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a. Pie IX

Pour bien mesurer l’évolution à laquelle nous allons assister, il n’est pas inutile de s’attarder un peu au pontificat de Pie IX⁠[1]. Ce souverain pontife peut être considéré comme le dernier représentant d’une espèce ambigüe voire contradictoire qui doit être au service du Prince de la paix mais qui, en tant que souverain temporel, est, bon gré, mal gré, entraîné sur les chemins de la guerre.

Au début du XIXe siècle, rappelons-nous, l’Italie est morcelée et la plupart de ces petits États, à part le Piémont, sont dominés ou contrôlés par la puissance autrichienne. Un peu partout des mouvements patriotiques rêvent, dans le secret et dans l’agitation, de se libérer de cette présence, d’en finir avec l’ancien régime et de réaliser l’unité de la péninsule.⁠[2]

Cette lutte contre l’Autriche est-elle juste ? Telle est la question qui se pose à la papauté. En mars 1848, Pie IX autorise des volontaires pontificaux à se joindre à l’armée du roi de Piémont Charles-Albert contre les Autrichiens⁠[3]. Fin avril, le pape se ravise, il se rend compte qu’il soutient des libéraux révolutionnaires contre des catholiques amis de l’ordre ! On ne peut assimiler la lutte contre l’Autriche à la lutte contre l’Islam ! En 1849, il explique qu’il ne peut participer à une guerre : « Nous, qui, tenant la place de Jésus-Christ sur cette terre, avons reçu de Dieu, auteur de la paix et ami de la charité, la mission d’embrasser dans une égale tendresse de Notre paternel amour tous les peuples, toutes les nations, toutes les races, de pourvoir de toutes Nos forces au salut de tous, et de ne jamais appeler les hommes au carnage et à la mort. »[4] De même, en 1859 au moment où de nouveau se déclare la guerre entre le Piémont et l’Autriche, Pie IX reste neutre : Victor-Emmanuel II et son ministre Cavour sont certes patriotes mais libéraux et quelque peu anticléricaux. Ils sont alliés à Napoléon III soutenu par l’Église et font face à un agresseur catholique ! Dans l’encyclique Cum sancta Mater[5], Pie IX qui a entendu « le cri sinistre de la guerre », souhaite que Jésus-Christ « fasse cesser les guerres dans toute l’étendue du monde, éclaire des rayons de sa grâce divine les esprits de hommes, remplisse leurs cœurs de l’amour de la paix chrétienne. »

Mais, en 1860, Pie IX abandonne son attitude pacifique. Les Piémontais soutiennent en secret l’insurrection républicaine menée par Garibaldi⁠[6] qui de nombreux États y compris les États pontificaux. Pie IX condamne cette politique qui cherche à dépouiller le Saint Siège « du pouvoir civil qu’il possède » et qui conseille « aux peuples une rébellion coupable contre les princes légitimes ». En vertu de quoi il excommunie et anathématise tous ceux qui de près ou de loin sont ou seront complices de ce crime.⁠[7] ; de même leurs commettants, fauteurs, aides, conseillers, adhérents, ou autres quelconques ayant procuré sous quelque prétexte et de quelque manière que ce soit l’exécution des choses susdites, ou les ayant exécutées par eux-mêmes, ont encouru l’excommunication majeure et autres censures et peines ecclésiastiques portées par les saints canons et les constitutions apostoliques, par les décrets des conciles généraux et notamment du saint concile de Trente, et au besoin nous les excommunions et anathématisons de nouveau. Nous les déclarons en même temps déchus de leurs privilèges, grâces et indults accordés, de quelque manière que ce soit, tant par nous que par nos prédécesseurs. Nous voulons qu’ils ne puissent être déliés ni absous de ces censures par personne autre que nous-même ou le Pontife romain alors existant, excepté à l’article de la mort, et en cas de convalescence ils retombent sous les censures ; nous les déclarons entièrement incapables de recevoir l’absolution jusqu’à ce qu’ils aient publiquement rétracté, révoqué, cassé et annulé tous leurs attentats, qu’ils aient pleinement et effectivement rétabli toutes choses dans leur ancien état, et qu’au ,préalable ils aient satisfait, par une pénitence proportionnée à leurs crimes, à l’Église, au Saint-Siège, et à nous. C’est pourquoi nous statuons et déclarons, par la teneur des présentes, que tous les coupables, ceux mêmes qui sont dignes d’une mention spéciale, et que leurs successeurs aux places qu’ils occupent ne pourront jamais, en vertu des présentes ni de quelque prétexte que ce soit, se croire exempts et dispensés de rétracter, révoquer, casser et annuler, par eux-mêmes, tous ces attentats, ni de satisfaire réellement et effectivement, au préalable et comme il convient, à l’Église, au Saint-Siège et à nous ; nous voulons au contraire que, pour le présent et pour l’avenir, ils y soient toujours obligés afin de pouvoir obtenir le bienfait de l’absolution. »
   Déjà en 1851 (22 août) dans la Lettre apostolique Ad Apostolicae, Pie IX avait condamné, entre autres, les thèses défendues par Jean-Népomucène Nuytz, dans des « livres pestilentiels », mettant en question le pouvoir temporel direct et indirect des papes. Il y reviendra encore dans sa lettre encyclique Quanto conficiamur du 10 août 1863. ] Pie IX n’en reste pas là. Farouchement attaché à garantir l’indépendance de l’Église par son pouvoir temporel, il demande le secours armé des princes catholiques.⁠[8]

Le 29 juillet 1860, dans une lettre aux évêques de Syrie, il met sur le même pied les « Turcs et d’autres nations barbares », les Piémontais et les révolutionnaires alliés : « Fasse le Dieu immortel, en la main duquel sont les cœurs des souverains, que les principaux princes chrétiens soient excités à réprimer les efforts des infidèles […]. Puissent enfin ces mêmes princes comprendre aussi quel grave, ou plutôt quel extrême danger menace toute société s’ils ne réunissent toutes leurs ressources et leurs forces pour dompter et briser aussi en Europe l’audace de ces hommes de perdition, de ces hommes saisis d’un nouvel accès de rage, qui n’un qu’un projet, qu’un but, celui d’éteindre dans les âmes tout sentiment religieux, d’anéantir tous les droits divins et humains. »[9]

Toujours en 1860, le 28 septembre, dans l’allocution Novos et Ante, Pie IX fait un peu écho aux éloges adressés, par exemple, par saint Bernard aux « nouveaux miliciens ». La guerre pour les États pontificaux est une guerre méritoire : les morts ont droit à une « mention honorifique […] pour l’éclatant exemple de foi, de dévouement envers Nous et ce Siège, qu’ils ont, en immortalisant leur nom, donné au monde chrétien ». Et le Saint Père ajoute : « Nous entretenons, en outre, l’espérance que tous ceux qui ont glorieusement succombé pour la cause de l’Église, obtiendront cette paix et cette béatitude éternelles, que Nous avons demandées et que Nous ne cesserons de demander au Dieu très-bon et très-grand. » Nouis ne sommes tout de même plus dans l’idéologie de la guerre sainte où le salut était promis. Ici le salut est espéré et demandé. La nuance est importante.

Pie IX condamne, dans ce même texte, le principe de « non-intervention » que les gouvernements catholiques allèguent. C’est un « funeste et pernicieux principe », une « pernicieuse absurdité »[10]. Et le pape de prendre la défense de ses troupes considérées par certains comme mercenaires : « Qui ne serait étonné de voir Notre gouvernement repris pour avoir enrôlé des étrangers dans Notre armée, quand tous savent qu’on ne peut jamais refuser à un gouvernement légitime le droit d’appeler des étrangers dans ses troupes. Assurément ce droit appartient à un titre plus spécial à Notre gouvernement, et celui du Saint-Siège, puisque le Pontife romain, père commun de tous les fidèles, ne peut pas ne point accueillir de grand coeur ceux qui, poussés d’un zèle religieux, veulent servir dans l’armée pontificale et concourir à la défense de l’Église. Et il faut remarquer ici que ce concours de catholiques étrangers est dû à la perversité de ceux qui ont attaqué le pouvoir civil du Saint-Siège. […] C’est avec une singulière malignité que le gouvernement piémontais ne craint pas de flétrir calomnieusement Nos soldats du nom de mercenaires, Nos soldats dont un grand nombre, nationaux ou étrangers, issus de noble race et brillants d’un nom illustre, ont voulu servir dans Nos troupes, sans solde, et par unique amour pour la religion. Le gouvernement piémontais n’ignore pas de quelle fidélité incorruptible était Notre armée, lui qui sait l’inutilité des manœuvres perfides employées pour corrompre Nos soldats ». Favorisant la rébellion, détruisant le droit, le gouvernement piémontais « ouvre ainsi une issue au fatal Communisme. »

Le 20 décembre 1860⁠[11], Pie IX fait l’éloge de ses troupes et des parents qui envoient leurs enfants à la guerre et « se glorifient et se réjouissent de leur sang versé pour cette cause » : « De presque tous les pays un grand nombre d’hommes, dont plusieurs sont issus des plus nobles races, accourent à l’envi dans cette ville pour la cause de la religion ; et, abandonnant leur propre famille, leurs femmes, leurs enfants, méprisant les fatigues et les périls, ils n’hésitent pas à s’enrôler dans notre milice et à donner leur vie pour l’Église, pour nous, pour la défense de notre principat civil et de la souveraineté du Saint-Siège […]. Vous n’ignorez pas surtout, vénérables frères, de quelle fidélité ont fait preuve nos soldats, assurément dignes de tout éloge, avec quel courage ils ont résisté à des hordes de scélérats, avec quelle gloire ils sont morts pour l’Église sur le champ de bataille. »

Ces sacrifices ne serviront à rien. En 1870, les Romains par un plébiscite votèrent leur rattachement au royaume d’Italie⁠[12]. Comme le fait remarquer Georges Minois, si le « Dieu des armées » a abandonné le chef de l’Église, c’est parce qu’il n’est pas le « dieu des armées ». Le pape vient de s’en rendre compte et l’expression « dieu des armées » disparaît en 1870 du vocabulaire pontifical.⁠[13] Plus un pape ne prêchera la mobilisation.⁠[14]


1. Pape de 1846 à 1878.
2. C’est le mouvement du « risorgimento » (résurrection) qui aboutira à l’unification de l’Italie.
3. Le général Durando (1807-1894) qui commande la troupe pontificale reprend dans une déclaration les termes d’Urbain II en 1095 et déclare sainte la guerre qu’il entreprend : « Le saint pontife a béni vos épées qui, unies à celles de Charles-Albert, doivent concourir à l’extermination des ennemis de Dieu et de l’Italie, de ceux qui outragèrent Pie IX, qui assassinèrent nos frères lombards et qui, par leurs iniquités, se placèrent hors de toute loi. Une telle guerre de civilisation contre la barbarie est donc, pour ces raisons, non pas seulement une guerre nationale , mais encore une guerre hautement chrétienne. Soldats, j’ai donc décidé que vous y participeriez en portant la croix du Christ sur vos uniformes […]. Avec elle et par elle nous serons vainqueurs. Que notre cri de guerre soit : Dieu le veut ! » (Cité par MINOIS Georges, L’Église et la guerre, De la Bible à l’ère atomique, Fayard, 1994, p. 363.)
4. Cité par MINOIS Georges, id..
5. 27 avril 1859.
6. Giuseppe Garibaldi 1807-1882.
7. Lettre apostolique Cum catholica Ecclesia, 26 mars 1860. « Nous déclarons que tous ceux qui ont pris part à la rébellion, à l’usurpation, à l’occupation et à l’invasion criminelle des provinces susdites, de nos États, et aux actes de même nature […
8. Dans Ad Apostolicae Sedis, 22-8-1851, Pie IX avait condamné cette proposition : « L’Église n’a pas le droit d’employer la force ; elle n’a aucun pouvoir temporel direct ou indirect ». Cette condamnation sera reprise dans le Syllabus (Proposition 24, 8-12-1864).
9. Cité par MINOIS G., op. cit., p. 366. A plusieurs reprises (Encyclique Qui pluribus, 9 nov. 1846 ; Allocution Quisque vestrum, 4 octobre 1847 ; Encyclique Nostis et Nobiscum, 8 déc. 1849 ; Lettre Apostolique Cum catholica Ecclesia, 26 mars 1860) et finalement dans le Syllabus (Proposition 63), Pie IX condamna l’idée qu’« Il est permis de refuser l’obéissance aux princes légitimes et même de se révolter contre eux ». Toutefois le 27 avril 1864, il apporte son soutien aux insurgés polonais en déclarant : « Le sang des faibles et des innocents crie vengeance devant le trône de l’Eternel contre ceux qui le répandent. Pauvre Pologne ! J’aurais voulu ne pas parler avant le prochain consistoire ; mais je craindrais, en gardant plus longtemps le silence, d’attirer sur moi la punition céleste annoncée par les prophètes à ceux qui laissent commettre l’iniquité…​. Ce potentat, dont l’immense empire s’étend jusqu’au pôle, persécute et tue ses sujets catholiques, et par sa cruauté féroce, les a poussés à l’insurrection. Sous prétexte de réprimer cette insurrection, il extirpe le catholicisme, il déporte des populations entières dans des contrées glaciales oh elles se voient privées de tout secours religieux. Il arrache les prêtres à leurs troupeaux, il les exile, il les condamne aux travaux forcés ou à d’autres peines infamantes. Heureux ceux qui ont pu fuir et qui maintenant errent sur une terre étrangère ! Et que personne ne dise qu’en Nous élevant contre de tels attentats, Nous fomentons la révolution européenne. Nous savons distinguer entre la révolution socialiste et les droits légitimes d’une nation qui lutte pour son indépendance et sa foi religieuse. Nous déclarons…​. que Nous donnons Notre bénédiction apostolique à tous ceux qui, dans la journée d’aujourd’hui, auront prié pour la Pologne. Prions tous pour elle ! »
10. Le pape condamnera de nouveau ce principe dans le Syllabus (Proposition 62).
11. Allocution consistoriale.
12. Par 130.000 voix contre 1500. Pie XI condamnera le suffrage universel : " Je bénis tous ceux qui coopèrent à la résurrection de là France. Je les bénis dans le but (laissez-moi vous le dire) de les voir s’occuper d’une œuvre bien difficile mais bien nécessaire, celle qui consiste à faire disparaître ou à diminuer une plaie horrible qui afflige la société contemporaine, et qu’on appelle le suffrage universel. Remettre la décision des questions les plus graves aux foules nécessairement inintelligentes et passionnées, n’est-ce pas se livrer au hasard et courir volontairement à l’abîme ? Oui, le suffrage universel mériterait plutôt le nom de folie universelle, et, quand, les sociétés secrètes s’en emparent, comme il arrive trop souvent, celui de mensonge universel. » (Discours aux pèlerins français, 5 mai 1874).
13. Op. cit., p. 368.
14. Il semblerait que lors du Concile Vatican I (1869-1870) il y eut diverses tentatives pour que les évêques condamnent la guerre moderne. Non seulement l’Italie vivait dans l’agitation mais la guerre de Sécession (1861-1865) s’était terminée quatre ans auparavant faisant 620.000 morts et plus de 400.000 blessés. (Cf. CHRISTIANSEN Drew, Un pape non-violent dans une époque de terreur, Ceras-revue Projet n° 288, septembre 2005 (disponible sur www.ceras-projet.com/index.php?id=1177).