Reine de la paix, priez pour nous et donnez au monde
la paix après laquelle soupirent les peuples,
la paix dans la vérité, dans la justice, dans la charité du Christ.
Donnez-lui la paix des armes et la paix des âmes,
afin que dans la tranquillité de l’ordre s’étende le règne de Dieu.
Le 2 mars 1939, le cardinal Pacelli, juriste et canoniste de formation, qui a servi le Saint-Siège sous Léon XIII[1], Pie X[2], Benoît XV[3] et Pie XI[4], devient le pape Pie XII dans un contexte international très grave.[5]
Dans son premier radio-message, le lendemain de son élection, après les salutations d’usage, c’est à la paix qu’il pense : « Nous disons la paix, celle que Notre prédécesseur de pieuse mémoire recommanda avec tant d’insistance aux hommes et qu’il implora avec de si ardentes prières jusqu’à faire à Dieu l’offrande spontanée de sa vie pour obtenir la concorde entre les hommes. La paix, le don le plus beau de Dieu, qui dépasse tout sentiment ; la paix que tous les hommes sensés et sages ne peuvent pas ne pas désirer ; la paix enfin qui est le fruit de la justice et de la charité ».[6]
Nous avons vu que Benoît XV, face à la guerre, et Pie XI, face au menaces de guerre, ne reprennent plus dans leurs discours les références traditionnelles à la notion de guerre juste sauf en ce qui concerne la guerre d’Ethiopie. La « grande guerre » a bouleversé les paramètres traditionnels et les souverains pontifes ont consacré tous leurs efforts et leurs réflexions à la nécessité d’établir ou de rétablir la paix. Pie XII s’inscrit dans cette ligne[7] et parce qu’il est juriste de formation, parce qu’il a une grande expérience diplomatique, il va jeter les bases d’une véritable théologie de la paix qui tient compte des réalités nouvelles. A l’époque moderne, le « jus ad bellum » ne faisait pas problème dans la mesure où la guerre était déclarée et menée par l’autorité publique. Tous les efforts des moralistes, des théologiens, des hommes politiques portaient sur le « jus in bello ». A partir de 1914, c’est le « jus ad bellum » qui fait problème et c’est sur ce point précis, fondamental, que Pie XII va réfléchir. L’innovation n’est pas totale puisqu’il est sûr que Taparelli, en particulier, a exercé une influence sur Benoît XV mais plus encore sur Pie XI qui en recommandait la lecture[8] . Il est vraisemblable que Pie XII qui fut au service de Benoît XV et de Pie XI, en a aussi été nourri. Il a dû aussi connaître l’œuvre de Don Sturzo et le manifeste des théologiens de Fribourg.
Nous savons que Pie XII durant tout son pontificat a développé ses réflexions principalement à l’occasion de rencontres particulières. Nous n’avons donc pas un traité ni même une encyclique qui soit consacrée au thème de la paix et de la guerre mais une dissémination de pensées qui, rassemblées, peuvent constituer une théologie cohérente.
Voyons comment le nouveau souverain pontife réagit face à la seconde guerre mondiale.
Comme rappelé plus haut, Eugène Pacelli a consacré, tout au long de sa carrière, maints efforts diplomatiques pour restaurer ou maintenir la paix
Comme ses prédécesseurs, Pie XII s’interroge[9] sur les causes du manque de paix qu’il définit comme saint Augustin : « la tranquillité dans l’ordre ». Sont dénoncés, le chômage et les inégalités scandaleuses, les divisions politiques nationales et internationales, le non respect des pactes. Seul Dieu peut accorder la paix et d’abord la paix intérieure qui conditionne la tranquillité extérieure. Lui obéir, le prier, rechercher la justice[10] associée à la charité sont les voies de l’entente entre les hommes et les peuples. C’est seulement sur les valeurs spirituelles « que peuvent se bâtir la grandeur, la prospérité et le bonheur durables des peuples. »[11] Dans cet effort pour la paix, le Pape a un rôle à jouer : « les devoirs sacrés de Notre ministère apostolique ne peuvent admettre que ni les obstacles extérieurs, ni la crainte de voir mal interprétés ou incompris Nos intentions et Nos desseins, toujours orientés vers le bien, Nous empêchent d’exercer ce salutaire office de pacification, qui est propre à l’Église. »[12] Un peu plus tard, il ajoutera que pour tout prêtre, « il s’agira maintenant, plus que jamais de savoir s’élever au-dessus des passions politiques et nationales, de réconforter, de rendre courage, de secourir, d’exhorter à la prière et à la pénitence et de prier lui-même et de faire pénitence »[13] On reconnaît sans peine, dans ce discours, la pensée de Benoît XV.
Le 24 août, le Pape, dans son Radiomessage au monde entier, appelle à la paix et à la négociation entre gouvernements[14], le 31, veille de l’agression allemande contre la Pologne, il « supplie » les deux gouvernements de trouver « une solution juste et pacifique » et prie les gouvernements anglais, français et italien d’appuyer sa demande. Il promet : « Nous ne cesserons pas d’épier attentivement, pour les seconder de tout Notre pouvoir, les occasions qui s’offriraient, avant tout, d’acheminer à nouveau les peuples, aujourd’hui soulevés et divisés, vers la conclusion d’une paix honorable pour tous, en conformité avec la conscience humaine et chrétienne, une paix qui protège les droits vitaux de chacun et qui sauvegarde la sécurité et la tranquillité des nations »[15]
Tout au long de l’année, Pie XII demandera que l’on prie pour la paix (Lettre au Secrétaire d’État, 20 avril 1939 ; Discours aux membres du Sacré Collège, 2 juin 1939 ; Allocution à des pèlerins allemands, 26 septembre 1939 ; encyclique Summi pontificatus, 20 octobre 1939 ; Allocution à la population de Castelgandolfo, 22 octobre 1939) et, en plusieurs occasions, laissera s’exprimer sa profonde douleur face aux souffrances encourues comme dans son Allocution au Cardinal Hlond et aux Polonais résidant à Rome[16]
La première encyclique Summi pontificatus à l’occasion de la fête du Christ-Roi[17] revient sur les causes des malheurs du temps et de la guerre mondiale qui se prépare. Dénonçant le « gigantesque tourbillon d’erreurs et de mouvements antichrétiens », le Pape épingle « la méconnaissance et l’oubli […] de la loi naturelle » qui ébranlent la « base de la moralité » et font réapparaître « un paganisme corrompu et corrupteur ». Cet « agnosticisme religieux et moral » colporte de nombreuses erreurs mais il en est deux que le Souverain Pontife développe. A travers elles, c’est l’essentiel du national-socialisme qui est visé. La première erreur est de ne pas considérer que tous les hommes sont frères, qu’ils forment une « grande famille », parce qu’ils ont la même origine, la même nature, la même fin surnaturelle, le même rédempteur, la même mission, « à quelque peuple qu’ils appartiennent ». Les différences nationales, sociales, culturelles ne détruisent pas « l’unité du genre humain » mais sont destinées « à l’enrichir et à l’embellir ». « Mais le légitime et juste amour de chacun envers sa propre patrie ne doit pas faire fermer les yeux sur l’universalité de la charité chrétienne, qui enseigne à considérer aussi les autres et leur prospérité dans la lumière pacifiante de l’amour ». Et voilà pour le racisme et le nationalisme. La seconde erreur est de « délier l’autorité civile de toute espèce de dépendance à l’égard de l’Etre suprême ». A ce moment, « le pouvoir civil […] tend à s’attribuer cette autorité absolue qui n’appartient qu’au Créateur et Maître suprême et à se substituer au Tout-Puissant, en élevant l’État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de la conscience chrétienne. » Dès lors, « soit quand un tel empire illimité est attribué à l’État, considéré comme mandataire de la nation, du, peuple, de la famille ethnique ou encore d’une classe sociale, soit quand l’État y prétend en maître absolu, indépendamment de toute espèce de mandat », la famille « risque d’être considérée exclusivement sous l’angle de la puissance nationale » et non plus comme antérieure à l’État. L’ « absolutisme » ruine l’autorité et détruit les activités privées. La famille perd ses droits, la conscience perd ses droits, la jeunesse est menacée et même l’ordre international est bouleversé. La « volonté autonome des États », sans référence au droit divin, est livrée « au funeste dynamisme de l’intérêt privé et de l’égoïsme collectif, uniquement tourné à la mise en valeur de ses propres droits et à la méconnaissance de ceux des autres. » On en arrive à « considérer par principe les traités comme éphémères et s’attribuer tacitement la faculté de les annuler unilatéralement le jour où ils ne conviendraient plus ». Et voilà pour la conception nazie de l’État mais aussi pour l’État fasciste[18] ou communiste.
Les remèdes ? Le respect du droit naturel, l’évangélisation, l’Action catholique, la vitalité des familles et la liberté de l’Église[19]
Répondant sans les citer aux « suspicions » des autorités allemandes qui persécutent l’Église en l’accusant de vouloir jouer un rôle politique et violer ainsi le concordat, Pie XII affirme « que de pareils desseins sont entièrement étrangers à l’Église, laquelle tend ses bras maternels vers ce monde, non pour dominer, mais pour servir. Elle ne prétend pas se substituer, dans le champ qui leur est propre, aux autres autorités légitimes, mais leur offre son aide à l’exemple et dans l’esprit de son divin Fondateur qui « passa en faisant du bien » (Ac 10, 38). »
Eclairé par ce qui est advenu à Benoît XV et à Pie XI dans leur action en faveur de la paix, Pie XII reprécise son rôle : « Nous avons considéré comme un devoir -auquel Nous ne pouvions Nous soustraire- de Notre ministère apostolique et de l’amour chrétien, de mettre tout en œuvre pour épargner à l’humanité entière et à la chrétienté les horreurs d’une conflagration mondiale, même au risque de voir Nos intentions et Nos buts mal compris. »[20]
Mais Pie XII, dont les « avertissements, s’ils furent respectueusement écoutés, ne furent pourtant pas suivis », pense à l’avenir, à l’après-guerre, à la lumière de ce qu’il a constaté après la première guerre mondiale : « Cet avenir sera-t-il vraiment différent, sera-t-il surtout meilleur ? Les traités de paix, le nouvel ordre international à la foin de cette guerre, seront-ils animés de justice et d’équité envers tous, de cet esprit qui délivre et pacifie, ou seront-ils une lamentable répétition des erreurs anciennes et récentes ? Attendre un changement décisif exclusivement du choc des armées et de son issue finale est vain, et l’expérience le démontre. L’heure de la victoire est une heure de triomphe extérieur pour le camp qui réussit à la remporter ; mais c’est en même temps l’heure de la tentation, où l’ange de la justice lutte avec le démon de la violence ; le cœur du vainqueur s’endurcit trop facilement ; la modération et une prévoyante sagesse lui semblent faiblesse ; le bouillonnement des passions populaires, attisé par les souffrances et les sacrifices supportés, voile souvent la vue aux dirigeants eux-mêmes et les rend inattentifs aux conseils de l’humanité et d l’équité, dont la voix est couverte ou teinte par l’inhumain vae victis. Les résolutions et les décisions prises dans de telles conditions risqueraient de n’être que l’injustice sous le manteau de la justice. »
Le 24 décembre, dans son Message de Noël, Pie XII évoque « le sol ensanglanté de la Pologne et de la Finlande »[21] dénonce le pacte de non-agression signé en 1932 avec la Finlande alors qu’elle avait, encore le 17 septembre, promis de respecter la neutralité finlandaise. Le 30 novembre les troupes soviétiques envahissent la Finlande et bombardent Helsinki sans déclaration de guerre. La guerre se termine le 12 mars 1940 après 105 jours de combat.] et aussi « l’agression préméditée contre un petit peuple laborieux et pacifique sous le prétexte d’une menace inexistante, ni voulue ni même possible »[22]. Il dénonce « une série d’actes aussi inconciliables avec les prescriptions du droit international positif, qu’avec les prescriptions du droit naturel et même avec les sentiments d’humanité les plus élémentaires ; actes qui Nous montrent en quel cercle vicieux chaotique s’enlise le sens juridique dévoyé par des considérations purement utilitaires. » Il dénonce encore « les atrocités (de quelque côté qu’elles aient été commises) et l’usage illicite de moyens de destruction, même contre des non-combattants et des fugitifs, contre des vieillards, des femmes, des enfants ; le mépris de la dignité, de la liberté et de la vie humaine, d’où découlent des actes qui crient vengeance devant Dieu […] ; la propagande antichrétienne et même athée, toujours plus étendue et méthodique, surtout parmi la jeunesse. »[23] Face à l’inéluctable, il rappelle son rôle : « Nous employer […] à alléger les malheurs découlant de la guerre ». Autant que faire se peut, évidemment.
Mais, comme précédemment, Pie XII pense déjà à l’après-guerre, « quand le monde fatigué de guerroyer voudra rétablir la paix ». Instruit par ce qui s’est passé après la première guerre mondiale, il est conscient du « travail immense qui sera nécessaire […] pour abattre les murs cyclopéens de l’aversion et de la haine qui ont été élevés dans la chaleur de la lutte », pour s’opposer « au ténébreux instinct de basse vengeance » Et de proposer, dès ce message de Noël 1939, un plan, en cinq points, pour établir « une paix juste et honorable » :
\1. La reconnaissance du « droit à la vie et à l’indépendance de toutes les nations grandes et petites, puissantes et faibles. »
\2. L’abandon de « la course aux armements » et le « désarmement mutuellement consenti, organisé, progressif, dans l’ordre pratique comme dans l’ordre spirituel ». Le rôle de la force est « de servir à garantir le droit » et non d’établir une tyrannie par la violence.
\3. « La création ou la reconstruction des institutions internationales » qui tireraient les leçons de l’inefficacité passée. Pour que les traités de paix soient loyaux, honorables et respectés, il faudra veiller à « l’établissement d’institutions juridiques ».
\4. L’attention bienveillante, sage et équitable en ce qui concerne « les vrais besoins et les justes requêtes des nations et des peuples, comme aussi des minorités ethniques. »
\5. Le développement d’un esprit de justice et d’amour, du sens de la responsabilité, sans lesquels tous les règlements resteront « lettre morte ».
Reprenant le cri des anciens croisés, « Dieu le veut », Pie XII invite les « cœurs purs et magnanimes » à une nouvelle croisade, mais cette fois, à une croisade de paix dont il n’ignore pas les difficultés.
Dès les premiers mois de son pontificat, Pie XII nous présente, sur la grave question de la guerre et de la paix, les axes essentiels de sa pensée, qu’il répétera et précisera tout au long du conflit et après la guerre. Les axes de son action et de l’action à laquelle tous doivent participer :
-Dénoncer les causes profondes de la guerre. En bref, l’oubli, voire le mépris de Dieu, de sa Loi et de son Évangile.[24]
-Prier.[25]
-Soutenir toutes les victimes de la guerre.[26]
-Rappeler, en toute circonstance, le bien et le juste.[27]
-Travailler à maintenir ou rétablir la paix[28] en dépit des incompréhensions et des calomnies.[29]
Pour bien comprendre l’attitude de Pie XII pendant toutes ces années de guerre, il faut, bien sûr, rappeler ce que fit Benoît XV, son modèle, mais conserver à l’esprit ces lignes directrices qu’il compte suivre avec impartialité[30] et qu’il invite à suivre avec impartialité.[31] Il n’y est pas question prioritairement ni secondairement d’accuser les responsables.[32] Jésus a-t-il dénoncé l’occupation romaine ? Jésus a-t-il condamné la femme adultère et ceux qui voulaient la lapider ? Identifier les coupables n’est pas le rôle du Vicaire du Christ.[33] Se préoccuper du corps et de l’âme de tout un chacun, oui. Se pencher, tel le bon Samaritain, sur toute souffrance, oui.[34] Et il l’a fait, quoi que certains aient prétendu. Son souci ne s’est pas limité au sort des catholiques en Allemagne et dans les pays occupés, mais il s’est étendu à toutes les victimes réelles et potentielles, y compris les Juifs.[35]
Ajoutons encore que, chaque fois que Pie XII évoque la guerre, c’est avec une très « profonde émotion » exprimée directement par l’aveu de sa tristesse mais aussi à travers le vocabulaire employé pour décrire, « suivant les impulsions de [son] cœur » le malheur du temps.[36]
Quant aux chrétiens, ils sont invités à être plus que jamais chrétiens, quels que soient les périls.[37] On voit, en effet, parfois, des chrétiens, « peut-être sans qu’ils s’en aperçoivent, devenir les victimes et les intermédiaires de conceptions et de théories, de pensées et de préjugés, qui, issus de milieux étrangers et hostiles au christianisme, viennent menacer les âmes des fidèles. »[38]
Enfin, Pie XII sait aussi que l’Église, dans ses prises de position, ne sera pas mieux comprise que le Christ ne l’a été lui-même.[39] Pire encore, le bien qu’elle cherche peut, sans qu’elle le veuille, engendrer le mal.[40]
La paix est le souci majeur de Pie XII à cause des destructions physiques, spirituelles, familiales et matérielles que la guerre entraîne inéluctablement. Dans son message de Noël 1939, Pie XII évoquait des mesures juridiques nécessaires à l’établissement d’une paix durable. Dans son message ce Noël 1940, ce sont les réformes morales personnelles et sociales indispensables à la création d’un « ordre nouveau »[41] sans lequel toute réorganisation de la vie internationale sera vaine :
\1. Vaincre la haine et renoncer « à des systèmes et pratiques que la haine ne cesse d’entretenir ». A la place, vivifier « les idéaux naturels de la véracité, de la justice, de la courtoisie et de la coopération au bien » et par-dessus tout, celui de « l’amour fraternel apporté dans le monde par le Christ ».
\2. Vaincre la défiance par la fidélité aux pactes.
\3. Vaincre l’idée que « l’utilité est la base et la règle des droits » et que « la force crée le droit ».
\4. Vaincre les inégalités trop criantes dans le domaine de l’économie mondiale pour que tous aient un mode de vie convenable.
\5. Vaincre l’égoïsme qui attente à la liberté des citoyens, à l’honneur et à la souveraineté des États au nom de la solidarité juridique et économique et de la collaboration fraternelle entre les peuples.
Ce programme doit être reconnu le plus tôt possible même si, comme le reconnaît le pape, « dans l’état actuel des choses, il n’y aurait guère de chances de succès à formuler des propositions concrètes en vue d’une paix juste et équitable ».[42]
Néanmoins, progressivement, de fête de Noël en fête de Noël, se dessine des propositions qui anticipent la Charte atlantique (14-8-1941), la Charte des Nations-Unies (26-6-1945) et la Déclaration des Droits de l’homme (1948).
Dans son Radio-message de Noël 1941, revient sur les causes de cette « guerre d’extermination », qui a été engendrée par « la progressive déchristianisation individuelle et sociale »[43]. Le remède est donc bien de revenir à la foi et d’entamer une reconstruction matérielle et morale réfléchie, prudente et courageuse car l’ivresse de la victoire peut entraîner sur de fausses pistes, celles d’une paix trompeuse. A cet endroit, Pie XII reprend les propositions présentées dans les deux massages de Noël précédents : d’abord rétablir « la loi morale, manifestée par le Créateur lui-même au moyen de la loi naturelle et inscrite par lui dans le cœur des hommes en caractères ineffaçables » ; ensuite, restaurer un ordre international qui se construira sur le respect de la liberté, de l’intégrité et de la sécurité de tous les États, grands ou petits, le respect des minorités culturelles et linguistiques, une équitable répartition des richesses[44], la « limitation progressive et adéquate des armements », le respect des traités, enfin, le respect de Dieu et de l’Église, en effet, « l’incrédulité qui se dresse contre Dieu ordonnateur de l’univers est la plus dangereuse ennemie d’un équitable ordre nouveau ».[45]
Il faut donc travailler aux conditions juridiques et morales de la paix.[46]
Le message de Noël 1942 sera consacré à l’ordre intérieur des nations puisqu’il y a « des rapports étroits et essentiels qui existent entre l’équilibre économique, social et intellectuel dans chaque État et la paix internationale ».[47]
Le Pape va-t-il prendre parti pour telle ou telle structure politique ? Certes non. L’Église « n’entend point prendre parti pour l’une ou l’autre des formes particulières et concrètes par lesquelles les divers peuples ou États tendent à résoudre les problèmes gigantesques de leur organisation intérieure comme de la collaboration internationale, si ces solutions respectent la loi divine ». C’est donc sur le plan des principes fondamentaux, « des « lois inviolables à protéger contre toute déformation, contre toute obscurité, contre toute corruption, contre toute erreur ou contre toute fausse interprétation » que l’attention du Souverain Pontife va se porter.
Quels sont donc ces principes fondamentaux, ces lois inviolables indispensables à la construction d’un ordre national et international qui serait bénéfique pour l’humanité ? L’ordre international étant tributaire de l’ordre intérieur des nations : « il est impossible d’établir un front de paix vers l’extérieur solide et assuré, à moins qu’un front de paix à l’intérieur n’inspire confiance. »
En ce qui concerne tout d’abord « la paix sociale », Pie XII, reprenant à la suite de saint Thomas[48], la célèbre définition que saint Augustin avait donnée de la paix comme la « vie tranquille dans l’ordre »[49], développe les « deux éléments primordiaux » de la vie sociale : la « communauté dans l’ordre » et la « communauté dans la tranquillité ».
qu’entend-il par là ?
Une « communauté dans l’ordre » n’est pas une communauté qui s’est vu imposer un ordre factice mais une communauté cherche son « unité interne » en conformité avec la nature des « êtres intelligents et moraux » qui la composent. Une communauté qui reconnaît, à la suite de « groupements larges et influents »[50] que Dieu est la cause première et l’ultime fondement de la vie individuelle et sociale. Une communauté dont « le but essentiel doit être la conservation, le développement et le perfectionnement de la personne humaine » et qui n’exclut pas « les différences qui résultent de la réalité et de la nature. » La fin de la société n’est donc pas économique ou politique mais fondamentalement morale et religieuse. Economie et politique sont au service « du bien commun, c’est-à-dire de ces conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, intellectuelle et religieuse. » Ce bien commun doit être soutenu par un ordre juridique qui permette, oriente et protège « le développement des valeurs personnelles de l’homme qui est image de Dieu ». L’ordre juridique assure aussi la « concorde » entre les individus, les sociétés et à l’intérieur de celles-ci mais ne relève pas du « positivisme juridique » qui exalte des lois purement humaines ni d’un « instinct juridique » qui se prétendrait infaillible ni d’une conception absolue de l’État. Malgré les faiblesses humaines et les difficultés de la vie, le droit a pour fonction d’ouvrir « la route à l’amour », à la concorde qui est, étymologiquement, l’union des cœurs. Et l’amour, de son côté, « tempère le droit et le sublimise ». Matérialisme et impérialisme, au contraire, tuent « l’amour et la justice ».
Une « communauté dans la tranquillité » n’est pas une communauté paresseuse, peureuse ou passive, c’est une communauté qui agit pour la vérité, les droits de Dieu, la dignité et les fins de la personne humaine. Dans le monde du travail en particulier, ce ne sont pas les « divers systèmes du socialisme marxiste » qui assureront la tranquillité ni la « servitude économique » engendrée par « l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État », mais la reconnaissance du « droit à l’usage des biens de la terre », du droit à l’usage juste d’une « propriété privée », des droits et de la liberté de la personne humaine.
Dès lors, pour l’ordre et la pacification de la société humaine, « pour cette croisade nécessaire et sainte » qui s’impose vu les tragédies de l’heure[51], cinq « maximes » fondamentales doivent inspirer l’action des « membres les meilleurs de l’élite de la chrétienté » :
La reconnaissance de la dignité inhérente à la personne humaine qui n’est pas destinée à se fondre dans une masse, à s’agiter dans l’instabilité, l’amoralisme, l’anarchie instinctive mais à vivre de manière responsable dans l’ordre. De cette dignité découlent les droits fondamentaux à la vie, à l’éducation, à la religion, au mariage, à la famille, au travail, au choix libre d’un état de vie, à l’usage des biens matériels « dans la conscience des devoirs propres et des limitations aussi sociales ».
La reconnaissance de la société comme « unité interne » construite sur la collaboration et non comme troupeau manipulable. Et donc, reconnaissance de la famille « cellule irremplaçable du peuple » et de tout ce qui est nécessaire à ses missions et à son développement.
La reconnaissance de la dignité et de l’importance du travail et de tout ce qu’il implique : juste salaire, ordre et esprit social, formation, solidarité entre puissants et faibles.
La reconnaissance de l’ordre juridique voulu par Dieu et qui protège les « droits imprescriptibles de l’homme » et le défende contre l’arbitraire à l’intérieur d’un système judiciaire indépendant et du « sentiment populaire » et de l’État.
La reconnaissance de l’État serviteur de la société, respectueux de la personne humaine, de la vérité et de la morale.
Tel est, en bref, le programme dont certains points se retrouveront plus tard dans la déclaration universelle des Droits de l’homme.
Le Message de Noël 1943 est aussi consacré au « monstre apocalyptique » que la civilisation moderne a produit, perfectionnant toujours davantage ses moyens de destruction en même temps que s’abaisse son sens moral, que disparaît son sentiment d’humanité et que s’obscurcissent sa raison et son esprit.
Pie XII va s’adresser aux « déçus », aux « désolés » et aux « fidèles ».
Les « déçus » sont ceux qui ont mis leur « confiance dans l’expansion mondiale de la vie économique » ou qui « plaçaient le bonheur et le bien-être uniquement dans le monde de science et de culture qui se refusait à reconnaître le Créateur de l’univers. »
Les « désolés » sont « ceux dont la vie avait pour but le travail » sans préoccupation religieuse ou morale, ceux pour qui le bonheur espéré était « la jouissance d’une vie passagère et terrestre » ou encore ceux qui « aspirèrent à posséder la force et à dominer ».
La guerre a fait voler en éclats tous ces rêves mais le retour à Dieu est toujours possible.
Quant aux « fidèles », plongés aussi dans les malheurs du temps, ils peuvent compter sur l’action du pape et sur leur foi sans oublier leur responsabilité dans les épreuves, du fait de leur péché. Ils sont invités à prier et à agir « pour reconstruire un nouveau monde social au Christ ». Tourmentés ou non par la guerre, tous ceux qui le peuvent sont invités à la pratique solidaire de la charité, au relèvement matériel et spirituel des peuples et des États. Ils doivent, en vue de la paix ne pas oublier « qu’une paix conforme à la dignité de l’homme et à la conscience chrétienne ne peut jamais être durement imposée par l’épée, mais elle doit être le fruit d’une justice prévoyante et d’une équité envers tous ceux dont ils portent la responsabilité ». Et s’ils ont eu à souffrir d’une manière ou d’une autre de la guerre, ils ne peuvent « pourtant pas ternir demain cette paix et rendre injustice pour injustice ou commettre peut-être une injustice plus grande encore. »
Enfin, le Saint Père s’adresse aux responsables politiques, inquiet de la manière dont la paix pourrait être établie[52]. La vraie paix durable réclame un esprit nouveau, objectif, sans haine vengeresse, sans volonté de représailles même si des garanties et des sanctions sont « nécessaires contre tout attentat de la force contre le droit ». La force doit servir à protéger et défendre le droit et non le restreindre ou l’opprimer.
Quelques mois plus tard, Pie XII précisera que la paix doit se construire sur « cette idée que les guerres, aujourd’hui, non moins que dans le passé, peuvent difficilement être mises au compte des peuples regardés comme tels comme coupables ». De plus, pour le Saint Père, « toute solution correcte du conflit mondial doit considérer comme bien distinctes deux questions importantes et complexes : d’un côté la culpabilité dans la déclaration ou la prolongation de la guerre, de l’autre côté la forme ou la physionomie de la paix et sa sécurité. Cette distinction laisse naturellement intacts les postulats, aussi bien d’une juste punition des actes de violence commis contre les personnes ou les choses et non réellement exigés par la conduite de la guerre, que des garanties nécessaires pour défendre le droit des attentats toujours possible de la force ». Cette mise au point est importante car le pape sait par expérience que le vainqueur a toujours la « possibilité physique de dicter une paix injuste » qui ne pourra être que précaire car rien n’est plus dommageable que d’enlever « l’espérance à la partie belligérante vaincue ».[53]
Désormais, sentant que la fin de la guerre approche[54], Pie XII, à toute occasion, plaide pour que tous ses interlocuteurs, journalistes alliés[55], militaires anglais[56], aumôniers américains[57] , militaires canadiens[58], militaires anglais, écossais et irlandais[59], militaires britanniques[60], prisonniers italiens[61], ambassadeur de Colombie[62], ministre plénipotentiaire des Pays-Bas[63], soldats membres de la société du Saint-Nom[64], Tchèques résidant à Rome[65], membres du Collège pontifical germanico-hongrois[66], au personnel de la radiodiffusion italienne[67], à toutes les victimes de la guerre[68], à un groupe de représentants du Congrès des États-Unis[69], aux enfants de familles réfugiées[70], à l’ambassadeur d’Equateur[71] n’aient qu’un but : la paix, l’amour fraternel, la fidélité à Dieu et à l’Église. Aux délégués de l’armée et du peuple polonais qui ont particulièrement souffert de la guerre il dira : « Nous avons la conviction que l’amour du Christ saura vous inspirer ce que déjà la sagesse politique vous suggère ; il vous fera planer bien au-dessus des calculs purement humains et dédaigner les âpres satisfactions des représailles et de la vengeance pour leur préférer la sublime tâche de faire valoir vos légitimes revendications, de relever et reconstituer votre patrie, de travailler en commun avec toutes les âmes droites, qui sont nombreuses en toutes les nations, à rétablir les relations fraternelles entre les membres de la grande famille de Dieu. »[72]
Le 1er septembre 1944[73], il va développer les principes qui doivent servir de base à la reconstruction économique et sociale et à l’entraide internationale.
L’espoir du pape est de voir « surgir un monde nouveau plus sain, mieux ordonné, plus en harmonie avec les exigences de la nature humaine » construit, dans le respect de l’originalité de chaque peuple, sur « la loi morale inscrite par le Créateur au cœur de tous les hommes (cf. Rm 2, 15), le droit naturel qui dérive de Dieu, les droits fondamentaux et l’intangible dignité de la personne humaine. » Quelles que soient ses collaborations, le chrétien doit rester scrupuleusement fidèle à ces principes.
Très concrètement, il s’attachera « aux normes que l’expérience, la saine raison, la morale sociale chrétienne lui indiquent comme les fondements et les principes de toute saine réforme. » Pie XII rappelle alors l’importance sociale et morale de la propriété privée telle que l’Église la conçoit. Il n’oublie pas non plus les urgences de l’heure. Face à tant de ruines et de détresses, il insiste sur l’urgence de secours pour pourvoir aux besoins essentiels et la nécessité d’une entraide internationale. Il termine en évoquant son message de Noël 1939 où il exprimait le désir d’une « institution universelle de paix » et en souhaitant que, avec la prudence nécessaire, les prisonniers et les internés civils puissent dans la mesure du possible, rentrer rapidement chez eux.
La saint Père sait aussi que les hommes sortiront de cette terrible épreuve, bouleversés, avides de nouveauté, d’évolution ou de révolution. L’Église, elle, doit rester fidèle à sa mission miséricordieuse et, par-dessus tout, à la vérité face aux erreurs.[74]
Dans son dernier radio-message de Noël du temps de guerre, Pie XII, après avoir évoqué les conditions morales et juridiques de la paix, les principes d’une reconstruction sociale et économique, complète sa réflexion par la présentation des conditions d’un renouveau politique. Après l’expérience du « pouvoir dictatorial, incontrôlable et intangible », les peuples aspirent à « un système de gouvernement qui soit plus compatible avec la dignité et la liberté des citoyens ». C’est donc l’occasion de présenter les conditions requises pour le bon fonctionnement d’une démocratie. Conditions que nous avons analysées précédemment qui distinguent peuple et masse, absolutisme d’État et juste autorité de l’État. Mais il ne faut pas seulement penser à l’ordre démocratique intérieur des peuples, il faut aussi se soucier, pour garantir la paix, d’« une société des peuples » démocratique qui ait une certaine autorité sur les États. Son but étant « de faire tout ce qui est possible pour proscrire et bannir une fois pour toutes la guerre d’agression comme solution légitime des controverses internationales et comme moyen de réalisation des aspirations nationales. » Pas une génération n’a plus que la présente le désir de crier « guerre à la guerre »
Cette « société des États » serait donc « un organisme chargé du maintien de la paix, investi d’un commun accord d’une autorité suprême et qui aurait aussi dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective ». En effet, « la théorie de la guerre, comme moyen apte et proportionné de solution pour les conflits internationaux, est désormais dépassée. » A la reconnaissance de l’immoralité de la guerre d’agression doit s’ajouter « la menace d’une intervention juridique des nations et d’un châtiment infligé à l’agresseur par la société des États, en sorte que la guerre se sente toujours sous le coup de la proscription et toujours sous la surveillance d’une action préventive. »
Toutefois, une condition doit être respectée : « que l’organisation de la paix à laquelle les garanties mutuelles et, si besoin est, les sanctions économiques et même l’intervention armée devant donner force et stabilité, ne consacre définitivement aucune injustice, ne lèse aucun droit au détriment d’aucun peuple (qu’il appartienne au groupe des vainqueurs, des vaincus ou des neutres), ne perpétue aucune imposition ou charge, en dehors de celles qui sont seules temporairement permises comme réparation des dommages de guerre. »[75]
L’objectif étant que, sorti de la lutte et de la haine, on revienne à une « solidarité qui ne se limite pas à tels ou tels peuples, mais qui soit universelle, fondée sur la connexion intime de leurs destinées et sur les droits qui appartiennent également à chacun d’eux. »
Ce qui ne signifie pas qu’on ne puisse punir les délits. « Personne, certes, ne pense à désarmer la justice à l’égard de qui a profité de la guerre pour commettre des délits réels et prouvés de droit commun ; les soi-disant nécessités militaires pouvaient tout au plus y servir de prétexte ; elles ne sauraient jamais les justifier. Mais si elle prétendait juger et punir, non plus les individus, mais collectivement des communautés tout entières, qui pourrait ne pas voir dans un pareil procédé une violation des règles qui président à n’importe quel jugement humain ? »[76]
Enfin, dans ce travail de reconstruction démocratique nationale et internationale, l’Église a « un rôle de premier ordre » par l’enseignement qu’elle dispense et les forces surnaturelles qu’elle communique.
La paix se dessinant petit à petit, le « spectre satanique exhibé par le national-socialisme » reculant, le « délire fou d’une hégémonie de la force »[77] s’évanouissant, Pie XII va insister sur la nécessité de faire surgir un monde nouveau mieux ordonné, plus équitable, plus sain, plus juste, plus fraternel[78] construit sur la vérité[79] et la charité[80]. d’où de plus en plus de discours et d’allocutions qui relèvent de l’enseignement social de l’Église[81]. Le pape applique ainsi la leçon du Psaume 85 qui invite à pratiquer la justice pour avoir la paix[82].
A propos de l’ensemble de ses discours durant la guerre, Pie XII explique sa position : « Continuant l’œuvre de Notre prédécesseur, Nous n’avons pas cessé, Nous-même, durant la guerre, spécialement dans Nos messages, d’opposer les exigences et les règles indéfectibles de l’humanité et de la foi chrétienne aux applications dévastatrices et inexorables de la doctrine nationale-socialiste, qui, en arrivaient à employer les méthodes scientifiques les plus raffinées pour torturer ou supprimer des personnes souvent innocentes. C’était là, pour Nous, le moyen le plus opportun et, pourrions-Nous dire, le seul efficace de proclamer devant le monde les principes immuables de la loi morale et d‘affermir, parmi tant d’erreurs et de violences, les esprits et les cœurs des catholiques allemands dans l’idéal supérieur de la vérité et de la justice. Cette sollicitude ne resta pas sans effet. Nous savons, en effet, que Nos messages, surtout celui de Noël 1942, malgré toutes les défenses et tous les obstacles, furent pris comme sujets dans les conférences diocésaines du clergé en Allemagne et ensuite exposés et expliqués au peuple catholique. »[83]
Regardant vers l’avenir, Pie XII que l’humanité, « victime d’une exploitation impie, d’un cynique mépris de la vie et des droits de l’homme, […] n’a qu’un désir, […] n’aspire qu’à une seule chose: mener une vie tranquille et pacifique dans la digité et l’honnête labeur. » Pour y arriver, il faut que cesse la destruction de la famille malmenée durant les années de guerre.[84] Cette faute « a créé les multitudes de déracinés, de déçus, de désolés, sans espoir qui vont grossir les masses de la révolution et du désordre, à la solde d’une tyrannie non moins despotique que celle qu’on a voulu abattre. »[85]
Il faut aussi que soit reconnu le droit des petites et moyennes nations à « prendre en main leurs propres destins ».
Bref, il ne suffit pas que les armes se soient tues pour que la paix règne. Pour y parvenir, « le chemin sera ardu et long »[86], « la haine, la défiance, les excitations d’un nationalisme extrême » devront céder la place à la sagesse, à la sérénité, la compréhension mutuelle, la sincérité, la loyauté, la justice[87] et la charité[88]. Ces dispositions peuvent être le fruit du malheur et de la prière.
Dans son Discours au Sacré Collège du 24 décembre1945, Pie XII revient sur les trois présupposés fondamentaux d’une paix vraie et durable :
\1. Etablir la collaboration confiante de tous les peuples et de tous les États pour la sécurité qui ne peut se construire que sur la sauvegarde de la famille, des enfants, du travail, dans l’amour fraternel.
\2. Construire sur la vérité et non sur le mensonge ou la force
\3. Construire une vraie démocratie sur les principes chrétiens à la place de l’État totalitaire fondé sur leur mépris.
*
Toutes ses années de guerre ont permis au Saint Père de vérifier la pertinence de la sagesse déployée par ses prédécesseurs. L’après-guerre va lui permettre de développer et consolider doctrinalement cette nouvelle théologie de la paix en gestation depuis le pontificat de Léon XIII.
Cette théologie a été décrite par René Coste sous le titre Le problème du droit de la guerre dans la pensée de Pie XII[89], L’auteur offre une synthèse de la pensée de Pie XII à travers toutes ses interventions. Ce livre, dont nous allons reprendre quelques points forts, constitue un guide sûr et bien documenté même si l’ouvrage, écrit en 1962, est surtout marqué, comme bien des réflexions de Pie XII, par l’actualité, c’est-à-dire la « guerre froide ».
Au fondement de la pensée de Pie XII se trouve constamment la référence à 6 valeurs essentielles : la personne humaine, l’unité du genre humain, le bien commun, l’État, le droit naturel, Dieu.
Toute personne humaine parce que créée par Dieu, à son image, doit être respectée dans toutes ses dimensions, corporelle et spirituelle et jouir des droits inhérents à sa nature.[90]
L’humanité forme une seule famille par l’origine, l’égalité de nature et le sacrifice du Christ Cette interdépendance individuelle et collective, nationale et internationale, fonde « la loi de solidarité humaine et de charité ».[91]
Le bien commun peut se définir comme l’ensemble des droits de la personne tant au plan national qu’au plan universel.[92] Il est la fin de toute société, de la famille à la société des États et donc le garant de son avenir.[93] Tous les intérêts particuliers lui sont subordonnés.[94]
La nature humaine établit le droit naturel qui fonde et mesure tout droit positif[95] et offre à tous les peuples et États une base commune de discussion et d’entente.[96]
L’État soumis au droit naturel, jouit d’une souveraineté mitigée pour assurer le développement du corps social, promouvoir le bien commun national et être « l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple »[97]. Comme la personne, il possède des droits[98].
Enfin, Dieu créateur, cause et fin, et donc norme absolue de toute l’activité humaine fonde le droit naturel, l’unité du genre humain rend chaque homme responsable de ses actes devant Lui.[99]
Tels sont les principes rationnels indispensables à la formation d’une société pénétrée de l’esprit de Jésus-Christ mais aussi à une réflexion qui dépasse les émotions changeantes qui risquent d’occulter l’injustice radicale de la guerre.[100]
Rappelons que Pie XII entend par « guerre », principalement, la guerre internationale telle qu’elle s’est déroulée sous ses yeux à deux reprises, guerre qui tente d’établir le droit du plus fort[101], guerre totale et sans loi, « monstre apocalyptique » dira-t-il[102]. Mais il pense aussi à la guerre qui menace, « guerre ABC », atomique, bactériologique, chimique.[103] Guerres qui peuvent prendre des dimensions géographiques démesurées.
Ceci dit, Pie XII rompt-il avec la « doctrine classique » de l’Église ? Certains l’ont pensé[104] mais, en réalité, le Souverain pontife, on va le voir, en adapte les fondements aux réalités contemporaines. Mais auparavant, on peut se poser la question de savoir si l’Église a le droit de prendre position sur le problème « de la moralité de la guerre, de son caractère légitime ou illégitime dans les conditions où on la fait de nos jours, de la possibilité d’y collaborer pour l’homme qui a des principes religieux ; des engagements et des liens moraux qui s’établissent entre les nations et régissent leurs relations. » La réponse est bien sûr affirmative. Rappelons-nous ce qui a été établi dans le premier volume : toutes les questions sociales, sous leur angle moral, sont de la compétence de la hiérarchie.[105]
Ceci dit, on peut rassembler l’essentiel de sa pensée en 10 points :
\1. On ne peut exalter la guerre.
« …toute apothéose de la guerre est à condamner […] vouloir provoquer la guerre parce qu’elle est l’école des grandes vertus et une occasion de les pratiquer devrait être qualifié de crime et de folie. » [106]
« La guerre, pour l’Église n’est pas « creuset de vertus viriles » et moins encore « stimulatrices d’initiatives fécondes ; la guerre ne coopère pas du tout au progrès de la civilisation, même si elle est parfois une occasion et un stimulant pour le développement de la science et de la technique. »[107]
« En dehors du principe de la légitime défense , les guerres matérielles avec rencontres armées, effusion de sang, destruction de vies et de biens, sont exécrées par l’Église ».[108]
\2. Il faut récuser « toute doctrine qui estime que la guerre est un effet nécessaire de forces cosmiques, physiques, biologiques ou économiques. »
« L’Église n’accepte pas la doctrine de ceux qui croient que l’humanité est gouvernée par la loi du bellum omnium contra omnes ». [109]
\3. La guerre « n’est pas un droit juridique qui demeure tel dans n’importe quelle hypothèse » : elle n’est pas un moyen normal de règlement des différends internationaux.[110]
Pie XII dénonce « l’absurdité de la doctrine qui a régné dans les écoles politiques de ces dernières décades à savoir : que la guerre est une des nombreuses formes admises de l’action politique, l’issue nécessaire, et quasi naturelle, des incurables dissensions entre deux pays ; que la guerre est donc un fait étranger à toute responsabilité morale. »[111]
L’Église « rejette la théorie qui considère la force comme unique fondement des relations entre les États. »[112]
« Quel signe plus éloquent, plus épouvantable de l’anéantissement progressif et du renversement des valeurs spirituelles que la dissolution croissante des règles du droit, remplacé par la force qui comprime, enchaîne et étouffe les réactions éthiques et juridiques ? »[113]
Une telle conception découle d’un dogme : celui de la souveraineté absolue de l’État qui ne reconnaît au-dessus de lui ni loi, ni autorité.
\4. Est condamnée la guerre d’agression[114].
« Parce que le christianisme considère l’humanité comme une unique grande famille, il doit être fermement contraire à la guerre d’agressions ; ce sera toujours une horrible nouvelle que des frères tuent leurs frères ; et celui qui l’annonce, comme celui qui l’apprend, doit nécessairement en être rempli d’effroi. »[115]
« Toute guerre d’agression contre ces biens que l’ordonnance divine de la paix oblige sans condition à respecter et à garantir, et donc aussi à protéger et à défendre, est péché, délit et attentat contre la majesté de Dieu, créateur et ordonnateur du monde. »[116]
Le Pape dénonce « le crime d’une guerre moderne que n’exige pas la nécessité inconditionnée de se défendre et qui entraîne […] des ruines, des souffrances et des horreurs inimaginables. […] La guerre injuste est à placer au premier rang des délits les plus graves […]. »[117]
Pourquoi le pape la condamne-t-il ? A ses yeux, elle est immorale, non pas simplement en fonction des horreurs qu’elle entraîne, mais parce qu’elle nie la primauté de la morale, de ses lois absolues et du droit. Elle est le fruit de « l’esprit d’orgueil, d’ambition et de convoitise »[118] de l’égoïsme. Quels que soient ses mobiles[119], elle est injuste car la fin ne peut jamais justifier les moyens.[120]
Elle est un crime contre l’humanité, contre les personnes et les États qui sont des groupements de personnes car elle nie l’ordre moral du décalogue particulièrement dans ses 5e et 7e commandements elle viole les droits fondamentaux de la personne[121]. Elle nie les droits des personnes mais aussi les droits des États à la vie, à l’indépendance, à l’intégrité, à la dignité. Crime contre l’humanité aussi parce qu’elle porte atteinte au genre humain, au bien commun universel, rompt « la loi de solidarité et de charité universelles » et affirme le primat de « la force contre le droit ».[122]
Elle est un crime contre Dieu, un « péché », le plus grand péché, puisqu’elle attente à la fraternité universelle ; par l’orgueil, l’ambition, la convoitise, elle est révolte contre Dieu, contre « l’ordonnance divine de la paix », contre sa Providence. En s’attaquant aux « biens de l’humanité », on s’attaque aux « biens du Créateur » qui est leur vrai propriétaire[123]. La guerre d’agression manifeste « l’esprit du mal qui se dresse contre l’esprit de Dieu »[124]
Les fauteurs d’agressions sont responsables « de toutes les morts occasionnées par la guerre, non seulement dans les rangs de l’adversaire, mais encore dans leur propre peuple » mais aussi « de tout le déchaînement passionnel de haine, de luxure, de cupidité, d’ambition que la guerre va provoquer […], de la déperdition de leurs biens, de la misère… ».[125]
\5. Est condamnée la guerre préventive.
La guerre préventive est une guerre d’agression. Certains[126] ont cru détecter, à ce point de vue, une restriction dans le jugement porté par Pie XII sur l’ « immoralité » de la guerre d’agression puisqu’il évoque l’ « action préventive » d’un organisme international, son « intervention juridique » et l’imposition d’un châtiment.[127] Notons que Pie XII parle d’un organisme international et non d’un pays, qu’il parle d’ »action préventive » et non de guerre préventive, ce que confirme l’expression « intervention juridique ». De même, on a cru que la citation « Si vis pacem, para bellum » dans le radio-message de Noël 1948, donnait raison à ceux qui à l’époque pensaient qu’il serait opportun dans l’intérêt de la civilisation que les États-Unis profitent de leur avantage militaire sur l’URSS pour attaquer ce pays. Or, Pie XII dit bien que le célèbre dicton cité « dont on a souvent abusé » n’est pas entièrement faux mais « se prête à être mal compris ». Il précise ensuite que cette « préparation de la guerre » en vue de défendre la paix, préparation qui se traduit par l’accroissement des armements et des armées, met la paix en danger, suscitant la méfiance. Tout le contexte montre que l’objectif du pape, est de « conjurer le fléau de la guerre par une prévention efficace et non pas le déclencher »[128].
\6. Est condamnée la guerre totale.
« Dans toutes les nations s’accroît l’aversion pour la brutalité des méthodes d’une guerre totale qui conduit à dépasser toute limite de l’honnêteté et toute règle de droit divin et humain. Plus torturant que jamais pénètre dans l’esprit et le cœur des peuples et les ronge ce doute : la continuation de la guerre, et d’une telle guerre, est-elle et peut-elle encore être jugée conforme aux intérêts nationaux, raisonnable et justiciable devant la conscience humaine et chrétienne. » [129]
\7. Pie XII reconnaît, à contrecœur[130], et sous conditions déterminées, la légitimité de certaines guerres défensives.
« … que l’on punisse sur le plan international toute guerre qui n’est pas exigée par la nécessité absolue de se défendre contre une injustice très grave atteignant la communauté, lorsqu’on ne peut l’empêcher par d’autres moyens et qu’il faut le faire cependant, sous peine d’accorder libre champ dans les relations internationales à la violence brutale et au manque de conscience. »[131]
Pas de pacifisme absolu donc chez Pie XII : « Les uns reprennent l’antique dicton, non entièrement faux, mais qui se prête à être mal compris et dont on a souvent abusé : « Si vis pacem, para bellum : Si tu veux la paix, prépare la guerre. » d’autres pensent trouver le salut dans la formule : « La paix à tout prix. » Les uns et les autres veulent la paix, mais les uns et les autres la mettent en danger ; les uns parce qu’ils suscitent la méfiance, les autres parce qu’ils encouragent l’assurance de ceux qui préparent l’agression ».[132]
« L’Église croit à la paix et ne se fatiguera pas de rappeler aux hommes d’État responsables et aux politiciens que même les complications politiques et économiques actuelles peuvent se résoudre à l’amiable moyennant la bonne volonté de toutes les parties intéressées. d’autre part, l’Église doit tenir compte des puissances obscures qui ont toujours été à l’œuvre dans l’histoire. C’est aussi le motif pour lequel elle se défie de toute propagande pacifiste dans laquelle on abuse du mot paix pour déguiser des buts inavouables. »[133]
L’Église « est tout aussi opposée à admettre que la guerre soit toujours condamnable. Puisque la liberté humaine est capable de déclencher un conflit injuste au détriment d’une nation, il est certain que celle-ci peut, dans des conditions déterminé&es, se dresser en armes et se défendre. (…) aucune nation qui veut pourvoir, comme c’est son droit et son devoir imprescriptibles, à la sécurité de ses frontières, ne peut se passer d’une armée proportionnée à ses besoins, à laquelle ne manque rien de ce qu’exige une action hardie, prompte et vigoureuse pour défendre la patrie, si elle était injustement menacée et attaquée. »[134]
« Un peuple menacé ou déjà victime d’une injuste agression, s’il veut penser et agir chrétiennement, ne peut demeurer dans une indifférence passive ».[135]
« … si les autres peuples désirent protéger leur existence et leurs biens les plus précieux et s’ils ne veulent pas laisser les coudées franches aux malfaiteurs internationaux, il ne leur reste qu’à se préparer pour le jour où ils devront se défendre. Ce droit à se tenir sur la défensive, on ne peut le refuser, même aujourd’hui, à aucun État. »[136]
« Aucune nation qui veut pourvoir, comme c’est son droit et son devoir imprescriptible, à la sécurité de ses frontières, ne peut se passer d’une armée proportionnée à ses besoins à laquelle ne manque rien de ce qu’exige une action hardie, prompte et vigoureuse, pour défendre la patrie, si elle était injustement menacée et attaquée. »[137]
Et le saint Père élargit le principe d’assistance à personne en danger : « à plus forte raison la solidarité de la famille des peuples interdit-elle aux autres de se comporter comme de simples spectateurs dans une attitude d’impassible neutralité. »[138] On parlera plus tard du principe d’ingérence.
Ce que Pie XII dit de la guerre, au sens commun, vaut aussi pour la « guerre froide »[139] : « Le jugement moral qu’elle mérite sera le même analogiquement, que celui de la guerre au sens du droit naturel et international. L’offensive, quand il s’agit de la guerre froide, doit être condamnée sans condition par la morale. Si elle se produit, l’attaqué ou les attaqués pacifiques ont non pas seulement le droit, mais aussi le devoir de se défendre. Aucun État ou aucun groupe d’États ne peut accepter tranquillement la servitude politique et la ruine économique. Au bien commun de leurs peuples ils doivent assurer sa défense. Celle-ci tend à enrayer l’attaque et à obtenir que les mesures politiques et économiques s’adaptent honnêtement et complètement à l’état de paix qui règne au sens purement juridique entre l’attaquant et l’attaqué. »[140]
Pie XII donc affirma bien le « droit de l’État de se défendre contre d’injustes agresseurs, jusqu’à ce qu’on ait trouvé une formule efficace pour imposer à tous le respect des frontières et des biens d’autrui. »[141]
Sur un plan plus général, Pie XII, comme il est de tradition dans l’Église, considère que « la loi et l’ordre peuvent avoir parfois besoin du bras puissant de la force : certains ennemis de la justice ne sauraient être amenés à en accepter les conditions que par la force. La force doit toujours être tenue en respect par la loi et par l’ordre et n’être exercée que pour les défendre. Et nul homme n’est à soi-même sa propre loi. Si ce principe était accepté et pratiqué partout, il ya aurait un plus grand sentiment de sécurité parmi les peuples à l’heure actuelle. »[142]
Dans un autre texte, il précise ce qu’il entend par « la loi et l’ordre » qui doivent mesurer la force : « La véritable fonction de cette force sera de protéger et défendre les droits donnés à l’homme par Dieu et de justes lois, non de les déchirer et de les piétiner. »[143]
Quant aux « conditions déterminées » qui n’entachent pas la légitimité de certaines guerres défensives, elles sont classiques, comme dit plus haut. Il faut tout essayer avant de décider une guerre : « La bonne volonté réciproque permet toujours d’éviter la guerre comme ultime moyen de régler les différends entre les États. » Il faut une injustice grave : « il ne suffit donc pas d’avoir à se défendre contre n’importe quelle injustice pour utiliser la méthode violente de la guerre » _Il faut se souvenir de la règle de proportionnalité : _« Lorsque les dommages entraînés par celle-ci ne sont pas comparables à ceux de l’ »injustice tolérée », on peut avoir l’obligation de « subir l’injustice ». »[144] Sont condamnables évidemment certains procédés de guerre même pour une juste cause : « même dans une guerre juste et nécessaire, les procédés efficaces ne sont pas tous défendables aux yeux de qui possède un sens exact et raisonnable de la justice. »[145]
Et qu’en est-il si un pays est injustement confronté à une guerre ABC (atomique, biologique et chimique), peut-il recourir à une guerre défensive « ABC » ? Pie XII répond tout d’abord en posant une autre question : « n’est-il pas possible, par des ententes internationales de proscrire et d’écarter efficacement la guerre ABC ? »[146] puis renvoie aux principes qui justifie une guerre défensive avant de les appliquer au problème de la licéité de la guerre ABC : « Il ne peut subsister aucun doute, en particulier à cause des horreurs et des immenses souffrances provoquées par la guerre moderne, que déclencher celle-ci sans juste motif (c’est-à-dire sans qu’elle soit imposée par une injustice évidente et extrêmement grave, autrement inévitable) constitue un délit digne des sanctions nationales et internationales les plus sévères. L’on ne peut même pas en principe poser la question de la licéité de la guerre atomique, chimique et bactériologique, sinon dans le cas où elle doit être jugée indispensable pour se défendre dans les conditions indiquées. » Il ajoutera plus tard ces précisions : « Même alors cependant il faut s’efforcer par tous les moyens de l’éviter grâce à des ententes internationales ou de poser à son utilisation des limites assez nettes et étroites pour que ses effets restent bornés aux exigences strictes de la défense. Quand toutefois la mise en œuvre de ce moyen entraîne une extension telle du mal qu’il échappe entièrement au contrôle de l’homme, son utilisation doit être rejetée comme immorale. Ici il ne s’agirait plus de « défense » contre l’injustice et de la « sauvegarde » nécessaire de possessions légitimes, mais de l’annihilation pure et simple de toute vie humaine à l’intérieur du rayon d’action. Cela n’est permis à aucun titre. »[147]
\8. Le mieux est de mettre sur pied une organisation politique mondiale impartiale et d’utiliser des procédures d’entente directe par négociations diplomatiques.
Le pape souhaite un organisme international « qui aurait […] dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective ». Il ajoute : « personne ne pourrait saluer cette évolution avec plus de joie que celui qui a défendu depuis longtemps le principe que la théorie de la guerre, comme moyen apte et proportionné de solution pour les conflits internationaux, est désormais dépassée. » La monstruosité des moyens de lutte moderne manifeste « toujours plus évidente l’immoralité de cette guerre d’agression. Et si maintenant, à la reconnaissance de cette immoralité s’ajoute la menace d’une intervention juridique des nations et d’un châtiment infligé à l’agresseur par la société des Etas, en sorte que la guerre se sente toujours sous le coup de la proscription et toujours sous la surveillance d’une action préventive, alors, l’humanité sortant de la nuit obscure où elle est restée si longtemps submergée, pourra saluer l’aurore d’une nouvelle t meilleure époque de son histoire.
A une condition toutefois : c’est que l’organisation de la paix à laquelle les garanties mutuelles et, si besoin est, les sanctions économiques et même l’intervention armée devant donner force et stabilité, ne consacre définitivement aucune injustice, ne lèse aucun droit au détriment d’aucun peuple (qu’il appartienne au groupe des vainqueurs, des vaincus ou des neutres), ne perpétue aucune imposition ou charge, en dehors de celles qui sont seules temporairement permises comme réparation des dommages de guerre.
Que certains peuples aux gouvernants desquels ou peut-être aussi à eux-mêmes en partie, on attribue la responsabilité de la guerre aient à supporter durant quelque temps les rigueurs de mesures de sécurité, jusqu’au moment où les liens de confiance mutuelle violemment brisés se seront peu à peu renoués, est chose humainement explicable et, selon toute probabilité, pratiquement inévitable. Néanmoins, ces peuples devront avoir, eux aussi, l’espoir bien fondé, dans la mesure de leur loyauté et de leur coopération effective aux efforts pour la résolution pour la restauration future, de pouvoir devenir, tout comme les autres États, avec la même considération et les mêmes droits, associés à la grande communauté des nations. Leur refuser cet espoir serait le contraire d’une sagesse prévoyante, assumer la grave responsabilité de barrer le chemin à une libération générale de toutes les conséquences désastreuses, matérielles, morales et politiques du gigantesque cataclysme qui a secoué jusque dans ses dernières profondeurs la pauvre famille humaine mais qui en même temps lui a indiqué la route vers de nouveaux buts. »[148]
Le pape souhaite_« que l’on punisse sur le plan international toute guerre qui n’est pas exigée par la nécessité absolue de se défendre contre une injustice très grave atteignant la communauté, lorsqu’on ne peut l’empêcher par d’autres moyens »[149]
« … le droit de se défendre étant toujours sauf […] la loi divine de l’harmonie dans le monde impose strictement à tous les gouvernements des peuples l’obligation d’empêcher la guerre par des institutions internationales capables de placer les armements sous une surveillance efficace, d’effrayer par la solidarité assurée entre les nations qui veulent sincèrement la paix celui qui voudrait la troubler. »[150]
\9. En attendant cet organisme international capable d’empêcher une guerre d’agression, il faut compter sur l’opinion publique.[151]
La « conception catholique de l’opinion publique et du service que rend la presse est aussi une solide garantie de paix ». Elle peut réagir « efficacement contre le climat de guerre ». Comment et à quelles conditions ?
Le pape souligne tout d’abord l’importance de l’opinion publique qui, bien formée, bien orientée, est un rempart contre le totalitarisme, la dictature et le bellicisme. « L’opinion publique est, en effet, l’apanage de toute société normale composée d’hommes qui, conscients de leur conduite personnelle et sociale, sont intimement engagés dans la communauté dont ils sont les membres. Elle est partout, en fin de compte, l’écho naturel, la résonance commune, plus ou moins spontanée, des événements et de la situation actuelle dans leurs esprits et dans leurs jugements ». L’absence ou l’étouffement de l’opinion publique doit être considéré comme « un vice, une infimité, une maladie de la vie sociale. »
L’opinion publique est indispensable et elle est, on vient de le lire, « plus ou moins spontanée ». qu’est-ce à dire ?
La vraie opinion publique ne doit pas se confondre avec « le conformisme aveugle et docile des pensées et des jugements » fruit du scepticisme, de l’insouciance, du blasement, de l’instinct, de la passion, de l’étroitesse de vue, des préjugés, du découragement, de la pusillanimité ou encore de la manipulation, d’une « propagande astucieuse ».
La vraie opinion publique est guidée et éclairée par des hommes de raison, responsables, aux fortes convictions, des hommes dociles « aux préceptes de la loi morale, du droit naturel et de la doctrine surnaturelle contenue dans la révélation du Christ ». Dans la constitution de cette vraie opinion publique, la presse « a un rôle éminent à jouer dans l’éducation de l’opinion, non pour la dicter, ou la régenter, mais pour la servir utilement. » La servir et non la « faire ». Cela demande de la part du journaliste « l’amour profond et l’inaltérable respect de l’ordre divin, qui embrasse et anime tous les domaines de la vie ».[152]
A ces conditions peut se frayer « le chemin de la vérité, de la justice, de la paix. » La vraie opinion publique « prend fait et cause pour la juste liberté de penser et pour le droit des hommes à leur jugement propre, mais elle les regarde à la lumière de la loi divine. Ce qui revient à dire que quiconque veut se mettre loyalement au service de l’opinion publique, que ce soit l’autorité sociale ou la Presse elle-même, doit s’interdire absolument tout mensonge ou toute excitation. N’est-il pas évident qu’une telle disposition d’esprit et de volonté réagit efficacement contre le climat de guerre ? »[153]
\10. Et donc, à la racine de cette vraie opinion publique, nous retrouvons l’Évangile et ses exigences, nous retrouvons la nécessité d’évangéliser : « Accomplir cette œuvre de régénération, en adaptant ses moyens au changement des conditions de temps et aux nouveaux besoins du genre humain, c’est l’office essentiel et maternel de l’Église. Prêcher l’Évangile, somme son Divin Fondateur lui en a commis le soin, en inculquant aux hommes la vérité, la justice et la charité, faire effort pour en enraciner solidement les préceptes dans les âmes et dans les consciences : voilà le plus noble et le plus fructueux travail en faveur de la paix. »[154]
Sans Dieu, sans prière, pas de paix véritable.
En 1954, Pie XII, dans son Radio-message de Noël, note qu’à la « guerre froide » s’est substituée une « paix froide » qui marque certes un progrès mais qui n’est pas encore la véritable paix. La « paix froide », en effet, est un « calme provisoire », une « pure coexistence de divers peuples, entretenue par la crainte mutuelle et la désillusion réciproque ». C’est une pure « juxtaposition » sans « lien d’ordre spirituel » alors que la paix de Dieu « est fondée sur l’union des esprits dans la même vérité et dans la charité ». Et « le Christ est le seul qui puisse et veuille unir les esprits humains dans la vérité et dans l’amour ».[155]
Neutralité ou intervention ?
L’histoire nous montre que le souci de l’indépendance des États réclamait de ne pas intervenir dans la politique d’une nation tandis que l’esprit de solidarité incitait à l’intervention. Ainsi, nous l’avons vu, Vitoria prêchait pour que l’on défende les droits fondamentaux brimés dans certains pays. Les croisades ont été organisées suivant ce principe et, plus tard, par exemple, Clément XIII[156] demanda à l’empereur d’Autriche Joseph II d’intervenir en Pologne où l’Église catholique était persécutée et Pie VI[157] sollicita l’empereur d’Autriche Léopold Ier contre la révolution française. Pie IX, quant à lui, condamna officiellement le principe de non-intervention dans le Syllabus.[158]
A l’opposé, la théorie de la neutralité impose l’abstention et l’impartialité.
Quelle est la position de Pie XII ?
Comme le fait remarquer R. Coste, la pensée du Saint Père, en la matière, peut paraître contradictoire mais ce n’est qu’une « anomalie apparente »[159].
d’une part, nous avons vu que Pie XII, le 10 mai 1940, le jour même de l’invasion allemande en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg, envoyait 3 télégrammes à leurs chefs d’État où il affirme le droit à la neutralité et à l’indépendance de ces pays.[160]
d’autre part, nous l’avons lu également, le Souverain Pontife, en 1953, élargit le principe d’assistance à personne en danger en écrivant : « à plus forte raison la solidarité de la famille des peuples interdit-elle aux autres de se comporter comme de simples spectateurs dans une attitude d’impassible neutralité. »[161]
La différence dans le discours s’explique par le contexte historique. La neutralité de la Belgique, par exemple, a été reconnue avant la guerre par la France, l’Angleterre et l’Allemagne, conformément au droit naturel et au droit international. L’Allemagne en envahissant la Belgique violait la neutralité légitime du pays et violait son propre engagement. Il est donc normal que dans cette circonstance, le pape s’indigne comme il s’indignera de l’envahissement des pays baltes par l’URSS. Par ailleurs, Pie XII se rend bien compte que les petits pays sont dans une situation différente de celle des grands pays. Enfin, dans une société internationale inorganisée, un grand pays ne peut forcer un petit pays à le suivre et même si « tout État est soumis au devoir de la solidarité interhumaine, même s’il n’est pas sanctionné par le droit des gens, […] sa décision de garder la neutralité ne sera valable au regard du droit naturel que si elle n’est pas inspirée par l’égoïsme national. »[162]
Envisageant l’avenir, il déclare dans son Radio-message de Noël 1941: « s’il est inévitable que les grands États, à cause de leurs plus grandes possibilités et de leur puissance, tracent le chemin pour la constitution de groupes économiques entre eux et les nations plus petites et plus faibles, on ne peut cependant contester, dans le domaine de l’intérêt général, le doit de celles-ci comme de tous au respect de leur liberté dans le champ politique, à la conservation efficace, dans les contestations entre les États, de la neutralité qui leur est due, en vertu du droit naturel et du droit des gens, et à la défense de leur développement économique, puisque c’est seulement de cette manière qu’elles pourront atteindre de façon adéquate le bien commun, le bien-être matériel et spirituel de leur propre peuple. » S’il insiste encore sur le principe de neutralité, c’est évidemment en pensant à la situation présente des petits pays envahis par les nazis ou les soviétiques. Mais le jour où sera installé l’organisme super-étatique que souhaite le pape, cette instance internationale supérieure garante de la sécurité et de la solidarité pourrait contraindre un pays à participer à une action.
Ainsi, à partir de 1944, Pie XII va insister de plus en plus sur la nécessité d’organiser la société internationale et, dans cette perspective, de mettre en avant la solidarité et le devoir d’intervention juridique, économique, armée, s’il le faut, tous les hommes appartenant à la même famille et pour la défense du bien commun universel.[163] Ce devoir d’assistance et d’intervention « ne s’impose pas tant aux États individuels qu’à la société interétatique qu’ils constituent, au moins sociologiquement. »[164] Les États sont invités à se grouper et à organiser leur défense collective. La signature du Traité de l’Atlantique Nord, en 1949, va dans ce sens.[165] Toutefois l’organisation défensive ne se justifie que dans le contexte d’un mode divisé comme moyen de défense solidaire mais ne peut être considérée comme une force de guerre contre les États menaçants, contre l’URSS, par exemple, à l’époque de la guerre froide.[166] Solidarité et paix sont indissociable et constituent l’idéal à réaliser par le truchement d’institutions internationale qui préviennent les conflits mais qui veillent aussi au respect des droits humains, au développement économique, culturel, politique de tous les peuples, à leur entente, à leur collaboration[167] pour que l’ « harmonie divine » règne dans le monde.[168]
Tout ce qui précède concerne la guerre « classique » mais il y a, contre
la paix, d’autres menaces que les armes : la guerre psychologique (par
la manipulation des foules, par la
propagande)[169] que la prétendue opinion publique est dictée, imposée, de gré
ou de force, que les mensonges, les préjugés partiaux, les artifices de
style, les effets de voix et d gestes, l’exploitation du sentiment
viennent rendre illusoire le juste droit des hommes à leurs propres
convictions, alors se crée une atmosphère lourde, malsaine, factice qui,
au cours des événements, à l’improviste, aussi fatalement que les odieux
procédés chimiques aujourd’hui trop connus, suffoque ou stupéfie ces
mêmes hommes et les contraint à livrer leurs biens et leur sang pour la
défense et le triomphe d’une cause fausse et injuste. En vérité, là où
l’opinion publique cesse de fonctionner librement, c’est là que la paix
est en péril. »
Cf. également l’Allocution aux membres du Congrès international de
« Pax Christi » : l’Église « se défie de toute propagande pacifiste,
dans laquelle on abuse du mot de paix pour déguiser des buts
inavoués. »
], la guerre économique (utiliser
la révolte des pauvres contre les riches)[170]
Le voilà le grand problème social, celui qui se dresse à la croisée des
chemins à l’heure présente ! qu’on l’achemine vers une solution
favorable, fût-ce aux dépens d’intérêts matériels, au prix de sacrifices
de tous les membres de la grande famille humaine : c’et ainsi qu’on
éliminera un des facteurs les plus préoccupants de la situation
internationale, celui qui, plus qu’aucun autre, alimente aujourd’hui la
ruineuse « guerre froide », et menace de faire éclater, incomparablement
plus désastreuse, la guerre chaude, la guerre brûlante. »
],
le terrorisme (par la peur)[171] qui dépersonnalisent l’homme et qui sont donc condamnés au nom
des mêmes principes.
Et le citoyen, quelle est sa responsabilité ?
Nous avons, jusqu’à présent, examiné les moyens de construire la paix que Pie XII propose aux États. Mais qu’en est-il de la réaction du simple citoyen lorsqu’il est confronté à la guerre ou, plus précisément, lorsqu’il est invité par l’autorité publique à prendre les armes ?
L’État est, par nature, le gardien du bien commun dont chaque citoyen profite et auquel chaque citoyen collabore. Lorsque ce bien commun est menacé, le citoyen est tenu par reconnaissance et solidarité d’accepter les sacrifices nécessaires[172]. En effet, dans une vraie démocratie, « la liberté idéale est celle-là seule qui s’écarte de tout dérèglement, qui unit à la conscience de son propre droit le respect envers la liberté, la dignité et le droit des autres, et reste consciente de sa propre responsabilité envers le bien général. »[173]
Cette définition implique le devoir d’obéissance à l’autorité légitime[174] mais aussi le droit et le devoir de désobéissance cette autorité attente à la liberté, à la dignité et aux droits des autres personnes[175]. De plus, l’État démocratique, au contraire de la dictature, n’est pas « une agglomération amorphe d’individus ». « Exprimer son opinion personnelle sur les devoirs et les sacrifices qui lui sont imposés ; ne pas être contraint d’obéir sans avoir été entendu, voilà deux droits du citoyen qui trouvent dans une démocratie, comme le nom l’indique, leur expression ».[176]
Cette prise de position s’appuie sur le caractère précieux de la conscience individuelle[177] et rejoint ce que Pie XII a développé à propos de la juste formation de l’opinion publique. Mais cette conscience doit tenir compte de l’obéissance due a priori à l’autorité légitime agissant moralement[178] et aussi de son devoir de solidarité. On ne peut donc se réfugier derrière une objection de conscience qui serait simplement motivée par des intérêts personnels.[179]
« Pour guérir l’humanité si cruellement blessée, il faut le remède de la foi qui rend les hommes frères, il faut le baume de la prière à Dieu qui guérit les cœurs des puissants et des faibles. » (Discours à l’Archiconfrérie de la Très Sainte Trinité des pèlerins et convalescents de Naples, 27 mars 1941).
Le 10 mai 1940, l’Allemagne attaque la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Aussitôt, Pie XII envoie un message moral et spirituel aux trois souverains un message où il souligne que c’est « contre sa volonté et son droit » que chaque peuple est entraîné dans la guerre.
Le Pape dénonce « les traitements infligés aux non-combattants [qui] sont loin d’être conformes aux règles de l’humanité. » Il rappelle le droit des gens et des populations civiles : « le bien des populations des territoires occupés ne cesse d’être une règle obligatoire pour ceux qui exercent le pouvoir. La justice et l’équité requièrent qu’elles soient traitées comme la puissance occupante désirerait qu’en un cas analogue fussent traités ses propres compatriotes ». Il énonce ensuite, pour la circonstance, les « principes élémentaires » de justice : « le respect de la vie, de l’honneur et de la propriété des citoyens, le respect de la famille et de ses droits ; et au point de vue religieux, la liberté de l’exercice privé et public du culte divin et de l’assistance spirituelle qui convient à chaque peuple et à sa langue, la liberté de l’instruction et de l’éducation religieuse, la sécurité des biens ecclésiastiques, la faculté laissée aux évêques de correspondre avec leur clergé et avec les fidèles dans tout ce qui concerne le bien des âmes. » (Allocution au Sacré Collège, 2 juin 1940). Le Pape exprime aussi toute sa compassion dans sa Lettre au Cardinal Van Roey du 31 juillet 1940.
Plus concrètement, le Pape encourage les œuvres de charité en faveur des victimes de la guerre et spécialement des enfants : « Si, du fait de bien des obstacles, on ne peut, dans les circonstances présentes, songer à une vraie et propre organisation générale de bienfaisance en faveur des victimes de la guerre, et si, bien souvent, il est fort difficile de se servir des institutions spéciales déjà existantes pour faire arriver les secours là où le besoin s’en fait plus cruellement sentir, que chacun fasse le bien qu’il peut, où il peut, comme il peut ! qu’on multiplie partout les initiatives de bienfaisance, qu’on suscite, qu’on suscite l’énergie des bons ; qu’ils se fassent un point d’honneur de remporter, même à distance, une victoire sur les maux : « Vaincs le mal par le bien » (Rm 12, 21). » (Lettre au Secrétaire d’État, 21 décembre 1940).
On peut lire aussi le récit que fait Pie XII de l’aide apportée aux Romains et aux réfugiés lors de la terrible disette de 1944 (Discours au Sacré Collège, 2 juin 1944). Les habitants et les réfugiés vinrent manifester, place Saint-Pierre, pour remercier le pape d’être intervenu pour défendre la Cité (Exhortation au peuple romain, 6 juin 1944) de même que le Conseil municipal de Rome (12 juillet 1944).
La colonie polonaise de Rome remercia aussi le Saint-Père pour son assistance généreuse donnée à ce pays pendant la guerre (cf. Discours du 15 novembre 1944).
De son côté, le saint Père remerciera les familles nobles de Rome pour leur générosité (Remerciements du 11 juillet 1944) puis, il saluera, un peu plus tard, de nouveau, « l’œuvre immense d’assistance déployée » par les États-Unis, mais aussi la générosité de l’Espagne, l’Irlande, l’Argentine, l’Australie, la Bolivie, le Brésil, le canada, le Chili, l’Italie, la Lituanie, le Pérou, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie, la Hongrie, l’Uruguay (Radio-message de Noël, 24 décembre 1944)
Très concrètement, le Pape, dans son Message de Noël 1940, évoquera son action matérielle et morale en faveur des prisonniers mais si elle fut, de son propre aveu, plus limitée et plus contrariée que celle qu’il entreprit « au nom auguste du Souverain Pontife Benoît XV ». Néanmoins il put faire parvenir une aide à une partie des prisonniers polonais, plus largement « aux prisonniers et internés italiens, spécialement en Égypte, en Australie et au Canada ». Il put aussi envoyer encouragement et bénédiction « aux prisonniers anglais et français en Italie, aux prisonniers allemands en Grande-Bretagne, aux prisonniers grecs en Albanie et aux prisonniers italiens dispersés dans diverses régions de l’Empire britannique, spécialement en Égypte, en Palestine, aux Indes […] ». Le pape pense aussi aux familles dans l’anxiété, recherchant et transmettant « des nouvelles partout où il est possible et permis de la faire ». Le pape ajoute encore qu’« un nombre immense de réfugiés, d’expatriés, d’émigrés, même parmi les « non-aryens » » a pu être consolé « par l’aide morale et spirituelle de Nos représentants, ou par l’obole de Nos subsides ». Pie XII salue l’aide matérielle apportée par les États-Unis.
Il approuve la même attitude chez, par exemple, les cardinaux et archevêques de France : « Nous aimons tout particulièrement à vous féliciter de votre ferme décision de vous tenir sur le plan religieux et de vous appliquer avant tout au bien spirituel des fidèles et au soulagement des infortunés, de ceux surtout qui, plus pauvres, ont davantage à souffrir. » (28 février 1941).
Il enverra des messages de compassion aux villes bombardées, aux évêques d’Angleterre et du pays de Galles (29 juin 1942) aussi bien qu’au Cardinal archevêque de Gênes (16 novembre 1942) ou encore au cardinal archevêque de Turin (30 novembre 1942), de Milan (2 décembre 1942 et 7 août 1943), de Naples (8 décembre 1942), de Palerme (25 janvier 1943), de Bologne (9 septembre 1943).
Toute parole de Notre part, dressée à ce propos aux autorités compétentes, toute allusion publique devaient être sérieusement pesées er mesurées par Nous, dans l’intérêt même de ceux qui souffrent pour ne pas rendre, malgré Nous, leur situation encore plus grave et plus insupportable. Hélas ! les améliorations manifestement obtenues sont loin de répondre à l’immense sollicitude maternelle de l’Église penchée sur ces groupes particuliers, soumis aux plus cruelles vicissitudes ; et comme Jésus devant sa ville devait s’écrier avec douleur : Quoties volui ! … et noluisti ! (Lc 13, 34), ainsi son Vicaire, bien qu’il demandât seulement pitié et retour sincère aux lois élémentaires du droit et de l’humanité, s’est trouvé souvent devant des portes qu’aucune clé ne pouvait ouvrir. » (Allocution au Sacré Collège, 2 juin 1943)
Face au communisme qui gagne l’Europe de l’Est et l’Europe centrale, l’attitude de Pie XII ne changera pas. La condamnation a déjà été portée sur l’idéologie en cause comme elle avait été portée sur le national-socialisme. Reste à rappeler quelle conduite les chrétiens de l’Est doivent avoir. Sans surprise, la consigne est de bannir la violence et de s’en tenir au droit et aux principes chrétiens. « Comme Nous connaissons bien les tristes événements qui sont survenus ces derniers mois en Allemagne orientale, Nous exhortons avec insistance toutes les victimes à ne pas répondre à la violence par la violence, mais à s’appuyer plutôt sur la force du droit. » (Lettre aux évêques allemands, 1er novembre 1945). Pie XII invite tous les chrétiens de l’Est à résister avec courage et fidélité. Voir, par exemple, son émouvant message à l’église ruthène unie particulièrement persécutée en Ukraine, in Encyclique Orientales omnes, 23 décembre 1945.
Le droit à la vie de la personne innocente est intangible mais ce caractère sacré de même que la hiérarchie des droits expliquent en même temps que la personne puisse préférer risquer la mort physique pour éviter la mort spirituelle. (Discours aux membres de l’Union médico-biologique Saint-Luc d’Italie, 12 novembre 1944 et Radio-message du 24 décembre 1948).
De plus, la coexistence des deux « blocs » nourrie par la crainte, repose, de part et d’autre, sur deux erreurs. La première consiste à donner la première place à l’économie alors qu’ « il faut se persuader que les relations économiques entre les nations seront d’autant plus des facteurs de paix qu’elles obéiront davantage aux règles du droit naturel, qu’elles s’inspireront de la charité, auront égard aux autres peuples et seront source d’entraide. » La seconde erreur concerne les principes qui font l’unité des deux parties. L’une rêve d’un « paradis terrestre » à partir de l’organisation sociale, l’autre (l’Europe) rêve aussi d’unité mais est gangrénée encore par le nationalisme.
Pour que « la coexistence actuelle rapproche de la paix l’humanité », il faut qu’elle soit une « coexistence dans la vérité », une vérité, chrétienne spécialement, « vécue, communiquée, appliquée dans tous les domaines de la vie », avec charité, souci de la justice et du bien-être général.
Si donc une représentation populaire et un gouvernement élus au suffrage libre, dans une nécessité extrême, avec les moyens légitimes de politique extérieure et intérieure, établissent des mesures de défense et exécutent les dispositions qu’ils jugent nécessaires, ils se comportent également d’une manière qui n’est pas immorale, en sorte qu’un citoyen catholique ne peut faire appel à sa propre conscience pour refuser de prêter les services et de remplir les devoirs fixés par la loi. En cela, Nous Nous sentons pleinement en harmonie de pensée avec Nos prédécesseurs Léon XIII et Benoît XV, lesquels n’ont jamais nié cette obligation, mais ont déploré profondément la course effrénée aux armements et les périls moraux de la vie dans les casernes, et indiqué comme remède efficace, ainsi que Nous le faisons, le désarmement général.
Il y a donc des cas et des moments dans la vie des nations, où seul le recours à des principes supérieurs peut établi nettement les limites entre le droit et le tort, entre le licite et l’immoral, et apaiser les consciences en face de graves résolutions. » (Message de Noël du 23 décembre 1956). Tous les mots de ce passage sont importants car ils montrent bien les limites du pouvoir de la conscience personnelle. On retrouve ici, dans le contexte d’une guerre défensive les règles de la guerre juste.
Puis, dans un autre article consacré précisément à « La guerre de 1939 et la conscience française » (Etudes, t. CCXL, p. 510), il précise : « chacun de nous, en présence d’un litige entre nations, doit s’efforcer de se faire juge ; et il doit être prêt en face de toute agression à devenir, au risque de sa vie et même de l’existence de sa nation, « agent de la paix ». »