"
Ton âme veut-elle vaincre les passions qui sont en elles ?
qu’elle se soumette à Celui qui est en haut et elle vaincra ce qui est en bas.
Et tu auras la paix sans équivoque, la paix pleinement établie sur l’ordre.
Et quel est l’ordre propre à cette paix ?
Dieu commande à l’âme et l’âme commande au corps. Rien de plus ordonné.
" — Saint Augustin[1]
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Chapitre 5 : De Jean XXIII à Paul VI
i. Pacem in terris
Le pape Pie XII rêvait-il lorsqu’il croyait la paix possible alors que depuis la nuit des temps les hommes ne cessent de se battre ? Jean XXIII poursuivait-il le même rêve, la même utopie[1], en publiant en 1963 l’encyclique Pacem in terris ?[2]
On peut se poser la question dans la mesure où, au moment où Jean XXIII écrit son encyclique, les deux « blocs » sont toujours face à face. En 1961, est construit le mur de Berlin et, en 1962, les deux superpuissances ont failli s’affronter lors de la crise de Cuba après l’installation sur l’île de missiles nucléaires soviétiques. Dans le tiers-monde, des guerres d’indépendance ont éclaté en Palestine, en Indonésie, en Algérie, en Indochine. Dans ces guerres, parfois, les deux blocs se heurtent par peuples interposés.
d’emblée on est frappé par une nouveauté
L’encyclique, s’adresse aux destinataires habituels mais aussi et c’est une première, à « tous les hommes de bonne volonté »[3]. Et ce n’est pas simplement une formule publicitaire car l’encyclique est écrite dans un style très accessible et limite à l’extrême les références théologiques. L’intention est donc claire de faire réfléchir et mobiliser tous les hommes quels que soient leur religion, leur philosophie. A ce point de vue, l’encyclique atteignit son objectif car l’accueil du monde entier fut chaleureux[4].
De plus, dans les Directives pastorales, le Saint Père voulant réellement que tous les « hommes de bonne volonté » s’attellent à la tâche de la paix, aborde la question de la collaboration des catholiques avec les chrétiens séparés et les hommes qui vivent en dehors de toute foi chrétienne dans les domaines économique, social et politique. Certains y ont vu une permission voire une invitation à l’action commune avec les communistes prenant ainsi le « contrepied »[5], dit-on, de Divini redemptoris où Pie XI déclare que « le communisme est intrinsèquement pervers, et [que] l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne. »[6]
Or, Pacem in terris, fidèle à toute la tradition de l’Église, invite à « distinguer l’erreur et ceux qui la commettent, même s’il s’agit d’hommes dont les idées fausses ou l’insuffisance des notions concernent la religion ou la morale » (156). Jean XXIII ajoute qu’ « on ne peut identifier des théories philosophiques sur la nature, l’origine et la finalité du monde et de l’homme, avec des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine et puisent encore leur inspiration dans ces théories. » (157) Les doctrines ne changent pas tandis que les mouvements évoluent.[7] « Sophisme habile », dirent certains[8], qui devait donner naissance à « une théologie de la libération », dirent d’autres[9]. Ces critiques affirmées ou développées ont ceci de commun qu’elles négligent tout le contexte où s’inscrit le distinguo fait par le Pape[10].
Si l’on prend la peine de lire les n° 154-160 et pas seulement les deux extraits cités, on se rend compte que les athées auxquels Jean XXIII fait allusion sont ceux « qui, guidés par les lumières de la raison, sont fidèles à la morale naturelle » (154) et que les mouvements visés sont ceux qui « sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine » (157). Le Pape conclut qu’ « il peut arriver […] que certaines rencontres au plan des réalisations pratiques qui jusqu’ici avaient paru inopportunes ou stériles, puissent maintenant présenter des avantages réels ou en promettre pour l’avenir ». Mais ces collaborations éventuelles sont soumises à la vertu de « prudence » exercée par les catholiques « les plus influents du Corps social et les plus compétents dans le domaine dont il est question, pourvu que, fidèles aux principes du droit naturel, ils suivent la doctrine sociale de l’Église et obéissent aux directives des autorités ecclésiastiques ». La collaboration est donc très conditionnelle en ce qui concerne les hommes et les mouvements avec lesquels on envisage une action pratique et très restrictive aussi quant à la personnalité des catholiques qui voudraient s’y engager. A cela s’ajoute encore la méfiance exprimée par le Souverain Pontife vis-à-vis de toute réforme aux « allures quasiment révolutionnaires » (159) et que « les institutions humaines […] ne peuvent être améliorées qu’à condition qu’on agisse sur elles de l’intérieur et de façon progressive »[11]. Et de citer Pie XII : « Ce n’est pas la révolution, mais une évolution harmonieuse qui apportera le salut et la justice. L’œuvre de la violence a toujours consisté à abattre, jamais à construire ; à exaspérer les passions, jamais à les apaiser. Génératrice de haine et de désastre, au lieu de réunir fraternellement, elle jette hommes et partis dans la dure nécessité de reconstruire lentement, après de douloureuses épreuves, sur les ruines amoncelées par la discorde. » (160).
Ensuite, on est frappé par l’optimisme qui imprègne tout le document. Optimisme délibéré : « En ouvrant le concile, Jean XXIII avant annoncé son « complet désaccord avec les prophètes de malheur qui annoncent des catastrophes comme si le monde était près de sa fin », et invitait à reconnaître dans le cours des événements « les desseins mystérieux de la providence divine ». »[12]
Et, effectivement, tout au long de l’encyclique, dans chacune des quatre premières parties, le Saint Père retient comme « signes des temps » toute une série d’éléments prometteurs pour l’avenir : « la promotion économique et sociale des classes laborieuses » (42), « l’entrée de la femme dans la vie publique » (43), la constitution de « communautés politiques indépendantes » (44), une conscience plus vive chez les hommes de leur dignité, de leurs droits et devoirs (46), une plus grande ouverture aux valeurs spirituelles et à Dieu (47). Ce sont des signes qui révèlent que le monde s’achemine vers une vaste communauté (46) d’autant plus que les hommes peuvent se référer à une « charte des droits fondamentaux » qui imprègne les constitutions et la vie politique (75-78). Les relations et les échanges de plus en plus intenses entre les peuples les rendent interdépendants et les persuadent chaque jour davantage que, malgré la course aux armements encore entretenue par la crainte, la négociation est le vrai moyen de régler les conflits et que le sens de l’unité du genre humain finira même par triompher l’amour sur la peur (123-126)[13]. Enfin, l’existence de l’ONU et d’autres organismes intergouvernementaux, malgré quelques faiblesses et erreurs, est un pas important « vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale » efficace (139-142). Ces « signes des temps » sont, souligne Mgr Minnerath, « une formulation inusitée » qui a été « interprétée à tort, comme une sorte de ralliement à la modernité ». En réalité, l’encyclique présente une « conception dynamique de l’ordre naturel. L’ordre naturel est donné en ce qu’il est inscrit dans les êtres. Mais il est aussi à réaliser. Il suppose la dimension du temps, le progrès des consciences et une volonté collective. »[14] Jean-Paul II saluera l’optimisme de Jean XXIII en écrivant : « Le pape Jean XXIII n’était pas d’accord avec ceux qui considéraient que la paix était impossible. […] Considérant le présent et l’avenir avec les yeux de la foi et de la raison, le bienheureux Jean XXIII a entrevu et interprété les impulsions profondes qui étaient déjà à l’œuvre dans l’histoire. Il savait que les choses ne sont pas toujours comme elles apparaissent en surface. Malgré les guerres et les menaces de guerres, il y a avait quelque chose d’autre à l’œuvre dans l’histoire humaine, quelque chose que le pape recueillit comme les débuts prometteurs d’une révolution spirituelle. »[15]
L’optimisme de Jean XXIII n’est autre que l’optimisme chrétien, l’optimisme de la foi. Nous l’avons déjà évoqué précédemment le reproche que l’ont fit à Jean XXIII de nourrir un « optimisme irrationnel » a été répété à propos du concile Vatican II[16] et, plus particulièrement, de la constitution pastorale Gaudium et spes qui se greffe sur l’enseignement de Jean XXIII. Si l’on condamne cet optimisme[17], c’est tout l’effort théologique que l’on condamne[18], c’est l’enseignement pontifical contemporain que l’on refuse[19] y compris le concile. Très précisément, récuser cet optimisme, c’est aussi récuser l’enseignement du pape Pie XII, lui qui dès les premiers jours de la guerre établissait les bases de la paix future alors que tout semblait perdu, à vue humaine.
Il est clair que, malgré son style nouveau, l’encyclique Pacem in terris est pétrie de tout ce que Pie XII a écrit sur la paix. En témoignent les 33 références explicites à son enseignement[20]. On peut affirmer que cette encyclique est une opportune synthèse de ce que Pie XII a donné au monde à travers ses messages et radio-messages. Comme son prédécesseur, Jean XXIII insiste sur le respect des droits de l’homme, le souci du bien commun, la nécessité du désarmement et d’institutions internationales. Il s’inquiète du sort des minorités et des réfugiés. Comme Pie XII, il rappelle qu’il faut restaurer l’ordre voulu par Dieu sur la vérité, la justice, l’amour et la liberté, que la paix demande de la part des hommes le sens de leur fraternité à l’intérieur des nations comme dans les relations entre les États.
Sur cette base « classique », Jean XXIII poursuit la réflexion de son prédécesseur sur les conditions d’une paix durable. Partant de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, dont il reconnaît que certains points « ont soulevé des objections et fait l’objet de réserves justifiées » (141), il met en évidence les devoirs qui leur sont liés, conscient peut-être du danger qu’il y aurait à n’exalter que les droits (30-41). Il note aussi que ces droits « dérivent directement de notre dignité naturelle, et qui, pour cette raison, sont universels, inviolables et inaliénables » (142), conscient peut-être du danger de relativisation et soucieux d’en faire une référence acceptable par tous les hommes quels qu’ils soient.
Mais on n’a pas manqué de souligner que le texte, au contraire de la pensée classique, « semble poser une équivalence entre la notion de personne et de nature »[21] puisqu’il écrit que « les normes de la conduite des hommes […], il faut les chercher là où Dieu les a inscrites, à savoir dans la nature humaine » (6) et « tout être humain est une personne, c’est-à-dire une nature douée d’intelligence et de volonté libre. Par là même il est sujet de droits et de devoirs, découlant les uns les autres, ensemble et immédiatement de sa nature » (10). Cette présentation est devenue classique dans le Magistère contemporain mais « le passage d’une conception objective du droit naturel à une conception subjective est déjà présent chez Pie XII » note Mgr Minnerath.[22]
Parmi les droits cités, il en est un qui suscita particulièrement des critiques, le droit « d’honorer Dieu suivant la juste règle de la conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique » (15). Cette phrase annonçait la prise de position du Concile sur la liberté religieuse mais non seulement Jean XXIII avait parlé juste avant, et la remarque est importante, de « la liberté dans la recherche de la vérité », il prenait aussi la peine de se référer à Lactance[23] et à Léon XIII[24]. Il aurait pu aussi convoquer Pie XI qui, face à l’État fasciste défendait « la liberté des consciences »[25] et Pie XII qui témoignait du « droit au culte de Dieu privé et public »[26]. Mais on n’aurait pas manqué de souligner les différences dans le langage : la liberté des consciences n’est pas la liberté de conscience et celle-ci ne se confond pas avec le droit au culte ni avec la liberté de religion, expression qui apparaîtra avec Paul VI.
Nous sommes en fait dans un mouvement de pensée qui est né avec Léon XIII confronté à des pouvoirs publics qui empêchent ou cherchent à empêcher que se développe, dans l’enseignement, l’économie, la vie sociale, la politique, un mode de vie conforme à l’idéal chrétien. Face donc à cette tentation totalitaire de l’État moderne, Léon XIII va réclamer le « droit de ». Ainsi, dans Libertas praestantissimum, si Léon XIII refuse que l’on interprète « la liberté de conscience » comme la possibilité de pouvoir « indifféremment, à son gré, rendre ou ne pas rendre un culte à Dieu », accepte « la liberté de conscience » « en ce sens que l’homme a dans l’État le droit de suivre, d’après la conscience de son devoir, la volonté de Dieu et d’accomplir ses préceptes sans que rien puisse l’en empêcher. »[27] Cette liberté est associée à la vérité, c’est pourquoi le chrétien à le « droit de » tandis qu’on ne parlera pas de droit pour le non-chrétien, voire pour le non-catholique mais de tolérance ?
Jean XXIII, nous l’avons vu, reconnaît d’abord que tout homme a droit « à la liberté dans la recherche de la vérité » avant de déclarer que « chacun a le droit d’honorer Dieu suivant la juste règle [l’adjectif a son importance] de la conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique ». Non seulement la conscience doit être respectée et Pie XII lui-même a justifié cette attitude[28] mais il ne s’agit pas d’une conscience vagabonde mais une conscience qui cherche la vérité comme son premier devoir. C’est « une liberté orientée vers la vérité, et non un choix arbitraire », comme le souligne Mgr Minnerath[29].
d’ailleurs, vérité et liberté font, avec la justice et l’amour, partie des quatre « piliers » sur lesquels repose, pour Jean XXIII comme pour Pie XII, une société « conforme à l’ordre moral naturel »[30] .
Comme Pie XII, Jean XXIII, face à la course aux armements nucléaires (111), rappelle que « la justice, la sagesse, le sens de l’humanité réclament […] qu’on arrête la course aux armements », qu’on en arrive à « la réduction parallèle et simultanée de l’armement existant » (112).
Comme Pie XII, Jean XXIII est bien conscient que la paix demande aussi l solidarité entre pays riches et pays pauvres dont l’indépendance doit être respectée ? (118-122).
Comme Pie XII insistant sur la nécessité d’une autorité mondiale pour servir la paix, Jean XXIII rappelle que le bien commun universel réclame une organisation politique adaptée : « C’est l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle. » (134) Il ne s’agit pas de l’établissement d’un État mondial mais d’un pouvoir impartial constitué d’un commun accord et non par la force sur le principe d’une égalité juridique et morale (135), un pouvoir qui ait « comme objectif fondamental la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine » (136). Cette autorité universelle doit respecter comme toute autre autorité le principe de subsidiarité (137).
Comme on a pu le constater, toute l’encyclique est construite à partir de cette idée chère à Pie XII : le monde ne peut gagner la paix que s’il se construit sur l’ordre voulu par Dieu : l’ordre dans les êtres humains, l’ordre entre les êtres humains, l’ordre qui doit régner à l’intérieur de chaque communauté politique, l’ordre qui doit s’établir entre les communautés politiques, l’ordre enfin qui doit présider dans les rapports entre les individus, les communautés politiques et la communauté mondiale.
Jean XXIII nous offre ainsi un résumé de l’essentiel de la doctrine sociale de l’Église dont l’application serait un gage de paix. Et son rêve est de mobiliser aux côtés des chrétiens toutes les consciences dans cette perspective.
ii. Gaudium et spes
En attendant, le monde connaît encore des guerres « tantôt dévastatrices et tantôt menaçantes »[1] et il est nécessaire tout en construisant l’avenir souhaité de gérer les situations dramatiques présentes.
Ainsi, le Concile va-t-il, à la fois, donner, à la suite de Pacem in terris, un message prophétique attaché aux conditions à remplir pour vivre dans la paix mais aussi y joindre, comme Pie XII, une réflexion réaliste utilisable dans une actualité tumultueuse et menaçante pour déterminer la bonne attitude.[2] Heureusement, « on n’en est pas venu à un rejet réciproque ou à un compromis insignifiant. Les deux tendances finissent par représenter des positions de même niveaux, mais aussi deux dimensions morales indispensables. » En effet, « l’éthos catholique vise à la fois à déterminer ce qui est permis (plutôt le courant réaliste) et à promouvoir ce qu’il conviendrait d’entreprendre (plutôt le courant prophétique). »[3]
Le résultat est présenté dans le chapitre 5 de la deuxième partie. Ce chapitre est lui-même divisé en deux sections : « Eviter la guerre », puis « La construction de la communauté internationale ». Nous n’étudierons ici que la première section. La seconde inspirera le volume suivant.[4] La première section est largement négative, elle prononce un certain nombre de condamnations immédiatement applicables. Dans la seconde section, nous assisterons à une large mobilisation positive.
Le chapitre tout d’abord s’ouvre avec un rappel : la paix n’est pas simplement l’absence de guerre, ni un équilibre entre différentes forces ni le fruit d’une domination. On y retrouve l’écho de l’enseignement de Jean XXIII et de Pie XII : la paix « est le fruit d’un ordre inscrit dans la société humaine par son divin Fondateur et qui doit être réalisé par des hommes qui ne cessent d’aspirer à une justice plus parfaite »[5]. « La paix dont nous parlons ne peut s’obtenir sur terre sans la sauvegarde du bien des personnes, ni sans la libre et confiante communication entre les hommes des richesses de leur esprit et de leurs facultés créatrices »[6]. « La paix terrestre qui naît de l’amour du prochain est elle-même image et effet de la paix du Christ qui vient de Dieu le Père »[7]. La vraie paix a donc quatre dimensions indissociables : matérielle (les forces), politique (pas de domination), éthique (les valeurs en jeu) et spirituelle (Dieu source de paix).
En fin d’introduction, le texte rend hommage à l’action non-violente en ces termes : « Poussés par le même esprit, nous ne pouvons pas ne pas louer ceux qui, renonçant à l’action violente pour la sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense qui, par ailleurs, sont à la portée même des plus faibles, pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté ».[8]
Ce passage mérite quatre remarques.
Le « même esprit » renvoie à ce qui précède c’est-à-dire « la vérité dans la charité » qui doit être la marque des chrétiens, de tous les chrétiens. Le non-violent incarne bien cet esprit, in concreto, il renoue avec les premiers chrétiens qui appliquaient strictement l’injonction « Tu ne tueras point » et avec les personnes engagées dans la vie religieuse.
Le non-violent n’est pas un lâche ou un résigné, il se bat, à sa manière, pour la « sauvegarde des droits ».
Son action n’est pas strictement ni nécessairement individuelle puisqu’elle est « à la portée même des plus faibles », c’est-à-dire de tous ceux qui n’ont pas les moyens « classiques » de se défendre. Leur lutte pour la défense des droits, peut être une lutte collective.
Toutefois, ce n’est pas une action commandée par l’autorité publique puisqu’elle ne doit pas « nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté ». Cette restriction nous rappelle l’attention qu’ont portée certains Pères de l’Église à l’exigence de la charité qui mesurait la portée du « Tu ne tueras pas ». « La pratique non violente ne peut se substituer à la pratique d’une collectivité politique (à moins que celle-ci ne soit arrivée à un consensus libre à ce propos) ».[9]
En tout cas, le texte est clair, la guerre n’est pas une fatalité. Elle découle du péché de l’homme, de sa liberté de se convertir ou non à l’amour.
Non entrons alors dans l’analyse de l’attitude qui doit être la nôtre face à se fléau. Et le texte revisite, sans les nommer, les vieilles notions de ius in bello et de ius ad bellum.
Il s’agit tout d’abord de « mettre un frein à l’inhumanité de la
guerre », de tout type de guerre, « scientifique », « insidieuse »,
« subversive », « larvée », « terroriste »[10].
Quelle qu’elle soit, sont inadmissibles, sont des « crimes », toutes
les actions qui portent atteinte au « droit des gens »[11], « les ordres qui commandent de telles actions » et
l’ « obéissance aveugle » à ces ordres ».[12] et manifesta
ouvertement son opposition au nazisme. Père de trois filles dont la plus
âgée a six ans, il est appelé au service actif en février 1943 mais il
refuse de combattre pour le
Troisième Reich.
Emprisonné puis condamné à mort par un tribunal militaire, il est
décapité le 9 août 1943 à Berlin. Il a été béatifié, comme martyr, à la
cathédrale de Linz le
26 octobre
2007, jour de la fête nationale
autrichienne. (Wikipedia)(Cf. le film de Terrence malik, Une vie
cachée, 2019)
Le texte de GS va plus loin. Il estime qu’ « il semble […\] en outre
équitable que les lois pourvoient avec humanité au cas de ceux qui, pour
des motifs de conscience, refusent l’emploi des armes, pourvu qu’ils
acceptent cependant de servir sous une autre forme la communauté
humaine » (79, 3). Il faut faire attention à ce que le texte ne dit
pas. Il ne porte pas de jugement moral sur l’objection de conscience et
ne la relie pas à des mobiles religieux. Est, semble-t-il, sous-entendue
ici la doctrine catholique traditionnelle sur la conscience droite
subjectivement honnête même si elle est objectivement erronée.
Notons encore, pour relativiser la reconnaissance des objecteurs de
conscience, que 79, 5 salue les militaires « comme les serviteurs de la
sécurité et de la liberté des peuples ; s’ils s’acquittent correctement
de cette tâche, ils concourent vraiment au maintien de la paix. »
]
Comme exemples d’actions criminelles et le choix n’est pas anodin, GS cite « en tout premier lieu celles par lesquelles, pour quelque motif et par quelque moyen que ce soit, on extermine tout un peuple, une nation ou une minorité ethnique ».[13]
Toujours dans le but de rendre la guerre moins inhumaine, les hommes sont appelés à respecter et améliorer toutes les conventions internationales concernant les blessés, les prisonniers, les civils, etc..[14]
A propos du ius ad bellum qu’on évite de citer, GS reconnaît, dans le contexte historique présent, « le droit à la légitime défense »[15] à trois conditions : qu’aient été « épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique », que la guerre n’ait pas de visée impérialiste[16] et qu’on se souvienne que la justesse de la cause ne permet pas n’importe quoi.[17]
Suivent deux problèmes importants et particulièrement inquiétants dans le contexte contemporain vu la menace des armes nucléaires et autres que la technologie met à disposition des gouvernements : la guerre totale et la course aux armements.
La guerre totale dont il est question n’est plus la guerre totale du temps de Napoléon ou même d’Hitler, la guerre aujourd’hui, à cause des effets démesurés de certains armements est plus « totale » si l’on peut dire par l’ampleur des exterminations et des dévastations qu’elle peut causer.
C’est pourquoi, en cet endroit GS note qu’il faut reconsidérer le problème « dans un esprit entièrement nouveau ».[18] A tel point que le ton change et devient grave[19] pour prononcer une condamnation solennelle[20] qui, au-delà de Pacem in terris, doit davantage à Pie XII.[21] Est considéré comme « crime contre Dieu et contre l’homme lui-même », crime « qui doit être condamné fermement et sans hésitation », « tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants ».[22]
Comment expliquer cette gravité ?[23] Rappelons-nous que, dans les conditions de la guerre juste, il était notamment prescrit de respecter, dans la légitime défense, les règles de proportionnalité et de discrimination dans la réplique. Les moyens de destruction « scientifiques » empêchent par nature cette maîtrise. Est-ce à dire que la condamnation prononcée est sans exception ? Ne peut-on admettre des représailles massives ? La destruction en question ne pourrait-elle être considérée comme « un effet secondaire d’une action décidée pour une juste fin » ?[24] Autrement dit encore : ne peut-on faire appel au principe du volontaire indirect ?[25]
Pour E. Herr, la réponse du Concile est claire : les destructions massives sans discrimination y compris comme représailles sont condamnées[26] . Il rappelle que la fin ne justifie pas les moyens. Pourrait-on accepter la destruction de vies innocentes même pour sauver des valeurs ou des biens supérieurs ? Il ne faut pas non plus confondre moyen et conséquence : on peut « tolérer une conséquence (effet) négative dans la mesure où celle-ci n’est pas dissociable de la fin bonne visée. »[27] Raser une ville en représailles ou pour arrêter une attaque est un moyen condamnable. Arrêter une attaque en bombardant une armée ou une usine d’armes, même s’il y a malheureusement des victimes civiles, est légitime.
Mais proportionnalité et discrimination sont indissociables. Le moyen doit être proportionné à la fin bonne, c’est-à-dire la défense, mais doit aussi faire la distinction entre combattants et non-combattants, entre coupables et innocents. Il y va du respect de la dignité de la personne humaine[28].
Très clairement donc, « le Concile réprouve en tout état de cause des actes de destruction massive exécutés sans distinction, y compris dans le cas de représailles. »[29] Mais notons que le Concile parle d’actes mais ne précise pas avec quelles armes ils sont accomplis.
De l’emploi des armes, le texte passe à la menace de cet emploi et aborde le problème de la course aux armements et de la dissuasion.
Si la possession d’armes n’est pas prohibée, la course aux armements, elle, est considérée comme répréhensible. d’emblée, le Concile affirme que « les armes scientifiques […] n’ont pas été accumulées dans la seule intention d’être employées en temps de guerre ».[30] Pourquoi sont-elles aussi accumulées ? Pour la dissuasion. Certains, en effet, estiment « que c’est là le plus efficace des moyens susceptibles d’assurer aujourd’hui une certaine paix entre les nations. »[31] Mais le Concile ne se prononce pas sur la moralité de cette dissuasion : « Quoi qu’il en soit de ce procédé de dissuasion… »[32] dit le texte avant de s’attarder au problème de la course aux armements et même si historiquement les deux problèmes sont liés.[33]
La course aux armements, elle, est clairement et fermement dénoncée comme répréhensible à plus d’un titre : elle « ne constitue pas une voie sûre pour le ferme maintien de la paix »[34] ; elle n’élimine pas les causes de guerre mais « risque au contraire de les aggraver peu à peu » ; elle maintient de graves déséquilibres économiques[35] ; elle favorise une contagion de conflits à travers le monde et le maintient dans l’anxiété.
C’est pourquoi le Concile déclare que c’est un « scandale »[36], « une plaie extrêmement grave » qui « lèse les pauvres d’une manière intolérable. Et il est bien à craindre que, si elle persiste, elle n’enfante un jour les désastres mortels dont elle prépare déjà les moyens. »[37] C’est une « voie funeste »[38]. Vu le vocabulaire employé, le texte ne parle pas de crime, de faute ou de péché, cette course aux armements est un processus collectif dû à plusieurs acteurs interdépendants mêmes s’ils sont antagonistes.[39]Tous doivent s’employer à trouver des « voies nouvelles »[40] en profitant du « délai » qui nous est « concédé d’en haut ».[41]
Cette première section se termine sur deux objectifs : on doit s’orienter « vers l’absolue proscription de la guerre » et soutenir « l’action internationale pour éviter la guerre ».[42]
Pour que toute guerre soit « absolument interdite », il faut que soit instituée « une autorité publique universelle, reconnue par tous, qui jouisse d’une puissance efficace, susceptible d’assurer à tous la sécurité, le respect de la justice et la garantie des droits. » C’est le souhait de l’Église du XXe siècle. Mais en attendant, comment faire ? Il faut compter sur « les instances internationales suprêmes » qui existent, mettre « un terme à la course aux armements », de manière bilatérale ou multilatérale, « à la même cadence, en vertu d’accords, […] assortie de garanties véritables et efficaces ».[43]
En attendant l’autorité universelle et dans la conviction que l’humanité est une, il faut aussi soutenir tous les efforts de paix, prier, bannir l’ « égoïsme national », la volonté de dominer, s’ouvrir aux autres et les respecter.[44]
d’autres actions sont aussi nécessaires : tenir compte des « études approfondies » sur la question et les poursuivre vigoureusement, et en démocratie où les opinions et les sentiments de tous sont si importants, changer les mentalités et les discours en luttant contre « les sentiments d’hostilité, de mépris et de défiance », « les haines raciales et les partis-pris idéologiques ». Voilà une œuvre d’éducation indispensable surtout auprès des jeunes et des responsables de l’opinion publique.[45] Cette œuvre se parachèvera par la conclusion de « pactes solides et honnêtes assurant pour l’avenir une paix universelle ».[46]
Devant tous ces problèmes, l’espérance de l’Église reste « très ferme » : le monde peut s’ouvrir au message et à la personne du Christ et se convertir à la véritable paix.[47]
A propos de Gandhi, il serait trompeur de simplifier sa pensée comme en témoignent les citations suivantes:
« Lorsque deux nations sont en lutte, le devoir de celui qui a fait vœu d’ahimsâ est d’arrêter la guerre. Qui n’est pas égal à ce devoir, qui n’a pas le pouvoir de tenir tête à la guerre ou qui n’a pas qualité pour le faire, peut prendre part au conflit, tout en s’efforçant de tout cœur de libérer de la guerre et lui-même, et son pays et le monde. » (L’histoire de mes expériences de vérité-Une autobiographie, Partie IV, XXXIX Un dilemme spirituel, cité in COMBLIN Joseph, Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 27, note 40).
« Il est déjà noble de défendre son bien, son honneur et sa religion à la pointe de son épée. Il est plus noble encore de les défendre sans chercher à faire de mal au malfaiteur. Mais il est vil, anti-naturel et déshonorant d’abandonner son poste, et, pour sauver sa peau, de laisser son bien, son honneur et sa religion à la merci du malfaiteur. Je vois comment je peux avec succès prêcher l’ahimsâ à ceux qui savent mourir, mais non à ceux qui ont peur de la mort. » (Lettres à l’Ashram, 1937, pp. 90 et svtes).
« Lorsqu’on a le choix uniquement entre la lâcheté et la violence je crois que je conseillerais la violence » id. p. 92 (Young India, 11/8/1920)
iii. Paul VI (1963-1978)
Paul VI fut acteur et héritier du Concile. Tout son pontificat a été marqué aussi par des guerres, des luttes et des menaces de conflits aux quatre coins du monde : au Moyen-Orient, en Afrique[1] et surtout « en Asie orientale » ( Viêt Nam). A cela s’joutent « la course aux armements nucléaires, l’ambition incontrôlée d’expansion nationale, l’exaltation démesurée de la race, les tendances subversives, la séparation impose entre citoyens d’un même pays, les manœuvres criminelles, le meurtre de personnes innocentes ».[2]
Toutes les prises de position du Saint-Père seront évidemment conformes à l’enseignement du Concile qui couronne, pourrait-on dire, la réflexion des Souverains Pontifes du XXe siècle.
Epinglons quelques interventions.
Déjà en 1953, J.-B. Montini alors prosecrétaire d’État, déclarait à la 40e semaine sociale de France : « Or, malgré la sévère leçon des événements, trop de chrétiens encore restent sourds aux avertissements de la Papauté. Combien, par exemple, continuent de s’enfermer dans les étroitesses d’un nationalisme chauvin, incompatible avec le courageux effort d’ouverture sur la communauté mondiale demandé par les derniers papes ? Mais plus nombreux, sans doute, ceux qui n’ont pas renoncé « à l’action contre toute inaction et toute désertion ; dans la grande bataille spirituelle dont l’enjeu est l’édification ou mieux l’âme même de la société future ! » (Radiomessage de Noël 1942). Ainsi tout en se réjouissant de l’admirable générosité de tant de catholiques qui œuvrent patiemment pour la paix du monde, se prend-on parfois à songer qu’il y a un demi-siècle, on assistait, hélas !, sur un autre point d’égale gravité, à semblable contraste entre la fermeté clairvoyante d’un grand Pontife, et les timidités, les doutes et les égoïsmes d’un trop grand nombre ».
Plus tard, dans son Allocution lors de l’audience générale du 26 août 1964 à l’occasion de l’anniversaire des deux guerres mondiales, il évoque les réactions aux messages de ses prédécesseurs en faveur de la paix. Pie XII ne fut pas entendu en 1939. Auparavant, la parole de Benoît XV « trouva peu d’accueil et fut inefficace » « auprès des gouvernants des nations et des responsables de l’opinion publique ». Qui plus est, Pie X si « doux et humain » fut accusé « d’avoir une part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre de 1914 », ce qui est « faux et absolument antihistorique ». Malgré cela, à la suite de Jean XXIII, Paul VI renouvelle son appel à la paix : « La paix est un bien suprême pour l’humanité qui vit dans le temps ; mais c’est un bien fragile, résultant de facteurs mouvants et complexes, sur qui s’exerce continuellement la volonté libre et responsable de l’homme. C’est pourquoi la paix n’est jamais tout à fait stable et assurée ; elle doit à chaque instant être reconsidérée et rétablie ; elle s’affaiblit et se dégrade vite si on ne la ramène pas sans cesse aux vrais principes qui seuls peuvent l’engendrer et la maintenir. » Or le pape constate que non seulement on s’éloigne de certains de ces principes mais encore qu’on s’inspire de « certains critères dangereux » : on s’attache plus à la force que représentent des hommes qu’à leur dignité au « caractère sacré, intangible de la vie humaine », on perd le sens « de la loyauté, de la fraternité et de la solidarité » nationalisme, orgueil, égoïsme politique ou idéologique, haine, propagandes subversives, désordres révolutionnaires, course aux armements, antagonismes sociaux, économiques, culturels, raciaux. On parle de désarmement et on perfectionne l’appareil militaire, « on va même jusqu’à déformer des déclamations pacifistes pour favoriser les conflits sociaux et politiques » La guerre « vain moyen pour résoudre les questions internationales ». On épuise « les possibilités de médiation offertes par les organes institués pour garantir la paix et pour revendiquer en faveur des tractations diplomatiques libres et honorables la prérogative exclusive des procédures susceptibles de résoudre ces conflits. » C’est plus sur l’amour que sur la force armée que la paix peut s’appuyer. L’amour, c’est-à-dire : « un effort de compréhension mutuelle, une confiance réciproque loyale et généreuse, un esprit de collaboration organisé pour le bien des uns et des autres, spécialement pour aider les pays en voie de développement. » Mais la lumière de l’amour « ne peut venir que du soleil du Dieu vivant. Sans la foi en Dieu, comment pourrait-il y avoir une paix sincère, libre et assurée ? »
Dans son allocution aux représentants des religions non chrétiennes lors de son voyage en Inde, le 3 décembre 1964, Paul VI prêche pour un rapprochement des peuples, de tous les chercheurs de Dieu, par le cœur : « une telle union ne peut être édifiée sur la terreur universelle ou la peur de destruction mutuelle. Elle doit être édifiée sur l’amour commun qui s’étend au monde entier et s’enracine en Dieu qui est amour ». Cet amour implique organisation et coopération, mise en commun des ressources. Très concrètement, Paul VI souhaitera le lendemain[3] que les nations puissent « cesser la course aux armements et consacrer en revanche leurs ressources et leurs énergies à l’assistance fraternelle aux pays en voie de développement ». Plus précisément encore qu’elles puissent « consacrer, fût-ce une partie de leurs dépenses militaires à un grand fonds mondial pour la solution des nombreux problèmes qui se posent pour tant de déshérités (alimentation, vêtements, logements, soins médicaux). »
Le 4 octobre 1965, dans sa fameuse Allocution à l’Assemblée des Nations Unies, Paul VI déclarera, comme ses prédécesseurs, que l’ONU « représente le chemin obligé de la civilisation moderne et de la paix mondiale » « l’ultime espoir de la concorde et de la paix ».
L’ONU octroie la reconnaissance internationale, morale et juridique à chaque nation jeune ou vieille, petite ou grande. L’ONU veut régler les rapports entre nations « par la raison, par la justice, le droit et la négociation et non par la force, ni par la violence, ni par la guerre, non plus que par la peur et par la tromperie ». Etablir une fraternité entre tous les peuples considérés comme égaux pour que « jamais, plus jamais » il n’y ait la guerre. Si les armes défensives restent nécessaires, il faut travailler à « garantir la sécurité de la vie internationale sans recourir aux armes », réduire les armements[4] et consacrer les économies faites aux pays en voie de développement. L’Onu est un lieu où s’organise la solidarité, où se proclament « les droits et les devoirs fondamentaux de l’homme, sa dignité, sa liberté, et avant tout la liberté religieuse », le droit à la vie, à une vie digne, au progrès économique et social, à la santé, la culture, les sciences et les techniques. Mais tout ce progrès ne peut se construire que sur « des principes spirituels » qui « ne peuvent reposer […] que sur la foi en Dieu ».
Le 15 septembre 1966, dans sa Lettre encyclique Christi Matri, il lance un appel aux dirigeants des nations en faveur de la paix et les invite à arrêter les hostilités et à négocier.[5]
Alors que commence la guerre israélo-arabe, dans son Allocution à l’audience générale du 7 juin 1967, il déclare : la « violence aveugle et meurtrière » ne peut faire « régner l’ordre et la justice parmi les hommes ». Le pape ne prend pas position sur ce conflit en cours. Ce qu’il demande : « que l’on suspende les combats ; que l’on se préoccupe de sauver des vies humaines ; et ensuite, qu’on reprenne les négociations en termes de justice et de raison ; que l’on fasse confiance aux institutions destinées à promouvoir les relations pacifiques entre les nations. » En attendant, les chrétiens se doivent d’exercer la charité envers tous les hommes même quand ils portent « sur eux un jugement de blâme et de condamnation ». Ils doivent bannir antipathie et haine.
La même année, Paul VI demandera[6] à « tous les vrais amis de la paix », à quelque culture qu’ils appartiennent, que l’on célèbre chaque année, le premier jour de l’an une « Journée de la paix », à partir du 1er janvier 1968, une paix véritable, « juste et équilibrée dans la reconnaissance sincère des droits de la personne humaine et de l’indépendance de chaque nation ». Il est, en effet de fausses paix. La paix en « paroles » séduisantes « mais qui peuvent aussi servir, et ont malheureusement parfois servi, à cacher le vide d’un véritable esprit et de réelles intentions de paix, quand ce n’est pas à couvrir des sentiments et des actions de domination ou des intérêts de parti ». Autre fausse paix, celle qui « ne reconnaît pas et ne respecte pas les solides fondements de celle-ci : la sincérité, la justice et l’amour […] la liberté, des individus et des peuples, dans toutes ses expressions, civiques, culturelles, morales, religieuses ». Fausse paix celle de « l’oppression […] capable de créer un aspect extérieur d’ordre et de légalité ». Fausse paix encore, celle du « pacifisme » qui cache « une conception lâche et paresseuse de la vie »[7] ou du « pacifisme tactique qui endort l’adversaire à abattre ou désarme dans les esprits le sens de la justice, du devoir et du sacrifice. »[8]
Aux catholiques, il ajoute : « pour le chrétien, proclamer la paix c’est annoncer Jésus-Christ : « Il est notre paix (Ep 2, 14) ; son Évangile est « Évangile de paix (Ep 6, 15) ; moyennant son sacrifice sur la croix, Il a accompli la réconciliation universelle, et nous, ses disciples, nous sommes appelés à être des « artisans de paix » (Mt 5, 9) ; et c’est seulement de l’Évangile, à la fin, que peut effectivement surgir la paix, non pas pour rendre les hommes faibles et lâches, mais pour substituer dans leurs âmes aux impulsions de la violence et des oppressions les vertus viriles de la raison et du cœur d’un humanisme vrai. » On ne peut donc se taire devant la menace d’un conflit. Fils d’un même Père, unis au Christ, appelés par l’Esprit Saint à l’unité des consciences, des œuvres, des destins, les chrétiens peuvent parler d’amour du prochain, exercer miséricorde et pardon et surtout prier.[9]
Dans son Radio-message du 23 décembre 1967, il rappelle que la « paix extérieure », « politique, militaire, sociale communautaire » s’enracine, comme la vertu, la sérénité, la félicité et la sagesse, dans la « paix intérieure », la « paix du cœur, qui est vraie maîtrise de soi ». Elle ne doit pas être confondue avec la résignation, le fatalisme, l’insensibilité, l’indifférence, le scepticisme, l’hédonisme, l’activisme ou la misanthropie. Elle est estime et amour de tout homme, elle est un ordre et suppose donc « une perfection de rapports » avec Dieu d’abord et avant tout, fondement de tout ordre personnel, moral, social et international, de toute fraternité et de tout pardon.
Conscient que la guerre ne résout rien, dans son Allocution au Corps diplomatique, le 8 janvier 1968, il fait l’éloge de la vraie diplomatie, « celle qui s’inspire de critères moraux et vise au vrai bien de la communauté internationale » qui fait confiance à la raison, respecte le droit et la justice.
Enfin, n’oublions pas que développant l’idée déjà présente chez Pie XII et abordée par le Concile[10], que la paix demande que disparaissent les grandes disparités économiques, il livre au monde, en 1967, la première encyclique qui soit entièrement consacrée à ce problème : Populorum progressio dont nous parlerons dans le volume suivant.
a. Les 11 messages de Paul VI pour la Journée mondiale de la Paix
Paul VI a donc souhaité qu’à partir du 1er janvier 1968 soit célébrée une Journée de la paix.[1] Ce sera l’occasion, désormais, pour chaque Souverain Pontife de développer un thème en rapport avec la paix.
Ces messages seront désormais l’occasion d’approfondir la pensée de l’Église sur le thème de la paix ou plus exactement sur les conditions de la paix.[2]
Remarquons préalablement que « la proposition de consacrer à la paix le premier jour de l’année nouvelle ne se présente pas, dans l’idée de Paul VI, comme exclusivement religieuse et catholique ». Elle s’adresse, comme l’encyclique Pacem in terris, au monde entier, aux « hommes sages », gouvernants, organisations internationales, institutions religieuses, mouvements culturels, politiques, sociaux, aux diplomates, philosophes, hommes de science, syndicalistes, industriels, publicistes, maîtres d’école aux artistes, aux jeunes, « qui voient combien la paix est aujourd’hui à la fois nécessaire et menacée ». Le rôle de l’Église catholique est, « dans un esprit de service et d’exemple » de « simplement ’lancer l’idée’ ». Néanmoins, la partie finale du message sera distinctement et explicitement destinée aux catholiques.[3] (1968).
Dans le monde, depuis toujours, la lutte est partout présente à tel point que qu’elle peut ancrer « la conviction secrète et sceptique [que la paix] est pratiquement impossible » (1974). De plus, il faut reconnaître qu’elle peut être nécessaire, être « l’arme de la justice », un « devoir magnanime et héroïque », et qu’elle peut même être couronnée de succès (1970).
Il n’empêche qu’elle ne peut être l’idéal de notre vie. Ne fût-ce que parce qu’elle entraîne désordre, ruines et carnages, discriminations, exploitations et dominations, haine, lutte des classes (1971), révolutions et misère (1974). Elle se nourrit des nationalismes et des idéologies « exclusivistes et dominatrices ». Elle engendre des engins meurtriers et terrifiants (1975)[4], pousse à l’acquisition d’armements préventifs. La lutte est aussi la conséquence d’une organisation capitaliste, égoïste (1976).
A côté de la violence de la guerre, il y a aussi la violence « privée » parfois « organisée en groupes clandestins et factieux » comme dans les maffias. Mais « la violence n’est pas la véritable force », elle sourd d’une « énergie aveugle » et est « antisociale » (1978). Considérer la lutte comme une exigence sociale est une erreur et un « délit virtuel et permanent contre l’humanité » (1974). Ni la délinquance, ni le terrorisme, ni la torture policière ne peuvent être admis (1977).
L’idéal de notre vie est la paix.
Elle est nécessaire (1971), nous allons le voir, et elle est possible (1973) même si, après les bonnes résolutions qui ont suivi la deuxième guerre mondiale et ses horreurs on est revenu à la violence présentée encore parfois comme « la cuirasse de la justice », à la « haine déclarée légitime » (1973). « La paix est possible ! Elle doit être possible », c’est ce que crie « la voix mystérieuse et formidable des soldats morts au champ d’honneur et des victimes des conflits passés ». Des signes encourageants apparaissent de plus en plus : des institutions internationales ont été crées en vue de la paix, comme l’ONU, on accorde de plus en plus d’importance aux négociations comme en témoignent les accords d’Helsinki en 1975, en de nombreux endroits s’est manifestée une volonté de désarmement, de limiter les armes nucléaires, d’aider les pays en voie de développement, s’est répandue largement la condamnation du terrorisme, de la torture, des camps de concentration, des répressions. L’opinion publique est aujourd’hui plus mûre et plus sage, des relations de plus en plus nombreuses et étroites se sont tissées entre les hommes. S’est créée une véritable solidarité internationale. Les hommes découvrent leur complémentarité, leur interdépendance. Les échanges commerciaux se multiplient et se répand une même vison de l’homme grâce à la facilité de voyager et aux moyens de communication sociale.(1970, 1973,1978).
La paix est donc possible mais il faut la vouloir, « et si la paix est possible, elle est objet de devoir » (1973).
Mais est-elle un « pur équilibre » ? Peut-elle être le fruit de la crainte ? Non, elle ne peut être imposée par la force, elle ne se construit pas sur le mensonge, ni sur la tyrannie, ni par la violence (1971). Elle ne peut même pas se confondre avec « des moments de tranquillité », une trêve, un armistice. (1973) Elle n’est ni faiblesse, ni renonciation au droit et à la justice, ni « fuite du risque et du sacrifice », ni résignation (1974) elle ne se construit pas sur la méfiance, la défiance (1975).
La paix est un idéal qui ne se confond pas non plus avec le pacifisme[5]. Alors, quelle est la vraie nature de la paix et comme se construit-elle ?
Comme Jean XXIII l’a proclamé à la suite de Pie XII, elle repose sur les quatre fameux piliers : la vérité, la justice, la liberté, l’amour, « les plus hautes et universelles valeurs de la vie », autour desquelles, désormais, toute la réflexion de l’Église va s’organiser. (1968)
Certes, il faut travailler au désarmement, un désarmement « commun et général pour ne pas constituer une erreur impardonnable, conséquence d’un optimisme impossible et d’une naïveté aveugle, tentation pour la violence d’autrui » (1976) La formule « Si tu veux la paix, prépare la guerre » « n’est pas admissible sans des réserves radicales ». Car la course aux armements entraîne une « dépense incalculable de moyens économiques et d’énergies humaines […] au détriment du budget des écoles, de la culture, de l’agriculture, de la santé, de la vie sociale » (1977). Et il est regrettable que certains pays en voie de développement considèrent qu’il faut privilégier l’armement : « d’abord l’épée ; ensuite la charrue » (1973)
Il est nécessaire d’aller plus loin car elle ne se confond pas simplement avec, l’« inertie » ou l’ « apathie » d’hommes sans armes (1977), elle n’est pas « immobilisme » mais « dynamisme » (1972)[6] puisqu’elle est le principe et la fin du « développement normal et progressif de la société humaine » (1970). Elle doit être « active et progressive » (1973), elle doit être « faite », « continuellement engendrée et produite » de génération en génération (1975). Elle doit être « rationnelle et non passionnelle, magnanime et non égoïste » (1973)
La paix est sécurité et ordre, cause et effet du droit. La paix est donc un devoir pour tous les hommes, un devoir moral, universel et perpétuel, social et personnel dans la mesure où les conflits naissent de « carences de l’âme humaine » (1969), de nos égoïsmes (1970).
L’objectif est, grâce à une « nouvelle pédagogie », d’éduquer les jeunes à la paix en créant un « esprit nouveau ». (1968) Dès l’enfance, la paix doit imprégner tous les aspects de la vie (1978). La politique, l’économie, la culture, la pédagogie, etc. doivent être conçus en fonction de la paix. (1974) Et donc la paix dépend de chacun de nous et elle se fait d’abord à l’intérieur : « il faut désarmer les esprits » (1975) pour qu’elle entre dans la conscience. Ce sont, en effet, les idées qui mènent le monde. (1974)
Comment former la conscience des hommes sinon avec des « forces morales » comme le courage et l’amour (1973) et les « armes morales » : le respect des pactes, la justice et l’honnêteté. (1976). Il faut apprendre aux hommes « à parler un même langage », « à se comprendre, à partager les mêmes sentiments », à se réconcilier (1975) et, dans cette tâche, les femmes qui sont de plus en plus présentes dans la société, peuvent, en fonction de leurs qualités propres, jouer un rôle important (1975). Il faut sans cesse rappeler que tous les hommes sont frères, que nous sommes « tous responsables du bien commun », faits pour l’amour qui seul engendre la paix. Pour y arriver, il n’y a pas deux chemins, il faut mettre l’homme, sa dignité, son égalité et sa fraternité, au centre de ses préoccupations (1971). Défendre l’homme, c’est défendre la vie (1977). Paix et vie sont unis par un lien « métaphysique » (1978). La vie est « valeur et condition de la paix, […] tout crime contre la vie est un attentat contre la paix, surtout s‘il porte atteinte aux mœurs du peuple » comme dans le cas de l’avortement. La vie est « sacrée » c’est-à-dire « soustraite à tout pouvoir arbitraire de suppression » « intouchable, digne du plus grand respect, du plus grand soin, de tout sacrifice ». Attenter à la vie humaine innocente est un attentat contre la paix « c’est-à-dire contre la protection générale de l’ordre de la société humaine » (1977)
Ainsi, à propos de la justice, Paul VI fait remarquer que si elle implique les droits et les devoirs qui consignés dans des codes[7], elle exige aussi et surtout une conscience persuadée que tout homme est une personne, inviolable, libre, responsable. La justice est donc à la fois statique et dynamique, individuelle et collective (1972) : elle défend les faibles et punit les violents (1976).
Ceci dit, Paul VI s’adresse aux catholiques et leur montre qu’étant donné tout ce que réclame la construction de la paix, étant donné, en particulier, la nécessité d’aimer, comme il a été dit, l’homme, par ses seules forces, ne peut construire une paix solide et stable. Il a besoin de la paix du Christ qui enseigne optimisme, charité, justice (1969) et donne le sens de la « paternité divine » (1971). Pour que paix et vie fraternise, il faut la foi, la religion[8]. Pas de paix « véritable, stable et universelle » sans « l’éclairage et l’aide du Christ » (1978). De plus, l’histoire révèle l’importance du pardon pour que disparaisse toute volonté de revanche de la part du vaincu (1970)[9]. Les catholiques peuvent indiquer le chemin, sûr de la Providence, révéler que « toute vicissitude humaine peut être transformée en une histoire de salut » (cf. Rm 8, 28). Ils sont invités à soutenir les initiatives et institutions, prêcher l’amitié, pratiquer l’amour du prochain (1973) et former le sens de l’unité.
« Plus jamais la guerre ! » Tel est le cri qui résonne encore aujourd’hui dans les mémoires et que le Pape lança face aux représentants du monde réunis au siège des Nations Unies le 4 octobre 1965.[10]
La seule voie humaine acceptable pour la résolution des inévitables conflits est la négociation : « Pour faire régner la paix, il faut traiter, traiter sans se lasser, pour éviter cette humiliation suprême qui serait en même temps la suprême catastrophe : le recours aux armes ».[11] « La paix s’affirme seulement par la paix, celle qui n’est pas séparable des exigences de la justice, mais qui est alimentée par le sacrifice de soi, par la clémence, par la miséricorde, par la charité »[12].
Tel est l’essentiel de la philosophie de Paul VI.