres, souhaite le Concile, lumières et forces spirituelles. qu’ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu’ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais, éclairés par la sagesse chrétienne, prêtant fidèlement attention à l’enseignement du magistère, qu’ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités »[11].

Le texte précise encore : « Quant aux évêques, qui ont reçu la charge de diriger l’Église de Dieu, qu’ils prêchent avec leurs prêtres le message du Christ de telle façon que toutes les activités terrestres des fidèles puissent être baignées de la lumière de l’Évangile. En outre, que tous les pasteurs se souviennent que, par leur comportement quotidien et leur sollicitude, ils manifestent au monde un visage de l’Église d’après lequel les hommes jugent de la force et de la vérité du message chrétien. Par leur vie et par leur parole, unis aux religieux et à leurs fidèles, qu’ils fassent ainsi la preuve que l’Église, par sa seule présence, avec tous les dons qu’elle apporte, est une source inépuisable de ces énergies dont le monde d’aujourd’hui a le plus grand besoin. qu’ils se mettent assidûment à l’étude, pour être capables d’assumer leurs responsabilités dans le dialogue avec le monde et avec les hommes de toute opinion. Mais surtout, qu’ils gardent dans leur cœur ces paroles du Concile : « Parce que le genre humain, aujourd’hui de plus en plus, tend à l’unité civile, économique et sociale, il est d’autant plus nécessaire que les prêtres, unissant leurs préoccupations et leurs moyens sous la conduite des évêques et du Souverain Pontife, écartent tout motif de dispersion pour amener l’humanité entière à l’unité de la famille de Dieu » (LG 28). »⁠[12]


1. On peut ici rappeler la doctrine de l’Église comme « Corps mystique du Christ », telle qu’elle est, par exemple, rappelée dans la Constitution dogmatique Lumen gentium au Concile Vatican II (n° 7) : « …​ comme tous les membres du corps humain, malgré leur multiplicité, ne forment cependant qu’un seul corps, ainsi les fidèles dans le Christ(cf. 1 Cor. 12,12) ». Mais, comme dans le corps, tous les membres n’ont pas le même rôle, « dans l’édification du Corps du Christ règne également une diversité de membres et de fonctions ». Sur la distinction entre clercs et laïcs, leurs rôles spécifiques et les dangers des interférences, on peut lire G. CHANTRAINE, op. cit..
2. LG 33. C’est le cas, lorsque leur action se déroule à l’intérieur de l’Église et non dans le monde.
3. LG 33.
4. GS, n° 43, par 2.
5. LG, 31.
6. AA 7.
7. C’est la tâche propre et prioritaire du laïcat. Ce n’est évidemment pas sa tâche unique : « les laïcs, qui doivent activement participer à la vie totale de l’Église, ne doivent pas seulement s’en tenir à l’animation chrétienne du monde, mais ils sont aussi appelés à être, en toute circonstance et au cœur même de la communauté humaine, les témoins du Christ » (GS 43, 4.).
8. Aux nouveaux cardinaux, 20-2-1946, cité par CHANTRAINE G. in Les laïcs, chrétiens dans le monde, op. cit., p. 7. C’est aussi le titre d’un livre de J. Cardijn, comme nous l’avons vu. Pie XI appelait les laïcs « apôtres premiers et immédiats » (QA).
9. La réserve (« non exclusivement ») peut s’entendre dans deux sens : les tâches temporelles ne sont pas exclusivement réservées au laïcat même si c’est leur première vocation (c’est le sens que nous avons retenu ici) et ces tâches ne sont pas les seules tâches du laïcat. GS, 43, 4 l’indique clairement (cf. n. 158).
10. « …​une doctrine que tous les fidèles sont appelés à connaître, à enseigner et à appliquer » Plus précisément encore, « le devoir du prêtre est d’aider les laïcs à prendre conscience de leur rôle, de les former tant spirituellement que doctrinalement, de les accompagner dans l’action sociale, de participer à leurs fatigues et à leurs souffrances, de reconnaître l’importante fonction de leurs organisations au plan apostolique comme au plan de l’engagement social, de leur donner le témoignage d’une profonde sensibilité sociale. L’efficacité du message chrétien dépend donc, outre l’action de l’Esprit Saint, du style de vie et du témoignage pastoral du prêtre qui, en servant les hommes de manière évangélique, révèle le visage authentique de l’Église ». Congrégation pour l’éducation catholique, Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale, 1989, Préliminaires et p. 77.
11. GS 43, 2.
12. GS 43, 5.

⁢g. La doctrine et les programmes

Le rôle des prêtres est donc d’abord d’apporter aux laïcs « lumières et forces spirituelles ». Autrement dit, le rôle des clercs (pape, évêques, prêtres et religieux)⁠[1] est de soutenir l’action des laïcs, par le service sacramentel et par l’enseignement. Celui-ci, se limitant, si l’on peut dire, « au rappel de quelques vérités majeures dont [le Concile] expose les fondements à la lumière de la Révélation. [Le Concile] insiste ensuite sur quelques conséquences qui revêtent une importance particulière en notre temps. » ⁠[2] Il s’ensuit que « l’Église, gardienne du dépôt de la parole divine, où elle puise les principes de l’ordre religieux et moral, n’a pas toujours, pour autant, une réponse immédiate » aux questions que l’on peut se poser sur l’activité humaine, mais « elle désire toutefois joindre la lumière de la révélation à l’expérience de tous, pour éclairer le chemin où l’humanité vient de s’engager. »[3] C’est précisément aux laïcs de trouver comment appliquer concrètement cette doctrine suivant les situations particulières et changeantes dans lesquelles ils se trouvent. Leur revient donc la tâche d’élaborer des programmes, c’est-à-dire d’inventer les solutions techniques susceptibles de résoudre les problèmes qui se posent dans les différents domaines de l’activité temporelle. Si l’Église hiérarchique, « gardienne des mœurs et de la foi », est bien placée pour réfléchir aux conditions d’une économie conforme aux exigences évangéliques, nul n’est mieux placé que le chef d’entreprise pour appliquer concrètement, de la manière la plus adéquate, ces directives. C’est d’abord une question de compétence.

Il arrivera, tout naturellement, que la même doctrine puisse inspirer des programmes différents. Il n’y a là rien d’étonnant ni de scandaleux si tout se vit dans le dialogue, la charité et la recherche du bien commun. La vision chrétienne des choses inclinera les laïcs « à telle ou telle solution, selon les circonstances. mais d’autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement, comme il advient souvent et à bon droit. S’il arrive que beaucoup lient facilement, même contre la volonté des intéressés, les options des uns ou des autres avec le message évangélique, on se souviendra en pareil cas que personne n’a le droit de revendiquer d’une manière exclusive pour son opinion l’autorité de l’Église. Que toujours, dans un dialogue sincère, ils cherchent à s’éclairer mutuellement, qu’ils gardent entre eux la charité et qu’ils aient avant tout le souci du bien commun »[4]. Ainsi, en s’appuyant sur le même droit à la liberté d’enseignement⁠[5], des chrétiens, suivant les circonstances, les opportunités, les traditions, peuvent penser faire vivre l’école catholique à travers un régime de subventions, par la technique du chèque scolaire, une utilisation appropriée de l’impôt ou une privatisation intégrale.⁠[6]


1. Le diacre a un statut un peu particulier: il fait partie du clergé mais conserve ses activités professionnelles, syndicales et associatives (cf. https://diaconat.catholique.fr/questions/questions-autour-du-diaconat/quest-ce-quun-diacre/. Le diacre est donc engagé à la fois comme clerc et comme laïc.
2. GS 23, 2. La doctrine, sociale en l’occurrence, est un ensemble de « principes de réflexion », de « normes de jugement » et de « directives d’action ». (PAUL VI, Lettre apostolique Octogesima adveniens anniversaria, 1971, n°4).
3. GS 33, 2.
4. GS, n°43, par. 3.
5. Cf. Déclaration Dignitatis humanae, n°3, 4, 5, 14 ; et surtout Déclaration Gravissimum educationis momentum, sur l’éducation chrétienne, Concile Vatican II.
6. Cet enseignement est traditionnel. Pie X expliquait déjà en son temps qu’« il est aujourd’hui impossible de rétablir sous la même forme toutes les institutions qui ont pu être utiles et même les seules efficaces dans les siècles passé, si nombreuses sont les modifications radicales que le cours des temps introduit dans la société et dans la vie publique, et si multiples les besoins nouveaux que les circonstances changeantes ne cessent de susciter. Mais l’Église, en sa longue histoire, a toujours et en toute occasion lumineusement démontré qu’elle possède une vertu merveilleuse d’adaptation aux conditions variables de la société civile : sans jamais porter atteinte à l’intégrité ou à l’immuabilité de la foi, de la morale, et en sauvegardant toujours ses droits sacrés, elle se plie et s’accommode facilement en tout ce qui est contingent et accidentel, aux vicissitudes des temps et aux nouvelles exigences de la société ». (Encyclique Il fermo proposito, sur l’Action catholique ou Action des catholiques, 11 juin 1905).

⁢h. Au service du seul Royaume

Comment l’unité peut-elle être vécue à travers la diversité des engagements et dans la mesure où les laïcs jouissent d’une certaine autonomie ? La « juste autonomie », comme l’avait déjà indiqué Pie XII, ne peut être l’effet que d’une formation sérieuse et continue.

Tout d’abord, rappelons-nous que par les sacrements tous les fidèles reçoivent des dons qu’ils ont « le droit et le devoir d’exercer […] dans l’Église et dans le monde, pour le bien des hommes et l’édification de l’Église. »[1] Par leur vie spirituelle, les fidèles, à l’image de Marie, doivent vivre et agir constamment et partout unis au Christ , guidés par l’Esprit-Saint pour répandre la charité divine.⁠[2] Pour cela, « les laïcs doivent chercher à connaître toujours plus profondément la vérité révélée, et demander instamment à Dieu le don de sagesse. »⁠[3]

L’efficacité de l’apostolat nécessite « une formation à la fois différenciée et complète »[4] dès le plus jeune âge par les parents, les prêtres, les catéchistes, les enseignants, les groupements et associations. Ils doivent assurer cette formation en vue de l’action : « leurs membres réunis en petits groupes[5] avec leurs compagnons ou leurs amis, examinent les méthodes et les résultats de leur action apostolique et cherchent ensemble dans l’Évangile à juger leur vie quotidienne »[6]

Une formation complète puisque l’apostolat des laïcs peut et doit s’exercer dans l’Église et dans le monde. Cela signifie que le laïc doit veiller à sa formation et sa vie spirituelles, acquérir une bonne connaissance du monde actuel, une solide connaissance doctrinale, théologique, morale et philosophique adaptée aux circonstances et à sa personnalité, cultiver les valeurs humaines pour voir, juger et surtout agir.⁠[7]

Une formation différenciée suivant le type d’apostolat. Si le laïc se consacre à l’évangélisation au sens premier du terme, il doit entrer en dialogue avec d’autres croyants et avec des incroyants. A cet effet, il est nécessaire qu’il étudie les différents points remis en cause par ces personnes. S’il se consacre à la transformation chrétienne du temporel, il doit comprendre la valeur et la signification des biens temporels en eux-mêmes et par rapport à la fin de l’homme en étant attentif « au bien commun suivant les principes de la doctrine morale et sociale de l’Église. Les laïcs doivent assimiler tout particulièrement les principes et les conclusions de cette doctrine sociale, de sorte qu’ils deviennent capables de travailler pour leur part à son développement aussi bien que de l’appliquer correctement aux cas particuliers. » S’il veut se consacrer aux œuvres de charité et de miséricorde, il faut que dès l’enfance il ait été entraîné à compatir et « pourvoir avec générosité » aux besoins de ceux qui souffrent.⁠[8]

Quant aux moyens de formation, il sont nombreux : sessions, congrès, récollections, exercices spirituels, rencontres, conférences, livres, textes du concile⁠[9], centres d’études, instituts supérieurs, centres de documentation et d’études en toutes matières théologiques et humaines.⁠[10]


1. AA 3.
2. AA 4.
3. LG 35.
4. AA 28.
5. On pense à la « cellule » dont parlait Pie XII.
6. AA 30.
7. AA 29.
8. AA 31.
9. Doivent particulièrement intéresser les laïcs : l’incontournable Constitution pastorale Gaudium et spes sur l’Église dans le monde de ce temps mais aussi le décret Ad gentes divinitus sur l’activité missionnaire de l’Église, le décret Inter mirifica sur les moyens de communication sociale, la déclaration Dignitatis humanae sur la liberté religieuse et la déclaration Gravissimum educationis momentum sur l’éducation chrétienne.
10. AA 32.

⁢i. L’action est partout nécessaire et urgente.

Les laïcs ont un « rôle propre et absolument nécessaire dans la mission de l’Église. L’apostolat des laïcs, en effet, ne peut jamais manquer à l’Église, car il est une conséquence de leur vocation chrétienne. » De plus, « les circonstances actuelles réclament d’eux […] un apostolat toujours plus intense et plus étendu. » Leur engagement est d’une « urgente nécessité »[1] en tous lieux : l’Église et le monde, deux ordres distincts mais liés comme nous avons vu.⁠[2]

Il s’agit globalement de lutter contre toutes les formes de pauvreté spirituelle, morale, intellectuelle, sociale, politique, culturelle et surtout contre leurs causes. Pour cela, les laïcs s’engageront dans la communauté ecclésiale, avec les prêtres⁠[3], au sein de leur famille⁠[4], auprès des jeunes⁠[5], dans leur milieu social qui « est tellement le travail propre et la charge des laïcs que personne ne peut l’assumer comme il faut à leur place » par la vie et la parole⁠[6]. Il n’est pas jusqu’aux secteurs national et international où ils doivent « promouvoir le vrai bien commun », « collaborer avec tous les hommes de bonne volonté pour promouvoir tout ce qui est vrai, juste, saint, digne d’être aimé », développer la solidarité et la « transformer en un désir sincère et effectif de fraternité ».⁠[7]


1. AA 1.
2. AA 5.
3. AA 10.
4. AA 11.
5. AA 12.
6. AA13.
7. AA 14.

⁢j. L’action est multiforme

Les modes d’apostolat sont eux-mêmes divers.

Il peut s’exercer de manière individuelle, par l’exemple, la parole, la charité. Ce type d’apostolat est nécessaire et urgent, il est parfois le seul possible et il est accessible à tous. Peu nombreux ou dispersés, les fidèles « peuvent se rassembler utilement par petits groupes, sans aucune forme rigide d’institution ou d’organisation » pour se former ou s’entraider comme nous l’avons vu plus haut.⁠[1]

Il peut être organisé et cette modalité d’action est « souverainement nécessaire »[2]. Ici aussi, les formes peuvent en être multiples et « le lien nécessaire avec l’autorité ecclésiastique étant assuré, les laïcs ont le droit de fonder des associations, de les diriger et d’adhérer à celles qui existent. »[3]

Enfin, rappelons que subsistent les institutions d’Action catholique « en union particulièrement étroite avec la hiérarchie » puisqu’elles « poursuivent des buts proprement apostoliques ».⁠[4]


1. AA 16-17.
2. AA 18.
3. AA 19.
4. AA 20.

⁢k. Les rapports entre laïcs et clercs

Certes « comme tous les fidèles, les laïcs doivent embrasser, dans la promptitude de l’obéissance chrétienne, ce que les pasteurs sacrés en tant que représentants du Christ, décident au nom de leur magistère et de leur autorité dans l’Église »[1]. C’est évidemment la référence à la même foi et aux mêmes principes moraux fondamentaux qui doit assurer la cohérence des actions entreprises par le peuple de Dieu.

Toutefois, les pasteurs sacrés savent qu’ils ne peuvent, sans les laïcs, accomplir l’ensemble de la mission. Ils ont une « mission à l’égard des fidèles » et doivent en même temps « reconnaître les ministères et les grâces propres à ceux-ci ».⁠[2] Il leur revient d’offrir aux laïcs « les ressources qui viennent des trésors spirituels de l’Église », parole de Dieu et sacrements. Ils ont à « reconnaître et promouvoir la dignité et la responsabilité des laïcs dans l’Église ». Ils doivent leur faire confiance « leur laissant la liberté et la marge d’action, stimulant même leur courage pour entreprendre de leur propre mouvement. » Ils accorderont « attention et considération dans le Christ aux essais, vœux et désirs proposés par les laïcs », ils respecteront et reconnaîtront « la juste liberté qui appartient à tous dans la cité terrestre. » Les laïcs sont aussi utiles à l’apostolat des prêtres car « avec l’aide de l’expérience des laïcs », ils seront « mis en état de juger plus distinctement et plus exactement en matière spirituelle aussi bien que temporelle » pour que toute l’Église ainsi remplisse « plus efficacement sa mission pour la vie du monde ». Qui plus est, les laïcs sont invités à confier aux pasteurs leurs besoins et leurs vœux « avec toute la liberté et la confiance qui conviennent à des fils de Dieu et à des frères dans le Christ ». Ils ont aussi « la faculté et même parfois le devoir de manifester leur sentiment en ce qui concerne le bien de l’Église. »[3]

Quant à la hiérarchie, il lui appartient « de favoriser l’apostolat des laïcs, de lui donner principes et assistance spirituelle, d’ordonner son exercice au bien commun de l’Église, et de veiller à ce que la doctrine et les dispositions fondamentales soient respectées. »[4]

Concrètement, les liens varieront selon les formes et les buts de l’apostolat. Le Concile envisage trois grands cas.

Il y a tout d’abord l’apostolat libre. Il s’agit d’« un certain nombre d’initiatives apostoliques qui doivent leur origine au libre choix des laïcs et dont la gestion relève de leur propre jugement prudentiel. » Il peut arriver « que la hiérarchie les loue et les recommande ». Mais ces initiatives n’ont pas besoin du consentement de l’Église à condition qu’elles ne s’arrogent pas le nom « catholique » réservé aux œuvres officiellement reconnues.

Ces œuvres reconnues explicitement par la hiérarchie ou qui ont reçu d’elle un « mandat » opèrent « sans enlever aux laïcs la nécessaire faculté d’agir de leur propre initiative. »

Enfin, existe aussi un apostolat pleinement soumis lorsque les laïcs reçoivent de la hiérarchie des charges étroitement liées aux devoirs des pasteurs : l’enseignement de la doctrine chrétienne, l’intervention dans certains actes liturgiques ou dans le soin des âmes.

A côté des initiatives apostoliques, il y a aussi des œuvres et institutions d’ordre temporel : ceux qui s’y engagent doivent écouter l’enseignement et l’interprétation donnés par la hiérarchie des principes moraux à suivre en la matière. La hiérarchie peut porter un jugement sur l’orientation choisie.⁠[5]

Dans son souci manifeste de favoriser l’engagement des laïcs, le concile a souhaité la création d’« un secrétariat spécial pour le service et la promotion de l’apostolat des laïcs » auprès du Saint-Siège , secrétariat d’information, de conseil et de recherche auquel les laïcs participeraient.⁠[6]


1. LG 37.
2. LG 30.
3. LG 37.
4. AA 24. Le même document, au n° 25, répète que les clercs doivent soutenir les laïcs, les nourrir spirituellement, les conseiller, les aider. Au n° 26, il recommande de veiller à la coordination de toutes les initiatives et associations « en respectant la nature propre et l’autonomie de chacune ».
5. AA 24.
6. AA 26. Ce vœu fut exaucé rapidement par Paul VI qui, en 1967, créa le Conseil pontifical pour les laïcs. En 2016, François remplaça ce Conseil pontifical et le Conseil pontifical pour la famille par le Dicastère pour les laïcs et la famille.

⁢iii. Jean-Paul II et les « Christifideles laïci »

Durant tout son pontificat, Jean-Paul II⁠[1] va mettre en œuvre les enseignements du Concile, les développer, les illustrer et les diffuser largement. Tout ce qui concerne l’action et la formation du laïcat retiendra particulièrement son attention.

d’emblée, comme ses prédécesseurs, il va insister sur la nécessité et l’urgence de l’engagement de chaque baptisé : « L’Église, en effet, en tant que peuple de Dieu, est aussi, selon l’enseignement déjà cité de saint Paul et admirablement rappelé par Pie XII, « Corps mystique du Christ ». Le fait de lui appartenir dérive d’un appel particulier uni à l’action salvifique de la grâce. Si nous voulons donc considérer cette communauté du peuple de Dieu, si vaste et tellement différenciée, nous devons avant tout regarder le Christ, qui dit d’une certaine manière à chaque membre de cette communauté : « Suis-moi (Jn 1, 43) ». C’est cela la communauté des disciples dont chaque membre suit le Christ de manière diverse, parfois très consciente et cohérente, parfois peu consciente et très incohérente. En ceci se manifestent aussi l’aspect profondément « personnel » et la dimension de cette société qui, en dépit de toutes les déficiences de la vie communautaire, au sens humain du terme, est communauté précisément par le fait que tous la constituent avec le Christ lui-même, ne fût-ce que parce qu’ils portent dans leur âme le signe indélébile du chrétien. »[2]

En 1987, du 1er au 30 octobre, il convoque un Synode auquel participeront soixante laïcs, hommes et femmes⁠[3], pour traiter des « laïcs dans l’Église et dans le monde, vingt ans après le concile Vatican II » . Un thème qui « touche en fait la composante la plus vaste du peuple de Dieu, nos frères et sœurs du laïcat qui, en vertu du baptême, forment tous ensemble avec nous une seule grande famille, l’Église. » Et « nous savons que, dans cette Église, il y a « diversité de ministères, mais unité de mission ». »[4]

Jean-Paul II précise les raisons de sa convocation. Cette réunion est importante tout d’abord parce qu’« au concile, écrit-il, nous avons contracté une dette envers l’Esprit-Saint, une dette que nous soldons par l’effort constant que nous faisons pour comprendre et actualiser tout ce que l’Esprit-Saint a suggéré à l’Église. » Ensuite, il s’agit de « confirmer la vocation de l’Église, la corroborer, lui donner des impulsions et des motivations nouvelles pour que cette Église puisse répondre aux exigences pastorales, en pleine fidélité à l’Esprit-Saint qui le guide. »[5]

Un observateur note que cette démarche synodale « loin de se limiter à la simple reprise des textes conciliaires […] constitue une authentique mise en œuvre de l’expérience conciliaire. »[6]

Le 30 décembre 1988, le pape publie une exhortation apostolique post-synodale intitulée Christifideles laïci (CL) sur la vocation et la mission des laïcs dans l’Église et dans le monde, exhortation présentée comme « un document de conclusion sur le laïcat chrétien ».⁠[7]

Notons, la nuance est importante, que dans tout le texte officiel, en latin, l’expression christifideles laïci est sans cesse employée et elle n’est jamais remplacée simplement, sauf dans quelques citations de textes antérieurs, par le mot laïci . L’expression a été réduite, dans la traduction française, à « fidèles laïcs » sans doute par facilité car, si l’on veut scrupuleusement respecter le texte latin, il faudrait dire les fidèles du Christ ou ceux qui croient au Christ et qui sont laïcs.⁠[8] Parmi ceux qui croient au Christ, on s’adresse spécialement aux laïcs. Manière de signifier que les fidèles laïcs font partie intégrante de l’ensemble des fidèles au même titre que les fidèles ordonnés.


1. 1978-2005.
2. Encyclique Redemptor hominis, 4 mars 1979.
3. Cf. EYT Pierre Mgr, La VIIe assemblée ordinaire du Synode des évêques, in Nouvelle Revue Théologique, 110/1, 1988. Il écrit (p. 5) : « Leur participation aux travaux de l’assemblée (interventions dans les congrégations générales et dans les groupes de travail), mais non aux votes, a fourni aux Pères du Synode des compléments d’information, de réflexion et de suggestion dont plus d’une proposition garde la trace. Cette collaboration s’est avérée si bénéfique que la question se pose de prévoir une telle présence d’hommes et de femmes laïcs, dans l’avenir, pour d’autres synodes ; lorsque, par exemple, le thème du synode le requerra. »
4. Lettre aux évêques accompagnant l’envoi de l’Instrumentum laboris, 22 avril 1987, in DC 5 juillet 1987, n° 1943, p. 687
5. Id..
6. FORESTIER, P. Luc, Les « critères d’ecclésialité » de Jean-Paul II au pape François, in DC n° 2527, juillet 2017, p. 51.
7. CL 2.
8. Les langues latines, espagnol, italien portugais, ont traduit, de même, fideles laicos, fideli laici, fiéis leigos. La traduction allemande est radicalement plus simple : Die laïen. Par contre, la traduction anglaise rend bien la nuance latine une première fois (CL 1) : The Lay Members of Christ’s Faithful People ; puis simplifie : lay faithful.

⁢a. Qui sont ces fidèles laïcs ?

Tout l’exhortation Christifideles laÏci s’articule à partir de l’image de la vigne où les ouvriers sont appelés.⁠[1]

Pour parler de ces ouvriers, Jean-Paul II s’appuie sur l’enseignement de Pie XII et des deux documents conciliaires Lumen gentium et Apostolicam actuositatem, analysés plus haut. Il reprend aussi, bien sûr, les propositions du synode pour affirmer que les laïcs ne sont pas simplement des ouvriers envoyés à la vigne. Ils sont une partie de la vigne qui représente Jésus et le peuple de Dieu⁠[2] . Par le baptême nous sommes régénérés, devenons fils et filles de Dieu et membres du Corps du Christ et de l’Église. Par le baptême puis la confirmation, nous participons à la mission du Christ, unique Sauveur, soutenus par l’eucharistie : « Par leur appartenance au Christ, Seigneur et Roi de l’Univers, les fidèles laïcs participent à son office royal et sont appelés par Lui au service du Royaume de Dieu et à sa diffusion dans l’histoire ».⁠[3]

Telle est la source de l’identité, de la dignité et de la vocation des laïcs qui, comme tout le Peuple de Dieu, selon l’Esprit, participent à la triple mission du Christ prêtre, prophète et roi, comme dit précédemment, en consacrant le monde, en annonçant l’Évangile et l’incarnant dans toute leur vie, enfin en détruisant en eux le péché, en servant Jésus dans leurs frères et en rendant à la création sa valeur originelle

Il ressort de tout ce qui précède qu’au sein du peuple de Dieu, il y a égalité entre tous les baptisés et que « le fidèle laïc est coresponsable, avec tous les ministres ordonnés et avec les religieux et les religieuses, de la mission de l’Église ». Coresponsable, à sa manière, selon « une modalité qui le distingue sans toutefois l’en séparer, du prêtre, du religieux, de la religieuse ». Le caractère propre du laïc est le caractère séculier qui l’ordonne au renouvellement de tout l’ordre temporel. Les laïcs doivent « chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu ».⁠[4] Le monde est « le milieu et le moyen de la vocation chrétienne des fidèles laïcs, parce qu’il est lui-même destiné à glorifier Dieu le Père dans le Christ. »[5] C’est dans le monde que le laïc est appelé comme tout baptisé « à la sainteté, c’est-à-dire à la perfection de la charité ». L’appel à la sainteté est adressé « sans aucune différence »[6] c’est-à-dire « à tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur état et leur rang. »[7] Et « la sainteté de leur être » doit se manifester « dans la sainteté de tout leur agir »[8], particulièrement dans toutes « les réalités temporelles et dans la participation aux activités terrestres ».⁠[9]


1. Mt 20, 3-4.
2. Jn 15, 1 et svts : Jésus est le cep et ses disciples les sarments branchés sur le Christ par la ,foi et les sacrements de l’initiation chrétienne. « La vigne véritable, c’est le Christ ; c’est Lui qui donne vie et fécondité aux rameaux que nous sommes : par l’Église nous demeurons en Lui, sans qui nous ne pouvons rien faire. » (LG 6) .
3. CL 14.
4. Cf. LG 31.
5. CL 15.
6. CL 16.
7. Cf. LG 40.
8. L’exhortation apostolique de FRANCOIS, Gaudete et exultate, 19 mars 2018, reprend et développe tout cela.
9. CL 17.

⁢b. Une mobilisation générale

Le lecteur qui se rappelle l’enseignement du Concile ne sera pas étonné de lire que « Les fidèles laïcs doivent se sentir partie prenante dans cette entreprise, appelés qu’ils sont à annoncer et à vivre l’Évangile, en servant la personne humaine et la société dans tout ce que l’une et l’autre présentent de valeurs et d’exigences. »⁠[1]

L’appel lancé par le Seigneur aux ouvriers pour qu’ils aillent travailler à sa vigne, concerne tous les fidèles laïcs sans exception. C’est une « exigence » : l’inaction « est plus répréhensible que jamais. Il n’est permis à personne de rester à ne rien faire ». Pourquoi ? Parce que « chacun […] est configuré au Christ par la foi et les sacrements de l’initiation chrétienne, est inséré comme un membre vivant dans l’Église, et est sujet actif de sa mission de salut. »[2] Les chrétiens doivent être le « sel » et la « lumière » de ce monde.⁠[3]

Toutes les personnes sont concernées, « toutes et chacune, appelées à travailler pour l’avènement du Royaume de Dieu, selon la diversité des vocations, et des situations, des charismes et des ministères », selon l’âge, le sexe, les qualités personnelles, les conditions de vie. Toutes, sans exception, sont « membres de l’unique Corps du Christ »[4] et doivent travailler à la vigne du Seigneur. Toutes sont appelées à « vivre l’égale dignité chrétienne et la vocation universelle à la sainteté dans la perfection de l’amour » suivant des modalités « diverses et complémentaires ». « Tous les états de vie sont au service de la croissance de l’Église ». La spécificité de l’état du fidèle laïc est de vivre dans le siècle et de rappeler, à sa manière aux clercs « le sens des réalités terrestres et temporelles dans le dessein salvifique de Dieu ».⁠[5] « A l’intérieur de l’état de vie laïque se trouvent différentes « vocations » mais tous sont appelés à la sainteté. « Aucun talent, fût-ce le plus petit, ne peut rester caché et inutilisé. »[6]

L’« appel du Seigneur [est] adressé à tous, et en particulier aux fidèles laïcs, hommes et femmes. » Tout baptisé doit avoir la « conscience ecclésiale, c’est-à-dire la conscience d’être membre de l’Église de Jésus-Christ et de participer à son mystère de communion et à son énergie apostolique et missionnaire. » Il doit également avoir « conscience de l’extraordinaire dignité qui leur a été donnée par le Baptême : par grâce, nous sommes appelés à être des enfants aimés du Père, membres incorporés à Jésus-Christ et à son Église, temples vivants et saints de l’Esprit. »[7]

Quand Jean-Paul II, à la suite du Synode, place tous les baptisés face à leurs responsabilités, il entend bien toucher tout le monde chrétien sans exception, du plus petit au plus âgé. La suite le prouve.

Les enfants ont un rôle : ils nous révèlent des conditions essentielles pour entrer dans le royaume.⁠[8] Ils enrichissent la famille et l’Église et humanisent la société.⁠[9]

Les jeunes⁠[10], en dialogue avec l’Église, doivent être encouragés à « devenir des sujets actifs, qui prennent part à l’évangélisation et à la rénovation sociale »[11]

Les hommes et les femmes sont, bien sûr convoqués. Jean-Paul II insiste sur la contribution des femmes à l’apostolat. Cette contribution est indispensable en fonction de leur dignité personnelle et de leur égalité avec les hommes et alors qu’elles sont souvent victimes d’abus, de discrimination et de marginalisation. « Elles doivent se sentir engagées comme protagonistes au premier plan. » et participer pleinement « tant à la vie de l’Église qu’à la vie sociale et publique » en fonction de leurs dons, responsabilités particulières, de leur « vocation spéciale ».⁠[12] Le Saint Père insiste pour que l’on étudie et approfondisse « les fondements anthropologiques de la condition masculine et féminine »[13] car la femme participe « comme l’homme à la triple fonction de Jésus-Christ, Prêtre, Prophète et Roi ». Elle n’a pas accès au sacerdoce ministériel mais elle participe aux « Conseils pastoraux diocésains et paroissiaux, comme également aux Synodes diocésains et aux Conciles particuliers ». Elle participe à l’évangélisation et à la catéchèse dans la famille et les divers lieux d’éducation. Les problèmes de notre temps « exigent la présence active des femmes et, précisons-le, leur contribution typique et irremplaçable. » Elles ont deux tâches en particulier : « donner toute sa dignité à la vie d’épouse et de mère » et « assurer la dimension morale de la culture, c’est-à-dire une dimension vraiment humaine, conforme à la dignité de l’homme dans sa vie personnelle et sociale. » La femme nous révèle la priorité des valeurs humaines « à commencer par la valeur fondamentale de la vie ». Ainsi s’ouvre un champ d’apostolat important pour la femme : dans toutes les dimensions qu’elles soient socio-économiques ou socio-politiques de la vie des communautés politiques, « il faut respecter et promouvoir la dignité personnelle de la femme et sa vocation spécifique : dans le domaine non seulement individuel mais aussi communautaire »[14] Ceci dit, « on a à déplorer l’absence ou la présence insuffisante des hommes, dont un certain nombre se soustrait à ses propres responsabilités ecclésiales, de sorte que, seules, des femmes s’emploient à y faire face ». Jean-Paul II évoque « la participation à la prière liturgique à l’église, l’éducation et en particulier la catéchèse des enfants, la présence aux rencontres religieuses et culturelles, la collaboration aux initiatives de charité et aux entreprises missionnaires. » C’est « ensemble que les époux, en tant que couple, les parents et les enfants, en tant que famille, doivent vivre leur service de l’Église et du monde » à l’image de ce que le créateur a prévu à l’origine « que l’être humain soit « comme l’unité de deux ». »[15]

Les malades et les souffrants sont envoyés aussi comme ouvriers à la vigne « sous des modalités nouvelles et même plus précieuses ».⁠[16] La personne malade, handicapée, souffrante bénéficie des services spirituels et humains offerts par les consacrés et les laïcs et, en même temps, est un « sujet actif et responsable de l’œuvre d’évangélisation et de salut » par sa « participation à la souffrance salvifique du Christ » et son témoignage.⁠[17]

Enfin, pour les personnes âgées la mission est toujours possible et reste un devoir quel que soit l’âge mais elle prend une forme nouvelle.⁠[18]


1. CL 64
2. CL 3.
3. Mt 5, 13-14.
4. CL 55.
5. CL 45.
6. CL 56. Cf. Mt 25, 24-27.
7. CL 64.
8. Cf. Mt 18, 3-5 ; Lc 9, 48.
9. CL 47 . Cf. GS 48.
10. Cf. Lettre aux jeunes gens et jeunes filles du monde, 31 mars 1985.
11. CL 46. Jean-Paul II reprend ici la proposition 52 du Synode.
12. CL 49.
13. CL 50. Jean-Paul II renvoie le lecteur à sa lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme, 15 août 1988.
14. CL 51.
15. CL 52.
16. CL 53. Jean-Paul II renvoie à sa lettre apostolique Salvifici doloris sur le sens chrétien de la souffrance humaine, 11 février 1984.
17. CL 54.
18. CL 48.

⁢c. L’état du monde

Nous savons qui sont les « ouvriers » mais quelle est cette « vigne », quel est ce monde où nous sommes appelés à agir sachant que Jésus-Christ, bonne nouvelle, fait de toute l’Église « le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain »[1] ?

Gaudium et spes avait aussi offert une image du monde de son époque avec ses lumières et ses ombres. Trente ans plus tard, on peut relever des valeurs mais aussi « des problèmes et des difficultés encore plus graves que celles décrites par le Concile »[2] qui rendent une fois encore nécessaire et urgente la mobilisation de tous.

L’indifférence religieuse et diverses formes d’athéisme ont progressé: non contents de rejeter toute influence religieuse sur la vie sociale, bien des hommes aujourd’hui se croient investis d’une liberté totale au point parfois de se prendre pour Dieu. Il n’empêche qu’en même temps on constate que subsiste un besoin religieux.⁠[3]

La personne humaine est ballotée entre anéantissement et idolâtrie. Elle voit sa « dignité piétinée », elle est « instrumentalisée » et de plus en plus de législations portent atteinte à des droits fondamentaux : à la vie, à l’intégrité du corps, à la famille, à la procréation responsable, à des conditions de vie décentes, à la participation aux affaires publiques, à la liberté de conscience et de religion alors que beaucoup réclament le respect de leur dignité et manifestent la volonté de jouer un rôle dans les divers secteurs de la société.⁠[4]

L’aspiration à la paix dans la justice est contrebalancée malheureusement et gravement par la volonté de puissance de certains états, la violence, la guerre et le terrorisme.⁠[5]

Mais il y a encore un autre mal très grave qui touche les fidèles laïcs sur qui l’Église compte tant ! Les laïcs cèdent parfois à deux tentations : celle « de se consacrer avec un si vif intérêt aux services et aux tâches de l’Église, qu’ils en arrivent parfois à se désengager pratiquement de leurs responsabilités spécifiques au plan professionnel, social, économique, culturel et politique », et celle, en sens inverse, « de légitimer l’injustifiable séparation entre la foi et la vie, entre l’accueil de l’Évangile et l’action concrète dans les domaines temporels et terrestres les plus divers. »[6] Autrement dit, les premiers oublient que leur première mission de chrétiens est dans le monde ; les seconds estiment que leur action dans le monde n’a rien à voir avec leur foi. Alors que tous les aspects de la vie du laïc, tous les lieux qu’il fréquente, toutes les relations qu’il entretient doivent être informés du message du Christ. Voyons cela de plus près.


1. LG 1.
2. CL 4.
3. Id..
4. CL 5.
5. CL 6.
6. CL 2.

⁢d. Les lieux d’engagement

La mission des laïcs dans l’Église

L’Église se définit comme une communion des chrétiens avec le Christ et communion des chrétiens entre eux. Cette Église-communion se construit et vit par l’écoute de la Parole et par les sacrements.⁠[1] Elle est le nouveau Peuple de Dieu en marche vers le Royaume sous la conduite de l’Esprit. Une Église-corps dont tous les membres sont divers et complémentaires mais toujours reliés entre eux par l’Esprit qui est l’âme de ce corps et qui distribue parmi les fidèles laïcs charismes, charges et ministères.⁠[2]

On pense d’abord aux ministres ordonnés c’est-à-dire qui ont reçu le sacrement de l’Ordre. C’est le ministère des prêtres qui sont ordonnés au service de tout le peuple de Dieu, service nécessaire à la vie et à la mission des fidèles laïcs. A côté des ministres ordonnés et sous leur direction, dans des situations de réelle nécessité, des fidèles laïcs peuvent recevoir, en suppléance, certaines fonctions qui ne relèvent pas du sacrement de l’Ordre et qui ne transforment certainement pas les laïcs en pasteurs.⁠[3] De plus, Jean-Paul II, à cet endroit, rappelle que ce n’est pas là la mission propre des laïcs.

L’Esprit accorde aussi des dons spéciaux, appelés charismes, à certains. Quels que soient ces dons, comme le don de prophétiser ou de guérir, pour autant qu’ils soient reconnus officiellement comme fruits de l’Esprit Saint, ils doivent être utilisés au service de la croissance de l’Église.⁠[4]

Au sein des Églises particulières qui sont à l’image de l’Église universelle, les fidèles laïcs peuvent participer aux synodes diocésains, aux conciles particuliers, collaborer, être consultés suivant les modalités fixées par l’autorité ecclésiastique locale.⁠[5]

C’est surtout au niveau de la paroisse, « maison ouverte à tous et au service de tous », que le fidèle laïc participe aux responsabilités pastorales en union étroite avec les prêtres. C’est là qu’ils feront croître « une authentique communion ecclésiale », c’est là qu’ils éveilleront « l’élan missionnaire vers les incroyants et aussi vers ceux, parmi les croyants, qui ont abandonné ou laissé s’affaiblir la pratique de la vie chrétienne. »[6] Cet apostolat nécessaire et irremplaçable peut être personnel ou collectif par le biais de diverses associations. Tous y sont appelés. L’apostolat personnel peut toucher dans la durée tous les milieux où les fidèles sont insérés.⁠[7] Par des associations variées anciennes ou nouvelles, l’apostolat peut avoir plus d’efficacité tout en étant signe de communion et d’unité dans le Christ. Les laïcs du simple fait de leur baptême ont le droit de fonder et de diriger librement des associations pour autant que leur ecclésialité soit respectée.⁠[8]

Jean-Paul II établit cinq critères à respecter:

  1. « Le primat donné à la vocation de tout chrétien à la sainteté »

  2. « L’engagement à professer la foi catholique en accueillant et proclamant la vérité sur le Christ, sur l’Église et sur l’homme, en conformité avec l’enseignement de l’Église, qui l’interprète de façon authentique. Toute association de fidèles laïcs devra donc être un lieu d’annonce et de proposition de la foi et d’éducation à cette même foi dans son contenu intégral. »

  3. La communion avec le pape et l’évêque, ce qui demande « une disponibilité loyale à recevoir leurs enseignements doctrinaux et leurs directives pastorales », en même temps que le « légitime pluralisme » et la « collaboration mutuelle ».

  4. « L’accord et la coopération avec le but apostolique de l’Église », ce qui implique un authentique « élan missionnaire ».

  5. « L’engagement à être présents dans la société humaine pour le service de la dignité intégrale de l’homme, conformément à la doctrine sociale de l’Église. »[9]

Le rôle des pasteurs est de discerner, guider et « surtout encourager »[10] les associations. Les associations et mouvements qui acquièrent une dimension nationale ou internationale ont intérêt à recevoir une reconnaissance officielle à l’instar des mouvements et associations d’Action catholique. Pasteurs et fidèles doivent entretenir des rapports de fraternité pour que tous les dons et charismes collaborent à « l’édification de la maison commune » sans « esprit d’antagonisme et de contestation », sans division ni opposition.⁠[11] Sans confusions non plus. Jean-Paul II n’a pas hésité à dénoncer des phénomènes fréquents de « laïcisation du clergé » et, parallèlement, de « cléricalisation du laïcat »[12].

La mission des laïcs dans le monde

C’est ici surtout, en priorité, que les laïcs sont attendus. La communion au sein de l’Église est une communion missionnaire qui favorise, en même temps la communion d’une Église qui doit porter la bonne nouvelle au monde entier. L’Église-communion doit introduire à la mission : « celui qui ne porte pas de fruit ne reste pas dans la communion »[13] Cette mission n’est autre que l’évangélisation qui construit l’Église. Cette tâche dont aucun baptisé n’est exempt, dans le monde tel qu’il a été décrit, consiste à annoncer l’Évangile : « aucun ne peut refuser de donner sa réponse personnelle » à l’appel reçu.⁠[14]

Une nouvelle évangélisation est absolument nécessaire et urgente dans ce monde marqué de plus en plus par l’indifférence religieuse, la sécularisation et l’efflorescence de nombreuses sectes. Les fidèles laïcs doivent travailler à la « formation de communions ecclésiales mûres », en participant à cette vie communautaire, en vivant toutes leurs activités dans la lumière de l’Évangile et en allant vers « ceux qui n’ont pas encore la foi ou qui ne vivent pas selon la foi reçue au baptême. »[15]

La catéchèse exercée par les parents est fondamentale bien sûr mais l’évangélisation ne s’arrête pas là, elle doit s’étendre à tous les hommes à travers le monde entier⁠[16].

Comme il s’agit de servir les personnes puisque Jésus-Christ par son incarnation s’est, d’une certaine manière, uni à tout homme, les fidèles laïcs sont, par leur « caractère séculier » en première ligne pour évangéliser le monde c’est-à-dire pour témoigner de l’éminente et indestructible dignité de toute personne et dénoncer toute discrimination raciale, économique, sociale, culturelle, politique. En effet, créés à l’image et à la ressemblance de Dieu et rachetés par le sang du Christ, tous les hommes sont égaux en dignité, appelés à la participation et à la solidarité. Cette dignité « exige le respect, la défense et la promotion des droits naturels, universels et inviolables » de la personne à commencer par son droit à la vie quels que soient son âge et son état, droit menacé souvent par les pouvoirs politique et technologique. Le droit à la vie est le « droit premier, origine et condition de tous les autres droits de la personne »[17]. Autre droit fondamental à défendre, « mesure des autres droits fondamentaux » est « le droit à la liberté de conscience et à la liberté religieuse ». Le respect et le service de la personne implique le service de la société⁠[18] puisque l’homme est un être social et la première société fondement de toutes les autres est constituée par le couple, « expression première de la communion des personnes »[19] et la famille qui « constituent le premier espace pour l’engagement social des fidèles laïcs ». Couple et famille doivent être soutenus, culturellement, économiquement, politiquement puisque l’on peut dire que « l’avenir de l’humanité passe par la famille »[20]. C’est là que commence l’animation chrétienne de l’ordre temporel.⁠[21]

Cette animation se manifeste, depuis les origines et sous des formes variées, par le service de la charité envers le prochain à commencer par les plus pauvres et les plus faibles, sans oublier qu’il y a de nombreuses formes de pauvreté et de faiblesse. Le texte précise, en effet que la « la charité […] anime et soutient une solidarité active, très attentive à la totalité des besoins de l’être humain ».⁠[22]

Cette charité est personnelle mais aussi solidaire à travers des groupes, des communautés libres et informelles ou institutionnelles.⁠[23] Charité d’autant plus nécessaire que les institutions et initiatives publiques sont souvent « neutralisées par un fonctionnarisme impersonnel, une bureaucratie exagérée, des intérêts privés excessifs, un désintéressement facile et généralisé. »[24]

Alors que l’on a cru longtemps que l’aumône était le tout de la charité, Jean-Paul II rappelle, tout au long du n° 42 et à la suite de ses prédécesseurs, que la charité est inséparable de la justice. Charité et justice « exigent la reconnaissance totale et effective des droits de la personne, à laquelle est ordonnée la société avec ses structures et ses institutions »[25] et donc les fidèles laïcs « ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la « politique », à savoir l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun. » Etant bien entendu le sens large ou étroit que le mot politique peut prendre, en tout cas, il s’ensuit que « tous et chacun ont le droit et le devoir de participer à la politique ». Et les fidèles laïcs n’ont aucune excuse pour s’abstenir car « cette participation peut prendre une grande diversité et complémentarité de formes, de niveaux, de tâches et de responsabilités. Les accusations d’arrivisme, d’idolâtrie du pouvoir, d’égoïsme et de corruption, qui bien souvent sont lancées contre les hommes du gouvernement, du parlement, de la classe dominante, des partis politiques, comme aussi l’opinion assez répandue que la politique est nécessairement un lieu de danger moral, tout cela ne justifie pas le moins du monde ni le scepticisme ni l’absentéisme des chrétiens pour la chose publique. »[26] S’engager politiquement, c’est servir la personne et la société, c’est « poursuivre le bien commun, en tant que bien de tous les hommes et bien de tout homme « . Le bien commun désigne « l’ensemble des conditions de vie sociale qui permettent aux hommes, aux familles et aux groupements de s’accomplir plus complètement et plus efficacement. »[27]

Dès lors, les missions imparties aux laïcs sont nombreuses et diverses. Ils doivent défendre et promouvoir en permanence la justice comme vertu et comme force morale à développer en faveur des droits et devoirs « de tous et de chacun sur la base de la dignité personnelle de l’être humain ». Ils doivent manifester un « esprit de service qui, joint à la compétence et à l’efficacité nécessaires, est indispensable pour rendre « transparente » et « propre » l’activité des hommes politiques », c’est-à-dire résister « aux manœuvres déloyales, au mensonge, [au] détournement des fonds publics au profit de quelques-uns ou à des fins de « clientélisme », [à] l’usage de procédés équivoques et illicites pour conquérir, maintenir, élargir le pouvoir à tout prix. » Ils doivent respecter la distinction des pouvoirs⁠[28], l’action citoyenne guidée par leur conscience chrétienne et l’action menée au nom de l’Église avec les pasteurs. L’Église, en effet, ne se confond avec aucune communauté ou système politique puisqu’elle est « le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine »[29]. Les laïcs seront en politique les témoins « des valeurs humaines et évangéliques » comme « la liberté et la justice, la solidarité, le dévouement fidèle et désintéressé au bien de tous, le style de vie simple, l’amour préférentiel pour les pauvres et les plus petits. » Cet engagement demande « toujours plus d’élan spirituel grâce à une participation réelle à la vie de l’Église et qu’ils soient éclairés par sa doctrine sociale. En cette tâche, ils pourront être accompagnés et aidés par les communautés chrétiennes et leurs pasteurs. »⁠[30] Cette action doit être solidaire et « la solidarité requiert la participation active et responsable de tous à la vie politique, de la part de chaque citoyen et des groupements les plus variés, depuis les syndicats jusqu’aux partis ; ensemble tous et chacun, nous sommes à la fois destinataires et participants actifs de la politique. » Cette action solidaire en faveur « de la vérité, de la justice et de la charité qui sont les fondements de la paix » doit se manifester non seulement sur le plan local ou national mais aussi international : « Les fidèles laïcs ne peuvent rester indifférents, étrangers ou paresseux devant tout ce qui est négation et compromission de la paix : violence et guerre, torture et terrorisme, camps de concentration, militarisation de la politique, course aux armements, menace nucléaire. » Dans cette optique, ils collaboreront avec tous ceux qui recherchent la paix et utiliseront « les organismes spécifiques et les institutions ». Il est capital d’éduquer à la paix, au dialogue et à la solidarité pour vaincre l’égoïsme, la haine, la vengeance, l’inimitié.⁠[31]

Bien d’autres chantiers attendent les fidèles laïcs. Ils ont à placer la personne au centre de la vie économico-sociale : les biens de la terre sont destinés à tous car ils sont nécessaires au développement de la personne. Tous ont le droit et le devoir de travailler pour développer la vie économique et acquérir une propriété privée qui a « une fonction sociale intrinsèque ». Encore faut-il bien organiser le travail pour éviter le chômage et en combattant les injustices : le lieu de travail est « un lieu où vit une communauté de personnes respectées dans leur particularité et dans leur droit à la participation ». C’est pourquoi il est nécessaire de « développer de nouvelles solidarités entre ceux qui participent au travail commun, de susciter de nouvelles formes d’entreprise et de provoquer une révision des systèmes de commerce, de finance et d’échanges technologiques ».⁠[32] De plus, il faut veiller au respect de la création et se servir intelligemment et respectueusement de ce don de manière responsable et mesurée en pensant aux générations futures.⁠[33]

Politique et économie doivent être réinvestis de même que le domaine de la culture : la « création et [la] transmission de la culture » sont « l’une des tâches les plus graves » à entreprendre surtout à une époque où la culture se détache de la foi et même des valeurs humaines et face à une culture scientifique et technologique incapable de répondre aux questions fondamentales que l’homme se pose.⁠[34] Il faut donc que les fidèles chrétiens soient présents dans l’école, l’université, les centres de recherche scientifique et technique, les lieux de création artistique et de réflexion humaniste. Cette tâche urgente s’impose : « évangéliser, […] en profondeur et jusque dans leurs racines, la culture et les cultures de l’homme. » Comme les instruments de communication sociale ont une grande influence, il s’agira aussi d’éduquer au sens critique, de « défendre la liberté et le respect de la dignité de la personne, et [de] favoriser la culture authentique des peuples, par un refus ferme et courageux de toute forme de monopolisation et de manipulation. » L’Évangile doit être annoncé partout : dans la presse, le cinéma, la radio, la télévision, le théâtre. ⁠[35]


1. CL 19.
2. CL 20.
3. CL 23.
4. CL 24.
5. CL 25.
6. CL 27.
7. CL 28.
8. CL 29.
9. Cf. CL 30. Le résumé repris ici est emprunté à Forestier, P. Luc, op. cit., p. 55.
10. CL 31.
11. CL 31.
12. Allocution aux évêques suisses à Einsiedeln, le 14 juin 1984.
13. CL 32. Cf. Jn 15, 2: « Tout sarment qui est en moi, mais qui ne porte pas de fruit, [mon Père] l’enlève ».
14. CL 33.
15. CL 34.
16. CL 35.
17. CL 36-38.
18. CL 39.
19. GS 12.
20. CL 40. Jean-Paul II renvoie à cet endroit à son Exhortation apostolique Familiaris consortio, 1981 et à la Charte des Droits de la famille présentée en 1983 par le Saint-Siège à toutes les personnes, institutions et autorités intéressées à la mission de la famille dans le monde d’aujourd’hui. Cette charte « constitue un programme d’action complet et organique pour tous les fidèles laïcs qui, à des titres divers, sont intéressés à la promotion des valeurs et des exigences de la famille […​]. » (CL 40).
21. Familiaris consortio, 85.
22. CL 41.
23. « Différentes formes de bénévolat », service désintéressé, expression importante d’apostolat CL 41.
24. CL 41.
25. Jean-Paul II l’explique dans son encyclique Dives in misericordia, 30 novembre 1980, 12.
26. CL 42.
27. Jean-Paul II reprend ici la définition de GS 74.
28. Rien qu’entre 1981 et 1990, Jean-Paul II a abordé la question dans près de 70 discours, lettres ou homélies (Cf. CALLENS Claude, Un sens à la société, Essai de synthèse de la doctrine sociale de l’Église sous le pontificat de Jean-Paul II (de 1978 à 1991), ASOFAC, 1993, pp.52-54. Chaque fois, Jean-Paul II évoque précisément cette nécessaire distinction entre temporel et spirituel, le rôle du clerc et le rôle du laïc. Ce ne sont que des échos de textes plus officiels qui, à la fin du XXe siècle, ont donné plus de solennité encore à ces principes. Citons le Document de la Sacrée Congrégation pour les religieux et les Instituts séculiers (12 août 1980), la Déclaration de la Sacrée Congrégation pour le clergé (8 mars 1982), le Code de droit canonique (1983, cf. canons 285 et surtout 287), le Catéchisme de l’Église catholique (Cf. articles 898 et 899) et le Directoire pour le ministère et la vie des prêtres (1994).
29. Cf. GS 76.
30. Il s’agit de la proposition 28 des Pères synodaux.
31. CL 42.
32. CL 43. C’est ce que développe Benoît XVI dans l’encyclique Caritas in veritate, 2009.
33. François développera cela dans l’encyclique Laudato si’, 2015.
34. Jean-Paul II reprend à cet endroit la définition de GS 53: « tout ce par quoi l’homme affine et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps ; s’efforce de soumettre l’univers par la connaissance et le travail ; humanise la vie sociale, aussi bien la vie familiale que l’ensemble de la vie civile, grâce au progrès des mœurs et des institutions ; traduit, communique et conserve enfin dans ses œuvres, au cours du temps, les grandes expériences spirituelles et les aspirations majeures de l’homme, afin qu’elles servent au progrès d’un grand nombre et même de tout le genre humain. » La question culturelle est développée dans le Discours prononcé par Jean-Paul II à l’UNESCO le 2 juin 1980.
35. CL 44.

⁢e. La formation du laïcat

Tout baptisé est appelé à la vigne : « il ne peut pas ne pas répondre, il ne peut pas ne pas assumer sa responsabilité »[1] Encore faut-il qu’il entende l’appel et découvre la volonté de Dieu en écoutant la Parole, en priant, en suivant un guide spirituel, en découvrant ses talents et dons et en prenant conscience de la situation concrète qu’il occupe dans le monde.⁠[2] L’appel entendu, encore faut-il y répondre. Or, pour porter du fruit, « une formation intégrale et permanente » est nécessaire⁠[3] avec un souci de cohérence.

Cette formation doit être « unitaire » et « intégrale ». qu’est-ce que cela signifie ?

Tout d’abord, les fidèles laïcs doivent se rendre compte que « dans leur existence, il ne peut y avoir deux vies parallèles : d’un côté, la vie qu’on nomme « spirituelle » avec ses valeurs et ses exigences ; et de l’autre, la vie dite « séculière », c’est-à-dire la vie de famille, de travail, de rapports sociaux, d’engagement politique, d’activités culturelles. […] Tous les secteurs de la vie laïque, en effet, rentrent dans le dessein de Dieu, qui les veut comme le « lieu historique » de la révélation et de la réalisation de la charité de Jésus-Christ à la gloire du Père et au service des frères. Toute activité, toute situation, tout engagement concret […], tout cela est occasion providentielle pour « un exercice continuel de la foi, de l’espérance et de la charité » « .⁠[4] On ne peut sous quelque prétexte que soit, fût-il spirituel, négliger les tâches terrestres ni agir dans le monde comme si cette action était étrangère à la vie religieuse⁠[5] : « une foi qui ne devient pas culture est une foi « qui n’est pas pleinement reçue, pas entièrement pensée, pas fidèlement vécue »[6]

Une formation « intégrale » est de plus en plus urgente, c’est-à-dire une formation spirituelle et doctrinale : « Il est tout à fait indispensable, en particulier, que les fidèles laïcs, surtout ceux engagés de diverses façons sur le terrain social ou politique, aient une connaissance plus précise de la doctrine sociale de l’Église »[7]. C’est là que les fidèles laïcs trouveront les « moyens voulus pour former leur conscience sociale »[8]. Encore faut-il cultiver les valeurs humaines : « la compétence professionnelle, le sens familial et civique, et les vertus qui regardent la vie sociale telles que la probité, l’esprit de justice, la sincérité, la délicatesse, la force d’âme ; sans elles il n’y a pas de vraie vie chrétienne. »[9]

Reste à savoir où et comment se former ?

Dieu agit en nous, en fonction de notre disponibilité⁠[10], de même que toute l’Église en tant que mère, Église où le Pape « exerce son rôle de premier formateur […]. Non seulement les paroles qu’il prononce lui-même, mais aussi celles que transmettent les documents des divers Dicastères du Saint-Siège demandent être écoutées avec une docilité aimante par les fidèles laïcs. » A sa suite, l’évêque, la paroisse, les petites communautés ecclésiales seront formateurs. Les prêtres et les candidats aux Ordres, sont invités à « se préparer avec soin à être capables de favoriser la vocation et la mission des laïcs ». ⁠[11] Outre la famille chrétienne⁠[12], les écoles et universités catholiques où les maîtres et professeurs seront « de vrais témoins de l’Évangile, par l’exemple de leur vie, leur compétence et leur conscience professionnelle, l’inspiration chrétienne de leur enseignement, respectant toujours -évidemment- l’autonomie des différentes sciences et disciplines. » d’autres lieux sont à disposition : « les groupes, les associations et les mouvements ont leur place dans la formation des fidèles laïcs : ils ont, en effet, chacun avec leurs méthodes propres, la possibilité d’offrir une formation profondément ancrée dans l’expérience même de la vie apostolique ; ils ont également l’occasion de compléter, de concrétiser et de spécifier la formation que leurs membres reçoivent d’autres maîtres ou d’autres communautés. »[13]

En somme, « la formation n’est pas le privilège de certains, mais bien un droit et un devoir pour tous. » Il faut veiller à « la formation des formateurs » et porter « une attention spéciale à la culture locale ». Mais « il n’y a pas de formation véritable et efficace si chacun n’assume pas et ne développe pas par lui-même la responsabilité de sa formation : toute formation, en effet, est essentiellement « auto-formation ». »⁠[14]


1. CL 57.
2. CL 58.
3. CL 57.
4. CL 59. Jean-Paul II cite AA 4.
5. Id., cf. GS 43.
6. Id., Jean-Paul II cite son Discours aux participants au Congrès du Mouvement ecclésial d’engagement culturel, 16-1-1982.
7. CL 60.
8. Id., il s’agit de la proposition synodale 22.
9. Id., Jean-Paul II cite AA 4.
10. CL 63.
11. CL 61. Il s’agit de la proposition synodale 40.
12. CL 62.
13. Id..
14. CL 63.

⁢iv. Jean-Paul II et l’animation chrétienne de l’ordre temporel

Nous l’avons entendu à plusieurs reprises : « l’animation chrétienne de l’ordre temporel constitue l’engagement spécifique des fidèles laïcs »[1], c’est leur tâche première.


1. CL 41.

⁢a. Pourquoi ?

Faut-il, de nouveau, expliquer la nécessité de travailler à « changer le monde » ?

Lors du cinquantenaire de l’encyclique « Rerum novarum », Pie XII rappelait que « de la forme donnée à la société, en harmonie ou non avec les lois divines, dépend et s’infiltre le bien ou le mal des âmes ». Il faut donc « créer des conditions sociales qui n’ont de valeur que pour rendre à tous possible et aisée une vie digne de l’homme et du chrétien ».⁠[1] Et le Concile Vatican II constatait que « la civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu. »[2]

De son côté, à la clôture du concile, le 7 décembre 1965, le pape Paul VI apportait un autre argument de poids : « Toute cette richesse doctrinale est tournée dans une seule direction : servir l’homme. L’homme dans toutes ses conditions, dans toutes ses infirmités, dans toutes ses nécessités. »[3] A cet homme que l’Église veut servir, à cet homme qui est « la première route et la route fondamentale de l’Église »[4] , comme Jean-Paul II le rappellera sans cesse et partout, le salut n’est pas offert simplement à son âme mais à son être concret, entier, intégral, un être immergé dans une réalité historique particulière, un être de relations, personnel et social.⁠[5] Le « but unique » de l’Église est « d’exercer sa sollicitude et ses responsabilités à l’égard de l’homme qui lui a été confié par le Christ lui-même […]. Il ne s’agit pas de l’homme « abstrait », mais réel, de l’homme « concret », « historique ». Il s’agit de chaque homme, parce que chacun est inclus dans le mystère de la rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère. »[6]

Parce que les « réalités temporelles », « profanes », autrement dit le « monde » ou le « siècle » intéresse Dieu, il doit donc intéresser l’Église qui est « réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire »[7]. Les laïcs doivent en priorité assumer cette dimension séculière de l’Église. Or aujourd’hui le monde occidental surtout se sécularise c’est-à-dire que la plupart de nos contemporains estiment que les « réalités temporelles » relèvent de la seule responsabilité de l’homme et que Dieu n’a rien à voir dans cette dimension de l’existence.

L’intérêt d’un Dieu incarné et de son Église pour le monde relève de leur amour pour les hommes, de la charité au sens le plus large du terme et donc « la charité n’est pas pour l’Église une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature. Elle est une expression de son essence elle-même, à laquelle elle ne peut renoncer. »[8] Déjà Pie XI, en son temps, avait attiré l’attention des fidèles sur la dimension « politique » de la charité.⁠[9]

Et donc, si l’homme a des droits inaliénables, « il a aussi le devoir de travailler au bien commun, de porter du fruit[10], de transformer l’ordre social et de permettre à chacun, par un partage juste et équitable, d’avoir sa place dans la société et de jouir des fruits de la terre ».⁠[11]

Dans cette optique, Jean-Paul II souhaite avec « la collaboration des Églises locales […] un nouvel élan en faveur de l’étude, de la diffusion et de l’application de cette doctrine dans les multiples domaines. »⁠[12] Et cela aussi bien dans les anciens pays communistes que dans les pays occidentaux ou encore dans le Tiers-Monde.⁠[13] Les œuvres de justice qui en naîtront seront profitables, avec la grâce de Dieu, d’abord aux plus pauvres de toutes sortes mais aussi aux autres catégories de personnes sans exclusive.⁠[14]


1. PIE XII. Radio-message , 1er juin 1941. FONTELLE Marc-Antoine ob, reprend la formule de Pie XII et précise: « L’important n’est pas la forme du gouvernement mais l’esprit qu’il donne à la société, car « de la forme de la société dépend le bien ou le mal des âmes ». Les lois influant sur la mentalité des personnes, il est indispensable d’en faire de bonnes et de créer un bon cadre de vie. » (Construire la civilisation de l’amour, Synthèse da la doctrine sociale de l’Église, Téqui, 1997, p. 42).
2. GS 19.
3. Homélie du 7 décembre 1965.
4. JEAN-PAUL II, encyclique Redemptor hominis, 1979, n° 14.
5. « La doctrine sociale, aujourd’hui surtout, s’occupe de l’homme en tant qu’intégré dans le réseau complexe de relations des sociétés modernes. Les sciences humaines et la philosophie aident à bien saisir que l’homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui-même en tant qu’« être social ». (CA 54).
6. CA 53 citant RH 13.
7. GS 1.
8. BENOÎT XVI, Encyclique Deus caritas est , 2005, n° 25.
9. Cf. note 67. On peut aussi se référer à cet ouvrage de BENOÎT XVI, Charité politique, Parole et silence, 2013.
10. Cf. le décret sur la formation des prêtres, Optatam totius Ecclesiae renovationem, 1965, 16: « On s’appliquera, avec un soin spécial, à perfectionner la théologie morale dont la présentation scientifique, plus nourrie de la doctrine de la Sainte Écriture, mettra en lumière la grandeur de la vocation des fidèles dans le Christ et leur obligation de porter du fruit dans la charité pour la vie du monde ».
11. JEAN-PAUL II, Discours aux participants à la session inaugurale de l’Académie pontificale des sciences sociales, 25 novembre 1994.
12. CA 56. Jean XXIII insistait « pour que l’on en étende l’enseignement dans des cours ordinaires, et en forme systématique, dans tous les séminaires, dans toutes les écoles catholiques à tous les degrés. Elle doit de plus être inscrite au programme d’instruction religieuse des paroisses et des groupements d’apostolat des laïcs ; elle doit être propagée par tous les moyens modernes de diffusion : presse quotidienne et périodique, ouvrages de vulgarisation ou à caractère scientifique, radiophonie, télévision. » Et il ajoutait : « A cette diffusion, Nos fils du laïcat peuvent contribuer beaucoup par leur application à connaître la doctrine, par leur zèle à la faire comprendre aux autres et en accomplissant à sa lumière leurs activités d’ordre temporel. » (Encyclique Mater et magistra, 1961, IVe partie).
13. CA 56.
14. CA 57 et 58.

⁢b. Comment ?

En vivant intégralement sa foi en tout et partout, sans séparer vie personnelle et vie sociale où le laïc⁠[1] sera guidé par la doctrine sociale de l’Église qu’il doit étudier et appliquer partout où l’appellent ses responsabilités.

qu’est-ce que cette doctrine sociale ?

Jean-Paul II a raconté sa genèse aux participants à la session inaugurale de l’Académie des Sciences sociales : « Au cours du dix-neuvième siècle, l’Église a été interpellée par les conséquences souvent dramatiques de la première industrialisation pour la condition des travailleurs, comme par l’anthropologie qui s’est développée. Sa réaction a été avant tout motivée par un souci pastoral : projeter la lumière de l’Évangile sur les défis toujours nouveaux que doivent relever les hommes.[…] A partir de l’encyclique Rerum novarum, « la Grande Charte qui doit être le fondement de toute activité chrétienne en matière sociale »[2], l’Église a articulé en une doctrine cohérente l’ensemble des principes moraux contenus dans la Révélation et développés par le Magistère au cours de l’histoire ; cette doctrine sociale donne les critères moraux pour la décision et l’action dans la vie personnelle, familiale et sociale ; elle présente la vision intégrale de l’homme, sa dignité intrinsèque, sa nature spirituelle et sa destinée ultime.[…] Les principes de la dignité de la personne, de sa nature sociale, de la destination universelle des biens, de la solidarité, de la subsidiarité, que l’Église déduit de l’anthropologie de la Création, demeurent valides dans toutes les formes de société comme des appels au dépassement des contraintes que les systèmes pratiques finissent toujours par faire peser sur les hommes. » Il s’agit de principes fondamentaux immuables et universels à incarner dans des situations diverses et changeantes et donc « il importe à l’Église de poursuivre l’élaboration de sa doctrine sociale et de la perfectionner grâce à une collaboration étroite avec les mouvements sociaux catholiques et avec les experts dans les disciplines sociales ».⁠[3] Il précisera ailleurs que « La doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi. Elle n’est pas non plus une idéologie[4], mais la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien. C’est pourquoi elle n’entre pas dans le domaine de l’idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale.

L’enseignement et la diffusion de la doctrine sociale font partie de la mission d’évangélisation de l’Église. Et, s’agissant d’une doctrine destinée à guider la conduite de la personne, elle a pour conséquence l’« engagement pour la justice » de chacun suivant son rôle, sa vocation, sa condition.

L’accomplissement du ministère de l’évangélisation dans le domaine social, qui fait partie de la mission prophétique de l’Église, comprend aussi la dénonciation des maux et des injustices. Mais il convient de souligner que l’annonce est toujours plus importante que la dénonciation, et celle-ci ne peut faire abstraction de celle-là qui lui donne son véritable fondement et la force de la motivation la plus haute. »[5]

Après le pontificat de Paul VI⁠[6], certains ont cru que l’Église avait pris ses distances par rapport son enseignement social⁠[7] alors que le concile dans Gaudium et spes en avait rappelé les grandes lignes et que Paul VI avait créé la Commission pontificale Justice et paix, puis publié en 1967 une encyclique fondamentale sur le développement des peuples Populorum progressio, suivie en 1971 d’une lettre apostolique au cardinal Roy Octogesima adveniens à l’occasion du 80e anniversaire de l’encyclique Rerum novarum.

d’emblée, à peine élu (16 octobre 1978), Jean-Paul II, le 28 février 1979, quatre mois après son élection, prononce un important discours lors de l’ouverture des travaux de la IIIe Conférence générale de l’ épiscopat latino-américain (CELAM), à Puebla au Mexique⁠[8]. Il rappelle aux évêques le « patrimoine riche et complexe » de la doctrine sociale de l’Église et leur demande de sensibiliser leurs fidèles à cette doctrine : « faire confiance de manière responsable à cette doctrine sociale, même si certains cherchent à semer le doute et la défiance à son égard, l’étudier sérieusement, chercher à l’appliquer, l’enseigner, lui être fidèle est, pour un fils de l’Église, une garantie de l’authenticité de son engagement dans les devoirs sociaux difficiles et exigeants, et de ses efforts en faveur de la libération ou de la promotion de ses frères. »[9]

Le synode de 1987 insistera : « Cette doctrine doit se trouver déjà dans le programme de base de la catéchèse et être expliquée dans des sessions spécialisées ainsi que dans les écoles et universités. Il convient de noter que la doctrine sociale de l’Église est dynamique, c’est-à-dire qu’elle s’adapte aux circonstances de temps et de lieux. Les pasteurs ont le droit et le devoir de proposer des principes de moralité en matière d’ordre social comme en d’autres domaines ; tous les chrétiens doivent s’employer à la défense des droits de l’homme ; mais l’engagement actif dans les partis politiques est réservé aux laïcs. »[10]

Cent ans après Rerum novarum, Jean-Paul II n’hésitera pas à écrire que « La « nouvelle évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église, apte, aujourd’hui comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis du temps présent, dans un contexte de discrédit croissant des idéologies. Comme à cette époque, il faut répéter qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et de qualification morale qui convient. »[11] Et il répétera : « la doctrine sociale a, par elle-même, la valeur d’un instrument d’évangélisation. »[12]


1. Lors de son voyage en Amérique latine, en janvier 1979, Jean-Paul II a bien précisé aux clercs et religieux qu’« il est nécessaire d’éviter les interférences indues et d’étudier sérieusement quand des formes déterminées de suppléance ont leur raison d’être » (Inauguration de la troisième conférence épiscopale latino-américaine, Puebla, 28-1-1979). On lit dans Lumen Gentium (31) que « même si parfois ils peuvent se trouver engagés dans les choses du siècle, même en exerçant une profession séculière, les membres de l’ordre sacré restent, en raison de leur vocation particulière, principalement et expressément ordonnés au ministère sacré ; les religieux, de leur côté, en vertu de leur état, attestent d’une manière éclatante et exceptionnelle que le monde ne peut se transfigurer et être offert à Dieu en dehors de l’esprit des Béatitudes ».
2. PIE XI, encyclique Quadragesimo anno, 1931.
3. 25 novembre 1994.
4. En effet, elle n’offre pas de « solutions techniques » mais propose un « ensemble de principes de réflexion et de critères de jugement et aussi de directives d’action. » (Congrégation pour la doctrine de la Foi, Instruction Libertatis nuntius, 22 mars 1986) « et encyclique Sollicitudo Rei Socialis (SRS), n. 41.
5. Id..
6. Dans l’exhortation apostolique Evangelli nuntiandi , 8 décembre 1975, n° 70 PAUL VI déclarait : « Les laïcs, que leur vocation spécifique place au cœur du monde et à la tête des tâches temporelles les plus variées, doivent exercer par là même une forme singulière d’évangélisation. Leur tâche première et immédiate n’est pas l’institution et le développement de la communauté ecclésiale — c’est là le rôle spécifique des Pasteurs —, mais c’est la mise en œuvre de toutes les possibilités chrétiennes et évangéliques cachées, mais déjà présentes et actives dans les choses du monde. Le champ propre de leur activité évangélisatrice, c’est le monde vaste et compliqué de la politique, du social, de l’économie, mais également de la culture, des sciences et des arts, de la vie internationale, des mass media ainsi que certaines autres réalités ouvertes à l’évangélisation comme sont l’amour, la famille, l’éducation des enfants et des adolescents, le travail professionnel, la souffrance. Plus il y aura de laïcs imprégnés d’évangile responsables de ces réalités et clairement engagés en elles, compétents pour les promouvoir et conscients qu’il faut déployer leur pleine capacité chrétienne souvent enfouie et asphyxiée, plus ces réalités sans rien perdre ou sacrifier de leur coefficient humain, mais manifestant une dimension transcendante souvent méconnue, se trouveront au service de l’édification du Règne de Dieu et donc du salut en Jésus-Christ. »
7. Cf. CHENU M.-D., La « doctrine sociale » de l’Église comme idéologie, Cerf, 1979, p. 7: « …​c’est aujourd’hui le sentiment de plus en plus commun sous toutes les latitudes, plus encore dans les jeunes Églises du tiers monde, que la « doctrine sociale » de l’Église est désormais dépassée et périmée. »
8. 28 février 1979.
9. Op. cit., III 7.
10. Proposition 22, citée in CL 60.
11. Encyclique Centesimus annus, 1991, 5.
12. Id., 54.

⁢c. Les moyens offerts

Le pontificat de Jean-Paul II va offrir de nombreux « moyens » au service de l’engagement de « tous les hommes de notre temps, qu’ils croient en Dieu ou qu’ils ne le reconnaissent pas explicitement ». En effet, même s’il est indispensable que les fidèles laïcs veillent à leur formation spirituelle⁠[1] autant qu’à leur formation doctrinale, il n’empêche, que, de par leur nature, les principes fondamentaux développés dans cette doctrine peuvent séduire tout esprit qui cherche le bien commun d’une communauté. Il s’agit de « propositions » qui « ont pour but d’aider tous les hommes […] à percevoir avec une plus grande clarté la plénitude de leur vocation, à rendre le monde plus conforme à l’éminente dignité de l’homme, à rechercher une fraternité universelle, appuyée sur des fondements plus profonds, et, sous l’impulsion de l’amour, à répondre généreusement et d’un commun effort aux appels les plus pressants de notre époque. »[2] En même temps, cette « doctrine sociale a par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation : en tant que telle, à tout homme elle annonce Dieu et le mystère du salut dans le Christ, et, pour la même raison, elle révèle l’homme à lui-même. Sous cet éclairage, et seulement sous cet éclairage, elle s’occupe du reste : les droits humains de chacun et en particulier du « prolétariat », la famille et l’éducation, les devoirs de l’État, l’organisation de la société nationale et internationale, la vie économique, la culture, la guerre et la paix, le respect de la vie depuis le moment de la conception jusqu’à la mort. »⁠[3]

Au point de vue des Institutions, tout d’abord, notons que Jean-Paul II, en 1988, transforme la Commission pontificale Justice et paix en Conseil pontifical qu’il ouvre aux laïcs. Il crée en 1994 l’Académie pontificale des sciences sociales dont les membres sont des spécialistes « des savants de différentes compétences » venus du monde entier choisis non en fonction de leurs convictions intimes mais en fonction de leur expertise dans « les grandes disciplines des sciences sociales: philosophie, sociologie, démographie, histoire, droit, politique, économie ». Les problèmes que connaît le monde montrent en effet « combien il est important de renforcer la contribution des sciences sociales pour envisager des solutions aux problèmes concrets des personnes, solutions fondées sur la justice sociale. » Cette académie doit aider « à comprendre la place centrale de la personne humaine dans tout programme de développement. »[4] L’Église doit être en dialogue avec toutes les disciplines qui s’occupent de l’homme et être ouverte aux expériences des hommes dans leurs situations particulières et diverses.⁠[5] Elle appelle la collaboration de tous les hommes de bonne volonté athées ou croyants d’autres religions. ⁠[6]

Au point de vue du contenu de l’enseignement social, trois grandes encycliques sociales vont développer et actualiser la pensée de l’Église sur des questions essentielles⁠[7] : Laborem exercens, en 1981, sur le travail, Sollicitudo rei socialis en 1987 sur le développement des peuples et Centesimus annus qui, en 1991, pour le 100e anniversaire de Rerum novarum, embrasse nombre de problèmes politiques, sociaux et économiques.

La famille, cellule de base de la société, n’est certes pas oubliée, elle est au cœur de l’Exhortation apostolique Familiaris consortio en 1981 suivie, en 1983 par une Charte des droits de la famille.

Deux autres encycliques précisent encore certains aspects de la morale sociale : Veritatis splendor en 1993 à propos de la notion de vérité et Evangelium vitae en 1995 sur toutes les questions qui touchent à la vie et à sa défense.

La Congrégation pour la doctrine de la foi dont le préfet était le cardinal Ratzinger, apporta, elle aussi, sa contribution à travers deux instructions : Libertatis nuntius sur quelques aspects de la théologie de la libération en 1984 et Libertatis conscientia en 1986 sur la liberté chrétienne et la libération.

Ce n’est pas tout !

Pour rendre l’enseignement plus accessible encore et toucher le plus grand nombre, le Catéchisme de l’Église catholique paru en 1992 présente dans sa troisième partie les fondements de la doctrine sociale et une introduction à cette doctrine à partir du commentaire des « 10 commandements ». De plus, le catéchisme stipule pour mobiliser les consciences : « La priorité reconnue à la conversion du cœur n’élimine nullement, elle impose, au contraire, l’obligation d’apporter aux institutions et aux conditions de vie, quand elles provoquent le péché, les assainissements convenables pour qu’elles se conforment aux normes de la justice, et favorisent le bien au lieu d’y faire obstacle. »[8] Et le catéchisme, à son tour, rappelle qu’« Il n’appartient pas aux pasteurs de l’Église d’intervenir directement dans la construction politique et dans l’organisation de la vie sociale. Cette tâche fait partie de la vocation des fidèles laïcs, agissant de leur propre initiative avec leurs concitoyens. L’action sociale peut impliquer une pluralité de voies concrètes ; elle sera toujours en vue du bien commun et conforme au message évangélique et à l’enseignement de l’Église. Il revient aux fidèles laïcs d’animer les réalités temporelles avec un zèle chrétien et de s’y conduire en artisan de paix et de justice. »[9]

Plus concrètement encore, le Conseil pontifical Justice et paix publie en 2000 un Agenda social qui réunit une collection de textes du Magistère et ensuite, en 2004-2005, un Compendium de la doctrine sociale de l’Église, un outil exceptionnel, unique dans l’histoire de l’Église, qui, de manière condensée et rigoureuse, aborde toutes les questions que l’on peut se poser dans la vie sociale.

Quant aux prêtres, ils ne sont pas oubliés. Leur mission étant de nourrir leurs frères laïcs spirituellement mais aussi de leur rappeler leur tâche première, ils auront eu l’occasion, lors de leur propre formation de découvrir tout ce qu’il était nécessaire de savoir pour aider les laïcs, dans la mesure où séminaires et autres lieux de formation auront tenu compte, dans leurs programmes, des Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale publiées en 1989 par la Congrégation pour l’éducation catholique.

En même temps, le Code de droit canon va s’adapter à la nouveauté.

Dans le code de droit canon de 1917, dans la troisième partie consacrée aux « laïques », seuls deux canons concernaient les personnes. Dans le canon 682, il est simplement reconnu aux « laïques » le droit « de recevoir du clergé, conformément aux règles de la discipline ecclésiastique, les biens spirituels et spécialement les secours nécessaires au salut ». Le canon 683 concerne le port de l’habit. Tous les autres canons concernent les « associations de fidèles » et règlent leurs rapports avec l’autorité ecclésiastique : le Siège apostolique ou l’Ordinaire du lieu.⁠[10]

En 1983, le nouveau code va consacrer la liberté dont peuvent jouir les laïcs et donner aux associations « distinctes des instituts de vie consacrée et des sociétés de vie apostolique » de divers types, un plus large éventail de possibilités que précédemment. Les associations peuvent rassembler soit les clercs, soit les laïcs ou les clercs et les laïcs et leurs buts sont variés : il peut s’agir de « favoriser une vie plus parfaite, promouvoir le culte public ou la doctrine chrétienne, ou exercer d’autres activités d’apostolat, à savoir des activités d’évangélisation, des œuvres de piété ou de charité, et l’animation de l’ordre temporel par l’esprit chrétien. »⁠[11] Quant aux fidèles, ils « ont la liberté de constituer des associations par convention privée conclue entre eux , pour poursuivre les fins dont il s’agit au canon 298 §1, restant sauves les dispositions du canon 301 § 1 » : « Il appartient à la seule autorité ecclésiastique compétente d’ériger les associations de fidèles qui se proposent d’enseigner la doctrine chrétienne au nom de l’Église ou de promouvoir le culte public, ou encore qui tendent à d’autres fins dont la poursuite est réservée de soi à l’autorité ecclésiastique ».

Enfin, tous les nombreux voyages apostoliques qui ont mené Jean-Paul II aux quatre coins du monde, seront autant d’occasion de reprendre l’essentiel de l’enseignement de l’Église sur les missions des fidèles laïcs.

Un exemple entre cent.

Lors de sa première visite en Belgique, en 1985⁠[12], Jean-Paul II a rappelé que « comme l’homme n’est pas un individu isolé mais est pris dans un réseau d’influences sociales que les médias amplifient, il faut refaire le tissu chrétien de la société ».⁠[13] qu’est-ce à dire sinon qu’il faut une « « métamorphose » progressive de la communauté humaine en Royaume de Dieu. Pour l’avènement de ce Royaume, pour que notre monde d’ici-bas en devienne de plus en plus l’ébauche, la participation des laïcs est absolument indispensable et leur engagement décisif. » Les laïcs sont « à la fois membres de l’Église et membres de la société ». Ils ne peuvent « sacrifier ou mettre en veilleuse un de ces aspects. » Leur « terrain d’action est à la fois l’Église et le monde. » Dans le monde, il leur incombe de témoigner explicitement en se référant « à la personne de Jésus-Christ, à ses paroles, aux attitudes typiquement évangéliques dont il a donné le goût au monde. […] Mais au-delà de ce témoignage explicite de la foi, ou plutôt à travers lui, c’est tout l’ordre temporel qu’il s’agit de renouveler, c’est l’animation chrétienne du monde qu’il faut assumer[14], comme préparation du Royaume de Dieu ». C’est sur cette tâche que Jean-Paul II, à son habitude, va insister particulièrement en s’adressant aux laïcs⁠[15] car, comme la Constitution Gaudium et spes déjà l’affirmait : « En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus, envers Dieu lui-même. […] C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre ».[16] Evidemment, ce n’est pas une mince affaire : « Le chantier est immense. Il couvre tous les secteurs de la vie Il s’agit de « pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de la communauté où chacun vit »[17], et en ce sens, de surmonter la rupture entre Évangile et culture » A cet endroit, Jean-Paul II renvoie à un passage de l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi : « il ne s’agit pas seulement de prêcher l’Évangile dans des tranches géographiques toujours plus vastes ou à des populations toujours plus massives, mais aussi d’atteindre et comme de bouleverser par la force de l’Évangile les critères de jugement, les valeurs déterminantes, les points d’intérêt, les lignes de pensée, les sources inspiratrices et les modèles de vie de l’humanité, qui sont en contraste avec la Parole de Dieu et le dessein du salut. »[18] Pour que progresse ce dessein, il n’y a pas une seule voie qui serait royale et que tous devraient suivre : « les chemins sont divers et complémentaires ».⁠[19] Et Jean-Paul II demande aux évêques de respecter cette diversité : « L’évêque […] doit éviter de laisser des groupes particuliers exercer l’apostolat de manière exclusive, car l’apostolat est ouvert à tous, peut être l’œuvre de tous, par des approches diverses. »[20] Tous, en effet, ont une « coresponsabilité ecclésiale et doivent avoir « une estime réciproque, la conviction d’une complémentarité bénéfique, d’une concertation nécessaire. » Personne n’est exempt de cette tâche : « tous les baptisés, les simples chrétiens sont concernés ». Ils assument leur « propre responsabilité » et leurs « décisions pour les initiatives à promouvoir. » C’est leur mission. « Tout en étant fidèle à l’inspiration du message évangélique, aux principes et orientations de l’Église, un laïc peut en arriver à des jugements pratiques ou à des engagements concrets qui sont différents de ceux d’autres laïcs, chrétiens engagés. Le Concile, en insistant sur cette responsabilité propre, a aussi demandé de ne pas trop facilement présenter telle ou telle option concrète comme la seule qui soit expression du message évangélique lui-même. Il a recommandé aux laïcs de ne pas s’enfermer dans leurs choix, mais de dialoguer sincèrement entre eux, de chercher à s’éclairer mutuellement, de respecter les convictions des autres, et de garder la charité, d’avoir le souci du bien commun[21], et d’attendre des pasteurs, non pas une solution concrète et immédiate de tout problème, ni la caution officielle de telle ou telle option pratique, mais des principes sûrs, des lumières et des forces spirituelles. »

Comment tous les laïcs engagés sur des chemins divers en fonction de leurs situations et de leurs charismes particuliers vont-ils pouvoir travailler dans le même sens ? Par une formation adéquate bien sûr. Jean-Paul II interpelle directement son auditoire laïc pour qu’il soit réellement et efficacement au « service de l’homme »[22] : « En fait, il vous est demandé de vous former un bon jugement chrétien, un discernement spirituel et pastoral. S’appliquant aux réalités complexes du monde, ce jugement suppose le respect des lois propres à chaque discipline et une véritable compétence. mais il suppose en même temps que vous soyez familiarisés avec l’Évangile, que vous soyez conduits par l’esprit de l’Église, soumis à son Magistère, que vous ayez bien assimilé la doctrine sociale de l’Église, que vous soyez mus par la charité chrétienne, que vous alimentiez votre vigueur apostolique à la prière et aux sacrements[23]. » Le Saint Père dissipe, pour terminer, les réticences de ceux qui estimeraient se dévoyer en s’engageant ainsi dans le monde et les rassure : « Il ne faut pas craindre le rôle public que les chrétiens peuvent accomplir pour la promotion de l’homme et le bien du pays, dans le plein respect de la liberté religieuse et civile de tous et de chacun. » Tout ce que les laïcs font « pour un monde plus humain selon la ligne de Gaudium et spes », dans tous les « milieux sociaux et professionnels, au niveau des mentalités et des structures de la société, est un témoignage rendu à l’Évangile. C’est un témoignage d’Église en union avec [les] évêques et avec le successeur de Pierre. C’est une contribution au Règne de Dieu demandé dans le Notre Père. »[24]

Reste à assurer cette formation. A ce point de vue, le pape, proposant l’autoformation, reprend une idée qui avait été lancée par les évêques belges et qui fait un peu écho aux fameuses « cellules » dont avait parlé Pie XII en son temps. Il souhaite que l’on mette « davantage en pratique la suggestion que les évêques belges proposaient dans leurs lettres pastorales sur l’Europe et sur la crise » : « la formation « d’équipes d’espérance ». Il s’agit de petits groupes de chrétiens qui échangent leurs expériences. Ils confrontent leur vie avec l’Évangile. Ils s’encouragent. Avec un minimum d’organisation, ces groupes d’amis peuvent se constituer et avoir leur rôle dans tous les domaines : dans les milieux économiques et sociaux, dans les groupements professionnels, dans les milieux des sports, des loisirs et de la culture. Ce sont de petites communautés vigoureuses, missionnaires, qui veulent mettre l’Évangile en pratique. »[25]


1. Cf. CL 14: les fidèles « vivent la royauté chrétienne tout d’abord par le combat spirituel qu’ils mènent pour détruire en eux le règne du péché (cf Rm 6, 12) ». La formation spirituelle est d’ailleurs une condition sine qua non d’une action efficace au service d’une civilisation chrétienne : « Ne tombez pas, disait Jean-Paul II, dans l’erreur de croire qu’on peut changer la société en changeant simplement les structures externes ou en cherchant avant tout la satisfaction des besoins matériels. Il faut commencer par se changer soi-même, en tendant sincèrement son cœur vers le Dieu vivant, en se rénovant moralement, en détruisant dans son propre cœur les racines du péché et de l’égoïsme. Une personne transformée collabore efficacement à la transformation de la société » (Homélie à Saragosse, 10 octobre 1984).
2. GS 91, 1.
3. CA 54. Dans CA 55, citant SRS 41, il affirme que « la doctrine sociale de l’Église, en s’occupant de l’homme, en s’intéressant à lui et à sa manière de se comporter dans le monde, « appartient […​] au domaine de la théologie et spécialement de la théologie morale. » Indiquant bien par là que l’apprentissage de cette doctrine fait partie intégrante de tout programme de théologie.
4. Discours Aux participants à la session inaugurale de l’Académie pontificale des sciences sociales, 25 novembre 1994.
5. CA 59.
6. CA 60.
7. La doctrine sociale n’est jamais achevée. Ses principes fondamentaux, immuables, doivent s’incarner dans des contextes divers et changeant. C’est pourquoi, le Concile, en rappelant les grandes lignes de l’enseignement social chrétien déclare que « …​face à la variété extrême des situations et des civilisations, en de très nombreux points, et à dessein, cet exposé ne revêt qu’un caractère général. Bien plus, comme il s’agit assez souvent de questions sujettes à une incessante évolution, l’enseignement présenté ici - qui est en fait l’enseignement déjà reçu dans l’Église - devra encore être poursuivi et amplifié. » (GS 91, 2).
8. CEC n° 1888.
9. CEC n° 2442.
10. Canons 682-725.
11. Canon 298, §1.
12. Du 16 au 21 mai.
13. Aux évêques belges, Malines 18 mai 1985.
14. Cf. GS 43 1.
15. Aux responsables des mouvements laïcs, Liège, 19 mai 1985.
16. GS 43, 1-2.
17. AA 13.
18. PAUL VI, 8 décembre 1975, 19.
19. Aux responsables des mouvements laïcs, Liège, 19 mai 1985.
20. Aux évêques belges, Malines, 18 mai 1985.
21. Cf. GS 43 3.
22. Aux responsables des mouvements laïcs, Liège, 19 mai 1985. L’expression est répétée trois fois.
23. Cf. AA, 7.
24. Aux responsables des mouvements laïcs, Liège, 19 mai 1985.
25. Liturgie de la parole avec le laïcat catholique, Anvers, 17 mai 1985.

⁢v. L’héritage de Jean-Paul II

En l’an 2000, trente-cinq ans après le Concile Vatican II, Jean-Paul II remettait symboliquement les documents du Concile aux représentants du Congrès mondial de l’apostolat des laïcs.⁠[1] A cette occasion, il rappelait que cet « immense patrimoine » était remis « précisément aux laïcs -responsables de gouvernements, hommes de pensée et de science, artistes, femmes, travailleurs, jeunes, pauvres, malades - […] à l’humanité tout entière. » Il les invitait à un engagement « encore plus intense et plus étendu », à approfondir la leçon du Concile, à assimiler son esprit, ses orientations pour y trouver « la lumière et la force pour témoigner de l’Évangile dans tous les domaines de l’existence humaine. »

A-t-il été entendu ?

Par l’ensemble des fidèles clercs et laïcs, rien n’est moins sûr comme nous le verrons plus loin.

Par ses successeurs, certainement et de manière éclatante. Ils ont élargi et consolidé le chemin tracé par le saint pontife et vont continuer, chacun dans son style mais avec insistance et force, à rallier les laïcs à la cause du Christ.


1. Angelus, 26 novembre 2000.

⁢a. Benoît XVI

Nous retrouvons dans son enseignement la définition de l’Église comme « mystère de communion », à la fois « Peuple de Dieu » et « Corps du Christ », deux notions qui « se complètent » car « dans le Christ, nous devenons réellement le Peuple de Dieu. Et « Peuple de Dieu » signifie donc « tous » : du pape jusqu’au dernier enfant baptisé. »[1] Et « tous les baptisés sont appelés à la perfection de la vie chrétienne, prêtres, religieux et laïcs, chacun selon son propre charisme et sa propre vocation spécifique. » La vocation et la mission de chacun sont « enracinées dans le Baptême et la Confirmation »[2] avant toute différenciation.⁠[3]

Et donc, une fois encore, « le mandat d’évangéliser ne concerne pas seulement quelques baptisés, mais chacun »[4] selon la voie qu’il a choisie. Tous, sans exception, nous sommes « sel de la terre » et « lumière du monde ».⁠[5]

Au sein de ce peuple d’égaux, « la tendance séculière […] est caractéristique des fidèles laïcs. Le monde, dans le tissu de la vie familiale, professionnelle, sociale, est le lieu théologique, le domaine et le moyen de réalisation de leur vocation et de leur mission. »[6] Hommes et femmes, « égaux en dignité, sont appelés à s’enrichir réciproquement en communion et collaboration, non seulement dans le mariage et dans la famille, mais aussi dans la société dans toutes ses dimensions. » C’est bien ce qu’avait développé l’« Exhortation apostolique Christifideles laÏci qualifiée de magna charta du laïcat catholique de notre temps » qui est « une révision organique des enseignements du Concile Vatican II à propos des laïcs ». Cette exhortation « aiguille le discernement, l’approfondissement et l’orientation de l’engagement laïc dans l’Église face aux changements sociaux de ces années. » Elle « encourage la « nouvelle saison d’association des fidèles laïcs » signe de la « richesse et de la variété des ressources de l’Esprit Saint dans le tissu ecclésial »[7] « . « Tout contexte, toute circonstance et toute activité où l’on s’attend à ce que puisse resplendir l’unité entre la foi et la vie est confié à la responsabilité des fidèles laïcs, mus par le désir de transmettre le don de la rencontre avec le Christ et la certitude de la dignité de la personne humaine. Il leur revient de prendre en charge le témoignage de la charité en particulier pour ceux qui sont les plus pauvres, qui souffrent et sont dans le besoin, ainsi que d’assumer tous les engagements chrétiens visant à édifier des conditions de justice et de paix toujours plus grandes dans la coexistence humaine, afin d’ouvrir de nouvelles frontières à l’Évangile ! » »[8]

Les chrétiens sont réellement le sel de la terre, la lumière du monde car, dans tous les aspects de la vie, seule « la foi permet de lire de manière nouvelle et approfondie la réalité et la transformer » ; de plus, « l’espérance chrétienne élargit l’horizon limité de l’homme et le projette vers l’élévation véritable de son être, vers Dieu » ; quant à l’Évangile, il « est une garantie de liberté et un message de libération ». Enfin, « la charité dans la vérité est la force la plus efficace en mesure de changer le monde ».⁠[9]

C’est à la charité politique que sont conviés les laïcs, qu’ils soient membres ou non de l’Action catholique⁠[10]. Si celle-ci « continue à demeurer fidèle à ses profondes racines de foi, nourries par une totale adhésion à la Parole de Dieu, par un amour inconditionné de l’Église, par une attention vigilante à la vie civile et par un engagement de formation permanent », elle est invitée à « servir de manière désintéressée la cause du bien commun, pour l’édification d’un ordre juste de la société et de l’État. »[11]

Quel que soit son engagement, le laïc doit travailler à ce bien commun: « C’est une exigence de la justice et de la charité que de vouloir le bien commun et de le rechercher. Œuvrer en vue du bien commun signifie d’une part, prendre soin et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement, civilement, et culturellement la vie sociale qui prend ainsi la forme de la pólis, de la cité. On aime d’autant plus efficacement le prochain que l’on travaille davantage en faveur du bien commun qui répond également à ses besoins réels. Tout chrétien est appelé à vivre cette charité, selon sa vocation et selon ses possibilités d’influence au service de la pólis. C’est là la voie institutionnelle – politique peut-on dire aussi – de la charité, qui n’est pas moins qualifiée et déterminante que la charité qui est directement en rapport avec le prochain, hors des médiations institutionnelles de la cité. L’engagement pour le bien commun, quand la charité l’anime, a une valeur supérieure à celle de l’engagement purement séculier et politique. »[12]

L’instrument qui permet de mettre en œuvre cette charité politique, de travailler au bien commun, est la doctrine sociale de l’Église. Alors que, la plupart du temps, on propose, pour résoudre les problèmes sociaux, économiques et politiques, des solutions purement « scientifiques », le pape souligne que la doctrine sociale de l’Église a un immense avantage : elle a « une importante dimension interdisciplinaire »[13]. Pour répondre pleinement aux difficultés et aux injustices, « les évaluations morales et la recherche scientifique doivent croître ensemble et […] la charité doit les animer en un ensemble interdisciplinaire harmonieux, fait d’unité et de distinction ». C’est par cet heureuse conjonction que la doctrine sociale de l’Église « peut remplir, dans cette perspective, une fonction d’une efficacité extraordinaire. «⁠[14] En effet, « les principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église - tels que la dignité de la personne humaine, la subsidiarité et la solidarité - sont d’une grande actualité et d’une grande valeur pour la promotion de nouvelles voies de développement au service de tout l’homme et de tous les hommes. »[15]

Benoît XVI, dans les multiples tâches qui attendent les laïcs, met en exergue le domaine politique au sens étroit et commun du terme sans doute parce que les chrétiens ont eu tendance, depuis au moins une génération, à déserter ce terrain pour diverses raisons ou en évitant toute référence à l’enseignement de l’Église et se livrant à diverses idéologies. Or, « la politique est un domaine très important de l’exercice de la charité » et « il y a besoin d’hommes politiques authentiquement chrétiens, mais plus encore de fidèles laïcs qui soient témoins du Christ et de l’Évangile dans la communauté civile et politique. » Et donc il revient « aux fidèles laïcs de participer activement à la vie politique, de manière toujours cohérente avec les enseignements de l’Église, en partageant les raisons bien fondées et les grands idéaux dans la dialectique démocratique et dans la recherche d’un large consensus avec tous ceux qui ont à cœur la défense de la vie et de la liberté, la protection de la vérité et du bien de la famille, la solidarité avec les plus indigents et la recherche nécessaire du bien commun. Les chrétiens ne cherchent pas l’hégémonie politique ou culturelle mais, partout où ils s’engagent, ils sont animés par la certitude que le Christ est la pierre angulaire de toute construction humaine. »[16] Le pape est bien conscient qu’« il s’agit d’un défi exigeant » mais comme « la diffusion d’un relativisme culturel confus et d’un individualisme utilitariste et hédoniste affaiblit la démocratie et favorise la domination des pouvoirs forts », les laïcs engagés y compris les jeunes⁠[17], doivent « retrouver et raviver une authentique sagesse politique ; être exigeants en ce qui concerne sa propre compétence ; se servir de manière critique des recherches des sciences humaines ; affronter la réalité sous tous ses aspects, en allant au-delà de toute réduction idéologique ou prétention utopique ; être ouverts à tout dialogue et toute collaboration véritables, en ayant à l’esprit que la politique est aussi un art complexe d’équilibre entre des idéaux et des intérêts, mais sans jamais oublier que la contribution des chrétiens est décisive uniquement si l’intelligence de la foi devient intelligence de la réalité, clé de jugement et de transformation. »

Pour se préparer à cette tâche, « l’appartenance des chrétiens aux associations de fidèles, aux mouvements ecclésiaux et aux nouvelles communautés, peut être une bonne école pour ces disciples et témoins, soutenus par la richesse charismatique, communautaire, éducative et missionnaire propre à ces institutions. »[18] d’un autre côté, « la formation technique des hommes politiques n’appartient pas à la mission de l’Église. […] Mais il appartient à sa mission de « porter un jugement moral même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations »[19]. L’Église se concentre en particulier sur l’éducation des disciples du Christ, afin qu’ils soient toujours davantage des témoins de sa Présence, partout. »[20]

Que les laïcs n’oublient pas non plus que, pour les aider dans leurs multiples tâches, le Conseil pontifical pour les laïcs

travaille toujours « dans l’accueil, l’accompagnement, le discernement, la reconnaissance et l’encouragement de ces réalités ecclésiales, en favorisant l’approfondissement de leur identité catholique, les aidant à s’insérer plus pleinement dans la grande tradition et dans le tissu vivant de l’Église, et en soutenant leur développement missionnaire. » La mission de ce Conseil pontifical est de « suivre avec une profonde attention pastorale la formation, le témoignage et la collaboration des fidèles laïcs dans les situations les plus diverses où est en jeu la qualité authentique de la vie dans la société. » Et, comme ses prédécesseurs, Benoît XVI rappelle « la nécessité et l’urgence de la formation évangélique et de l’accomplissement pastoral d’une nouvelle génération de catholiques engagés dans la politique qui soient cohérents avec la foi qu’ils professent, qui aient de la rigueur morale, la capacité de jugement culturel, la compétence professionnelle et la passion du service pour le bien commun. »[21]


1. Discours à l’ouverture du Congrès ecclésial du diocèse de Rome, 26 mai 2009.
2. Angélus, 13 novembre 2005.
3. Autrement dit encore, « « sacerdoce commun, propre aux fidèles baptisés, et sacerdoce ordonné, plongent leurs racines dans l’unique sacerdoce du Christ, selon des modalités essentiellement différentes, mais ordonnées l’une à l’autre. » (Discours aux participants à la XXIVe Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 21 mai 2010).
4. Discours à l’ouverture du Congrès ecclésial du diocèse de Rome, 26 mai 2009.
5. Mt 5, 13-14 in Message au Congrès panafricain des laïcs catholiques, 10 août 2012.
6. Cf. CL 15-17.
7. CL 29.
8. Discours aux participants de l’Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 15 novembre 2008.
9. Discours aux participants à la XXIVe Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 21mai 2010.
10. Cf. le Message à l’occasion de la VIe Assemblée ordinaire du Forum international d’Action catholique (10 août 2012) : Benoît XVI confirme que les laïcs « doivent être considérés non comme des « collaborateurs » du clergé, mais comme des personnes réellement « coresponsables » de l’existence et de l’action de l’Église. Il est par conséquent important que se renforce un laïcat mur et engagé, capable d’apporter sa contribution spécifique à la mission ecclésiale, dans le respect des ministères et des tâches que chacun a dans la vie de l’Église et toujours en communion cordiale avec les évêques. » Les pasteurs ont besoin des laïcs car « avec l’aide de l’expérience des laïcs, [ils] sont mis en état de juger plus distinctement et plus exactement en matière spirituelle aussi bien que temporelle, et c’est toute l’Église qui pourra ainsi, renforcée par tous ses membres, remplir pour la vie du monde plus efficacement sa mission » (LG 37). » Mais il est important que l’Action catholique travaille en « union intime avec le Successeur de Pierre » et « à la lumière du magistère social de l’Église. »
11. Discours lors de la Rencontre avec l’Action catholique italienne, 4mai 2008.
12. Encyclique Caritas in veritate, 29 juin 2009, 7.
13. Benoît XVI cite ici Jean-Paul II, Centesimus annus, 1er mai 1991, n. 59.
14. Caritas in veritate, n. 31.
15. Discours aux participants à la XXIVe Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 21 mai 2010.
16. Benoît XVI renvoie à un document publié par la Congrégation pour la doctrine de la foi, Note doctrinale à propos de certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, 24 novembre 2002.
17. Les jeunes doivent songer à « l’engagement social et politique, un engagement fondé non sur des idéologies ou des intérêts de parti, mais sur le choix de servir l’homme et le bien commun, à la lumière de l’Évangile. »
18. Benoît XVI rappelle le décret sur l’apostolat des laïcs (AA) du 18 novembre 1965 qui « souligne avant tout que « la fécondité de l’apostolat des laïcs dépend de leur union vitale avec le Christ » (4), c’est-à-dire d’une spiritualité robuste, nourrie par la participation active à la Liturgie et exprimée dans le style des Béatitudes évangéliques. En outre, pour les laïcs, la compétence professionnelle, le sens de la famille, le sens civique et les vertus sociales sont d’une grande importance. S’il est vrai qu’ils sont appelés individuellement à apporter leur témoignage personnel, particulièrement précieux là où la liberté de l’Église se heurte à des obstacles, le Concile insiste toutefois sur l’importance de l’apostolat organisé, nécessaire pour influencer la mentalité générale, les conditions sociales et les Institutions (18). A ce propos, le Pères ont encouragé les multiples associations de laïcs, en insistant également sur leur formation à l’apostolat. » (Angélus, 13 novembre 2005).
19. Cf. GS 76.
20. Discours aux participants à la XXIVe Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 21 mai 2010.
21. Discours aux participants de l’Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 15 novembre 2008 ( à l’occasion du vingtième anniversaire de l’exhortation Christifideles laïci).

⁢b. François

Dans un autre style, souvent très imagé et parfois incisif, le pape François va reprendre et, à certains endroits, accentuer encore les invitations pressantes de ses prédécesseurs.

On n’est pas chrétien à mi-temps ou à temps partiel

[1]

On est chrétien à plein temps pour la raison simple et impérieuse que « le kérygme possède un contenu inévitablement social » et qu’il y a donc une « connexion intime entre évangélisation et promotion humaine, qui doit nécessairement s’exprimer et se développer dans toute l’action évangélisatrice » qui suppose « la priorité absolue de « la sortie vers le frère » »[2], « jusqu’aux périphéries existentielles »[3]. Il ne s’agit pas seulement d’annoncer aux personnes quelles qu’elles soient le Christ ressuscité mais bien de « devenir ferment de vie chrétienne dans toute la société »[4]. Citant le pape Jean-Paul II, François déclare nettement que « la conversion chrétienne exige de reconsidérer « spécialement tout ce qui concerne l’ordre social et la réalisation du bien commun. »[5]. » La conclusion s’impose, malgré l’opinion laïciste si répandue même parmi les chrétiens : « On ne peut plus affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle existe seulement pour préparer les âmes pour le ciel. »[6] On ne peut reléguer « la religion dans la secrète intimité des personnes, sans aucune influence sur la vie sociale et nationale, sans se préoccuper de la santé des institutions de la société civile, sans s’exprimer sur les événements qui intéressent les citoyens. » La charité doit donc bien avoir une dimension politique car « la proposition de l’Évangile ne consiste pas seulement en une relation personnelle avec Dieu. Et notre réponse d’amour ne devrait pas s’entendre non plus comme de petits gestes personnels en faveur de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de « charité à la carte », une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre conscience. »[7] L’activité des laïcs « n’est pas épuisée par l’assistance caritative, mais elle doit s’étendre aussi à un engagement pour la croissance humaine. Non seulement l’assistance, mais aussi le développement de la personne. Assister les pauvres est une chose bonne et nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. »[8]

Les laïcs en première ligne

[9]

Les laïcs sont donc bien en première ligne, « au sein des réalités terrestres pour servir le bien de l’homme […], imprégner de valeurs chrétiennes les domaines » où ils opèrent.⁠[10]

Dans cette position, ils ont besoin d’« une formation plus complète »[11] , une « formation humaine et spirituelle »[12] . L’exigence est forte car, espère François, ce seront des « laïcs bien formés, animés par une foi paisible et limpide, dont la vie a été touchée par la rencontre personnelle et miséricordieuse avec l’amour de Jésus-Christ, […] laïcs qui risquent, qui se salissent les mains, qui n’aient pas peur de se tromper, qui aillent de l’avant […] laïcs avec une vision de l’avenir, qui ne soient pas enfermés dans les broutilles de la vie, […] qui aient le goût de l’expérience de la vie, qui osent rêver. »[13]

Pour la formation intellectuelle, « nous disposons, rappelle François, d’un instrument très adapté dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. »[14]

Cette formation complète est indispensable pour entamer le dialogue avec la société : « Un tel dialogue est particulièrement important, car il favorise la compréhension mutuelle et encourage une plus grande coopération pour le bien commun. »[15] Depuis le concile Vatican II, « Le dialogue, et tout ce qu’il comporte, nous rappelle que personne ne peut se contenter d’être spectateur ni simple observateur. Tous, du plus petit au plus grand, sont des acteurs de la construction d’une société intégrée et réconciliée. Cette culture est possible si nous participons tous à son élaboration et à sa construction. La situation actuelle n’admet pas de simples observateurs des luttes d’autrui. Au contraire, c’est un appel fort à la responsabilité personnelle et sociale. »[16]

Les relations prêtre-laïc

De manière saisissante, François insiste, comme ses prédécesseurs, sur l’égale dignité de tous les membres du peuple de Dieu en fonction de leur seul baptême : « Personne n’a été baptisé prêtre ni évêque. Ils nous ont baptisés laïcs et c’est le signe indélébile que personne ne pourra effacer. […] L’Église n’est pas une élite de prêtres, de personnes consacrées, d’évêques, mais […] nous formons tous le saint peuple fidèle de Dieu. »[17] Tout pasteur est appelé à « servir »[18], à « chercher le moyen de pouvoir encourager, accompagner et stimuler toutes les tentatives et les efforts qui sont déjà faits aujourd’hui pour maintenir vivante l’espérance et la foi dans un monde plein de contradictions, spécialement pour les plus pauvres, spécialement avec les plus pauvres. »

A la lumière de ces vérités, très logiquement, François va particulièrement s’attaquer au cléricalisme qu’il considère comme un frein à la mission des laïcs » car il « annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple. Le cléricalisme conduit à une homologation du laïcat ; en le traitant comme un « mandataire », il limite les différentes initiatives et efforts et, si j’ose dire, les audaces nécessaires pour pouvoir apporter la Bonne Nouvelle de l’Évangile dans tous les domaines de l’activité sociale et surtout politique. Le cléricalisme, loin de donner une impulsion aux différentes contributions et propositions, éteint peu à peu le feu prophétique dont l’Église tout entière est appelée à rendre témoignage dans le cœur de ses peuples. Le cléricalisme oublie que la visibilité et la sacramentalité de l’Église appartiennent à tout le peuple de Dieu (cf. LG 9-14), et pas seulement à quelques élus et personnes éclairées. » La condamnation est radicale dans la mesure où le cléricalisme « tente de contrôler et de freiner l’onction de Dieu sur les siens. » Rappelons-nous la juste liberté des laïcs réclamée par Pie XII, la juste autonomie des réalités temporelles, comme disait le Concile et comme l’a bien développé Jean-Paul II. Rappelons-nous aussi que les laïcs ne sont pas des collaborateurs du clergé mais qu’ils sont coresponsables de l’Église. Et dans leur mission principale qui est l’animation chrétienne du monde, « ce n’est jamais au pasteur de dire au laïc ce qu’il doit faire ou dire, il le sait bien mieux que . Ce n’est pas au pasteur de devoir établir ce que les fidèles doivent dire dans les différents milieux. » Le rôle du pasteur est d’encourager, de promouvoir « la charité et la fraternité, le désir du bien, de la vérité et de la justice. »[19] Autrement dit encore si l’on n’a pas compris : « Les laïcs sont simplement l’immense majorité du peuple de Dieu. À leur service, il y a une minorité : les ministres ordonnés. »[20]

Les pasteurs doivent s’adapter à ce qui est dit et répété depuis plus d’un demi-siècle dans l’Église : les laïcs ont en priorité le devoir de s’engager dans le monde et leurs pasteurs, par le fait même, doivent éviter « la tentation de penser que le laïc engagé est celui qui travaille dans les œuvres de l’Église et/ou dans les affaires de la paroisse ou du diocèse, et nous avons peu réfléchi sur la façon d’accompagner un baptisé dans sa vie publique et quotidienne ; sur la façon dont, dans son activité quotidienne, avec les responsabilités qui lui incombent, il s’engage en tant que chrétien dans la vie publique. Sans nous en rendre compte, écrit François au cardinal Ouellet, nous avons généré une élite laïque en croyant que ne sont laïcs engagés que ceux qui travaillent dans les affaires « des prêtres », et nous avons oublié, en le négligeant, le croyant qui bien souvent brûle son espérance dans la lutte quotidienne pour vivre sa foi. Telles sont les situations que le cléricalisme ne peut voir, car il est plus préoccupé par le fait de dominer les espaces que de générer des processus. »[21]

Le cléricalisme est un mal qui vient d’un « aveuglement confortable et autosuffisant où tout finit par sembler licite »[22]. Il s’agit d’« une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église »[23], une attitude « qui annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple. »[24] Le cléricalisme, « favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup des maux que nous dénonçons aujourd’hui. »[25] Le cléricalisme, en somme, c’est « penser que l’Église est seulement représentée par des prêtres, constitués en une hiérarchie de pouvoir, et pas une communauté solidaire de croyants témoins de l’Évangile. »[26]

Mais qu’en est-il de l’orthodoxie, diront certains ? Les laïcs ne vont-ils pas faire n’importe quoi ? Non, s’ils sont formés comme on ne cesse d’y insister depuis Pie XII : « si la fidélité est vraiment vécue, d’autres liens [juridiques notamment] ne sont pas nécessaires. Par conséquent, dit François aux laïcs, votre forme de vie évangélique est à pratiquer dans un contexte de laïcité et de liberté. » Fidélité à l’Église, à son Pasteur suprême, à leur enseignement.⁠[27] L’important est que « l’ordre temporel soit imprégné et perfectionné par L’Esprit du Christ et ordonné à la venue de son Règne. »[28]

Si les laïcs « se croient incapables de remplir une telle tâche », les pasteurs ont la tâche de « leur communiquer une profonde reconnaissance de leur appel et […] leur offrir des expressions concrètes de soutien et d’orientation pour qu’ils puissent répondre à cet appel avec générosité et courage. »[29]

C’est aussi la mission du Conseil pontifical pour les laïcs⁠[30] qui doit être considéré « non pas comme un organe de contrôle mais comme centre de coordination, d’étude, de consultation, destiné à « inciter les laïcs à prendre part à la vie et à la mission de l’Église […] en tant que membres d’associations […] ou comme fidèles individuels »[31]. » Ce Conseil est là pour « inciter », « pousser »  »_ les fidèles laïcs à s’impliquer toujours davantage et mieux dans la mission évangélisatrice de l’Église, non par « délégation » de la hiérarchie mais dans la mesure où leur apostolat « est participation à la mission salvifique de l’Église, à laquelle tous sont désignés par le Seigneur par le moyen du baptême et de la confirmation » (LG 33). Et c’est la porte d’entrée. on entre dans l’Église par le baptême, non par l’ordination sacerdotale ou épiscopale, on entre par le baptême ! Et nous sommes tous entrés par la même porte. C’est le baptême qui fait de tous les fidèles laïcs des disciples missionnaires du Seigneur, sel de la terre, lumière du monde, levain qui transforme la réalité de l’intérieur_. »

Cette certitude fait de l’Église une « communauté évangélisatrice » une « Église qui sort en permanence », avec un « laïcat en sortie »[32], bref, une Église qui sait prendre sans peur l’initiative, aller à la rencontre, chercher ceux qui sont loin et arriver aux carrefours des routes pour inviter les exclus ».[33]


1. « Nous ne pouvons être chrétiens seulement à temps partiel ! Cherchons à vivre notre foi à chaque instant, chaque jour » (Tweet du pape François publié le 16 mai 2013 su @Pontifex_fr).
2. Exhortation apostolique Evangelii gaudium, 24 novembre 2013, n. 177, 178,179.
3. Homélie de la messe de clôture de la XXVIIIe journée mondiale de la jeunesse, Rio de Janeiro, 28 juillet 2013. Déjà en 1974, PAUL VI s’adressant aux jésuites, les invitait à aller « partout dans l’Église, même dans les champs d’activité de pointe et les plus difficiles, aux carrefours des idéologies, dans les secteurs sociaux, là où les exigences brûlantes de l’homme et le message permanent de l’Évangile ont été ou sont confrontés » (Discours à la XXXIIe Congrégation générale, 3 décembre 1974). Aux mêmes jésuites, BENOÎT XVI faisait remarquer que « les obstacles qui défient les annonciateurs de l’Évangile ne sont pas tant les mers ou les grandes distances, mais les frontières qui, en raison d’une vision de Dieu et de l’homme erronée ou superficielle, viennent s’interposer entre la foi et le savoir humain, la foi et la science moderne, la foi et l’engagement pour la justice. » Il invitait ses interlocuteurs à se tenir sur ces frontières « pour témoigner et aider à comprendre qu’il y a en revanche une harmonie profonde entre foi et raison, entre esprit évangélique, soif de justice et action pour la paix. » . (Discours à la Congrégation générale, le 21 février 2008). « Partout », « sur les frontières » : l’appel a été entendu par le Pape FRANCOIS qui fait sienne cette nécessité: « Quand j’insiste sur la frontière, je me réfère à la nécessité pour l’homme de culture d’être inséré dans le contexte dans lequel il travaille et sur lequel il réfléchit. Il y a toujours en embuscade le danger de vivre dans un laboratoire. Notre foi n’est pas une foi-laboratoire mais une foi-chemin, une foi historique. Dieu s’est révélé comme histoire, non pas comme une collection de vérités abstraites. Je crains le laboratoire car on y prend les problèmes et on les transporte chez soi pour les domestiquer et les vernir, en dehors de leur contexte. Il ne faut pas transporter chez soi la frontière mais vivre sur la frontière et être audacieux. » (Entretien avec le P. Antonio Spadaro sj, in Osservatore romano, 26 septembre 2013 ; ou dans Interviews et conférences de presse, Pape François Paroles en liberté, Presses de la renaissance, Plon, 2016). Ces lieux lointains, les « périphéries » dans le langage souvent employé par François, appellent non seulement les jésuites mais tous les fidèles à sortir de leurs « espaces » familiers, « des territoires habituels pour fréquenter les périphéries géographiques, culturelles et morales de notre temps. » Il s’agit donc de sortir « de soi au service d’autrui, surtout de celui qui est le plus loin […​]. Au lieu d’être seulement une Église qui accueille et qui reçoit en tenant les portes ouvertes, le pape inviterait à chercher plutôt à être une Église qui trouve de nouvelles routes, qui est capable de sortir d’elle-même et d’aller vers celui qui ne la fréquente pas, qui s’en est allé ou qui est indifférent. » (Les « périphéries » selon le pape François, sur https://www.catho-bruxelles.be/wp-content/uploads/2017/10/Les-pe%CC%81riphe%CC%81ries-Pastoralia-2015-2p-Lichtert.pdf
4. Tweet du 26 mars 2015 sur @Pontifex_fr
5. JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in America, 22 janvier 1999, n° 27.
6. Evangelii gaudium , 182
7. Id., 183. François cite aussi dans le même document (n. 181) la Conférence générale de l’Episcopat latino-américain des Caraïbes, Document d’Aparecida, 29 juin 2007, N° 380: Le « commandement de charité embrasse toutes les dimensions de l’existence, tous les secteurs de la vie sociale et tous les peuples. »
8. Rencontre avec les responsables de l’apostolat des laïcs, Corée, 16 août 2014.
9. Discours aux membres de la Communauté « Seguimi » (association laïque), 14 mars 2015 . Les laïcs doivent se « sentir partie active dans la mission de l’Église ». Ils doivent vivre leur « sécularité en [se] consacrant aux réalités propres de la cité terrestre : la famille, les professions, la vie sociale dans ses différentes expressions. »
10. Id..
11. Rencontre avec les responsables de l’apostolat des laïcs, Corée, op. cit..
12. Discours aux Prélats de la Conférence épiscopale du Japon en visite ad limina apostolorum, 20 mars 2015.
13. Discours devant l’Assemblée du Conseil pontifical pour les laïcs, 17 juin 2016.
14. Evangelii gaudium, 184.
15. Discours aux Prélats de la Conférence épiscopale du Japon en visite ad limina apostolorum, 20 mars 2015.
16. Discours à l’occasion de la remise du Prix Charlemagne, 6 mai 2016.
17. Lettre au Cardinal Ouellet, Président de la Commission pontificale pour l’Amérique latine, 19 mars 2016. Le cardinal canadien Marc Ouellet est aussi Préfet de la Congrégation pour les évêques.
18. Jésus (Jn 13) en lavant les pieds de ses disciples leur enseigna d’être serviteurs. Paul se nomme « serviteur de Jésus-Christ » (Rm 1, 1) ou « serviteur de Dieu » (Tt 1, 1). Il semble que ce soit le pape Grégoire Ier (590-604) qui inaugura pour les souverains pontifes le titre de « serviteur des serviteurs de Dieu » qui n’a pas été systématiquement employé mais qui a été remis à l’honneur par Paul VI et rappelé régulièrement par Jean-Paul II (cf. Constitution apostolique Universi Dominici gregis, 22 février 1996). Cette expression est importante car elle révèle le vrai sens de la hiérarchie dans l’Église qui n’a rien à voir avec quelque idée de domination mais qui, au contraire, révèle le vrai sens de l’autorité considérée comme un service.
19. Lettre au Cardinal Ouellet, op. cit..
20. Evangelii gaudium, 102.
21. Lettre au Cardinal Ouellet, op.cit..
22. EG 165.
23. FRANCOIS, Lettre au Peuple de Dieu, 20 août 2018. Jésus est pourtant clair avec ses apôtres : « Vous savez que les chefs des nations dominent sur elles et que les grands les tiennent sous leur pouvoir. ce ne sera pas le cas au milieu de vous. Mais si quelqu’un veut être grand parmi vous, il sera votre serviteur ; et si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup. » (Mt 20, 20-28).
24. François, Lettre au Cardinal Marc Ouellet, op. cit..
25. FRANCOIS, Lettre au Peuple de Dieu, op. cit.. Dans cette lettre, le pape vise principalement la pédophilie dont sont coupables de nombreux prêtres en maints endroits.
26. SCARAFFIA Lucetta, A la racine spirituelle de la crise, in Osservatore romano, 21 août 2018. Le P. Stéphane Joulain, psychothérapeute, explique que « le cléricalisme est une composante de la crise des abus sexuels dans l’Église ». Dans les affaires de pédophilie, le cléricalisme commence lorsque la culture que partage les prêtres « dérive en corporatisme: lorsque les prêtres s’accordent des privilèges, et lorsque la protection des intérêts de leur groupe prend le pas sur celle de l’intégrité physique et psychologique des enfants. » (Interview sur www.la-croix.com, 17 août 2018).
27. Discours aux membres de la Communauté « Seguimi », 14 mars 2015.
28. Rencontre avec les responsables de l’apostolat des laïcs en Corée, 16 août 2014.
29. Discours aux Prélats de la Conférence épiscopale du Japon en visite ad limina apostolorum, op. cit..
30. « Un des meilleurs fruits du Concile » disait Paul VI, in Motu proprio Apostolatus peragendi, 10 décembre 1976
31. Id..
32. Discours devant l’Assemblée du Conseil pontifical pour les laïcs, op. cit..
33. EG 24.

⁢vi. Et aujourd’hui, où sont les laïcs ?

La leçon est claire et elle s’est confirmée avec de plus en plus de force au fil du temps de Léon XIII à François en passant par le pontificat décisif de Jean-Paul II qui a consacré les avancées du Concile Vatican II : par leur baptême et leur confirmation, tous les fidèles du Christ sont envoyés en mission.

Les fidèles laïcs ont eux une double mission à l’intérieur de l’Église et dans le monde.⁠[1]

Et c’est dans le monde, dans toutes les tâches séculières, qu’est leur premier devoir pour insérer la parole de Dieu dans les réalités terrestres, rendre chaque portion de société grande ou petite toujours plus à l’image du Royaume. Coresponsables de l’Église, ils ont à exercer leurs responsabilités en conformité avec l’enseignement du magistère: leur fidélité aux principes fondamentaux de l’enseignement social de l’Église assure, dans la liberté, leur lien avec leur Mère.

Aucun fidèle laïc n’est exempt de ce devoir comme Jean-Paul II nous l’a montré.


1. FRANCOIS l’affirme et le répète : « l’œuvre de promotion de la vie de l’Église et de l’évangélisation requiert la participation pleine et active des laïcs. leur mission est double: s’engager dans la vie de la paroisse et de l’Église locale et pénétrer l’ordre social par leur témoignage chrétien. » (Discours aux Prélats de la Conférence épiscopale du Japon en visite ad limina apostolorum, op. cit..

⁢a. Aujourd’hui, où sont-ils ces laïcs tant attendus ?

Jean-Paul II, à l’occasion du Congrès mondial du laïcat catholique, déclarait : « avec le Concile, l’heure des laïcs a vraiment sonné dans l’Église »[1]. Un demi-siècle après la fin du Concile, François constate : « il semble que l’horloge se soit arrêtée ».⁠[2]

En 2009 déjà⁠[3], Benoît XVI s’était interrogé sur les raisons qui avaient poussé Jean-Paul II à convoquer un synode sur les laïcs en 1987. Il y voyait deux raisons.

Tout d’abord, il constatait, en maints endroits, après le Concile, qu’ à une période de ferveur et d’initiative, a succédé un temps d’affaiblissement de l’engagement, une situation de lassitude, parfois même de stagnation, et également de résistance et de contradiction entre la doctrine conciliaire et différents concepts formulés au nom du Concile, mais en réalité opposés à son esprit et à sa lettre. »

Ensuite, il relevait que « les pages lumineuses consacrées par le Concile au laïcat n’avaient pas encore été suffisamment traduites et réalisées dans la conscience des catholiques et dans la pratique pastorale. d’une part, il existe encore, ajoutait-il, la tendance à identifier unilatéralement l’Église avec la hiérarchie, en oubliant la responsabilité commune, la mission commune du Peuple de Dieu, que nous sommes tous dans le Christ. De l’autre, persiste également la tendance à concevoir le Peuple de Dieu, comme je l’ai déjà dit, selon une idée purement sociologique ou politique, en oubliant la nouveauté et la spécificité de ce peuple qui devient peuple uniquement dans la communion avec le Christ. »

Benoît XVI rappelait que « le mandat d’évangéliser ne concerne pas seulement quelques baptisés, mais chacun » et se demandait « dans quelle mesure est reconnue et favorisée la coresponsabilité pastorale de tous, en particulier des laïcs ? » Force était de souligner que « Trop de baptisés ne se sentent pas appartenir à la communauté ecclésiale et vivent en marge de celle-ci, ne s’adressant aux paroisses que dans certaines circonstances, pour recevoir des services religieux. Il n’y a encore que peu de laïcs, proportionnellement au nombre des habitants de chaque paroisse, qui, bien que se professant catholiques, sont prêts à offrir leur disponibilité pour travailler dans les différents domaines apostoliques. »

Que proposait-il ?

A tous, de « promouvoir une formation plus attentive et fidèle à la vision de l’Église , et cela aussi bien de la part des prêtres que des religieux et des laïcs. »

Mais à ses yeux, les clercs avaient surtout à changer leur regard sur les laïcs. Il souhaitait « que, dans le respect des vocations et des rôles des personnes consacrées et des laïcs, l’on promeuve graduellement la coresponsabilité de l’ensemble de tous les membres du Peuple de Dieu. Cela exige un changement de mentalité concernant particulièrement les laïcs, en ne les considérant plus seulement comme des « collaborateurs » du clergé, mais en les reconnaissant réellement comme « coresponsables » de l’être et de l’agir de l’Église, en favorisant la consolidation d’un laïcat mûr et engagé. » Les curés doivent déjà à leur niveau, « promouvoir la croissance spirituelle et apostolique de ceux qui sont déjà assidus et engagés dans les paroisses : ils sont le noyau de la communauté qui constituera un ferment pour les autres. »

Quant aux mouvements et aux communautés, ils devraient « toujours prendre soin que leurs itinéraires de formation conduisent leurs membres à développer un sens véritable d’appartenance à la communauté paroissiale. »

Pour « reprendre le chemin avec une ardeur renouvelée », les deux mots-clés à retenir sont bien : formation et coresponsabilité.

Quatre ans plus tard, François répond à notre question de savoir où sont les laïcs, en précisant que « même si on note une plus grande participation de beaucoup aux ministères laïcs[4], cet engagement ne se reflète pas dans la pénétration des valeurs chrétiennes dans le monde social, politique et économique. Il se limite bien des fois à des tâches internes à l’Église sans un réel engagement pour la mise en œuvre de l’Évangile en vue de la transformation de la société. La formation des laïcs et l’évangélisation des catégories professionnelles et intellectuelles représentent un défi pastoral important. »[5]

Il semble, en effet que les laïcs, lorsqu’ils s’engagent, préfèrent la sacristie à la rue, le confort de la chapelle aux risques que l’on encourt nécessairement, aux contradictions auxquelles on se heurte immanquablement lorsque les laïcs prennent conscience que, par la grâce du baptême et de la confirmation, ils sont appelés à être missionnaires et que « le champ de leur travail missionnaire est le monde vaste et complexe de la politique, de l’économie, de l’industrie, de l’éducation, des médias, de la science, de la technologie, de l’art et du sport. »[6]

Mais où sont les laïcs formés, fidèles, passionnés par le Christ et son message, prêts à sacrifier leur réputation et leur confort pour que son Règne arrive ?

Or, dès le début de l’Église, à la fin du IIe siècle, dans la célèbre Epître à Diognète, un chrétien éclairé se rendait compte que « ce que l’âme est dans le corps, il faut que les chrétiens le soient dans le monde ».⁠[7]

Le Concile ne dit pas autre chose puisqu’il « adjure […] avec force au nom du Seigneur tous les laïcs de répondre volontiers avec élan et générosité à l’appel du Christ qui, en ce moment même, les invite avec plus d’insistance, et à l’impulsion de l’Esprit-Saint. Que les jeunes réalisent bien que cet appel s’adresse tout particulièrement à eux, qu’ils le reçoivent avec joie et de grand cœur. C’est le Seigneur lui-même qui, par le Concile, presse à nouveau tous les laïcs à s’unir intimement à lui de jour en jour, et de prendre à cœur ses intérêts comme leur propre affaire (cf. Ph 2, 5), de s’associer à sa mission de Sauveur ; il les envoie encore une fois en toute ville et en tout lieu où il doit aller lui-même (cf. Lc 10, 1) ; ainsi à travers la variété des formes et des moyens du même et unique apostolat de l’Église, les laïcs se montreront ses collaborateurs, toujours au fait des exigences du moment présent, « se dépensant sans cesse au service du Seigneur, sachant qu’en lui leur travail ne saurait être vain » (cf. 1 Co 15, 58).⁠[8]

Le fidèle laïc, sous peine d’incohérence, voire de schizophrénie, ne peut être chrétien seulement à l’église le dimanche et agir n’importe comment ou en fonction de n’importe quoi durant la semaine. Le synode des laïcs l’avait bien affirmé, une fois encore : « L’unité de la vie des fidèles laïcs est d’une importance extrême : ils doivent, en effet, se sanctifier dans la vie ordinaire, professionnelle et sociale. Afin qu’ils puissent répondre à leur vocation, les fidèles laïcs doivent donc considérer leur vie quotidienne comme une occasion d’union à Dieu et d’accomplissement de sa volonté, comme aussi un service envers les autres hommes, en les portant jusqu’à la communion avec Dieu dans le Christ. »[9]

L’Église a donc besoin de laïcs bien formés, qui se sentent et sont considérés, non pas simplement comme collaborateurs des prêtres, mais comme coresponsables de l’Église.

Il faut donc restaurer le laïcat⁠[10].


1. Le 26 novembre 2000.
2. Lettre au Cardinal Ouellet, op. cit..
3. Discours à l’ouverture du Congrès ecclésial du diocèse de Rome, 26 mai 2009.
4. Les laïcs se rencontrent comme lecteurs, servants, choristes, ministres extraordinaires de la communion, catéchistes, conseillers en matière financière,. On les rencontre aussi dans les conseils pastoraux ou diocésains, etc..
5. EG 102 .
6. Jean-Paul II, Exhortation post-synodale Ecclesia in Asia, 6 novembre 1999.
8. AA 33.
9. Proposition 5 des Propositions présentées au pape par le Synode, 1987, DC 6 décembre 1987, n° 1951. « Le Royaume concerne tout » écrit François qui cite Paul VI et son Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi (8 décembre 1975, 25) : « l’évangélisation ne serait pas complète si elle ne tenait pas compte des rapports concrets et permanents qui existent entre l’Évangile et la vie, personnelle, sociale, de l’homme. » (EG 181).
10. Dans tous les sens du verbe: rétablir en se forme première, dans son exercice normal, reconstituer, en rétablir la vigueur et la santé (Cf. ROBERT Paul, op. cit.).

⁢b. Aujourd’hui, où en est cette « coresponsabilité » ?

Comme on l’a vu, le mot est d’un emploi assez récent dans l’Église. Jean-Paul II l’utilise dans Christifideles laïci[1] mais continue à parler aussi de collaborateurs.⁠[2] Nous avons vu que Benoît XVI estime « nécessaire d’améliorer l’organisation pastorale, de façon à ce que, dans le respect des vocations et des rôles des personnes consacrées et des laïcs, l’on promeuve graduellement la coresponsabilité de l’ensemble de tous les membres du Peuple de Dieu. Cela exige un changement de mentalité concernant particulièrement les laïcs, en ne les considérant plus seulement comme des « collaborateurs » du clergé, mais en les reconnaissant réellement comme « coresponsables » de l’être et de l’agir de l’Église, en favorisant la consolidation d’un laïcat mûr et engagé. »[3] Cette coresponsabilité, dans le respect des rôles de chacun, sans confusion, suppose, à mon sens, que soit vécue une réalité profondément évangélique : la fraternité qui « est la forme humaine de la communion »[4] à laquelle nous sommes tous appelés.,

Il est indispensable de bien comprendre l’articulation paradoxale de la fraternité et de la hiérarchie à laquelle trop souvent on réduit l’Église en oubliant, comme disait déjà Pie XII, que « les laïcs sont l’Église » et que « même si l’Église possède une structure « hiérarchique », cette structure est cependant totalement ordonnée à la sainteté des membres du Christ. »[5]

Nous avons vu, qu’à l’origine, « au sens plein du mot, laïc, qui est égal à fidèle, est antérieur à la distinction avec prêtre et laïc. […]⁠[6] Laïc ne désigne pas une spécialité, ni une carence ni un manque, mais au sens même où il n’est ni prêtre ni religieux, celui qui a dans le peuple la plénitude du don sans spécialisation.

Cette plénitude, il la reçoit de Dieu à travers les apôtres et leurs successeurs, elle anime sa vie par des dons divers, qui tous sont aussi reçus par l’Église et pour elle ; elle suscite entre les membres du peuple une fraternité, qui n’est celle du Seigneur que grâce à la réconciliation, aux sacrements de baptême et de pénitence […]. »⁠[7] Et donc, la fraternité est un don, elle a un fondement sacramentel : « par le baptême, l’homme renaît, recevant Dieu pour Père et l’Église pour Mère, il est agrégé aux frères de Jésus-Christ. »[8] Et voilà le paradoxe: il faut affirmer l’égale dignité de tous les croyants et, en même temps, que « ce qui assure l’égale dignité de tous les baptisés est aussi ce qui les distingue en évêques ou prêtres et laïcs ».⁠[9] Autrement dit encore, l’enfant baptisé par le prêtre devient le frère du prêtre dont le « pouvoir » ne peut être entendu à la manière du monde.⁠[10] Notons encore que la fraternité chrétienne est missionnaire : « elle est donnée par Dieu pour susciter la fraternité chez tous les hommes. »[11]

Où en est la fraternité aujourd’hui, sans laquelle il est vain de parler de coresponsabilité ?

Joseph Ratzinger explique, en 1964, que « le concept de fraternité est […] l’objet, depuis le IIIe siècle, d’un double rétrécissement : il est restreint d’un côté à la communauté monastique, de l’autre au clergé. La conscience que primitivement, l’Église avait d’elle-même, se replie sur ces deux groupements qui se considèrent maintenant comme les représentants proprement dits de la vie ecclésiale. Même ici, l’idée originelle est recouverte par une gradation de titres qui lui est étrangère, si bien que le titre de frère, honneur primitif du chrétien, tombe à un rang inférieur devant celui de « père », qu’il y a possibilité d’acquérir. Bref, on en est arrivé à une situation qui, jusqu’à cette heure, n’a pas été surmontée. »[12]

Relevant cette dernière phrase, en 1987, juste avant le synode sur les laïcs, le P. Chantraine, ajoute que « la situation ne s’est guère modifiée depuis 1964. »[13]

En quoi aujourd’hui la situation s’est-elle améliorée ? Le P. Chantraine écrit qu’à chaque époque, il est nécessaire et urgent, de combattre la tendance à réserver à quelques-uns la fraternité originelle et la tentation de réduire l’Église à sa hiérarchie. Mais, bien sûr, « sans jamais oublier le paradoxe que cette tentation efface dans l’esprit. »[14]

En 2010, Dominique Rey⁠[15] déclarait : « On craint d’une part la cléricalisation du laïcat et d’autre part que le prêtre fonctionne en surplomb vis-à-vis des laïcs. […] Il serait inconsidéré de penser que le laïc est un « sous prêtre » ou que le prêtre prenne au laïc ce qui fait le propre de sa mission ».⁠[16] Le danger de cléricalisation du laïcat comme celui de laïcisation du clergé est toujours bien présent.

On comprend mieux la conclusion à laquelle aboutit le P. Chantraine : il faut « restaurer, non point seulement le laïcat, mais la fraternité dans l’Église. »[17]


1. « En vertu de cette dignité baptismale commune, le fidèle laïc est coresponsable, avec tous les ministres ordonnés et avec les religieux et les religieuses, de la mission de l’Église ». (CL 15)
2. Peut-être Jean-Paul II veut-il marquer une différence entre la mission générale ou la mission dans le monde et la mission particulière dans l’Église comme dans l'Instruction sur quelques questions concernant la collaboration des fidèles laïcs au ministère des prêtres, 13 août 1997.
3. Discours à l’ouverture du Congrès ecclésial du diocèse de Rome, 26 mai 2009.
4. CHANTRAINE G., op. cit., p. 132.
5. JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Mulieris dignitatem , 15 août 1988, n.17, cité in CL n. 51. LG 18: « les ministres qui disposent du pouvoir sacré, sont au service de leurs frères, pour que tous ceux qui appartiennent au peuple de Dieu et jouissent par conséquent, en toute vérité, de la dignité chrétienne, appartiennent au salut, dans leur effort commun, libre et ordonné, vers une même fin. » Il est intéressant de se rappeler l’étymologie du mot « pape ». « Papa » en latin, selon Varron (116-27 av. J.-C.) signifie « père nourricier » et est aussi « le mot des enfants pour demander à manger ».
6. Grégoire de Nysse (IVe siècle), « voit toute l’économie du salut résumée dans la parole du Ressuscité à Marie de Magdala : « Va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père […​] » (Jn 20, 17). » Jésus « fut ainsi, en un double sens, le premier-né d’entre les frères : d’abord, en conférant à l’eau la puissance de sanctifier et en devenant de la sorte le premier-né de ceux qui sont « renés » de l’eau et de l’Esprit, ensuite par la résurrection, comme premier-né d’entre les morts. […​] Devenir chrétien, cela veut dire entrer dans ce déroulement, et devenir le frère du premier-né de l’ordre nouveau des choses, qui, lui-même, a choisi de s’unir intimement à la chair humaine pour rendre les hommes participants de la fraternité d’une nouvelle naissance. » (RATZINGER Joseph, Fraternité in Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Doctrine et histoire, tome V, Beauchesne, 1964, p. 1151.)
7. CHANTRAINE G., op. cit., p 140.
8. Id., p. 135.
9. Id., p. 125. L’auteur se réfère à Irénée (130-202) in Adversus Haereses, même si celui-ci n’emploie pas le mot laïc. Le P. Chantraine insiste : « c’est une seule et même élection divine qui constitue le peuple et les apôtres mais c’est sur la base de l’élection des apôtres que le peuple reçoit son élection. Assurément on ne parle pas encore à ce stade de laïc, mais sur le fond de la commune élection se dégage une structure où se distinguent peuple et apôtres en vue de la communion : en tant qu’elle est reçue du Dieu trinitaire, cette communion est hiérarchique et, pour autant qu’elle vient des apôtres, elle est apostolique. » (op. cit., pp. 114-115). La communion est hiérarchique mais elle est communion.
10. Parfois, écrit François, « on identifie trop la puissance sacramentelle avec le pouvoir ». (EG n. 104). Les mots « pouvoir » et « hiérarchie » ne peuvent s’entendre comme dans le monde mais le risque existe « de prendre des habitudes séculières de gouvernement » comme l’écrit le P. Chantraine (op. cit., p. 130). Pourtant, les directives de Pierre sont claires : « Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, non par contrainte, mais de bon gré…​ N’exercez pas un pouvoir autoritaire sur ceux qui vous sont échus en partage, mais devenez les modèles du troupeau. » (1 P 5, 1-5).
11. Id., p. 136. On lit dans LG 13 : « A faire partie du peuple de Dieu, tous les hommes sont appelés, c’est pourquoi ce peuple, demeurant un et unique, est destiné à se dilater aux dimensions de l’univers entier et à toute la suite des siècles pour que s’accomplisse ce que s’est proposé la volonté de Dieu créant à l’origine la nature humaine dans l’unité, et décidant de rassembler enfin dans l’unité ses fils dispersés (cf. Jn 11, 52) »
12. RATZINGER J., op. cit., p. 1152.
13. Op. cit., p. 136.
14. Id., p. 140.
15. Evêque de Fréjus-Toulon, il a été nommé consulteur du Conseil pontifical pour les laïcs, le 6 février 2014, par le pape François. Il a écrit Le temps des laïcs, 50 ans après le Concile Vatican II, Edition des Béatitudes, 2017.
16. Interview de Mgr REY sur Zenit.org, 26 mai 2010.
17. Op. cit., p. 139.

⁢vii. Demain ?

Nourrie de cette fraternité, la coresponsabilité peut se vivre à plusieurs conditions concomitantes.⁠[1]

Que les laïcs prennent conscience de leur dignité baptismale qui les rend coresponsables de la mission de l’Église.⁠[2] qu’ils ne pensent pas que les fonctions qu’ils peuvent remplir dans les paroisses ou les diocèses épuisent leur coresponsabilité. qu’ils veillent à ne pas se laisser « cléricaliser » : leur mission première, fondamentale est d’être le levain dans le monde⁠[3], c’est-à-dire en dehors de l’église, c’est-à-dire là où ils sont responsables de ceux qui sont loin de l’Église. Ils ne doivent pas rester enfermés en eux-mêmes, dans leurs groupes ou « petites églises » mais sortir vers les « périphéries existentielles », où guidés par leur amour du Christ et des hommes et par tout l’enseignement de l’Église, ils agiront de leur propre chef partout où ils mènent leur vie.⁠[4]

Que les prêtres ne se servent pas des laïcs mais les servent : les pasteurs sont « appelés à regarder, protéger, accompagner, soutenir et servir » le saint peuple de Dieu.⁠[5] qu’ils cultivent chez les laïcs le sens de la coresponsabilité, qu’ils les incitent et aident à se former particulièrement à la doctrine sociale de l’Église qui sera leur premier instrument pour évangéliser le monde.

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On se lamente sur la déchristianisation de maints pays et l’on déplore, à juste titre, l’influence néfaste de l’individualisme, du scepticisme, du relativisme, de nouvelles idéologies comme l’écologisme, le néo-libéralisme, le populisme, l’idéologie du genre. On parle de crise des vocations et l’on accuse parfois le Concile qui aurait vidé les séminaires sans se rendre compte que « …​la crise des vocations cache souvent une crise de la vie chrétienne en général. Pour avoir de belles vocations sacerdotales, on doit avoir de belles vocations chrétiennes. Et les prêtres ont besoin de saints laïcs. » Le rôle propre du laïc, c’est de rechercher comme tout chrétien une certaine sainteté de vie »[6], là où il se trouve, dans sa paroisse, dans son diocèse certes, mais d’abord dans sa famille et partout ailleurs, comme voisin, citoyen, commerçant, employé, fonctionnaire, ouvrier, indépendant, membre d’un club sportif, d’une association culturelle, conseiller communal, député ou ministre. Mais le mal vient de ce que, « hélas pour beaucoup de chrétiens, la radicalité de la vie chrétienne est encore réservée à la vie religieuse ou cléricale. Ils oublient que toute vie baptismale est une consécration au Christ, un appel à la sanctification personnelle et à l’engagement missionnaire dans le monde. […] La difficulté aujourd’hui, c’est que beaucoup de chrétiens ne vivent pas à la hauteur de leur baptême ».⁠[7]

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Le pape François s’adressant à des laïcs, n’a pas hésité à dire que l’avenir de l’Église « dépend, en grande partie, du développement d’une vision ecclésiologique fondée sur une spiritualité de communion, de participation et de partage des dons. »[8]

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1. Pour approfondir la question, on peut se référer à l’excellente étude publiée par la Commission épiscopale pour la doctrine de la Conférence des évêques catholiques du Canada, La coresponsabilité des laïcs dans l’Église et le monde, 8 septembre 2016.
2. CL n. 15.
3. LG n. 31.
4. FRANCOIS, Discours aux participants au pèlerinage du diocèse de Brescia (Italie), le 22 juin 2013.
5. FRANCOIS, Lettre au cardinal Marc Ouellet, op. cit..
6. REY Dominique, Interview sur Zenit.org, 26 mai 2010.
8. FRANCOIS, Rencontre avec les responsables de l’apostolat des laïcs en Corée, op. cit..