Nous allons le voir en nous attardant à la première guerre mondiale qui
s’inscrit bien dans cette culture nationaliste ou
ultra-patriotique où, il faut bien le
reconnaître, les chrétiens eux-mêmes vont oublier l’exigence de paix,
gagnés par la violence ambiante, justifiée voire exaltée.
Le nationalisme ou simplement la loyauté citoyenne va l’emporter sur le
sentiment catholique, sur l’idéal de paix qui imprègne tout l’Évangile.
La guerre de 14-18 est une guerre paradoxale où chaque
protagoniste a l’impression de combattre pour un monde nouveau où, plus
jamais, il n’y aura de guerre. C’est, selon l’expression de l’époque, la
« der des der ». Au cœur même de
cette guerre atroce persiste le sentiment mystique que l’humanité va
détruire définitivement les forces du mal. En réalité, cette guerre
apparemment terminée, engendrera de nouvelles horreurs. En effet, « les
grandes attentes de la guerre, déçues faute de cette parousie du monde
meilleur promis pour l’après-guerre, ont été récupérées par les
différentes formes de totalitarisme »
En attendant, dès avant la guerre, comme pendant la guerre et même
encore parfois après la guerre, bien des chrétiens et des catholiques
des deux camps vont témoigner dans ce sens.
Rappelons tout d’abord, que selon les historiens, « les responsabilités
dans le déclenchement de la tragédie apparaissent aujourd’hui très
partagées »
Voyons tout d’abord ce qui se dit et se fait dans le camp allemand.
Il faut savoir que
depuis 1871, depuis la fondation de l’État-nation allemand, l’identité
nationale et l’identité protestante ont tendance à se
confondre. Selon
une interprétation luthérienne de Rm 13, 1-7, le souverain est chef
suprême de l’Église et en fonction du sacerdoce universel de tous les
croyants, laïcs et pasteurs sont égaux dans la mission
évangélique. En 1914, selon la loi, et au contraire de leurs homologues
catholiques, les étudiants en théologie, théologiens, et professeurs
protestants non ordonnés, sont mobilisables et les pasteurs le sont
aussi si les autorités ecclésiastiques estiment que leur présence n’est
pas indispensables dans leurs paroisses. Mais le service armé au front
leur est interdit. Cette restriction va susciter un vaste mouvement de
contestation parmi les pasteurs, le patriotisme l’emportant sur les
exigences non-violentes de l’Évangile. Après moult résistances,
les autorités civiles et ecclésiastiques laisseront le choix à la
conscience de chacun.
De son côté, le parti catholique appelé Le Centre considère la
politique impériale comme légitime aussi bien vis-à-vis des budgets de
guerre que de la déclaration de guerre. Et, même après la défaite, le
député centriste et membre de l’Association populaire pour l’Allemagne
catholique, Carl Bachem,
écrira : « Si jamais guerre fut juste, ce fut le cas de la guerre
mondiale en ce qui concerne l’Allemagne et l’Autriche qui menèrent, au
sens véritable du mot, une guerre défensive. (…) L’Allemagne ne
combattait pas seulement pour son honneur, son patrimoine et sa position
dans le monde, elle luttait aussi pour l’idée morale de l’ordre étatique
en Europe, pour la justice dans la vie internationale et pour l’égalité
des droits des peuples. C’était là la conviction humaine du parti du
Centre. »
Dans sa première lettre pastorale de Carême de guerre en 1915, le
cardinal F. von Hartmann, archevêque de Cologne, écrit : « L’appel de
notre empereur, cet appel par lequel il appela son peuple à un combat
contre un monde d’ennemis, à un combat qu’il entreprit la conscience
pure, certain de la justice de notre cause, cet appel a été, pour nous
tous, un appel de la divine Providence, appel à marcher pour la vérité,
le droit et la liberté, mais aussi un appel à nous convertir des voies
du péché à Dieu, le Seigneur. Oui, il y a un puissant élan vers Dieu
dans tous les cœurs allemands. Nos soldats sont allés au combat
sanglant : avec Dieu, pour le roi et la patrie. Avec Dieu, dans le
combat auquel nous avons été contraints pour l’avenir et la liberté de
notre terre natale bien-aimée ; avec Dieu, dans la guerre pour les biens
sacrés du christianisme et de sa culture bienfaisante. Et combien
d’exploits n’ont-ils pas déjà pas accomplis par la grâce de Dieu - sous
la conduite de leur glorieux chef, l’empereur, et des princes allemands
- exploits qui resplendiront dans les âges futurs. »
La haine devient vertu ! L’écrivain allemand, Will
Vesper, écrit cette prière : « Car cette haine
Seigneur Jésus Est le fruit du plus grand amour Ma patrie en profonde
détresse Ma haine suivra tous les ennemis jusqu’à leur
mort. »
En face, ’évêque de Londres Arthur
Winnington-Ingram déclare : « Que ceux qui aiment
la liberté et l’honneur, que tous ceux qui font passer leurs principes
avant la facilité et la vie elle-même se réunissent en une grande
croisade pour tuer des Allemands. Pas pour le plaisir de les tuer, mais
pour sauver le monde ; tuer les jeunes et les vieux, tuer ceux qui ont
montré quelque charité envers nos blessés autant que les ordures qui ont
crucifié le sergent canadien, qui ont supervisé les massacres des
Arméniens, qui ont coulé le Lusitania, qui ont utilisé des mitrailleuses
contre les civils d’[Aarschot] et Louvain, les tuer, sinon la
civilisation et le monde seront eux-mêmes tués. »
Mais examinons de plus près l’attitude des catholiques français.
A la veille de la guerre 14-18, Albert de Mun, un
des précurseurs du catholicisme social en France, affirme : « Oui la
guerre est horrible, source de larmes et de douleurs, féconde cependant,
source aussi de grandeur et de prospérité. C’est l’histoire du monde et
la leçon des siècles. Il y a pour les nations, comme pour les hommes,
des épreuves nécessaires à leur force. » Idéalisée, la guerre devient une « école
de vertu et de sacrifices » Après l’appel du 1er août 1917 du pape Benoît XV à la paix, sur
lequel nous reviendrons, l’illustre Père
Sertillanges.], dans l’Église de la Madeleine, en présence de
l’archevêque de Paris et des grands corps de l’État (en présence d’une
notable partie de l’épiscopat dit Comblin)
s’écrie : « Très Saint Père, nous ne pouvons pas pour l’instant retenir
vos paroles de paix… Nos ennemis sont demeurés puissants ; l’invasion ne
les a pas touchés ; vos solennelles réprobations ne les ont pas fait
renoncer aux principes antichrétiens qui les ont guidés. A moins de
miracle qu’on peut implorer, mais non garantir, ce qui arriverait
demain, c’est que le crime international avorté serait repris. Dès lors,
nous ne pouvons croire à une paix de conciliation. Nous nous sentons
dans la nécessité d’amener, si nous le pouvons, notre ennemi à connaître
l’angoisse, seule leçon qu’il paraisse en état de goûter. Nous le
vaincrons… Nous nous sentons une mission imitée de la vôtre, ô vous que
travaille et guide l’Esprit universel. Vous avez dit : Utinam renoventur
gesta Dei per Francos… C’est fait, Très Saint Père. Telle est notre
œuvre actuelle, telle est sa signification, telle est notre espoir…
Notre paix ne sera donc pas une paix conciliante. Ce ne sera pas la paix
des diplomates, ni la paix de Stokholm… ce ne sera même - et nous le
regrettons de toute notre âme - la paix par une paternité s’élançant
entre les deux camps : ce sera la paix par la guerre âpre et menée
jusqu’au terme, la paix de la puissance juste brisant la violence, la
paix du soldat ». Et toujours en ce Noël 17, le Bulletin religieux de
l’archidiocèse de Rouen répond au pape en précisant que dans la formule
« Et in terra pax… », la paix dont il s’agit ne consiste pas « à
tendre la main à nos ennemis, à demander une suspension des armes… Notre
volonté est absolue de tenir jusqu’à la victoire finale » parce que
« les alliés ne se battent ni pour la prédominance ni pour l’orgueil,
ni par vengeance, ni par haine. Ils font la guerre à la guerre ». Et
le texte, non sans audace, se termine en affirmant que cette
« mentalité de paix », telle qu’elle vient d’être définie, est
conforme au souhait du pape !
Comme nous le disions plus haut, c’est toute l’intelligentsia catholique
qui, depuis des décennies, alimente nationalisme, esprit de revanche et
haine. L’écrivain français Joseph Péricard adresse
cette prière : « Notre Père qui êtes aux cieux, élargissez mon cœur
afin qu’il puisse contenir plus de haine. »
Une mystique du métier des armes s’exprime dans l’œuvre des plus grands
écrivains catholiques comme Charles Péguy,
Paul Claudel, Jacques Maritain, Paul Bourget. Même
Pierre Teilhard de Chardin écrit à l’époque : « J’aimerais cent fois
mieux lancer des grenades ou servir une mitrailleuse que d’être ainsi en
surnombre. »
Mais l’écrivain le plus représentatif de ce courant est
incontestablement Ernest Psichari. Non seulement
son œuvre
est significative mais aussi sa mort dans la mesure où
elle va susciter une sorte de culte notamment parmi ses pairs en
littérature.
Il faut tout d’abord savoir que Psichari a été marqué par une tradition
religieuse et philosophique contre-révolutionnaire dont les deux
principaux représentants sont Joseph de Maistre et Blanc de
Saint-Bonnet.
A propos de la guerre, Joseph de Maistre rappelle que la guerre a changé de nature : « L’esprit
divin qui s’était particulièrement reposé sur l’Europe adoucissait
jusqu’aux fléaux de la justice éternelle, et la guerre européenne
marquera toujours dans les annales de l’univers. On se tuait sans doute,
on brûlait, on ravageait, on commettait même, si vous voulez, mille et
mille crimes inutiles, mais cependant on commençait la guerre au mois de
mai ; on la terminait au mois de décembre ; on dormait sous la toile ;
le soldat seul combattait le soldat. Jamais les nations n’étaient en
guerre, et tout ce qui est faible était sacré à travers les scènes
lugubres de ce fléau dévastateur.
C’était cependant un magnifique spectacle que celui de voir tous les
souverains d’Europe, retenus par je ne sais quelle modération
impérieuse, ne demander jamais à leurs peuples, même dans le moment d’un
grand péril, tout ce qu’il était possible d’en obtenir : ils se
servaient doucement de l’homme et tous, conduits par une force
invisible, évitaient de frapper sur la souveraineté ennemie aucun de ces
coups qui peuvent rejaillir : gloire, honneur, louange éternelle à la
loi d’amour proclamée sans cesse au centre de ’Europe ! Aucune nation ne
triomphait de l’autre ; la guerre antique n’existait plus que dans les
livres ou les peuples assis à l’ombre de la mort ; une province, une
ville, souvent même quelques villages, terminaient, en changeant de
maître, des guerres acharnées. Les égards mutuels, la politesse la plus
recherchée, savaient se montrer au milieu du fracas des armes. La bombe,
dans les airs, évitait le palais des rois ; des danses des spectacles,
servaient plus d’u ne fois d’intermèdes aux combats. L’officier ennemi
invité à ces fêtes venait y parler en riant de la bataille qu’on devait
donner le lendemain ; et, dans les horreurs mêmes de la plus sanglante
mêlée, l’oreille du mourant pouvait entendre l’accent de la pitié et les
formules de la courtoisie. Au premier signal des combats, de vastes
hôpitaux s’élevaient de toutes parts : la médecine, la chirurgie, la
pharmacie, amenaient leurs nombreux adeptes ; au milieu d’eux s’élevait
le génie de saint Jean de Dieu, de saint Vincent de Paul, plus grand,
plus fort que l’homme, constant comme la foi, actif comme l’espérance.
Toutes les victimes vivantes étaient recueillies, traitées,
consolées ; toute plaie était touchée de la main de la science et par
celle de la charité ! Vous parliez tout à l’heure, monsieur le
chevalier, des légions d’athées qui ont obtenu des succès prodigieux :
je crois que si l’on pouvait enrégimenter des tigres, nous verrions
encore de plus grandes merveilles ; jamais le christianisme, si vous y
regardez de près, ne vous paraîtra plus sublime, plus digne de dieu, et
plus fait pour l’homme qu’à la guerre. Quand vous dites, au reste,
légions d’athées, vous n’entendez pas cela à la lettre ; mais supposez
ces légions aussi mauvaises qu’elles peuvent l’être, savez-vous comment
on pourrait les combattre avec le plus d’avantage ? ce serait en leur
opposant le principe diamétralement contraire à celui qui les aurait
constituées. Soyez bien sûrs que des légions d’athées ne tiendraient pas
contre des légions fulminantes. »
La guerre est une folie incompréhensible d’un point de vue humain, tout
à fait contraire à la nature de l’homme et paradoxale : le bourreau qui
punit des coupables est honni alors que le soldat qui tue des innocents
est admiré ! Même le doux aime la guerre et celui qui répugne à tuer un
animal, « fait avec enthousiasme ce qu’il a en
horreur »
Comment expliquer cette « horrible énigme » ? sinon
par le caractère divin de la guerre : « les fonctions du soldat sont
terribles ; mais il faut qu’elles tiennent à une grande loi du monde
spirituel, et l’on ne doit pas s’étonner que toutes les nations de
l’univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose encore
de plus particulièrement divin que dans les autres ; croyez que ce n’est
pas sans une grande et profonde raison que le titre de Dieu des Armées
brille à toutes les pages de l’Écriture Sainte. Coupables mortels, et
malheureux, parce que nous sommes coupables ! c’est nous qui rendons
nécessaires tous les maux physiques, mais surtout la guerre. Les hommes
s’en prennent ordinairement aux souverains, et rien n’est plus naturel.
Horace disait en se jouant : « Du délire des rois les peuples sont
punis. » Mais J.-B. Rousseau a dit avec plus de gravité et de véritable
philosophie :
« C’est le courroux des rois qui fait armer la terre, »
« C’est le courroux du ciel qui fait armer les
rois. » »
La guerre n’est qu’une manifestation de la violence universelle, du
« carnage permanent » qui implique végétaux, animaux et humains. « La guerre est donc
divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde », divine parce qu’elle échappe à toute raison et, pour une part,
à la volonté des hommes. Et donc, « qui
pourrait douter que la mort trouvée dans les combats n’ait de grands
privilèges ? » L’auteur renchérit :
« …combien ceux qu’on regarde comme les auteurs immédiats des guerres
sont entraînés eux-mêmes par les circonstances ! Au moment précis amené
par les hommes et prescrit par la justice, Dieu s’avance pour venger
l’iniquité que les habitants du monde ont commise contre lui. »
« …nulle part la main divine ne se fait
sentir plus vivement à l’homme : on dirait que c’est un département (…)
dont la Providence s’est réservé la direction, et dans lequel elle ne
laisse agir l’homme que d’une manière à peu près mécanique, puisque les
succès y dépendent presque entièrement de ce qui dépend le moins de
lui. » « …rien dans ce monde ne dépend plus
immédiatement de Dieu que la guerre ; (…) il a restreint sur cet
article le pouvoir naturel de l’homme et (…) il aime à s’appeler le
Dieu de la guerre (…). »
L’affirmation de la divinité de la guerre se retrouve chez Blanc de
Saint-Bonnet qui doit d’ailleurs beaucoup à Joseph
de Maistre. Dans son livre La douleur,
Blanc de Saint-Bonnet cite le passage de l’Oreste d’Euripide, où Apollon
déclare : « Il ne faut pas s’en prendre à Hélène de la guerre de
Troie ; la beauté de cette femme ne fut que le moyen dont les dieux se
servirent pour faire couler le sang qui devait purifier la terre, alors
souillé par le débordement de tous les crimes. » (v. 1639 et
svts). Même si l’on traduit
« les dieux ont voulu que la perfection de sa beauté mît aux prises les
Grecs et les Phrygiens et causât tant de trépas, pour purger la terre du
trop-plein de cette humanité qui pullulait insolemment », l’idée que
retient Blanc de Saint-Bonnet est que la guerre est voulue par Dieu pour
punir les hommes de leurs fautes. Elle est même « divine parce que,
ouvrant carrière au sacrifice, elle forme pour Dieu une foule d’âmes
parfaites dans le peuple. ». En effet,
« la douleur produit des héros, parce qu’elle ramène de ses mystérieux
champs de bataille des âmes fermes et généreuses. Personne n’est entré
plus avant dans l’amour que celui qui a vu plusieurs fois la mort, en
ces heures solennelles où le moi apporte son abdication. Par une action
intérieure, la douleur produit le même effet dans notre âme. Elle tient
ainsi secrètement une école d’héroïsme. Il n’y a rien de bon au monde
comme les saints et les vieux soldats. » Et en note, il précise : « Le
soldat suit la ligne d’éducation du saint. La guerre entreprend et la
sainteté accomplit l’école du sacrifice. Toutes deux firent naître en
l’homme la soif sacrée de la mort. Le christianisme fit jaillir des
légions de martyrs du sein des familles patriciennes et guerrières de
Rome. » Et de citer Joseph de Maistre (sans référence) : « Un
phénomène remarquable, c’est que le métier de la guerre ne tend jamais à
dégrader ni à rendre féroce celui qui l’exerce ; il tend à le
perfectionner. L’homme le plus honnête est ordinairement un militaire
honnête. Dans le commerce de la vie, les militaires sont plus aimables,
plus faciles et plus obligeants que les autres hommes. Au milieu du sang
qu’il fait couler, le guerrier est humain, comme l’épouse est chaste
dans les transports de l’amour. Le soldat est si noble qu’il ennoblit ce
qu’il y a de plus ignoble, en exerçant sans s’avilir les fonctions de
l’exécuteur. ». « Pourquoi une sainte
amnistie s’élève-t-elle des champs de bataille ? Pourquoi Dieu a-t-il
permis la guerre aussi longtemps parmi les hommes ? Pourquoi à cet être
qui vit, est-il toujours noble, toujours saint, oui, toujours glorieux
et divin de mourir ? - Pourquoi ? Parce que dans la guerre, l’homme se
sacrifie. Et là il trouve le moyen de faire comme un peuple de
demi-martyrs de ceux qui, par eux-mêmes, ne courraient point au
sacrifice. »
Le sacrifice du soldat au combat est sanctificateur parce que la guerre
est divine et surtout quand cette guerre est une guerre de la
chrétienté. Ce caractère est accentué dans l’œuvre de Psichari.
Bien qu’Alfred de Vigny ait écrit qu’« il n’est
point vrai que la guerre soit divine ; il n’est point vrai que la terre
soit avide de sang. La guerre est maudite de Dieu et des hommes qui la
font et qui ont d’elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel
que pour lui demander l’eau fraîche et la rosée pure de ses nuées »
, Psichari a été très
marqué par une autre affirmation du célèbre poète : « Les régiments
sont des couvents d’hommes, mais des couvents nomades ; partout ils
portent leurs usages empreints de gravité, de silence, de retenue et
cette scrupuleuse exactitude à remplir le vœu sévère de
l’obéissance. ». Non seulement le vœu de
l’obéissance mais aussi celui de pauvreté. On en retrouvera l’écho dans
L’Appel des armes : « La servitude militaire existe, comme existe la
servitude du prêtre (…). Mais il n’y a de libres au monde que ces
esclaves. »
« Nous sommes de ceux qui rêvent de se soumettre pour être libres. Et
quel maître ne faut-il pas maintenant ? C’est le maître du Ciel et de la
terre que nous appelons. »
En effet, Psichari lie étroitement l’armée et la foi : « Il me semblait
qu’une bataille de prêtres devait être la plus haute émotion humaine.
(…) La passion guerrière nous fait désirer de nouvelles richesses
spirituelles. » Et la foi, la foi catholique,
est elle-même liée à la patrie : « Comment ne pas voir que cette terre
est bénie entre toutes, qu’elle est et restera toujours la terre de
l’humble fidélité, et que c’est elle que Dieu a choisie quand il veut
que quelque chose de grand s’accomplisse ici-bas ? »
Dans un premier temps, dans L’Appel des armes, la vie militaire
apparaît à Psichari comme une religion qui l’aide à se structurer
moralement mais après sa conversion au catholicisme, la guerre va l’amener à
reconsidérer le métier de soldat. La mort apparaît comme un moyen de
purifier le pays par le sacrifice de sa vie : « notre mission sur la
terre est de racheter la France par le sang ». « Il me semble que nous
sommes ramenés à la pensée de la mort, de la mort glorieuse du chrétien,
car, ce jour-là, le ciel aussi est en joie. Que cela doit être beau, et
quel bonheur de pouvoir y penser dès maintenant, malgré le poids
effrayant de notre misère humaine. »
La guerre devient un acte religieux. Il faut, dit-il, « Aller à cette
guerre comme à une croisade, parce que je sens qu’il s’agit de défendre
les deux grandes causes à quoi j’ai voué ma vie. »
Et quelques jours avant sa mort, le 9-8-1914, il écrit à sa mère :
« Nous avons hâte de voir le jour tant désiré où nous pourrons tirer
sur les Allemands (…). Nous avons tous le ferme espoir de revenir avec
l’Alsace-Lorraine dans nos deux mains. Ce que nous voyons est
inoubliable et magnifique. Et ce que nous allons voir sera plus beau
encore. »
On peut donc dire que : Psichari « considère que l’armée est un
instrument divin, aux ordres de Dieu, dont la mission est de racheter la
France, de faire barrage à la barbarie spirituelle germanique, de
renouveler le sacrifice de Jésus. » Il a eu « le temps de vivre la
guerre comme un acte de piété et de purification, où il retrouvait, à sa
façon, les vertus essentielles du christianisme - le sacrifice, le culte
des morts, la dévotion, le sens de la mission, l’expiation, le
pardon… ».
Dans la Préface qu’il écrit pour Le voyage du Centurion, en 1922, Paul
Bourget confirme que « le romancier revendique le
droit d’associer l’Évangile et l’épée, en vertu d’un texte qui prouve
qu’il peut, qu’il doit y avoir ! une doctrine chrétienne de la
guerre. Le Christ qui a dit au riche : « Quittez vos richesses », ne
dis pas au Centurion : « Quittez votre service. » » (p. V). Et dans le
cadre de l’Afrique du Nord où se déroule le roman, le soldat est
missionnaire car « la France, en présence de l’Afrique, c’est l’Église
en présence de l’Islam, la Croix dressée en face du Croissant. » (XXI)
« Il a la charge d’imposer la France partout où il passe. » p. 167. La
France ou la vraie foi, c’est tout un. Dans cet esprit, la guerre contre
l’Allemagne prend aussi valeur religieuse : « Le centurion du Voyage
n’a fait que démêler en lui plutôt le Croisé préfiguré dans tous ceux
qui portent l’uniforme de la France. Chez les uns, il apparaît conscient
comme chez lui. Les autres ignoreront jusqu’à la fin ce caractère
mystique de leur propre action. Le Croisé est vivant dans tous. Il
explique pourquoi la guerre comprise à l’allemande nous cause une
horreur qui nous révolte dans nos fibres les plus secrètes. C’est que
nous sommes les soldats de la chrétienté, et que nous avons devant nous
les soldats d’Odin. » (XXII-XXIII). Jacques Maritain avait déjà fait
cette analyse en 1915 et en des termes plus radicaux : « Loin de
condamner l’Allemagne du mensonge et des massacres (…), Luther la
justifie et, d’avance, la lave de ses crimes » les soldats ont « la
certitude qu’ils se battent dans le camp de la civilisation contre celui
de la barbarie, dans le camp du Christ contre celui du
diable. »
Dans cet esprit, la mort du soldat Psichari le fait apparaître comme
saint aux yeux de nombre d’écrivains. Ainsi, Barrès : « Péguy, mort. Son
ami Tharaud écrit : « Nous avons perdu un saint ». Ernest Psichari,
mort. ? Je dis : il y avait en lui autre chose que ce qui fait un
artiste. Il y avait la matière d’un saint. » De même, Claudel écrira : « Psichari a vécu comme un héros, il
est mort comme un martyr, il est un de ceux dont le noble sang a sauvé
et racheté le pays. »
Claudel va encore plus loin dans un poème sur la mort de Psichari, où il
associe le sang du Christ au sang du soldat:
« Il y a ce grand coup en plein cœur, d’où jaillit de toutes parts le
témoignage et la gloire et merci ! L’absolution !
Il y a ce sang généreux qu’il propine à toute la France
Ce sang pour que la terre natale l’absorbe et le médite en silence
Le sang qui s’est ouvert un passage à travers le corps déchiqueté,
(Béni soit le ventre qui t’a conçu et le sang qui t’a allaité)
Il y a cette grande confession rouge ainsi qu’un fleuve spirituel
Et ce sang qui sur l’autel chaque matin se mélange au sang d’Abel ! ».
Ailleurs encore, l’auteur de L’annonce faite à Marie fait dire à un de
ses personnages : « Je vois le petit-fils de Renan. Que fait-il ? Il est par terre les bras en
croix, avec le cœur arraché et sa figure est comme celle d’un ange. Il a
le signe sur lui du troupeau de saint Dominique. Tu vois son corps, mais
son âme, dis-nous, où est)-elle ? Saint Dominique l’enveloppe dans son
grand manteau avec les autres tondus ».
Le poète Pierre de Nolhac n’est pas en reste, dès
1915 il consacre un poème à la mort de Psichari:
« Sur la pièce où le frappe un obus du Germain
Fils de l’Esprit, il tombe esquissant de la main
Le signe de la foi qui libère et qui lave. »
Et Jacques Maritain, de nouveau, convaincu que « la pénitence est
prescrite dans l’Évangile et [que] les guerres sont des
châtiments. », écrira encore que Psichari « était un
soldat chrétien, un chevalier de l’ancienne France. Il n’avait rien d’un
romantique (…). Il était bien le frère du centurion de
l’Évangile ».
Face à ces prises de position bellicistes et à ces louanges, face à
cette conviction partagée par les croyants, les incroyants et même par
des pacifistes que cette guerre est « une lutte pour la civilisation
contre la barbarie » et qu’elle « débouchera sur un temps de renouveau
et de paix », rares sont les voix qui s’élèvent contre l’appel
aux armes.
Le philosophe Michel Alexandre écrit fin
1916, début 1917: « Le fleuve de sang inonde la terre, vient battre nos
maisons, les éclabousse toujours plus haut à mesure que le massacre
ajoute victime à victime (…) Fait-il les voir inondés du sang de la
croix, comme la mère du Christ, comme ses apôtres, martyrs de la patrie,
au cœur percé des sept glaives de la douleur surhumaine. (…)
Avons-nous accepté le marché du diable, la mort pour la mort ? Que mon
fils, mon mari, mon frère, meure pour assurer, acheter, la mort de
l’ennemi exécré. (…) « Caïn, Caïn qu’as-tu fait de ton
frère ? » »
L’écrivain Romain Rolland écrit:
« (…) Le tragique de notre situation c’est que nous ne sommes qu’une
poignée d’âmes libres, séparées du gros de notre armée, de nos peuples
prisonniers et enterrés vivants au fon de leur tranchée. Il faudrait
pouvoir leur parler et nous ne le pouvons pas (…) Le pourrions-nous
que nous n’oserions pas leur dire tout ce que nous pensons, au risque de
diminuer leurs forces pour la lutte, de ne pouvoir les délivrer. Ce
serait une cruauté de plus. J’en connais tant qui se cramponnent à une
foi qu’ils n’ont plus et qui ferment les yeux, pour aller jusqu’au bout
de leur tâche. (…) Que pouvons-nous faire ? (…) Aujourd’hui comme
hier, demain comme aujourd’hui, sauver dans nos cœurs fidèles la
justice, l’amour, la pitié fraternelle, la paix intérieure - les plus
purs trésors de l’humanité. Et, d’une nation à l’autre tâchons de nous
connaître, tâchons de nous unir. Tâchons de former ensemble au milieu du
déluge une de ces îles sacrées, comme aux jours les plus sombres du
premier moyen âge un couvent de St Gall offrait son refuge contre les
flots montants de la barbarie universelle. (…) Et quand la tempête
sera finie nous rendrons aux peuples brisés leurs dieux que nous aurons
sauvés. (…) Je m’offre autant que je le puis pour rapprocher vos mains
de celles qui vous cherchent dans la nuit. (…) »
On se rappellera aussi, dans la mouvance socialiste, l’opposition
farouche du député Jean Jaurès aux velléités de
guerre. Le 3 juillet 1914, il est assassiné par un étudiant
nationaliste. La gauche y compris nombre de
socialistes se rallia alors à l’Union sacrée qui cherchait à rassembler
tous les partis au moment du déclenchement de la guerre.
Moins connu, l’abbé Arthur Mugnier, ami des
écrivains, au nom de sa foi, s’insurge : « Folies que ces avances et
ces reculs [sur le front]. Oui il faudrait faire la paix. Et on ne
veut pas la faire… Et on préfère la mort de milliers de Français. Mort
stérile ! On tue des Français pour la France. On se tue au nom de
Dieu »
Sur le plan intellectuel, notons l’œuvre et l’action d’Alfred
Vanderpol qui se présente comme un pacifiste
catholique nourri de toute la tradition scolastique et traducteur de
Vitoria. Dès 1910 il milita en faveur de la paix, au sein
de ce qui deviendra la Ligue des catholiques français pour la paix. De
1906 à 1913, il multiplia les conférences à travers la France et suscita
la création de ligues semblables en Suisse, en Belgique, en Espagne et
en Angleterre. En 1911, il jeta à Bruxelles les bases d’une Ligue
internationale des catholiques et, en 1915, il collabora à la création
d’un institut appelé Union dont le siège était à Louvain, et qui avait
pour mission de restaurer les bases d’un véritable droit international.
Après la deuxième réunion, en 1913, la guerre vint balayer tous ces
efforts.