… l’idée paneuropéenne, le Conseil de l’Europe et d’autres
mouvements encore sont une manifestation de la nécessité où l’on se
trouve de briser ou du moins d’assouplir, en politique et en économie,
la rigidité des vieux cadres de frontières géographiques, de former
entre pays de grands groupes de vie de d’action
communes.
— Allocution aux membres du Congrès du droit privé
15 juillet 1950.
Même si quelques auteurs ont rêvé à certaines époques d’une Europe
unie, ce n’est qu’après la seconde guerre
mondiale que l’idée va commencer à prendre corps. Pie XII va apporter
son soutien à cette œuvre. Pie XII est l’héritier d’une tradition qui est née avec
Léon XIII. Le 20 juin 1894, déjà inquiet de la situation en Europe où, « depuis
nombre d’années déjà, on vit dans une paix plus apparente que
réelle », Léon XIII appelle de ses vœux la
restauration de l’« antique concorde, au profit du bien commun ».
Antique concorde basée sur l’Évangile qui avait construit la
civilisation chrétienne.
Il n’est peut-être pas inutile de s’arrêter à cette idée d’« ancienne
concorde » dont l’évocation va se retrouver, sous des vocables divers,
dans l’enseignement de tous les papes contemporains. Une réflexion du
philosophe Rémi Brague peut nous aider à mieux comprendre la référence
au passé de l’Europe. L’auteur insiste d’abord sur le fait que l’Europe
est d’abord « le résultat d’une division » ou mieux d’une quadruple
division dont la mémoire évitera certaines confusions : la division entre
le monde méditerranéen gréco-romain avec la barbarie ; la division entre
le nord chrétien avec le sud musulman ; la division entre l’Orient
orthodoxe et l’Occident catholique ; la division entre le nord protestant
et le sud catholique. Face à cela, le christianisme se présente comme une « synthèse
paradoxale » dans la mesure où, si d’une part il distingue temporel et
spirituel, dans la personne du Christ, il ne sépare pas Dieu et l’homme.
Et l’Incarnation rend sacrée l’humanité de tout homme mais non un livre,
ni une langue, ni une culture. Dès lors construire l’Europe c’est bien
autre chose que d’en faire « une zone de libre échange, ou un centre de
force, qui ne se définirait que par sa position géographique, et par le
nom qu’a reçu, de façon accidentelle, un petit cap de l’Asie »
(Valéry) ». En fait, « l’Europe doit rester, ou redevenir le lieu de la
séparation du temporel et du spirituel, bien plus, de la paix entre eux
-chacun reconnaissant à l’autre sa légitimité. Celui où l’on reconnaît
une liaison intime de l’homme avec Dieu, liaison qui va jusqu’aux
dimensions les plus charnelles de l’humanité, qui doivent être l’objet
d’un respect sans faille. celui où l’unité entre les hommes ne peut se
faire autour d’une idéologie, mais dans les rapports entre des personnes
et des groupes concrets. Si ces éléments devaient s’effacer totalement,
on aurait peut-être construit quelque chose, et peut-être quelque chose
de durable. mais serait-ce l’Europe ? ».
La nostalgie de l’« antique concorde » anime aussi Benoît XV. il évoque
les « peuples barbares de la primitive Europe » et tient à souligner que
« du jour où l’esprit de l’Église les pénétra, ils virent se combler peu
à peu l’abîme des mille divergences qui les séparaient et leurs
querelles s’apaiser ; ils se fondirent en une seule société homogène et
donnèrent naissance à l’Europe chrétienne, qui, sous la conduite et les
auspices de l’Église, sans détruire les caractères propres de chaque
nation, devait tendre à l’unité, source de sa glorieuse prospérité. »
Même si ce passé nous paraît quelque peu idéalisé, Benoît XV, conscient
de la fragilité de la paix qui vient d’être signée, conclut avec beaucoup de lucidité que
« lorsque tout sera rétabli suivant l’ordre de la justice et de la
charité et que les nations se seront réconciliées, il est très désirable
que tous les États, écartant tous leurs soupçons réciproques, s’unissent
pour ne plus former qu’une société, ou mieux qu’une famille, tout
ensemble pour la défense de leurs libertés particulières et le maintien
de l’ordre social. » Pie XI malheureusement
ne pourra que constater, comme le craignait Benoît XV, la persistance
des « passions belliqueuses » et la montée de
l’égoïsme qui se traduit par le nationalisme. Comme l’écrit très justement Guy Bedouelle, Pie XI
s’insurge « contre l’Europe nationaliste, expansionniste et néo-païenne
proposée par les dictatures fascistes à leur profit
évidemment. »
La guerre va donc une nouvelle fois imposer la nécessité d’une
construction pacifique durable indispensable aussi au développement
économique.
Pie XII, comme ses prédécesseurs, déplore l’exclusion du Christ de la
vie moderne. Alors que « l’Europe fraternisait dans des idéals
identiques reçus de la prédication chrétienne » et qu’elle avait
« conscience du juste et de l’injuste, du licite et de l’illicite, qui
facilite les ententes », aujourd’hui, « au contraire, les dissensions ne
proviennent pas seulement d’élans de passions rebelles, mais d’une
profonde crise spirituelle qui a bouleversé les sages principes de la
morale privée et publique ». Conscient des dangers graves que cette
situation entraîne, dès 1939, Pie XII souhaite « une meilleure
organisation de l’Europe ». Il faut se préoccuper « du futur état
économique, social et spirituel de l’Europe, et non de l’Europe
seulement », veiller à « un véritable équilibre entre les nations » et
pour cela, examiner avec bienveillance « les vrais besoins et les justes
requêtes des nations et des peuples comme aussi des minorités
ethniques » et si nécessaire : « une équitable, sage et concordante
révision des traités » en
vue de construire « une nouvelle Europe », une « Europe nouvelle et
meilleure » . Pour le saint Père,
la pacification de l’Europe dans un esprit de fraternité est « la
première condition pour les autres pas en avant vers la pacification
universelle ». Et l’exemple
de saint Benoît, « Père de l’Europe » devrait lui permettre de retrouver
« la voie royale » que le grand saint lui avait tracée : « Prie et
travaille » qui est « la loi principale de l’humanité et de sa règle de
vie, comme son immuable fondement ». Ce n’est pas « par l’épée,
la force ou le meurtre, mais par la croix et par la charrue, par la
vérité et par l’amour » que l’Europe s’est civilisée.
Le 7 mars 1948, éclairé peut-être par l’alliance économique signée en
1947 entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg (Benelux), il
déclare que si « les rapports économiques internationaux ont une
fonction positive et nécessaire, certes, mais seulement subsidiaire »,
dans les circonstances actuelles, « il serait peut-être opportun
d’examiner si une union régionale de plusieurs économies nationales ne
rendrait pas possible un développement plus efficace que dans le passé
des forces particulières de production. »
Le 2 juin 1948, dans son Discours au Sacré Collège, Pie XII, après
avoir évoqué l’« étrange malaise » qui règne depuis la fin de la guerre
parce qu’on ne sait si la paix va se consolider ou se noyer dans un
nouveau conflit, salue « les esprits clairvoyants et courageux [qui]
cherchent incessamment de nouvelles voies vers un passage de salut. »
Comment ? « Au moyen de tentatives répétées de réconciliation, de
rapprochement entre nations naguère encore en lutte les unes contre les
autres, ils s’appliquent à mettre sur pied une Europe ébranlée jusque
dans ses fondements, et à faire de ce foyer d’agitation chronique un
boulevard de paix et la promotion providentielle d’une détente générale
sur toute la surface de la terre. » A qui Pie XII pensait-il sinon à ces
hommes qu’on a appelés les « pères » de l’Europe : l’Allemand
Konrad Adenauer, le
Luxembourgeois Joseph Bech, le
Néerlandais Johan Willem
Beyen, l’Italien Alcide
De Gasperi, les Français Jean
Monnet et Robert Schuman
et enfin le Belge
Paul-Henri Spaak.
auxquels on ajoute souvent
Winston Churchill
(Royaume-Uni),
Walter Hallstein
(Allemagne),
Sicco Mansholt
(Pays-Bas) et
Altiero Spinelli
(Italie). La moitié de ces « pères »
appartiennent à la démocratie chrétienne.
En évitant les discussions politiques, Pie XII engage l’Église et
s’engage à appuyer cette initiative. Il continue : « A cause de cela,
sans vouloir faire entrer l’Église dans l’enchevêtrement d’intérêts
purement terrestres, Nous avons estimé opportun de nommer un
représentant personnel spécial au « Congrès de l’Europe », qui s’est tenu
récemment à La Haye, afin de montrer la sollicitude et de porter l’encouragement du
Saint-Siège pour l’union des peuples. Et Nous ne doutons pas que tous
Nos fidèles auront conscience que leur place est toujours aux côtés de
ces esprits généreux qui préparent les voies à l’entente mutuelle et au
rétablissement d’un sincère esprit de paix entre les nations. » En
effet, « le devoir des catholiques [est] de donner un lumineux exemple
d’unité et de cohésion, sans distinction de langues, de peuples et
d’origine. »
Plus directement, le 11 novembre de la même année, Pie XII adresse un
important discours aux délégués du Congrès international de l’Union
européenne des Fédéralistes. Pie XII commence par rappeler les efforts
que « depuis près de dix ans », il a multipliés « sans relâche en vue de
promouvoir un rapprochement, une union sincèrement cordiale entre toutes
les nations » et sans « impliquer l’Église dans des intérêts purement
temporels ». Certes, le Saint-Père est conscient qu’« une union
européenne offre de sérieuse difficultés » mais, pour lui, « il n’y a
pas de temps à perdre. et si l’on tient à ce que cette union atteigne
son but, si l’on veut qu’elle serve utilement la cause de la liberté et
de la concorde européenne, la cause de la paix économique et politique
intercontinentale, il est grand temps qu’elle se fasse. Certains,
ajoute-t-il, se demandent même s’il n’est pas déjà trop tard ». Il ne
faut donc pas attendre que « le souvenir de la guerre se soit d’abord
estompé « . Il faut aussi éviter que certains n’abusent « d’une
supériorité politique d’après-guerre en vue d’éliminer une concurrence
économique ». Il est souhaitable enfin que les grandes nations au passé
glorieux « sachent faire abstraction de leur grandeur d’autrefois pour
s’aligner sur une unité politique et économique supérieure » qui
respecte néanmoins les « caractères culturels de chacun des peuples ».
Pour réaliser cette « unité politique et économique supérieure », il
faut affirmer « qu’une Europe unie, pour se maintenir en équilibre, et
pour aplanir les différends sur son continent […] a besoin de
reposer sur une base morale inébranlable ». Cette base ne peut se
trouver que dans la religion qui jadis fut « l’âme de cette unité ».
Rétablir « le lien entre la religion et la civilisation » semble donc
nécessaire. Fort heureusement, « en tête de la résolution de la
Commission culturelle à la suite du Congrès de la Haye » (mai 1948), on
peut lire « la mention du « commun héritage de civilisation
chrétienne ». » Mais ce n’est pas assez pour Pie XII. Il faudrait aller
« jusqu’à la reconnaissance expresse des droits de Dieu et de sa loi,
tout au moins du droit naturel sur lequel sont ancrés les droits de
l’homme. » En effet, « isolés de la religion, comment ces droits et
toutes les libertés pourront-ils assurer l’unité, l’ordre et la paix ? »
Encore faut-il ne pas oublier parmi ces droits « ceux de la famille,
parents et enfants ». Ce sont ces « hommes vivants », « qui trouvent
dans la vie de famille, honnête et heureuse, le premier objet de leur
pensée et de leur joie », « des hommes aimant sincèrement la paix, des
hommes d’ordre et de calme », des hommes de « compréhension », qui
seront les artisans de l’Europe unie.
A de multiples reprises, Pie XII va insister sur le fait que les accords
économiques, politiques ne suffisent car ils peuvent être dictés par un
esprit matérialiste. Or « une paix sûre et durable est surtout un
problème d’unité spirituelle et de dispositions
morales ». Certes, un
équilibre matériel est important mais moins que « l’esprit européen »
c’est-à-dire « la conscience de l’unité interne, fondée non point sur la
satisfactions de nécessités économiques, mais sur la perception de
valeurs spirituelles communes, perception assez nette pour justifier et
maintenir vivace la volonté de vivre unis. » Et la peur est « dépourvue
de force constructive ». Pour la collaboration entre pays, « seules des
valeurs d’ordre spirituel se révéleront efficaces. »
La position du pape est
claire : « cette culture européenne sera ou bien authentiquement
chrétienne et catholique, ou alors elle sera consumée par le feu
dévastateur de cette autre culture matérialiste pour qui ne comptent que
la masse et la force purement physique. » Le
propos peut paraître raide alors que de nombreux pays européens sont
majoritairement protestants. Il adoucira son propos en rappelant que
l’Église catholique ne s’identifie « avec aucune
culture » mais qu’elle est « pour le renouveau et le
renforcement de la civilisation occidentale ». Mieux encore, au Président de la
République fédérale d’Allemagne, après avoir rappelé la menace
matérialiste, Pie XII déclare plus simplement que « le catholicisme
entendu comme doctrine et comme action peut apporter une précieuse
contribution quand il s’agit de conserver le fondement spirituel et
moral de la civilisation européenne en ce qu’elle a de véritable et de
meilleur. » Le Pape craignait,
en effet, que « toute civilisation qui aspire réellement à conserver les
avantages terrestres - et ils sont en vérité nombreux - de l’antique
civilisation chrétienne, mais qui rejette, ouvertement ou sournoisement,
le sens propre de celle-ci, soit irrémédiablement destinée à tomber
victime des assauts du matérialisme », ce qui
aboutirait à « former une culture européenne de caractère, d’esprit,
d’âme non chrétiens. »
Deux obstacles majeurs se dressent sur la route de « la réalisation
pratique de l’unité européenne » : la structure de chaque État qui doit,
pour s’engager dans une vie commune, veiller à l’équilibre de l’ensemble
et l’absence d’un « esprit européen » qui n’aurait pas « conscience de
l’unité interne, fondée non point sur la satisfaction de nécessités
économiques, mais sur la perception assez nette de valeurs spirituelles
communes ». Or, « seules des valeurs d’ordre spirituel se révèleront
efficaces, seules elle permettront de triompher des vicissitudes
[…] ». Si Rome et Athènes ont offert « les premiers fondements
juridiques et culturels », « le christianisme a modelé l’âme profonde
des peuples ». Pour se sauver, L’Europe a besoin de « la foi chrétienne
authentique comme base de la civilisation et de la culture qui est la
sienne, mais aussi celle de toutes les autres. »
Le 13 juin 1957, le pape reçoit en audience spéciale plus de 1000
parlementaires de seize nations, réunis à Rome pour participer au
Congrès de l’Europe.
Pie XII dresse le bilan des succès et des revers sur le chemin d’une
« communauté supranationale ». Les succès qu’il retient sont la création
en 1952 de la Communauté européenne du charbon et de l’acier regroupant
six pays européens et, en 1957, la signature des traités de
l’Euratom et du Marché commun. Certes, « cette communauté nouvelle est restreinte au
domaine économique », mais, selon le Souverain Pontife, « elle peut
conduire, par l’étendue même de ce champ d’action, à affermir entre les
États membres la conscience de leurs intérêts communs d’abord sur le
seul plan matériel sans doute, mais si le succès répond à l’attente,
elle pourra ensuite s’étendre aussi aux secteurs qui engagent davantage
les valeurs spirituelles et morales. » Pie XII se réjouit aussi que les
congressistes aient réfléchi à « l’établissement d’une autorité
politique européenne possédant un pouvoir véritable qui mette en jeu sa
responsabilité ». C’est là, à ses yeux, l’élément « décisif » pour
constituer une vraie communauté. Pour le saint Père, il faut « chercher
les moyens de pourvoir au renforcement de l’exécutif dans les
communautés existantes, pour arriver à envisager la constitution d’un
organisme politique unique. » La recherche d’une politique extérieure
commune comme le souci d’une association avec l’Afrique vont aussi dans
le bon sens, c’est-à-dire dans le sens d’une communauté qui ne se replie
pas égoïstement sur elle-même dans un geste de défense.
Pour l’avenir, pour que le mouvement amorcé progresse malgré les
difficultés et les découragements, pour que l’Europe croisse dans la
cohésion et la stabilité, elle doit se rappeler que le message chrétien
« reste aujourd’hui comme hier, la plus précieuse des valeurs dont elle
est dépositaire ; il est capable de garder dans leur intégrité et leur
vigueur, avec l’idée et l’exercice des libertés fondamentales de la
personne humaine, la fonction des sociétés familiale et nationale, et de
garantir, dans une communauté supranationale, le respect des différences
culturelles, l’esprit de conciliation et de collaboration avec
l’acceptation des sacrifices qu’il comporte et les dévouements qu’il
appelle. » Autrement dit, le christianisme peut apprendre à marier la
nécessité de l’unité et le sens de la diversité tout en disposant les
esprits et les cœurs à acquérir les qualités indispensables à cette
tâche. Ainsi peut se préparer « une demeure terrestre qui ressemble
davantage au Royaume de Dieu » sans s’identifier à lui car le chrétien
est animé de « l’immuable assurance d’une patrie, qui n’est pas de ce
monde et qui seule connaîtra l’union parfaite, parce que procédant de la
force et de la lumière de Dieu même. »
Pie XII reviendra encore, le 4 novembre de la même
année, sur la conjugaison inévitable de l’un et du multiple dans la
construction européenne. « Il ne s’agit pas d’abolir les patries, ni de
fondre arbitrairement les races. l’amour de la patrie découle
directement des lois de la nature, résumées dans le texte traditionnel
des commandements de Dieu « Honore ton père et ta mère, afin que tes
jours se prolongent sur le sol que te donne le Seigneur, ton Dieu » (Ex
20, 12) » ; toutefois le devoir de reconnaissance pour les mérites et les
travaux des aïeux engendre le plus souvent une préférence instinctive
pour certaines formes de vie et de pensée, un attachement à des
privilèges, qui n’ont pas toujours, ou qui n’ont plus leur raison d’être
en face des obligations nouvelles créées par l’évolution rapide et
profonde du monde moderne. » En effet, l’entrée dans une communauté plus
vaste demande certes du « désintéressement » mais a, néanmoins, un
« caractère inéluctable et finalement bienfaisant ». Déléguer « une
partie de leur souveraineté à un organisme supranational » est « une voie
salutaire » pour les pays d’Europe, l’entrée dans « une vie nouvelle
dans tous les domaines, un enrichissement non seulement économique et
culturel, mais aussi spirituel et religieux. »
La guerre a montré « l’inanité des politiques étroitement
nationalistes » et le protectionnisme a entravé l’expansion économique.
« Une unité plus large que celle de la nation au sens traditionnel » est
riche de bienfaits. C’est même « une nécessité vitale » pour les « États
modernes de moyenne puissance se s’associer étroitement, s’ils veulent
poursuivre les activités scientifiques, industrielles et commerciales,
qui conditionnent leur prospérité, leur véritable liberté et leur
rayonnement culturel. » En effet, la volonté de paix, l’émancipation des
colonies, « le marché des matières premières […] à l’échelle
continentale », la prise « en charge de toute la misère de l’humanité »,
réclament plus d’unité. Et rien qu’au niveau de la CECA, les progrès
sont déjà perceptibles : une « plus grande stabilité des prix », et un
« progrès social » au niveau des conditions de travail et de vie. Il
faudra encore beaucoup « d’énergie et de patience » pour surmonter les
échecs mais « le mouvement créé ne peut plus s’arrêter,
[…] il faut donc y entrer à fond et consentir les sacrifices
temporaires sans lesquels il ne saurait réussir. » De plus, le Saint
Père pense « aux fruits d’ordre spirituel et humain, qui peuvent
résulter de la mise en commun du patrimoine si riche de l’Europe », et,
en particulier aux « valeurs intellectuelles et morales » qu’il
comporte.
Le soutien apporté par Pie XII à la cause européenne, le rappel de la
culture chrétienne qui a marqué le continent et l’importance prise dans
cette construction par la démocratie chrétienne ont nourri le fantasme
d’une « Europe vaticane » mais cette idée « d’un complot ourdi par le
Saint-Siège avec la complicité des partis démocrates-chrétiens européens
en vue de rétablir les bases d’une Europe chrétienne sur le modèle du
Saint-Empire romain germanique, n’eut de réalité que dans l’imagination
de ceux (les socialistes principalement) qui la
dénoncèrent. »
Certes, Pie XII insiste à plusieurs reprises sur l’héritage culturel, le
patrimoine communet même si, comme l’écrit Philippe Chenaux, Pie XII a
été marqué par le romantisme allemand ou anglais
de l’entre-deux-guerres qui idéalisait souvent avec nostalgie l’Europe
chrétienne du Moyen-Age, son but n’est pas de reconstituer cette
chrétienté, un nouveau « Saint-Empire » : « cette conception de l’Église,
comme d’un empire terrestre et d’une domination mondiale, est absolument
fausse ». L’intention de Pie XII est de donner à l’Europe unie « une base
morale inébranlable. Où la trouver cette base ? » demande Pie XII.
« Laissons l’histoire répondre : il fut un temps où l’Europe formait,
dans son unité, un tout compact et, au milieu des faiblesses, en dépit
de toutes les défaillances humaines, c’était pour elle une force ; elle
accomplissait, par cette union, des grandes choses. or l’âme de cette
unité était la religion qui imprégnait à fond toute la société de foi
chrétienne. » Malheureusement, « une fois la culture détachée de la
religion, l’unité s’est désagrégée. A la longue, poursuivant, comme une
tache d’huile, son progrès lent, mais continu, l’irréligion a pénétré de
plus en plus la vie publique et c’est à elle, avant tout, que ce
continent est redevable de ses déchirements, de son malaise et de son
inquiétude. » Dès lors, que souhaiter pour l’avenir de l’Europe ? « Si
donc l’Europe veut en sortir, ne lui faut-il pas rétablir, chez elle, le
lien entre la religion et la civilisation ? » qu’est-ce à dire ? Très
concrètement, que faut-il faire ? Suffit-il, comme le pape s’en réjouit,
mentionner « le commun héritage de civilisation chrétienne » « en tête
de la résolution de la Commission culturelle à la suite du Congrès de La
Haye » de mai 1948 ? « Ce n’est pas encore assez, répond le pape, tant
qu’on n’ira pas jusqu’à la reconnaissance expresse des droits de Dieu et
de sa loi, tout au moins du droit naturel sur lequel sont ancrés les
droits de l’homme ». Et il ajoute : « isolés de la religion, comment ces
droits et toutes ces libertés pourront-ils assurer l’unité, l’ordre et
la paix ? ». Telle est la
base sur laquelle l’Europe doit se construire et nous trouvons déjà ici
l’essentiel de la réflexion que fera, par la suite, l’Église sur les
droits de l’homme indispensables à la véritable paix, ne serait-ce que
dans leur formulation laïque mais qui ont besoin, comme nous l’avons vu,
d’être bien définis et complétés. Il n’empêche que Pie XII se rend bien
compte que l’Europe qu’il connaît n’est plus l’Europe du Moyen-Age,
qu’elle est constituée d’un ensemble de pays marqués par le catholicisme
ou le protestantisme et où l’athéisme s’est largement répandu. Il est
bien conscient que les sociétés sont devenues pluralistes comme
l’Europe. Comment organiser, dans ces conditions, la coexistence dans
les communautés en voie de formation ? Il l’explique à des juristes
catholiques italiens : « d’après la confession de la grande majorité des
citoyens ou sur la base d’une déclaration explicite de leur Statut, les
peuples et les États membres de la Communauté seront répartis en
chrétiens, en indifférents au point de vue religieux ou consciemment
laïcisés ou même ouvertement athées. Les intérêts religieux et moraux
exigeront pour toute l’étendue de la Communauté un règlement bien défini
qui vaille pour tout le territoire de chacun des États souverains,
membres de cette Communauté des nations. Selon les probabilités et les
circonstances, ce règlement de droit positif s’énoncera ainsi : à
l’intérieur de son territoire et pour ses citoyens, chaque État
déterminera les affaires religieuses et morales selon sa propre loi ;
cependant, dans tout le territoire de la Confédération, on permettra aux
ressortissants de chaque État-membre l’exercice de leurs propres
croyances et pratiques religieuses et morales pour autant qu’elles ne
contreviennent pas aux lois pénales de l’État où ils séjournent. » Plus
précisément encore, à l’intérieur de chaque État comme à l’intérieur de
la Communauté, l’erreur doit-elle être à tout prix éradiquée ? Certes,
« aucune autorité humaine, aucun État, aucune Communauté d’États, quel
que soit leur caractère religieux, ne peuvent donner un mandat positif
ou une autorisation positive d’enseigner ou de faire ce qui serait
contraire à la vérité religieuse et au bien moral. » Mais « le devoir de réprimer les déviations
morales et religieuses ne peut […] être une norme ultime d’action.
Il doit être subordonné à des normes plus hautes et plus générales qui,
dans certaines circonstances, permettent et même font apparaître comme
le parti le meilleur celui de ne pas empêcher l’erreur, pour promouvoir
un plus grand bien. » Pie XII réaffirme donc, dans
l’hypothèse de plus en plus aléatoire d’un État
catholique, le principe de la tolérance civile tel qu’il
avait déjà été formulé par saint Thomas et réactualisé par Léon
XIII.
Rappelons-nous aussi que Pie XII, en 1958, à propos de la nécessaire
distinction des pouvoirs n’a pas hésité à parler de « la légitime et
saine laïcité de l’État ».
Nous sommes bien loin d’une conception visant à restaurer l’Europe
chrétienne d’autrefois si tant est qu’elle puisse être considérée comme
un modèle ! Une Europe théocratique n’est, comme disait Maritain, qu’une
« utopie » dans la mesure où elle « demande au monde lui-même et à la
cité politique la réalisation effective du royaume de Dieu - au moins
dans les apparences et les pompes de la vie
sociale ».
De même, il faut abandonner l’idée que Pie XII aurait soutenu la cause
européenne par anticommunisme, se faisant le champion du monde libre, de
l’Occident. Certes, le 1er juillet 1949, le Saint-Office publie un
décret concernant le communisme qui affirme « 1° que le communisme est
matérialiste et antichrétien ; 2° que les baptisés qui professent le
communisme et qui le propagent sont apostats et par conséquent
excommuniés ; 3°que les chrétiens qui apportent une aide quelconque aux
organisations ou aux partis communistes sont à exclure de la pratique
des sacrements, s’ils ne sont pas décidés à cesser cette collaboration ;
4° que les chrétiens qui écrivent dans la presse communiste ou qui la
lisent, tombent dans la même catégorie que les
précédents. » Mais, dans
le Radio-message au monde du 24 décembre 1951, Pie XII, prenant acte
de la division du monde « en deux camps opposés », rappelle que l’Église
ne peut « renoncer à une neutralité politique, pour la simple raison
qu’elle ne peut se mettre au service d’intérêts purement politiques » et
que si l’Église s’adresse aux sociétés, à la famille, à l’État, elle
s’adresse aussi à « la Société des États, car le bien commun, fin
essentielle, de chacune d’elles, ne peut ni exister ni être conçu, sans
relation intrinsèque avec l’unité du genre humain. » Pour les personnes
comme pour les peuples, l’Église veut la « vraie liberté ». Or si la
« liberté » imposée par la collectivité dans les régimes dictatoriaux
n’est évidemment pas la « vraie liberté », le monde qui s’appelle « avec
emphase », dit Pie XII, « le monde libre », ne connaît pas non plus la
« vraie liberté ». Voilà donc renvoyés dos à dos « le monde libre »
et « le camp opposé ». Ce que cherche l’Église, c’est la paix et
celle-ci « ne peut être assurée si Dieu ne règne pas dans l’ordre de
l’Univers par Lui établi, dans la société dûment organisée des États,
dans laquelle chacun d’eux réalise, à l’intérieur, l’organisation de
paix des hommes libres et de leurs familles, et à l’extérieur celle des
peuples, dont l’Église dans son champ d’action et selon son office se
fait garante.[…] En attendant, l’Église apporte sa contribution à la
paix en suscitant et en stimulant l’intelligence pratique du nœud
spirituel du problème ; fidèle à l’esprit de son divin Fondateur et à sa
mission de charité, elle s’efforce, selon ses possibilités, d’offrir ses
bons offices partout où elle voit surgir une menace de conflit entre les
peuples. Ce Siège Apostolique surtout ne s’est jamais soustrait, ni ne
se soustraira jamais à un tel devoir. »
Pour illustrer cet engagement, en 1952, et coup sur coup, Pie XII envoie
des lettres apostoliques aux Églises sous régime communiste. De ces
lettres, nous retiendrons particulièrement la
Lettre apostolique aux peuples de Russie du 7 juillet 1952 qui apporte
un démenti radical à ceux qui accusaient l’Église de partialité. Après
avoir évoqué l’époque où les Églises d’Orient et d’Occident étaient sous
l’autorité du souverain pontife, Pie XII rappelle aussi toute la
sollicitude que les Souverains Pontifes et lui-même ont manifesté pour
les peuples de Russie particulièrement à l’époque contemporaine.
S’attardant à la période de la guerre, le pape se plaît à souligner sa
volonté, à l’instar de ses prédécesseurs, d’être « impartial envers tous
les belligérants » : « Jamais, même à cette époque, ne sortit de Notre
bouche une parole qui pût sembler injuste ou dure à l’un ou l’autre
parti des belligérants. Certes Nous avons réprouvé, comme cela se
devait, toute iniquité et toute violation du droit ; mais Nous avons fait
cela de manière à éviter, avec le plus grand soin, tout ce qui aurait pu
entraîner, quoique injustement, de plus grandes afflictions pour les
peuples opprimés. » Pour preuve de sa bonne foi, Pie XII avoue : « Et
lorsque de divers côtés on fit pression pour que, d’une façon ou d’une
autre, de vive voix ou par écrit, Nous donnions Notre approbation à la
guerre entreprise contre la Russie en 1941, Nous ne consentîmes jamais à
le faire, comme Nous l’avons déclaré ouvertement le 25 février 1946,
dans le discours prononcé devant le Sacré Collège et les représentants
diplomatiques de toutes les nations qui sont en relation d’amitié avec
le Saint-Siège ».
Pie XII, dans cette lettre, s’adresse non seulement aux catholiques mais
à tous ceux « qui conservent encore le nom chrétien », il loue leur piété et spécialement leur attachement à la
Vierge Marie, Mère de Dieu dont il encourage le culte : « bien que des
hommes, même puissants et cruels, s’efforcent d’arracher la sainte
religion et la vertu chrétienne de l’âme de leurs concitoyens ; bien que
Satan lui-même cherche par tous les moyens à exciter cette lutte
sacrilège […] ; toutefois si Marie leur oppose sa protection, les
portes de l’enfer ne peuvent avoir le dessus. » Et après avoir consacré
le 31 octobre 1942 le monde entier à Marie, Pie XII consacre « d’une
manière très spéciale » tous les peuples de la Russie au Cœur immaculé
de Marie. Mais ce n’est pas
tout. Pie XII adresse un message aux dirigeants : « Sans doute avons-Nous
condamné et repoussé, - comme le devoir de Notre charge le demande -,
les erreurs que les fauteurs du communisme athée enseignent ou
s’efforcent de propager pour le plus grand tort et détriment des
citoyens ; mais, bien loin de rejeter les égarés, Nous désirons leur
retour à la vérité, dans le droit chemin. » Et il ajoute : « Que la Mère
bien-aimée daigne regarder avec bonté et miséricorde, ceux-là même qui
organisent les groupes des militants de l’athéisme et qui dirigent leurs
activités ; qu’elle daigne illuminer leurs esprits de la lumière céleste,
et que, par la divine grâce, elle oriente leurs cœurs vers le salut. »
La première étape de la conversion des dirigeants « à la vérité, dans le
droit chemin » est clairement indiquée à travers la mission que se donne
le Pape : « Quand il s’agit de défendre la cause de la religion, de la
vérité, de la justice et de la civilisation chrétienne, certainement
Nous ne pouvons Nous taire ; mais ce à quoi tendent toujours Nos pensées
et Nos intentions c’est que tous les peuples ne soient point gouvernés
par la force des armes, mais par la majesté du droit, et que chacun
d’eux, en possession des libertés civile et religieuse dans les limites
de sa propre patrie, soit conduit vers la concorde, la paix et la vie
laborieuse grâce auxquelles chaque citoyen peut se procurer les choses
nécessaires à sa nourriture, à son logement, à l’entretien et à la
direction de sa propre famille. »
A la lecture de ce texte, il est difficile de croire encore que la cause
européenne était pour Pie XII simplement un moyen de faire bloc contre
le communisme. Au contraire, Pie XII conscient des dangers que la
« guerre froide » faisait courir à la paix du monde restait fidèle à sa
conception de la supranationalité de l’Église et ouvrait une voie à la coexistence
pacifique. Ce que souhaite Pie XII c’est « que le pont spirituel et
chrétien, déjà existant en quelque mesure entre les deux rives acquière
une stabilité plus grande et plus efficace
[…]. »
Durant son court mais fructueux pontificat, Jean XXIII n’a pas eu
souvent l’occasion d’aborder la question européenne et ses
préoccupations furent, nous l’avons vu, planétaires. Il n’empêche qu’il
applaudit à « tout ce qui tend à rapprocher les hommes, à les faire
collaborer pour le bien de leurs frères ». Cela « est particulièrement
digne de respect et d’encouragement. Et, Dieu merci ! -c’est un des
aspects les plus réconfortants du monde d’aujourd’hui - les unions
nationales et internationales se sont multipliées […]. L’Église s’y
intéresse tout spécialement. Elle considère, en effet, qu’un des
meilleurs moyens d’assurer une paix solide et durable entre les hommes,
c’est de les faire collaborer à des tâches positives intéressant leur
véritable bien-être ». Une collaboration qui doit
s’étendre, c’est une idée récurrente et fondamentale chez Jean XXIII qui
doit s’étendre d’un continent à l’autre.
Toutefois, dans une Lettre de la Secrétairerie d’État aux
Semaines sociales de France, on peut
découvrir la pensée de Jean XXIII sur « l’Europe des personnes et des
peuples » qui était le thème de ce rassemblement. Après avoir rappelé
les avantages de l’union : promotion sociale, essor économique et
contribution à la paix, le Secrétaire d’État précise que le rôle de
l’Église en la matière est d’apporter les principes moraux qui doivent
guider les hommes engagés sur le terrain temporel.
Quels sont les « buts à poursuivre », les « attitudes à prendre » et les
« moyens à mettre en œuvre » ?
Le but : un bien commun propre constitué certes d’éléments économiques
sociaux et politiques communs mais dont l’essence est un « vouloir-vivre
collectif » exprimé « par des manières communes de penser, de sentir et
de vivre ». La « force unificatrice » des « composantes économiques,
sociales et politiques » est « l’esprit européen fondé sur la perception
de valeurs spirituelles communes ». Le patrimoine « humaniste et
universaliste » typique de l’Europe est constitué de « l’humanisme grec,
avec son sens de l’équilibre, de la mesure et de la beauté » et de
« l’esprit juridique romain, qui donne à chacun sa place et ses droits
dans une communauté politique solidement structurée ». Mais, c’est
surtout le christianisme « qui a modelé l’âme européenne », « qui a
dégagé les traits de la personne humaine, sujet libre, autonome et
responsable. ce personnalisme, qui respecte la vocation de chaque être
et insiste sur la complémentarité du corps social, est la clé de voûte
du patrimoine européen et rend intelligible tous ses éléments : richesses
intellectuelles et morales, culturelles et artistiques, et jusqu’aux
progrès techniques et scientifiques. »
L’Europe se construira « à partir des données nationales » mais elle
sera l’œuvre non seulement des gouvernements mais aussi des peuples et
en particulier des corps intermédiaires et de la famille. Les corps
intermédiaires, organisations syndicales, associations économiques et
culturelles, « constituent la structure fondamentale des relations entre
les peuples ». Il faut donc que les corps intermédiaires de chaque
nation nouent « entre eux, dans leurs domaines respectifs, des liens qui
rendent effective leur solidarité. » Quant aux familles, « elles forment
le centre vital de l’Europe des personnes et des peuples ». Elles
doivent être respectées et soutenues par des emplois, de justes
salaires, des prestations sociales spécifiques, des logements adaptés,
des conditions de vie favorables à leur responsabilité et à leur
stabilité.
Et pour clore, la Secrétairerie d’État renvoie ses lecteurs à
l’enseignement de Jean XXIII sur le développement (Mater et Magistra)
et au Discours de Pie XII au Conseil de l’Europe du 13 juin 1957.
Si, outre les gouvernements, les corps intermédiaires et les familles
ont un rôle à jouer, il ne faut pas non plus négliger ce que l’école
peut réaliser pour l’entente entre les peuples et dans la construction
de l’Europe car là aussi, on peut travailler « à établir ou à resserrer
entre les nations des liens de connaissance, d’estime et de sympathie
réciproques ».
Sous le pontificat de Paul VI (1963-1978), les institutions européennes
se consolident et les initiatives en faveur d’une union se multiplient.
Les 6 pays fondateurs (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg
et Pays-Bas) sont rejoints en 1973 par l’Irlande, le Danemark et le
Royaume-Uni. Paul VI suit continuellement avec attention et
encouragement cette évolution. L’Europe, dira-t-il, est « une réalité
magnifique qui mérite tout l’appui des meilleures forces ». Il évoquera avec reconnaissance les efforts des
fondateurs et l’appui de ses
prédécesseurs à la cause européenne.
Pourquoi tant d’intérêt pour la construction européenne ? Pourquoi Paul
VI estime-t-il qu’il est « nécessaire et urgent » de « faire » l’Europe ?
Les raisons données sont théologique, anthropologique, morale et
économique.
Non seulement « Dieu a voulu que les hommes forment une seule famille et
se considèrent comme des frères » mais le désir
d’union est aussi inscrit dans la nature de l’homme. Les divisions et
les oppositions sont néfastes et « c’est à la lumière des exigences
profondes de la nature humaine et de la vie en société que se manifeste
le mieux la nécessité pour les hommes de se rapprocher, de s’aimer,
d’unir leurs efforts pour réaliser enfin ce monde fraternel et vraiment
humain auquel, consciemment ou non, tous les hommes et tous les peuples
aspirent profondément. » Le processus d’intégration européenne
« correspond aux objectifs d’union et de paix, que nous nous sommes
fixés pour nous-même ; il met en pratique les vertus de courage, de
désintéressement, de confiance, d’amour, qui doivent former le fond de
l’éducation civique d’un monde qui progresse à la lumière de la vocation
chrétienne, la plus haute et la plus noble -des vocations
humaines. » L’Europe est aussi pour l’Église un patrimoine spirituel
précieux : « tant de valeur de culture, de morale, de religion, sont
impliquées dans l’idée d’Europe ». Comment L’Église pourrait-elle s’en
désintéresser ?
De plus, l’idéal d’une Europe unie et pacifique est « moderne et sage »
car il correspond à la réalité que vivent les peuples : « une étroite
interdépendance d’intérêts ». « L’évolution spontanée de la vie
fait de ce continent une communauté unie par un réseau de rapports
techniques et économiques […] ». C’est une « gigantesque mutation » qui affecte tous les
peuples. Dans ce cadre, une collaboration s’impose pour « faire face, de
manière efficace, et donc concertée, aux graves problèmes économiques et
sociaux, aux problèmes humains que posent le progrès technique, les
échanges commerciaux, l’emploi, la migration, l’évolution culturelle,
les conditions d’éducation. » et faire face aussi à « tout ce qui
dégrade profondément les mœurs des individus et des
familles »
Mais un monde fraternel se construit petit à petit : « sur le chemin
ardu de l’unité du monde, il y a des étapes ; et l’une de ces étapes,
l’une des plus importantes, c’est l’unification de
l’Europe » et une « Europe pacifiée et
unifiée » est « une nécessité vitale » même pour l’avenir du
monde.
Pour la paix, bien sûr : il ne faut pas oublier que les deux guerres
mondiales qui ont marqué le XXe siècle, sont nées en Europe. Et d’une
manière plus générale, on constate que les autres peuples « ont souvent
les yeux fixés sur les pays européens » si bien que les « efforts,
orientés immédiatement vers la construction d’une Europe unie,
contribuent également, d’une manière indirecte mais efficace, à
l’avènement de la réconciliation entre tous les hommes et entre tous les
peuples ».
L’Europe peut être un modèle. Pourquoi ? Parce que l’Europe a déjà connu
des efforts d’unification dans le passé et qu’elle « est déjà une
réalité ». Paul VI
rappelle « les tentatives d’unification politique » : l’Empire romain,
les Empires carolingien et germanique qui ont été marqués par la
« civilisation gréco-romaine » et plus encore par « une même culture
chrétienne ». « Quelque chose de commun animait ce grand ensemble:
c’était la foi. »
L’Europe a un patrimoine, un héritage à défendre et à
ranimer car elle a besoin « d’une mentalité unitaire », « d’une culture
commune » sinon « l’unité européenne ne pourra pas être véritablement
atteinte et lorsqu’elle sera atteinte pour certains objectifs
particuliers, elle représentera une somme d’éléments étrangers les uns
aux autres, peut-être en opposition les uns avec les autres. » A ce
point de vue, « la foi catholique peut se montrer un coefficient d’une
valeur incomparable pour faire pénétrer une vitalité spirituelle dans
cette culture fondamentalement unitaire qui devrait constituer le
souffle animateur d’une Europe socialement et politiquement unifiée. »
Cette proposition de la part de l’Église cache-t-elle quelque ambition
politique ? L’Église poursuit-elle « un dessein politique ? Nullement »,
répondra-t-il. A
plusieurs reprises, Paul VI va rappeler l’indispensable distinction des
pouvoirs et les rôles respectifs des autorités publiques et de l’Église:
« L’Église, en ce qui la concerne, ne poursuit aucun dessein politique
particulier. Elle n’a d’ailleurs pas compétence pour susciter les
meilleures solutions politiques et les mettre en œuvre : cette
responsabilité appartient à ceux qui ont reçu mandat à cet effet. »
Le rôle de l’Église est de « lancer des ponts entre les peuples », de
diriger « les cœurs des hommes vers la paix entre l’homme et Dieu et
vers la paix dans l’homme et parmi les hommes », de « réveiller l’âme chrétienne de
l’Europe où s’enracine son unité », mais les évêques ne sont pas « les
artisans de l’unité au plan temporel, au plan politique ». Dans un message au Conseil de
l’Europe, Paul VI précisera encore que
l’objectif du Saint-Siège n’est pas de « dominer le destin de ces
peuples, mais [de] les aider à mieux le réaliser, conformément à leur
identité profonde et pour le bien de tous. » Il ajoutera que l’Église,
« dans le respect des divers courants de civilisation et des compétences
propres de la société civile, […] propose son aide pour affermir et
développer le patrimoine commun particulièrement riche en Europe et dont
beaucoup d’éléments lui sont familiers, voire accordés. »
Sur le chemin de l’unité, les obstacles sont nombreux. Au cours de
l’histoire, les nations européennes ont rompu l’unité en gestation et se
sont opposées. Par ailleurs, « l’égoïsme » et « la volonté de
puissance »
entraînent « le repli sur soi » et la « recherche de domination
culturelle ou économique ».
Comment vaincre ces défauts, dépasser l’intérêt personnel, faire les
sacrifices nécessaires en vue d’un bien commun et de la
solidarité ? Comment arriver à une Europe « plus unie, plus dégagée des
intérêts particuliers et des rivalités locales, et plus liée aux
systèmes d’entraide mutuelle » ? Comment l’union peut-elle se réaliser alors qu’elle est
l’objet de « conceptions différentes » ?
Il va sans dire que l’Europe ne peut se faire par la force c’est-à-dire
qu’elle doit « éviter que l’unité ne soit imposée effectivement par des
facteurs d’ordre extérieur et matériel, aux dépens des patrimoines
intérieurs et spirituels pou par la force de la nécessité, à laquelle il
serait difficile demain d’opposer une résistance
efficace. » L’Europe
unie « ne doit pas être une création artificielle, imposée de
l’extérieur ; elle doit au contraire surgir comme l’expression de la
volonté de chacun des peuples ; elle doit se présenter comme un fruit de
persuasion et d’amour et non comme un résultat technique, et peut-être
même fatal, des puissances politiques et économiques ». Or, « l’opinion
publique […] considère le problème de l’unification uniquement, ou
avant tout, en fonction des avantages économiques qui en découleront,
comme si les forces idéales de l’unification elle-même étaient un dérivé
des forces économiques et devaient, par conséquent, être subordonnées à
ces dernières. » Certes, « les avantages matériels réciproques peuvent
favoriser les liens d’ordre spirituel, […] l’union sur le plan
économique poursuivie jusqu’ici constitue certainement une base
irremplaçable, mais
elle n’absorbe qu’une partie des efforts qui doivent être faits pour
arriver à une union pleine et agissante. Celle-ci suppose la diffusion
d’une atmosphère sereine et cordiale dans les rapports réciproques,
empreinte d’un sens aigu de la justice, de la compréhension, de la
loyauté, du respect et spécialement de l’amour fraternel. C’est
seulement ainsi que l’on donnera à l’idée de l’Europe unie sa richesse
spirituelle et sa force morale, et que les consciences en arriveront à
accepter toutes les conséquences pratiques et onéreuses que cette union
comporte, en ne succombant pas à la tentation de recueillir uniquement
les bénéfices sans endosser ainsi les risques de la solidarité, de céder
à des sentiments égoïstes et de brimer les particularités culturelles de
chaque peuple, qui doivent au contraire être respectées et mises en
valeur, attendu que chaque culture apporte des valeurs originales et que
toutes, par conséquent, doivent enrichir le patrimoine commun de
l’Europe unie. »
On ne peut « se limiter à signer des protocoles et à mettre
solennellement la guerre hors la loi. L’histoire enseigne que de tels
gestes se révèlent souvent, hélas ! théoriques et inefficaces ».
« Des
structures juridiques » sont certes indispensables et « le salutaire
rajeunissement de l’Europe passera par les chemins hardiment tracés et
sans cesse révisés, de la concertation. ». Mais il faut être
bien conscient que l’élaboration de la communauté européenne « entraîne
aussi des bouleversements économiques et sociaux fort complexes, qu’il
importe de maîtriser, afin que, en définitive, cette mutation demeure
[…] au service de l’homme, de tout homme et de tout l’homme. » Il est
indispensable d’éviter « un développement déséquilibré ». Or, les tâches
sont nombreuses. Il s’agit, en effet et tout à la fois de protéger
efficacement les droits de l’homme, « le plein emploi, la libre
circulation de la main-d’œuvre, l’élévation du niveau de vie […], la
sécurité de l’emploi et la protection de la santé […], le respect
des personnes, leur intégration dans la société, leur participation
responsable à la vie des communautés humaines, le soutien apporté aux
valeurs morales, l’aide donnée à cette cellule fondamentale de la vie
sociale qu’est une famille unie, la protection efficiente contre des
fléaux qui se font de nos jours plus menaçants pour les jeunes, - telle
la drogue dont il faut, à tout prix et sans retard, juguler la diffusion
périlleuse-, la possibilité enfin assurée pour tous les groupes humains
de satisfaire leurs exigences spirituelles les plus
profondes ». Or, « si
l’un de ces éléments vient à manquer, c’est l’homme lui-même qui faillit
à sa vocation et la civilisation qui peu à peu se désagrège, comme
rongée de l’intérieur. »
Pour réussir cette tâche, construire une Europe respectueuse de la
personne humaine dans son intégralité, il faut
prioritairement et tout au long du processus d’intégration, que naisse
ou renaisse un esprit commun, il faut former une « conscience
européenne » : l’évolution vers plus d’unité « ne demande pas mieux
que d’être vivifiée par un même esprit, et d’être reconnue comme le
fruit d’un long travail irréversible et bienfaisant. » Il faut que
l’opinion publique, la plus large possible, soit persuadée de
« l’excellence de la cause de l’Europe unifiée ». d’une certaine manière,
« l’Europe sera « vécue », si l’on peut dire, avant d’être définie. La
pratique précédera les textes ». « Il est du devoir de tous, et
spécialement du nôtre, de créer l’atmosphère morale nouvelle, qui peut
faciliter la solution espérée. […] Ce doit être une mentalité
d’estime réciproque, de collaboration mutuelle, de convergence
progressive vers une paix active et un profit commun. C’est-à-dire une
mentalité humaine plus large, plus généreuse, une mentalité spirituelle,
à la formation de laquelle l’esprit chrétien, bien plus, universel et
voire catholique, peut tellement aider. De l’ancienne chrétienté
historique de l’Europe peut naître l’esprit de citoyenneté
internationale, dont son progrès et sa paix ont besoin. pour elle et
pour le monde. »
Comment définir cet « esprit », cette « conscience européenne », cette
« mentalité humaine », cet « esprit de citoyenneté internationale » ?
Cet esprit doit manifester d’abord un attachement à des valeurs
fondamentales : « les valeurs impérissables de la dignité de chaque être
humain, de sa liberté et de sa responsabilité morale, de ses droits et
de ses devoirs envers les autres hommes, la famille et l’État, telles
que les proclame l’Église, constituent le fondement inébranlable de
toute société ordonnée. Cet enseignement a formé l’Europe au cours des
siècles passés et a favorisé un tel élan culturel qu’elle a pu devenir
l’éducatrice d’autres peuples de la terre. Si dans la société pluraliste
d’aujourd’hui, en dépit de tous les progrès techniques, la sécurité
collective et la coexistence pacifique des peuples et des sociétés
particulières sont tellement ébranlées, cela ne tient-il pas à ce qu’une
loi morale valable pour tous a été écartée et répudiée ? »
Parmi ces valeurs, Paul VI souligne la nécessité de « mettre au premier
plan le respect des droits de l’homme, […] les affirmer et surtout
[…] les garantir pour tous les citoyens ». Or, il se fait que « la
Convention européenne a voulu, pour cette région en hâter l’application
de façon réaliste et efficace : les principes ont été réaffirmés avec
plus de précision et de détails et surtout un mécanisme approprié a été
mis en place afin d’en garantir la sauvegarde, en ménageant, pour les
États et pour les individus, la possibilité d’un appel contre leur
violation éventuelle. » Il faut donc « intensifier une éducation
continuelle des gens, qui les forme, non seulement à revendiquer leurs
droits fondamentaux et à respecter ceux des autres, mais aussi à
assumer, en conscience et pour leur part, les devoirs qui correspondent
à tous ces droits de l’homme. » Ces devoirs et ces
droits sont universels et les bons rapports entre les peuples
présupposent, « malgré les diversités, même profondes, une base de
civilisation humaine commune, se concrétisant en droits et en devoirs et
permettant à tous de vivre tranquillement et de travailler utilement
ensemble. »
Le pape se réjouit que constater que dans le préambule de son statut, le
Conseil de l’Europe a inscrit « l’attachement aux valeurs humaines,
spirituelles et morales, qui constituent le patrimoine commun des
peuples de ce continent ». Ces valeurs ont surgi en Europe : « Par-delà
un passé de guerres et de destructions, les valeurs communes issues de
la vitalité des peuples anciens et divers, affinées par l’héritage
gréco-romain, assainies, approfondies et universalisées par la foi
chrétienne, ont reçu, au plan des principes juridiques, une expression
renouvelée et efficace dans la Convention européenne des droits de
l’homme, qui se présente comme une pierre milliaire sur le chemin de
l’union des peuples : ne manifeste-t-elle pas la volonté sacrée de bâtir
cette union sur le respect de la dignité de la personne, de ses libertés
et de ses droits fondamentaux ? » La foi chrétienne a donc joué un rôle
important qu’on ne peut nier : »_ la tradition chrétienne, c’est un fait,
est partie intégrante de l’Europe. Même chez ceux qui ne partagent pas
notre foi, même là où la foi s’'est assoupie ou éteinte, les fruits
humains de l’Évangile demeurent, constituent désormais un patrimoine
commun qu’il nous appartient de développer ensemble pour la promotion
des hommes_. » Paul VI réaffirmera cette réalité devant le Corps diplomatique en
justifiant la présence du Saint-Siège à la Conférence d’Helsinki : « Mais
au-delà, et nous pourrions dire bien au-dessus des aspects techniques et
concrets des problèmes de la sécurité et de la coopération, il y avait
précisément tout l’espace touchant aux principes suprêmes - éthiques et
juridiques - qui doivent informer l’action et les rapports des États et
des peuples. » Les « principes et normes, acceptés par tous les
participants, se rattachent à un patrimoine idéal commun aux peuples de
l’Europe. Cet héritage, nous pouvons l’ajouter, basé essentiellement sur
le message évangélique que l’Europe a reçu et accueilli, est, en
substance, également commun aux peuples des autres continents, y compris
ceux qui n’appartiennent pas à ce qu’on appelle la civilisation
chrétienne, du fait que le message chrétien interprète, là aussi, les
exigences profondes de l’homme. »
L’analyse des valeurs conduit tout naturellement à rappeler l’importance
de la foi chrétienne en Europe dans le passé mais aussi pour l’avenir.
Les valeurs évoquées sont certes des valeurs humaines mais il ne faut
pas oublier, comme le Pape le dira, qu’« il n’est […] d’humanisme
vrai qu’ouvert à l’Absolu, dans la reconnaissance d’une vocation, qui
donne l’idée vraie de la vie humaine ». L’évangélisation importe donc aussi à la
construction de l’Europe. C’est ce que Paul VI va longuement développer
dans un important discours aux évêques d’Europe : « Aux nations désormais
politiquement distinctes et organisées en États libres et souverains, il
reste à découvrir une expression communautaire et continentale de la
fraternité des peuples, associés pour promouvoir une civilisation
solidaire, animée naturellement d’un même esprit. […] On ressent en
effet à nouveau aujourd’hui le besoin de l’union, mais d’abord au niveau d’une
concertation indispensable sur des problèmes techniques, économiques,
commerciaux, culturels, politiques. » Problèmes qui, comme on l’a déjà
dit, qui constituent autant d’obstacles à vaincre. C’est pourquoi et
« plus profondément, on rêve à nouveau d’une unité spirituelle, qui
donne sens et dynamisme à tous ces efforts, qui restitue aux hommes la
signification de leur existence personnelle et collective. Les pouvoirs
politiques et techniques sont impuissants à produire cet effet, et ne
pourraient l’imposer que par l’esclavage. […] Seule la civilisation
chrétienne, dont est née l’Europe, peut sauver ce continent du vide
qu’il éprouve, lui permettant de maîtriser humainement le progrès
technique dont elle a donné le goût au monde, de retrouver son identité
spirituelle et de prendre ses responsabilités morales envers les autres
partenaires du globe. » Le rôle des évêques est donc de « réveiller
l’âme chrétienne de l’Europe où s’enracine son unité ». Certes, « les
conditions sont nouvelles par rapport à l’état de chrétienté qu’a connu
l’histoire. Il y a une maturité civique… » que les évêques doivent
respecter : ils ne sont pas « les artisans de l’unité au plan temporel,
au plan politique ». Mais la foi reçue librement « donne un sens à la
vie des hommes […], nourrit leur cœur d’une espérance non
fallacieuse. elle leur inspire une vraie charité génératrice de justice
et de paix, qui les pousse au respect de l’autre dans la
complémentarité, au partage, à la collaboration, au souci des plus
défavorisés. Elle affine les consciences. Dans le monde souvent clos sur
sa richesse ou son pouvoir, rongé par les conflits, ivre de violence ou
de défoulement sexuel, la foi procure une libération, une remise en
ordre des facultés merveilleuses de l’homme.
L’unité qu’elle cherche n’est pas l’unification réalisée par la force,
c’est le concert où les bonnes volontés harmonisent leurs efforts dans
le respect des conceptions politiques diverses. » Il est patent que
« le processus de sécularisation touche profondément l’Europe
chrétienne […] » et que « les valeurs évangéliques sont trop souvent
comme désarticulées, axées sur des objectifs purement terrestres » mais
« elles demeurent enracinées dans l’âme de la plupart de ces peuples
européens ; elles continuent à les marquer ; elles peuvent être purifiées,
ramenées à leur source, c’est le rôle de l’évangélisation.[…] C’est
par ce chemin spirituel que l’Europe doit retrouver le secret de son
identité, de son dynamisme ».
Reste une question : l’Europe unie sera-t-elle un bastion, une forteresse
ou un continent ouvert sur le monde ?
Déjà en 1970, le Pape attire l’attention sur la situation des migrants
de plus en plus nombreux, situation « aussi inique que dangereuse pour
la paix sociale ! Et quelle tache pour une société pétrie de
christianisme et initiée depuis tant de siècles à la justice et à la
charité chrétienne. » Il ajoute que l’Europe doit garder le souci du
tiers-monde : « éviter le repliement égoïste sur nous-mêmes et, il faut
bien le dire, sur des privilèges et des talents que Dieu nous a donnés
pour les mettre au service de tous nos frères ». Le monde a
besoin d’une « vraie Europe qui fasse honneur à sa vocation historique
de maîtresse de vrai progrès ». L’Europe « a bénéficié, plus que d’autres
continents, d’une civilisation chrétienne.[…] Une telle Europe ne
devrait-elle pas donner aujourd’hui l’exemple d’une civilisation
vraiment humaine, qui ne soit pas seulement axée sur le potentiel
économique et technologique, mais qui mette son point d’honneur à
défendre les droits de la personne humaine ? » Il
faut »…créer les institutions capables de permettre à l’Europe un
service plus efficace de la famille humaine tout entière. Est-ce trop
dire que l’Europe, vu les faveurs dont la Providence l’a fait
bénéficier, garde une responsabilité pour témoigner, dans l’intérêt de
tous, de valeurs essentielles comme la liberté, la justice, la dignité
personnelle, la solidarité, l’amour universel ? ».
Une unité construite sur les valeurs fondamentales évoquées, marquées du
sceau du christianisme, exclut donc le repli sur soi et la recherche
d’une domination quelconque. Son imprégnation chrétienne « implique au
contraire compréhension et accueil des valeurs dont les autres peuples
sont porteurs. »