… le jeûne que je préfère…
n’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé,
héberger chez toi les pauvres sans abri,
si tu vois un homme nu, le vêtir,
ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ?
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Chapitre 1 : Le développement des peuples
- 1: i. Une économie au service de la paix ?
- 2: ii. Populorum progressio (PP)
- 3: iii. L’enseignement de Jean-Paul II
- 4: iv. Quelques réponses à des problèmes précis.
- 4.1: a. La démographie
- 4.2: b. La dette
- 4.3: c. Le logement
- 4.4: d. La mer
- 4.5: e. L’espace
- 5: v. Benoît XVI
- 6: vi. François
i. Une économie au service de la paix ?
Des auteurs divers ont pensé que l’économie pouvait être un facteur décisif dans l’instauration de la paix.
Nous avons déjà eu l’occasion, par exemple, d’évoquer le célèbre poème de Voltaire, Le Mondain, où de manière provocante, l’auteur fait l’éloge de la richesse et du luxe qui, entre autres effets, assurent par le commerce l’entente universelle:
« Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l’un et l’autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui du Texel, de Londres, de Bordeaux,
S’en vont chercher, par un heureux échange,
Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
Tandis qu’au loin vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ! »
La philosophie épicurienne et antichrétienne qui se développe dans ce texte attribue à la richesse le pouvoir de rendre les hommes heureux et pacifiques.
Nous avons aussi eu l’occasion de nous attarder à la pensée de P.-J. Proudhon qui, un siècle plus tard, va se poser le problème de la paix[1].
Voici, en bref, la pensée que développe Proudhon.
L’homme est un être dialectique, il est à la fois animal consommateur et être industrieux, travailleur, producteur. C’est par le travail qu’il s’élève mais tandis que la capacité de consommation est illimitée, sa capacité de produire est limitée. Si production et consommation sont symétriques, nous connaissons ce que Proudhon appelle la pauvreté, c’est-à-dire « cette limitation réciproque, rigoureuse, de notre production et de notre consommation »[2]. Si, entre production et consommation, il y a dissymétrie, nous sommes dans la richesse, la cupidité, l’inégalité, c’est-à-dire dans la guerre [3]. C’est ce que Proudhon appelle cette fois le « paupérisme » qui est la cause du double visage de la guerre. Si la guerre ne peut être éliminée, peut-elle être transformée ? Eh bien, il faut remplacer l’héroïsme guerrier par l’héroïsme industriel, reconnaître et constituer le droit économique[4]. La lutte, doit se dérouler désormais sur le champ du travail : « l’antagonisme, que nous acceptons comme loi de l’humanité et de la nature, ne consiste pas essentiellement pour l’homme en un pugilat, en une lutte corps à corps. Ce peut être tout aussi bien une lutte d’industrie et de progrès (…) »[5].
Ainsi, « Le socialisme de Proudhon consiste à établir le nouveau droit économique qui provoquera la révolution intellectuelle et morale grâce à laquelle on en finira avec la guerre. »[6]
L’histoire contemporaine tend à contredire ces deux visions qui nous paraissent à la foi réductrices et optimistes. Réductrices car elles semblent n’envisager que l’aspect économique du développement et en accordant une telle importance à ce facteur, elles relèvent de cette idéologie « économiste » que Jean-Paul II a dénoncée dans Laborem exercens. De plus, ces deux visions que l’on pourrait appeler libérale et socialiste peuvent paraître utopiques. Nous avons connu à travers les dix-neuvième et vingtième siècle un développement considérable des richesses et des échanges mais il n’a pas pour autant éliminer la guerre physique. Sans parler de la guerre que les pauvres peuvent faire aux riches, il faut constater que des nations puissantes et riches ont été à l’origine de nombreux conflits. Le développement économique, le dynamisme industriel ou commercial, l’accroissement des échanges n’ont pas apporté la paix escomptée par Voltaire ou transformé la guerre.
Pour nous en tenir à Proudhon qui a longuement expliqué sa thèse, on peut relever quelques difficultés. Ainsi, pourquoi la dynamique industrielle n’entraînerait-elle pas les hommes dans la richesse et le mépris du travail ? Philonenko répond en affirmant : « Sans une morale rigoureusement ascétique, la dynamique de la paix sombrera dans celle de la violence pure ». Par ailleurs, « comment concilier cette orientation ascétique -qui fut, selon Proudhon, vécue à l’origine- et le dynamisme physique supposé par le développement de l’industrie et la fabrication de produits de consommation, et des biens divers ? »[7]. De toute façon, l’histoire passée et récente semble contredire le rêve proudhonien qui, comme le rêve voltairien, s’inscrit dans une vision antireligieuse.[8]
La perspective de l’Église est moins simpliste et plus susceptible de conduire à un monde pacifié en s’attachant au développement intégral et solidaire des peuples.
Le principe de ce qu’on appellera plus tard la « solidarité » a été affirmé par Léon XIII dans son encyclique Rerum novarum[9]. Il y rappelle l’enseignement de saint Thomas : « Il est permis à l’homme de posséder en propre et c’est même nécessaire à la vie humaine » (II IIae qu.66 a. 2). Mais fait remarquer Léon XIII : « si l’on demande en quoi il faut faire consister l’usage des biens, l’Église répond sans hésitation : « Sous ce rapport, l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. c’est pourquoi l’Apôtre a dit : Ordonne aux riches de ce siècle… de donner facilement, de communiquer leurs richesses. » (1 Tm 6, 18) (II IIae qu. 65 a. 2) "
Cette conception de l’usage des biens est conditionné par un fait fondamental : « … la grande loi de l’amour et de la fraternité humaine, qui embrasse toutes les races et tous les peuples et les unit en une seule famille sous un seul Père qui est dans les cieux… »[10]. Principe que Pie XI répétera encore dans son encyclique sur le communisme : « »… la vraie et universelle fraternité de tous les hommes, à quelque race ou condition qu’ils appartiennent … »[11]
Cette fraternité se vit d’abord à l’intérieur de la nation par une « charité mutuelle » entre les classes sociales car « rien n’est plus propre à assurer le bien général de la concorde et la bonne harmonie entre toutes les classes » que « la charité chrétienne » qui « en est le meilleur trait d’union ».[12] Mais cette concorde assurée par la charité chrétienne doit s’étendre au monde entier puisque nous formons une même famille : « …dans les rapports des peuples entre eux, que l’on s’applique instamment à supprimer les entraves artificielles de la vie économique, effets d’un sentiment de défiance et de haine ; et qu’on se rappelle que tous les peuples de la terre forment une seule famille de Dieu. »[13]
L’idée d’un développement intégral, sans que de nouveau cette expression ait été employée avant l’époque contemporaine, n’est pas neuve non plus car elle était au cœur de la mission de l’Église.[14]
En effet, dans le passé, c’est la mission et la colonisation qui ont marqué les régions considérées traditionnellement comme « peu développées ».
La mission est antérieure à la colonisation dans la mesure où le christianisme est, par nature missionnaire et qu’elle n’est pas nécessairement liée à l’expansion politique.
Toutefois, à partir du XVIe siècle, c’est-à-dire, à partir de la conquête de l’Amérique, l’évangélisation qui est le propre de la mission est associée à la prise de possession des territoires découverts. Les motivations sont à la fois religieuses et politiques comme on le voit dans certains documents pontificaux[15] ou encore dans le témoignage des conquérants[16]. C’est le mérite des prêcheurs dominicain comme Antonio de Montesinos puis de Las Casas d’avoir œuvré, peut-être en vain, pour que la mission soit détachée de la colonisation. Il n’empêche que son engagement et l’enseignement que Vitoria va construire sur la question, fondent une véritable théologie de la mission telle qu’elle doit s’exercer dans le cadre d’une colonisation dont les fondements sont réévalués. Mettant en question le pouvoir temporel du pape et le droit de l’empereur de s’emparer des biens des Indiens[17], il affirme l’égalité de nature chez tous les hommes[18], la nécessité de respecter les droits de tous, mais aussi le droit de circuler, la destination universelle des biens, le droit de mettre en valeur les richesses non exploitées au profit de tous[19], le droit d’évangélisation mais sans recours à la force[20], « le droit d’intervention pour raison d’humanité ».[21] C’est dans ce cadre qu’il établit le droit des Espagnols d’aller en Amérique et d’y commercer. C’est le principe qu’il résume dans cette formule : « ius communicationis ac societatis mutuae »[22] qui est un droit pour tous les êtres humains, soumis à une condition: « de ne pas porter préjudice aux barbares, et ceux-ci ne peuvent les en empêcher ».[23]
Ces avancées doctrinales ne furent pas nécessairement suivies d’effets positifs en tout cas dans les empires portugais et espagnol où les souverains catholiques fort des concessions antérieures papales organisent les églises locales selon le principe du padroado ou patronat.[24]
Au XVIIe siècle, le pape Grégoire XV va tenter de rendre les missions indépendantes en créant, dans la suite du concile de Trente, par la bulle « Inscrutabili divinae providentiae », le 22 juin 1622, la Sacra congregatio de propaganda fide, Congrégation pour la propagation de la foi dans l’univers entier. Elle distingue nettement mission et conquête coloniale.[25] L’idée est de garantir l’autorité du pape sur les missions et de donner toutes les indications pratiques nécessaires à la formation des missionnaires destinés à partir dans des territoires non catholiques.
Echappent à cette volonté, les territoires soumis au « patronat » de même que les nouvelles colonies françaises marquées par le gallicanisme du pouvoir royal qui les place sous son protectorat. Concrètement, peu de territoires dépendront directement de Rome.
On se souvient aussi que les Jésuites, de 1603 à 1767 organisèrent des « réductions » pour que les indigènes échappent à la colonisation. Cette initiative contredisait certes l’action de l’État colonial et donc ne pouvait durer indépendamment du fait que l’œuvre de civilisation et l’adhésion religieuse cohabitaient sous un pouvoir clérical cette fois.[26]
Au XIXe siècle de nouveaux pays européens, à la suite de l’Angleterre se lancent dans l’aventure coloniale. Cette nouvelle vague de colonisation s’accompagne de missions catholiques et protestantes suivant la fameuse règle des « trois C » : Christianisation, Commerce et Civilisation. Cette règle attribuée à l’explorateur, médecin et missionnaire David Livingstone[27] considère que la religion chrétienne et le commerce amélioreraient la condition des Africains en leur apportant une civilisation calquée sur le modèle britannique. A ces trois « C » correspondent trois acteurs : le missionnaire, le marchand et le militaire. Même s’ils ne marchent pas ensemble, ils finissent par se rejoindre : « quand bien même la mission précède la colonisation, la seconde n’est jamais très loin ».[28] Même lorsque les missionnaires arrivent à préserver certaines régions du contact avec les colons, ce n’est jamais que pour un temps dans la mesure où la logique coloniale finit par l’emporter partout et les missionnaires préféreront la négociation à la résistance. Les protestations face aux exactions perpétrées par les administrations et les États ne remettent pas en question l’aide et la protection que le pouvoir colonial offre. Et celui-ci a besoin des missions qui accomplissent de nombreuses tâches et font entrer les populations dans l’ère moderne.[29]
L’ère coloniale ranime l’utopie d’un monde nouveau pacifié grâce à l’essor colonial : « des penseurs libéraux ou rationalistes annoncent une ère de paix et de prospérité fondée sur le développement du commerce et la diffusion de la science ».[30]
Du côté de l’Église, si Rome rappelle régulièrement aux missionnaires leurs devoirs d’évangélisateurs, elle n’offre pas de réflexion en profondeur sur le fait de la colonisation. Elle se réjouit de ce mouvement[31] d’autant plus qu’en Europe, l’Église perd de son influence.[32] Ajoutons encore que l’attitude de l’Église est peut-être aussi influencée par l’obéissance aux autorités légitimes qu’elle demande, à la suite Paul.
Il faut attendre Taparelli d’Azeglio dans son Essai théorique de droit naturel paru en 1857 pour retrouver l’écho de la pensée de Vitoria.[33]
Après lui, seuls, dans le domaine francophone, Joseph Folliet[34] et Joseph-Thomas Delos[35] proposent, durant l’entre-deux-guerres, une réflexion en profondeur sur le problème prolongeant et actualisant les avancées de leurs illustres prédécesseurs.
Même si, « la mission reste à terme irréductible à la colonisation »[36], ces auteurs vont insister sur le droit de décolonisation dans la mesure où toute colonisation a été « entachée du péché de colonialisme »[37], c’est-à-dire dans la mesure où les États colonisateurs n’ont pas d’abord cherché le bien des populations concernées[38] ou, plus simplement encore, parce qu’elles ont négligé le but de la vraie colonisation qui ne peut être que la décolonisation.[39]
Joseph Folliet ne conteste pas le droit de colonisation qui est, dit-il, « une modalité particulière de collaboration internationale » à condition qu’elle ne soit pas fondée sur la force, la supériorité raciale ou la « convenance économique » mais plutôt sur ces trois principes fondamentaux : « la destination providentielle des biens de ce monde » sur lesquels le colonisateur exerce une « tutelle »[40], une gérance, ou une « curatelle », en attendant que, par l’éducation, les indigènes soient aptes à les gérer eux-mêmes ; « l’intervention au nom de la charité » pour secourir les faibles, les esclaves, etc. ; et « l’action civilisatrice » pour que les colonisés accèdent au bien commun de l’humanité qui l’emporte toujours sur le bien commun de la métropole. Il s’agit de communiquer, non les valeurs particulières, historiques, des colonisateurs mais les valeurs universelles, « tout ce qui relève du Vrai, du Bien et du Beau » et sans « violenter la nature ».[41] Folliet reformule ainsi le principe déjà établi par Vitoria: « La nation colonisatrice recherchera d’abord le bien de son pupille colonial et, à travers lui, indirectement le bien commun de l’humanité… Mais le bien de la métropole ne se placera encore qu’après le bien commun de l’humanité, parce qu’elle est, vices gerens, gérante de l’humanité, et que le gérant, compte tenu de son gain légitime, œuvre pour celui dont il administre les biens pour lui-même. »[42] Toute colonisation doit répondre à « la loi d’amour », à la « bienveillance » chère à Taparelli, elle est « un service ».
Enfin, puisqu’il s’agit d’une tutelle, elle doit normalement se terminer avec l’émancipation du pupille[43], dans l’ordre et dans la paix : « la colonisation n’a de sens que dans et par l’histoire. Elle remet en marche des peuples attardés. Elle travaille pour l’unité du monde ». De plus, comme l’État colonisateur travaille pour le bien commun de l’humanité, la communauté internationale « jouit d’un droit de regard sur les colonies des nations » et peut intervenir dans les relations entre colonies et métropoles.[44]
A la même époque, on trouve, dans le Code de morale internationale, cette définition : « Coloniser, c’est civiliser : civiliser, c’est émanciper. sous peine de mentir à sa mission, la puissance coloniale tiendra compte des légitimes revendications de ses sujets coloniaux parvenue à un niveau supérieur de vie individuelle et collective et associera toujours davantage les colonisés au gouvernement de leur pays. tout comme l’éducation, la colonisation doit viser à se rendre superflue ! »[45]
Joseph Folliet reprendra même les principes de la guerre juste pour justifier la révolte : « Un peuple colonial a le droit de se révolter: quand il y a tyrannie de la métropole, c’est-à-dire quand la métropole, au lieu d’administrer en vue du bien commun, gouverne exclusivement dans son propre intérêt et lorsque cette tyrannie est vraiment insupportable ; quand les sujets coloniaux ont essayé tous les moyens d’arrangement pacifiques : remontrances, pétitions, pourparlers, etc. ; quand l’opinion publique ou tout au moins l’opinion des sages se prononce pour la révolte ; quand les révoltés ont la certitude morale du succès »[46]
Dans son Message de Noël 1955, Pie XII, conscient des velléités d’indépendance comme des menaces communistes ou nationalistes dans les colonies, accrédite l’idée de la décolonisation au nom d’une « espèce de pacification préventive » et ajoute : « De toute façon, qu’une liberté juste et progressive ne soit pas refusée à ces peuples, et qu’on n’y mette pas d’obstacle ».[47]
C’est surtout à partir des années 60 que l’Église va se pencher sur le vaste problème du développement des peuples et constituer une théologie du développement. Ce sont les mouvements de décolonisation qui s’accélèrent et se répandent à partir de 1945[48] qui ont entraîné cette réflexion qui va profiter des grands principes constitutifs de la paix proclamés par Pie XII.
Jean XXIII, dans l’encyclique Mater et magistra (MM), en 1961 reprend et prolonge les réflexions de son prédécesseur. il y reviendra plus brièvement dans l’encyclique Pacem in terris (PT) en 1963. Son enseignement sera résumé dans la Constitution pastorale Gaudium et spes (GS) en 1965. Tous ces documents serviront de base à la première encyclique consacrée au problème du développement des peuples: Populorum progressio (PP) signée par Paul VI en 1967.
Avant d’aborder cette encyclique historique, faisons rapidement la synthèse des trois documents précédents.[49]
Ce qui interpelle l’Église, sur le plan mondial, c’est le déséquilibre entre les pays économiquement développés et les pays en voie de développement économique, déséquilibre d’autant plus choquant que, d’un côté, « on agite le spectre de la misère et de la famine » mais, de l’autre, « on utilise largement les inventions scientifiques, les réalisations techniques et les ressources économiques pour produire de terribles instruments de ruine et de mort »[50] alors que « les techniques nouvelles et les ressources économiques accrues dont dispose le monde pourraient et devraient corriger ce funeste état de choses. »[51]
Le déséquilibre se manifeste aussi à l’intérieur d’un pays entre régions développées et régions sous-développées, entre terre et peuplement: « dans certains pays, les hommes sont rares et les terres cultivables abondent ; en d’autres régions à l’inverse les hommes abondent et les terres cultivables sont rares. »[52] On remarque aussi que « malgré la richesse des ressources potentielles, le caractère primitif des cultures ne permet pas de produire des biens en suffisance » tandis qu’« ailleurs, la modernisation très poussée des cultures entraîne une surproduction de biens agraires… »[53] A cela s’ajoutent « le déséquilibre de la productivité entre secteur agricole , d’une part, secteur industriel des services, d’autre part… »[54] et, au niveau du peuplement, « un exode des populations rurales vers les agglomérations et les centres urbains »[55].
Tous ces déséquilibres constituent « le problème le plus important de notre époque »[56] qui perdure alors que le monde colonial a disparu et que « toutes les nations ont constitué ou constituent des communautés politiques indépendantes »[57]
Comme l’avait déjà souligné à maintes reprises Pie XII, deux faits nous invitent à ne pas accepter ces disproportions qui sont une menace pour la paix[58] : le fait que nous formons une seule famille et l’interdépendance croissante des peuples : « tout problème humain de quelque importance, quel qu’en soit le contenu, scientifique, technique, économique, social, politique, culturel, revêt aujourd’hui des dimensions supranationales et souvent mondiales ».[59] La solidarité « impose » « le devoir » de ne pas être indifférent et la paix ne peut « être durable et féconde » si de trop grands écarts existent entre les peuples.[60]
Venir en aide à l’indigent est une exigence évangélique fondamentale [61] et une exigence de justice[62]. Il faut éliminer ou réduire les déséquilibres au nom de la « solidarité humaine » et de la « fraternité chrétienne »[63]. Car la justice « implique la reconnaissance des droits mutuels et l’accomplissement des devoirs correspondants ».[64]
En effet, « une étape importante sur la route conduisant à une communauté humaine » a été franchie avec la propagation de « l’idée de l’égalité naturelle de tous les hommes »[65]. Ce qui vaut pour les hommes vaut aussi pour les communautés humaines et comme tous les hommes sont « d’égale noblesse », il n’y a aucune inégalité de dignité naturelle entre les communautés[66].
Qui plus est, du point de vue chrétien, « une commune origine, une égale rédemption, un semblable destin unissent tous les hommes et les appellent à former ensemble une unique famille chrétienne » [67]
Dès lors, puisqu’il y a une « égalité naturelle de toutes les communautés politiques en dignité humaine »[68], « les communautés politiques ont, entre elles, des droits et des devoirs réciproques »[69] et « chacune a droit à l’existence, au développement, à la possession des moyens nécessaires pour le réaliser, à la responsabilité première de leur mise en œuvre »[70]
Quant aux différences « de savoir, de vertus, de capacités intellectuelles et de ressources matérielles » elles ne donnent « aux plus favorisés aucun droit d’exploiter les plus faibles », elles leur créent « à tous et à chacun, un devoir plus pressant de collaborer à leur élévation réciproque ».[71] Une fois encore, ce qui est vrai pour les personnes, est vrai pour les communautés et donc la supériorité de certaines « oblige à contribuer plus largement au progrès général. »[72]
L’objectif est donc clair : « réduire les déséquilibres entre les divers secteurs de production, entre les différentes zones à l’intérieur des communautés politiques, entre les divers pays sur le plan mondial ».[73]
Des mesures d’urgence doivent être prises[74] et sont prises par divers organismes internationaux[75], régionaux ou privés, par des initiatives particulières, des fondations, etc., mais même si ces mesures doivent s’amplifier[76], elles ne suppriment pas les causes parmi lesquelles « un régime économique primitif ou arriéré »[77]. Comment y remédier sinon « par diverses organisations coopératives qui donneront aux habitants aptitudes et qualifications professionnelles, compétence technique et scientifique. elles mettront à leur disposition les capitaux indispensables pour mettre en route et accélérer le développement économique suivant les normes et les méthodes modernes. »[78]
Comme les biens de la terre sont destinés à tous les hommes, il faut procurer « aux peuples les moyens qui leur permettront de s’aider eux-mêmes et de se développer. »[79] Ces moyens sont l’éducation et l’argent, les deux nerfs du développement.
La croissance dépend des hommes et donc de « l’éducation et la formation professionnelle » avec l’aide d’« experts étrangers » qui agiront comme des « assistants » et des « collaborateurs ».[80]
La croissance dépend aussi bien sûr de l’argent : des dons, des prêts des investissements financiers, tous « services rendus généreusement et sans cupidité d’un côté, reçus en toute honnêteté de l’autre ». [81] A ce propos, « on doit […] avoir toujours en vue les besoins pressants des nations et des régions économiquement moins avancées. par ailleurs, en matière monétaire, il faut se garder d’attenter au bien de son propre pays ou à celui des autres nations. On doit s’assurer en outre que ceux qui sont économiquement faibles ne soient injustement lésés par des changements dans la valeur de la monnaie. »_[82]
Toutefois, un certain nombre de règles doivent être respectées.
Le développement doit être intégral.
En effet, « la richesse économique d’un peuples ne résulte pas seulement de l’abondance globale des biens, mais aussi et plus encore de leur distribution effective suivant la justice, en vue d’assurer l’épanouissement personnel des membres de la communauté : car telle est la véritable fin de l’économie nationale. »[83] Autrement dit, « le progrès social doit accompagner et rejoindre le développement économique. »[84]De plus, ce développement économique et social doit être « graduel et harmonieux entre les secteurs de production : agriculture, industrie, services. »[85]
Le développement doit respecter l’individualité du peuple.
Dans le but « de faire disparaître le plus rapidement possible les énormes inégalités économiques qui s’accompagnent de discrimination individuelle et sociale » et « pour répondre aux exigences de la justice et de l’équité, il faut s’efforcer vigoureusement, dans le respect des droits personnels et du génie propre de chaque peuple… »[86]
Ainsi, « fréquemment, dans des sociétés économiquement moins développées, la destination commune des biens est partiellement réalisée par des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. certes, il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services. »[87]
Il faut donc viser « le plein épanouissement humain », en comptant sur soi-même, sur son travail, son savoir-faire, ses ressources, sa culture, ses traditions propres.[88] C’est dans ce sens-là que les nations développées doivent aider.[89] Souvent, il faut refondre les structures économique et sociales mais prudemment et en respectant l’épanouissement intégral des personnes et leur valeurs spirituelles.[90]
Le développement doit respecter la hiérarchie des valeurs.
Ce respect de la hiérarchie des valeurs est le « fondement de civilisation vraie ». De meilleures conditions de vie sont des « moyens » et non des biens supérieurs. Notons que cette hiérarchie est souvent respectée dans les pays en voie de développement.[91]
L’aide doit être désintéressée.
Les pays développés qui apportent leur aide doivent « ne pas chercher […] leur avantage politique, en esprit de domination »[92]ce qui entraînerait une « colonisation d’un genre nouveau »[93]. Leur aide doit plutôt, comme il a été dit, « avoir pour objet de mettre les communautés en voie de développement économique à même de réaliser par leur propre effort leur montée économique et sociale ».[94] Et Jean XXIII insiste : « l’aide apportée à ces peuples ne peut s’accompagner d’aucun empiètement sur leur indépendance. ils doivent d’ailleurs se sentir les principaux artisans et les premiers responsables de leur progrès économique et social. »[95] Il faut « reconnaître et respecter les valeurs morales et les particularités ethniques de ceux-ci, et de s’interdire à leur égard le moindre calcul de domination. »[96] Et le Concile renchérit : pour un « véritable ordre économique mondial », il faut « en finir avec l’appétit de bénéfices excessifs, avec les ambitions nationales et les volontés de domination politique, avec les calculs des stratégies militaristes ainsi qu’avec les manœuvres dont le but est de propager ou d’imposer une idéologie ».[97] On doit prioritairement se soucier du bien des nations en voie de développement .[98]
Les pays en voie de développement ont aussi des responsabilités.
Non seulement ils doivent être les artisans majeurs de leur propre développement mais ils doivent aussi veiller à toute une série de mesures
Et tout d’abord veiller à une « solidarité efficace » pour la sauvegarde du « bien commun national, lequel assurément est inséparable du bien de toute la communauté humaine ».[99] C’est pour cela que « chaque communauté politique doit favoriser en son sein les échanges de toute sorte, soit entre les particuliers, soit entre les corps intermédiaires »[100]. En effet, « les hommes ont en commun des éléments essentiels et sont portés par nature à se rencontrer dans le monde des valeurs spirituelles, dont l’assimilation progressive leur permet un développement toujours plus poussé. il faut donc leur reconnaître le droit et le devoir d’entrer en communauté les uns avec les autres ».[101] Tous les citoyens doivent « mettre en commun leurs projets et leurs ressources pour atteindre les objectifs qui leur seraient autrement inaccessibles ».[102] Il faut respecter les droits de tous les citoyens et condamner un développement qui serait préjudiciable, par exemple, à une partie de la population[103] : « toute politique tendant à contrarier la vitalité et l’expansion des minorités constitue une faute grave contre la justice, plus grave encore quand ces manœuvres visent à les faire disparaître ».[104]
Sur le plan intérieur, Jean XXIII fait une proposition très concrète pour lutter contre la disproportion entre la terre cultivable et la population, la richesse du sol et l’équipement, il faut faciliter « la circulation des biens, des capitaux et des personnes »[105]. A ce point de vue, l’idéal serait « que le capital se déplace pour rejoindre la main-d’œuvre et non l’inverse », ainsi on évite les difficultés et les souffrances de l’expatriation.[106]
Quant au Concile il abordera un autre problème très concret, celui des latifundia[107] qui mettent en péril le bien commun : « Dans plusieurs régions économiquement moins développées, il existe des domaines ruraux étendus et même immenses, médiocrement cultivés ou mis en réserve à des fins de spéculation, alors que la majorité de la population est dépourvue de terres ou n’en détient qu’une quantité dérisoire et que, d’autre part, l’accroissement de la production agricole présente un caractère d’urgence évident. Souvent, ceux qui sont employés par les propriétaires de ces grands domaines, ou en cultivent des parcelles louées, ne reçoivent que de salaires ou des revenus indignes de l’homme ; ils ne disposent pas de logement décent et sont exploités par des intermédiaires. dépourvus de toute sécurité, ils vivent dans une dépendance personnelle telle qu’elle leur interdit presque toute possibilité d’initiative et de responsabilité, toute promotion culturelle, toute participation à la vie sociale et politique. Des réformes s’imposent donc, visant, selon les cas, à accroître les revenus, à améliorer les conditions de travail et la sécurité de l’emploi, à favoriser l’initiative, et même à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d’homme capables de les faire valoir. en l’occurrence, les ressources et les instruments indispensables doivent leur être assurés, en particulier les moyens d’éducation et la possibilité d’une juste organisation de type coopératif. Chaque fois que le bien commun exigera l’expropriation, l’indemnisation devra s’apprécier selon l’équité, compte tenu de toutes les circonstances. »[108]
Le problème démographique
Jean XXIII aborde le problème « des rapports entre l’accroissement démographique , le développement économique et les moyens de subsistance disponibles «[109]. Beaucoup pensent qu’il faut « empêcher ou freiner la natalité » dans la mesure où « le rendement des régimes économiques ne croît par en proportion » du taux de natalité élevé. Pour le Saint Père, il s’agit plutôt de compter sur les « ressources inépuisables » de la nature, sur l’intelligence et le génie inventif des hommes, sur une bonne organisation économique et sociale et la solidarité internationale dans le respect de la famille fondée sur le mariage et des lois de la vie. Dans cette perspective, il convient de donner surtout aux nouvelles générations une formation culturelle et religieuse et de développer leur sens des responsabilités.
Le Concile répétera et précisera que la solution à ce problème se trouve dans la promotion de l’instruction, le passage prudent « de méthodes archaïques d’exploitation agricole à des techniques modernes », l’instauration d’un meilleur ordre social, le partage plus équitable de la propriété terrienne.[110] En plus d’une législation sociale et familiale adéquate, pour lutter contre l’exode des populations rurales vers les villes, il est important d’informer sur la situation et les besoins du pays et de poursuivre toutes les études universitaires utiles en la matière.[111] Bref, on ne peut admettre des solutions « en contradiction avec la loi morale ». Le droit au mariage, à la procréation, et le nombre d’enfants ne peuvent être laissés « à la discrétion de l’autorité publique ». L’essentiel est de former les consciences responsables qui tiennent compte des circonstances et de la loi divine et d’informer « des progrès scientifiques réalisés dans la recherche de méthodes qui peuvent aider les époux en matière de régulation des naissances, lorsque la valeur de ces méthodes est bien établie et leur accord avec la morale chose certaine. »[112]
Vers une communauté mondiale.
Le développement des peuples est le chemin qui conduit à la constitution d’« une communauté mondiale, dont tous les membres seront sujets conscients de leurs devoirs et de leurs droits, travailleront en situation d’égalité à la réalisation du bien commun universel ». [113]
« Le bien commun a […] des exigences sur le plan mondial : éviter toute forme de concurrence déloyale entre les économies des divers pays ; favoriser, par des ententes fécondes, la collaboration entre économies nationales ; collaborer au développement économique des communautés politiques moins avancées. »[114]
C’est pourquoi il est important que la communauté internationale coordonne, stimule les initiatives, distribue les ressources avec efficacité et équité et ordonne les rapports entre les parties selon les principes de subsidiarité et les normes de la justice.[115] Des institutions internationales sont nécessaires pour promouvoir et régler le commerce international en plus de l’aide technique, culturelle, financière.[116]
Enfin, le chrétien surtout dans un pays riche a une responsabilité particulière : il est invité à la pauvreté et à la charité, à la formation et à l’engagement[117]. Plus que quiconque, il doit se rendre compte de la « nécessité urgente d’entente et de collaboration » avec les pays en voie de développement et se sentir « obligé d’améliorer les institutions temporelles par respect pour la dignité humaine et pour éliminer les obstacles à la diffusion du bien »[118].
L’évangélisation a aussi son importance parce que celui qui devient chrétien se sent libéré de toute contrainte extérieure et « tout ce qui en lui a quelque valeur se renforce et s’ennoblit »[119]. De plus, elle seule est à même de vaincre la méfiance qui consume l’énergie des hommes et des ressources gigantesques. Ce manque de confiance découle de conceptions de vie différentes voire opposées, conceptions qui ne reconnaissent pas toujours « l’existence d’un ordre moral, d’un ordre transcendant, universel, absolu, d’égale valeur pour tous »[120]. Un tel un ordre ne peut s’édifier que sur Dieu[121]. Sans cette « pierre angulaire », comment s’entendre, sans violence, sur la « justice » et ses exigences ?[122]
L’antique sagesse avait entrevu ces vérités. Le christianisme posa le premier, d’une manière formelle, la loi de pauvreté, en la ramenant toutefois, comme c’est le propre de tout mysticisme, au sens de sa théologie (…). La pauvreté est décente ; ses habits ne sont pas troués comme le manteau du cynique ; son habitation est propre, salubre et close ; elle change de linge au moins par semaine ; elle n’est ni pâle, ni affamée. Comme les compagnons de Daniel, elle rayonne de santé en mangeant ses légendes ; elle a le pain quotidien, elle est heureuse. -La pauvreté n’est pas l’aisance ; ce serait déjà pour le travailleur de la corruption. Il n’est pas bon que l’homme ait ses aises ; il faut au contraire qu’il sente toujours l’aiguillon du besoin.
L’aisance serait plus encore que la corruption, ce serait la servitude ; et il importe que l’homme puisse, à l’occasion, se mettre au-dessus du besoin et se passer même du nécessaire. Mais la pauvreté n’en a pas moins ses joies intimes, ses fêtes innocentes, son luxe de famille, luxe touchant, que fait ressortir la frugalité accoutumée du ménage. (…)
Si nous vivions comme l’Évangile le recommande, dans un esprit de pauvreté joyeuse, l’ordre le plus parfait régnerait sur la terre. Il n’y aurait ni vice, ni crime ; par le travail, par la raison et la vertu, les hommes formeraient une société de sages ; ils jouiraient de toute la félicité dont leur nature est susceptible. Mais c’est ce qui ne saurait avoir lieu aujourd’hui, ce qui ne s’est vu dans aucun temps, et cela par suite de la violation de nos deux grandes lois, la loi de pauvreté et la loi de tempérance. » (pp.329-341)
L’instrumentalisation de la religion explique aussi que les puissances européennes s’opposeront de diverses manières aux missions chrétiennes en pays musulmans. De leur point de vue, l’islam est là un « facteur d’ordre et de cohésion » parfaitement adapté (PRUDHOMME Claude, op. cit., pp. 87-88)
Quel contraste entre ce que dit Vitoria du « prince tuteur » et ce que feront les Etas colonisateurs ! Vitoria précise : « Un prince qui obtient le pouvoir chez les infidèles est tenu de faire les lois qui conviennent à leur État, de façon que leurs biens soient conservés et augmentés, et qu’ils ne soient pas dépouillés de leurs richesses… En cela, le prince ne doit pas tenir compte des avantages de ses autres sujets, mais seulement de ceux de cet État. Cela est évident puisque cette « respublica » n’est pas une partie de l’autre… En somme, ce roi est tenu de faire pour les barbares à qui il commande tout ce qu’il ferait dans l’intérêt de sa patrie… Il ne suffit à un prince de donner de bonnes lois aux Barbares, mais il est tenu de choisir des ministres capables de faire observer ces lois. Et un roi n’est pas exempt de reproches jusqu’à ce qu’il soit parvenu à ce résultat, comme ceux par le conseil de qui les affaires de l’État sont administrées. Certains barbares pourraient répondre au prince chrétien les mêmes paroles que les Scythes à Alexandre : « Si tu n’es pas notre roi, par quel droit es-tu notre juge ? mais si tu es vraiment notre roi légitime, tu dois enrichir les tiens et non les dépouiller ». Confrontons ce texte avec les traités que l’explorateur Henry Morton Stanley (1841-1904) fit signer à des chefs indigènes : « Nous, soussigné, chef de Nzoungi, consentons à reconnaître la souveraineté de l’Association internationale africaine, en foi de quoi nous adoptons son drapeau » ; « les chefs de Ngambi cèdent à la dite Association internationale africaine, librement, de leur propre mouvement, pour toujours, en leur nom et au nom de leurs héritiers et successeurs, la souveraineté et tout droit de souveraineté sur tous les domaines ». (Textes cités par in Chérif DAHA BA, op. cit.).
1. Les États considèrent que la religion a une utilité sociale alors que les missionnaires sont surtout préoccupés par l’annonce du salut et l’implantation des Églises. Pour Benoît XV, « le missionnaire digne de ce nom de missionnaire catholique ne cesse de réfléchir que, n’étant en rien le missionnaire de sa patrie mais le missionnaire du Christ, il doit se comporter de telle manière que le premier venu n’hésite jamais à reconnaître en lui le ministre d’une religion qui n’est étrangère dans aucune action parce qu’elle embrasse tous les hommes qui adorent Dieu en esprit et en vérité. » Et encore en 1946, les Œuvres pontificales missionnaires recommandent : « S’il est humain de chérir sa patrie, c’est une inspiration divine qui fait rechercher le bien supérieur du peuple au milieu duquel les missionnaires sont les hérauts de l’Évangile. Or cet idéal est impossible à atteindre pour ceux d’entre eux qui montrent une excessive complaisance pour les intérêts politiques de leur patrie, en ruinant le travail de leurs compagnons au plus grand dommage des missions ».
2. Si les missionnaires apportent la culture occidentale et malmènent les traditions et coutumes locales, ils vont se rendre compte qu’une acculturation est nécessaire, qu’il faut connaître la langue, la culture, les croyances indigènes.
3. Dès 1659, la Congrégation pour la propagation de la foi de même que, plus tard, en 1845, par exemple, dans l’Instruction Neminem profecto,insistera sur la formation d’un clergé indigène et d’une hiérarchie indigène complète.
4. Les missionnaires insérés dans la vie sociale christianisent le champ social que l’État sécularisé et intéressé par ailleurs leur abandonne.
Les points 1 et 3 sont particulièrement l’objet de nombreux textes officiels du XXe siècle : Lettre apostolique Maximum illud, 1919 (Benoît XV), 1920, encycliques Rerum Ecclesiae (Pie XI), 1926, Summi pontificatus, 1939, Evangelii Praecones, 1951, Fidei donum, 1957 (Pie XII).
d’autre part, les peuples de l’Occident, spécialement de l’Europe, ne devraient pas, sur l’ensemble des questions dont il s’agit, demeurer passifs dans u n regret stérile du passé ou s’adresser des reproches mutuels de colonialisme. Ils devraient au contraire se mettre à l’oeuvre de façon constructive, pour étendre, là où cela n’aurait pas encore été fait, les vraies valeurs de l’Europe et de l’Occident, qui ont porté tant de bons fruits dans d’autres continents. Plus ils tendront à cela seulement, plus ils aideront les libertés des peuples jeunes, et plus ils demeureront eux-mêmes préservés des séductions du faux nationalisme. Celui-ci est en réalité leur véritable ennemi, qui les exciterait un jour les uns contre les autres, au profit d’un tiers. »
ii. Populorum progressio (PP)
C’est la première encyclique sociale entièrement consacrée au problème du développement des peuples. Elle inaugure une nouvelle lignée. Comme Rerum novarum a eu, d’anniversaire en anniversaire, une descendance, Populorum progressio va inspirer aux successeurs de Paul VI un approfondissement et une adaptation à l’évolution historique des principes affirmés le 26 mars 1967.
Cette encyclique développe et structure la pensée de l’Église sur le développement et la paix, en gestation depuis Pie XII, ramassée par Jean XXIII puis par le Concile qui a rassemblé les évêques du monde entier et qui a souhaité « la création d’un organisme de l’Église universelle, chargé d’inciter la communauté catholique à promouvoir l’essor des régions pauvres et la justice sociale entre les nations ».[1] L’encyclique non seulement répond au vœu du Concile[2] de mettre l’Église au service des hommes réels de ce temps avec leurs aspirations et leurs problèmes[3] mais elle accompagne aussi la création de la Commission pontificale Justice et paix[4] et la doctrine sociale de l’Église » (Constitution apostolique Pastor Bonus, art. 142).] chargée de « susciter dans tout le peuple de Dieu la pleine connaissance du rôle que les temps actuels réclament de lui de façon à promouvoir le progrès des peuples les plus pauvres, à favoriser la justice sociale entre les nations, à offrir à celles qui sont moins développées une aide telle qu’elles puissent pourvoir elles-mêmes et pour elles-mêmes à leur progrès »[5].
Cette encyclique qui « a fait grand bruit à l’époque »[6] affirme d’emblé, à la suite de Jean XXIII, que « la question sociale est devenue mondiale »[7]et conclut que « le développement est le nouveau nom de la paix »[8]. Deux expressions fortes qui marqueront les esprits.
Entre deux, le pape se prononce sans surprise « pour un développement intégral de l’homme »[9] et un « développement solidaire de l’humanité »[10].
La doctrine sociale de l’Église n’a qu’un but : « promouvoir tout homme et tout l’homme »[11]. Chaque homme est « responsable de sa croissance »[12] orientée « vers Dieu, vérité première et souverain bien ». Inséré dans le Christ il accède « à un épanouissement nouveau, à un humanisme transcendant, qui lui donne sa plus grande plénitude : telle est la finalité suprême du développement personnel »[13]. Cette croissance est un devoir personnel et communautaire puisqu’il est un être personnel et social. Tous les hommes sont concernés et nous ne pouvons nous désintéresser de quiconque : « la solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir. »[14] De plus, cette croissance doit respecter la hiérarchie des valeurs. Il ne faut pas que le désir d’avoir plus dégénère en cupidité, avarice ou matérialisme. Avoir plus peut ainsi devenir un « obstacle à la croissance de l’être »[15]. Le vrai développement demande donc non seulement des techniciens mais plus encore des sages « à la recherche d’un humanisme nouveau »[16], intégral, « ouvert à l’Absolu »[17] qui sera, bien sûr, une victoire sur la misère, les fléaux sociaux, l’ignorance mais aussi la conquête de plus de dignité et de l’esprit de pauvreté, la reconnaissance des valeurs suprêmes, de Dieu et de la foi.[18]
Quelle action entreprendre ? Les biens étant destinés à tous les hommes, ni la propriété privée, y compris des biens de production, ni les revenus ne peuvent être un obstacle à la prospérité collective. les pouvoirs publics doivent y veiller.[19] Dès lors, on ne peut accepter la vision économique libérale qui fait du profit le motif essentiel du développement, de la concurrence la loi suprême de l’économie et de la propriété privée un droit absolu.[20] Quant au travail qui est le moyen de parachever l’œuvre de Dieu, qui est source de bienfaits matériels et moraux, il faut veiller à ce qu’il ne soit déshumanisant.[21]
Cette action est urgente mais elle doit progresser harmonieusement, courageusement, audacieusement, sans céder à la tentation de la violence ou de l’insurrection révolutionnaire « sauf le cas de tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays. »[22]
Cette action au service de l’homme auteur de son propre progrès ne peut être laissée à la seule initiative individuelle pas plus qu’au simple jeu de la concurrence. Pour éviter les maux du libéralisme ou de la technocratie déshumanisante comme la collectivisation ou une planification arbitraire, pour que soient, au contraire, respectés la liberté et les droits fondamentaux de la personne, de toute personne, les pouvoirs publics, dans leur lutte contre les inégalités et les discriminations, élaboreront des programmes pour « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer l’action des individus et des corps intermédiaires »[23]. Les pouvoirs publics choisiront, voire imposeront « les objectifs à poursuivre, les buts à atteindre, les moyens d’y parvenir » et stimuleront « toutes les forces regroupées dans cette action commune ».[24]
Ces programmes veilleront d’abord à l’alphabétisation et à l’éducation, à la protection de la famille, au problème démographique dans le respect de la loi morale et de la « juste liberté du couple », au développement d’organisations professionnelles et syndicales diverses mais soucieuses du bien commun, de la liberté et de la dignité humaines, des valeurs religieuses. diverses. Ces programmes seront aussi attentifs à la promotion culturelle des peuples, aux vraies valeurs humaines que leurs traditions véhiculent et au danger des « faux biens » de la civilisation moderne matérialiste.[25]
Dans la deuxième partie de l’encyclique, Paul VI va rappeler que « le développement intégral de l’homme ne peut aller sans le développement solidaire de l’humanité ».
« La fraternité humaine et surnaturelle » impose trois devoirs : devoir de solidarité, devoir de justice sociale et devoir de charité.[26]
Un devoir de solidarité.
Il est nécessaire et urgent pour la vie des pauvres, la paix civile et la paix internationale, d’agir contre la faim. Certes des efforts ont été accomplis par des organismes internationaux (FAO) ou privés (Caritas internationalis) mais les investissements privés et publics, les dons, les prêts ne peuvent suffire à construire « un monde où tout homme, sans exception […] puisse vivre une vie pleinement humaine » dans la sécurité, la liberté et l’égalité. Pour y arriver, les peuples riches ne peuvent garder leurs biens pour leur seul usage. Leur superflu doit servir aux peuples pauvres. Ce partage exige des programmes concertés entre « ceux qui apportent les moyens et ceux qui en bénéficient ». Ainsi, pourront se mesurer « les apports, non seulement selon la générosité et les disponibilités des uns, mais aussi en fonction des besoins réels et des possibilités d’emploi des autres. » Cette concertation, ce dialogue, dit Paul VI, permettra d’aménager des conditions de prêt supportables en « équilibrant les dons gratuits, les prêts sans intérêts ou à intérêt minime, et la durée des amortissements ». d’autre part, les pays pauvres pourront garantir le bon emploi des ressources accordées pour que ne soient pas favorisés les paresseux et les parasites. Enfin les États souverains bénéficiaires, conduiront leurs affaires, sans ingérence politique et à l’abri de toute perturbation sociale, détermineront leur politique et orienteront la société selon leur choix. Cette collaboration pacifique et féconde devrait être soutenue par un « Fonds mondial, alimenté par une partie des dépenses militaires ».[27]
Un devoir de justice sociale.
Artisans de leur destin, les peuples jeunes ou faibles doivent prendre leur place dans le concert des nations devenues solidaires, tout d’abord dans une entraide régionale puis grâce aux organisations multilatérales et internationales réorganisées. Pour éviter les distorsions dans les relations commerciales, une nouvelle fois, la conception libérale doit être dépassée : « la liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale ». Il ne s’agit pas d’abolir le marché de concurrence mais plutôt de « le maintenir dans des limites qui le rendent juste et moral et donc humain », sur la base d’« une certaine égalité de chances ». En tout cas, dans un premier temps, sur la base d’ « une réelle égalité dans les discussions et négociations […] en vue de régulariser certains prix, de garantir certaines productions, de soutenir certaines industries naissantes. » Pour arriver à un monde plus juste et solidaire, encore faut-il lutter contre la tentation nationaliste et le racisme.[28]
Un devoir de charité.
La charité agissante nourrie par la prière veillera aussi à accueillir avec chaleur et respect les jeunes étudiants et les travailleurs émigrés. Quant aux expatriés, ils doivent être les « initiateurs du progrès social » et de la promotion des travailleurs et cadres indigènes avec qui finalement ils collaboreront. De même, les « experts » en développement se comporteront en assistants et collaborateurs, avec compétence et amour désintéressé. Une fois encore, c’est la personne humaine qui doit se développer et non simplement l’économie.[29]
Le développement intégral de l’homme et de tout homme apparaît donc comme un problème moral d’abord puisqu’il réclame une juste conception de la valeur humaine et un esprit de solidarité et de collaboration car si les peuples sont les premiers artisans de leur développement, « ils ne le réaliseront pas dans l’isolement ». On comprend dès lors mieux pourquoi le « développement est le nouveau nom de la paix », une paix qui « se construit jour après jour, dans la poursuite d’un ordre voulu par Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes ».
Dans cette perspective, sont nécessaires des « accords régionaux », des « ententes plus amples », des « conventions plus ambitieuses », des institutions et organisations internationales et, in fine, « une autorité mondiale en mesure d’agir efficacement sur un plan juridique et politique ».[30] Est nécessaire aussi la mobilisation sans délai de tous les hommes de bonne volonté et de tous les peuples, des hommes d’État et des hommes de réflexion. Quant aux catholiques, « ils auront, bien sûr, à cœur d’être au premier rang de ceux qui travaillent à établir dans les faits une morale internationale de justice et d’équité. »[31]
iii. L’enseignement de Jean-Paul II
Vingt ans plus tard, le 30 décembre 1987, Jean-Paul II, dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis (SRS) commémore et actualise l’encyclique de Paul VI car si les principes restent les mêmes, le monde change et de nouveaux problèmes surgissent. C’est l’occasion de rappeler « la continuité de la doctrine sociale de l’Église en même temps que son renouvellement continuel »[1].
Nous allons surtout nous attacher à ce document[2] mais nous utiliserons aussi d’autres textes du saint Père ou de la Commission pontificale Justice et paix.[3]
Jean-Paul II confirme l’essentiel de l’encyclique Populorum progressio : le développement est bien le nouveau nom de la paix[4] et la question sociale a acquis une dimension mondiale[5]. En effet, les graves inégalités, les injustices et la misère provoquent tensions et désordres et mettent la paix en péril. En revanche, dans un monde qui serait dominé par le souci du bien commun de toute l’humanité, c’est-à-dire par la préoccupation du développement spirituel et humain de tous, et non par la recherche du profit individuel, la paix serait possible comme fruit d’une justice plus parfaite entre les hommes.
Toutefois, en vingt ans, la situation a évolué. Des efforts ont été accomplis. « On ne peut pas dire, constate Jean-Paul II, que ces différentes initiatives religieuses, humaines, économiques et techniques aient été vaines puisque certains résultats ont pu être obtenus ».[6] Mais, le pape est obligé immédiatement de reconnaître qu’« en général, compte tenu de divers facteurs, on ne peut nier que la situation du monde, du point de vue du développement, donne une impression plutôt négative. »[7] Pour plusieurs raisons.
Le « fossé » économique et culturel s’est élargi et a tendance encore à s’élargir entre les pays du Nord développé et les pays du Sud en voie de développement. Non seulement entre les pays mais aussi entre les riches et les pauvres à l’intérieur des pays.[8] A tel point que « l’unité du genre humain est sérieusement compromise », le monde étant éclaté en quatre mondes[9].
Le monde est donc déséquilibré, malade d’une grave inégalité dans la répartition des biens entre zones surdéveloppées et zones sous-développées.
Le surdéveloppement est aussi inadmissible que le sous-développement parce qu’il est contraire au bien et au bonheur authentiques. Si les uns ne peuvent « être » par manque d’« avoir », d’autres n’arrivent pas à « être » parce qu’ils en sont empêchés par le culte de l’« avoir ». En effet, le surdéveloppement consiste dans la disponibilité excessive de toutes sortes de biens matériels pour certaines couches de la société et se manifeste par un matérialisme grossier où les hommes deviennent esclaves de la possession et de la jouissance immédiate, par une insatisfaction radicale entretenue, par l’offre incessante et tentatrice des produits de consommation et par ce qu’on appelle, en bref, la « civilisation de consommation ».
Le sous-développement n’en reste pas moins un problème capital car, dans le monde, une majorité d’hommes possédant peu ou rien, n’arrivent pas à réaliser leur vocation fondamentale parce qu’ils sont privés des biens élémentaires.
Toutefois, il ne faut pas se tromper sur la nature du sous-développement : il n’est pas seulement social ou économique, il se manifeste aussi sur les plans culturel, politique et humain. On peut même affirmer que les carences culturelles sont les plus fréquentes, les plus durables et les plus difficiles à extirper.
On peut donc considérer comme signes de sous-développement : les insuffisances dans la production et la distribution des vivres, dans l’hygiène, la santé, la disponibilité en eau potable, les conditions de travail surtout pour les femmes mais aussi l’analphabétisme, « la difficulté ou l’impossibilité d’accéder aux niveaux supérieurs d’instruction, l’incapacité de participer à la construction de son propre pays, les diverses formes d’exploitation et d’oppression économiques, sociales, politiques et aussi religieuses », les discriminations, par exemple, raciales.[10]
On doit constater aussi l’étouffement du droit à l’initiative économique privée, qui réduit ou détruit la personnalité créatrice du citoyen. Sous prétexte d’égalité, on procède ainsi à un nivellement par le bas, qui entraîne passivité, dépendance et soumission par rapport à l’appareil bureaucratique. De là naissent des frustrations, le désespoir et l’émigration physique et « psychologique ». La perte de la souveraineté économique, politique, sociale et même, d’une certaine manière, culturelle, l’usurpation par un groupe social du rôle de guide unique (un parti, par exemple), qui détruit la personnalité de la société et des individus, la négation ou la limitation des droits (à la liberté religieuse, à la participation, à l’association, au syndicat, etc.), qui appauvrit la personne autant sinon plus que la privation des biens matériels, le chômage et le sous-emploi, le phénomène des réfugiés et des personnes déplacées à cause des guerres, des calamités naturelles, des persécutions et des discriminations, la crise du logement, l’endettement sont encore d’autres manifestations de sous-développement ou de mal-développement.[11]
Quant à délimiter les lieux de sous-développement, s’il faut reconnaître qu’il y a, dans le monde, plus de pays sous-développés que de pays développés, que ce sont, en gros, les pays du sud qui sont les plus touchés et que le fossé qui les sépare des pays du nord, plus riches, s’élargit souvent, car ils connaissent des vitesses d’accélération différentes, il faut toutefois ajouter que la frontière entre le sous-développement et le développement passe aussi à l’intérieur des diverses sociétés développées ou non. On trouve des richesses scandaleuses dans les pays pauvres et les manifestations les plus caractéristiques du sous-développement existent, à un degré moindre, dans les pays riches.[12]
Mais quelles sont les causes du sous-développement ?
Certains accusent les peuples défavorisés d’être responsables de leur situation ou qu’ils sont victimes d’une fatalité liée aux conditions naturelles ou à un ensemble de circonstances ou encore qu’ils subissent les conséquences de leur croissance démographique. Mais ce sont là de mauvaises raisons. Pour la pape, ces peuples ne sont pas responsables de l’inégalité dans la répartition des moyens de subsistance. Leur situation n’est pas une fatalité. Quant à la croissance démographique, elle ne peut être systématiquement mise en cause.[13]
Les vraies causes sont économiques et politiques, certes, mais pas seulement comme nous allons le voir.
Elles sont économiques et politiques, bien sûr, mais à ce point de vue, les responsabilités sont partagées.
Les pays en voie de développement et spécialement les personnes qui y détiennent le pouvoir économique et politique sont coupables d’omissions réelles et graves. De leur côté, les pays développés n’ont pas toujours ou pas suffisamment compris la nécessité de l’aide.
Ceci dit, les mécanismes économiques, financiers et sociaux fonctionnent souvent de manière automatique et rendent ainsi rigides les situations de richesse des uns et de pauvreté des autres.[14] Ces mécanismes manœuvrés d’une façon directe ou indirecte par des pays peu développés, favorisent par leur fonctionnement même les intérêts de ceux qui les manœuvrent, mais finissent par étouffer ou conditionner les économies des pays moins développés. Ainsi, l’étroite interdépendance des différents mondes, sans balise morale, entraîne des conséquences funestes pour les plus faibles et provoque, comme naturellement, des effets négatifs jusque dans les pays riches.[15]
De plus, le système commercial international entraîne souvent aujourd’hui une discrimination des productions et industries naissantes dans les pays en voie de développement, tandis qu’il décourage les producteurs de matières premières. La division internationale du travail est ainsi mise en cause : les produits à faible prix de revient dans certains pays dénués de législation du travail efficace ou trop faibles pour l’appliquer, sont vendues en d’autres parties du monde avec des bénéfices considérables pour les entreprises spécialisées dans ce type de production qui ne connaît pas de frontières.[16]
Le pape met aussi en cause l’endettement. Si, au départ, il était légitime et même souhaitable que des pays moins développés acceptent l’offre de capitaux disponibles pour investir dans des activités de développement même si ce fut parfois imprudent ou précipité, le processus a néanmoins engendré des effets contraires, car les pays débiteurs doivent, pour le service de la dette, exporter des capitaux qui seraient nécessaires à l’accroissement ou du moins au maintien du niveau de vie. Pour cette raison, ils ne peuvent obtenir de nouveaux financements également indispensables. Dès lors, ce moyen de développement est devenu un frein et a même parfois accentué le sous-développement. En outre, dans le système monétaire et financier international, la fluctuation excessive des méthodes de change et des taux d’intérêt détériore la balance des paiements et la situation d’endettement des pays pauvres.[17]
Et ce n’est pas tout ! Des pays en voie de développement se voient refuser les technologies nécessaires ou en reçoivent certaines qui leur sont inutiles.
Enfin, les organisations internationales ont, certes, rendu des services, mais elles sont utilisées parfois à des fins particulières, manquent d’efficacité et sont alourdies par leurs mécanismes de fonctionnement et leurs frais administratifs.
A ces problèmes économiques, financiers et politique dont l’énumération est impressionnante s’ajoutent les oppositions idéologiques fort vives à cette époque où deux grandes idéologies s’opposent à travers le monde: le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste. Elles se réfèrent à deux visions différentes de l’homme, de sa liberté et de son rôle social et ne sont pas sans conséquences funestes.
Cette opposition qui se vit à travers le monde rend plus difficile encore l’accomplissement du devoir de solidarité.
Elle engendre deux systèmes d’organisation de la société et de gestion du pouvoir grevés d’incompatibilités et mettent en place des formes contraires d’organisation du travail et de structures de la propriété, notamment des moyens de production.
Cette opposition, après la seconde guerre mondiale, a évolué en opposition militaire de deux blocs armés rivaux, qui s’est, suivant les époques, traduite en « guerre froide », en « guerres par procuration », voire en menace de guerre ouverte et totale. Le souci excessif de sécurité, la méfiance et la crainte d’une infériorité ont accru la course aux armements, développé leur commerce et provoqué une incroyable accumulation d’armes atomiques.
Tout cela n’est pas sans conséquences sur le développement des peuples.
Au point de vue politique, le conflit Est-Ouest a porté atteinte à l’autonomie, à la liberté de décision et à l’intégrité territoriale des nations plus faibles. En effet, chaque bloc a tendu à assimiler ou à regrouper autour de lui, selon divers degrés d’adhésion ou de participation, d’autres pays ou groupes de pays. Cette tendance impérialiste, voire néo-colonialiste, a créé des sphères d’influence dans lesquelles l’opposition Est-Ouest a été transférée et a contribué à élargir le fossé Nord-Sud. Les pays en voie de développement deviennent ainsi les parties d’un engrenage gigantesque qui, par ses implications idéologiques, crée en plus des divisions à l’intérieur de chaque nation.[18]
Au point de vue économique, dans ce climat d’affrontement, les investissements et les aides sont souvent détournés pour alimenter les conflits. Ainsi, les capitaux prêtés seront utilisés pour l’achat d’armes.
Au point de vue culturel, la plupart du temps, les moyens de communication sociale sont gérés par des centres situés au Nord. Ceux-ci ne tiennent pas suffisamment compte des priorités et des problèmes propres aux pays du Sud. Ils ne respectent pas leur physionomie culturelle et imposent souvent leur vision déformée de la vie et de l’homme. Ils ne répondent donc pas aux exigences du vrai développement.[19]
Tous ces maux économiques, financiers, politiques ne doivent toutefois pas nous faire oublier la cause profonde du sous-développement.
Sa persistance révèle que ses causes ne sont pas seulement de nature économique. Une volonté politique est nécessaire, mais elle s’est avérée aussi insuffisante. On doit en conclure que la véritable nature du mal auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples est d’ordre moral, comme l’avait déjà montré Paul VI.
Le péché personnel contre la volonté de Dieu et le bien du prochain, péché qui fait fi de la loi qui commande le bien et interdit le mal, induit des « structures de péché ». Ainsi en est-il particulièrement du désir exclusif de profit et de la soif du pouvoir poussés à l’excès. Ces deux attitudes apparaissent aujourd’hui indissolublement liées. En sont victimes non seulement les individus mais aussi les nations et les blocs. A la lumière de ces critères moraux, l’analyse de certaines formes modernes d’impérialisme peut aussi nous dévoiler, derrière certaines décisions inspirées seulement, en apparence, par des motifs économiques ou politiques, de véritables formes d’idolâtrie de l’argent, de l’idéologie, de la classe, de la technologie.[20]
Alors, où se trouve la solution ?
Il faut en trouver une !
Le bon sens exige une solution car l’interdépendance des diverses parties du monde entraîne, comme nous l’avons vu, des conséquences funestes pour les plus faibles et des effets négatifs jusque dans les pays riches. L’injustice risque de faire naître, chez ses victimes, la tentation d’une réponse violente, d’autant plus dangereuse si le monde est divisé en blocs idéologiques.
La morale l’exige aussi, car en vertu de l’unité du genre humain, les moyens de subsistance sont destinés à tous les hommes.
Enfin, la foi l’exige : améliorer le sort de tout l’homme et de tous les hommes est une réponse à la volonté du Dieu créateur qui, dès l’origine, demande à l’homme de ne pas enfouir les dons reçus, mais, dans l’obéissance à la loi divine, de « dominer » sur les autres créatures, de « cultiver le jardin ». La foi au Christ rédempteur nous assure de la valeur permanente de toutes les réalisations humaines authentiques qui Lui sont ordonnées et qui seront rachetées. C’est dans cette perspective que s’inscrit, de manière optimiste, la vocation caritative de toute l’Église.[21]
La solution a un caractère moral.
La raison profonde des déséquilibres constatés dans les problèmes du développement étant d’ordre moral, la solution est donc aussi d’ordre moral.
Elle suppose l’établissement d’une juste hiérarchie entre l’« être » et l’« avoir ». Il n’y a pas nécessairement d’antinomie entre l’« avoir » et l’« être ». Mais nous avons vu qu’aujourd’hui un petit nombre n’arrive pas à « être », empêché par le culte de l’« avoir ». Le plus grand nombre, lui, parce que possédant peu ou rien, n’arrive pas non plus à être, peut-être à cause de l’« avoir » des premiers. Le mal n’est donc pas dans l’« avoir », mais dans le fait que l’« avoir » ne contribue pas à la réalisation de l’« être ».[22]
Ce changement d’attitude, les chrétiens l’appelleront « conversion ». Il est urgent et nécessaire de changer les attitudes qui caractérisent les rapports de l’homme avec lui-même, son prochain, les communautés humaines même les plus éloignées et la nature. Ces rapports doivent s’ordonner en fonction de valeurs supérieures comme le bien commun ou le développement intégral de tout l’homme et de tous les hommes.[23]
L’attitude souhaitée s’appelle solidarité.
Encore faut-il bien comprendre cette notion. La vraie solidarité implique une conscience croissante de l’interdépendance ressentie comme un système nécessaire de relations, avec ses composantes économiques, culturelles, politiques et religieuses. Elle n’est pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel, mais une détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun. Sans désir de profit ni soif de pouvoir, elle se manifeste par le service entièrement désintéressé de l’autre. Dans la solidarité, l’autre -personne ou nation- n’est plus un quelconque instrument, mais un semblable qui ne peut être exploité, opprimé ou détruit.
Ainsi la solidarité est le chemin de la paix et du développement. Elle refuse toute forme d’impérialisme économique, militaire, politique et transforme la défiance en collaboration. Elle suppose la mise en œuvre de la justice sociale et internationale, la pratique des vertus qui favorisent convivialité et unité.
Dans la perspective chrétienne, la solidarité s’apparente à l’amour et tend à la gratuité, au pardon, à la réconciliation. Le prochain, dès lors, même notre ennemi, n’est plus seulement notre égal avec ses droits, mais l’image vivante de Dieu, rachetée par le sang du Christ et sous l’action constante de l’Esprit. La solidarité ainsi vécue laisse entrevoir un nouveau modèle d’unité : la communion qui est l’âme de la vocation de l’Église.
Seule la pratique de la solidarité humaine et chrétienne pourra vaincre les « mécanismes pervers » et les « structures de péché », tant sur le plan individuel que sur celui de la société nationale et internationale.[24]
Comment la vivre ?
A l’intérieur des nations, ceux qui ont des biens et des services communs doivent se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager. Les plus faibles, pour leur part, ne devraient pas adopter une attitude purement passive ou destructrice du tissu social. Défendant leurs droits légitimes, ils devraient prendre leur part dans la construction du bien commun. De même, les groupes intermédiaires ne devraient pas non plus insister égoïstement sur leurs intérêts particuliers, mais respecter les intérêts des autres.
Dans les relations internationales, l’interdépendance constatée doit se transformer en solidarité. Puisque les biens de la création sont destinés à tous, les produits de l’industrie humaine doivent servir au bien de tous. Les nations les plus riches, dépassant la politique des « blocs », doivent se sentir responsables moralement des autres. Ainsi s’instaurera un véritable système international fondé sur l’égalité de tous les peuples et le respect de leurs différences légitimes. Avec l’aide reçue, les pays les plus faibles seront en mesure de contribuer au bien commun grâce aux trésors de leur humanité et de leur culture ainsi préservées.
Ceci dit, très concrètement et dans la solidarité donc qu’exige le vrai développement ?
Tout d’abord, il faut se rendre compte qu’il n’y a pas de progrès constant et fatal. Le développement n’est pas, comme l’avait pensé la philosophie des Lumières, un processus linéaire, quasi automatique et par lui-même illimité. Les graves problèmes qui agitent le XXe siècle finissant en témoignent.
Il faut ensuite ne pas oublier que c’est tout l’homme qui doit se développer dans un environnement sain.
Comme il a été dit, le vrai développement implique une hiérarchie des valeurs où l’« avoir » sert à l’« être ». Le vrai développement ne se limite donc pas à sa dimension économique. Il doit tenir compte de la nature spécifique de l’homme (corporelle et spirituelle), créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Le vrai développement subordonne la possession, la domination et l’usage à cette ressemblance et ne peut dès lors se confondre avec la pure accumulation de biens et services, même en faveur du plus grand nombre. Comme les individus, les peuples ou les nations ont droit à leur développement intégral, qui comporte les aspects économiques et sociaux mais aussi l’identité culturelle propre et l’ouverture au transcendant.
Le développement intégral de l’homme et des peuples suppose le respect actif des droits humains personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples. Sur le plan intérieur, ce respect implique le droit à la vie à tous les stades de l’existence, les droits de la famille comme cellule de base de la société, la justice dans les rapports de travail, les droits politiques, le droit à la liberté religieuse et tous les droits fondés sur la vocation transcendante de l’être. Sur le plan international, il s’agit de respecter l’identité de chaque peuple avec ses caractéristiques historiques et culturelles, et dans l’égalité fondamentale, le droit de chaque peuple au développement. En aucun cas, la nécessité du développement ne peut être prise comme prétexte pour imposer aux autres sa propre façon de vivre ou sa propre foi religieuse.[25]
En somme, le développement intégral se réalise dans la solidarité et la liberté, sans jamais sacrifier l’un à l’autre sous aucun prétexte, et dans le respect de toutes les exigences dérivant de l’ordre de la vérité et du bien. Pour le chrétien, Dieu est la vérité et le bien. Pour lui, le vrai développement est fondé sur l’amour de Dieu et du prochain.
Le vrai développement implique aussi le respect de la nature visible. Ce qui signifie qu’on ne peut user comme on veut, en fonction de ses propres besoins économiques, des animaux, plantes, éléments naturels, qui ont une nature propre appréciable et qui sont liés mutuellement dans un système ordonné. Ce respect demande qu’on soit conscient du caractère limité des ressources naturelles (certaines ne sont pas renouvelables et en abuser risque d’être préjudiciable à l’avenir) et qu’on soit attentif aux conséquences d’un certain type de développement sur la qualité de la vie dans les zones industrialisées.
Bref, le pouvoir sur la nature n’est pas absolu. Ici aussi, en plus des lois biologiques, des exigences morales sont à respecter.[26]
Enfin, le développement est une tâche universelle et grave.
L’interdépendance des diverses parties du monde implique que tous les hommes, tous les pays, toutes les parties du monde (Nord et Sud, Est et Ouest) participent au développement sous peine de régression même dans les régions marquées par un progrès constant. Tout développement partiel se fait aux dépens des autres et finit par s’hypertrophier et se pervertir.
Le devoir, urgent aujourd’hui, de soulager la misère s’impose aux individus, aux sociétés et nations, aux Églises et communautés ecclésiales, et réclame le partage du superflu, voire du nécessaire.
Si le bilan dressé par Jean-Paul II vingt après celui de Paul VI paraît sombre, des signes encourageants dans le sens d’un vrai développement se manifestent malgré l’aggravation de la situation à la fin du XXe siècle.
On constate plus d’attention aux droits et à l’environnement. Beaucoup d’hommes et de femmes, de nations et de peuples prennent conscience de leur dignité, de celle de chaque être humain et de leurs droits. Ainsi en témoigne l’influence exercée par la Déclaration des droits de l’homme, l’Organisation des Nations Unies et d’autres organismes internationaux.[27] Cette prise de conscience s’étend aussi au souci de l’écologie.[28]
On constate aussi un plus grand souci de solidarité.
La conviction d’une interdépendance se développe, comme celle de la nécessité d’une solidarité qui l’assume et la traduise sur le plan moral. Les hommes se rendent compte qu’ils sont liés par un destin commun et que pour éviter la catastrophe, ils doivent tous s’appliquer avec effort à renoncer à leur égoïsme pour atteindre leur bien et leur bonheur. Ainsi, on constate un sens croissant de la solidarité des pauvres entre eux, qui se manifeste par des actions de soutien mutuel et des manifestations publiques et non violentes pour plus de justice.
A cela s’ajoute l’effort de gouvernants, d’hommes politiques, d’économistes, de syndicalistes, de personnalités de la science et de fonctionnaires internationaux pour porter généreusement remède aux maux du monde, accroître la paix et la qualité de la vie. On peut aussi se réjouir de la contribution et la collaboration efficace des grandes organisations internationales et de certaines organisations régionales.
En même temps, grandissent le souci de la paix, la conscience de son indivisibilité et l’exigence de justice qui la sous-tend. Très concrètement, les besoins mêmes d’une économie étouffée par les dépenses militaires, comme par la bureaucratie et par l’inefficacité intrinsèque, semblent battre en brèche la politique des blocs et favoriser maintenant des processus qui pourraient rendre l’opposition moins rigide et faciliter l’établissement d’un dialogue bénéfique et d’une vraie collaboration pour la paix.
De même, devant le danger de néo-colonialisme, a pris naissance le Mouvement international des pays non-alignés, qui veut affirmer efficacement le droit de chaque peuple à son identité, à son indépendance, à sa sécurité ainsi qu’à sa participation, sur la base de l’égalité et de la solidarité, à la jouissance des biens qui sont destinés à tous les hommes.
Certains pays du tiers monde ont déjà atteint une autonomie alimentaire ou un certain degré d’industrialisation.[29]
Mais il reste du travail !
Les pauvres sont et restent prioritaires. Comme nous l’avons vu, le développement authentique n’est pas qu’un problème technique, mais d’abord un problème moral. Sa résolution réclame qu’on accorde, à l’instar de l’Église, priorité aux pauvres dans la vie quotidienne, dans les décisions d’ordre politique et économique, aux niveaux national et international. d’une part, les pauvres sont toujours plus nombreux jusque dans les pays les plus développés. Or, les biens de ce monde sont destinés à tous. Et si le droit à la propriété privée est valable et nécessaire, il est grevé d’une hypothèque sociale qui interpelle, bien sûr, la charité chrétienne, mais aussi nos responsabilités sociales, notre façon de vivre et les décisions à prendre sur les plans politique et économique, aux niveaux national et international.[30] Par ailleurs, la pauvreté est multiforme. Elle est souvent due à une privation matérielle, mais elle peut être aussi un appauvrissement spirituel, le manque de libertés humaines ou le résultat d’une violation des droits et de la dignité de l’homme.[31]
Au plan international, l’intérêt actif pour les pauvres doit aboutir à une réforme du système commercial, ainsi que du système monétaire et financier. Les pays en voie de développement doivent pouvoir jouir des technologies qui leur sont nécessaires. Par ailleurs, il est urgent de revoir les structures des organisations internationales existantes dans le cadre d’un ordre juridique international, pour qu’elles acquièrent plus d’efficacité au service du bien commun international. Pour cela, il faudra la collaboration de tous, le dépassement des rivalités politiques et le renoncement aux fins particulières.[32]
Au plan national ou régional, il est nécessaire d’appliquer le principe de « self reliance ».[33] Les pays en voie de développement doivent compter sur eux-mêmes, sans tout attendre des pays plus favorisés. Ce qui implique différentes attitudes.
Ils doivent utiliser le plus possible l’espace de leur propre liberté, se rendre capables d’initiatives répondant à leurs propres problèmes de société, se rendre compte des droits et devoirs qui leur imposent de satisfaire leurs besoins réels. Comme l’alphabétisation et l’éducation de base sont loin d’être encore réalisées partout, il faut favoriser l’épanouissement de chaque citoyen par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations. Les pays en voie de développement discerneront eux-mêmes leurs priorités et reconnaître clairement leurs besoins en fonction des conditions particulières de la population, du cadre géographique et des traditions culturelles. Il faudra augmenter dans certains cas la production alimentaire à l’exemple d’autres pays qui, sans être particulièrement développés, ont pourtant réussi à atteindre l’objectif de l’autonomie alimentaire et même à devenir exportateurs de produits alimentaires. Il sera peut-être nécessaire de réformer certaines structures et notamment les institutions politiques, pour remplacer des régimes corrompus, dictatoriaux et autoritaires par des régimes démocratiques, qui favorisent la participation responsable de tous les citoyens, la fermeté du droit, le respect et la promotion des droits humains.
La solidarité doit se vivre à tous les niveaux car les pays moins favorisés ne pourront se développer par leurs initiatives adaptées sans la collaboration de tous les pays. La communauté internationale doit se montrer solidaire des plus marginalisés d’abord, mais les pays en voie de développement doivent aussi pratiquer eux-mêmes la solidarité entre eux et avec les plus marginaux. Ainsi est-il souhaitable que des pays d’un même ensemble géographique établissent des formes de coopération qui les rendent moins dépendants de producteurs plus puissants, qu’ils ouvrent leurs frontières aux produits de la même zone et examinent la complémentarité éventuelle de leurs productions. En s’associant, ils pourront se doter des services que chacun d’eux n’est pas en mesure d’organiser et étendre leur coopération au domaine financier et monétaire.
Ces organisations régionales, comme la solidarité universelle, requièrent autonomie, libre disposition de soi-même, égalité et participation au concert des nations. Mais les pays doivent être prêts à accepter les sacrifices nécessaires pour le bien de la communauté mondiale.[34] Cette interdépendance est une solution face à la dépendance excessive par rapport à des pays plus riches et plus puissants, sans s’opposer à personne, mais en valorisant au maximum ses propres possibilités.[35]
Toutes ces constatations et propositions amènent Jean-Paul II à faire appel à tous les hommes de bonne volonté et à tous les croyants pour que « convaincus de la gravité de l’heure présente et conscients de leur responsabilité personnelle, ils mettent en œuvre les mesures inspirées par la solidarité et l’amour préférentiel pour les pauvres qu’exigent les circonstances et que requiert surtout la dignité de la personne humaine, image indestructible de Dieu créateur, image identique en chacun de nous ».[36]
Une fois encore, nous sommes invités, ni plus ni moins, à « anticiper le Royaume ». Non pas, comme nous l’avons déjà dit, qu’une réalisation terrestre puisse être identifiée au Royaume mais parce que « toutes les réalisations ne font que refléter, et en un sens, anticiper la gloire du Royaume que nous attendons à la fin de l’histoire, lorsque le Seigneur reviendra. […] Même dans l’imperfection et le provisoire, rien ne sera perdu ni ne sera vain de ce que l’on peut et que l’on doit accomplir par l’effort solidaire de tous et par la grâce divine à un certain moment de l’histoire pour rendre « plus humaine » la vie des hommes. »[37]
Le 1er mai 1991, célébrant cette fois le centième anniversaire de l’encyclique Rerum novarum, Jean-Paul II revient sur certains points abordés dans SRS car si les principes fondamentaux ont une valeur permanente il faut « porter un regard « actuel » sur les « choses nouvelles » qui nous entourent et dans lesquelles nous nous trouvons immergés ».[38]
Parmi les invariants, Jean-Paul II rappelle, entre autres, la nécessité d’un développement intégralement humain[39], le droit à la propriété privée et ses limites[40], la destination universelle des biens de la terre[41], les limites de l’économie de marché[42], le droit des pauvres à accéder aux biens de la terre, à travailler et à participer au progrès du monde. Ils sont par leurs progrès une richesse morale, culturelle et même économique pour toute l’humanité.[43]
Dans sa description de l’état du monde, le Saint Père confirme tout d’abord que « non seulement la conscience du droit des individus s’est développée, mais aussi celle des droits des nations, tandis qu’on saisit mieux le nécessité d’agir pour porter remède aux graves déséquilibres entre les différentes aires géographiques du monde qui, en un sens, ont déplacé la centre de la question sociale du cadre national au niveau international. » Mais il ajoute immédiatement, comme il l’avait écrit quatre ans plus tôt, que « le bilan d’ensemble des diverses politiques d’aide au développement n’est pas toujours positif ».[44] Bien au contraire. Le pape déplore la marginalisation de la grande majorité des habitants du Tiers-Monde, privés des connaissances indispensables, dépouillés part la concurrence, déracinés dans les villes qui les attirent, menacés d’élimination ou asservis sur des terres qu’ils ne possèdent pas, exploités ou considérés comme importuns. Et quand certaines régions ou certains secteurs se développent, ce sont surtout les ressources matérielles qui sont valorisées et non les ressources humaines. Accéder aux connaissances nécessaires, à un marché équitable qui privilégie la personne est indispensable pour lutter contre la marginalisation qui touche aussi les pays développés où beaucoup ne peuvent suivre le rythme de développement du fait de leur âge, de leur jeunesse, de leur faiblesse. Ainsi se constitue le Quart-Monde où la femme se trouve dans une situation difficile.[45]
Tout cela n’est, hélas, pas nouveau. La grande nouveauté, depuis 1987, c’est évidemment la chute du « mur » et de la domination communiste en Europe. Cet événement souligne nettement l’interdépendance des peuples et la nature unifiante du travail. La situation potentiellement dangereuse de ces pays libérés du joug marxiste demande que tout soit fait sur le plan international pour que les conflits soient réglés pacifiquement. De plus, « un effort considérable doit être consenti pour la reconstruction morale et économique ». Dans ce but, comme dans le Tiers-Monde, ces pays doivent « être les premiers artisans de leur développement » mais ont besoin de l’aide solidaire des autres nations d’Europe principalement. C’est l’intérêt de l’Europe si elle veut vivre en paix et c’est aussi une œuvre de justice de la part de ces pays « qui ont eu part à la même histoire et en portent les responsabilités ».
Toutefois, cette reconstruction ne doit pas sacrifier l’aide au Tiers-Monde dont la situation est souvent beaucoup plus grave. Pour accomplir toutes ces tâches, un effort extraordinaire doit être accompli mais les ressources ne manquent pas. Elles peuvent être rendues disponibles par le désarmement des blocs antagonistes, le contrôle et la réduction des armements y compris dans le Tiers-Monde et la lutte contre leur commerce.
Une nouvelle fois, Jean-Paul II insiste sur le caractère intégral du développement y compris sur le plan religieux. Dans le cas contraire, les vieilles erreurs qui ont mené au totalitarisme risquent de reprendre vie, la hiérarchie des valeurs restera bouleversée ou le fondamentalisme religieux exercera sa dictature.[46]
Come le souligne le Dr Lothar Roos commentant SRS : « L’encyclique se prononce contre l’erreur anthropologique et culturelle fondamentale selon laquelle on pourrait remplacer la vertu par la technique comme le prétendent, aujourd’hui, toutes les utopies et les idéologies. La variante libérale d’une telle illusion réside dans l’idée, née du plus pur égoïsme, selon laquelle le bien commun économique s’obtient automatiquement moyennant une « astuce de la raison ; la variante marxiste souligne l’expectative du changement dans les relations de production qui entraînera avec lui l’« homme nouveau » et la « société sans classes ». La conviction selon laquelle moyennant l’emploi de la technique, uni à une politique correspondante comprise comme socio-technique, tous les problèmes se résoudront, sans effort moral, est, jusqu’à maintenant, c’est clair, seulement difficile à combattre « .[47]
iv. Quelques réponses à des problèmes précis.
L’encyclique Sollicitudo rei socialis, et d’autres documents pontificaux abordent quelques questions précises qui concernent le développement
Nous avons vu que Jean-Paul II cite le chômage parmi les manifestations du sous-développement sans s’attarder[1], dans la mesure où il a bordé ce grave problème dans son encyclique sur le travail qu’il évoque d’ailleurs tout en soulignant le « caractère universel et, en un sens, multiplicateur » de ce phénomène[2].
Mais il est d’autres aspects de sous-développement qui vont être étudiés sous ce pontificat : la démographie, la dette, le logement, l’accès à l’eau, le partage de la terre, de la mer et de l’espace.
Que pouvons-nous dire devant le très grave problème du chômage qui touche un certain nombre de pays européens ? C’est la conséquence d’un système économique qui n’est plus capable de créer du travail, parce qu’il a mis au centre une idole qui s’appelle l’argent ! C’est pourquoi les différents responsables politiques, sociaux et économiques sont appelés à promouvoir une approche différente, basée sur la justice et sur la solidarité. […] La solidarité est importante, mais ce système ne l’aime pas beaucoup et préfère l’exclure. Cette solidarité humaine qui assure çà tous la possibilité de mener une activité professionnelle digne. le travail est un bien qui appartient à tous, qui doit être disponible pour tous. Cette phase de graves difficultés et de chômage nécessite d’être affrontée avec les instruments de la créativité et de la solidarité. la créativité d’entrepreneurs et d’artisans courageux qui regardent vers l’avenir avec confiance et espérance. Et la solidarité entre toutes les composantes de la société, qui renoncent à quelque chose, adoptent un style de vie plus sobre, pour aider ceux qui se trouvent dans le besoin.
Ce grand défi interpelle toute la communauté chrétienne. […] Si chacun joue son rôle, si tous mettent toujours au centre la personne humaine, et non l’argent, avec sa dignité, si l’on consolide des comportements de solidarité et de partage fraternel inspirés de l’Évangile, il sera possible de sortir du marécage d’une saison économique et professionnelle éprouvante et difficile. » (Zenit, 20 mars 2014).
a. La démographie
Jean XXIII en avait déjà parlé dans son encyclique Mater et magistra[1]. Rappelons-nous. Contestant l’injonction biblique « Croissez et multipliez », « Remplissez la terre et soumettez-la », certains estiment qu’il faut freiner la natalité dans la mesure où le développement économique étant plus lent que la croissance démographique, « le déséquilibre s’accentuera d’une manière aigüe entre population et moyens de subsistance ». De plus, le taux de mortalité infantile surtout se réduisant, « l’excédent des naissances sur les décès s’accroît sensiblement, et le rendement des régimes économiques ne croît pas en proportion ». Voilà deux raisons de contrôler la démographie.
Pour Jean XXIII, la situation décrite n’est pas vérifiée. En fait, de nombreux problèmes viennent d’une « organisation économique et sociale déficiente » et d’une « solidarité insuffisante » alors que la nature, créée par Dieu, a des « ressources inépuisables » et que les hommes créés par Dieu ont l’intelligence et le génie pour répondre à ce défi. Il faut, disait-il, « un nouvel effort scientifique » plutôt que de toucher à des règles morales.
La vraie solution consiste à d’abord respecter les vraies valeurs humaines et notamment la vie humaine qui est sacrée, la famille fondée sur le mariage. Dans le respect des « lois inviolables et immuables », il convient d’éduquer au sens des responsabilités notamment en ce qui concerne la fondation d’une famille. Par ailleurs, un tel problème requiert une collaboration mondiale pour que se mette en place une « circulation ordonnée et féconde des connaissances, des capitaux et des hommes ».
L’encyclique de Jean-Paul II[2] renvoie d’abord à ce que disait Paul VI dans Populorum progressio[3]puis à ce qu’il a, lui-même, exposé dans l’exhortation apostolique Familiaris consortio[4].
Ceci rappelé, Jean-Paul II revient aux problèmes créés par le nombre de naissances dans le Sud mais il y ajoute ceux qui sont liés à la chute de la natalité dans le Nord car le vieillissement de la population est susceptible aussi de freiner le développement.[5]
Pour Jean-Paul II, la croissance démographique n’est pas la seule cause du sous-développement.[6] De même, ajoute-t-il, « il n’est nullement démontré que toute croissance démographique soit incompatible[7] avec un développement ordonné. »[8] Enfin, il dénonce à nouveau et avec énergie « le signe d’une conception erronée et perverse du vrai développement humain » que sont les campagnes gouvernementales systématiques contre la natalité où souvent l’aide économique et financière étrangère est l’objet d’un chantage dont sont victimes les populations les plus pauvres. Ces politiques, en opposition avec l’identité culturelle et religieuse des peuples concernés, finissent parfois par favoriser un certain racisme ou un eugénisme raciste. Elles sont contraires à la nature du vrai développement.[9]
L’Église n’hésite pas à parler du « mythe de la crise démographique mondiale ».[10] Il faut rejeter le mythe de la fin du monde dû à une crise démographique mondiale qui entraînerait une famine. Ebranlés dans leurs présomptions économiques et démographiques, les chercheurs et les fournisseurs de contraceptifs devraient désormais se demander s’ils ne sont pas en train de contribuer aux problèmes sociaux et économiques plutôt que les résoudre. Le mécontentement et l’opposition des populations soumises aux campagnes de contention devraient faire réfléchir les responsables. Il faut, en effet, considérer la croissance démographique dans le contexte du développement économique et envisager les différents problèmes non seulement de surpopulation dans des zones déterminées, mais aussi de sous-population.[11] Ces différents problèmes doivent être affrontés à travers la promotion de la justice économique par le développement et la décentralisation et par la diffusion de la planification familiale naturelle.[12]
Ce mythe est à la base d’une véritable idéologie qui fait fi de la réalité.
Lors de la Conférence internationale des Nations-Unies sur la population à Mexico du 6 au 13 août 1984, la délégation du Saint-Siège a fait remarquer que « bien des projections pessimistes faites dans le passé ne se sont pas vérifiées et quelques tendances se sont manifestées qui, elles, n’étaient pas prévues ». Et le chef de la délégation, Mgr Jan Schotte tout en affirmant que « de façon générale le taux de croissance de la population mondiale est en baisse, de même que ceux de la fécondité et de la mortalité », ajouta que « l’expérience nous met en garde contre la complexité et les incertitudes des projections à long terme. »[13]
On peut citer les travaux de SCHOOYANS M., Maîtrise de la vie, domination des hommes, Lethielleux, 1986 ; L’enjeu politique de l’avortement, OEIL, 1991 ; La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995 ; Bioéthique et population, Fayard, 1994 ; L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1998 ; Le crash démographique, Le Sarment-Fayard, 1999 ; La face cachée de l’ONU, Le Sarment-Fayard, 2002 ; Le terrorisme à visage humain, François-Xavier de Guibert, 2008 ; La prophétie de Paul VI, François-Xavier de Guibert, 2008 ; Pour comprendre les évolutions démographiques, APRD, 2011. Face à ces travaux importants sur la constitution, la propagation, la nocivité du « mythe ».
Le Pr DUMONT Gérard-François n’est pas en reste : La France ridée, en collaboration avec CHAUNU P., LEGRAND Jean et SAUVY Alfred, Livre de poche, Pluriel, 1979 ; Démographie. Analyse des populations et démographie économique, Dunod, 1992 ; De « l’explosion » à « l’implosion » démographique ? in Revue des Sciences morales et politiques, Institut de France, 1993, n° 4, pp. 583-603 ; Dossier démographie, en collaboration avec MONTENAY Yves et LECAILLON Jean-Didier, in Défense nationale, 1993, pp. 19-74: Le monde et les hommes, Les grandes évolutions démographiques, Litec, 1995 ; Les populations du monde, Armand Colin, 2004 ; Les territoires face au vieillissement en France et en Europe, Ellipses, 2006 ; Démographie politique, Les lois de la géopolitique des populations, Ellipses, 2007 ; Population et développement durable in WACKERMAN Gabriel, Le développement durable, Ellipses, 2008, pp. 154-174 ; Le principe de population de Malthus, annonçant une sous-alimentation, s’est-il appliqué ?, in WACKERMAN G., Nourrir les hommes, Ellipses, 2008, pp. 83-88 ; Population et développement : la tentation malthusienne, in Agir, revue de stratégie, n° 35, septembre 2008, pp. 51-66 ; Populations et territoires de France en 2030, Le scénario d’un futur choisi, L’Harmattan, 2008 ; La mondialisation s’applique-t-elle en démographie ? Tendances et perspectives pour le XXIe siècle, in Population et avenir, n° 691, janvier-février 2009, pp. 4-7 et 20 ; La géographie des migrations internationales au tournant des années 2010 et Les migrations climatiques internationales, in MOURIAUX V., Les mobilités, Sedes, 2010, pp. 37-54 ; 7 milliards d’hommes : la terre est-elle surpeuplée ou vieillissante ? in BRUNEL S. et PITTE J.-R., Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête, J.-Cl. Lattès, 2010, pp. 185-214.
En dehors de la sphère francophone, on peut encore évoquer du Pr. SIMON Julian L., L’homme notre dernière chance, Libre échange, PUF, 1981 ; Dr SASSONE Robert L., Handbook on Population, American Life League, 1994 ; du Pr. KASUN Jacqueline, The War against Population : The Economics and ideology on World Population Control, Ignatius Press, 1999 ; et d’autres encore : Dr Roger Revelle, Dr David Hopper, M. Carl Anderson, Dr Peter Bauer, Dr Basil Yamey, Dr Colin Clarke, etc..
Le « mythe de la surpopulation » est l’objet de prises de positions nombreuses sur le web et pas seulement sur des sites catholiques qui répercuteraient simplement la voix de leur « maître » !
Certes, on trouvera sur le site www.ichtus trois articles confirmant et prolongeant la position de l’Église (Surpopulation : mythe ou réalité ?, Idées reçues sur la surpopulation, Le dynamisme démographique est bien nécessaire à la croissance économique), de même sur celui de France catholique (KAINZ Howard, Le mythe de la surpopulation et la nouvelle moralité, 14 décembre 2012).
Mais d’autres sites dénoncent de même le mythe.
Sur le blog de Résistance 71 (71 par référence à la Commune de Paris en 1871) sont dénoncées, dans un style acide, « une poussée du bon vieux Malthus et ses fadaises sur la « surpopulation » de la planète » sous le titre « Sciences, eugénisme et Nouvel Ordre Mondial : Bill Gates, Rockefeller & Co planifient le génocide planétaire ». Il faut « mettre un coup d’arrêt et de balai dans toute cette fange pseudo-scientifique et véritablement criminelle ». On y lira « comment les 85 personnes les plus riches du monde voient les 3,5 milliards les plus pauvres ».
Sur le site Reporterre, le quotidien de l’écologie, le Britannique MONBIOT George renchérit : « la plupart des obsédés de la surpopulation mondiale sont de vieux riches blancs ayant passé l’âge de la reproduction ». Il conclut crûment son analyse en écrivant que le problème « ce n’est pas le sexe, c’est l’argent ; ce n’est pas le pauvre, c’est le riche ». (La surpopulation, un mythe, 6 octobre 2009).
Le grand soir du 27 octobre 2009, qui se définit comme un Journal militant à information alternative, publie ce même article de George Monbiot, précédé de ce « chapeau » : « Ceux qui prétendent que la croissance démographique est le gros problème environnemental sont en train de blâmer les pauvres pour les péchés des riches. »
Contrepoints du 14 octobre 2010 et AgoraVox.fr publient le même article : « L’environnement s’avère être la dernière bouée de sauvetage du socialisme ». Si cette affirmation est contestable, l’article apporte toutefois des renseignements précieux. Tout d’abord, une citation de Tertullien (Notre population est si énorme [200 millions d’habitants] que la terre peut difficilement nous soutenir) que la peur de la surpopulation n’est pas récente ! Mais la suite est intéressante car elle se réfère aux travaux du professeur David Osterfeld et surtout à ceux de Bjorn Lomborg qui, en tant que militant de Greenpeace, avait lancé ses étudiants de l’université de Aarhus dans un exercice de vérification des thèses de Julian Simon. Il s’avéra que celles-ci étaient exactes. Il révisa donc sa position et celles d’écologistes catastrophistes comme Paul R. Ehrlich ou Lester Brown et publia The Skeptical Environmentalist (L’écologiste sceptique, Le Cherche Midi, 2004). On retiendra de ses conclusions quatre points importants cités dans l’article:
« Actuellement, les ressources naturelles ne sont pas près de disparaître ; la principale limite à leur disponibilité est le coût associé à leur découverte et leur extraction […] ».
« L’explosion de population n’a jamais eu lieu et n’aura pas lieu ; la production agricole par tête s’est accrue de 52% dans les pays en voie de développement depuis 1961 et la proportion de ceux qui manquent de nourriture dans ces pays est passée de 45% en 1949 à 18% aujourd’hui ; le prix de la nourriture n’a pas cessé, depuis deux siècles, de baisser en termes réels ; la population humaine devrait de toute façon se stabiliser dans les prochaines décennies ».
« Le problème des espèces menacées et d’une réduction de la biodiversité a été gravement exagéré, tout comme celui de la disparition des forêts ; si certaines forêts tropicales continuent d’être décimées, le reforestation augment ailleurs et la surface consacrée aux forêts dans le monde s’est accrue depuis un demi-siècle ».
« La pollution est elle aussi un phénomène qui diminue constamment, en particulier dans les pays riches ; la qualité de l’air, de l’eau et de l’environnement en général est plus grande que jamais dans les grandes villes ; la pollution importante est un phénomène typique des périodes de début de croissance industrielle, alors que les populations sont prêtes à accepter un certain niveau de pollution en échange d’un enrichissement rapide ; plus un pays est riche, plus ses citoyens consacrent des ressources importantes à la qualité de l’environnement ; les innovations technologiques font également en sorte que les méthodes de production soient de moins en moins polluantes ».
La Croix du 24 mars 2014 publiait une interview de Jacques Vallin démographe à l’Institut national d’études démographiques (Ined) confirme cette analyse et refuse l’idée d’une « surpopulation » de la planète. Pour lui, « il y a assez de ressources pour nourrir tout un chacun ». Il croit en la capacité de l’homme à s’adapter à l’évolution des ressources, à condition que les progrès soient accessibles au plus grand nombre et que le risque environnemental soit pris au sérieux.
Relevons encore sur le site lewebpedagogique.com, cette réflexion: « En démographie, et en particulier avec le développement durable et les prospectives pour 2050, on tombe facilement dans le catastrophisme. La surpopulation est une idée reçue et mal comprise. Elle est toujours entourée de la notion de malthusianisme, cette théorie démographique et socio-économique formulée au XIX° siècle par l’anglais Malthus qui consiste à expliquer que la croissance démographique (progression géométrique) est toujours supérieure à la croissance économique (progression arithmétique). Elle est à l’origine des politiques de limitation des naissances mais aussi d’un discours socio-politique très orienté vis-à-vis des pauvres (à quelque échelle que ce soit). »
b. La dette
La question avait déjà été évoquée par Paul VI[1] mais Jean-Paul II y revient car est de plus en plus grave. Certes, les capitaux empruntés parfois imprudemment ou précipitamment « peuvent être considérés comme une contribution au développement lui-même » mais l’instrument « s’est transformé en un mécanisme à effet contraire ». Il est devenu un frein et parfois a accentué le sous-développement. Pour deux raisons : les pays débiteurs « pour satisfaire le service de la dette, se voient dans l’obligation d’exporter des capitaux » qui leur seraient nécessaires et « ils ne peuvent obtenir de nouveaux financements également indispensables ».[2] Pour un approfondissement du problème et des pistes de solution, Jean-Paul II renvoie au document de la Commission pontificale « Justice et paix » : « Au service de la communauté humaine : une approche éthique de l’endettement international » rendu public le 27 janvier 1987.[3]
Résumons ce document.
Quelle est la situation ?
Les niveaux d’endettement des pays en voie de développement constituent, par leurs conséquences sociales, économiques et politiques, un problème grave, urgent et complexe. Le développement des pays endettés et même parfois leur indépendance sont compromis. Les conditions d’existence des plus pauvres sont aggravées ; le système financier international subit des secousses qui l’ébranlent. Certains pays sont au bord de la rupture, faute de pouvoir assurer le service de leurs dettes.
Selon quels principes agir ?
L’interdépendance accrue des nations doit faire surgir des formes nouvelles et élargies de solidarité, qui respectent l’égale dignité de tous les peuples. La solidarité suppose la reconnaissance d’une coresponsabilité dans l’endettement international, dû conjointement aux comportements et décisions des pays développés et des pays pauvres. Cette coresponsabilité contribuera à créer ou à restaurer entre les divers acteurs des relations de confiance en vue d’une coopération dans la recherche de solutions. Les divers partenaires devront partager équitablement les efforts d’ajustement et les sacrifices nécessaires. Les besoins des populations démunies sont prioritaires et les pays mieux pourvus sont invités à accepter un partage plus large. La recherche de solutions réclame la participation de tous.
Il y a des mesures d’urgence à prendre.
Elles sont nécessaires pour des pays au bord de la faillite. Il faut susciter le dialogue et la coopération de tous ; éviter les défauts de paiement susceptibles d’ébranler le système financier international ; éviter les ruptures entre créanciers et débiteurs, ainsi que les dénonciations unilatérales des engagements antérieurs ; consentir des délais, remettre partiellement ou même totalement les dettes, aider le débiteur à retrouver sa solvabilité ; mettre en place des structures de coordination (créanciers, F.M.I., pays en voie de développement) pour prévoir, prévenir, atténuer les crises ; souhaiter que le F.M.I. soit guidé par le souci de dialoguer et de servir la collectivité ; discerner les mécanismes qui semblent échapper à tout contrôle ; veiller, en même temps, à créer les conditions d’un redressement économique et financier.
A long terme, il faut bien établir les responsabilités de tous les partenaires.
Et tout d’abord, quelle est la responsabilité des pays industrialisés ?
Elle est plus importante, car ils ont plus de pouvoirs économiques. Les rapports de force et d’intérêt doivent faire place à des relations de justice et de service réciproques. Le souci prévoyant des autres nations doit l’emporter sur l’égoïsme. Ce qui implique, non seulement l’évaluation des répercussions de leurs politiques et le courage de les modifier si elles sont préjudiciables aux autres, mais aussi le nécessaire prélèvement sur le luxe et le gaspillage, le partage, voire une certaine austérité.
Au niveau de la dette, il faut mettre en œuvre des politiques économiques qui relancent la croissance au profit de tous les peuples tout en maîtrisant l’inflation, source de nouvelles inégalités ; renoncer aux mesures de protectionnisme qui entraveraient les exportations des pays en voie de développement et abandonner la compétition technique et économique effrénée et meurtrière que nous connaissons. En même temps, il est nécessaire de coordonner les politiques financières et monétaires pour faire baisser raisonnablement les taux d’intérêt et éviter les fluctuations erratiques des taux de change. Enfin, on reverra en concertation et attentivement les conditions du commerce international et valoriser les matières premières.
Les pays en voie de développement ont aussi des responsabilités.
Il ne suffit pas de déceler les responsabilités extérieures, encore faut-il, en même temps, examiner les causes internes du sous-développement, envisager les politiques nécessaires et définir, avec clarté, la responsabilité propre de chacun dans l’endettement. En effet, l’amélioration de la situation passe par la réforme des structures et celle des mœurs, qui demande aux dirigeants politiques, économiques et sociaux, d’être au service du bien commun. En particulier, il faut veiller à la croissance économique pour assurer une plus large et plus juste répartition des richesses. (Concrètement, cela signifie : choisir les secteurs prioritaires, sélectionner rigoureusement les investissements, réduire les dépenses de l’État, gérer plus strictement les entreprises publiques, maîtriser l’inflation, soutenir la monnaie, réformer la fiscalité, réformer sainement l’agriculture, inciter les initiatives privées, créer des emplois.) Eviter le nationalisme est important car il isole, alors que les échanges sont nécessaires (spécialement entre pays en développement), à condition toutefois d’être sélectionnés, négociés équitablement et adaptés au niveau de développement et à la culture indigène. (C’est particulièrement vrai pour les technologies modernes.)
Les créanciers ont, bien sûr, leurs responsabilités vis-à-vis des débiteurs.
Sauf en cas d’abus justiciables, les contrats doivent être respectés. Toutefois, les créanciers ne peuvent en exiger l’exécution par tous les moyens, surtout si le débiteur se trouve dans une situation d’extrême nécessité. Les États créanciers examineront les conditions de remboursement compatibles avec la couverture des besoins essentiels de chaque débiteur ; il faut laisser à chaque pays une capacité suffisante de financement pour sa propre croissance, pour favoriser en même temps le remboursement ultérieur de la dette. La diminution des taux d’intérêt, la capitalisation des paiements au-dessus d’un taux d’intérêt minimum, un rééchelonnement de la dette sur un plus long terme, des facilités de paiement dans la monnaie nationale… sont autant de dispositions concrètes à négocier avec les pays endettés afin d’alléger le service de la dette et d’aider une reprise de la croissance. Créanciers et débiteurs s’accorderont sur les nouvelles conditions et sur les délais de paiement, dans un esprit de solidarité et de partage des efforts à consentir. En cas de désaccords sur ces modalités, une conciliation ou un arbitrage pourront être demandés et reconnus par les deux parties. Un code de conduite international serait utile pour guider, par quelques normes de valeur éthique, les négociations.
Les États créanciers accorderont une attention particulière aux pays les plus pauvres. En certains cas, ils pourront convertir les prêts en dons ; cette remise de dette ne doit cependant pas entamer la crédibilité financière, économique et politique des pays « les moins avancés » et tarir les nouveaux flux de capitaux venant des banques. Les flux de capitaux des pays industrialisés doivent retrouver le niveau des engagements consentis (aide publique au développement) par voie bilatérale ou multilatérale. Par des dispositions fiscales et financières, et par des garanties contre les risques éventuels, les États créanciers inciteront les banques commerciales à continuer leurs prêts aux pays en développement. Par des politiques concertées, monétaires, financières et commerciales, ils favoriseront l’équilibre des balances de paiement des pays en développement et, par là, le remboursement de leur dette. Les banques commerciales ont des créances directes sur les pays en développement (États et entreprises). Si leurs devoirs vis-à-vis de leurs déposants sont essentiels, et s’en acquitter est la condition pour garder leur confiance, ces devoirs ne sont pas les seuls et doivent se composer avec le respect des débiteurs, dont les besoins sont plus souvent urgents.
Les banques commerciales participeront aux efforts des États créanciers et des organisations internationales pour la solution des problèmes de l’endettement : rééchelonnement de la dette, révision des taux d’intérêt, relance des investissements vers les pays en développement, financement des projets en fonction de leur impact sur la croissance, de préférence aux projets dont la rentabilité est plus immédiate et plus assurée et à ceux dont l’utilité est contestable (équipements de prestige, armements…). Sans doute cette attitude déborde-t-elle la fonction traditionnelle des banques commerciales, en les invitant à un discernement qui dépasse les critères de rentabilité et de sécurité des capitaux prêtés. Mais pourquoi n’accepteraient-elles pas de prendre ainsi une part de responsabilité face au défi majeur de notre temps: promouvoir le développement solidaire de tous les peuples et contribuer ainsi à la paix internationale ? Tous les hommes de bonne volonté sont conviés à cette œuvre, chacun selon sa compétence, son engagement professionnel et son sens de la solidarité.
Les entreprises multinationales participent aux flux internationaux de capitaux, sous forme d’investissements productifs et aussi de rapatriement de capitaux (bénéfices et amortissements). Leurs politiques économiques et financières influent ainsi sur la balance de paiements des pays en développement, en positif ou en négatif (investissements nouveaux, réinvestissements sur place, ou rapatriement des bénéfices et vente des actifs). Tout en orientant les activités de ces entreprises pour les faire participer aux plans de développement (code national d’investissement), les pouvoirs publics des pays en développement établiront des conventions avec les entreprises pour préciser leurs obligations réciproques, spécialement en ce qui concerne les flux de capitaux et la fiscalité. Les entreprises multinationales disposent d’un large pouvoir économique, financier, technologique. Leurs stratégies débordent et traversent les nations. Elles doivent participer aux solutions d’allégement de la dette des pays en développement. Acteurs économiques et financiers dans le champ international, elles sont appelées à la coresponsabilité et à la solidarité, par-delà leurs intérêts propres.
Enfin, il faut aussi parler des responsabilités des organisations financières multilatérales.
Les organisations internationales doivent contribuer à résoudre la crise de l’endettement ; éviter un effondrement généralisé du système financier international ; aider les peuples, spécialement les plus démunis, à lutter contre l’extension de la pauvreté et ainsi promouvoir la paix.
Les organisations financières multilatérales (F.M.I., Banque mondiale, banques régionales) soutenues, en particulier, par les États membres puissants économiquement et financièrement, doivent être animées d’un esprit de justice, de solidarité au service de tous et de compréhension réciproque ; accorder la priorité aux hommes et à leurs besoins, par-delà les contraintes et les techniques financières ; respecter la dignité et la souveraineté de chaque nation au sein de l’interdépendance économique et dans un esprit de solidarité consentie ; intensifier la représentation des pays en voie de développement et leur participation aux grandes décisions économiques internationales qui les concernent ; coordonner leurs efforts et leurs pratiques ; se concerter avec les autres acteurs financiers internationaux et les pays endettés.
Elles doivent prendre en considération ces quelques points particuliers: examiner, de façon ouverte et adaptée à chaque pays en développement, les « conditions » posées par le F.M.I. pour les prêts, intégrer la composante humaine dans la « surveillance accrue » sur la mise en œuvre des mesures d’ajustement et sur les résultats obtenus ; encourager de nouveaux capitaux, publics et privés, à financer les projets prioritaires pour les pays en développement ; favoriser le dialogue entre créanciers et débiteurs pour un rééchelonnement des dettes et un allégement des montants portant sur une et, si possible, sur plusieurs années ; prévoir des dispositions spéciales pour remédier aux difficultés financières venant de catastrophes naturelles, de variations excessives des prix des matières premières indispensables (agricoles, énergétiques, minières), de fluctuations brusques des taux de change ; susciter une meilleure coordination des politiques économiques et monétaires des pays industrialisés, en favorisant celles qui auront des incidences plus favorables aux pays en développement ; explorer les problèmes nouveaux, d’aujourd’hui et de demain, pour envisager déjà des solutions qui tiennent compte des évolutions très diversifiées des économies nationales et des chances d’avenir de chaque pays. Cette prévision, difficile et nécessaire, est une responsabilité de tous à l’égard des générations futures mais elle permettra de prévenir la montée de situations conflictuelles graves.
Enfin, il sera indispensable de veiller au choix et à la formation de tous ceux qui travaillent dans les organisations multilatérales et participent aux analyses des situations, aux décisions et à leur exécution. Ils ont, collectivement et individuellement, une responsabilité importante. Le danger existe d’en rester aux approches et à des solutions trop théoriques et techniques, voire bureaucratiques, alors que sont en jeu des existences humaines, le développement des peuples, la solidarité entre les nations. La compétence économique est indispensable, ainsi que la sensibilité aux autres cultures et une expérience concrète et vécue des hommes et de leurs besoins. A ces qualités humaines s’ajoutera, pour mieux les fonder, une conscience vive de la solidarité et de la justice internationale à promouvoir.
Pour remplir ce programme, il est indispensable que les populations concernées aient confiance. La confiance est nécessaire pour susciter le consensus national, accepter le partage des sacrifices et assurer, par là, la réussite des programmes de redressement. La confiance sera renforcée si l’on réorganise quelque peu l’aide internationale (adaptation et élargissement des missions, accroissement des moyens d’action, participation effective de tous aux décisions, contribution aux objectifs de développement, priorité aux besoins des populations les plus pauvres) et si les motifs de décisions sont bien le désintéressement et le service des autres.
En conclusion, il est urgent et indispensable, dans l’intérêt de tous et surtout de ceux qui souffrent, de susciter un nouveau et vaste plan de coopération et d’assistance des pays industrialisés au profit des pays en voie de développement.
c. Le logement
Brièvement, Jean-Paul II attire notre attention sur ce « grave problème » dû, en partie à l’urbanisation. « Il doit être considéré, écrit-il, comme le signe et la synthèse de toute une série d’insuffisances économiques, sociales, culturelles ou simplement humaines ». Lui aussi porte préjudice au développement des peuples.[1]
Le Saint Père nous renvoie de nouveau à la Commission pontificale « Iustitia et pax » qui, à l’occasion de l’année internationale du logement pour les sans-abri, a publié le document « qu’as-tu fait de ton frère sans abri ? L’Église et le problème de l’habitat ».[2]
Que nous dit-il ?
Il s’agit d’une une situation universelle dramatique. En 1988, on estimait que mille millions de personnes n’avaient pas un logement digne et que cent millions manquaient littéralement de toit, soit qu’elles n’aient pas les moyens d’acquérir ou de louer un logement existant, soit qu’il n’y ait pas de logement disponible ou digne.
Il faut donc analyser ce phénomène.
On distingue trois sortes de sans-abri ou de mal logés : les victimes de problèmes personnels, pour qui la solution ne réside pas dans le seul octroi d’un refuge ou d’un logement ; les couples de fiancés qui voudraient se marier et ne peuvent rapidement et facilement trouver un logement digne, ce qui est préjudiciable à l’engagement matrimonial, à la natalité et à la vie commune dans son ensemble ; enfin, les marginalisés installés dans des demeures précaires et improvisées. C’est le problème le plus urgent et le plus grave.
Cette situation n’est pas un phénomène isolé.
Certes, le manque de logement peut être le fruit d’une conjoncture due à un problème personnel ou à un échec familial, mais il doit surtout être envisagé comme une crise structurelle aux causes multiples.
Parmi les causes immédiates, on peut citer le chômage, les salaires trop bas et les prix élevés du marché de l’habitation, l’accroissement de la population ou son vieillissement, l’exode rural et l’urbanisation accélérée, qui créent des mégapoles dépourvues de l’infrastructure nécessaire.
Epinglons aussi les politiques inadéquates ou insuffisantes : les véritables priorités n’ont pas toujours été respectées, l’instabilité politique a provoqué l’exode de réfugiés qui vivent dans des camps ; des populations entières sont déplacées pour servir des projets économiques et politiques d’une inspiration idéologique douteuse ; des villes ont été découpées de force en zones raciales.
Mais on ne peut passer sous silence une cause plus radicale. Il s’agit de la distribution injuste des biens et de la faille qui s’installe entre les riches et les pauvres dans une société ou entre nations.
Ici aussi, quels sont les principes en cause ?
La « maison » est une condition nécessaire pour que l’être humain puisse venir au monde, grandir, se développer, pour qu’il puisse travailler, éduquer et s’éduquer, pour que puisse se bâtir cette union plus profonde et fondamentale que l’on nomme la « famille ». La « maison » n’est donc pas un bien purement matériel, mais un bien qui concerne la personne humaine dans ses dimensions sociales, affectives, culturelles et religieuses[3].
Dans la mesure où sans un « toit », il est impossible de mener une vie digne, et même parfois de subsister, il s’agit d’un bien fondamental qui découle d’un besoin primaire, auquel se joignent d’autres besoins qui en découlent.
Un tel bien social primaire ne peut être considéré simplement comme une affaire de « marché » et l’on peut affirmer un droit universel au logement décent.
Dès lors, sans faute directe, toute personne ou famille sans logement est victime d’une déficience juridique, d’une injustice structurelle introduite et entretenue par des injustices personnelles. Mais cette injustice est aussi en elle-même un phénomène autonome et indépendant, possédant un dynamisme intérieur désordonné et injuste qui lui est propre.
Quelles solutions envisager ?
Dans certaines grandes villes, le nombre de logements inoccupés suffirait à accueillir la plupart des sans-abri. Les autorités publiques doivent établir des normes réglant une juste distribution des logements. Ce qui ne signifie pas que l’État peut se réserver le monopole exclusif de la construction et de la distribution des logements. Une telle pratique laisserait subsister de graves problèmes de logement.
Toute pratique spéculative, qui détourne l’usage de la propriété de sa fonction au service de la personne humaine, doit être considérée comme un abus.
Dans le cas de logements vétustes ou délabrés qui portent préjudice au locataire et que le propriétaire n’arrive pas à valoriser, une politique est nécessaire pour promouvoir le droit d’une des parties sans créer de dommage disproportionné à l’autre.
Dans les grandes mégapoles, des gens, souvent poussés par le désespoir, établissent des logements abusifs sur les terrains d’autrui. Le déplacement forcé ou la destruction des campements ne sont pas des solutions adéquates. Chacun a droit à un logement décent et il s’agit d’étudier sérieusement les racines mêmes de toute migration interne.
Légitime en droit, le recours à l’expulsion judiciaire pose une série d’interrogations éthiques lorsqu’il touche des personnes qui n’ont vraiment pas d’autre logement.
Chaque famille a besoin de la garantie d’une certaine sécurité, même en matière de logement.
Il faut mettre en œuvre des mesures audacieuses de politique des loyers et des programmes de planification locale qui garantissent à la population un milieu favorable au développement éducatif, sanitaire, culturel et religieux de tous.
Tout le monde est invité à participer à cet effort même sans attendre l’autorité publique. Les gens dépourvus de logement ont intérêt à défendre eux-mêmes leurs droits dans des associations de base.
Quant aux nomades traditionnels, ils ont le droit de disposer de lieux adaptés à leurs circonstances de vie, où ils puissent jouir de certains services primaires et assurer le développement intégral de leurs enfants.
Il s’agit donc de nouer avec ces personnes itinérantes des liens d’amitié et de solidarité, et de mettre en œuvre une plus grande compréhension de leur culture et de leurs problèmes spécifiques.
En fin de compte, le problème des sans-abri et la crise du logement ne sont que la conséquence d’une cause plus profonde, à laquelle il faut porter remède par une transformation économique, politique et sociale, qui permette à chacun d’accéder à un logement décent, principal facteur du progrès humain.
d. La mer
Dans son encyclique, Jean-Paul II n’évoque pas cette question[1] que la Commission pontificale « Iustitia et pax » a abordée dès1977.[2]
Il s’agit d’y réfléchir à la lumière de la doctrine traditionnelle de l’Église sur la destination universelle des biens et le droit de propriété.
Face aux difficultés économiques du Nord et du Sud, l’espace marin offre, par ses richesses immenses, des perspectives intéressantes pour le développement. Mais pour éviter à l’avenir des conflits et des dévastations, on ne peut plus se contenter des réglementations mineures actuellement appliquées à la haute mer.
On ne peut pas non plus souhaiter l’extension des souverainetés des pays côtiers. En effet, cette solution élargirait le champ des rivalités, profiterait aux pays favorisés par la nature (accès à la côte et longueur du littoral) et serait préjudiciable à la recherche scientifique et à la solidarité entre les peuples.
Quelles solutions envisager ?
Les Nations-Unies en proposent une.
Dès les années 70, les Nations-Unies préconisèrent de déclarer la haute mer « patrimoine commun de l’humanité ». Cette solution implique que l’espace marin échappe aux affrontements des souverainetés nationales ; qu’il ne serve qu’à des usages pacifiques ; que les océans servent à tous et d’abord aux plus pauvres (par le partage des bénéfices financiers et autres) ; que l’on mette en place des structures régionales de solidarité internationale. Par le fait même, on préserverait, pour l’avenir, une richesse naturelle et le concept de « patrimoine commun » ainsi expérimenté pourrait s’étendre à d’autres domaines.
L’application de cette solution fut limitée par l’extension de la territorialité des pays côtiers sur la partie la plus utile de l’espace marin (1/3). Le principe du patrimoine commun ne fut retenu que pour le fond et le sous-sol des deux tiers restants, à l’exclusion de la colonne d’eau qui demeure sous le régime traditionnel de la liberté.
En fait, les structures et autorités nécessaires à la gestion du patrimoine commun n’étaient pas prêtes, car les problèmes sont complexes. En même temps, l’urgence des situations incite les intéressés à recourir aux anciennes solutions plus familières : souveraineté nationale et propriété exclusive.
Les pays développés y trouvent leur compte et les pays pauvres bordés par la mer aussi, dans la mesure où ils se réservent un patrimoine à exploiter plus tard et un moyen de négociation avec des nations plus avancées.
Devant ces obstacles, certains ont préconisé de remplacer la notion de souveraineté géographique par celle de souveraineté fonctionnelle couvrant telle ou telle activité. Mais cette perspective n’est guère convaincante et demande des études plus précises.
La proposition de l’Église.
La réflexion chrétienne n’estime pas nécessairement heureuse l’idée suivant laquelle la notion d’appropriation particulière devrait progressivement disparaître pour laisser place à la notion de patrimoine commun. En effet, le projet de planification et de gestion supranationales risque d’engendrer une technocratie internationale lourde et compliquée, et finalement de rendre inopérante la base démocratique sur laquelle il veut se fonder.
L’enseignement de l’Église, au lieu d’opposer les deux notions de patrimoine commun et d’appropriation particulière, les réconcilie grâce à une troisième notion qui les commande toutes les deux : il s’agit du principe de la « destination universelle des biens ». La mise en œuvre de ce principe s’opère à travers les voies complémentaires que sont l’appropriation particulière et la possession commune, toujours subordonnées au principe supérieur.
Chacune de ces deux voies est susceptible de formes multiples, toujours révisables en fonction des situations changeantes. Ainsi le principe de contiguïté géographique est-il utile mais non absolu, car il se base sur une situation et non sur des prémisses éthiques. Mais dans le même esprit, l’aspiration des pays pauvres, notamment à une appropriation particulière n’est pas incompatible avec la perspective d’un patrimoine géré en commun. L’équilibre entre les deux types ne peut évidemment résulter que de confrontations et d’engagements libres de pays reconnus dans leur personnalité propre et dotés d’un véritable pouvoir contractuel.
e. L’espace
De même, à qui l’espace appartient-il ?
Le principe de la « destination universelle des biens » est applicable ici aussi. L’espace appartient à toute l’humanité, pour le profit de tous.[1]
De même que la propriété privée doit être distribuée de telle sorte que les êtres humains reçoivent une part adéquate des biens de la terre, de même l’occupation de l’espace par des satellites et d’autres appareils doit être réglée par de justes accords et des pactes internationaux qui permettront à toute la famille humaine d’en jouir et d’en user.
Exactement comme les biens de la terre ne sont pas seulement réservés à l’usage privé, mais doivent être aussi utilisés pour le bien du voisin, de même l’espace ne doit jamais être réservé au bénéfice exclusif d’un pays ou d’un groupe social. Les questions inhérentes à l’utilisation de l’espace doivent être étudiées par les juristes et recevoir une solution correcte des gouvernements.
A quoi peut servir l’espace ?
Grâce à l’emploi des satellites, on pourra travailler à éliminer l’analphabétisme et à diffuser une culture qui favorisera vraiment partout le développement de l’homme, dans le respect des traditions, en évitant tout colonialisme culturel ou idéologique et dans un esprit de dialogue.
La technologie spatiale peut également fournir des informations utiles pour le développement de l’agriculture, le contrôle de la situation forestière, l’évaluation de l’état de certaines zones ou de la terre entière. Elle permet la mise au point de programmes particuliers ou globaux pour résoudre des situations concrètes.
v. Benoît XVI
Un peu plus de quarante ans après Populorum progressio, Benoît XVI revient sur le problème du « développement humain intégral dans la charité et dans la vérité »[1]
Fort opportunément, Benoît XVI rappelle tout d’abord le lien de cette encyclique avec la Tradition de l’Église, le Concile, l’enseignement de Paul VI et de ses successeurs en soulignant qu’il y a « un unique enseignement, cohérent et en même temps toujours nouveau », un enseignement au « caractère à la fois permanent et historique »[2].
Benoît XVI relie aussi sa réflexion à ses propres développements théologiques antérieurs.
Tout d’abord, à sa catéchèse sur la théologie de l’histoire de saint Bonaventure[3] à laquelle il avait consacré sa seconde thèse doctorale en 1955. Il écrit que « pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence ». Benoît XVI en tire cette conséquence : « Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. » L’histoire est donc un chemin de progrès : « les œuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent ».[4] Ce progrès intellectuel et spirituel d’abord n’est pas automatique. Il est tributaire d’une meilleure connaissance de la parole de Dieu, d’un bon usage de la raison et de la recherche de l’amour. Cette vision lui permet de justifier, à la suite de Paul VI[5], que « le développement intégral de l’homme est d’abord une vocation »[6] et d’insister : « le progrès, dans son apparition et dans son essence, est une vocation ». Le développement naît « d’un appel transcendant » et « est incapable de se donner par lui-même son sens propre ultime ».[7] La vocation « suppose la liberté responsable »[8] et exige qu’on respecte la vérité du développement intégral de l’homme qui ne se manifeste pleinement à lui-même que dans le Christ.[9]
Cette conception révèle que le sous-développement n’est ni « le fruit du hasard » ni la conséquence « d’une nécessité historique » mais relève de la responsabilité des hommes.[10] Elle exclut aussi l’idéologie technocratique comme l’idéologie de la « décroissance »[11] et montre que le développement est profondément lié à l’évangélisation.[12] Enfin, le développement comme vocation implique au plus haut point la charité qui mobilise la volonté éclairée d’une pensée droite, la charité qui nous vient de Dieu et qui seule peut créer la fraternité.[13]
Benoît XVI s’appuie bien sûr sur la vision de Dieu qu’il nous a offerte dans Deus caritas est[14] et nous éclaire sur notre vocation et la source de l’amour ainsi que sur sa vraie nature. On se souvient des « inclinations naturelles » décrites par saint Thomas[15]. Pour le « docteur angélique », la loi naturelle qui est « une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable »[16] s’exprime tout d’abord par une inclination fondamentale au bien, un précepte ou un principe qui nous pousse à rechercher le bien et éviter le mal[17]. Ce mot « inclination » est particulièrement intéressant. Le dictionnaire (R) le définit comme un « mouvement affectif spontané orienté vers un objet ou une fin » et spécialement comme « un mouvement qui porte à aimer quelqu’un ». On pourrait dire que Benoît XVI, est plus radical et plus rapide que saint Thomas. Alors que l’illustre théologien suit un long chemin logique pour aboutir à l’inclination au bien et autres inclinations qu’elle englobe, Benoît XVI affirme d’emblée la présence en nous de l’eros tel que les Grecs païens le concevaient et que nous pourrions, avec le langage de Thomas, considérer comme l’inclination fondamentale. Benoît XVI ne dit-il pas que « l’amour entre homme et femme, dans lequel le corps et l’âme concourent inséparablement et dans lequel s’épanouit pour l’être humain une promesse de bonheur qui semble irrésistible, apparaît comme l’archétype de l’amour par excellence ». Benoît XVI précise qu’Eros sera célébré « comme force divine, comme communion avec le Divin »[18]. Mais, pour nous conduire au-delà de nous-mêmes, « eros », pour ne pas corrompre, dévoyer, ce qu’il a de meilleur, a besoin de renoncement, de purification, de guérison. C’est pourquoi, dans la littérature biblique, dans le Cantique des cantiques, notamment, la traduction grecque n’emploiera pas le mot « eros » mais le mot « agapè » qui désigne un amour qui prend soin de l’autre, qui cherche le bien de l’autre et qui est même prêt au sacrifice de soi. Il n’empêche qu’eros et agapè ne sont jamais complètement séparés. Chez Dieu, l’eros est en même temps et parfaitement agapè.
Cet eros qui se veut agapè, dans la mesure où il le devient de plus en plus, est source de développement et de progrès. Cette transformation ne peut se faire sans le Dieu biblique eros-agapè qui a été et est le premier à aimer, à nous aimer gratuitement et jusqu’au pardon. Notre réponse à cet amour est aussi d’aimer, d’aimer de plus en plus comme Dieu, dans une communion de volonté et de pensée à tel point que la volonté de Dieu devient ma volonté.[19] Dieu peut me commander d’aimer puisque l’amour m’a été d’abord donné et que cet amour correspond à ma nature, à l’eros qui est en moi et qui cherche à devenir agapè. Amour de Dieu et amour du prochain sont donc inséparables et s’appellent mutuellement[20]. Aimé, je suis invité à aimer, à aimer celui qui a besoin de moi et que je peux aider. Celui-ci est mon prochain comme le montre la parabole du Bon samaritain d’autant plus que ce pauvre, que tout pauvre est identifié au Christ.[21] Cet amour du prochain est possible : en Dieu et avec Dieu, je peux aimer la personne que je n’apprécie pas, une personne que je peux considérer dans son intégralité, regarder comme le Christ la regarde, la voir image de Dieu. Arrivé là, je ne suis plus, évidemment, au niveau du sentiment, de l’eros primitif. Il est clair aussi que, hors de l’intimité avec Dieu, je ne verrai dans l’autre que l’autre et non l’image de Dieu. Et inversement, sans attention à l’autre, que je sois pieux, assidu à mes devoirs religieux, ma relation à Dieu se dessèchera.
Benoît XVI rappelle enfin que, pour l’Église, la charité, à côté du service de la Parole et des sacrements, n’est pas « une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait aussi laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature, elle est une expression de son essence même, à laquelle elle ne peut renoncer » même si la charité (agapè) dépasse les frontières de l’Église.[22]
Pourquoi s’attarder à cet approfondissement théologique antérieur à CV ? Parce qu’il parcourt en filigrane toute l’encyclique CV. Pour comprendre le pourquoi et le comment de l’amour. Mais aussi comment notre eros peut devenir de plus en plus agapè. Comment il est possible d’aller de cette manière là vers l’autre. Pour comprendre ce qui est en nous, ce qui nous pousse à non seulement à être plus qui nous sommes et aller vers l’autre pour qu’il soit toujours plus qui il est, comment nous allons vers l’autre, pourquoi et comment nous devons aller vers l’autre. Dans CV, Benoît XVI conclura son encyclique en écrivant que « sans Dieu, l’homme ne sait où aller et ne parvient même pas à comprendre qui il est. Face aux énormes problèmes du développement des peuples qui nous pousserait presque au découragement et au défaitisme, la parole du Seigneur Jésus-Christ vient à notre aide en nous rendant conscients de ce fait que : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5) ; elle nous encourage : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). […] La plus grande force qui soit au service du développement, c’est donc un humanisme chrétien, qui ravive la charité et se laisse guider par la vérité, en accueillant l’une et l’autre comme des dons permanents de Dieu. L’ouverture à Dieu entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission solidaire et joyeuse. »[23]Jean -Paul II ne disait-il pas déjà dans l’encyclique Centesimus annus « qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient. » [24]
Autrement dit encore, pas de développement intégral, pas de paix non plus, sans évangélisation concomitante.[25] A ce niveau, il est inutile de revenir encore sur les idéologies qui s’affrontent sur le terrain du développement.
d’une certaine manière, l’essentiel est dit dans l’introduction et la conclusion de l’encyclique, les différents chapitres étant des illustrations et autant de confirmations de cette vérité centrale: « L’homme contemporain doit choisir entre une raison et un monde organisés de manière immanente, fermés sur eux-mêmes, et une raison et un monde ouverts à la transcendance et aux valeurs promues par le Christ qui, seules, peuvent garantir un développement intégral respectueux de l’homme. »[26] Le développement de la personne dans toute sa complexité, dans tous les aspects de son existence, est une vocation. L’homme est appelé par le Christ à grandir, à faire croître en lui toutes les potentialités de son humanité l’humanité et il ne peut le faire en se fermant à la transcendance : « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, dans la mesure où, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante et alimente en lui la soif d’« être plus ». »[27]
Chacun des chapitres va tâcher de nous en convaincre même au travers du panorama du monde actuel et des ses problèmes auquel se livre Benoît XVI à l’instar de ses prédécesseurs.
Toutefois, le chapitre qui a le plus interpellé les commentateurs est le chapitre 3.
Il semblait nécessaire aujourd’hui, vu l’ampleur des problèmes et leur mondialisation, d’ajouter une page à cette doctrine qui, de Léon XIII à Jean-Paul II a éveillé le monde à la justice sociale. Benoît XVI, rappelle que « la justice se rapporte à toutes les phases de l’activité économique »[28] et précise que le mot « justice » ne renvoie pas simplement à la justice dite commutative qui règle les échanges mais aussi à la justice distributive et à la justice sociale[29] mais il met en lumière un nouveau paramètre qui est celui du don, de la gratuité, de la communion qui introduit une nouvelle logique qui n’exclut en rien la justice ni ne s’y juxtapose. Au contraire, dira-t-il, « sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice ».[30]
Tâchons de préciser ce que Benoît XVI entend par « économie du don ». Les mots « don », et « gratuité » paraissent saugrenus dans le contexte d’une réflexion sur l’économie dont le maître-mot semble être le profit. Mais Benoît XVI se justifie de nouveau théologiquement en rappelant tout d’abord que « l’être humain est fait pour le don ; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance ».[31]
Trop souvent, nos contemporains pensent être les seuls auteurs d’eux-mêmes, de leur vie et de la société oubliant qu’ils sont marqués en eux-mêmes et dans toutes leurs activités par le péché des origines.[32] Ils estiment qu’ils pourront par leurs propres forces vaincre les difficultés, les déviations, les égoïsmes, les malversations, les injustices. Or l’espérance[33], la charité[34] et la vérité[35] sont des dons gratuits qui, pour ainsi dire, « s’imposent » à l’être humain[36] et sont seuls capables de construire une communauté vraiment universelle et fraternelle. Benoît XVI précise « d’une part, que la logique du don n’exclut pas la justice et qu’elle ne se juxtapose pas à elle dans un second temps et de l’extérieur et d’autre part, que si le développement économique, social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité. »[37] La gratuité n’est pas un complément à la justice qui serait prioritaire, aujourd’hui, « sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. »[38] La gratuité « répand et alimente la solidarité » qui nous fait sentir responsable de tous, « pour la justice et le bien commun ». C’est là « une forme concrète et profonde de démocratie économique ».[39]
Dans le fond, Benoît XVI développe et précise ce que Jean-Paul II insinuait dans Centesimus annus. Dans cette encyclique, après avoir évoqué, dans un tableau saisissant, la marginalisation du Tiers-Monde, Jean-Paul II rappelait que si le marché libre apparaît comme « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins », tous les besoins ne sont pas solvables et qu’« avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité ». De même, si le profit est « un indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise », « un régulateur » il « n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise » ni le seul régulateur. Le profit n’est pas le seul but de l’entreprise. Celle-ci est d’abord une « communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière ». Il faut donc tenir compte « d’autres facteurs humains et moraux ». Il y a donc dans la vie économique des éléments qui ne relèvent ni de la solvabilité ni du profit, des éléments « gratuits » mais fondamentaux indispensables. C’est pourquoi, continuait Jean-Paul II, « il convient que les pays les plus puissants donnent aux plus pauvres des possibilités d’insertion dans la vie internationale ». il ajoutait encore à propos de la dette extérieure des pays les plus pauvres que s’il est juste qu’une dette soit payée, « il n’est pas licite de demander et d’exiger un paiement quand cela reviendrait à imposer en fait des choix politiques de nature à pousser à la faim et au désespoirs des populations entières. » Et donc, « dans ces cas, il est nécessaire -comme du reste cela est en train d’être partiellement fait- de trouver des modalités d’allègement, de report ou même d’extinction de la dette, compatibles avec le droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès ». Il s’agit, ici aussi, de don et de gratuité. Le mérite de Benoît XVI est d’avoir approfondi et élargi cette voie.
Si l’on essaie maintenant de comprendre en profondeur ce lien entre don, gratuité, solidarité, et responsabilité, nous allons découvrir plusieurs auteurs, qui dans leur commentaire de ce fameux chapitre 3 de l’encyclique de Benoît XVI renvoient à l’œuvre du sociologue et anthropologue Marcel Mauss[40] et à son livre Essai sur le don[41]. Etudiant à la suite d’autres chercheurs comme le célèbre Bronislaw Malinowski[42] le rôle du don dans les sociétés primitives ou archaïques[43], il constate que les actions de donner, recevoir et rendre sont non seulement liées mais fondamentales dans ces sociétés[44] qui pourtant connaissent le marché qui est, selon l’auteur, un « phénomène humain qui […] n’est étranger à aucune société connue ». Pour l’auteur, c’est le don qui est à la base de toute la vie économique : « le don entraîne nécessairement la notion de crédit. L’évolution n’a pas fait passer le droit de l’économie du troc à la vente et celle-ci du comptant au terme. C’est sur un système de cadeaux donnés et rendus à terme que se sont édifiés d’une part le troc, par simplification, par rapprochements de temps autrefois disjoints, et d’autre part, l’achat et la vente, celle-ci à terme et au comptant et aussi le prêt. »[45] Le but de l’auteur, on le devine, n’est pas purement archéologique car il envisage de réfléchir à partir de « cette morale » et de « cette économie » à « la crise de notre droit et la crise de notre économie ».[46]
Donner, recevoir et rendre sont ce qu’il appelle des « prestations totales de type agonistique ».[47] Totales parce qu’elles impliquent des collectivités comme des personnes et qu’elles ne concernent pas simplement les biens matériels[48]. De plus, et ceci est important, « présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi » et si l’on rend, c’est parce qu’« accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ».[49] En fait, « on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se « doit » -soi et son bien- aux autres »[50]. Ces prestations sont dites de « type agonistique » car il s’agit de régler ainsi les tensions : « refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion. »[51] Dans ces prestations obligatoires, les dieux sont impliqués puisque tout leur appartient[52] et qu’il faut aussi se les concilier. Le but est donc « avant tout moral, l’objet en est de produire un sentiment amical »[53].
Après avoir établi l’importance du don dans les sociétés primitives ou archaïques, l’auteur cherche et trouve la confirmation de sa thèse dans l’étude du droit de quelques grandes sociétés : droits romain ancien, hindou classique, germanique, celtique et chinois.[54]
Ainsi conforté, il étend ses observations à « nos sociétés » qui sont, rappelons-nous, des sociétés en crise grave à l’époque où le livre est écrit et nous offre des « conclusions de morale »[55], « de sociologie économique et d’économie politique »[56] et « de sociologie générale et de morale »[57]. Pour faire bref, il remarque, d’une part, que l’on conserve dans nos mœurs[58] et aussi dans nos législations[59] l’empreinte de cette pratique « donner-recevoir-rendre », de ce « système des prestations totales » qui « constitue le plus ancien système d’économie et de droit que nous puissions constater et concevoir ».[60] Mais, d’autre part, il reconnaît que, par contre, « toute une partie du droit, droit des industriels et des commerçants, est, en ce temps, en conflit avec la morale »[61], que « cette économie de l’échange-don loin de rentrer dans les cadres de l’économie soi-disant naturelle, de l’utilitarisme »[62]: « nos sociétés d’Occident […] ont, très récemment, fait de l’homme un « animal économique ». »[63] « Il a fallu la victoire du rationalisme et du mercantilisme pour que soient mises en vigueur et élevées à la hauteur de principes, les notions de profit et d’individu. »[64]
L’auteur déplore donc le « rationalisme économique » qui fait de l’homme « une machine, compliquée d’une machine à calculer ».[65]
qu’espère-t-il ? Non pas revenir simplement à un système économique archaïque, de la disette ou de la pénurie, ce qui serait un contre-sens, mais à un système économique qui, comme à l’époque archaïque, est un système total, qui prend en compte un homme dans ses composantes, des « êtres totaux et non divisés en facultés », dit-il[66], un homme intégralfootnote:, dit-on dans l’enseignement de l’Église, personnel et social, travailleur et créatif, responsable et généreux, corporel et spirituel, etc..[67] « A notre sens, écrit Mauss, ce n’est pas dans le calcul des besoins individuels qu’on trouvera la méthode la meilleure économie. Nous devons, je le crois, même en tant que nous voulons développer notre propre richesse, rester autre chose que de purs financiers, tout en devenant de meilleurs comptables et de meilleurs gestionnaires. la poursuite brutale des fins de l’individu est nuisible aux foins et à la paix de l’ensemble, au rythme de son travail et de ses joies et -par l’effet en retour - à l’individu lui-même. »[68] « Il faut, précise-t-il, revenir à des mœurs de « dépense noble ». Il faut que, comme en pays anglo-saxon, comme en tant d’autres sociétés contemporaines, sauvages et hautement civilisées, les riches reviennent -librement et aussi forcément - à se considérer comme des sortes de trésoriers de leurs concitoyens. les civilisations antiques - dont sortent les nôtres - avaient le jubilé, les autres les liturgies, chorégies et triérarchies, les syssities (repas en commun), les dépenses obligatoires de l’édile et des personnages consulaires. on devra remonter à des lois de ce genre. Ensuite il faut plus de souci de l’individu, de sa vire, de sa santé, de son éducation - chose rentable d’ailleurs - de sa famille et de l’avenir de celle-ci. il faut plus de bonne foi, de sensibilité, de générosité dans les contrats de louage de services, de location d’immeubles, de vente de denrées nécessaires. et il faudra bien qu’on trouve le moyen de limiter les fruits de la spéculation et de l’usure. »[69] Il est clair que la réforme envisagée est à la fois morale et politique, le fruit d’une politique qui ne se coupe pas de la morale. De plus, l’invitation lancée aux riches, invitation libre (morale) et forcée (politique) à utiliser leurs richesses pour les autres, à donner, n’est pas une invitation à l’assistanat[70] car, ajoute immédiatement l’auteur, « cependant. il faut que l’individu travaille. il faut qu’il soit forcé de compter sur soi plutôt que sur les autres. d’un autre côté, il faut qu’il défende ses intérêts, personnellement et en groupe. l’excès de générosité et le communisme lui seraient aussi nuisibles et seraient aussi nuisibles à la société que l’égoïsme de nos contemporains et l’individualisme de nos lois. »[71]
Sa conclusion est simple. « les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin rendre. […] C’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns les autres. C’est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité.
Il n’y a pas d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là. » Et l’auteur insiste avec une pointe de lyrisme : « Les peuples, les classes, les familles, les individus, pourront s’enrichir, ils ne seront heureux que quand ils sauront s’asseoir, tels des chevaliers[72], autour de la richesse commune. Il est inutile d’aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne. »[73]
Le fait social total du « donner-recevoir-rendre », que cette chaîne soit spontanée ou réglementée s’inscrit au cœur de l’activité économique et sociale des sociétés traditionnelles. De même l’économie du don doit, même si c’est par étapes, imprégner toute la vie économique. La gratuité n’est donc pas finalement une pratique marginale. Elle doit accompagner, en même temps que la justice sociale, toute la vie en société en vue d’une humanité dont la spécificité ne se limite pas à l’économique[74]. Et comme nous l’avons vu, ce don, cette gratuité implique la réciprocité c’est ce qu’entend Mauss dans la trilogie « donner-recevoir-rendre ». C’est ce qu’entend l’Église lorsqu’elle parle de solidarité. C’est ce qu’indique déjà Jean-Paul II : « Ceux qui ont plus de poids, disposant d’une part plus grande de biens et de services communs, devraient se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager avec eux ce qu’ils possèdent. de leur côté, les plus faibles, dans la même ligne de la solidarité, ne devraient pas adopter une attitude purement passive ou destructrice du tissu social, mais, tout en défendant leurs droits légitimes, faire ce qui leur revient pour le bien de tous. »[75]
La pensée de Marcel Mauss a marqué de nombreux chercheurs en sciences
sociales. Dans sa mouvance, s’est créé le MAUSS, Mouvement
anti-utilitariste en sciences sociales, dont le nom est à la fois
un acronyme et un hommage au
célèbre anthropologue[76] à Québec
et membre du conseil de la direction de
la Revue du MAUSS. J. T.
Godbout a écrit de nombreux ouvrages sur
le don, notamment L’esprit du
don, La Découverte,
1992, co-écrit avec
CAILLE Alain, professeur
à l’Université de Caen, directeur de la revue du Mauss (disponible sur
classiques.uqca.ca) ; Le langage du
don, Fides, 1996 ;
Le don, la dette et l’identité : homo donator vs homo
oeconomicus, La
Découverte/Mauss, 2000 ; Ce qui circule entre nous : Donner, recevoir,
rendre, Seuil,
2007. Alain Caillé a publié notamment : Critique de la raison
utilitaire, La découverte, 1989 ; Don, intérêt et désintéressement:
Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, La découverte/Mauss, 1994.
Autre auteur à s’être intéressé au don et à la réciprocité : TEMPLE
Dominique (né en 1940). Ce biologiste, influencé par l’œuvre du
philosophe d’origine roumaine Stéphane Lupasco (1900-1988), a cherché
dans les fondements des sociétés humaines une autre raison à l’œuvre que
la raison utilitariste occidentale. En Amérique du Sud, il a travaillé
avec des responsables amérindiens à la reconnaissance politique des
sociétés amazoniennes et andines. Il écrit La dialectique du don, Essai
sur l’économie des communautés indigènes, Diffusion Inti, 1983 et, an
collaboration avec CHABAL Mireille,
La
réciprocité et la naissance des valeurs humaines, L’Harmattan, 1995.
En 2003, tous ses articles sont rassemblés, traduits et publiés à La Paz
(Bolivie) par le philosophe Javier Medina et l’anthropologue Jacqueline
Michaux sous le titre:
Teoría
de la reciprocidad sous le patronage du « Programa de Apoyo a la
Gestión Pública Descentralizada y Lucha contra la Pobreza, Padep, de la
Cooperación Técnica Alemana ». En 2008, L’Instituto Intercultural para la
Autogestión y la Acción Comunal de l’Université de Valencia (Espagne)
lui décerne, conjointement à Juan Guillermo Espinosa (Chili), le prix
« Gigante del Espíritu » pour sa réflexion sur la réciprocité. Dominique
Temple salue évidemment l’encyclique de Benoît XVI sous le titre
L’encyclique d’une nouvelle économie (Cf. dominique.temple.free.fr).
L’influence de M. Mauss se remarque encore chez ROSANVALLON Pierre, in
La société des égaux, Seuil, 2011.
].
Comme l’écrit le P. Boukari Aristide Gnada[77] : « Du point de vue sociologique, le discours sur le don abonde et ce depuis l’Essai sur le don de M. Mauss et semble s’imposer de plus en plus du point de vue quantité. A partir de M. Mauss, sociologues et anthropologues ont certainement eu gain de cause. » Et d’ajouter le témoignage d’Alain Caillé : « Le dépassement d’une bonne part des impasses dans lesquelles s’enferment les sciences sociales, les débats de la philosophie morale et politique et la vie politique elle-même, passent par la prise au sérieux et par un dégagement méthodologique de toutes les implications de la découverte effectuée par Marcel Mauss. Enonçons-la dans toute sa force, en surmontant la timidité de Mauss lui-même : la triple obligation de donner, recevoir et rendre constitue l’universel socio-anthropologique sur le quel se sont construites toutes les sociétés anciennes et traditionnelles. C’est en faisant fond sur elle que s’est bâtie ce qu’on pourrait appeler, en généralisant, la société première ».[78] Boukari Gnada continue fait toutefois remarquer qu’« Un discours sur la dimension socio-anthropologique du don a certainement sa place dans nos sociétés où c’est le système d’échange et d’économie qui fait la loi. mais, il me semble que pour une tentative de poser le don comme principe de l’agir humain et de la réflexion morale, l’approche sociologique reste insuffisante parce qu’elle ne s’interroge guère sur l’essence même du don. il faudrait donc aller à la racine et, donc, au-delà de ce qui, dans le don, saute aux yeux et quêter ce qui demeure irréductible à la physique ou aux phénomènes sensibles afin de montrer toute sa force comme principe. pour ce faire, il faudrait faire appel à la philosophie qui a pour ambition d’atteindre la radicalité ou l’essence des choses. »[79] Il justifie ainsi l’objet de son ouvrage à la recherche de la pertinence du concept don d’un point de vue philosophique et théologique.
De son côté, le frère Alain Durand op[80], souligne à juste titre, à propos du don « à sens unique », ce que nous appelions l’« aumône », qui peut mettre le bénéficiaire en situation de dépendance[81] et peut être une manifestation de paternalisme. Dans le cadre des relations entre peuples favorisés et défavorisés, le don, la remise totale ou partielle de dettes[82] peut ainsi s’accompagner d’un empêchement à accéder à nos marchés pour y vendre leurs produits. On ne cherche pas non plus à modifier les causes profondes de la pauvreté et de l’inégalité ou on cherche à imposer un modèle économique, celui du capitalisme libéral, par exemple. Tout en se donnant bonne conscience, on ne combat pas l’injustice structurelle. Le frère Durand rappelle en outre ce que les Pères de l’Église disaient à propos du don simple : on ne donne rien en réalité, on restitue[83] Dès lors, pour établir une égalité fondamentale entre les partenaires et éviter une forme ou l’autre de domination, le donataire doit aussi recevoir du bénéficiaire. l’échange peut se passer de différentes manières, que ce soit sur le plan économique, culturel ou religieux, par des marchandises échangées, l’« ouverture réciproque et raisonnée des marchés ». On peut aussi donner des biens matériels et recevoir des biens culturels. Cette réciprocité s’inscrit dans une relation humaine et crée « du lien social ». Dans ce cadre, l’aide peut être mieux orientée sur les « besoins réels de l’autre » qui ne sera pas traité « comme une duplication de nous-mêmes « : « la reconnaissance de l’altérité d’autrui conditionne notre capacité à percevoir ses besoins et donc notre façon d’y répondre. » En conclusion, « lorsque je donne à autrui -ou lorsque autrui me donne - de telle sorte qu’il soit lui-même capable à son tour de donner - ou lorsqu’il me donne de telle façon que je sois moi-même capable de lui donner en retour-, les conditions sont créées pour instaurer pour instaurer l’égalité nécessaire pour que les relations de réciprocité deviennent des relations justes, des relations enracinées dans la justice. la solidarité doit toujours s’interroger sur son rapport à la justice. »[84]
A la suite de notre lecture de M. Mauss et d’A. Durand, nous devrons nous demander si l’économie du don selon Benoît XVI est bien une économie qui s’inscrit dans une éthique de la réciprocité. Nous avons déjà répondu avec Jean-Paul II et l’on peut se dire qu’il serait étonnant qu’il y ait, à ce point de vue, un changement de cap.
Notons tout d’abord que l’association des mots « don » et « gratuité » ne signifie pas que le don est le don « à sens unique » que dénonce A. Durand. La gratuité implique l’absence d’intérêt. Le don n’est pas intéressé. Il n’est pas fait pour dominer, dans l’espoir d’un profit quelconque. Le pape d’ailleurs associe au don, à la gratuité, la fraternité et la solidarité. Il rappelle que Jean-Paul II « avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité » mais aussi qu’« il ne voulait pas l’exclure des deux autres domaines »[85] c’est-à-dire le marché et l’État.[86]
La société civile, selon l’Unesco, « peut être comprise comme regroupant
l’ensemble des associations à caractère non gouvernemental et à but non
lucratif travaillant dans le domaine de l’éducation. En font partie,
entre autres, les ONG et les réseaux de campagne, les associations
d’enseignants et les communautés religieuses, les associations
communautaires et les réseaux de recherche, les associations de parents
d’élève et les organisme professionnels, les associations d’étudiants
ainsi que divers mouvements
sociaux ».[87]
Cette définition reprend en fait toute une série de corps
intermédiaires, subsidiaires par rapport à la première société civile,
la société civile fondatrice : la famille qui est le lieu par excellence
du don, de la gratuité, de l’échange, de la solidarité. Un lieu fondé
par « le don de soi réciproque de l’homme et de la femme »[88]. Toute la société, société politique et société économique, doit
être imprégnée de ces valeurs et à l’échelle du monde, un monde qui,
sous le regard du Père. forme une seule famille. C’est pourquoi Benoît
XVI peut affirmer que « la solidarité signifie avant tout se sentir tous
responsables de tous ». Raison pour laquelle ajoutera-t-il, elle ne peut
être « déléguée seulement à l’État ».[89] Nous sommes
tous responsables de tous. Cela ne signifie pas que seuls les « riches »
sont responsables des « pauvres ». Tous sont responsables de tous dans la
subsidiarité. « La subsidiarité, précise Benoît XVI, est avant tout
une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires.
Cette aide est proposée lorsque la personne et les acteurs sociaux ne
réussissent pas à faire par eux-mêmes ce qui leur incombe et elle
implique toujours que l’on ait une visée émancipatrice qui favorise la
liberté et la participation en tant que responsabilisation. la
subsidiarité respecte la dignité de la personne en qui elle voit un
sujet toujours capable de donner quelque chose autres. En reconnaissant
que la réciprocité fonde la construction intime de l’être humain, la
subsidiarité est l’antidote le plus efficace contre toute forme
d’assistance paternaliste. »[90] Texte capital qui
montre bien que l’« aide » se fait d’égal à égal en dignité, qu’il ne
s’agit pas d’assistanat mais de mise en capacité de don. Et le Saint
Père insiste : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié
au principe de solidarité et vice versa, car si la subsidiarité sans la
solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la
solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie
celui qui est dans le besoin. »[91]
Une autre question se pose : introduire le don et la gratuité dans le
monde économique ne relève-t-il pas de l’utopie ?
Pour y répondre, voyons comment Benoît XVI éclaire, avec sa vision du don et de la gratuité, les problèmes économiques classiques : le marché, l’entreprise, le rôle du politique en la matière et la mondialisation.
Le marché est certes soumis à la justice commutative et l’Église a rappelé, dès le XIXe siècle, l’importance de la justice distributive et de la justice sociale. Mais il faut aller plus loin : « sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut remplir sa fonction économique »[92] comme on le constate, hélas, aujourd’hui.[93] Pour émanciper les pauvres qui ne peuvent être condamnés à l’assistanat ou considérés comme un fardeau, l’économie de marché a besoin d’« énergies morales »[94] et doit rechercher le bien commun tout comme le pouvoir politique[95]. Le marché, l’économie, la finance ne sont pas mauvais en soi, ils le deviennent lorsque l’idéologie s’en empare ou simplement l’égoïsme[96]. C’est l’homme sans conscience morale, sans souci de ses responsabilités personnelles et sociales qui pervertit ces instruments. Amitié, socialité, solidarité, réciprocité, transparence, honnêteté, responsabilité peuvent être vécues au sein de l’activité économique. Tous ces principes d’éthique sociale ne sont pas accessoires et « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale ».[97] Charité et vérité l’exigent et l’expérience en prouve la possibilité.[98] La logique marchande est de donner pour avoir et celle de l’action publique de donner par devoir. Ce n’est pas ainsi que tous les peuples se développeront mais grâce à un marché international où « tous auront à donner et à recevoir, sans que le progrès des uns soit un obstacle au développement des autres ».[99] Gratuité et communion au niveau mondial. « Le binôme exclusif marché-État corrode la socialité, alors que les formes économiques solidaires, qui trouvent leur terrain le meilleur dans la société civile sans se limiter à elle, créent de la socialité. Le marché de la gratuité n’existe pas et on ne peut imposer par la loi des comportements gratuits. pourtant aussi bien le marché que la politique ont besoin de personnes ouvertes au don réciproque. »[100]
L’entreprise a un rôle important à jouer dans la perspective d’une économie du don, à condition qu’elle change. En effet, aujourd’hui elle obéit trop souvent à la seule logique du profit. Profit des propriétaires, profit, dans beaucoup de cas, des actionnaires constitués même par des fonds anonymes qui dirigent l’entreprise par l’entremise « d’une classe cosmopolite de managers » qui délocaliseront pour plus de profit.[101] Investir, écrivait Jean-Paul II, « est toujours un choix moral et culturel ».[102] Et l’entreprise est un lieu, « plurivalent » dit Benoît XVI. Avant d’être un lieu professionnel, elle est un lieu humain où, non seulement, la personne du travailleur peut s’épanouir dans le respect de ses droits[103] mais aussi où l’on veille aux intérêts de toutes les personnes en relation avec l’entreprise, en amont et en aval.[104] Bien sûr, il existe différents types d’entreprises selon leurs « buts institutionnels » mais il est bon qu’à côté de l’entreprise privée et de l’entreprise publique, vivent « des organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux ». Ainsi pourra se produire « une sorte hybridation des comportements d’entreprise » à travers laquelle on se rendra compte que, sans nier le profit, il est possible de dépasser « la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »[105] Toujours au service du bien commun national et mondial, cette ouverture des conceptions entrepreneuriales est susceptible de favoriser « l’échange et la formation réciproque entre les diverses typologies d’entreprenariat, avec un transfert des compétences du monde du non-profit à celui du profit et vice-versa, du domaine public à celui de la société civile, de celui des économies avancées à celui des pays en voie de développement. »[106]
L’autorité publique -l’État- a un rôle « plurivalent » à jouer « dans la mise en place d’un nouvel ordre économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine » et orienter la mondialisation économique. L’État est invité ainsi à plus de collaboration avec les autres États. De plus, le développement a besoin dans certains pays, que soient consolidés les « systèmes constitutionnels, juridiques, administratifs ». Une aide politique est donc aussi nécessaire là-bas pour affermir l’État de droit et des institutions vraiment démocratiques.[107]
La mondialisation, quant à elle, « a priori, n’est ni bonne ni mauvaise ». Elle est le signe « d’une humanité qui devient de plus en plus interconnectée » et témoigne de « l’unité de la famille humaine ».[108] Elle peut servir au développement à condition « de favoriser une orientation culturelle personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. » Si elle est ainsi bien conçue et gérée, sur une base anthropologique et éthique juste, elle offre « la possibilité d’une grande redistribution de la richesse au niveau planétaire », par le souci de communion et de partage. Au contraire, mal gérée, livrée à ses dysfonctionnements, à l’égoïsme, à l’individualisme, à l’utilitarisme, elle accentuera la pauvreté et les inégalités.[109]
Ce chapitre 3 a suscité de nombreuses réactions positives et a été l’occasion de montrer les convergences entre la pensée du pape et les expériences ou réflexions de gens divers, réflexions et expériences qui montrent le réalisme de Benoît XVI.[110]
Réfléchissant à la place de la gratuité dans le marché, Elena Lasida[111]fait cette remarque judicieuse : « Il ne s’agit pas de moraliser l’économie mais de lui rendre sa nature relationnelle ».[112] Elle part des travaux de Jacques T. Godbout déjà cité[113], qui met en évidence la « valeur de lien » dans le don : « ce qui compte dans le don n’est pas la chose donnée mais la relation qu’il crée. le don n’exige par un retour : il appelle le récepteur à devenir donateur à son tour. » Elle va plus loin et montre qu’« une certaine approche de la valeur d’usage et de la valeur d’échange », deux valeurs « clairement identifiées en économie »[114], permet de faire « place à la fraternité, au don et à la gratuité » dans l’échange marchand. A propos de la « valeur d’usage » qui « fait référence aux caractéristiques propres de chaque bien qui le rendent utile et désirable aux yeux du consommateur, Elena Lasida montre que le bien peut servir à la fois l’intérêt du producteur et celui du consommateur établissant ainsi une « fraternité ». Elle donne, en exemples, le commerce équitable ou encore les pratiques de co-production où consommateur et producteur confrontent leurs intérêt et parfois peuvent se rencontrer physiquement comme dans les AMAP françaises (Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne), les GAS italiens ou les Groupes d’Achats Solidaires de l’Agriculture Paysanne (GASAP) en Belgique. Toutes associations autogérées par leurs membres et organisées en collectifs autonomes. Quant à la valeur d’échange du bien, « déterminée par le prix du marché et donc par sa capacité à être échangé pour d’autres biens », tributaire de l’offre et de la demande, dans le cadre d’une relation anonyme, elle n’est pas simplement bâtie sur un échange de biens et de services mais aussi sur une recherche d’identité de la part des partenaires et de reconnaissance mutuelle comme on peut le constater dans les deux exemples donnés d’économie solidaire. Revenant à la « valeur de lien », elle fait appel à un autre auteur dont on reparlera quand nous aborderons la pensée du pape François: l’économiste hongrois Karl Polanyi[115]. Celui-ci montre que si « la fraternité et la sympathie se situent toujours au niveau inter-individuel », comme on vient de le voir dans les exemples donnés par E. Lasida, « à travers l’échange peut également se générer un lien au niveau collectif ». C’'est dans ce sens que va la notion de « réciprocité ». Pour Polanyi, on distingue en économie trois types de circulation : la redistribution effectuée par l’État grâce à l’impôt, le marché qui crée une interdépendance involontaire entre des individus équivalents comme les biens qu’ils échangent et, enfin, la réciprocité qui, « à la différence du marché, est une relation bilatérale inscrite dans un « tout social » qui conçoit les individus en relation de complémentarité et d’interdépendance volontaire ». Ainsi en est-il entre parents dans les sociétés primitives. On voit immédiatement la proximité de pensée entre cette théorie de la réciprocité et celle du don chez Godbout et à travers lui, Mauss : le lien créé par la réciprocité et le don révèle « une appartenance commune qui dépasse les personnes qui échangent ». Quand on parle de principe de réciprocité, on ne pense pas d’abord à l’équivalence des biens échangés mais au « tout social », c’est-à-dire à l’appartenance et à la complémentarité, comme c’est le cas dans l’économie solidaire. Enfin, marché et réciprocité ne sont pas nécessairement antagonistes, ils « peuvent s’articuler autour d’une logique commune. Le don n’apparaît pas ainsi comme une action extra-économique mais il prend forme à l’intérieur même de l’acte économique. »[116]
Toutes ces considérations et tous ces prolongements ou commentaires nous montrent, en tout cas, que la question économique qui hante nos contemporains, n’est pas une question d’abord technique ni une question isolée : « l’humain ne se divise pas » rappelle le P. X. Dijon.[117] « La question, sociale sous Léon XIII, devenue mondiale sous Paul VI, est […], sous Benoît XVI, anthropologique »[118]. La réflexion de Benoît XVI s’appuie sur une vision de l’homme « un », donné à lui-même par Dieu et appelé au don[119]. De là découle la nécessité de ne pas dissocier les questions « éthiques ». Nous n’avons pas à choisir entre la mentalité de gauche qui prend « uniquement la défense […] des travailleurs, des pauvres, du tiers-monde et de l’environnement » et la mentalité de droite qui, elle, prend la défense « des embryons, des personnes handicapées, des mourants et de la famille. »[120] Comme le dénonce Benoît XVI : « Ce qui est stupéfiant, c’est la capacité de sélectionner arbitrairement ce qui, aujourd’hui, est proposé comme digne de respect. prompts à se scandaliser pour des questions marginales, beaucoup semblent tolérer des injustices inouïes. tandis que les pauvres du monde frappent aux portes de l’opulence, le monde riche risque de ne plus entendre les coups frappés à sa porte, sa conscience étant désormais incapable de reconnaître l’humain. »[121]
Voilà pourquoi, dans l’encyclique, s’entremêlent éthique économique, éthique du corps et éthique de l’environnement.[122]
On s’est étonné que Benoît XVI revienne, dans cette encyclique, sur l’éthique sexuelle et familiale mais, on la compris, le développement est lié au respect de la vie. On peut même dire que « l’ouverture à la vie est au centre du développement ». Pourquoi ? Parce que « si la sensibilité personnelle et sociale à l’accueil d’une nouvelle vie se perd, alors d’autres formes d’accueil utiles à la vie sociale se dessèchent ». Par contre, l’accueil de la vie stimule la solidarité et rend le riche plus sensible à la pauvreté d’autrui.[123] De même, « la façon dont l’homme traite l’environnement influence les modalités avec lesquelles il se traite lui-même », l’écologie incluant l’écologie humaine ou vice versa.[124] Cette réflexion occupe la plus grande partie du chapitre 4 qui prolonge ce que Jean-Paul II écrivait dans Centesimus annus.
Non seulement l’homme est donc « un » mais l’humanité aussi est « une » : « La fraternité pose d’emblée le lien social dans la nature elle-même puisqu’elle suppose la commune origine charnelle des enfants nés des mêmes pères et mères ».[125] Tout le chapitre 5 est consacré à ce thème. L’unité de la famille humaine fonde la solidarité mais une solidarité qui s’allie à la subsidiarité. A cet endroit, la pensée de Benoît XVI précise comment cette solidarité doit s’exercer. « Le principe de subsidiarité, expression de l’indéniable liberté humaine est […] une manifestation particulière de la charité et un guide éclairant pour la collaboration fraternelle entre croyants et non croyants. la subsidiarité est avant tout une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires. […] La subsidiarité respecte la dignité de la personne en qui elle voit un sujet toujours capable de donner quelques chose aux autres. En reconnaissant que la réciprocité fonde la constitution intime de l’être humain, la subsidiarité est l’antidote le plus efficace contre toute forme d’assistance paternaliste. elle peut rendre compte aussi bien des multiples articulations entre les divers plans et donc de la pluralité des acteurs, que de leur coordination. »[126] Et le pape d’insister : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin ».[127]
Notons que le pape n’envisage pas la mondialisation[128] seulement du point de vue économique et financier. Comme le dit très justement Alain Durand, la mondialisation ne doit pas être « envisagée uniquement sous l’angle économique, mais comme un phénomène pluridimensionnel. la mondialisation traverse toute l’épaisseur de nos vies, de l’économique au religieux, en passant par le domaine de la technique, de la culture, du droit, de la communication et même celui des pratiques mafieuses. »[129] Le développement des peuples est incompatible avec « la promotion programmée de l’indifférence religieuse ou de l’athéisme pratique ». Or, « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, dans la mesure où, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante et alimente en lui la soif d’« être plus ». » Cette dernière remarque nous renvoie à la description de l’homme donnée dans Deus caritas est. Sans la référence transcendante, on pourra certes parler de croissance ou d’évolution mais pas de développement car la force morale et spirituelle du développement intégral manquera. Notons encore que le surdéveloppement s’il transporte un sous-développement moral nuira aussi au développement.[130] Le vrai développement a besoin que Dieu trouve sa place dans l’espace public[131] et donc ne peut que pâtir du laïcisme comme il pâtit également du fondamentalisme. Pour échapper à ces dangers, un « dialogue fécond » et une « collaboration efficace » doivent être maintenus car « la raison - y compris la raison politique qui n’est pas toute puissante - a toujours besoin d’être purifiée par la foi » de même que « la religion a toujours besoin d’être purifiée par la raison afin qu’apparaisse son visage humain authentique ».[132] Non seulement la mondialisation est le lieu d’une rencontre entre croyants et entre croyants et incroyants mais aussi une « occasion de rencontre culturelle et humaine ». Tous les hommes participant à la même nature humaine, il y a, dans toutes les cultures, des « convergences éthiques » qui expriment la « loi naturelle ». « L’adhésion à cette loi inscrite dans les cœurs, est donc le présupposé de toute collaboration sociale constructive. » Pays développés et pays en voie de développement sont donc invités à une examen critique pour déceler, respecter, défendre, promouvoir « tout ce qui est authentiquement humain ».[133]
Pour revenir au principe de subsidiarité, le pape souligne encore qu’il est tout à fait indispensable dans la manière de concevoir l’autorité mondiale nécessaire pour régler les problèmes liés à la mondialisation.[134] « Il s’agit […], écrit-il, d’un principe particulièrement apte à gouverner la mondialisation et à l’orienter vers un véritable développement humain. Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la « gouvernance » de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, pour être concrètement efficace. »[135] Cet extrait doit être mis en rapport avec un autre passage qui a fait grand bruit et semblé susciter une controverse au sein même de l’Église : « il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon prédécesseur Jean XXIII. une telle Autorité devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun, s’engager pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité ». Il s’agit, répète Benoît XVI, d’« un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation […] ».[136]
Il n’est donc pas question ici de gouvernement mondial, comme certains l’ont cru, mais d’une « gouvernance » exercée par une autorité telle qu’elle est définie. Le texte latin, seul texte officiel, précise que le rôle de cette « institution d’un degré plus élevé », est de « tempérer la globalisation »[137]. Le verbe « moderari » ne peut inclure l’idée d’un gouvernement au sens habituel du terme ![138]
La position de Benoît XVI est conforme à ce que l’Église a déjà dit en la matière[139]
Bien d’autres questions sont abordées, un peu dans le désordre. Il faut bien reconnaître que certains chapitres n’obéissent pas à une logique très claire. Ils touchent à toute une série de questions que nous allons survoler car elles ne sont pas nécessairement développées ou elles renvoient implicitement à des positions bien connues de l’enseignement de l’Église.
Benoît XVI constate que depuis l’époque de Paul VI, plusieurs pays se sont développés économiquement mais que ce développement est « obéré par des déséquilibres et des problèmes dramatiques » et de citer la spéculation, les flux migratoires[140], l’exploitation anarchique des ressources de la terre[141] qui touchent les pays riches comme les pays pauvres. Ainsi persistent un peu partout, des « disparités criantes », la corruption, le non-respect des lois et des droits humains. S’ajoutent à ce tableau, le détournement des aides internationales, le protectionnisme économique et même intellectuel, des attitudes culturelles rétrogrades, la persistance d’influences idéologiques.[142] De plus, dans un climat de crise économique et financière[143], de nombreux problèmes sociaux sont engendrés par l’obsession du profit le profit[144], les délocalisations, l’obsession de la compétitivité, les disparités fiscales, la dérégulation du monde du travail, l’affaiblissement des systèmes de sécurité sociale et des organisations syndicales[145], la diminution des dépenses sociales, l’instabilité psychologique dans un monde du travail mobile et déréglementé, le chômage.[146] Il faut aussi déplorer l’éclectisme culturel et le nivellement culturel qui séparent la culture de la nature humaine transcendante, favorisant asservissement et manipulation.[147] Partout on constate des écarts de richesse inacceptables et parfois une augmentation telle de la pauvreté que la cohésion sociale et la démocratie sont en danger. De vieux problèmes s’aggravent et l’irresponsabilité installée dans certains pays nourrit de nouvelles formes de colonialisme.[148]
Tout ceci montre que le problème du développement reste « aigu et urgent »[149] et fondamentalement que le développement économique n’est pas tout. Le développement de l’homme doit être intégral et il concerne tous les pays.[150] Non seulement parce que l’homme n’est pas qu’un producteur et un consommateur[151] mais aussi parce que l’économie s’étant mondialisée, il faut ajouter au développement économique un renouvellement d’une politique plus participative à l’échelon national et international[152] pour faire face aux nombreux problèmes sociaux entraînés. Et, par-dessus tout, ou mieux, en tout, « l’amour dans la vérité » comme inspiration et orientation.
Dans ces conditions, comment, de manière très concrète, pourvoir au développement des peuples ? Dans un premier temps, il faut rappeler les grands principes classiques : le droit à la vie et à la liberté religieuse.
La faim reste un problème essentiel bien sûr, une question de vie ou de mort pour de nombreux peuples. La lutte contre la faim est « un impératif éthique » et une « exigence à poursuivre pour sauvegarder la paix et la stabilité de la planète ». Ce problème ne dépend pas d’abord d’une carence matérielle mais surtout d’une carence sociale et plus précisément institutionnelle : un manque d’organisation économique. Certes la faim peut avoir des causes matérielles mais elle peut être aussi la conséquence de « l’irresponsabilité politique nationale ou internationale ». Pratiquement, l’agriculture locale doit être développée grâce à des infrastructures adaptées, l’implication des communautés intéressées soutenues par des plans de financement solidaires, et la reconnaissance de l’accès à l’eau et l’alimentation comme des droits universels.[153]
Le droit à la vie et à ses conditions élémentaires, droit à la liberté religieuse sont au cœur du vrai développement. Mais à propos des droits, de tous les droits, objectifs et « indisponibles » Benoît XVI rappelle qu’ils « supposent des devoirs sans lesquels ils deviennent arbitraires ». De plus, « avoir en commun des devoirs réciproques mobilise beaucoup plus que la seule revendication de droits ».[154] Benoît XVI demande enfin l’inscription parmi les droits humains universels, le droit à l’alimentation et à l’eau : « Il est nécessaire que se forme une conscience solidaire qui considère l’alimentation et l’accès à l’eau comme des droits universels de tous les êtres humains, sans distinction ni discrimination »[155]
Le droit à la vie comme le droit à la famille et le droit de la famille conduisent naturellement le pape à rappeler la position de l’Église à propos des problèmes liés à la croissance démographique. C’est l’occasion de dénoncer les contrevérités que l’on répand en la matière et la conception « hédoniste et ludique » de la sexualité qui en réduit le sens profond.[156]
Ces brèves réflexions montrent que le « savoir » ne suffit pas au développement mais qu’il a besoin d’une « sagesse » animée par la charité pour orienter le savoir et l’action et faire dialoguer dans la cohérence les diverses disciplines nécessaires. C’est là le rôle irremplaçable de la doctrine sociale de l’Église qui doit être le socle des solutions neuves nécessaires.[157]
Pour cela, il faut promouvoir « un meilleur accès à l’éducation », c’est-à-dire à une « formation complète de la personne » et pas seulement une instruction ou une formation professionnelle. Pour cette formation complète, il convient de bien connaître la nature même de la personne.[158]
Cette éducation est très importante car les progrès fascinants de la technique pourraient nous amener à croire qu’elle suffit par elle-même pour régler les problèmes économiques et financiers. la technique deviendrait une idéologie de l’utilité et de l’efficacité, confondant le vrai et le faisable. Or ce qui est vrai, c’est que la technique n’est pas que technique, « elle manifeste l’homme et ses aspirations au développement, elle exprime la tendance de l’esprit humain au dépassement progressif de certains conditionnements matériels ». [159] Si elle peut nous explique comment ce dépassement peut s’opérer, elle ne dit rien du pourquoi ! Et donc, « la liberté humaine n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle répond à la fascination technique par des décisions qui sont le fruit de la responsabilité morale. »[160]
Le développement sera toujours boiteux, insatisfaisant, « impossible, s’il n’y a pas des hommes droits, des acteurs économiques et des hommes politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci du bien commun. La compétence professionnelle et la cohérence morale sont nécessaires l’une et l’autre. »[161] Plus encore, de même que « la foi sans la raison risque de devenir étrangère à la vie concrète des personnes », « attirée par l’agir technique pur, la raison sans la foi est destinée à se perdre dans l’illusion de sa toute-puissance. »[162] On ne peut faire l’économie de la dimension spirituelle de l’homme. Il y a un « au-delà » de la technique comme l’indique l’acte même de connaître: « en chaque connaissance et en chaque acte d’amour, l’âme de l’homme fait l’expérience d’un « plus » qui s’apparente beaucoup à un don reçu, à une hauteur à laquelle nous nous sentons élevés ».[163]
Une fois encore, c’est « l’ouverture à Dieu [qui] entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission solidaire et joyeuse »
En conclusion, quelle nouveauté l’encyclique Caritas in veritate apporte-t-elle par rapport aux documents précédents ?
Benoît XVI a accentué l’enracinement théologique qui nous montre que « Caritas in veritate est un principe sur lequel se fonde la doctrine sociale de l’Église, un principe qui prend une forme opératoire par des critères d’orientation de l’action morale »[164]. L’approche théologique mais aussi, même si ce n’est pas explicite, anthropologique au sens même scientifique du terme nous montre que seule une économie du don correspond à la vraie nature de l’homme et peut assurer un développement intégral des hommes et des peuples à travers le monde.
Si Benoît XVI accorde tant d’importance à saint Bonaventure, ce n’est certainement pas pour dévaluer saint Thomas d’Aquin mais parce qu’il estime que la vision de saint Bonaventure est peut-être aujourd’hui plus adaptée à la situation de crise intellectuelle et spirituelle. Sans qu’il y ait de contradiction entre les deux docteurs de l’Église qui se connurent à l’Université de paris et qui furent tous deux envoyés en 1274, l’année de leur mort, au Concile œcuménique de Lyon. Benoît XVI montre ce qui sépare ces deux docteurs de l’Église sans qu’il y ait d’opposition entre eux. Pour saint Thomas, le bonheur ultime est de voir Dieu et « dans ce simple acte de voir Dieu, tous les problèmes trouvent leur solution : nous sommes heureux, rien d’autre n’est nécessaire ». Pour saint Bonaventure, le destin ultime est d’aimer Dieu, « la rencontre et l’union de son amour et du nôtre ». Si Thomas insiste sur la vérité, Bonaventure lui privilégie le bien. Mais, « il serait erroné de voir une contradiction dans ces deux réponses. Pour les deux, la vérité est également le bien, et le bien est également la vérité ; voir Dieu est aimer et aimer est voir. il s’agit d’aspects différents d’une vision fondamentalement commune. » A la suite de saint François, Bonaventure donne le primat à l’amour car « là où la raison ne voit plus, c’est l’amour qui voit ». Pour le « docteur séraphique », notre vie est donc « un « itinéraire », un pèlerinage - une ascension vers Dieu. mais avec nos seules forces nous ne pouvons pas monter vers les hauteurs de Dieu. Dieu lui-même doit nous aider, doit « nous tirer » vers le haut. C’est pourquoi la prière est nécessaire ».( Audience générale du 17 mars 2010, in DC, n° 2446, 16 mai 2010).
Voir aussi Libérer la société civile, in Liberté politique, n° 48, Eté 2010 avec des articles de Mgr Nicolas Brouwet, Jean-François Mattei, Jean-Yves Naudet, Pierre Coulange, Philippe Beneton, Jean-Pierre Audoyer, Jean-Marie Andres, Jean-Didier Lecaillon, Jacques Bichot.
Congrès Caritas in veritate organisé par le groupe du Parti populaire européen et le COMECE, Bruxelles, Parlement européen, 14 septembre 2010.
Colloque sur la Doctrine Sociale de l’Église : Caritas in veritate, Utopie ou Trésor à découvrir, 8 octobre 2009, Collège des Bernardins, Paris.
Colloque « Caritas in veritate : un appel à libérer la société civile », Quatrième colloque organisé par l’Association des Economistes Catholiques (AEC) et l’Association pour la Fondation de Service Politique, 20 mars 2010, Paris.
Sur le site de l’Association des économistes catholiques (France)(jynaudet.perso.fr), on trouve de nombreuses analyses : BICHOT Jacques, Solidarité en vérité, in La Croix, 24 août 2009 ; Encyclique : unis comme des frères dans la vérité, in www.libertepolitique.com, 10 juillet 2009. GARELLO Jacques, Comment lire l’encyclique de Benoît XVI ? in Liberale, septembre 2009. LELART Michel, Pourquoi Benoît XVI parle-t-il de la micro finance dans son encyclique Caritas in veritate ?.
NAUDET Jean-Yves, Société civile et subsidiarité chez Benoît XVI ; La société civile selon Benoît XVI, in Liberté politique, juin 2010 ; Le défi lancé aux économistes, in OR, n° 29, 21 juillet 2009 ; Une leçon d’éthique économique, in Liberté politique, septembre 2009 ; Caritas in veritate : la doctrine sociale de l’Église, un unique enseignement, cohérent et toujours nouveau, in les Annales de Vendée, décembre 2009 ; Benoît XVI ou l’économie éthique, in Le Figaro, 10 juillet 2009 ; Caritas in veritate : dans la grande tradition de Rerum novarum, in France catholique n° 3174, 17 juillet 2009 ; Caritas in veritate: une encyclique durable, in www.libertepolitique.com, 8 juillet 2009 ; Liberté et responsabilité sources de développement : une analyse de la ,dernière encyclique sociale, in www.unmondelibre.org, 8 juillet 2009 ; Benoît XVI pour l’économie de marché, in Le cri du contribuable, n° 76, 25 juillet 2009 ; Analyse de l’encyclique Caritas in veritate, in Zenit.org, 7 janvier 2010 ; LECAILLON Jacques, Don et gratuité, Réflexions sur Caritas in veritate, in Liberté politique, avril 2010.
Intéressante aussi la conférence donnée par l’économiste REBOUD Louis publiée sur www.penseecatholique.catholique.fr : Economie du DON, Solidarité avec une série de renvois à des œuvres qui recoupent ou parfois précèdent la prise de position de Benoît XVI comme les publications du Mauss ou celles d’Elena Lasida. Il y ajoute PASSET René, Eloge du mondialisme par un « anti » présumé, Fayard, 2001 ; SEN Amartya, L’économie est une science morale, La découverte, 2003 ; SIGLITZ Joseph, SEN Amartya et FITOUSSI Jean-Paul, Richesse des nations et bien-être des individus, Odile Jacob, 2009 ; COMEAU Geneviève, Peut-on donner sans condition ? Bayard, 2010 ; MARZANO Michela, Le contrat de défiance, Grasset, 2010. publié chez Pluriel en 2012 sous le titre Eloge de la Confiance ; COMTE-SPONVILLE A., Solidaire, pas généreux !, in Challenges n° 247, 11 mars 2011 ; DEMOUSTIER Danièle, L’économie sociale et solidaire, S’associer pour entreprendre autrement, Syros, 2001 ; LE LOARNE Séverine, La solidarité comme modèle économique, in le supplément du Dauphiné Entreprises, n° 31, 26 avril 2011 ; 20 propositions pour réformer le capitalisme, sous la direction de GIRAUD Gaël et RENOUARD Cécile, Flammarion, 2009, nouvelle édition en 2012.
Enfin, on peut citer le n° 54, septembre 2011, de la revue Liberté politique : La place du don et de la gratuité dans l’économie, Privat. On y trouve des articles de Francis Jubert, Mgr Alain Castet, Jean-Yves Naudet, Gérard Thoris, Jean-Didier Lecaillon, Jacques Bichot, Nicolas Masson, Thierry Boutet, Thibaut Dary.
vi. François
Face à la pauvreté, on a pensé longtemps que « les peuples pauvres devaient se contenter de la philanthropie des peuples développés ». Benoît XVI rappelle opportunément que « dans Populorum progressio, Paul VI a pris position contre cette mentalité. »[1] et l’Église, depuis qu’elle se penche sur le problème du développement des peuples, a déployé toutes les ressources de la doctrine sociale de l’Église.
Mais à ce propos, il apparaît constamment que le « monde » ne parvient pas à comprendre l’originalité du message chrétien. Le « monde » ne cesse de chercher à rattacher coûte que coûte la pensée sociale de l’Église aux deux grands courants apparemment mieux connus : celui du libéralisme et de ses avatars et celui du socialisme sous ses différents habits. Nous savons que de « bons » catholiques ont été scandalisés par les prises de position de Léon XIII en faveur des travailleurs, nous avons vu que la conception socio-économique si prometteuse de Pie XI a été assimilée au fascisme. Plus près de nous, on a placé très « à gauche » Octogesima adveniens ou Populorum progressio. Jean XXIII n’a pas été mieux traité. Jean-Paul fut très « marxiste » dans Laborem exercens puis considéré comme un thuriféraire du capitalisme dans Centesimus annus. Les pensées de Benoît XVI et de François ne sont pas mieux traitées.[2] En fait, de manière péremptoire, maints commentateurs ont décrété que François contredisait Benoît et résolument socialiste, tournait le dos à son prédécesseur partisan du marché.[3] d’autres ont estimé que la pensée de François renouait avec le paternalisme bourgeois du XIXe siècle rompant avec les avancées de Benoît XVI[4] ou de Jean-Paul II[5] !
Une fois encore, il faut revenir au texte intégral et ne pas se contenter de citations hors contexte.[6]
Dans l’exhortation apostolique[7] Evangelii gaudium (EG), en 2013, François aborde à deux reprises les questions économiques et sociales.
Dans le chapitre 2, il relève tout d’abord « quelques défis du monde actuel ». Ce qui l’interpelle sur les plans économique et social, ce sont la situation précaire de la plus grande partie de l’humanité, « la crainte et la désespérance » jusque dans les pays riches, la disparité sociale[8] et l’exclusion qui engendrent la violence[9], la corruption, l’évasion fiscale[10], la consommation effrénée d’une part [11] et la faim d’autre part[12]. Quelle en est la cause ? « Une crise anthropologique profonde »[13]qui refuse l’éthique et Dieu[14]. De là découlent l’« affaiblissement du sens du péché personnel »[15], l’indifférence relativiste, l’individualisme, le rationalisme, la sécularisation, mais aussi et surtout en ce qui concerne la matière qui nous préoccupe, un système social et économique injuste[16]. En fait, c’est le libéralisme philosophique et économique qui est ici mis en cause même si le mot n’est pas prononcé, ou l’économisme, si l’on préfère pour reprendre un mot cher à Jean-Paul II. Cette conception de l’économie « tue »[17] parce qu’il nie le « primat de l’être humain » et le réduit « à un seul de ses besoins : la consommation »[18]. Dans ce système, l’argent devient une idole et les hommes subissent « la dictature de l’économie sans visage et sans but véritablement humain » qui entraîne la spéculation financière et « l’autonomie absolue des marchés »[19]. On a bien lu que ce que dénonce François c’est l’autonomie absolue des marchés. Un peu plus loin, il parlera des « catégories du marché » si elles sont « absolutisées »[20]. Il ne s’agit donc pas d’une condamnation pure et simple de l’économie de marché ce qui introduirait une contradiction dans l’enseignement social de l’Église alors que François « recommande vivement l’utilisation et l’étude » du Compendium de la Doctrine sociale de l’Église[21]. L’amélioration de la situation des pauvres ne sera pas automatique, le fruit de la « main invisible du marché »[22]. Au contraire, François dénonce les théories du « ruissellement »[23], du « trickle down » qu’il traduit par « rechute favorable ». Ces théories « supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. » Pour François, « cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant. »[24] Au passage, nous notons l’adjectif « sacralisés » qui montre bien, une fois de plus, que le système n’est pas rejeté en bloc. Qui procédera à la « désacralisation », à la moralisation du marché sinon le pouvoir politique ?[25]
C’est le chapitre 4 qui va développer la position de François face à ces défis.
Même si l’objet de cette exhortation n’est pas social, le pape prend la peine de rappeler que « le kérygme possède un contenu inévitablement social »[26], bien conscient du désengagement de nombreux chrétiens tentés par le surnaturalisme souvent sous la pression de la culture laïciste ambiante qui veut confiner les croyants dans les sacristies. Or, écrit François, « on ne peut plus affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle existe seulement pour préparer les âmes pour le ciel »[27]. Si la tentation du retrait existe, l’Écriture et la théologie nous montrent qu’on ne peut dissocier foi et engagement social.[28] Et cet engagement social n’est pas « une simple somme de petits gestes personnels en faveur de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de « charité à la carte », une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre conscience. »[29] C’est pourquoi François renvoie le lecteur au Compendium de la doctrine sociale de l’Église[30] en rappelant que « ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains »[31] . Il n’empêche que « nous ne pouvons éviter d’être concrets -sans prétendre entrer dans les détails- pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne. Il faut en tirer les conséquences pratiques afin qu’« ils puissent aussi avoir une incidence efficace sur les situations contemporaines complexes ». »[32]
Dans cet esprit, François va aborder « la dimension sociale de l’évangélisation » en s’attardant à deux grands problèmes : d’une part, l’intégration sociale des pauvres[33] et, d’autre part, la paix et le dialogue social[34].
Ce qui frappe d’emblée, c’est la place accordée par François aux pauvres et la manière d’en parler. Certes, l’option préférentielle pour les pauvres nous est bien connue mais personne n’a articulé aussi radicalement le message social de l’Église à partir non pas du fait de la pauvreté mais à partir des pauvres. Le pape François rappelle, avec les ressources de l’Écriture, la place privilégiée qu’ils occupent dans le peuple de Dieu[35] et nous invite avec une insistance particulière et répétée[36] à « écouter le cri du pauvre »[37] et « de peuples entiers »[38]. Etre un chrétien authentique ce n’est pas simplement professer impeccablement une doctrine mais aussi et peut-être surtout écouter le pauvre et le secourir[39] : « Ne nous préoccupons pas seulement de ne pas tomber dans des erreurs doctrinales, mais aussi d’être fidèles à ce chemin lumineux de vie et de sagesse. car, aux défenseurs de « l’orthodoxie », on adresse parfois le reproche de passivité, d’indulgence ou de complicité coupable à l’égard de situations d’injustice intolérables et de régimes politiques qui entretiennent ces situations ».[40]
Qui sont les pauvres ? Ce ne sont pas seulement les peuples de la faim mais les hommes et les femmes qui manquent des biens nécessaires pour grandir en humanité. Il ne s’agit « pas seulement d’assurer à tous la nourriture, ou une « subsistance décente », mais que tous connaissent « la prospérité dans ses multiples aspects » : que ce soit sur le plan de l’éducation, de la santé ou du travail, du vrai travail « libre, créatif, participatif et solidaire ».[41] François n’oublie pas les « nouvelles formes de pauvreté » : « les sans-abri, les toxicodépendants, les réfugiés, les populations indigènes, les personnes âgées toujours plus seules et abandonnées, etc.. » Il n’oublie pas les migrants[42], dénonce la traite des personnes[43], pense aux « femmes qui souffrent des situations d’exclusion, de maltraitance et de violence »[44] et aux « enfants à naître ». A leur propos, il insiste sur le fait que « cette défense de la vie à naître est intimement liée à la défense de tous les droits humains. Elle suppose la conviction qu’un être humain est toujours sacré et inviolable, dans n’importe quelle situation et en toute phase de son développement. Elle est une fin en soi, et jamais un moyen pour résoudre d’autres difficultés. Si cette conviction disparaît, il ne reste plus de fondements solides et permanents pour la défense des droits humains, qui seraient toujours sujets aux convenances contingentes des puissants du moment. »[45] Enfin, François ne limite pas sa compassion à ces personnes fragiles. Nous sommes « les gardiens des autres créatures », de ces « autres êtres fragiles et sans défense, qui très souvent restent à la merci des intérêts économiques ou sont utilisés sans discernement », c’est-à-dire de « l’ensemble de la création ».[46] Bref, le Pape nous invite à « prendre soin de la fragilité du peuple et du monde »[47] dans toutes ses manifestations.
Face à toutes ces pauvretés, petitesses, fragilités, quel doit-être notre attitude ? Notre attitude, l’attitude de nous tous, sans exception: « personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale »[48]. et sans oublier que « la vocation et la mission propre des fidèles laïcs est la transformation des diverses réalités terrestres pour que toute l’activité humaine soit transformée par l’Évangile »[49] Encore faut-il que nous combattions notre « paganisme individualiste »[50], éblouis que nous sommes trop souvent par la consommation et le divertissement. Ce paganisme individualiste « produit ainsi une sorte d’aliénation qui nous touche tous, puisqu’« une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre hommes ». »[51]
qu’est-ce que cette solidarité qui nous est demandée ? Le mot « solidarité » « désigne beaucoup plus que quelques actes sporadiques de générosité. Il demande de créer une nouvelle mentalité qui pense en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns. »[52]
Penser en termes de communauté, cela signifie que « notre engagement ne consiste pas exclusivement en des actions ou des programmes de promotion et d’assistance ; ce que l’Esprit suscite n’est pas un débordement d’activisme, mais avant tout une attention à l’autre qu’il « considère comme un avec lui ». »[53] d’une part, les pauvres « ont beaucoup à nous enseigner » et donc « il est nécessaire que nous nous laissions évangéliser par eux ».[54] Accompagner les pauvres « comme il convient sur leur chemin de libération »[55], c’est leur prêter l’attention dont ils ont principalement besoin: « une attention religieuse privilégiée et prioritaire . »[56] Et nous, « nous avons besoin de grandir dans une solidarité qui « doit permettre à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur destin », de même que « chaque homme est appelé à se développer ». » [57]
Donner priorité à la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns, impose de rappeler « la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des biens comme réalités antérieures à la propriété privée »[58] et de « résoudre les causes structurelles de la pauvreté »[59] En effet, « les plans d’assistance qui font face à certaines urgences devraient être considérés seulement comme des réponses provisoires. Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. La disparité sociale est la racine des maux de la société ».[60] Il importe de ne pas oublier que « la croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat »[61]
L’entrepreneur et l’homme politique ont des rôles importants à jouer. Ainsi, « la vocation d’entrepreneur est un noble travail, il doit se laisser toujours interroger par un sens plus large de la vie ; ceci lui permet de servir vraiment le bien commun, par ses efforts de multiplier et rendre plus accessibles à tous les biens de ce monde ».[62] Au contraire, « augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail » est un « venin »[63]. d’autre part, il faut « davantage d’hommes politiques qui aient vraiment à cœur la société, le peuple, la vie des pauvres ! »[64] « A « partir d’une ouverture à la transcendance pourrait naître une nouvelle mentalité politique et économique, qui aiderait à dépasser la dichotomie absolue entre économie et bien commun social. »[65] En effet, « la politique tant dénigrée, est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun ».[66]
Et sur le plan politique, il est indispensable de se rendre compte qu’ « aucun gouvernement ne peut agir en dehors d’une responsabilité commune. […] Si nous voulons vraiment atteindre une saine économie mondiale, il y a besoin, en cette phase historique, d’une façon d’intervenir plus efficace qui, restant sauve la souveraineté des nations, assure le bien-être économique de tous les pays et non seulement de quelques-uns. »[67]
C’est « dans la poursuite d’un ordre voulu de Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes »[68] que se construit la paix authentique[69], la paix sociale durable qui ne peut être que le « fruit du développement intégral de tous »[70]. Elle ne se construit pas sur le silence des pauvres : « les revendications sociales qui ont un rapport avec la distribution des revenus, l’intégration sociale des pauvres et les droits humains ne peuvent pas être étouffées sous prétexte de construire un consensus de bureau ou une paix éphémère, pour une minorité heureuse. » Pourquoi ? par ce que « la dignité de la personne humaine et le bien commun sont au-dessus de la tranquillité de quelques-uns qui ne veulent pas renoncer à leurs privilèges. »[71]
La paix pour s’établir dans une société doit être l’œuvre d’un peuple et non d’« une masse asservie par les forces dominantes »[72]. Un peuple est constitué de citoyens fidèles qui participent à la vie politique, mais qui surtout se laissent intégrer et développent « une culture de la rencontre dans une harmonie multiforme ».[73]
Le peuple se construit et édifie la paix nationale et internationale en suivant quatre principes eux-mêmes inspirés par les postulats fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église[74].
Examinons ces quatre principes qui sont des principes d’action implicites que le Pape François est le premier à mettre ainsi en évidence.
Ils sont ainsi formulés : « le temps est supérieur à l’espace », « l’unité prévaut sur le conflit », « la réalité est plus importante que l’idée » et « le tout est supérieur à la partie ».
Il faut apprendre à « travailler à long terme », en vue de la plénitude, avec patience et ténacité plutôt que d’être obsédé par l’obtention de résultats immédiats[75].
Toujours dans la perspective de la plénitude, le conflit ne peut être ignoré ou paralysant, il doit être supporté, résolu et transformé « en un maillon d’un nouveau processus »[76] de solidarité entendue comme « une communion dans les différences ». Pour cela, « aller au-delà de la surface du conflit et [regarder] les autres dans leur dignité la plus profonde »[77] et combattre notre propre tentation de « dispersion dialectique »[78] en évitant le « syncrétisme » ou « l’absorption de l’un dans l’autre ».[79]
Entre l’idée et la réalité, il est nécessaire d’« instaurer un dialogue permanent, en évitant que l’idée finisse par être séparée de la réalité ».[80] La réalité, supérieure à l’idée, doit être éclairée par le raisonnement d’où l’importance de l’histoire de l’Église, des « saints qui ont inculturé l’Évangile », de la tradition. d’où la nécessité de « mettre en pratique la parole », de « réaliser des œuvres de justice et de charité ».[81]
Enfin, il faut éviter « l’universalisme abstrait et globalisant » tout comme « la mesquinerie quotidienne » du local[82], « des questions limitées et particulières »[83], en donnant la priorité au « bien plus grand qui sera bénéfique à tous » sans pour autant « se déraciner »[84]. Ainsi, dans l’action politique, « le meilleur de chacun », qu’il soit pauvre ou non, qu’il commette des erreurs ou non, doit être recueilli. Tous les peuples, toutes les personnes, dans leur particularité, doivent être incorporés « en vérité » dans la recherche du bien commun.[85]
Ces quatre principes nous montrent qu’il n’y a pas de paix sans « dialogue social », toujours en vue du bien commun et du plein développement de tout être humain. C’est à l’État et aux autorités internationales que revient le soin du bien commun national et universel de chercher des consensus à la recherche d’« une société juste, capable de mémoire et sans exclusions », dans le dialogue, avec humilité et en respectant les principes de subsidiarité et de solidarité.[86] Dans son dialogue avec l’État et le peuple, l’Église qui « n’a pas de solutions pour les questions particulières », accompagne néanmoins, au nom des valeurs fondamentales, « les propositions qui peuvent répondre le mieux à la dignité de la personne humaine et au bien commun. »[87]
Toujours dans le souci de la paix et de la justice, foi raison et sciences[88] doivent dialoguer comme doivent aussi dialoguer les chrétiens divisés[89], les chrétiens avec le peuple juif[90], avec les religions non chrétiennes ou les athées[91].
Dans un contexte de liberté religieuse, « un sain pluralisme, qui, dans la vérité respecte les différences et les valeurs comme telles, n’implique pas une privatisation des religions, avec la prétention de les réduire au silence. »[92] Tous, y compris les incroyants, peuvent être « de précieux alliés dans l’engagement pour la défense de la dignité humaine, la construction d’une cohabitation pacifique entre les peuples et la protection du créé. »[93]
Un peu plus tard, le 8 décembre 2013, en vue de la célébration de la 47e Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2014[94], François va longuement développer le thème de la fraternité qui implique la solidarité telle qu’il l’a définie et cet esprit de communauté entre tous les hommes et principalement vis-à-vis des plus pauvres.
François constate que nous sommes tous animés, dans notre « désir d’une vie pleine » par « une soif irrépressible de fraternité, qui pousse à la communion avec les autres ». Voir en l’autre un frère, une sœur est la condition de la justice et de la paix et c’est dans la famille que naît ce regard. Au niveau mondial, nous sommes amenés à prendre de plus en plus conscience « de l’unité et du partage d’un destin commun entre les Nations de la terre. » Mais, si la mondialisation, comme disait Benoît XVI, « nous rend proches », elle « ne nous rend pas frères » au contraire, surgit une « mondialisation de l’indifférence, qui nous fait lentement nous « habituer » à la souffrance de l’autre, en nous fermant sur nous-mêmes. » Les plus faibles nous paraissent inutiles et les échanges, quand il y en a, s’apparentent « à un simple « do ut des »[95] pragmatique et égoïste ».
L’esprit de fraternité ne peut naître que dans la référence à un « Père commun, comme son fondement ultime » même si, comme l’enseigne l’histoire de Caïn et Abel[96], beaucoup meurent « par la main de frères et de sœurs qui ne savent pas se reconnaître tels, c’est-à-dire comme des êtres faits pour la réciprocité, pour la communion et pour le don ». Seule la fraternité originelle régénérée par le Christ peut fonder la fraternité « que les hommes ne sont pas en mesure de générer tout seuls ». Seul le Christ réconcilie les hommes et les peuples et seul peut nous présenter l’autre « comme notre « semblable », une « aide ». »
la fraternité ainsi entendue « génère la paix sociale, parce qu’elle crée un équilibre entre liberté et justice, entre responsabilité personnelle et solidarité, entre bien des individus et bien commun. une communauté politique doit, alors, agir de manière transparente et responsable pour favoriser tout cela. Les citoyens doivent se sentir représentés par les pouvoirs publics dans le respect de leur liberté ».
Mais une conversion des cœurs, comme on le devine, est nécessaire. Les crises financières et économiques que nous connaissons réclament des politiques adaptées mais aussi, de notre part, des « styles de vie sobres et basés sur l’essentiel ». C’est l’occasion de « retrouver les vertus de prudence, de tempérance, de justice et de force ». De même, si, en vue de la paix, des accords internationaux, des lois nationales sont nécessaires, chacun doit aussi s’efforcer « de reconnaître dans l’autre un frère dont il faut prendre soin, avec lequel travailler pour construire une vie en plénitude pour tous ». Seule cette conversion peut vaincre les maux sociaux, que ce soit la faim[97], la violence, la corruption, les trafics illicites, la destruction du milieu naturel, la prostitution, l’exploitation, la spéculation, la pédophilie, l’esclavage, l’inhumanité de certaines prisons, etc..
Et de conclure : « Quand manque cette ouverture à Dieu, toute activité humaine devient plus pauvre et les personnes sont réduites à un objet dont on tire profit. C’est seulement si l’on accepte de se déplacer dans le vaste espace assuré par cette ouverture à Celui qui aime chaque homme et chaque femme, que la politique et l’économie réussiront à se structurer sur la base d’un authentique esprit de charité fraternelle et qu’elles pourront être un instrument efficace de développement humain intégral et de paix ».
Une fois de plus est affirmée la nécessité de la conversion.
Le magazine américain The Atlantic (www.theatlantic.com) du 26 novembre 2013, sous la plume de Heather Horn précise que la pensée du Pape est influencée par Karl Polanyi déjà évoqué et présenté comme un partisan du « socialisme démocratique ». Mais la journaliste est plus nuancée que celui du Nouvel Observateur : « Il faut noter, dit-elle, que la pape François […] n’appelle pas à un renversement complet de l’économie. Il ne parle pas de révolution et il n’est évidemment pas question d’un discours marxiste sur le sens de l’histoire. En revanche, François dénonce spécifiquement le règne absolu du marché sur les êtres humains. il be dénonce pas l’existence du marché mais sa domination ».
L’économiste libéral Philippe Chalmin (cf. DESJOYAUX Laurence, Le pape François, un socialiste ? sur www.la vie.fr, 29-11-2013) pense que la position de François est traditionnelle mais peu éclairée. Les critiques libérales (Tim Worstall, in Forbes ; Samuel Gregg, in National Review) vont toutes dans le même sens : les critiques du pape contre l’économie de marché ignorent les faits : les inégalités ont diminué ces trente dernières années grâce à cette économie et nulle part le marché n’est absolument autonome. (Cf. DESJOYAUX Laurence, op. cit.).
Par contre, Michael Sin Winters, in National catholic Reporter estime que le pape a raison de dénoncer le « libertarianisme » et le « néo-libéralisme ». Heidi Moore, in The Guardian, pense que l’inégalité des revenus fustigée par le pape, est bien « le plus gros enjeu économique de notre temps » et qu’il convient de rechercher un capitalisme éthique. De même, Pascal-Emmanuel Gobry qui se définit comme catholique libéral, demande que l’on prenne au sérieux le message du pape. (Cf. DESJOYAUX Laurence, op. cit.).
Ce grand défi interpelle toute la communauté chrétienne. Si chacun joue son rôle, si tous mettent toujours au centre la personne humaine, et non l’argent, avec sa dignité, si l’on consolide des comportements de solidarité et de partage fraternel inspirés de l’Évangile, il sera possible de sortir du marécage d’une saison économique et professionnelle éprouvante et difficile. » (Zenit, 20 mars 2014).