La question avait déjà été évoquée par Paul VI mais
Jean-Paul II y revient car est de plus en plus grave. Certes, les
capitaux empruntés parfois imprudemment ou précipitamment « peuvent être
considérés comme une contribution au développement lui-même » mais
l’instrument « s’est transformé en un mécanisme à effet contraire ». Il
est devenu un frein et parfois a accentué le sous-développement. Pour
deux raisons : les pays débiteurs « pour satisfaire le service de la
dette, se voient dans l’obligation d’exporter des capitaux » qui leur
seraient nécessaires et « ils ne peuvent obtenir de nouveaux
financements également indispensables ». Pour un
approfondissement du problème et des pistes de solution, Jean-Paul II
renvoie au document de la Commission pontificale « Justice et paix » : « Au
service de la communauté humaine : une approche éthique de l’endettement
international » rendu public le 27 janvier 1987.
Quelle est la situation ?
Les niveaux d’endettement des pays en voie de développement constituent,
par leurs conséquences sociales, économiques et politiques, un problème
grave, urgent et complexe. Le développement des pays endettés et même
parfois leur indépendance sont compromis. Les conditions d’existence des
plus pauvres sont aggravées ; le système financier international subit
des secousses qui l’ébranlent. Certains pays sont au bord de la rupture,
faute de pouvoir assurer le service de leurs dettes.
Selon quels principes agir ?
L’interdépendance accrue des nations doit faire surgir des formes
nouvelles et élargies de solidarité, qui respectent l’égale dignité de
tous les peuples. La solidarité suppose la reconnaissance d’une
coresponsabilité dans l’endettement international, dû conjointement aux
comportements et décisions des pays développés et des pays pauvres.
Cette coresponsabilité contribuera à créer ou à restaurer entre les
divers acteurs des relations de confiance en vue d’une coopération dans
la recherche de solutions. Les divers partenaires devront partager
équitablement les efforts d’ajustement et les sacrifices nécessaires.
Les besoins des populations démunies sont prioritaires et les pays mieux
pourvus sont invités à accepter un partage plus large. La recherche de
solutions réclame la participation de tous.
Il y a des mesures d’urgence à prendre.
Elles sont nécessaires pour des pays au bord de la faillite. Il faut
susciter le dialogue et la coopération de tous ; éviter les défauts de
paiement susceptibles d’ébranler le système financier international ;
éviter les ruptures entre créanciers et débiteurs, ainsi que les
dénonciations unilatérales des engagements antérieurs ; consentir des
délais, remettre partiellement ou même totalement les dettes, aider le
débiteur à retrouver sa solvabilité ; mettre en place des structures de
coordination (créanciers, F.M.I., pays en voie de développement) pour
prévoir, prévenir, atténuer les crises ; souhaiter que le F.M.I. soit
guidé par le souci de dialoguer et de servir la collectivité ; discerner
les mécanismes qui semblent échapper à tout contrôle ; veiller, en même
temps, à créer les conditions d’un redressement économique et financier.
A long terme, il faut bien établir les responsabilités de tous les
partenaires.
Et tout d’abord, quelle est la responsabilité des pays industrialisés ?
Elle est plus importante, car ils ont plus de pouvoirs économiques. Les
rapports de force et d’intérêt doivent faire place à des relations de
justice et de service réciproques. Le souci prévoyant des autres nations
doit l’emporter sur l’égoïsme. Ce qui implique, non seulement
l’évaluation des répercussions de leurs politiques et le courage de les
modifier si elles sont préjudiciables aux autres, mais aussi le
nécessaire prélèvement sur le luxe et le gaspillage, le partage, voire
une certaine austérité.
Au niveau de la dette, il faut mettre en œuvre des politiques
économiques qui relancent la croissance au profit de tous les peuples
tout en maîtrisant l’inflation, source de nouvelles inégalités ; renoncer
aux mesures de protectionnisme qui entraveraient les exportations des
pays en voie de développement et abandonner la compétition technique et
économique effrénée et meurtrière que nous connaissons. En même temps,
il est nécessaire de coordonner les politiques financières et monétaires
pour faire baisser raisonnablement les taux d’intérêt et éviter les
fluctuations erratiques des taux de change. Enfin, on reverra en
concertation et attentivement les conditions du commerce international
et valoriser les matières premières.
Les pays en voie de développement ont aussi des responsabilités.
Il ne suffit pas de déceler les responsabilités extérieures, encore
faut-il, en même temps, examiner les causes internes du
sous-développement, envisager les politiques nécessaires et définir,
avec clarté, la responsabilité propre de chacun dans l’endettement. En
effet, l’amélioration de la situation passe par la réforme des
structures et celle des mœurs, qui demande aux dirigeants politiques,
économiques et sociaux, d’être au service du bien commun. En
particulier, il faut veiller à la croissance économique pour assurer une
plus large et plus juste répartition des richesses. (Concrètement, cela
signifie : choisir les secteurs prioritaires, sélectionner rigoureusement
les investissements, réduire les dépenses de l’État, gérer plus
strictement les entreprises publiques, maîtriser l’inflation, soutenir
la monnaie, réformer la fiscalité, réformer sainement l’agriculture,
inciter les initiatives privées, créer des emplois.) Eviter le
nationalisme est important car il isole, alors que les échanges sont
nécessaires (spécialement entre pays en développement), à condition
toutefois d’être sélectionnés, négociés équitablement et adaptés au
niveau de développement et à la culture indigène. (C’est
particulièrement vrai pour les technologies modernes.)
Les créanciers ont, bien sûr, leurs responsabilités vis-à-vis des
débiteurs.
Sauf en cas d’abus justiciables, les contrats doivent être respectés.
Toutefois, les créanciers ne peuvent en exiger l’exécution par tous les
moyens, surtout si le débiteur se trouve dans une situation d’extrême
nécessité. Les États créanciers examineront les conditions de
remboursement compatibles avec la couverture des besoins essentiels de
chaque débiteur ; il faut laisser à chaque pays une capacité suffisante
de financement pour sa propre croissance, pour favoriser en même temps
le remboursement ultérieur de la dette. La diminution des taux
d’intérêt, la capitalisation des paiements au-dessus d’un taux d’intérêt
minimum, un rééchelonnement de la dette sur un plus long terme, des
facilités de paiement dans la monnaie nationale… sont autant de
dispositions concrètes à négocier avec les pays endettés afin d’alléger
le service de la dette et d’aider une reprise de la croissance.
Créanciers et débiteurs s’accorderont sur les nouvelles conditions et
sur les délais de paiement, dans un esprit de solidarité et de partage
des efforts à consentir. En cas de désaccords sur ces modalités, une
conciliation ou un arbitrage pourront être demandés et reconnus par les
deux parties. Un code de conduite international serait utile pour
guider, par quelques normes de valeur éthique, les négociations.
Les États créanciers accorderont une attention particulière aux pays les
plus pauvres. En certains cas, ils pourront convertir les prêts en dons ;
cette remise de dette ne doit cependant pas entamer la crédibilité
financière, économique et politique des pays « les moins avancés » et
tarir les nouveaux flux de capitaux venant des banques. Les flux de
capitaux des pays industrialisés doivent retrouver le niveau des
engagements consentis (aide publique au développement) par voie
bilatérale ou multilatérale. Par des dispositions fiscales et
financières, et par des garanties contre les risques éventuels, les
États créanciers inciteront les banques commerciales à continuer leurs
prêts aux pays en développement. Par des politiques concertées,
monétaires, financières et commerciales, ils favoriseront l’équilibre
des balances de paiement des pays en développement et, par là, le
remboursement de leur dette. Les banques commerciales ont des créances
directes sur les pays en développement (États et entreprises). Si leurs
devoirs vis-à-vis de leurs déposants sont essentiels, et s’en acquitter
est la condition pour garder leur confiance, ces devoirs ne sont pas les
seuls et doivent se composer avec le respect des débiteurs, dont les
besoins sont plus souvent urgents.
Les banques commerciales participeront aux efforts des États créanciers
et des organisations internationales pour la solution des problèmes de
l’endettement : rééchelonnement de la dette, révision des taux d’intérêt,
relance des investissements vers les pays en développement, financement
des projets en fonction de leur impact sur la croissance, de préférence
aux projets dont la rentabilité est plus immédiate et plus assurée et à
ceux dont l’utilité est contestable (équipements de prestige,
armements…). Sans doute cette attitude déborde-t-elle la fonction
traditionnelle des banques commerciales, en les invitant à un
discernement qui dépasse les critères de rentabilité et de sécurité des
capitaux prêtés. Mais pourquoi n’accepteraient-elles pas de prendre
ainsi une part de responsabilité face au défi majeur de notre temps:
promouvoir le développement solidaire de tous les peuples et contribuer
ainsi à la paix internationale ? Tous les hommes de bonne volonté sont
conviés à cette œuvre, chacun selon sa compétence, son engagement
professionnel et son sens de la solidarité.
Les entreprises multinationales participent aux flux internationaux de
capitaux, sous forme d’investissements productifs et aussi de
rapatriement de capitaux (bénéfices et amortissements). Leurs politiques
économiques et financières influent ainsi sur la balance de paiements
des pays en développement, en positif ou en négatif (investissements
nouveaux, réinvestissements sur place, ou rapatriement des bénéfices et
vente des actifs). Tout en orientant les activités de ces entreprises
pour les faire participer aux plans de développement (code national
d’investissement), les pouvoirs publics des pays en développement
établiront des conventions avec les entreprises pour préciser leurs
obligations réciproques, spécialement en ce qui concerne les flux de
capitaux et la fiscalité. Les entreprises multinationales disposent d’un
large pouvoir économique, financier, technologique. Leurs stratégies
débordent et traversent les nations. Elles doivent participer aux
solutions d’allégement de la dette des pays en développement. Acteurs
économiques et financiers dans le champ international, elles sont
appelées à la coresponsabilité et à la solidarité, par-delà leurs
intérêts propres.
Enfin, il faut aussi parler des responsabilités des organisations
financières multilatérales.
Les organisations internationales doivent contribuer à résoudre la crise
de l’endettement ; éviter un effondrement généralisé du système financier
international ; aider les peuples, spécialement les plus démunis, à
lutter contre l’extension de la pauvreté et ainsi promouvoir la paix.
Les organisations financières multilatérales (F.M.I., Banque mondiale,
banques régionales) soutenues, en particulier, par les États membres
puissants économiquement et financièrement, doivent être animées d’un
esprit de justice, de solidarité au service de tous et de compréhension
réciproque ; accorder la priorité aux hommes et à leurs besoins, par-delà
les contraintes et les techniques financières ; respecter la dignité et
la souveraineté de chaque nation au sein de l’interdépendance économique
et dans un esprit de solidarité consentie ; intensifier la représentation
des pays en voie de développement et leur participation aux grandes
décisions économiques internationales qui les concernent ; coordonner
leurs efforts et leurs pratiques ; se concerter avec les autres acteurs
financiers internationaux et les pays endettés.
Elles doivent prendre en considération ces quelques points particuliers:
examiner, de façon ouverte et adaptée à chaque pays en développement,
les « conditions » posées par le F.M.I. pour les prêts, intégrer la
composante humaine dans la « surveillance accrue » sur la mise en œuvre
des mesures d’ajustement et sur les résultats obtenus ; encourager de
nouveaux capitaux, publics et privés, à financer les projets
prioritaires pour les pays en développement ; favoriser le dialogue entre
créanciers et débiteurs pour un rééchelonnement des dettes et un
allégement des montants portant sur une et, si possible, sur plusieurs
années ; prévoir des dispositions spéciales pour remédier aux difficultés
financières venant de catastrophes naturelles, de variations excessives
des prix des matières premières indispensables (agricoles, énergétiques,
minières), de fluctuations brusques des taux de change ; susciter une
meilleure coordination des politiques économiques et monétaires des pays
industrialisés, en favorisant celles qui auront des incidences plus
favorables aux pays en développement ; explorer les problèmes nouveaux,
d’aujourd’hui et de demain, pour envisager déjà des solutions qui
tiennent compte des évolutions très diversifiées des économies
nationales et des chances d’avenir de chaque pays. Cette prévision,
difficile et nécessaire, est une responsabilité de tous à l’égard des
générations futures mais elle permettra de prévenir la montée de
situations conflictuelles graves.
Enfin, il sera indispensable de veiller au choix et à la formation de
tous ceux qui travaillent dans les organisations multilatérales et
participent aux analyses des situations, aux décisions et à leur
exécution. Ils ont, collectivement et individuellement, une
responsabilité importante. Le danger existe d’en rester aux approches et
à des solutions trop théoriques et techniques, voire bureaucratiques,
alors que sont en jeu des existences humaines, le développement des
peuples, la solidarité entre les nations. La compétence économique est
indispensable, ainsi que la sensibilité aux autres cultures et une
expérience concrète et vécue des hommes et de leurs besoins. A ces
qualités humaines s’ajoutera, pour mieux les fonder, une conscience vive
de la solidarité et de la justice internationale à promouvoir.
Pour remplir ce programme, il est indispensable que les populations
concernées aient confiance. La confiance est nécessaire pour susciter le
consensus national, accepter le partage des sacrifices et assurer, par
là, la réussite des programmes de redressement. La confiance sera
renforcée si l’on réorganise quelque peu l’aide internationale
(adaptation et élargissement des missions, accroissement des moyens
d’action, participation effective de tous aux décisions, contribution
aux objectifs de développement, priorité aux besoins des populations les
plus pauvres) et si les motifs de décisions sont bien le
désintéressement et le service des autres.
En conclusion, il est urgent et indispensable, dans l’intérêt de tous et
surtout de ceux qui souffrent, de susciter un nouveau et vaste plan de
coopération et d’assistance des pays industrialisés au profit des pays
en voie de développement.