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B. L’héritage judéo-chrétien

⁢Introduction

« Sans paix des religions, pas de paix sur terre ». Cette réflexion de Bat Ye’or⁠[1] n’oblitère pas tous les efforts de la sagesse et des sciences humaines pour juguler la violence à défaut de l’éradiquer. La violence est multiforme et ses causes innombrables. Il est donc nécessaire que soient poursuivies toutes les actions susceptibles de maintenir ou de rétablir la paix entre les hommes. Rien ne doit être négligé dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’économie, de l’action sociale et politique pour que règne la concorde. Mais le plus important est incontestablement que le cœur de l’homme soit apaisé et ouvert aux autres suivant ainsi sa vocation la plus profonde à en croire G. Siewerth. C’est pourquoi les religions ont une responsabilité toute particulière en la matière. Imaginons un instant que les bouddhistes de toutes tendances, que les hindous de quelque catégorie qu’ils soient, que tous les musulmans du monde prêchent la paix et rien que la paix, que tous excluent sans restriction de pensée la violence sous quelque forme, imaginons que juifs et chrétiens soient de fiables artisans de paix, la face du monde ne serait-elle pas changée ?

Comme l’écrit un excellent connaisseur du terrorisme, le fait religieux fait « partie intégrante du fondement des systèmes sociaux. (…) la sociologie débouche sur la religion, se fondant avec elle, dans un tout inextricable. La politique, régissant l’organisation des systèmes sociaux, sera, évidemment, intimement impliquée dans cet ensemble. La religion se retrouvera donc, naturellement et dans un grand nombre de cas, en sous-jacence des grands bouleversements socio-politiques dont notre époque, où l’histoire semble s’accélérer, est particulièrement prolixe. »[2] On peut affirmer, « en outre, [que] toutes les religions disposent de ressources pour endiguer la violence. »[3]

Voilà pourquoi il est indispensable de s’attarder à la question religieuse et tout particulièrement au monothéisme auquel on attribue bien des maux. En effet, c’est toujours les religions monothéistes que l’on accuse d’intégrisme ou de fondamentalisme.⁠[4]

Après avoir montré que bouddhisme et hindouisme ne sont pas aussi innocents qu’on le proclame parfois, et après nous être attardés aux problèmes soulevés par l’islam, il est temps d’interroger la bible et les traditions qu’elle a nourries.

L’Ancien testament sera particulièrement médité car il regorge de pages où non seulement la violence des croyants mais aussi la violence de Dieu lui-même paraissent justifiées.

Comment le judaïsme et le christianisme ont-ils assumé cet héritage ? Y a-t-il contradiction entre le Nouveau testament et l’Ancien ? La théologie et l’Église ont-elles tenu un langage uniforme à ce sujet ? Le message biblique a-t-il eu une influence en dehors du cercle de la foi ?

Telles sont les questions à aborder maintenant.


1. L’histoire : source de conflits ou chemin de sagesse ? (sur www.dhimmi.org).
2. GRIGNARD Alain, L’islam face au terrorisme, disponible sur www.mil.be (ce texte est un hybride des publications suivantes : Brève genèse et évolution de l’islamisme radical in CHALLIAND Gérard, L’arme du terrorisme, L. Audibert, 2002 et Islam, islamisme, mythes et réalités in Custodes n° 4/2001, Politéia, 2002). Alain Grignard est commissaire à la division antiterroriste de la police fédérale de Bruxelles, islamologue attaché à la faculté des sciences politiques de l’Université libre de Bruxelles et membre de l’Observatoire géopolitique de la criminalité organisée de l’université de Liège.
3. MAYER Jean-François, Extrémisme religieux et violence sacrée, Réflexions sur les « intégrismes » et « fondamentalismes » , in sous la direction de MARGUERAT Daniel, Dieu est-il violent ? Bayard, 2008, (Marguerat), p. 193. J.-Fr. Mayer est historien, fondateur de l’Institut Religioscope, conseiller scientifique à l’Institut de hautes études internationales à Genève. D. Maguerat est professeur à la Faculté de Théologie et de Sciences des religions de l’Université de Lausanne.
4. Cf. MAYER Jean-François, op. cit., in Marguerat, op. cit., pp. 169-193. L’auteur explique qu’historiquement, le mot « intégrisme » apparaît en milieu catholique vers 1910 , tandis que le mot « fondamentalisme » naît en milieu protestant vers 1920. Est intégriste, à l’origine, un catholique qui refuse de transiger avec les valeurs modernes puis, à partir des années 60, un catholique traditionnaliste qui conteste les orientations du concile Vatican II. Le fondamentaliste protestant veut s’attacher aux vérités fondamentales de la foi face aux erreurs modernes, au libéralisme, aux dimensions sociales de la foi, à la critique historique de l’Écriture, etc. Le fondamentaliste protestant défend l’inerrance de l’Écriture, il est, par exemple, créationniste. Progressivement, les étiquettes ont été employées indifféremment en dehors du monde chrétien. On parlera d’intégrisme ou de fondamentalisme juif, islamique ou hindou. Des chercheurs américains ont alors tenté de déterminer les traits caractéristiques du fondamentalisme en comparant ses diverses manifestations. Ils ont mis en évidence neuf traits caractéristiques : « réaction à la marginalisation de la religion, utilisation sélective d’éléments de la tradition, manichéisme moral, principe d’absolutisme et d’inerrance, perspective souvent millénariste , perception de soi-même comme groupe élu, établissement de frontières claires, organisation autoritaire, insistance sur les règles de comportement. » Bien entendu, ces traits ne sont pas tous présents partout avec la même importance. Certains fondamentalismes hindous ou bouddhistes relèvent même davantage du nationalisme religieux. Enfin, tous les courants fondamentalistes ne sont pas violents. La violence peut être métaphorique. Elle peut survenir physiquement mais pas systématiquement lorsque le groupe religieux se sent menacé culturellement sur un territoire considéré comme sacré. La violence peut devenir alors un acte de piété ou, simplement, un acte défensif non pour nuire mais pour protéger, sauver. Ainsi « le besoin de protéger un bouddhisme pacifique peut justifier la violence » (Tessa J. Bartholomesz, In Defense of Dharma : Just-war Ideology in Buddhist Sri Lanka, Routledge-Curzon, 2002, p. 16 cité in MAYER J.-F., op. cit., p. 185). Au terme de son étude, J.-Fr. Mayer conclut avec sagesse et réalisme : « La religion pure de toute passion se présente rarement : sinon, l’être humain serait devenu parfait, et nous en sommes loin. Sur le plan pratique, il faut être prêt à écouter également les acteurs des courants politico-religieux radicaux, et à discuter avec eux dans la mesure du possible : si des gens prennent leur religion au sérieux, ils sont aussi susceptibles de respecter des principes établissant la paix, ou en tout cas la trêve face aux ennemis (…). En outre, toutes les religions disposent de ressources pour endiguer la violence : mais ce n’est pas à des personnes extérieures à ces traditions d’aller faire la leçon, des représentants de ces traditions doivent eux-mêmes en assumer l’initiative. Dans toute société, l’équilibre n’est jamais parfait et est obtenu à travers des débats et négociations complexes. Il ne faut pas nous faire trop d’illusions sur ce qu’il est possible d’atteindre, car les facteurs qui influencent une situation sont multiples, et les dirigeants religieux loin de pouvoir exercer un pouvoir illimité » (op. cit., pp. 192-193).

⁢Chapitre 1 : L’Ancien Testament, lectures juives et chrétiennes

« Que la paix règne… »[1]

Avant de nous engager dans la lecture des passages les plus dérangeants de la Bible, guidés par les exégètes juifs et chrétiens, il n’est pas inutile de faire un petit détour par une analyse « neutre »  si tant est qu’une analyse puisse être neutre. L’égyptologue et historien des religions Jan Assmann⁠[2] s’est demandé, sans référence à la théologie, si les faits rapportés dans l’Ancien Testament pouvaient vraiment « servir à la légitimation d’actions violentes dans l’histoire. »[3]

Il affirme d’abord, comme beaucoup d’autres, que la  violence religieuse, définie « comme la violence exercée au nom de la volonté de Dieu ( …) n’a pris forme qu’avec l’émergence du « monothéisme ». »[4] Mais il se pose ensuite la vraie question qui est de savoir pourquoi la Bible raconte tant d’histoires dures et cruelles.

Distinguant histoire et mémoire de l’histoire, réalité et souvenir de la réalité, fait et écriture du fait, il estime que la Bible procède à une « mise en scène narrative » de la fondation et de la victoire du monothéisme⁠[5]. Les auteurs inspirés reconstruisent un passé dans un langage de violence. C’est ce langage qui fait problème car la violence, elle, est de tout temps et préexiste au monothéisme. La violence du langage donc souligne le caractère exclusif, radical, révolutionnaire du monothéisme biblique : « Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi »[6] ! Cette présentation est, en réalité, une reconstruction du passé pour souligner le caractère antagoniste de cette religion nouvelle par rapport aux religions traditionnelles.⁠[7] Là où l’histoire montre une évolution, les écrivains veulent signifier une révolution par une mise en scène violente et intolérante qui confine parfois à la satire, à la « caricature polémique » ou à l’absurde⁠[8]. Le but est de mener au paganisme « une guerre d’extermination sémantique ».⁠[9]

Avant l’alliance du Sinaï, Dieu punit mais il ne montrera sa colère jalouse⁠[10] qu’après cette alliance. Pour Assmann, sa violence est alors une « violence politique » qui relève de la souveraineté de Dieu mais non de sa nature⁠[11]. Dieu est désormais le législateur qui, par sa « violence juridique » met un terme à la « violence pure », au « chaos venu d’en haut »[12] c’est-à-dire, très concrètement, à l’ « idéologie impériale conservatrice », totalitaire, des Égyptiens, Assyriens, Babyloniens, Perses, Séleucides, Romains. La Bible place « un Dieu fort à la place de l’État fort »[13] dont il libère son peuple. Ici aussi on peut parler d’une révolution par rapport aux autres religions. Non seulement le culte est destiné à Dieu comme il l’était aux dieux mais ici, le droit destiné aux hommes comme dans les autres cultures, est destiné à Dieu également puisqu’il en procède.⁠[14] Conforme à la loi de Dieu, une loi « soustraite à l’autorité des rois », l’action droite, en même temps qu’elle exerce son pouvoir libérateur, « devient […] lors une nouvelle forme humaine du culte divin. »[15]

Les textes les plus durs où s’exprime la colère jalouse de Dieu sont adressés aux ennemis de l’intérieur, à ceux qui, dans le peuple élu, sont séduits ou risquent d’être séduits par le paganisme, adorateurs du veau d’or⁠[16], de quelque dieu que ce soit⁠[17], du Baal de Péor⁠[18], Hittites, Amorites, Cananéens, Perizzites, Hivvites, Jébuséens…⁠[19]. La différence de traitement entre les membres du peuple élu tenté par l’infidélité et les peuples étrangers, révèle clairement, pour J. Assmann, la nécessité d’ « exterminer le païen » qui est en nous.⁠[20] La violence du langage devient invitation à la conversion intérieure

En conclusion, on peut dire que dans la fiction littéraire, « le langage de la violence résulte seulement de la pression politique, dont le monothéisme entendait justement libérer l’humanité. »[21] « La violence n’est aucunement inscrite dans le monothéisme comme une conséquence nécessaire ( …), elle appartient à la rhétorique révolutionnaire de la conversion, du changement et du détournement radical, du saut culturel de l’ancien vers le nouveau. »[22]

La violence en acte « relève du champ de la politique, et non de la religion, et une religion qui s’empare de la violence reste figée dans le domaine du politique et manque sa véritable fonction dans ce monde » qui est « de libérer les hommes de la toute-puissance du cosmos, de l’État, de la société ou de quelque autre système à prétention totalisante. »[23]

Cette mise au point ne nous dispense pas, si nous voulons répondre à des interprétations fondamentalistes ponctuelles, d’examiner de plus près les textes apparemment les plus « dérangeants ».


1. Is. 121, 7.
2. Cf. notamment ASSMANN Jan, Violence et monothéisme, Bayard, 2009. J. Assman est professeur à l’université d’Heidelberg.
3. Op. cit., p. 9.
4. Id. p. 29. La violence religieuse, précise-t-il « fait la distinction entre ami et ennemi dans un sens religieux » et fondamentalement « entre le vrai et le faux ». (id., p. 32).
5. Id., p. 37.
6. Ex 20, 3 et Dt 5, 7.
7. Cette radicalité n’est pas historique. Dans la réalité le passage du polythéisme au monothéisme s’est fait par étapes, progressivement. On est passé du polythéisme à l’ « hénothéisme » (un seul Dieu au-delà de nombreux autres dieux) puis à la « monolâtrie » (on adore un seul Dieu tout en reconnaissant d’autres dieux) , puis au « monothéisme inclusif » (tous les dieux sont Un seul Dieu) puis, tardivement, au « monothéisme exclusif » qui s’est petit à petit dégagé des autres options et qui s’est imposé, en Israël, après l’exil (ASSMANN J ;, op. cit., pp. 44-49 et 71-88).
8. L’auteur en donne plusieurs exemples : Ps 82 ; Is 44, 12-19 ; Jr 10, 3-5 et 8-11 ; Sg 13, 11-19, Sg 14, 8-12, Sg 14, 23-27.
9. ASSMANN J., op. cit., p . 88.
10. S’appuyant sur l’hébreu, J.-Y Lacoste (in Lacoste, article « jalousie divine ») montre que la jalousie divine n’a pas la connotation négative de la jalousie humaine faite d’amour possessif, de soupçon et de haine vindicative. La jalousie divine est  un « attachement exclusif et irrévocable de Dieu à Israël comme partenaire de l’alliance (…) ; et c’est par ce concept que la Bible exprime le caractère unique et absolu de YHWH comme Dieu d’Israël. Le concept de « Dieu jaloux » apparaît en effet comme le fondement de la loi du monothéisme, et il donne sa justification à l’interdiction absolue d’avoir d’autres dieux et de rendre un culte aux idoles (…). » Quand Dieu punit dans sa jalousie, il montre combien lui adhérer est sérieux et que « la trahison de son amour (ou « haine ») équivaut à la mort (…) ». Mais sa jalousie signifie aussi « élection, amour débordant et éternellement fidèle. » Israël menacé, l’amour jaloux s’abat sur les ennemis et se révèle miséricorde et salut pour son peuple.
11. Cf. LACTANCE, De ira Dei.
12. ASSMANN J., op. cit., p. 104. Le « chaos venu d’en bas » est celui du people qui doit être maîtrisé par le pouvoir du prince.
13. Id., p. 108.
14. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire Mi 6, 6-8 ; Is 1, 11-17 ; Am 5, 21-24.
15. ASSMANN J., op . cit., pp. 103 et 111.
16. Ex 32, 1-4 ; Ex 32, 19-20 ; Ex 32, 26-28.
17. Dt 13, 7-12 ; Dt 28 ; 1 R 9, 6-7.
18. Nb 25, 1-8.
19. Dt 20, 10-18 ; Dt 13, 13-19 ; Ex 23, 31-33 ; Dt 12, 2-3. En comparant ces textes, on constate que c’est le « paganisme intérieur » qui est l’objet de la plus grande violence et non le « paganisme étranger ».
20. ASSMANN J., op. cit., p. 135.
21. J. Assmann, à la suite d’autres auteurs, fait remarquer que bien des formulations deutéronomiques sont copiées presque mot pour mot de textes assyriens. Le droit royal assyrien exigeait « une loyauté absolue de ses vassaux. » (Cf. Othmar Keel et Eckart Otto, cités in ASSMANN J., op. cit., p. 117).
22. Id., p. 165.
23. Id., pp. 169-170.

⁢i. Recours à l’exégèse

Il est très facile et peu sérieux d’affirmer que l’Ancien Testament est la source de toutes les barbaries imputables aux juifs aux chrétiens. Il suffit de relever dix, vingt ou cent citations incitant à la destruction des ennemis. Nous avons vu que de tels catalogues ont été fabriqués à partir du Coran. Ils existent aussi pour la Bible.

La plus élémentaire rigueur intellectuelle demande qu’un texte soit étudié dans toute sa complexité, dans toutes ses contradictions éventuelles.⁠[1] Si le Coran est composé de sourates mecquoises et médinoises dont l’ordonnance, la composition et l’historicité posent problème⁠[2], la Bible demande davantage encore de doigté dans son interprétation puisqu’elle est, comme on le répète, une bibliothèque qui ne couvre pas le temps d’une vie mais des siècles de l’histoire d’un peuple et que les différents livres appartiennent à des genres et à des styles différents. Les destinataires ne sont pas des hommes abstraits mais des hommes bien concrets qui étaient immergés dans une histoire, une culture, des problèmes

qui ne sont pas les nôtres.

C’est pourquoi « la tradition juive connaît deux grands livres qui alimentent sa foi : le Tanakh et le Talmud ».⁠[3] Le Tanakh désigne simplement les 24 livres de la Bible juive tandis que le Talmud reprend la tradition orale d’Israël, l’enseignement des grandes écoles rabbiniques des premiers siècles, entre le IIe et le VIe siècles.⁠[4] Dans le Talmud on apprend à lire la révélation faite par Dieu et à « humaniser ce qui est divin »[5]. Comme l’écrit un rabbin, « le Talmud n’est rien d’autre qu’une incessante relecture et la constante réactualisation de l’insondable Torah [le pentateuque] par des docteurs qualifiés. »⁠[6]

De même, Bible et tradition sont inséparables dans l’Église. Le « et », comme le fait remarquer Louis Bouyer, est même de trop : « Disons plutôt, écrit-il, que la Parole de Dieu, donnée une fois pour toutes à l’Église par les apôtres comme venant du Christ lui-même dans l’Esprit, y est gardée vivante dans l’ensemble de la tradition (…) ».⁠[7] Le Concile Vatican II confirmera cette conception : « pour vraiment découvrir ce que l’auteur a voulu affirmer par écrit, on doit tenir un compte exact soit des manières natives de sentir, de parler ou de raconter courantes au temps de l’hagiographe, soit de celles qu’on utilisait ça et là à cette époque dans les rapports humains.

Cependant, puisque la Sainte Écriture doit être lue et interprétée à la lumière du même Esprit qui la fit rédiger, il ne faut pas, pour découvrir exactement le sens des textes sacrés, porter une moindre attention au contenu et à l’unité de toute l’Écriture, eu égard à la Tradition vivante de toute l’Église et à l’analogie de la foi. Il appartient aux exégètes de s’efforcer, suivant ces règles, de pénétrer et d’exposer plus profondément le sens de la Sainte Écriture, afin que, par leurs études en quelque sorte préparatoires, mûrisse le jugement de l’Église. Car tout ce qui concerne la manière d’interpréter l’Écriture est finalement soumis au jugement de l’Église, qui exerce le ministère et le mandat divinement reçus de garder la parole de Dieu et de l’interpréter. »[8]

Il est donc malvenu de citer tel quel, comme c’est souvent le cas, un extrait du chapitre 20 du Deutéronome et sans curiosité, sans effort d’interprétation, d’en conclure à la barbarie de la foi d’Israël.

Il n’est pas question non plus pour les chrétiens d’ignorer l’Ancien Testament sous prétexte que la Nouvelle Alliance annulerait la Première mais, en réalité, parce qu’ils sont embarrassés par nombre de textes qui leur paraissent en totale opposition avec ce que le Christ a révélé. Or les livres de l’Ancien Testament sont aussi « divinement inspirés »  et « conservent une valeur impérissable »[9]. « Compte tenu de la situation humaine qui précède le salut instauré par le Christ, les livres de l’Ancien Testament permettent à tous de connaître qui est Dieu et qui est l’homme, non moins que la manière dont Dieu dans sa justice et sa miséricorde agit avec les hommes. Ces livres, bien qu’ils contiennent de l’imparfait et du caduc, sont pourtant les témoins d’une véritable pédagogie divine. C’est pourquoi les chrétiens doivent les accepter avec vénération : en eux s’exprime un vif sens de Dieu ; en eux se trouvent de sublimes enseignements sur Dieu, une bienfaisante sagesse sur la vie humaine, d’admirables trésors de prières ; en eux enfin se tient caché le mystère de notre salut. » ⁠[10] Et le Concile nous indique comment lire ces deux Testaments indissociables donc : « Inspirateur et auteur des livres de l’un et l’autre Testament, Dieu les a en effet sagement disposés de telle sorte que le Nouveau soit caché dans l’Ancien et que, dans le Nouveau, l’Ancien soit dévoilé. Car, encore que le Christ ait fondé dans son sang la Nouvelle Alliance (cf. Luc 22, 20 ; 1 Cor, 11, 25), néanmoins les livres de l’Ancien Testament, intégralement repris dans le message évangélique, atteignent et montrent leur complète signification dans le Nouveau Testament (cf. Mat. 5, 17 ; Luc 24, 27 ; Rom. 16, 25-26 ; 2 Cor. 3, 14-16), auquel ils apportent en retour lumière et explication. »[11]

Rappelons encore que l’Église a condamné ceux qui ont cherché à exclure du canon les textes de l’Ancien Testament tel que nous le connaissons. Gêné par un Dieu qui commande la guerre, Marcion⁠[12], par exemple, au IIe siècle, avait opposé la Loi et l’Évangile, le Dieu de justice et de vindicte de l’Ancien Testament, le Dieu des Juifs et le Dieu de Jésus, Dieu supérieur, Dieu de bonté et de miséricorde. Il rejeta donc tout l’Ancien Testament et ne garda comme Écriture que l’Évangile de Luc débarrassé de ses premiers chapitres et 10 épîtres de Paul. Cette position outrancière hâta l’établissement du Canon des Écritures⁠[13]. En 144, Marcion fut rejeté de la communauté chrétienne de Rome⁠[14] où il s’était établi en 140.

Après ces préliminaires, venons-en au cœur du problème.

Il y aurait⁠[15] « plus de six cents passages (qui) disent explicitement que des peuples, des rois ou des individus en ont attaqué d’autres, les ont anéantis et tués ».⁠[16] Mais, plus encore que la violence humaine, c’est la violence de Dieu qui s’exprime dans un millier de textes : « on dit que la colère de YHWH s’enflamme, qu’il punit par la mort et la ruine ; comme un feu dévorant il juge, se venge et menace d’anéantissement ».⁠[17] Dieu apparaît souvent comme impitoyable : « C’est ainsi que tu agiras à l’égard de toutes les villes qui sont très éloignées de toi, celles qui ne sont pas parmi les villes de ces nations-ci. Mais les villes de ces peuples-ci, que le Seigneur ton Dieu te donne en héritage, sont les seules où tu ne laisseras subsister aucun être vivant. En effet, tu voueras totalement à l’interdit le Hittite, l’Amorite, le Cananéen, le Perizzite, le Hivvite et le Jébusite, comme le Seigneur ton Dieu te l’a ordonné, afin qu’ils ne vous apprennent pas à agir suivant leur manière abominable d’agir pour leurs dieux : vous commettriez un péché conter le Seigneur votre Dieu. »[18] La violence est non seulement autorisée « pour défendre les intérêts du pays, de la religion et de la culture » mais elle est aussi ritualisée sous forme de guerre sainte : « Il (Saül) prit une paire de bœufs, les dépeça et, par l’entremise des messagers, en envoya les morceaux dans tout le territoire d’Israël, en faisant dire : « Celui qui ne part pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce qu’on fera à ses bœufs ! » La Seigneur fit tomber la terreur sur le peuple et ils partirent comme un seul homme ».⁠[19] La guerre est louable et le pillage et le massacre deviennent des actes religieux réglementés : « La ville (Jéricho) sera dévouée par anathème[20] à Yahvé, avec tout ce qui s’y trouve. Seule Rahab, la prostituée, aura la vie sauve ainsi que tous ceux qui sont avec elle dans sa maison, parce qu’elle a caché les émissaires que nous avions envoyés. Mais vous, prenez bien garde à l’anathème, de peur que, poussés par la convoitise, vous ne preniez quelque chose de ce qui est anathème, car ce serait rendre anathème le camp d’Israël et lui porter malheur. Tout l’argent et tout l’or, tous les objets de bronze seront consacrés à Yavhé, ils entreront dans son trésor. »

Le peuple poussa le cri de guerre et l’on sonna de la trompe. Quand il entendit le son de la trompe, le peuple poussa un grand cri de guerre, et le rempart s’écroula sur place. Aussitôt le peuple monta vers la ville, chacun devant soi, et ils s’emparèrent de la ville. Ils dévouèrent à l’anathème tout ce qui se trouvait dans la ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux taureaux, aux moutons et aux ânes, les passant au fil de l’épée. (…) On brûla la ville et tout ce qu’elle contenait, sauf l’argent, l’or et les objets de bronze et de fer qu’on livra au trésor de la maison de Yahvé. Mais Rahab, la prostituée, ainsi que la maison de son père et tous ceux qui lui appartenaient, Josué leur laissa la vie sauve. »[21]

On n’a pas manqué, à travers l’histoire, de justifier par de tels textes, les guerres et les persécutions religieuses. Plusieurs aussi ont fait remarquer que la violence contenue dans le Coran était tributaire de textes analogues de l’Ancien Testament.


1. On trouve ainsi des présentations d’une partialité éhontée comme cet article intitulé : l’Islam et le judaïsme confrontés par leurs textes (sur www.interet-general.info ). L’auteur rassemble 18 citations extraites du Coran et qui, toutes, sont des incitations à la violence face à un nombre plus ou moins équivalent de passages de l’Ancien testament qui tous invitent à l’amour. Le site www.anti-religion.net dont l’objectif est clair, exécute les trois religions monothéistes en quelques phrases. Ainsi, le judaïsme et le christianisme sont-ils accusés de propager la guerre sainte sur base d’un seul extrait du chapitre 20 du Deutéronome. De « beaux » exemples de lecture partielle et partisane !
2. Le Président musulman de la Conférence mondiale des religions pour la paix le déclare clairement : « …se libérer de cette apologétique martiale que les exaltés utilisent pour justifier leurs menées guerrières revient à stériliser la violence qu’elle secrète par un travail historique et exégétique rigoureux du Texte. Un travail d’étude et de recherche qui permet de le sonder en questionnant surtout les énoncés de « vérité », en les relativisant. Il s’agit de mettre à jour leur caractère historique tout en les dé-dogmatisant. «  (BENCHEIKH Ghaleb, Islam et violence, in Marguerat, op. cit., pp. 159-160).
3. HADDAD Philippe, Midrash, pensée libérante d’Israël, Premier Colloque International d’Etudes Midrashiques (CIEM), 2005, sur http://lemidrash.free.fr
4. Il existe deux versions du Talmud, celui de Palestine (ou de Jérusalem) et celui de Babylone.
5. HADDAD Philippe, op. cit.. Il explique : « La Torah a été donnée, c’est-à-dire que le donneur (Dieu) avait la volonté de transmettre, et le receveur (Israël) la volonté de recevoir. C’est ce transfert de propriété qui fait que la Torah, d’origine divine, devient notre Torah, puisqu’interprétée par nous, les hommes. (…) Cette conception que le sujet humain s’approprie ce qui vient de Dieu exprime une vision générale du judaïsme. Dieu commence le monde en « six jours », et le septième jour est confié à l’homme. Le Shabbat, le Créateur se repose… sur sa créature. Dieu plante un jardin dans l’Eden, et Adam doit le travailler et le garder. Tout ce qui procède de Dieu appelle une plus-value humaine. » (Id).
6. GUIGUI Albert, Dieu parle aux hommes, Racine, 2007, p. 28. Albert Guigui est Grand Rabbin de Bruxelles, Grand Rabbin attaché au Consistoire central israélite de Belgique, Grand Rabbin de la grande Synagogue d’Europe. Le Talmud comprend actuellement une vingtaine de volumes, six mille pages environ en grand format sur trois colonnes. Il contient, d’une part, la mishnah qui est une compilation de sentences de la Torah orale et son commentaire développé : la guemara.
7. BOUYER L., _Dictionnaire théologique, Desclée, 1990. Se référant au Cardinal Newman (Préface de Via media, 1880), L. Bouyer explique qu’il y a deux aspects dans la tradition : « 1° (…) la tradition prophétique, que transmet tout le corps de l’Église et où n’importe quel individu, qu’il soit clerc ou laïc, peut jouer un rôle de témoin de l’Esprit à l’œuvre dans toute l’Église pour y garder vivante et pure la vérité une fois confiée aux apôtres, et 2° (…) la tradition épiscopale, qui n’est pas une autre tradition mais une expression officiellement authentifiée de la tradition en général par ceux qui, étant les successeurs des apôtres, ont la responsabilité particulière de préserver le dépôt divin de la Parole d’être jamais contaminé par des traditions simplement humaines qui s’en écarteraient ». Cette « tradition épiscopale », nous l’appelons aujourd’hui : magistère. (Cf. la constitution dogmatique Dei verbum, 7-13).
8. Dei verbum, 12.
9. Id ., 14.
10. Id., 15.
11. Id., 16. Rappelons-nous la belle formule de Pie XI : « Il n’est pas possible aux chrétiens de participer à l’antisémitisme […​] Nous sommes spirituellement des sémites ». » (Déclaration à un groupe de pèlerins de la Radio catholique belge, 6-9-1938, in DC, t. 39, 1938, col. 1460). Ou, plus près de nous, cette déclaration du pape Jean-Paul II lors de sa visite à la Synagogue de Rome, en 1986 : « L’Église du Christ découvre son « lien » avec le judaïsme « en scrutant son propre mystère » (cf. Nostra Aetate, § 4, du concile Vatican II). « La religion juive ne nous est pas « extrinsèque », mais, en un certain sens, elle est « intrinsèque » à notre religion. Nous avons donc, à son égard, des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et dans un certain sens, on pourrait dire nos frères aînés. » (cf. DC 1986, 433-439).
12. 85-160.
13. Canon signifie, suivant son étymologie, « règle », « norme ». Un écrit canonique est un écrit régulateur, qui fait autorité. Chez les Juifs, l’établissement du canon fut l’objet de discussions et de variations qui s’étendirent du Ve siècle av. J.-C.jusqu’au début du IIe siècle ap. J.-C. environ. Ce canon hébraïque, rabbinique, palestinien, dit-on aussi, était toutefois plus restrictif que le canon en vigueur dans le judaïsme hellénistique, dans ce qu’on a appelé la « Septante » qui fut traduite, semble-t-il, par des juifs égyptiens à la fin du IIIe siècle av. J.-C..
   Chez les chrétiens, la genèse du canon fut aussi un peu mouvementée. Dès le début du IIIe siècle, Origène atteste une liste complète du Nouveau Testament et, avec des nuances, la liste « large » du judaïsme hellénistique alors que saint Jérôme (347-419) exclut de l’Ancien Testament les textes qui ne sont pas reconnus par les docteurs juifs. Les Conciles de Carthage (393 et 402) ainsi qu’Innocent Ier (405) suivront la voie d’Origène. Mais, du haut-moyen-âge jusqu’au XVIe siècle, l’influence de saint Jérôme relance la question des textes exclus de la Bible hébraïque (qu’on appellera deutérocanoniques ou apocryphes et qui se trouvent mis à part dans la TOB) : la Vulgate attribuée en grande partie à saint Jérôme (IV-Ve s.), Thomas d’Aquin, le concile de Florence (1441) puis le concile de Trente (1546) les incluent tandis que les protestants les excluent avec des nuances. Les Églises orthodoxes et orientales ont encore d’autres positions.
14. Il avait été auparavant, vers 135, excommunié pour immoralité par son père qui était évêque de Sinope (port sur la mer Noire). Saint Polycarpe, évêque de Smyrne qui l’avait rencontré à Rome, lui déclara : « Je reconnais en toi le premier-né de Satan ». Le fait est raconté par saint Irénée qui fut le disciple de Polycarpe et qui souligna « dans toute son œuvre l’unité du dessein de Dieu à travers les alliances successives ». (Cf. COTHENET Ed., Marcion, in Rel et Lacoste).
15. NAYAK Anand, Violence dans le christianisme, in Religions et violences, Sources et interactions, Editions universitaires, Fribourg Suisse, 2000, pp. 185-218. L’auteur cite Giuseppe Barbaglio, Dieu est-il violent ? Une lecture des Écritures juives et chrétiennes, Seuil, 1994, qui lui-même s’appuie sur d’autres travaux.
16. NAYAK Anand, op. cit., p.187.
17. Id.
18. Dt 20, 15-18.
19. 1 S 11, 7.
20. Dévouer a ici le sens de sacrifier.
21. Jos 6, 17-21, 24-25.

⁢ii. Lectures juives

Elles sont plurielles, comme on peut s’y attendre et comme en témoigne douloureusement la Lettre⁠[1] du Grand Rabbin René Samuel Sirat⁠[2] au Premier ministre Shimon Peres⁠[3] après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Ishaq Rabin par un « extrémiste ». Son jugement est sévère vis-à-vis de ceux qui « ont armé le bras du meurtrier » et des autorités qui sont restées passives face à la montée de la violence verbale : « Les cerveaux qui ont armé le bras du meurtrier sont ceux d’hommes qui se sont rendus coupables d’idolâtrie : lorsqu’une valeur – même aussi importante que le caractère sacré de la terre d’Israël – se transforme en valeur absolue, au nom de laquelle on a le droit de tuer un Juif, un Arabe : un être humain créé à l’image de Dieu, elle devient un objet d’idolâtrie. Ainsi on abandonne le monothéisme affirmé au Sinaï et qui ordonne : « Tu ne tueras pas » pour pratiquer un culte étranger, celui de la violence et de la haine. » De même, le Rabbin dénonce le laisser-faire des autorités devant le culte que des activistes rendent sur la tombe de Barouch Gildstein qui un jour de Ramadan a tué vingt-neuf musulmans réunis en prière dans la mosquée d’Hevron. Mais si les autorités sont coupables de négligence, « un certain nombre de maîtres spirituels, de rabbins, de dirigeants d’académies talmudiques, portent à mes yeux, écrit-il, une lourde responsabilité. » Les uns pour avoir prononcé une sentence de mort ; les autres parce qu’ils n’ont pas dénoncé la « folie » qui se répandait ; d’autres encore, en Israël et dans la Diaspora, parce qu’ils affirmaient, en même temps, « leur volonté de paix et leur opposition à la restitution des territoires de Judée Samarie ». Or, « la Bible, à laquelle le peuple juif est attaché de toutes ses forces, privilégie en toutes circonstances le choix de la vie (Dt 30, 19) fût-ce au prix douloureux de la renonciation à des parcelles de la Terre de la Promesse, pourvu que la Paix soit au bout du chemin. » Accepter ou perpétrer le crime est le « blasphème suprême » et « il nous faut donc condamner les chefs coupables qui ont commis cette forfaiture. On sait que lorsqu’on est témoin d’une profanation du Nom divin, on n’a plus le droit d’honorer les maîtres qui s’en sont rendus coupables (Talmud de Babylone, Bérahot, 19b). » Et le Rabbin invoque une fois encore la tradition : « Le Rav Abraham Itshaq Hacohen Kook[4], dans une intuition géniale, avait insisté sur l’idée que puisque le Second Temple a été détruit à cause de la haine qui dévorait le cœur des Judéens et les opposait les uns aux autres, il était indispensable de rebâtir le troisième Temple dans l’amour infini qui doit unifier tous les cœurs du peuple d’Israël. Il nous faut donc de nouveaux bergers capables de formuler à nouveau les valeurs fondamentales du Judaïsme, c’est-à-dire, l’amour du prochain, le respect de l’étranger, le scrupule face à la dignité d’autrui, la volonté sans faille de promouvoir la paix et la fraternité dans l’État, dans la région, sur la terre entière. »[5]

d’une manière générale, le Rabbin Guigui estime que lorsqu’on cherche à justifier le meurtre ou la guerre, on va « contre l’esprit et la lettre du texte biblique » car on bafoue un principe fondamental : « Ne tue pas ». « Lorsqu’on tue un homme, c’est l’image de Dieu qu’on jette à terre. »[6] Dans la guerre, Dieu est la première victime. Il faut prendre en exemple Abraham qui menacé d’un conflit avec son neveu Loth, propose de partager la terre pour sauver la paix : « qu’il n’y ait pas de querelle entre moi et toi, mes bergers et les tiens : nous sommes frères. Tout le pays n’est-il pas devant toi ? Sépara-toi donc de moi. Si tu prends le nord, j’irai au sud ; si c’est le sud, j’irai au nord. »[7] Dans la Cabbale, c’est-à-dire dans la tradition mystique juive, on découvre une sagesse semblable de la part de Dieu lors de la création du monde. Celle-ci posait un problème. Si Dieu avait rempli l’univers, où aurait été la place de l’homme  et du monde ? Dieu donc s’est autolimité pour laisser de la place. De même, l’homme ne doit pas non plus tout occuper. La vraie solution était donc et est de faire de la place à l’autre. Dès lors, il n’y a plus de place pour le conflit.

Exemplaire aussi la leçon à tirer de l’épisode de la « ligature » d’Isaac⁠[8] rappelé dans la liturgie de Roch Ha Chana, le nouvel an israélite. Cette histoire est importante et privilégiée parce qu’elle nous montre que « le seul sacrifice que Dieu veuille mettre en exergue, c’est le non-sacrifice. »[9] L’essentiel, en effet, est exprimé dans l’ordre intimé à Abraham : « Ne porte pas ta main sur ton fils, ne lui fais aucun mal. »[10] Par ailleurs, tout au début du récit, lorsque Dieu appelle Abraham, celui-ci répond « Me voici »[11]. Ce « Me voici », pour le rabbin Guigui, est un signe d’ouverture, de volonté de dialogue avec tous les hommes⁠[12], d’entraide et d’engagement contre toutes les discriminations et injustices.⁠[13]

Ainsi donc, la Bible prône la non-violence mais a une position différente du christianisme, nous dit-on, vis-à-vis de l’auto-défense et de l’opposition au mal. Quand Jésus déclare : « Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre »[14], le juif, lui, réplique : « Si j’aime mon prochain au point de lui tendre la joue gauche quand il me frappe sur la joue droite, j’encourage l’injustice. Comme lui, je suis donc coupable d’injustice ! »[15] Car la Bible hébraïque demande qu’on s’oppose avec vigueur au mal particulièrement dans le Deutéronome où revient sans cesse la formule : « Tu ôteras le mal du milieu de toi. »⁠[16] Il n’empêche que « malgré ce souci de se défendre contre toute agression extérieure, le combat militaire n’est pas au cœur du judaïsme. »[17] Bien au contraire.

L’auteur appuie son discours de plusieurs références.

Ainsi, « même lorsque nous sommes envoyés pour faire la guerre contre nos ennemis, Dieu nous ordonne de leur offrir en premier lieu l’opportunité de se rendre de façon pacifique, et ce n’est que lorsque la proposition a été rejetée qu’il nous est permis d’utiliser les armes contre eux ».⁠[18] On le voit, par exemple dans Dt 20, 10 : « Quand tu t’approcheras d’une ville pour la combattre, tu lui feras des propositions de paix. Si elle te répond : « Faisons la paix ! », et si elle t’ouvre ses portes, tout le peuple qui s’y trouve sera astreint à la corvée pour toi et te servira. Mais si elle ne fait pas la paix avec toi et qu’elle engage le combat, tu l’assiégeras… ».

Ainsi, les prophètes offrent une vision de la fin des temps où la paix sera établie. Isaïe particulièrement : « Il y aura une souveraineté étendue et une paix sans fin… »[19] ; « Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte… »[20] ; « Alors le désert deviendra un verger, tandis que le verger aura la valeur d’une forêt. Le droit habitera dans le désert et dans le verger s’établira la justice. Le fruit de la justice sera la paix : la justice produira le calme et la sécurité pour toujours. Mon peuple s’établira dans un domaine paisible, dans des demeures sûres, tranquilles lieux de repos… »[21] ; « Le Seigneur a levé les sentences qui pesaient sur toi, il a détourné ton ennemi. Le roi d’Israël, le Seigneur lui-même, est au milieu de toi, tu n’auras plus à craindre le mal. »[22] ; « Il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem, le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. »⁠[23]

Ainsi, l’importance du mot chalom qui n’est autre que le Nom de Dieu comme l’enseigne le Talmud[24]se basant sur Jg 6, 23-24⁠[25]. Or, dans le livre des Nombres, Dieu donne son « alliance en vue de la paix » au prêtre Pinhas qui a sauvé les fils d’Israël de la malédiction en tuant Zimri qui se livrait à la débauche avec la Madianite Kozbi⁠[26] : « Le Seigneur parla à Moïse : « Le prêtre Pinhas, fils d’Eléazar, fils d’Aaron, a détourné ma fureur des fils d’Israël en se montrant jaloux à ma place au milieu d’eux. C’est pourquoi je n’ai pas, sous le coup de ma jalousie, exterminé les fils d’Israël. En conséquence, dis-le : Voici que je lui fais don de mon alliance en vue de la paix. Elle sera pour lui et pour ses descendants. Cette alliance leur assurera le sacerdoce à perpétuité, puisqu’il s’est montré jaloux pour son Dieu et qu’il a fait le rite d’absolution pour les fils d’Israël. »[27]

Dans le Talmud, plusieurs rabbins ont fait remarquer que le geste de Pinhas est, en réalité, loué par Dieu avec une réserve qui ne peut apparaître dans les traductions car elle est purement graphique⁠[28]. Toutefois, elle indique nettement qu’on ne peut considérer l’attitude de Pinhas comme totalement exemplaire. On ne peut en faire une règle générale car Pinhas a agi pour une bonne cause mais le moyen n’était pas bon : on ne peut faire justice soi-même ni manquer de respect à la personne humaine.⁠[29] C’est la raison pour laquelle c’est Salomon et non David qui construira le Temple : « David dit à Salomon : « Mon fils, j’avais à cœur, moi-même, de construire une Maison pour le nom du Seigneur, mon Dieu. Mais la parole du Seigneur me fut adressée en ces termes : « Tu as répandu beaucoup de sang et tu as fait de grandes guerres. Tu ne construiras pas de maison pour mon nom, car tu as répandu beaucoup de sang sur la terre devant moi. »[30] En fait, la paix (chalom) est ce qui « confère aux choses et aux êtres l’unité, la plénitude » (cf. chalem, entier)⁠[31]. Elle n’est donc pas un principe supérieur mais un idéal, un objectif, une tâche à accomplir en veillant, en premier, à sauvegarder la vie humaine.

Ce respect de la vie est un principe supérieur dans la Torah. C’est pourquoi la tradition orale juive insiste tant sur le respect de la vie et la condamnation de toute violence.

« Le respect de la vie, écrit un rabbin⁠[32], n’est lié ni à une appartenance religieuse, ni à une communauté ethnique ou nationale. Il est exigé par référence à l’image de Dieu qui existe en chaque homme. » On dira qu’« un seul être humain pèse aussi lourd que la création tout entière »[33]. On lit dans Gn 5, 1 : « Voici le livre de l’histoire de l’homme ».⁠[34] Cette parole « enseigne que l’histoire de l’humanité, c’est l’histoire d’un homme » et le Talmud en déduit : « Si Dieu a créé un homme unique, c’est pour nous enseigner que celui qui détruit une seule vie humaine, c’est comme s’il détruisait la création tout entière. Et celui qui sauve une seule vie humaine, c’est comme s’il avait sauvé le monde entier. Dieu a créé un seul être humain afin que la paix règne entre les hommes. Pour qu’aucun homme ne puisse dire : mon père était plus grand que ton père. »[35]

La même pensée se retrouve dans un midrash[36] concernant le passage de la Mer rouge. On lit dans l’Exode : « L’ange de Dieu qui marchait en avant du camp d’Israël partit et passa sur leurs arrières. La colonne de nuée partit de devant eux et se tint sur leurs arrières. Elle s’inséra entre le camp des Égyptiens et le camp d’Israël. Il y eut la nuée, mais aussi les ténèbres ; alors elle éclaira la nuit. Et l’on ne s’approcha pas l’un de l’autre. »[37] Le midrash raconte que « les anges, au moment du passage de la Mer des Joncs, ont voulu chanter un cantique de gratitude à Dieu et Dieu les en a empêchés, en disant : « L’œuvre de ma main, des êtres humains que j’ai créés, sont en train de se noyer dans la mer et vous voudriez chanter un cantique ! » Ainsi le Créateur manifestait le même souci pour la vie de tout homme, quel qu’il soit.⁠[38]

En suivant cette inspiration, le croyant se distingue nettement du fanatique : « Le croyant est au service de Dieu, le fanatique met Dieu à son service. Le croyant rend un culte à Dieu, le fanatique se rend un culte à lui-même en s’imaginant qu’il rend un culte à Dieu. Le croyant écoute la parole de Dieu, le fanatique l’altère. Le croyant s’élève au niveau de Dieu et de son amour, le fanatique abaisse Dieu à son propre niveau. Le fanatisme est un monde du rejet simultané de Dieu et de l’homme. »[39] Ce n’est pas un hasard donc si dans la religion juive, la prière pour la paix revient sans cesse. Et la mission des hommes de religion est claire et impérative : « servir de pont entre les différentes croyances, les différentes tendances » ; en paroles et en actes, « rapprocher et non éloigner ; semer l’amour dans les cœurs et non la haine ; favoriser la fraternité entre les hommes, quels que soient leur religion, leur pays, leur langue. »[40] Comme il a été dit plus haut, « Chalom représente en dernier lieu la plénitude même, c’est-à-dire, la solution définitive de tous les conflits tant dans les rapports des hommes entre eux, que dans les relations de l’être humain avec lui-même et avec Dieu. C’est pourquoi la paix est une tâche permanente, à laquelle l’homme doit travailler tout au long de sa vie. Suivant une expression de Rabbi Yéhochoua Ben Levi, la paix a la même fonction par rapport au monde que « le levain par rapport à la pâte ». Elle est " l’éternel élément moteur du destin humain ». C’est la paix qui crée tout ce qui est noble et grand. C’est elle qui stimule l’énergie humaine et qui fait accéder à la perfection la personnalité individuelle, préparant ainsi l’époque du dénouement messianique. Notre vie n’est rien d’autre qu’une lutte permanente pour la paix perpétuelle et absolue. C’est pourquoi la dernière requête que nous adressons à Dieu est qu’il nous accorde sa bénédiction dans ce combat pour le Chalom, la paix. Ce Chalom qui dérive de la racine hébraïque lehachlim qui a pour signification : " se compléter mutuellement « . Le Chalom implique la paix dans la complémentarité. La vraie paix, c’est tendre la main vers l’autre dans le but de s’entraider et de vivre harmonieusement. L’humanité doit être perçue comme un orchestre symphonique où chacun des instruments apporte sa propre contribution pour rehausser l’oeuvre musicale. En poussant l’analogie plus loin, chacun des musiciens d’un orchestre joue son propre instrument tout en n’étant pas entièrement libre de la manière d’interpréter sa partition lorsqu’il participe à l’exécution d’un concert. Notre concert à tous c’est l’hymne à la paix et à la fraternité. »[41]

Comment, avec tout le respect dû à la nefesh, à la source de la vie⁠[42] expliquer alors certains textes jugés habituellement embarrassants parce qu’ils semblent accréditer voire encourager la violence ?

Commençons par la fameuse loi du Talion, « œil pour œil, dent pour dent… »[43]. Elle ne peut être interprétée littéralement. La mishnah précise : « Quiconque blesse son prochain est astreint à une quintuple réparation : il payera le dommage, la douleur, la médication, la perte de temps et l’humiliation. » Quant à la guemara, elle commente ainsi la mishnah : « Pourquoi la Mishnah demande-t-elle une quintuple réparation ? N’est-il pas dit : « œil pour œil, etc. » ? On devrait donc en conclure que l’œil du coupable doit effectivement être crevé. Mais pareille interprétation n’est pas admissible puisque la Torah [Lv 24, 18 et svts] dit explicitement : « Un homme qui frappe à mort toute créature humaine, il sera mis à mort. S’il frappe à mort un animal, il le paiera corps pour corps. Et si quelqu’un fait une blessure à son prochain, comme il a agi lui-même, ainsi lui sera-t-il fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ». Comme en tuant une bête, on est passible d’un dédommagement pécuniaire, on est passible d’un dédommagement de même nature lorsqu’on blesse son prochain. » Et le Talmud ajoute encore : « A l’académie de rabbi Ezéchias, il a été enseigné : « œil pour œil, vie pour vie » mais non vie et œil pour œil. Prise au pied de la lettre, cette loi pourrait être cause de mort d’homme. Car il pourrait mourir pendant qu’on lui crève l’œil. »[44] Tout le contexte indique comment un délit doit être sanctionné et jamais il n’a été pris au sens littéral dans la tradition juive. Dans les plus anciens commentaires rabbiniques, on précise que ce texte impose des amendes proportionnées au préjudice subi.⁠[45]

Dans le livre des Juges, comment les commentateurs juifs interprètent-ils le célèbre « vœu de Jephté » ? On se souvient que Jephté partant en guerre contre les Ammonites, fit ce vœu au Seigneur : « Si vraiment tu me livres les fils d’Ammon, quiconque sortira des portes de ma maison à ma rencontre quand je reviendrai sain et sauf de chez les fils d’Ammon, celui-là appartiendra au Seigneur, et je l’offrirai en holocauste. » Malheureusement, « tandis que Jephté revenait vers sa maison à Miçpa, voici que sa fille sortit à sa rencontre , dansant et jouant du tambourin. Elle était son unique enfant : il n’avait en dehors d’elle ni fils ni fille. Dès qu’il la vit, il déchira ses vêtements et dit : « Ah ! ma fille, tu me plonges dans le désespoir ; tu es de ceux qui m’apportent le malheur ; et moi j’ai ,trop parlé devant le Seigneur et je ne puis revenir en arrière. » Mais elle lui dit : « Mon père, tu as trop parlé devant le Seigneur ; traite-moi selon la parole sortie de ta bouche puisque le Seigneur a tiré vengeance de tes ennemis, les fils d’Ammon. » Puis elle dit à son père : « Que ceci me soit accordé : laisse-moi seule pendant deux mois pour que j’aille errer dans les montagnes et pleurer sur ma virginité[46], moi et mes compagnes. » Il lui dit : « Va, et il la laissa partir deux mois ; elle s’en alla, elle et ses compagnes, et elle pleura sur sa virginité dans les montagnes. A la fin des deux mois elle revint chez son père, et il accomplit sur elle le vœu qu’il avait prononcé. »[47] Ce dernier verset, écrit le Chanoine Osty, est « un des versets les plus délicats de la Bible »[48]. De même, un auteur juif avoue qu’« un entendement moyen peut difficilement trouver un sens convaincant à une histoire aussi navrante. » Et il ajoute que « la littérature midrashique ne nous est pas ici d’un grand secours, les commentaires midrashiques sur ce récit sont maigres et énigmatiques. »[49]

Examinons-les.

Le Midrash⁠[50]  rapproche le vœu de Jephté des vœux semblables prononcés par Eliézer⁠[51] le serviteur d’Abraham, Caleb⁠[52] et Saül⁠[53]Or, dans ces trois cas, Dieu intervient et les promesses sont imprudentes trouvent un dénouement convenable. Dans le cas de Jephté, Dieu n’intervient pas.⁠[54] Dieu s’est-il lassé d’être tenté par ces demandes imprudentes ? Toujours est-il que Jephté non seulement a fait un vœu inconsidéré mais, qui plus est, il aurait pu en être délié par le Grand-Prêtre Pinhas. C’est pourquoi, dit le Midrash, Jephté et Pinhas furent punis.⁠[55] Cette analyse corrobore celle du Rabbin Guigui⁠[56].

A lire plusieurs passages de la Torah, on se rend compte que l’habitude était fort répandue de faire des vœux. En témoigne le livre des Nombres où l’on voit que le vœu ne doit pas se faire à la légère car le Seigneur donne cet ordre : « Lorsqu’un homme aura fait un vœu au Seigneur ou aura pris sous serment un engagement pour lui-même, il ne violera pas sa parole : il se conformera exactement à la promesse sortie de sa bouche.⁠[57] Dans le Deutéronome, on trouve aussi une mise en garde contre cette pratique : « Si tu fais un vœu à l’Éternel, ton Dieu, tu ne tarderas point à l’accomplir : car l’Éternel, ton Dieu, t’en demanderait compte, et tu te chargerais d’un péché. Si tu t’abstiens de faire un vœu, tu ne commettras pas un péché. Mais tu observeras et tu accompliras ce qui sortira de tes lèvres, par conséquent les vœux que tu feras volontairement à l’Éternel, ton Dieu, et que ta bouche aura prononcés. »[58] Jephté a obéit à cette loi et sa fille de même : « Traite-moi selon ce qui est sorti de ta bouche », dit-elle. Si le vœu spontané de Jephté n’avait pas été rempli, on se serait trouvé trouvait face à des difficultés religieuses et éthiques. Pour les éviter, le désir de dispensation engendra un rite d’absolution : le hatarat nedarim qui fut aussi réglementé. On en trouve la formule dans le Kol Nidre[59] (« tous les vœux ») qui est récité à la synagogue avant le coucher de soleil précédant l’office du soir de Yom Kippour, le jour de l’expiation.⁠[60] Par ce rite, Israël, au contraire de Jephté, fait le premier pas et demande l’annulation des vœux le pardon de Dieu.⁠[61]

Le Rabbin Guigui s’arrête aussi au cas d’Amalek, qui lui fournit de nouveau l’occasion de montrer qu’il ne faut pas prendre les textes au pied de la lettre⁠[62] . Il compare la guerre contre Pharaon, menée par Dieu⁠[63] à la guerre contre Amalek confiée à Josué⁠[64]et dont Israël doit effacer jusqu’au souvenir⁠[65]. Pourquoi tant de haine contre Amalek ? Pharaon représentait un danger physique : l’attrait pour les valeurs matérielles, valeurs d’ailleurs qu’Israël regrettera à certains moments dans le désert. Amalek, lui, menace la liberté d’Israël, son cheminement vers la Loi et l’Alliance conclue avec Dieu. Amalek fut défait mais non sans avoir infligé des pertes à Israël. Preuve qu’Israël n’était pas invincible. Le peuple devait s’approprier cette guerre car les commentateurs expliquent « que le mot Amalek a comme valeur numérique deux cent quarante la même valeur numérique que safek (le doute). Lorsque surgit en nous le doute sur telle ou telle valeur entraînant par la suite une distance entre nous et Dieu, c’est à nous qu’il appartient de prendre les armes et de livrer bataille à nos ennemis », conclut A. Guigui.

Amalek étant le symbole du mal, du doute à déraciner, on comprend l’implacabilité du Seigneur. Car, par ailleurs, il est question d’aimer son ennemi. Dans l’ordre, l’Écriture nous dit d’aimer notre prochain⁠[66], d’aimer l’étranger⁠[67] et d’aimer Dieu⁠[68]. Dans l’ordre car « on ne peut pas aimer Dieu si, auparavant, on n’aime pas son prochain et son lointain. »[69] Mais, qu’en est-il de l’ennemi ? Si le problème ne se pose pas pour l’ennemi religieux puisqu’il n’existe pas dans le judaïsme⁠[70] qui accepte l’autre tel qu’il est sans chercher à le « sauver », il se pose peut-être pour l’ennemi personnel. Partant de la parole rapportée par Matthieu : « aimez vos ennemis »[71], A. Guigui⁠[72] signale que, nulle part, il n’est écrit « Tu haïras ton ennemi ». En témoignent plusieurs textes : « Ne te venge pas, ni ne garde rancune à tes concitoyens »[73] ; « Si tu vois le bœuf de ton ennemi ou son âne égaré, tu les lui ramèneras. Si tu vois l’âne de ton ennemi pliant sous la charge, est-ce que tu t’abstiendras de l’aider ? Non, travaille avec lui à relever sa bête. »[74]. Et si deux personnes, un ami et un ennemi, sont en danger, le Talmud enseigne « que c’est l’ennemi qu’il faut secourir tout d’abord »[75].  Et même, à propos de l’Égyptien : « Tu ne haïras pas l’Égyptien, car tu as été étranger dans son pays. »[76] Salomon avertit : « Si tu vois tomber ton ennemi, ne t’en félicite pas ; s’il trébuche, que ton cœur n’en soit pas réjoui, de peur que l’Eternel ne te voie, qu’il ne te condamne, et ne fasse retomber tout le mal sur ta tête. »[77] Ou encore : « Ne dis pas : je rendrai le mal pour le mal ; mets ton espérance en Dieu et il t’assistera. »[78] « Ne dis pas : comme il a agi avec moi, j’agirai avec lui ; je lui rendrai selon ses œuvres. »[79] Et Job déclare : « J’appelle Dieu à témoin si jamais j’ai joui du mal de mon ennemi ; si jamais mon cœur s’est ému de joie quand il lui est arrivé malheur. »⁠[80] Lorsque Moïse menacé de lapidation se plaint au Seigneur, celui-ci répond : « Passe (…) devant tout le peuple. »[81] Parole que le Midrash traduit ainsi : « Imite mon comportement. Dieu ne rend-il pas le bien pour le mal ? alors toi aussi, tu dois rendre à Israël le bien pour le mal. »[82] Peut-on appeler la vengeance de Dieu sur les persécuteurs ? Non car « malheur à celui qui réclame, plus encore qu’à celui contre qui on réclame. Si tu réclames contre ton frère, ton compte sera examiné avant le sien ; ta punition précédera celle que demandes contre lui. »[83] Peut-on au moins répondre à l’insulte ? Non : « Ceux qu’on offense et qui ne répondent pas par des offenses, qui écoutent les injures sans mot dire, qui agissent par amour et qui se réjouissent dans les douleurs, c’est pour eux qu’il a été écrit : « Les amis de Dieu seront comme le soleil dans toute sa force. » »[84] Il faut donc pardonner et ainsi nous-mêmes serons pardonnés : « A qui Dieu pardonne-t-il les péchés ? A celui qui lui-même pardonne les injuresQuiconque est prompt à pardonner, ses péchés aussi lui seront pardonnés. »⁠[85]

Quant à la peine de mort⁠[86] réclamée dans la Torah pour toute une série de transgressions⁠[87], elle fut appliquée rarement « car dès l’origine les rabbins vont mettre en place un système d’une grande complexité[88] afin d’éviter d’arriver à l’exécution » si bien que « la peine de mort a été abolie, de facto, dans son application vers 30 e.v.[89] c’est-à-dire durant la période du début de la rédaction de la Mishna et bien avant la rédaction du Talmud. »[90]


1. 12 novembre 1995.
2. René-Samuel Sirat est Grand Rabbin de France, président du Centre européen d’Etudes et de recherches hébraïques de Troyes – Institut universitaire Rachi.
3. Né en 1923, ministre et Premier ministre à plusieurs reprises, il fut aussi longtemps leader du Parti travailliste avant de rejoindre, en 2005, le parti centriste Kadima. En 2007,il est élu Président de l’État d’Israël. Il a reçu, en 1994, le prix Nobel de la paix avec Yasser Arafat et Yitzhak Rabin.
4. 1865-1935. Grand Rabbin de la communauté ashkenaze de Palestine. Grand érudit, auteur de nombreux ouvrages. Son autorité et son influence sont encore très grandes aujourd’hui. (cf. www.terredisrael.com)
5. In Communio, n° XXI, 1-janvier-février 1996, pp. 29-33.
6. GUIGUI Albert, Dieu parle aux hommes, Racine, 2007, p. 242.
7. Gn 13, 9.
8. Gn 22. A. Guigui estime qu’il vaut mieux parler de « ligature » plutôt que de « sacrifice », d’une part parce que cette traduction correspond davantage aux termes hébraïques et que, d’autre part, Isaac n’a pas été sacrifié mais seulement lié.
9. GUIGUI A., op. cit., p. 244. Embarrassés par cette histoire, certains rabbins font intervenir Satan. Pour Rashi, ce n’est pas Dieu qui donne l’ordre du sacrifice mais Satan. Par contre, selon Bereshit Rabba, commentaire de la Genèse, Satan aurait voulu empêcher Abraham d’obéir en citant la Torah : « Qui versera le sang de l’homme, par l’homme verra son sang versé » (Gn 9, 6). (Cf. RÖMER Th., Dieu obscur, Le sexe, la cruauté et la violence dans l’Ancien Testament, Labor et Fides, 1998, p. 61).
10. Gn 22, 12.
11. Gn 22, 1.
12. A propos du meurtre d’Abel par Caïn, le Rabbin fait remarquer que la version hébraïque de la Bible (et la TOB) disent : « Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua. » (Gn 4, 8) alors que d’autres versions, par contre, traduisent « Cependant, Caïn dit à son frère Abel : « Allons dehors »,… ». Le fait que la Bible hébraïque ne précise pas ce que Caïn a dit est très significatif : ce silence, cette non-communication, est « la cause première de tout conflit ». Le dialogue est donc le remède à la violence. (Op. cit., pp. 248-249). Pour nous en convaincre encore, Guigui se réfère au Midrash où les rabbins se demandent pourquoi Job a été puni. Selon le Midrash, Job fut un des trois conseillers que Pharaon consulta à propos du sort à réserver aux Hébreux. Jethro conseilla la libération, Balaam l’asservissement et Job, lui, se tut. « Son silence le rendit complice. Donc coupable. » Même si Dieu se révèle dans le silence, le silence n’est pas de mise quand il s’agit de dénoncer l’injustice. (GUIGUI A., op. cit ., p. 251).
13. GUIGUI A., op. cit., pp. 244-245.
14. Mt 5, 39.
15. Ahad Ha-Aam (Acher Hirsh Ginsberg,1856-1927), penseur juif très influent, cité par GUIGUI A., op. cit., p. 246. Guigui dénonce l’attitude de Gandhi, « le meilleur disciple de Jésus au XXe siècle », écrit-il, en raison de certaines de ses déclarations non-violentes. Peu de temps avant la seconde guerre mondiale, Gandhi déclara : « Je suis certain que le cœur de l’Allemand le plus dur s’attendrira [si seulement les juifs]… voulaient adopter une non-violence active. La nature humaine répond immanquablement aux gestes d’amour. Je ne désespère pas de sa réponse [celle de Hitler] aux souffrances humaines, même s’il en est la cause. » (Harijan, 1937-1938). Pendant la guerre, Gandhi conseilla aux Britanniques : « Je voudrais que vous posiez les armes comme n’étant d’aucune utilité pour votre salut et celui de l’humanité. Invitez donc Herr Hitler et Signor Mussolini à prendre ce qu’ils veulent des pays que vous appelez « vos possessions »… Si ces messieurs décident d’occuper vos maisons, vous les évacuerez. S’ils ne vous laissent pas partir, laissez-vous massacrer, hommes, femmes et enfants. Mais refusez de leur faire allégeance. » (sans référence). Et Guigui relève encore cette réflexion qui date de l’après-guerre, dans une conversation que Gandhi eut avec son biographe Louis Fisher, en juin 1946 : « -Hitler a tué cinq [sic] millions de juifs. C’est le plus grand crime de notre temps. Mais les juifs auraient dû s’offrir au couteau du boucher. Ils auraient dû se jeter dans la mer depuis les falaises.- Fisher : Vous voulez dire que les juifs auraient dû se suicider collectivement ? – Oui, cela aurait été de l’héroïsme. » Pour répondre à Gandhi, Guigui cite le philosophe Martin Buber (1878-1965) : « Nous n’avons pas répandu, comme le fit Jésus, fils de notre peuple, et comme vous le faites, l’enseignement de la non-violence, parce que nous croyons qu’un homme doit parfois user de la force pour son propre salut, et encore plus pour celui de ses enfants. » (Op. cit., pp. 246-247).
16. GUIGUI A., op. cit., p. 246, renvoie à ces passages : « Quant à ce prophète ou visionnaire, il sera mis à mort pour avoir prêché la révolte contre le Seigneur votre Dieu qui vous a fait sortir du pays d’Égypte et t’a racheté de la maison de servitude ; cet homme voulait t’entraîner hors du chemin que le Seigneur ton Dieu t’a prescrit de suivre. Tu ôteras le mal du milieu de toi. » (13, 6) ; « La main des témoins sera la première pour le mettre à mort, puis la main de tout le peuple en fera autant. Tu ôteras le mal du milieu de toi. » (17, 7) ; « Vous le traiterez comme il avait l’intention de traiter son frère. Tu ôteras le mal du milieu de toi. » (19, 19) ; « Tous les hommes de sa ville le lapideront, et il mourra. Tu ôteras le mal du milieu de toi… » (21, 21) ; « …on l’amènera à la porte de la maison de son père ; les hommes de sa ville la lapideront, et elle mourra, car elle a commis une infamie en Israël en se prostituant dans la maison de son père. Tu ôteras le mal du milieu de toi. » (22, 21) ; « S’il se trouve un homme qui commet un rapt sur la personne d’un de ses frères parmi les fils d’Israël, qui vend sa victime pour en tirer profit, l’auteur du rapt mourra. Tu ôteras le mal du milieu de toi. » (24, 7).
17. Id., p. 247.
18. Id., pp. 247-248.
19. Is 9, 6.
20. Is 11, 9.
21. Is 32, 15-18.
22. So 3, 15.
23. Za 9, 10.
24. Shab. 10 b.
25.  « Le Seigneur lui [à Gédéon] dit : « La paix est avec toi ! Ne crains rien ; tu ne mourras pas. » A cet endroit, Gédéon bâtit un autel au Seigneur et il l’appela « Le Seigneur est paix ». »
26. Nb 25, 1-9 : « Israël s’établit à Shittim et le peuple commença à se livrer à la débauche avec les filles de Moab. Elles invitèrent le peuple aux sacrifices de leurs dieux. Israël se mit sous le joug de Baal de Péor et le Seigneur s’enflamma de colère contre lui. Le Seigneur dit à Moïse : « Saisis tous les chefs du peuple et fais-les pendre devant le Seigneur, face au soleil, afin que l’ardente colère du Seigneur se détourne d’Israël. » Moïse dit aux juges d’Israël : « Que chacun de vous tue ceux de ses hommes qui se sont mis sous le joug du Baal de Péor ! » Et voici  que l’un des fils d’Israël, amenant une Madianite, arriva au milieu de ses frères ; et cela sous les yeux de Moïse et de toute la communauté des fils d’Israël, alors qu’ils pleuraient à l’entrée de la tente de la rencontre. A cette vue, le prêtre Pinhas, fils d’Eléazar, fils d’Aaron, se leva au milieu de la communauté ; prenant en main une lance, il suivit l’Israélite dans l’alcôve et les transperça tous les deux, l’Israélite et la femme, dans l’alcôve de cette femme. Alors s’arrêta le fléau qui frappait les fils d’Israël. Les victimes de ce fléau furent au nombre de 24.000. »
27. Nb 25, 10-13.
28. La traduction est incapable de rendre la subtilité que le texte hébreu contient. En effet, dans le mot שָׁלוֹם (chalom), la deuxième lettre, le vav (littéralement : le « crochet ») est coupé ce qui constitue, écrit A. Guigui, une « anomalie grave et exceptionnelle ». Cette coupure « a valeur de conseil pour l’avenir. Mieux vaut, au départ, une paix dont une partie est coupée, c’est-à-dire une paix incomplète, plutôt qu’une discorde complète et parfaite. » (op. cit., pp. 254-5-255). La lettre vav qui sert de conjonction de coordination, symbolise l’union, ce qui réunit les choses entre elles (elle a la forme d’une cheville de bois), la fécondation qui engendre la vie (elle évoque aussi par sa forme le sexe masculin), l’harmonie, la communication entre les puissances célestes et les forces terrestres, le ciel et la terre, l’esprit et la matière, le Créateur et sa création. Elle est la sixième lettre de l’alphabet et fait ainsi sans doute allusion aux six jours de la création (Cf. www.alephbeth.net/alphabet/vav.html). La coupure du vav indique donc une rupture dans les différentes valeurs suggérées.
29. Cf. GUIGUI A., op. cit., p. 255.
30. 1 Ch 22, 7-8.
31. GUIGUI A., op. cit., p. 252.
32. HARBOUN Haïm, Le respect de la vie dans le judaïsme, (texte disponible sur http://haim.harboun.fr). Né en 1932, H. Harboun est diplômé du Séminaire israélite de France, directeur de recherche de l’Université de Provence, docteur en psychologie clinique, docteur en histoire, diplômé en ethnopsychologie.
33. Cf. Aboth (avote) de Rabbi Nathan cité par ARBOUN H., op. cit. H. Harboun rappelle l’opinion du Rabbin Akiba (ou Akiva) (vers 50-135), martyrisé par les Romains, il est l’un des maîtres les plus importants de la troisième génération de docteurs de la Mishnah, la plus importante des sources rabbiniques. Il disait : « Tu aimeras pour ton prochain ce que tu aimes pour toi-même (Lv 19), c’est là un grand principe, un principe fondamental de la Torah ». Un contemporain d’Akiba, Ben Azaï estime, lui, que le principe selon lequel l’homme équivaut à toute la création est supérieur à celui d’Akiba. H. Harboun explique : « Pour Rabbi Akiba les relations avec le prochain sont commandées par l’idée de réciprocité, alors que Ben Azaï, lui, fonde les relations de l’homme avec ses semblables sur la fraternité d’origine : un seul homme est à l’origine de toute l’humanité. L’homme a été créé à l’image de Dieu. Le prochain rappelle le Créateur commun de l’univers. » C’est pour cette même raison, que « la Torah érige en mitsva [commandement, prescription] l’obligation d’aimer l’étranger. »
34. La TOB traduit : « Voici le livret de famille d’Adam ». Les deux traductions sont justifiables. Le mot hébreu 'tôledôt' peut signifier naissance ou famille ou histoire ; c’est la même racine que l’enfant. On retrouve ce mot en Gn 2,4 : « Telle est la naissance du ciel et de la terre lors de leur création. »
35. Sanhédrine IV, cité par ARBOUN H., id.. Le Rabbin répond à l’objection de certains commentateurs « malveillants », dit-il, qui ont fait remarquer que le texte ne parlait pas d’un « homme » mais d’un Israélite. H. Harboun objecte que le mot « Israélite » n’est pas dans le texte original mais qu’il a été introduit plus tard après la clôture du Talmud.
36. Récit, enseignement, exégèse, découverte, compilation d’enseignements, de commentaires.
37. Ex 14, 19-20.
38. ARBOUN H., op. cit..
39. Op. cit., p. 250.
40. Id., p. 249.
41. GUIGUI A., Conférence sur http://ec.europa.eu/education. En conclusion, A. Guigui conte cette histoire talmudique : « Un père laissa à ses deux enfants après sa mort, un champ de blé. Les deux y travaillaient et divisaient la récolte à part égale. Un soir, en plein été, le jeune frère perdit le sommeil. Il se dit en lui même : comment puis-je partager avec mon frère à part égale ? Lui, a une grande famille à nourrir. Ses besoins sont nettement plus importants que les miens. Il se leva en pleine nuit, prit des gerbes de son tas et les ajouta au tas de blé de son frère. Mais le frère âgé, lui aussi, perdit le sommeil. Comment puis-je partager à part égale avec mon frère ? Se dit-il. Moi, j’ai une famille. Aux jours de ma vieillesse, mes enfants s’occuperont de moi. Ils prendront soin de moi et je ne manquerai de rien. Mon frère quant à lui, est seul. Qui veillera sur lui ? C’est maintenant qu’il doit faire des réserves pour ses vieux jours. Et lui aussi se leva, prit des gerbes de son tas et les ajouta au tas de son frère. Le lendemain les deux frères étaient étonnés. Le volume des tas n’avait pas changé. Le deuxième soir ce fut le même scénario. Le troisième soir, les deux frères se levèrent à la même heure. Chacun d’eux se dirigea vers le tas de son frère avec ses gerbes sur les bras. A mi-chemin, ils se croisèrent. Et les larmes aux yeux s’embrassèrent. Dieu dit alors : c’est sur ce lieu de fraternité que je construirai mon Temple symbole de paix et de concorde. C’est sur ce lieu que je ferai résider ma présence. Puisse Dieu faire résider la paix dans ce monde, une paix juste et durable. »
42. « La respiration (neshama) est l’haleine, l’indice de la vie donnée par Dieu à l’homme (Gn 2). La nefesh signifie d’abord le cou (Ps 44, 26), puis la trachée, le souffle et enfin la vie ou le principe vital (Ps 30,4 ; Pr 8,35). C’est par la puissance de Dieu que l’homme devient une nefesh vivante (Gn 2,7). Mais il peut prendre des connotations psychologiques (devoir, aspiration), comme dans le Ps 35. Ce terme revient 755 fois dans l’AT et il est traduit par âme (psyché) dans la Septante. » (TRUBLET Jacques s.j., La conception hébraïque du corps, in Choisir, juillet-août 2006, p. 23 ( Cf. www.choisir.ch).) J. Trublet est professeur d’Ancien Testament au Centre de Sèvres.
43. Ex 21, 24.
44. GUIGUI A., op. cit., pp. 29-30.
45. Cf. REMAUD Michel, Connaissance du judaïsme : la loi du Talion, in Un écho d’Israël, 26, novembre-décembre 2005. L’auteur se réfère au midrash tannaïte.
46. TOB note (u) : « C’était un déshonneur pour une femme de ne pas se marier et de ne pas avoir d’enfants. »
47. Jg 11, 29-40.
48. OSTY E. et TRINQUET J., La Bible, Josué, Livre des Juges, Ruth, Rencontre, 1970, p. 228, note 39. La Bible de Jérusalem, p. 295, note b, déclare qu’« il ne faut pas en atténuer le sens : Jephté immole sa fille (…) pour ne pas manquer au vœu qu’il a fait. » Certes les sacrifices humains sont réprouvés en Israël, comme on le voit en Gn 22 à propos d’Isaac et d’Abraham, « mais, continue le commentateur, le narrateur rapporte l’histoire sans exprimer aucun blâme, et l’accent paraît même être mis sur la fidélité au vœu prononcé. »
49. L’énigme Jephté sur www.lechampdumidrash.net
50. Gn Rabba 60, 3 (cf. www.lechampdumidrash.net).
51. Gn 24, 10-20.
52. Jos 15, 16-17.
53. 1S 17, 25.
54. « Eliezer a dit : « La jeune fille à qui je dirai… ce sera celle que tu as destinée ». Autrement dit, si une servante quelconque était sortie à cet instant et lui avait donné à boire, il l’aurait conduite au fils de son maître ! Mais le Saint béni soit-il rectifia la chose : « Il n’avait pas fini de parler que sortait Rébecca » (…). Caleb a dit : « Celui qui battra Qiryat-Séphèr et s’en emparera, je lui donnerai pour femme ma fille Aksa » (…). Par conséquent, si un esclave s’était emparé de la ville, il lui aurait donné sa fille. Mais le Saint béni soit-il rectifia de lui-même, comme il est dit : « Celui qui s’en empara fut Otniel, fils de Qenaz, frère de Caleb, qui lui donna pour femme sa fille Aksa » (…). Saül a dit : « Celui qui l’abattra, le roi le comblera de richesses, il lui donnera sa fille » (…). Et donc, si un Ethiopien, un idolâtre ou un esclave l’avait frappé, il lui aurait donné sa fille. Mais le Saint béni soit-il corrigea la chose, comme il est dit : « David était le fils d’un Ephratéen » (…). Jephté a dit : « Celui qui sortira le premier des portes de ma maison pour venir à ma rencontre… Celui-là appartiendra à Yahvé, et je l’offrirai en holocauste » (…). Et donc si un âne, un chien ou un chat était sorti, il l’aurait immolé en holocauste ? Cette fois le Saint béni soit-il ne rectifia pas la chose, comme il est écrit : « Lorsque Jephté revint à sa maison, voici que sa fille sortit à sa rencontre (…). Dès qu’il l’eut aperçue, il déchira ses vêtements »…. » (www.lechampdumidrash.net)
55. « Pinhas n’aurait-il pas pu le délier de son vœu ? Mais Pinhas se disait : « C’est Jephté qui a besoin de moi, et moi je devrais aller chez lui ? » Et Jephté se disait : « Est-ce à moi qui suis à la tête des chefs d’Israël de me rendre chez Pinhas ? » A cause de ces deux hommes, la jeune fille mourut. (…) Tous deux furent punis pour son sang. Jephté mourut en perdant un à un tous ses membres (abarim) : partout où il allait il perdait un membre et on l’ensevelissait sur place. En effet, il est écrit : « Jephté le Galaadite mourut et il fut enseveli dans les villes (‘are) de Galaad (…). Il n’est pas dit : « dans la ville de Galaad », mais « dans les villes de Galaad ». Quant à Pinhas, l’esprit de sainteté lui fut retiré, comme il est dit : « Pinhas, fils d’Eléazar, en avait été autrefois le chef » (1 Ch 9, 20). Il n’est pas écrit ici : « est leur chef », mais « était leur chef (quand) Yahvé était avec lui ! ». » (id.). L’affaire se complique quand on sait que Pinhas est identifié à Elie (cf. BATSCH Christophe, La guerre et les rites de guerre dans le judaïsme du deuxième Temple, Supplements to the Journal for the Study of Judaism (93), Brill, 2005, pp. 141 et svtes) ce qui fiat écrire au commentateur du Champ du Midrash que « Dieu devait envoyer le messie (et son précurseur Elie) pour alléger la loi, or il est en retard. Et donc, la faute de jephté est due en quelque sorte au retard de Dieu. » (id.).
56. Conférence à l’Ecole de la Foi de Namur, le 18 janvier 2006.
57. Nb 30, 3. Suivent toute une série de règles qui soumettent les vœux de la femme à l’autorité des pères et des maris.
58. Dt 23, 22-24.
59. La plus ancienne formulation connue de ce texte se trouve dans le livre de prières, le Siddour, d’Amram Gaon. Mort en 875, il fut le directeur de l’Académie talmudique de Soura en Babylonie.
60. Le texte qui est chanté, dit à propos des vœux que l’on pourrait être incapable de remplir dans l’année à venir : « Tous les vœux que nous pourrions faire depuis le jour de Kippour jusqu’à celui de l’année prochaine (qu’il nous soit propice), toute interdiction ou sentence d’anathème que nous prononcerions contre nous-mêmes, toute privation ou renonciation que, par simple parole, par vœu ou par serment nous pourrions nous imposer, nous les rétractons d’avance ; qu’ils soient tous déclarés non valides, annulés, dissous, nuls et non avenus ; qu’ils n’aient ni force ni valeur ; que nous vœux ne soient pas regardés comme vœux, ni nos serments comme serments. » (Jewish History Sourcebook : An Oath Taken by Jews Frankfort on the Main, about 1392 ; cf. aussi BIRNBAUM Philip, High Holyday Prayer Book, Hebrew Publishing Company, 1951). Cette prière explique la méfiance qui entoura les serments juifs en Europe jusqu’au début du XXe siècle. Dans les cours de justice, ils furent obligés de prêter un serment spécial qui fut appelé serment « more judaïco » (selon la coutume juive).
61. Ce pardon renvoie au rituel prévu dans Nb 15, 22-29 pour les fautes involontaires. L’analyste du Champ du Midrash va plus loin encore, identifiant la fille de Jephté à Miriam la prophétesse (Ex 15, 20) qui mourrait à cause du vœu de son père mais aussi à cause de son hérésie, de son idolâtrie. Miriam représente le peuple juif tenté sans cesse par l’idolâtrie et qui mériterait que Dieu représenté par Jephté accomplisse son vœu de détruire ce peuple idolâtre, sa fille, Israël. Dans cette hypothèse, « le Kol Nidre  demanderait l’annulation de tous les vœux. Celui de Dieu et ceux d’Israël ».
62. Cf. GUIGUI A ., La Bible miroir de notre temps, Racine, 2008, notamment, en ce qui concerne Amalek : pp. 317-318.
63. Ex 14, 14.
64. Ex 17, 8.
65. Dt 25, 19.
66. Lv 19, 18.
67. Lv 19, 34.
68. Dt 6, 5.
69. GUIGUI A., Dieu parle aux hommes, Racine, 2007, p. 129.
70. Id., pp. 137-139. « Sept commandements ont été donnés aux fils de Noé [ce sont les lois nohahides, pour les non-juifs]  : -l’institution de magistrats : - l’interdiction de blasphémer le nom de Dieu : -l’interdiction de l’idolâtrie ; -l’interdiction des unions illicites ; -l’interdiction du meurtre ; -l’interdiction du vol avec violence ; -l’interdiction de prélever un fragment de chair sur un animal vivant. » (Le Talmud cité in GUIGUI A., id., p. 137). Pour A. Guigui, « le juif et le nohahide sont ainsi parfaitement égaux, non seulement devant les vérités de la Loi, mais aussi devant les exigences de la Loi, avec cette différence que la Loi du peuple juif est plus complexe et plus diversifiée. Cette diversité répond, en fait, à la responsabilité du peuple juif qui découle inéluctablement du caractère de son élection, qui exige de lui plus de devoirs pour remplir la tâche qui lui a été confiée par Dieu. (…) Maïmonide est catégorique à ce propos : « Quiconque accepte les sept commandements et les observe avec soin est considéré comme un Gentil pieux et il a part à la vie éternelle ». »  (Id., p. 138). Le Rabbin Jacques Kohn rappelle toutefois qu’en réalité, il existe « une énorme différence entre l’échelle des valeurs applicables à Israël et celle requise du monde non juif. Si un juif commet un vol d’une valeur d’une valeur au moins d’une perouta, il est condamnable (Baba Metsi’a 55a), tandis que le noahide est passible de mort pour un vol d’une valeur inférieure à ce montant (Yevamoth 47b). La différence, même si elle paraît minime, (la perouta représentant la plus petite des pièces de monnaie, un « sou » en quelque sorte) est en réalité considérable. Elle montre en effet qu’il existe toujours pour le Juif une marge de miséricorde divine, mais que cette marge fait défaut chez le noahide. C’est dire que, d’un point de vue conceptuel, il est plus « facile » à un Juif d’accomplir l’intégralité de ses devoirs envers Hachem [« le Nom », Dieu] qu’à un païen de s’exécuter des siens. » (www.techouvot.com)
71. Mt 5, 43-44.
72. L’auteur reprend ici l’analyse de BENAMOZEGH Elie (1822-1900), Morale juive et morale chrétienne, ch. 8, œuvre disponible sur le site http://ghansel.free.fr
73. Lv 19, 18. « A dit à B : « Prête-moi ta faucille » et B répond : « Non ! » Le jour suivant B dit à A : « Prête-moi ta hache. » A répond : « Je ne te la prêterai pas, comme tu as refusé de me prêter ta faucille » : ceci est la vengeance. (…) A dit à B : « Prête-moi ta hache. » B répond : « Non ! Le jour suivant B dit à A : « Prête-moi ton vêtement. » A répond : « Oui, je te le prête, quoique tu m’aies refusé ta hache l’autre jour » : cela, c’est de la rancune. » (Yoma, 23a, cité par GUIGUI A., op. cit., p. 140, notes 2 et 3).
74. Ex 23, 4-5 et Dt 22, 1-4.
75. Baba Metsia 32b, cité par GUIGUI A., op. cit., p. 140.
76. Dt 23, 8.
77. Pr 24, 17-18.
78. Pr 20, 22
79. Pr 24, 29.
80. Jb 31, 29.
81. Ex 17, 4-5.
82. Chemoth Rabba, 26 cité par GUIGUI A., op. cit., p. 143.
83. Baba Kama, 93a, cité par GUIGUI A., id..
84. Jg 5, 34 in Yoma 23a, cité par A. Guigui, id., p. 144.
85. Meguilla 28b, id..
86. Par le feu, la lapidation, la pendaison ou l’épée.
87. Viol, enlèvement de personnes à fin de gain, sorcellerie, violation publique du shabbat, culte païen avec sacrifices humains ou prostitution sacrée, meurtre avec préméditation, adultère, homosexualité, blasphème, inceste, etc..
88. Il faut réunir 23 membres du Sanhédrin ni trop jeunes (ils manqueraient d’expérience), ni trop vieux (ils seraient trop sévères), qu’ils aient des enfants et qu’ils soient érudits. Ce tribunal est contrôlé par les autres membres du Sanhédrin qui veillent au respect de la Torah et à l’indépendance du tribunal. Le procès ne peut être convoqué que s’il existe au moins deux témoins oculaires directs. Ce sont eux, le cas échéant, qui exécuteront la sentence (cf. Dt 17, 7) ceci pour dissuader les faux témoignages et pour que les accusateurs comprennent la gravité de l’accusation. Face à eux, les 23 membres du Sanhédrin jouent, en quelque sorte, le rôle de défenseurs : ils interrogent les témoins puis expriment leur opinion, du moins érudit au plus érudit pour que celui-ci n’influence pas les autres. Celui qui défend l’accusé ne pourra, par la suite, se rétracter tandis que celui qui plaide la culpabilité pourra par la suite changer d’avis une seule fois. Par ailleurs, les aveux de l’accusé n’ont aucune valeur car ce serait, en cas de condamnation, un suicide. Si le moindre doute apparaît, le tribunal remet la sentence à Dieu par crainte de condamner un innocent. De telles règles expliquent que l’on puisse lire dans le Talmud : « Un Sanhédrin qui prononce une condamnation à mort en sept ans est appelé sanguinaire, selon d’autres opinions, une fois tous les septante ans. Rabbi Tarphon et Rabbi Akiva ont enseigné : « Si nous avions siégé dans un Sanhédrin, il n’y aurait jamais eu de condamnation. » »_ (Makkot 7a, cité dans l’article La justice sans peine de mort sur http://maimon.blog.lemonde.fr
89. E.v.: « ère vulgaire » ou e.c. « ère commune », expressions employées par ceux qui répugnent à parler d’ère chrétienne.
90. Cf. La justice sans peine de mort, op. cit..

⁢iii. Lectures chrétiennes

Les exégètes protestants et catholiques se sont aussi penchés sur ces textes de l’Ancienne Alliance qui heurtent bien des lecteurs et qui inspirent parfois des discours intégristes. Bien conscients que ces textes sont nés dans des circonstances historiques précises et appartiennent à divers genres littéraires, ils se sont attelés à montrer qu’ils ne peuvent être utilisés tels quels sans être décryptés et rendus compréhensibles pour leurs contemporains.

Nous suivrons tout d’abord les réflexions de quelques spécialistes protestants ou proches du protestantisme qui se sont particulièrement attachés à pénétrer le sens des épisodes les plus choquants pour notre sensibilité.⁠[1]

A l’instar de Marcion, bien des réformés émirent les plus nettes réserves vis-à-vis de l’Ancien testament. Si, dans sa jeunesse, Luther avait pris le parti de l’humaniste judaïsant Johannes Reuchlin⁠[2] et affirmé une solidarité fondamentale entre les Juifs et les chrétiens, après 1530, il changea d’attitude et plaidera pour l’expulsion des Juifs. Cette hostilité grandissante fut surtout causée par le fait que de plus en plus de contemporains, protestants compris, étaient séduits par l’exégèse rabbinique⁠[3] et valorisaient le peuple juif et l’autorité de l’Ancien Testament. Luther réagit parfois avec grossièreté et violence⁠[4] contre ce qu’il estimait une menace de judaïsation du christianisme⁠[5]. Dans son Commentaire de la Genèse[6], il s’en prend à l’exégèse rabbinique et aux exégètes chrétiens médiévaux qui s’appuyaient sur cette exégèse⁠[7]. Il n’empêche que Luther ne rejette pas l’Ancien testament, au contraire, il estime que « ce qui est ancien est plus proche de l’origine »[8] et il essaie de fonder le dogme trinitaire comme le dogme christologique sur certains passages vétérotestamentaires et de montrer que l’Ancien Testament prophétisait la venue et la mort du Christ.⁠[9] A sa suite, la Bible protestante choisit le canon juif de Yamnia⁠[10] et renvoya les livres deutérocanoniques de la Septante, au mieux, en appendice⁠[11]. A sa suite, tous les courants protestants s’emparèrent de l’Ancien Testament parfois pour le rejeter⁠[12], parfois pour le récupérer totalement c’est-à-dire pour s’identifier à l’Israël biblique⁠[13], parfois aussi, heureusement, pour étudier sérieusement ce texte inspiré comme Calvin le fit tout au long de sa vie.⁠[14] Et il ne fut pas le seul.⁠[15]

Aujourd’hui, en général, la théologie protestante a renoncé aux positions extrêmes mais Thomas Römer regrette que nos contemporains rejettent « certains énoncés que l’Ancien Testament fait sur son Dieu ». Pour lui, ce rejet « semble être lié à une lecture indifférenciée et intemporelle de l’Ancien Testament, lecture qui ne tient pas compte des circonstances historiques et culturelles des témoignages vétérotestamentaires. »[16] On voit notamment que même l’idée de Dieu a évolué. Le monothéisme ne s’impose pas d’emblée dans l’histoire d’Israël reflétée dans la Bible. Yhwh est présenté comme un Dieu tribal parmi d’autres⁠[17], puis comme un Dieu national dont le Roi est le vicaire, un Dieu qui protège et aide surtout en cas de guerre mais qui coexiste avec d’autres dieux⁠[18]. Ces dieux vont menacer le Dieu national, Baal ⁠[19] puis Assur, le dieu assyrien. Le prophète Osée va présenter la menace assyrienne comme la sanction d’un Israël infidèle à Yhwh, seul Dieu. Mais c’est l’exil à Babylone qui sera le moment décisif car cette catastrophe, selon le livre du Deutéronome, « est arrivée parce que le peuple n’a pas été capable de vénérer uniquement le Dieu d’Israël. »[20] Yhwh a puni son peuple mais s’il affirme ainsi sa supériorité c’est à la manière des dieux assyriens et babyloniens, c’est-à-dire d’un dieu guerrier. Dans le milieu sacerdotal, une autre image de Dieu se développe, celle d’un Dieu universel cette fois qui veut le bien de tous les hommes, tel qu’on le voit dans le livre de la Genèse. Toutefois, ce Dieu qui libère Israël du joug égyptien est encore un Dieu qui combat contre les dieux de l’Égypte⁠[21]. N’empêche que le monothéisme va s’affirmer clairement dans le deutéro-Esaïe, les autres dieux ne sont que des idoles, du « bois à brûler »[22]. La Bible donc garde la trace d’une expérience religieuse qui n’est pas uniforme. Yhwh est le Dieu d’Israël et le Dieu de toute l’humanité, un Dieu mâle et dur mais aussi miséricordieux et fidèle, époux et amant⁠[23], un Dieu père⁠[24] qui ne manque pas de traits féminins⁠[25]. Il faut donc éviter d’enfermer Dieu dans une représentation retreinte. Dieu le rappelle lui-même : « Je suis Dieu, et non pas un être humain »[26] et, pour cela, « Tu ne feras pas d’image… ». Mais quand les hommes inspirés parlent de Dieu, ils ne peuvent le faire qu’à travers des images toujours plus ou moins inadéquates puisque Dieu est « incomparable »[27]

Ceci dit, nous pouvons aborder, avec l’aide de Th. Römer, les passages dérangeants de l’Écriture.


1. Nous nous pencherons sur l’analyse de RÖMER Thomas, Dieu obscur, Le sexe, la cruauté et la violence dans l’Ancien testament, Labor et Fides, 1998 ainsi que sur sa conférence Dieu est-il violent ? La violence dans la Bible, 7-12-2002 (cf. www.erf-auteuil.org/conferences). Nous nous référerons aussi à Marguerat. Th. Römer est doyen de la Faculté de Théologie et de Sciences des religions de l’Université de Lausanne.
2. Johannes Reuchlin (1455-1522) connaissait l’hébreu et l’araméen, il avait lu la Kabbale et d’autres ouvrages fondamentaux du judaïsme, dans le texte et s’était prononcé contre la destruction des livres juifs que certains réclamaient (notamment Johannes Pfefferkorn boucher juif converti au catholicisme). Il dédia son De arte cabalistica (1517) au pape Léon X. Cet ouvrage eut la faveur du cardinal Gilles de Viterbe . Ordonné prêtre il prit parti contre la réforme de l’Église de Luther.
3. « Déjà dans son Commentaire sur les petits prophètes (1524-1526), il avait formulé une série de critiques souvent véhémentes contre « les fables, les rêveries, les absurdités » des exégètes juifs. Il leur reprochait de faire violence au texte. Il rejetait leur manière d’appliquer les promesses de l’Ancien testament au règne terrestre des Juifs. ? Il rangeait le Talmud dans le même sac que les décrétales papistes et le Coran. Il s’agissait d’écrits sataniques. Dans les écrits des années 40, la discussion portera tout particulièrement sur les dogmes christologiques et trinitaires et leur fondement dans l’Ancien testament. » (LIENHARD Marc, Martin Luther, Un temps, une vie, un message, Labor et fides, 1991, p.268. Marc Lienhard est Doyen honoraire de la faculté de théologie protestante de l’Université Marc-Bloch de Strasbourg et ancien Président du Directoire de l’Église protestante de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine.
4. « Il invite les autorités à expulser les Juifs (…) ou à restreindre leurs droits, détruire les synagogues, les livres de prière et le Talmud, à interdire le culte public et l’enseignement des rabbins. » (LIENHARD Marc, op. cit., p. 271). Les mesures proposées étaient tellement inhumaines qu’en 1546, la victoire de Charles-Quint sur les États protestants de la Ligue de Smalkalde fut saluée par les Juifs : « De manière miraculeuse, il a vaincu et sauvé (ainsi) la nation d’Israël de la puissance de cette foi nouvelle que le moine Luther avait érigée, lui qui est impur. Il cherchait à détruire tous les Juifs. » (Josel de Rosheim (1480-1554), cité in LIENHARD Marc, op. cit., p. 272). Cet anti-judaïsme persista. Ainsi, Nicolas Antoine (1602-1632) fut brûlé à Genève pour judaïsme. Ce théologien protestant en était arrivé à la conclusion que seul l’Ancien Testament contenait la vérité. (Cf. SAUTER Georges, Genève 1632, Nicolas Antoine condamné à mort pour s’être converti au judaïsme : un crime de « lèse-majesté divine » pour les pasteurs de l’époque, Causerie à l’Union protestante libérale de Genève, 17-9-1990, sur www.anti-scientologie.ch)
5. Il y eut effectivement des excès dans ce sens : « influencés par l’exégèse rabbinique, certains adeptes du mouvement évangélique se mirent à prêcher que les Juifs avaient, en tant que Juifs, un rôle particulier à jouer dans le nouveau Royaume dont la venue était imminente. (…) Autour de 1530 se manifestèrent les premiers antitrinitaires dont le médecin Michel Servet. En 1534, c’était la catastrophe de Münster où des exaltés, se réclamant aussi bien de l’Ancien Testament que de visions particulières avaient tenté de dresser une théocratie sanglante, éliminant les non-croyants et réintroduisant certaines pratiques vétéro-testamentaires telles que la polygamie. En Silésie, un groupe d’anabaptistes autour d’Oswald Glait avait évolué, en 1528 déjà, vers l’observation du sabbat qui remplaçait le dimanche. En Bohême et en Moravie, certains en étaient venus à pratiquer la circoncision. » (LIENHARD Marc, op. cit., p. 269).
6. Ecrit à partir de 1535. Luther s’en prend aussi aux Juifs et au judaïsme dans d’autres ouvrages : Contre les observateurs du sabbat, 1538, Des Juifs et de leurs mensonges, Du nom Hamphoras et de la lignée du Christ, Des dernières paroles de David, 1542-1543.
7. C’est le cas du franciscain Nicolas de Lyre (1270-1349) qui, dans ses commentaires sur la Bible, s’appuie sur ceux de Schelomo Rashi (+1105) qui est encore aujourd’hui une des références majeures de l’exégèse juive. (cf. www.institut-rachi-troyes.fr/). N. de Lyre fait un peu exception car peu de théologiens, à l’époque, connaissaient le grec et l’hébreu malgré le souhait du concile de Vienne (1311) de voir se créer dans toutes les universités d’Europe des chaires de langues orientales.
8. STERNBERGER Jean-Pierre, Le patrimoine commun : la Torah, les Psaumes, les Prophètes, sur www.prostestants.org/ , site de la fédération protestante de France.
9. Ce que l’on trouve déjà chez Justin le Martyr dans son Dialogue avec le Juif Tryphon.
10. Le synode de Yamnia (ou Yavné, au sud de l’actuelle Tel Aviv) eut lieu vers l‘an 90 de notre ère.
11. Pour justifier leur choix, les théologiens protestants se réfèrent à saint Jérôme qui, au IVe siècle, avait étudié l’hébreu et considérait qu’il devait y avoir 22 livres dans la Bible comme il y avait 22 lettres en hébreu (cf. STERNBERGER J.-P., op . cit..)
12. Th. Römer cite, pour s’en tenir à l’époque moderne, Johann Salomo Semler qui, vers 1774, déclare qu’« en règle générale, les chrétiens n’ont pas accès à la connaissance de Dieu par les livres de l’Ancien testament mais seulement par la doctrine parfaite du Christ et ses apôtres. » (Institutio ad doctrinam Christianam liberaliter discendam, §79, cité in RÖMER Th., Dieu obscur, p. 10) ; ou encore Adolf von Harnack qui affirme que « rejeter l’Ancien Testament au IIe siècle fut une erreur que la grande Église à juste titre ne commit pas. Le maintenir au XVIe siècle fut un destin auquel la Réforme ne put encore se soustraire. Mais le conserver au XIXe siècle comme document canonique au sein du protestantisme est la conséquence d’une paralysie religieuse et ecclésiastique. » (Marcion, Das Evangelium vom fremden Gott, 1924, p. X, 217, in id.). Cette position se répandit largement en Allemagne et, dans les années trente, servit l’idéologie nazie comme en témoigne le livre de FRITZSCH Th., Der falsche Gott, Beweismaterial gegen Jahwe [Le faux Dieu, Argumentaire contre Yahvé], 10e édition en 1933). Sans aller jusque là, des exégètes comme Paul Volz (Das Dämonische in Jahwe (1924) ou, plus près de nous, Franz Buggle (1992) montrent que devant la « sombre colère » d’un Dieu qui n’est pas tenu aux lois morales, le sacrifice « exprime la terreur des hommes ». (SCHENKER Adrian, La douceur et le sacré, Les sacrifices de la Bible comme expression de la douceur divine, in NAYAK Adrian, op. cit., pp. 219-220) . Même le grand exégète Rudolf Bultmann (1884-1976), dans certains écrits, considère l’Ancien Testament, dit Th. Römer, comme « une sorte de symbole décrivant la relation aliénée entre Dieu et l’homme » (RÖMER Th., op. cit., p. 11).
13. Souvenons-nous des colons puritains débarquant sur la « terre promise » d’Amérique ou des camisards cévenols qui combattaient sous l’autorité des « prophètes » Abraham Mazel (1677-1710), Gédéon Laporte (+1702) ou Moïse Bonnet (+1702). (cf. STERNBERGER J.-P., op. cit.).
14. Alors que les anabaptistes et les « antinomistes » (adversaires de la loi) estimaient que le temps de la Loi était passé, Calvin (1509-1564) s’employa à montrer que Loi et Évangile n’étaient pas antithétiques. Dans L’institution de la religion chrétienne (dans l’édition de 1539) un chapitre s’intitule « De la similitude de l’Ancien et du Nouveau Testament ». Il écrivit des commentaires sur les 5 livres du Pentateuque, Josué, les Psaumes et Esaïe, des leçons sur Jérémie et les Lamentations, les vingt premiers chapitres d’Ezéchiel, Daniel et les douze petits prophètes. S’ajoutent à cela des sermons sur de nombreux livres ou chapitres de la Bible. (Cf. CRETE Liliane, Calvin exégète de l’Ancien Testament, sur le site de l’Église réformée d’Auteuil (www.erf-auteuril.org ; TOLLET Daniel (sous la direction de), Les Églises et le Talmud : ce que les chrétiens savaient du judaïsme (XVIe-XIXe siècles), PUPS, 2006, pp. 46-55 ; KAENNEL Lucie, La réforme et les Juifs , in BENBASSA Esther, Gisel Pierre et alii, L’Europe et les Juifs, Labor et Fides, 2002, pp. 79-94).
15. Cf. notamment KELLER Bernard, Paul Fagius, hébraïsant, pasteur et pionnier (1504-1549), Almanach du KKL-Strasbourg, 2004 (http://judaisme.sdv.fr). B. Keller est professeur de Théologie protestante à l’Université de Strasbourg.
16. RÖMER Th., Dieu obscur. op. cit., p. 12.
17. Dt 32, 8.
18. Jr 2,28 ; Prologue du livre de Job 1 et 2.
19. 1 R 16, 32 ; 2 R 10, 18-27.
20. RÖMER Th., id., p. 21.
21. Ex 12, 12.
22. Is 44, 15.
23. Os 2, 15-17 ; Jr 2, 2 ; 3, 6-8 ; Ez 16.
24. Is 63, 7 ; 64, 7 ; 65, 5 ; Dt 14, 1.
25. Dt 32, 18 ; Ps 29, 9 ; 90, 2 ; Is 51, 2 ; Nb 11, 12 ; Is 40 ; 42, 14 ; 44, 2-24 ; 45, 10 ; 46, 3 ; 49, 15 ; 66, 13.
26. Os 11, 9.
27. Is 46, 5.

⁢a. Caïn

Elle nous offre tout d’abord, dans la Genèse qui est bien l’histoire des origines, une réflexion sur l’origine de la violence⁠[1] à travers le meurtre commis par Caïn⁠[2]. Le personnage central est Caïn qui expérimente, comme tout le monde, pourrait-on dire, l’injustice de la vie. Car le texte ne dit pas pourquoi Dieu n’a pas apprécié son sacrifice. Ce rejet entraîne sa frustration et sa colère de telle sorte que l’on peut dire, à la lumière de cette partie de l’histoire, que « le vrai péché consiste à laisser libre cours à la violence et à ne pas savoir gérer cette expérience de l’inégalité. » On peut ajouter qu’il est lié aussi « à l’incapacité de communiquer », de s’expliquer⁠[3]. Se basant sur l’hébreu, Römer estime qu’on peut interpréter « Suis-je le gardien de mon frère ? » comme « un appel à la nécessité d’avoir des règles (…) d’avoir des repères pour pouvoir gérer cette violence. » La Loi, en effet, n’est pas encore donnée et « le mot hébreu gardien vient d’une racine qui signifie  garder, mais aussi observer, souvent liée à l’observance de la loi. » Le problème se pose d’emblée à Caïn de savoir s’il est possible d’échapper à la « spirale de la violence ». Dans un premier temps Dieu semble s’y inscrire puis, « comme s’il se reprenait », Dieu « mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe »[4] . Ce qui nous révèle « que la vie humaine, même si c’est celle d’un meurtrier, reste sacrée et qu’aucun humain n’a le droit de prendre la vie d’un autre. » Qui plus est, Caïn s’installe à l’est d’Eden et y fonde une ville. L’orient est traditionnellement symbole de la vie et de la résurrection. Caïn a donc un avenir, un avenir de fondateur d’une civilisation « qui apparaît comme un moyen de gérer la violence humaine ». Œuvre du premier meurtrier, elle est danger et chance à la fois.⁠[5] La question de la violence n’est pas réglée pour autant puisque, dans la descendance de Caïn, Lamek rouvre la spirale de la violence. Néanmoins, on peut lire le chapitre 4 « comme le constat d’un échec du sacrifice ». Le verset 26 dit que c’est à ce moment qu’on commença à invoquer le nom de Seigneur. Il n’est plus question de sacrifices. Ceux-ci ont amené querelle et meurtre. Si donc, dans ce texte, Dieu semble être à l’origine de la violence décrite, il donne des pistes aux hommes pour y échapper.

Le problème du sacrifice va revenir d’une manière beaucoup plus aigüe. En effet, si l’on peut comprendre, malgré l’extrême violence du langage, que Dieu s’emporte devant certaines injustices⁠[6], il est plus difficile d’accepter qu’il réclame ou accepte un sacrifice d’enfant.

Si de nombreuses religions primitives offrent des sacrifices d’enfants⁠[7], le Deutéronome, lui, les condamne fermement⁠[8]. Dès lors, Dieu est-il en contradiction avec lui-même dans l’épisode de la « ligature » d’Isaac⁠[9] et dans celui de la fille de Jephté ?


1. Avant le premier meurtre, on peut considérer que « la violence entre dans la vie humaine suite à la transgression de l’ordre divin (ne pas manger de l’arbre) par le premier couple humain : la femme sera dominée par l’homme, contrairement à Gn1 où l’homme et la femme avaient été créés tous les deux à l’image de Dieu. De même Gn 3 se termine par l’annonce de l’hostilité entre le monde des animaux (symbolisé par le serpent) et le monde des humains. Comme la mort (« tu es poussière et à la poussière tu retourneras »), la violence fait désormais partie de la condition humaine. » (RÖMER, in Marguerat, pp. 42-43).
2. Gn 4. Nous suivrons ici le commentaire de RÖMER Th., in Marguerat, op. cit. . Cf. également Dieu obscur, op. cit., pp. 97-105 et Des meurtres et des guerres : le Dieu de la Bible hébraïque aime-t-il la violence ?, in Marguerat, pp. 35-57.
3. On constate, en effet, qu’au verset 8, « Caïn dit à Abel » n’est pas suivi d’un complément ou d’un discours.
4. Gn 4, 15.
5. Cette analyse recoupe celle que propose la psychothérapeute suisse Myriam Vaucher à partir de l’œuvre de Freud :  « Il n’y a de lien social et de civilisation qu’entre les fils de Caïn ou entre des frères parricides, qui surmontent la violence tapie en eux, et se soumettent à la Loi interdisant le meurtre et l’inceste. Les fondateurs de ville sont fratricides ! La civilisation advient sur fond de meurtre et de violence. » Mais, écrit-elle encore, « nous sommes des barbares superficiellement civilisés et n’avons d’autre moyen de lier la violence que de l’adresser à un autre, la transformant ainsi en un mouvement de haine qui donne naissance au moi et à l’autre et ouvre ainsi la voie à Eros. » (VAUCHER M., Vie, violence … La haine, voie de transformation de la violence, in Dieu est-il violent ?, op. cit., pp. 26 et 33).
6. Am 2, 13 ; Jr 5, 14.
7. 2 R 3, 26-27.
8. Dt 18, 9-13 : « Quand tu seras arrivé dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne, tu n’apprendras pas à agir à la manière abominable de ces nations-là : il ne se trouvera chez toi personne pour faire passer par le feu son fils ou sa fille (…). Car tout homme qui fait cela est une abomination pour le Seigneur, et c’est à cause de telles abominations que le Seigneur ton Dieu dépossède les nations devant toi. »
9. Cet épisode a profondément choqué E. Kant estimant qu’un commandement s’opposant à une loi morale universelle ne pouvait être divin. Pour lui, Abraham aurait dû répondre : « Je suis sûr que je ne dois pas tuer mon fils, mais je ne suis pas sûr que toi qui m’apparais en ce moment tu sois vraiment Dieu. » (Cité in RÖMER Th., Dieu obscur, op. cit., p. 55).

⁢b. Abraham et Isaac

L’auteur de l’épisode raconté en Gn 22 devait savoir que les pratiques barbares dénoncées fleurissaient encore en Israël malgré les interdits⁠[1]. Ce texte aurait une portée didactique⁠[2] et montrerait aux croyants que Dieu lui-même réprouve de tels gestes et leur substitue un sacrifice animal. Notons que le sacrifice demandé à Abraham est le seul sacrifice auquel le patriarche se prépare et, qui plus est, sur le mont Moriyya, c’est-à-dire, la montagne du temple de Jérusalem⁠[3], « seul lieu licite pour le culte sacrificiel »[4]. Notons aussi que ni Abraham ni Isaac ne manifestent d’émotion sous quelque forme que ce soit, ce qui, à mon sens, rend le récit irréaliste et accentue le caractère exemplaire.

Cette interprétation corrobore celle du rabbin Guigui mais Römer va plus loin et replaçant l’histoire dans le contexte de l’exil et du désespoir d’un peuple menacé de disparition ou du moins de la perte de son identité, il voit en Abraham « un paradigme pour la foi en Dieu malgré les apparences, contre le « bon sens ». »[5] En définitive, est mise en question, de nouveau, l’image que nous nous faisons de Dieu qui n’est pas tel que nous le souhaitons, à la mesure de nos désirs, à notre image.⁠[6]


1. d’après Römer, certains indices du texte nous montrent qu’il ne semble pas avoir été écrit avant le VIe siècle av. J.-C.. (id., p. 64).
2. Römer rappelle ce qui est écrit en Ez 20, 25 et 31 : « Je leur donnai moi-même des lois qui n’étaient pas bonnes et des coutumes qui ne font pas vivre. » Déclaration qui vise sans doute les sacrifices d’enfants.
3. 2 Ch 3, 1.
4. RÖMER Th., op. cit., p. 64.
5. RÖMER Th., id., p. 65.
6. Römer évoque, sans les citer, les penseurs juifs contemporains qui ont mis ce texte en rapport avec la Shoah.

⁢c. La fille de Jephté

L’histoire de Jephté⁠[1] est sensiblement différente malgré quelques ressemblances⁠[2] : elle finit mal puisque la fille de Jephté meurt et sans avoir connu d’homme. Mais la différence la plus importante vient du fait que ce n’est pas Dieu qui demande le sacrifice. C’est Jephté lui-même qui fait le vœu de sacrifier la première personne rencontrée sans savoir que ce serait sa propre fille qui se précipiterait pour l’accueillir. Pour Römer, l’analyse du texte montre que les versets 29 et 33 du chapitre 11 et les versets 1 et 2 du chapitre 12 « forment une unité narrative » où la fille de Jephté n’intervient pas. Les versets 30 et 34 à 39 du chapitre 11 ont été ajoutés après coup. Sans doute l’auteur a-t-il été influencé par l’Iphigénie d’Euripide (vers 410 av. J.-C.). Toujours est-il que ce texte où Dieu n’intervient pas, « réfléchit sur l’absence de Dieu dans le monde des hommes, mais aussi sur la responsabilité de l’homme y engageant Dieu. (…) Dieu qui peut nous paraître cruel, mais qui est surtout un Dieu qui se tait face aux aberrations des humains, et qui confronte les hommes avec leur propre cruauté. »[3]

Un autre exégète, Daniel Arnold⁠[4], nous propose de replacer le voeu de Jephté dans le contexte global du livre des Juges afin d’établir si nous nous trouvons devant le récit d’un sacrifice humain ou d’une consécration au service de Dieu⁠[5]. En effet, si certains exégètes estiment qu’il s’agit bien d’un holocauste, d’un « sacrifice entièrement brûlé » par un juge perverti par le paganisme⁠[6], d’autres font remarquer que l’esprit du Seigneur est sur Jephté⁠[7] et que celui-ci est cité par Paul parmi les gloires d’Israël⁠[8]. Pour ces exégètes, le vrai drame n’est pas la mort de la fille de Jephté mais sa virginité. Par ailleurs, le peuple, même dépravé, ne resterait pas indifférent face à un tel sacrifice puisqu’il réagit au crime de Guivéa⁠[9] ^. ^

D. Arnold penche pour cette dernière hypothèse. Le contexte du livre montre que le peuple est corrompu mais non ses juges malgré quelques écarts. Le contexte historique est aussi révélateur : si l’auteur ne reprend que douze juges pour une durée de trois siècles, c’est qu’ils sont représentatifs de tous les autres⁠[10]. Si l’on s’arrête aux « petits » juges, petits parce que l’auteur ne leur consacre que quelques versets, on constate, par la structure du texte que les regards sont focalisés sur Jephté et sur l’absence de descendance en ce qui le concerne⁠[11]. C’est aussi par la structure du texte que l’exégète établit la marginalité de Jephté responsable de trois tribus marginales par rapport aux promesses divines⁠[12]. Jephté, marginal, impur précise Arnold, par sa naissance (fils d’une prostituée) et par sa tribu, cherche à renouveler son alliance avec Dieu par une offrande dont il Lui laisse le choix mais en signe de vraie soumission, il s’agit de l’offrande d’une personne qui sera celle qu’il apprécie le plus. Consacrée à l’Eternel, elle sera offerte en « holocauste », dit le texte. Non en sacrifice, dit Arnold, mais en don total par le célibat⁠[13], en « offrande d’une agréable odeur qui monte vers Dieu ».⁠[14] Dans cette perspective, on peut se demander pourquoi Jephté ne s’offre pas lui-même ? Pour répondre à cette question, Arnold n’hésite pas à faire l’éloge de Jephté « sage et humble ». Si son « impureté » l’exclut d’un ministère spirituel⁠footnote:, il est « irréprochable sur le plan moral et spirituel », soumis au choix de Dieu, appuyant « de toutes ses forces le ministère spirituel d’une autre personne » et appliquant la loi divine, la mort, aux hommes d’Ephraïm pour leurs meurtres⁠[15]. C’est là sa mission d’ailleurs : libérer le peuple de Dieu de ses oppresseurs. Quant à dire que Dieu l’a puni en le privant d’une descendance qui est toujours signe de bénédiction dans l’Ancien Testament, ce qui mettrait en question tout ce qui précède, ce serait refuser le sens profond de ce passage. Alors que l’on voit monter à travers la descendance des juges, le désir de royauté temporelle, qui n’est en somme que le rejet de la royauté divine, Dieu, en privant Jephté de descendance, veut faire comprendre que « le Messie tant attendu ne pourra venir ni de sa maison, ni de sa région (…), que le salut dépend de l’alliance et non de la grandeur d’une maison. »[16]

Un autre auteur protestant rejoint l’analyse du Rabbin Guigui : « David Kimchi, un commentateur juif médiéval, aurait apparemment proposé la notion que Jephté aurait simplement imposé à sa fille une vie de chasteté. Sa théorie a été acceptée par plusieurs rédacteurs modernes qui refusent qu’un serviteur fidèle de Dieu ait pu tuer sa propre fille. Mais qu’est-ce que la Bible dit ? Le texte hébreu original du chapitre 11 des Juges indique en effet que Jephté a accompli son vœu et a sacrifié sa fille. Mais est-ce que Dieu aurait été heureux de l’accomplissement d’une telle action ou l’aurait-Il même demandée ? Non  ! La Parole de Dieu montre qu’Il hait les sacrifices humains. Jérémie 7 :31 déclare : « Ils ont bâti des hauts lieux à Topheth dans la vallée de Ben-Hinnom, pour brûler au feu leurs fils et leurs filles : Ce que je n’avais point ordonné, ce qui ne m’était point venu à la pensée ». Lisez également Jérémie 32 : 35. Dieu considère la pratique du sacrifice humain comme une abomination. Jephté ne pensait pas à sa fille lorsqu’il fit ce vœu. Nous lisons ses paroles dans Juges 11 : 31 : « quiconque sortira des portes de ma maison au-devant de moi… je l’offrirai en holocauste ». Dans ce temps, les maisons avaient communément des cours fermées où les animaux étaient gardés. Jephté a supposé à tort qu’il serait rencontré par un animal à son retour de la bataille. Jephté fit stupidement et hâtivement un vœu regrettable. Il exacerba sa faute en poursuivant ses intentions. Cela a dû grandement déplaire à Dieu. Toutefois, dans Hébreux 11 : 32, nous voyons que Jephté est inclus sur la liste des serviteurs fidèles de Dieu. Ceci nous amène à conclure qu’il a dû reconnaître son péché et s’est repenti, recevant ainsi le pardon de Dieu. »[17]

Autre texte souvent cité comme preuve de la cruauté de Dieu⁠[18] ou d’Israël⁠[19] et utilisé pour justifier la violence⁠[20] :


1. Jg 11.
2. Le père est obligé d’offrir en holocauste son enfant unique. Römer note aussi que dans les deux récits, « le verbe « voir » joue un rôle important » (id., p. 66).
3. RÖMER Th., id., pp. 68-69.
4. Daniel Arnold, maître en théologie du Western Conservative Baptist Seminary de Portland (USA), professeur à l’Institut biblique et missionnaire « Emmaüs » (St Légier, Suisse).
5. Cf. ARNOLD D., Jephté : L’étrange vœu d’un marginal, in Promesses, n° 105, juillet-septembre 1993 (texte disponible sur www.promesses.org).
6. Fils d’une prostituée païenne donc sans doute, Jephté a vécu à l’étranger entouré d’hommes de rien (Jg 11, 3). Dans sa guerre contre Ephraïm, 42.000 homme furent massacrés. Quant au peuple qui ne lui reproche rien, il serait aussi dépravé que Jephté.
7. Jg 11, 29
8. He 11, 32.
9. Jg 19 et 20.
10. Les chiffres sont significatifs : 12 juges nous renvoient aux douze tribus d’Israël. Ils règnent en tout septante ans, chiffre aussi symbolique.
11. Voici la structure relevée par Arnold : A1 Gédéon : 70fils (Jg 8, 29-32) ; B1 Tola : aucune précision sur la descendance (Jg 10, 1-2) ; C1 Yaïr : 30 fils (Jg 10, 3-5) ; D Jephté : privé de descendance (Jg 11, 29-40) ; C2 Ibtsâ n : 30 fils (Jg 12, 8-10) ; B2 Elôn : aucune précision sur sa descendance (Jg 12, 11-12) ; A2 Abdôn : 40 fils et 30 petits-fils (70 au total) (Jg 12, 13-15).
12. A1 La révolte du début (Jg 10, 6) ; B1 La colère de l’Eternel devant la trahison d’Israël (Jg 10, 7-16) ; C1 L’héritage laissé à Jephté (Jg 10, 17 et 11, 11) ; D Plaidoirie sur l’héritage d’Israël en Transjordanie (Jg 11, 12-28) ; C2 L’héritage laissé par Jephté (Jg 11, 29-40) ; B2 La colère de Jephté devant la trahison d’Ephraïm (Jg 12, 1-6) ; A2 La conclusion du règne (Jg 12, 7).
13. La virginité de la jeune fille est évoquée trois fois (Jg 11, 37, 38 et 39).
14. Arnold s’appuie sur l’étymologie (olâ –holocauste, vient de la racine alâ : monter) qui révèle que l’essence du sacrifice est dans la fumée et surtout l’odeur agréable qui montent vers Dieu (Lv 1, 9,13 et 17). Et il interprète le sacrifice comme Paul le fait en pensant au service de Dieu (Rm 12, 1 ; 2 Co 2, 14-16).
15. Ex 21, 12.
16. Arnold rapproche Jephté de Débora. Tous deux sont des juges inhabituels (une femme et un bâtard) qui exercent un ministère temporaire : « Débora essaie de se retirer dès que possible pour laisser la place à un homme » et « Jephté n’a pas de descendance et reçoit un règne limité à six ans ».
17. Sur le site protestant : www.thercg.org.
18. Le Seigneur voue, par exemple, Jéricho à l’interdit et le peuple sous la direction de Josué obéit : « Ils s’emparèrent de la ville. Ils vouèrent à l’interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, aussi bien l’homme que la femme, le jeune homme que le vieillard, le taureau, le mouton et l’âne, les passant tous au tranchant de l’épée. » (Jos 6, 21). Et ce n’est pas par excès de zèle ou mauvaise interprétation que Josué détruit de fond en comble Jéricho, à l’exception de la « maison de Rahab ». En effet, devant Aï, le Seigneur dit à Josué : « Tu traiteras Aï et son roi comme tu as traité Jéricho et son roi ; cependant vous pourrez prendre pour vous comme butin ses dépouilles et son bétail. » (Jos 8, 2).
19. On se souvient de l’« affaire » Garaudy-abbé Pierre qui défraya la chronique entre 1995 et 1998. Roger Garaudy publie « Les mythes fondateurs de la politique israélienne », ( in La Vieille Taupe, n°2, 1995) qui le fait accuser de négationnisme. L’abbé Pierre qui, dit-on, n’a pas lu le livre, apporte son soutien à son ami Garaudy en publiant une lettre où on lit : « Tout a commencé, pour moi, dans le choc horrible qui m’a saisi lorsqu’après des années d’études théologiques, reprenant pour mon compte un peu d’études bibliques, j’ai découvert le livre de Josué. Déjà un trouble très grave m’avait saisi en voyant, peu avant, Moïse apportant des « Tables de la loi » qui enfin disaient : « Tu ne tueras pas, voyant le Veau d’or, ordonner le massacre de 3.000 gens de son peuple. Mais avec Josué je découvrais (certes contés des siècles après l’événement), comment se réalisa une véritable « Shoah » sur toute vie existant sur la « Terre promise ». » (Lettre du 15 avril 1996 à Roger Garaudy). R. Garaudy sera condamné en 1998 pour négationnisme et provocation à la haine raciale.
20. Th. Römer cite les colons américains, aux XVIIe et XVIIIe siècles, assimilant les peuplades autochtones aux Cananéens de même qu’en Afrique du Sud, le Deutéronome avait servi à justifier l’apartheid. (Cf. article Dieu est-il violent, 7-12-2002). Pour Römer (op. cit., p. 83), le livre de Josué est utilisé aussi « aujourd’hui par certains milieux juifs intégristes pour s’opposer au processus de paix entre Israéliens et Palestiniens, et pour exiger l’expulsion de la population arabe. »

⁢d. Le livre de Josué

Ce livre n’est pas un livre historique relatant des événements qui se seraient passés au 12e siècle av. J.-C., mais plutôt une sorte de plagiat, datant des 8e et 7e siècles, des récits de guerre assyriens⁠[1]. L’Assyrie dominant alors tout le Proche-Orient, de l’Égypte à l’Iran, Israël « essaie de battre l’ennemi avec ses propres armes », utilisant « un langage qui imite le langage dominant, mais en le détournant de ses fins premières. »[2] A travers les noms de peuples difficilement identifiables, ce seraient les Assyriens qui seraient visés. Les peuples qui n’ont aucun droit sur Canaan représentent les Assyriens. Yhwh est un Dieu guerrier qui ressemble à Assur, le dieu guerrier assyrien⁠[3] mais qui, en définitive, « est plus fort que toutes les divinités tutélaires de l’Assyrie ».⁠[4] On peut aussi considérer que ce texte, écrit sous le règne de Josias qui bénéficiait d’un affaiblissement de l’empire assyrien, légitime théologiquement les conquêtes de ce roi. Par ailleurs, ce livre a été l’objet de nombreux remaniements qui, après la destruction de Jérusalem, en 587, par les Babyloniens, relativisent le discours guerrier⁠[5]. Römer en cite deux exemples. Au chapitre 1, à partir du verset 6, Josué apparaît comme serviteur de la Loi et non plus comme chef militaire. Par ailleurs, tout le chapitre 2, quant à lui, interrompt le récit qui, du chapitre 1 au chapitre 3 révèle une continuité, introduisant le personnage de Rahab, Cananéenne, ennemie donc et prostituée qui protège les espions de Josué et professe sa foi au Dieu d’Israël. Dès lors, « toute l’occupation du pays apparaît en quelque sorte comme l’œuvre de Rahab, comme résultant de son attitude ».

Il n’y a pas que le livre de Josué qui soit marqué par l’influence idéologique et stylistique assyrienne. C’est vrai aussi pour toute la littérature historique, du Deutéronome au second livre des Rois. Un texte comme le début du chapitre 7 du Deutéronome (Dt 7, 1-6) a pu mal inspirer des chrétiens fondamentalistes au cours des siècles mais, à l’époque de sa rédaction (Ve siècle ?), il n’a pas inspiré de « purification ethnique » mais par crainte de voir le peuple d’Israël détourné de la vénération exclusive du vrai Dieu, il développe une vision « ségrégationniste » qui doit être relativisée aussi par la présence de textes « universalistes » comme la Genèse[6] ou le livre des Chroniques[7].


1. Cf. FINKELSTEIN Israël et ASHER SILBERMAN Neil, La Bible dévoilée, Les nouvelles révélations de l’archéologie, Bayard, 2002 ou Gallimard-Poche 2004. Ainsi, le futur Israël se composera, en grande partie, d’une population cananéenne autochtone.
2. RÖMER, op. cit..
3. Römer rapproche cet extrait de Jos 10, 11 : « Or tandis qu’ils fuyaient devant Israël… Yhwh lança des cieux contre eux des grandes pierres jusqu’à Azéqa et ils moururent. Plus nombreux furent ceux qui moururent par les pierres de grêle que ceux que les fils d’Israël tuèrent par l’épée » d’un texte assyrien « Lettre à Dieu » : « Le reste du peuple s’était enfui pour sauver leur vie… Adad (=le Dieu de l’orage)… poussa un grand cri contre eux. A l’aide d’une pluie torrentielle et des pierres du ciel (=grêlons), il annihila ceux qui restaient. » (Dieu obscur, op. cit., p. 86).
4. Id..
5. Römer (id., p. 88) note le même phénomène de « démilitarisation » dans Ex 14 : Yhwh combat pour son peuple invité à rester tranquille (14, 14) . Ce passage deutéronomiste qui « présuppose l’expérience de l’exil babylonien » montre que la libération ne peut venir que de Yhwh. De même, dans les livres des Chroniques écrits au début de l’ère hellénistique, la conquête est escamotée, les Israéliens ont toujours été en Canaan, les rois sont des chefs liturgiques et les guerres, des processions. Si une guerre menace, c’est Dieu qui s’en occupe et non pas le peuple (1 Ch 20, 16-17). Dieu devient l’espoir du peuple, celui qui détruit les forces du mal comme dans le livre de Daniel ou encore, plus tard, dans l’Apocalypse de jean (Ap 19, 15).
6. Römer met en exergue le cas d’Hagar, ancêtres des tribus arabes, qui a vu Dieu (Gn 16, 13) et celui d’Abimelek qui invoque Dieu (Gn 20).
7. Dieu est à la fois le Dieu des Perses et des Juifs (2 Ch 36, 21).

⁢e. Le livre de Josué

De même si l’on aborde le problème de la rétribution lié à la question de la violence, on peut lire sommairement ce que la bible en dit et qui peut se résumer dans le proverbe : « Le mal poursuit les pécheurs, et le bien récompense les justes. »[1] Celui qui respecte l’ordre établi par Dieu, le juste, ajusté à Dieu, est récompensé, celui qui trahit cet ordre, est puni. Cette idée largement répandue en dehors même des cercles croyants⁠[2]. Comme on risque de dogmatiser cette vision, les Écritures nous révèlent que la réalité⁠[3] est parfois bien différente et que Dieu peut être incompréhensible. Comme on le voit dans le livre de Job, la souveraineté de Dieu le dispense de rendre des comptes à l’homme⁠[4] alors qu’il est engagé dans un combat incessant contre le chaos⁠[5]. Tandis que Job lutte un temps contre l’incompréhensible, Qohéleth l’accepte :  « De même que tu ne sais pas quel est le cheminement du souffle… de même tu ne connaîtras pas l’œuvre de Dieu qui fait tout. »[6] Job et Qohéleth « nous déplacent par rapport à notre conception anthropocentrique de Dieu et de la création, nous invitant, du même coup, aussi à nous laisser surprendre par le Dieu biblique. »[7]

En somme, pour éviter une utilisation agressive, primaire, des textes de la Bible, il faut, d’une part, « une étude sérieuse de ces textes qui prenne en considération la complexité de l’histoire de leur transmission »[8] dans des situations précises et en tenant compte du fait, majeur pour Römer, que ces textes « veulent nous mettre en garde contre des conceptions trop humaines de Dieu et insister sur les limites des discours théologiques. »[9] d’autre part, il ne faut pas oublier les textes où Dieu, par ses prophètes, invite à la paix et à la justice sociale, les textes où Dieu apparaît pacifique, ouvert aux autres nations. Enfin, il faut se rendre compte que la violence fait partie de l’histoire humaine et que s’il arrive, dans certaines circonstances pénibles que soient proférées des paroles violentes suscitées par la souffrance ou l’injustice, elles n’impliquent pas pour autant un passage à l’acte. Utiliser les cris des malheureux pour justifier notre violence est donc abusif.⁠[10] d’autant que dans les Psaumes, entre autres textes⁠[11], on remarque que l’auteur « s’en remet à Dieu pour l’exercice de la vengeance »[12]. L’homme se trouve ainsi déchargé de sa violence. Qui plus est, Dieu lui-même freine sa colère. S’il tend à répondre, à certains endroits, par la violence à la violence de l’homme, il n’agit pas comme l’homme. Après le Déluge, Dieu promet de ne plus recommencer⁠[13] et s’affirme, d’abord, comme Dieu d’amour : « Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère… car je suis Dieu et non pas un homme… je ne viendrai pas avec fureur. »[14]

Les quelques lectures juives et protestantes qui précèdent doivent nous persuader de la nécessité de l’interprétation. La Thora a été donnée à qui veut la recevoir. d’origine divine, elle devient nôtre par l’interprétation. Ainsi Dieu a commencé le monde en six jours et le septième jour, le jour du Shabat, Dieu le confie à l’homme, il se repose sur sa créature. Nous sommes invités à « prolonger le divin », non à « améliorer » la Thora divine mais à l’incarner dans la réalité terrestre.⁠[15]

Les religions monothéistes sont –elles des religions du Livre, comme on le dit souvent ou des religions de la Parole ? Telle est la vraie question car existe une tentation à laquelle plus d’un a cédé : celle de transformer l’Écriture en idole.⁠[16]

Comprendre un texte révélé ou non, « c’est, dit Paul Ricoeur, se comprendre devant le texte. Non point imposer sa propre capacité finie de comprendre, mais s’exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste. »[17] Sinon le texte figé, déifié, idolâtré, nous fait violence et nous empêche d’accéder à la liberté, d’être nous-mêmes.

Les catholiques comme les protestants considèrent aujourd’hui que le Nouveau Testament ne se substitue pas à l’Ancien au contraire des musulmans qui affirment, eux, que le Coran rend obsolètes les deux testaments.

Les exégètes catholiques, comme leurs confrères protestants que nous avons cités, seront d’accord pour reconnaître qu’« avant d’instrumentaliser le Livre pour promouvoir ceci ou pourfendre cela, on ferait mieux de regarder à deux fois si les textes disent bien ce que l’on croit qu’ils disent…​ »[18] C’est du simple bon sens à appliquer d’ailleurs à toute autre œuvre littéraire qui risque toujours d’être mal lue.

Selon A. Nayak⁠[19], la violence divine ou humaine qui s’exerce pour la sauvegarde d’Israël, se trouve aussi ritualisée sous forme de guerre. Ainsi, Saül « prit une paire de bœufs, les dépeça et, par l’entremise des messagers, en envoya les morceaux dans tout le territoire d’Israël, en faisant dire : « Celui qui ne part pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce qu’on fera à ses bœufs ! » Le Seigneur fit tomber la terreur sur le peuple et ils partirent comme un seul homme. »[20] A partir de ce moment, pour A. Nayak, la guerre devient « sainte ». On le remarque également dans la coutume de destruction totale d’une ville : « Ils vouèrent à l’interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, aussi bien l’homme que la femme, le jeune homme que le vieillard, le taureau, le mouton et l’âne, les passant tous au tranchant de l’épée. »[21] L’interdit est ici une sorte de consécration qui met à part ce qui est réservé à la divinité et ne peut être laissé à l’usage ordinaire.⁠[22] Mais vous, prenez bien garde à l’anathème, de peur que, poussés par la convoitise, vous ne preniez quelque chose de ce qui est anathème, car ce serait rendre anathème le camp d’Israël et lui porter malheur. » (Jos 6,17-19) Dans le cas présent l’anathème comporte le renoncement à tout le butin et son attribution à Dieu : les hommes et les animaux sont mis à mort, la ville est incendié e et les objets précieux sont donnés au sanctuaire. C’est un acte religieux, une règle de la « guerre sainte » qui suit un ordre divin, ou un vœu pour s’assurer la victoire. Tout manquement est considéré comme un sacrilège et son auteur sévèrement puni…
    La pratique de l’anathème est étroitement liée à la conception antique de la divinité. Le sacrifice offert ou promis au dieu par vœu, fait partie d’une sorte de transaction qui peut s’exprimer ainsi : « Dieu, donnes-moi la victoire sur mes ennemis et toute la ville te sera offerte en sacrifice de remerciement. » Cette promesse ou ce vœu fait au Seigneur peut aller jusqu’au sacrifice humain. C’est ainsi que, dans le livre des javascript : newWindow%20=%20openWin('Juges (Jg 11,29-40), Jephté faire le vœu, en cas de victoire contre les ennemis d’Israël, d’offrir en sacrifice au Seigneur le premier être vivant qui sortira de sa maison, au retour de la guerre. Et ce sera sa fille qui viendra la première au-devant de lui. On mesure, à cet exemple, l’évolution qui se fera au cours des siècles dans la compréhension de la divinité
    La Bible justifie par ailleurs le rejet de Saül comme roi d’Israël par le fait de son manquement à l’anathème. On peut le voir en javascript : newWindow%20=%20openWin('1 S 15,9. Pour obtenir la victoire sur ses ennemis, Saül a jeté l’anathème sur tout le butin. Il a donc fait vœu de tout offrir à Dieu en sacrifice. En gardant pour lui et ses soldats une partie du butin acquis par la victoire, Saül manque à l’anathème, ce qui est considéré comme un sacrilège, une faute très grave. Il sera rejeté au profit de David. » (BUGNON Roland, CSSP, Fribourg, Suisse, sur www.interbible.org)  ]

Adrian Schenker,⁠[23] lui, s’attache au problème des sacrifices dans l’Ancien Testament. Il constate, ce qui peut nous choquer, que la faute involontaire, la transgression involontaire d’un interdit, est sanctionnée par la mort. Ainsi, Ouzza saisit l’arche qui allait verser et Dieu le frappe de mort⁠[24]. La violence est ici « une marque du sacré ». Il y a, en effet, « une distance insurmontable entre la sphère divine transcendante et le monde humain ». Ils ne peuvent « coexister ensemble dans le même lieu ». Ainsi le feu où YHWH se donne à voir signale la frontière mortelle entre sacré et profane⁠[25]. La colère mortelle de YHWH signifie clairement sa transcendance.

Mais, le culte sacrificiel peut libérer les personnes fautives de cette colère. Comme l’’immolation de l’animal n’est pas sans raison elle ne peut être considérée comme violente. Elle le serait si c’était par cruauté ou avarice que l’animal était mis à mort. Gn 9, 2-3 accepte que l’on tue l’animal pour raison alimentaire mais 2 S 12, 1-4 assimile l’abattage gratuit à l’homicide. Dans le culte sacrificiel, on offre à Dieu et on partage avec lui la meilleure nourriture comme on le ferait avec un hôte.⁠[26]

Enfin, grâce au sacrifice, Dieu pardonne et « on peut tabler sur sa douceur, parce qu’il la préfère à l’irritation et au conflit ».⁠[27] On le voit dans 1 S, 5-6 où les Philistins apaisent la colère de YHWH en rendant l’Arche enlevée et en rendant hommage à YHWH par un présent de compensation ou réparation (asham) pour le sacrilège commis et regretté.

A. Schenker conclut que « la douceur divine est plus fondamentale en YHWH que la violence »[28]. C’est pourquoi le psalmiste peut proclamer : « Israël, mets ton espoir en YHWH, car YHWH dispose de la grâce, et avec abondance du rachat. C’est lui qui rachètera Israël de toutes ses fautes. »⁠[29]

Plus largement, en s’appuyant sur le vocabulaire, Xavier-Léon Dufour⁠[30] montre que la violence contre laquelle Dieu va s’emporter, se présente comme « la transgression d’une norme ». Les traducteurs grecs de l’Ancien Testament ont employé d’ailleurs souvent le mot « adikia », injustice, pour traduire le mot hébreu hamas exprimant la violence.⁠[31] Si on viole la Loi du Seigneur⁠[32], la justice sociale⁠[33], le droit⁠[34], si on viole la vérité par détraction⁠[35], faux témoignages⁠[36], etc., cette injustice violente entraîne une destruction physique ou sociale. Les victimes suscitent l’apitoiement des prophètes⁠[37] et appellent la punition des violents car le Seigneur n’aime pas le violent, l’injuste⁠[38] et Lui seul peut rétablir la justice⁠[39]. Le Serviteur opprimé par les hommes, méprisé, qui « n’ouvre pas la bouche (…) On a mis chez les méchants son sépulcre, chez les riches son tombeau, bien qu’il n’ait pas commis de violence et qu’il n’y eut pas de fraude dans sa bouche ». Mais « il sera haut placé, élevé, exalté à l’extrême »[40].

L’élément caractéristique de la violence dans l’Ancien Testament, c’est la transgression destructrice, la transgression de l’Alliance qui est une violence contre Dieu. Il y a, bien sûr, d’autres violences, les violences habituelles des hommes, liées à la force, au zèle, à la colère, à la vengeance, à la cupidité, etc., mais, même dans le cas où elles sont destructrices, dans la mesure où elles n’impliquent pas transgression d’une norme qui est la justice du Dieu de l’Alliance, tout en étant condamnables et condamnées, elles n’impliquent pas la gravité extrême des précédentes.⁠[41]

Reste que le comportement de Dieu semble « ambigu ». Il déteste l’injustice mais semble tolérer, approuver, pratiquer des actes violents.

Alors que Römer insiste sur le cadre historique, Dufour rappelle que nous sommes dans un contexte culturel donné qui n’est pas le nôtre et il insiste sur la pédagogie de Dieu.⁠[42] Celui-ci condamne toute injustice violente mais initie progressivement le peuple en tenant compte des mœurs de l’époque. Ainsi : Le Seigneur dit à Caïn :  »Eh bien ! Si l’on tue Caïn, il sera vengé 7 fois » Et Lamek dit à ses femmes : «  »Femmes de Lamek, tendez l’oreille à mon dire ! Oui, j’ai tué un homme pour une blessure. Oui, Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek septante-sept fois. »[43] Plus tard, le Seigneur souscrit à la loi du Talion qui marque un progrès sur la justice des origines⁠[44]. Par la bouche des prophètes, Dieu condamne toutes sortes de violences : déportations, oppression des faibles, irrespect vis-à-vis des femmes et des morts. Le Seigneur prend la défense des victimes de l’injustice des hommes, il soutient Israël en Égypte et demande aux hommes d’agir de même avec les faibles, les orphelins, les veuves, les étrangers.

Si Dieu apparaît, en de multiples endroits, comme un Dieu guerrier⁠[45]pas l’Alliance : Dieu « manifeste qu’un bien supérieur peut entraîner la destruction de la vie terrestre ». En même temps, Dieu montre sa volonté d’extirper le mal du monde.

Enfin, petit à petit, on voit que l’image que les hommes se font de Dieu s’épure petit à petit. Dieu se manifeste d’abord spectaculairement, comme à Moïse, dans le feu, le tonnerre, le tremblement de toute la montagne⁠[46]. Mais, quand le Seigneur annonce son passage à Elie, c’est par un souffle⁠[47].

De même, au départ, Dieu apparaît terrible, guerrier⁠[48] puis humble et pacifique⁠[49] et enfin sous les traits du serviteur opprimé, préfiguration du Christ ⁠[50]

Paul Beauchamp⁠[51] confirme, pour l’essentiel cette analyse. La violence (hamas) liée, bien sûr, à la mort, aux abus sexuels⁠[52] et surtout au mensonge⁠[53] est essentiellement absence de loi. Le diable a poussé l’homme à enfreindre la loi du Seigneur et, à partir de ce moment, à partir du meurtre de Caïn, « le Seigneur vit que la méchanceté se multipliait sur la terre » (Gn 6, 5), « la terre s’était corrompue devant Dieu et s’était remplie de violence » (Gn 6, 11). Le Malin a détourné les hommes du vrai Dieu et ils ont créé des idoles à forme humaine : « Avec leurs rites infanticides, leurs mystères occultes ou leurs processions frénétiques aux coutumes extravagantes, ils ne respectent plus ni les vies, ni la pureté des mariages, mais l’un supprime l’autre traîtreusement ou l’afflige par l’adultère. Tout est mêlé : sang et meurtre, vol et fourberie, corruption déloyauté, troubles, parjure, confusion des valeurs, oubli des bienfaits, souillure des âmes, inversion sexuelle, anarchie des mariages, adultère et débauche. Car le culte des idoles impersonnelles est le commencement, la cause et le comble de tout mal (…​). » (Sg 14, 23-27). L’homme qui était doux devient redoutable⁠[54]et la violence se démultiplie⁠[55]

L’Ancien Testament analyse donc la violence en révélant son origine dans le péché de l’homme instigué par l’Adversaire.

Comme X.-L. Dufour, Paul Beauchamp s’arrête à l’ « ambiguïté » de Dieu et à ses violences. Pour cet exégète, « le Dieu biblique prend sur lui une violence provisoire ou « économique ». » Cette expression mérite quelques explications. Si Dieu ordonne l’extermination des ennemis d’Israël⁠[56] pour en protéger l’esprit⁠[57], si ses prophètes ne sont pas en reste (Elie égorge 450 prophètes de Baal⁠[58], Elisée maudit 42 gamins moqueurs qui se font déchirer par deux ourses⁠[59]), le Seigneur, par la bouche de ses prophètes, promet « un nouveau David »[60] et un « paradis retrouvé » où toute la création vivra dans la paix et l’harmonie⁠[61]. Après avoir maudit Jérusalem, Dieu rappelle l’alliance qu’il a faite avec son peuple⁠[62].

Ainsi, si les hommes se sentent dépassés par la violence, celle-ci, comprennent-ils, « est dépassée par une fondation plus essentielle ». Ainsi David, retors et clément parfois par calcul, peut manifester aussi une clémence fondée « sur un vrai sens de Dieu »[63].

Mieux encore, les Psaumes montrent, d’une part, comment la victime de la violence peut réagir en termes violents. Elle demande l’humiliation des ennemis⁠[64], leur châtiment⁠[65]. Elle crie vengeance⁠[66], souhaite que le roi écrase ou assujettisse les ennemis⁠[67], que Dieu les épouvante ou les détruise⁠[68]. Mais au-delà de ces réclamations, si l’on voit que l’homme suppliant compte sur l’épée de Dieu⁠[69], il lui est enseigné qu’il ne sera pas libéré par sa seule force. Comme l’écrit P. Beauchamp, « c’est dans le lieu précis de la violence que germe son contraire » : ceux qui souffrent sont invités à la patience, à la non-résistance⁠[70], à laisser le mal s’autodétruire⁠[71]. On le voit dans d’autres textes : Dieu seul sera vainqueur⁠[72], la terre détruira les méchants⁠[73]et Dieu détruira la guerre⁠[74] et l’univers entier participera à cette destruction⁠[75].

Reste que Dieu prêche la violence⁠[76], qu’il se montre violent⁠[77], qu’il établit une loi violente sur certains points, qu’il est le Dieu vengeur, le Dieu guerrier, etc.

A propos des violences de la Loi⁠[78], on peut constater une évolution qui nous révèle qu’Israël est progressivement invité à se détacher des exigences de vieilles coutumes qui veillaient au rétablissement de la justice.⁠[79] Ainsi, le « vengeur de sang » qui, en cas de meurtre, vengeait le clan en tuant l’assassin⁠[80] a vu son rôle de justicier réglementé par la société⁠[81]. Il s’agissait d’éviter les excès de la colère. De même, la loi du Talion⁠[82] chercha à freiner les passions et, avant que le Christ rende caduque cette règle⁠[83], la Loi suggérait déjà un dépassement de cette violence quand la réconciliation est possible : « N’aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais n’hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d’un péché à son égard ; ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple : c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même. C’est moi le Seigneur. »[84].

L’objectif poursuivi est d’éduquer la conscience, d’éradiquer le désir de vengeance, d’inviter au pardon, d’abord du frère de race⁠[85] puis de tout homme⁠[86]. Le juste donc renoncera à la vengeance car il s’en remet à Dieu qui seul, en définitive, peut rétablir la justice⁠[87]. Il est le Juge, le rédempteur d’Israël. Le Jour du Seigneur est le Jour où il triomphera de ses ennemis, est le Jour de vengeance⁠[88], Jour de réparation et de salut⁠[89].

Si, dans la culture contemporaine, le mot vengeance suggère un comportement contraire à la justice, il n’en va pas de même dans l’Ancien testament, il suggère, au contraire, le rétablissement de la justice, la punition du coupable, le dédommagement, l’indemnisation de la victime, la réparation du tort, etc..⁠[90]

Et qu’en est-il maintenant de ces guerres où Dieu est présent ?

Tous les rites religieux qui précèdent et clôturent les combats nous montrent que Dieu est le Dieu des armées qui mène ses guerres. Cette vision n’est pas propre à Israël mais se retrouve dans l’Orient ancien, notamment chez les Assyriens⁠[91]. Le roi doit faire la volonté de Dieu et défendre sa création contre toute menace de chaos qui viendrait des hommes ou des animaux sauvages. Chasse et guerre sont ainsi des prérogatives royales.

Nous savons que la naissance d’Israël est due à la victoire du Dieu des armées sur le puissant ennemi égyptien⁠[92]. De même, dans la conquête de Canaan par Josué, Dieu est finalement si présent que l’on a pu considérer que la guerre d’Israël, appelée improprement « sainte »⁠[93], était « pacifiste » puisque les hommes restent passifs. Nous avons vu aussi les récits de l’Exode et du livre de Josué ont été écrits, par compensation, semble-t-il, à une époque (vers -720) où, à cause des conquêtes assyriennes, Israélites et Judéens n’ont plus les moyens de mener des guerres. Les récits, par compensation, par réaction, cèdent aux excès littéraires et exagèrent la violence dans laquelle Dieu a fondé son peuple.

S’il y a des appels à la violence⁠[94] et si Dieu, comme chez Amos, promet de mettre le feu, de faire sauter, d’extirper, de déporter, de bouter le feu, de tuer, d’exterminer, etc., c’est pour punir de véritables « crimes de guerre » : génocide, déportation, éventrement de femmes enceintes, profanations de cadavres⁠[95].

De plus, on voit s’esquisser dans le Deutéronome esquisse un jus in bello[96] qui introduit des limitations dans la brutalité inspirée des pratiques assyriennes⁠[97] : certains seront exemptés du combat et on évitera la guerre totale.

Si Römer et Attwood insistent sur la convention littéraire des textes violents et leur enracinement historique, Henri Cazelles et Pierre Grelot⁠[98] insistent sur l’enjeu religieux des guerres bibliques. « La guerre, écrivent-ils, n’est pas seulement un fait humain qui pose des problèmes de morale. Sa présence dans le monde biblique permet à la révélation d’exprimer, à partir d’une expérience commune, un aspect essentiel du drame où l’humanité est engagée et dont son salut est l’enjeu : le combat spirituel entre Dieu et Satan. Il est vrai que le dessein de Dieu a pour fin la paix ; mais cette paix suppose elle-même une victoire acquise au prix du combat. »

La guerre est dénoncée comme un mal et si Dieu apparaît, à l’instar des anciennes divinités, comme un combattant⁠[99], c’est dans le cadre du grand dessein qu’il conçoit pour les hommes qui sont invités à collaborer avec Lui pour conquérir et garder la terre promise.⁠[100] Cette guerre est sacrée puisqu’il s’agit de préserver le véritable culte, la loi de Dieu et son règne. Toute guerre offensive⁠[101], défensive⁠[102] ou de libération contre les oppresseurs et les envahisseurs⁠[103] est une guerre du Seigneur, une guerre de Yahweh. La foi soutient l’ardeur militaire en vue d’une victoire politique et religieuse⁠[104] avec l’aide de Dieu.⁠[105] Dieu lutte contre ce qui s’oppose à ses desseins et contre le mal. Il intervient pour soutenir et préserver son peuple. Il lutte contre l’Égypte⁠[106], soutient les armées d’Israël⁠[107], assiste les rois⁠[108], délivre la ville sainte⁠[109]. Sans Dieu, rien ne peut réussir : les hommes combattent, Dieu donne la victoire⁠[110].

Le dessein de Dieu n’est pas la puissance temporelle d’Israël mais un royaume qui respecte sa loi. Si Israël est infidèle à ce projet, Dieu lui fait la guerre et Israël connaît des revers, au temps du désert ⁠[111] de Josué⁠[112], des Juges⁠[113] de Saül⁠[114], des Rois. Les malheurs et la ruine d’Israël sont bien un châtiment divin⁠[115] : Babylone et Nabuchodonosor sont aux ordres de Dieu pour punir Israël⁠[116].

A travers ces malheurs, la guerre apparaît alors à Israël comme un mal, elle est le fruit du péché⁠[117] et elle ne disparaîtra qu’avec le péché⁠[118] à la fin des temps⁠[119]. La vraie victoire promise, à laquelle Israël doit tendre, c’est la victoire sur le péché qui amènera la paix au prix d’un combat spirituel

Et donc, derrière le combat politique se profile le combat spirituel. L’ennemi païen lancé à l’assaut de Jérusalem⁠[120] devient, dans la vision de Daniel, à l’époque de la persécution d’Antiochus, et sous la forme de quatre bêtes monstrueuses, une attaque contre le Fils de l’homme⁠[121] Face à l’empire païen des Séleucides d’Antioche (IIe s avant J.-C.), à ses destructions et persécutions, la révolte se mue de nouveau en guerre sainte⁠[122] menée avec le secours du Seigneur⁠[123] qui terrassera la Bête⁠[124] et brisera son pouvoir⁠[125]. Nous sommes au-delà des guerres temporelles : nous entrons dans un combat religieux et entrevoyons le couronnement des justes au jugement final qui annonce le règne de Dieu et de sa justice, la paix éternelle⁠[126].

Ajoutons encore que, chez plusieurs prophètes, s’affirme, bien avant ces combats eschatologiques, l’idée que la foi vaut mieux que la force. Le prophète qui annonce la destruction du Royaume du Nord, menace : « Si vous ne croyez pas, vous ne subsisterez pas »[127]. Dieu n’a que faire, en définitive, de la puissance militaire, de son caractère illusoire⁠[128]. A côté de l’école deutéronomiste, le courant sacerdotal présente une autre version de l’histoire d’Israël. La violence fait partie de la corruption de la création : « La terre s’était corrompue devant Dieu et s’était remplie de violence. Dieu regarda la terre et la vit corrompue car toute chair avait perverti sa conduite sur la terre. Dieu dit à Noé : « Pour moi la fin de toute chair est arrivée ! Car à cause des hommes la terre est remplie de violence, et je vais les détruire avec la terre. »[129] Après le déluge, le Seigneur « se dit en lui-même : « Je ne maudirai plus jamais le sol à cause de l’homme. Certes, le cœur de l’homme est porté au mal dès sa jeunesse, mais plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait. » ⁠[130] Dieu renoue l’alliance originelle avec l’homme: « J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un signe d’alliance entre moi et la terre ».⁠[131] Si Dieu a déposé les armes, les hommes sont invités eux aussi à renoncer à la guerre. Dieu n’autorisera pas David à construire le Temple parce qu’il a du sang sur les mains : « Tu as répandu beaucoup de sang et tu as fait de grandes guerres. Tu ne construiras pas de Maison pour mon nom, car tu as répandu beaucoup de sang sur la terre devant moi. »[132]

Dans ces conditions, il devient difficile, comme certains l’ont fait, de prétendre que les attentats kamikazes qui marquent trop souvent l’actualité, pourraient se réclamer de l’exemple biblique de Samson qui les cautionnerait.⁠[133]Samson ne se soucie ni de son peuple ni de la cause de Yahwe . Il ne voit que ses problèmes personnels et assouvit sa soif de vengeance. Il accumule les violences jusqu’à l’absurde, incapable de se maîtriser. De plus, c’est sans implication divine qu’il fait s’écrouler le temple sur lui et 3000 Philistins⁠[134]. Stérile comme homme, enterré par ses frères, il est aussi stérile dans sa mission. Il est une « caricature de Juge » et son action est une « parodie d’exploit sauveur ». La lecture attentive du récit⁠[135] casse « l’image simpliste d’une mort héroïque bénie par Dieu parce qu’elle inflige à l’ennemi du peuple une correction exemplaire. » J.-P. Sonnet et A. Wénin concluent : « la Bible n’offre pas que des modèles à imiter ou à admirer. Elle présente aussi au lecteur un certain nombre de contrefaçons d’humanité, de déformations de l’œuvre divine » qui nous mettent en garde.⁠[136]

Toutes ces analyses sont intéressantes mais il faudrait, si possible, les ramasser en une synthèse qui nous révélerait, au-delà des épisodes particuliers et de leurs commentaires que d’aucuns estimeront heureusement orientés, les lignes de force de l’Ancien Testament, la leçon ou les leçons essentielles qu’il veut nous livrer avant que ne soit proclamée la bonne nouvelle.


1. Pr 13, 21.
2. « Les sidéens n’ont que ce qu’ils méritent » ou « qu’ai-je fait de mal pour mériter ça ? ». Même les disciples de Jésus ont cette idée de rétribution  puisqu’à propos d’un aveugle, ils demandent : « Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ? » (Jn 9, 1-2).
3. « Je vois la chance des impies. Ils ne se privent de rien jusqu’à leur mort, ils ont la panse bien grasse. Ils ne partagent pas la peine des gens, ils ne sont pas frappés avec les autres. » (Ps 73, 3-5).
4. Jb 38, 1-41.
5. Jb 40.
6. Qo 11, 5. On comprend, à cet endroit, comme en d’autres, que le problème de la rétribution est lié à celui du mal et au rapport entre Dieu et le mal.
7. RÖMER, op. cit., p. 125.
8. Id., p. 91.
9. Id., p. 130.
10. Ainsi en est-il des appels à la vengeance dans les Psaumes, par exemple. Ce sont des expressions de désarroi liés à la certitude que Dieu interviendra ou est intervenu en faveur des opprimés (cf. Ps 137, 8-9 ; Ps 136, 17-18).
11. Gn 4, 15 (à propos de Caïn) ; Dt 32, 25 (Cantique au Rocher d’Israël) repris dans Rm 12, 19 : « Ne vous vengez-pas vous-mêmes, mes bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : A moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. »
12. Dans le Ps 58, par exemple. Cf. RÖMER, op. cit., p. 109.
13. Gn 8, 21.
14. Os 11, 9.
15. Cf. HADDAD Ph., op. cit., pp.10-11: le Talmud « rapporte que lorsque Dieu voulut intervenir dans une discussion de halakha, Rabbi Yéoshoua se leva pour crier : « Elle n’est pas dans les Cieux », sous-entendu : elle n’est plus dans les Cieux. » (TB Baba Métsia 59b).
16. Cette tentation du « c’est écrit » se manifeste chez certains évangélistes fondamentalistes. Elle existe aussi en Islam où le « mektoub » (c’est écrit) empêche toute discussion. Cf. AUBERT Raphaël, L’interprétation comme rempart à la violence, in Marguerat,. op cit., pp. 117-140. Aubert donne deux exemples : celui de Salman Rushdie auteur du roman Les versets sataniques, qui fut l’objet d’une fatwa de l’Imam Khomeiny en 1989 parce que dans cette œuvre d’imagination il ne respectait pas le texte révélé. Il cite aussi, le commentaire de l’Epître aux Romains (1922) du grand théologien Karl Barth qui voulant réaffirmer la transcendance de Dieu, met une distance quasi infranchissable entre l’homme qui doit se soumettre et un Dieu auteur d’un implacable « c’est écrit », juge défini comme « un mur de feu qui interdit tout regard ». R. Aubert est écrivain, journaliste et théologien suisse.
17. RICOEUR P., Du texte à l’action, Seuil, 1986, p. 117, cité in AUBERT R., op. cit., p. 137.
18. SONNET Jean-Pierre et WENIN André, La mort de Samson bénit-elle l’attentat suicide ? De la nécessité de mieux lire, in Revue Théologique de Louvain, 35, 2004, p. 372. J.-P. Sonnet est professeur à l’IET (Bruxelles) et A. Wénin à la Faculté de théologie de l’UCL.
19. Op. cit., pp. 187-188.
20. 1 S 11, 7.
21. Jos 6, 21.
22. Le mot « interdit » peut être rapproché du mot « anathème ». Ce mot « anathème » « vient du grec « ana-thema » que l’on traduit par : ce qui est posé au-dessus (sous-entendu : de l’autel du Temple). En hébreu, on utilise le mot « herem » qui désigne « ce qui est exclusivement consacré à Dieu ». L’offrande faite à Dieu est sacralisée par le fait qu’elle est déposée sur l’autel : elle exclut alors tout usage profane. Voici ce que dit le livre du Lévitique (javascript : newWindow%20=%20openWin('27, 28). d’abord la Bible de Jérusalem : « Cependant rien de ce qu’un homme dévoue par anathème au Seigneur ne peut être vendu ou racheté, rien de ce qu’il peut posséder en hommes, bêtes ou champs patrimoniaux. Tout anathème est chose très sainte qui appartient au Seigneur. » La traduction de la TOB donne un autre éclairage : « De plus, de tout ce qu’on possède homme, bête ou champ de sa propriété ce qu’on a voué au Seigneur par l’interdit ne peut être vendu ni racheté : tout ce qui est voué par l’interdit est chose très sainte pour le Seigneur. » Vous remarquez l’utilisation possible de deux mots - anathème ou interdit - ils expriment l’un comme l’autre le sens du mot « herem ».
    La pratique de l’anathème ou de l’interdit est une très vieille pratique religieuse de l’humanité dont témoigne le livre de Josué. Voilà comment est racontée l’histoire de la prise Jéricho, au moment où Josué et le peuple hébreu mettent pour la première fois le pied sur la Terre promise : « La ville sera dévouée par anathème au Seigneur, avec tout ce qui s’y trouve […
23. SCHENKER A., Les sacrifices de la Bible comme expression de la douceur divine, in NAYAK, Religions et violences, op. cit., pp.219-228. A. Schenker est dominicain, professeur émérite d’Ancien Testament à l’Université de Fribourg. Il enseigne à l’Ecole biblique et archéologique de Jérusalem.
24. 2 S 6, 6-7. 
25. SCHENKER A., op. cit., pp. 221-222.
26. Id., pp. 223-224.
27. Id., p. 224.
28. Id., p. 228.
29. Ps 130, 7.
30. In Vocabulaire Théologie Biblique. X.-L. Dufour (1913-2007), jésuite, théologien, fut professeur d’Écriture sainte.
31. Dina, fille de Jacob est enlevée et violée par Sichem fils d’Hamor (Gn 34, 1-2). Hamor demande Dina en mariage pour son fils, propose à Jacob un échange de leurs filles respectives, et l’ouverture de son pays (Gn 34, 8-10), Sichem demande grâce, offre à Jacob la dot et de la dotation qu’il souhaitera (Gn 34, 11-12). Les fils de Jacob exigent en plus la circoncision de toute la famille d’Hamor et de tous les mâles de la ville (Gn 34, 13-17). Ce qui fut accepté et réalisé (Gn 34, 18-24). Malgré cela, le troisième jour, Siméon et Lévi, frères de Diana, entrent dans la ville, tuent tous les mâles et reprennent leur soeur. Ses frères pillent la ville et emportent les richesses, les enfants, les femmes au grand scandale de Jacob. (Gn 34, 25-31). A la fin de sa vie, Jacob reprochera à Siméon et Lévi leur conduite : « Siméon et Lévi sont frères, leurs accords (leurs épées) ne sont qu’instruments de violence. Je ne veux pas venir à leur conseil, je ne veux pas me réjouir à leur rassemblement ; car dans leur colère ils ont tué des hommes, et dans leur frénésie mutilé des taureaux. Maudite soit leur colère, si violente ! Et leur emportement, si brutal ! Je les répartirai en Jacob, je les disperserai en Israël. »(Gn 49, 5-7).
32. Ez 22, 26 ; So 3, 4.
33. So 1, 9.
34. Ez 45, 9.
35. Ps 140, 12.
36. Ex 23, 1 ; Dt 19, 16 ; Ps 27, 12 ; Ps 35, 11.
37. Am 3, 10 ; Jr 6, 7 ; Jr 20, 8 ; Is 60, 18.
38. « Le Seigneur apprécie le juste ; il déteste le méchant et l’ami de la violence. qu’il fasse pleuvoir des filets sur les méchants ! Feu, soufre et tourmente, telle est la coupe qu’ils partagent ! Car le Seigneur est juste ; il aime les actes de justice, et les hommes droits le regardent en face. » Ps 11, 5-7.
39. « Seigneur, délivre-moi de l’homme mauvais, préserve-moi de l’homme violent, de ceux qui ont prémédité le mal, qui provoquent des guerres chaque jour. Ils ont dardé leur langue comme le serpent, ils ont du venin d’aspic entre les lèvres. (…) Seigneur, ne cède pas aux désirs de l’impie, ne laisse pas réussir leurs intrigues, car ils se redresseraient. Que le crime de leurs lèvres recouvre mes assiégeants jusqu’à la tête ! Que des braises se déversent sur eux, qu’il les précipite dans le feu, dans des gouffres d’où ils ne se relèveront pas ! Les mauvaises langues ne resteront pas dans le pays ; l’homme violent et méchant, on le pourchassera sans répit. Je sais que le Seigneur fera justice aux malheureux, qu’il fera droit aux pauvres. Oui, les justes célébreront ton nom et les hommes droits habiteront en ta présence. » (Ps 140).
   « Vive le Seigneur ! Béni soit mon Roc ! qu’il triomphe, le Dieu de ma victoire ! Ce Dieu m’accorde la revanche et me soumet des peuples. Tu me libères de mes ennemis ; bien plus, tu me fais triompher de mes agresseurs et tu me délivres d’hommes violents. » (Ps 18, 47-49).
40. Is 53, 9 et 13. Pour résumer cette première partie, on peut analyser le psaume de David (2 S 22).
41. Parmi ces violences qui ne rentrent pas dans le cadre du mot hamas, Dufour range ce qu’on pourrait appeler les violences « classiques » des hommes, dues à la cupidité, la concupiscence, la volonté de puissance, la colère, la calomnie, etc.. Par exemples : le crime de Caïn (Gn 4, 10), celui de Lamech (Gn 4, 23), l’oppression d’Israël en Égypte (Ex 1, 12 ; Dt 26, 6 ; 2 S 7 et svts), le viol ( Dt 22, 24.29 ; Gn 34, 2 ; Jg 19, 24 ; Jg 20, 5 ; 2 S 13, 12. 14 ; Lm 5, 11), le crime de David qui fait tuer Urie (2 S 11, 15), David maudit par Shiméi (2 S 16, 7s ; 19, 19-24) épargner Saül (1 S 24 ; 26) malgré ses embûches (18, 10 s ; 19, 9-17), Achab et Jézabel (1 R 21, 8-16).
42. De même, A. Nayak explique, un peu sommairement toutefois, que l’Église voit dans les textes  dérangeants  « l’expression d’un peuple en marche, qui, des ténèbres, s’éveille progressivement à la lumière, et qui, des pratiques sauvages, cruelles et violentes apprend le sens de la souffrance » (Op. cit. p. 189). En témoignent, précise-t-il, les Psaumes et le livre d’Isaïe.
43. Gn 4, 15 et 23-24.
44. Ex 21, 23-25.
45. Ex 12, 29: « A minuit, le Seigneur frappa tout premier-né d’Égypte, du premier-né du pharaon, qui devait s’asseoir sur son trône, au premier-né du captif dans la prison et à tout premier-né du bétail. »
   Ex 19, 12-13. Dieu interdit au peuple de monter sur le Sinaï : « Quiconque touchera la montagne sera mis à mort ! Nulle main ne touchera le coupable, mais il sera lapidé ou percé de traits. »
   Jos 7, 24-26: Parce qu’il a mis la main sur quelques objets de « l’interdit » du Seigneur (le butin réservé à Dieu), et que le Seigneur exige le châtiment sous peine d’abandonner Israël : « Josué emmena Akân, fils de Zérah, ainsi que l’argent, la cape et le lingot d’or, ses fils et ses filles, son taureau, son âne, son petit bétail, sa tente et tout ce qui était à lui. Tout Israël était avec lui, et on les fit monter à la vallée de Akor. Et Josué dit : « Pourquoi nous as-tu porté malheur ? Que le Seigneur te porte malheur en ce jour ! » Tout Israël le lapida ; et ils les brûlèrent et on leur jeta des pierres. Ils élevèrent sur lui un grand monceau de pierres qui existe jusqu’à ce jour. Alors le Seigneur revint de son ardente colère. » (La TOB (note y, p. 263) explique que punir toute la famille « est une ancienne coutume (…) contre laquelle s’élevèrent les auteurs du Deutéronome (24, 16) : « Les pères ne seront pas mis à mort pour leurs fils ; les fils ne seront pas mis à mort pour leurs pères ; c’est à cause de son propre péché que chacun sera mis à mort. » On lit aussi dans Ez 18,4 : « Oui ! Toutes les vies sont à moi ; la vie du père comme la vie du fils, toutes deux sont à moi ; celui qui pêche, c’est lui qui mourra. »)
   Le Seigneur dit à David 2 S 5, 24) : « Quand tu entendras un bruit de pas à la cime des micocouliers, alors décide-toi. C’est qu’alors le seigneur sera sorti devant toi pour frapper l’armée des Philistins ».
   Le Seigneur approuve et soutient la vengeance de Samson qui incendie les cultures des Philistins, en tue mille avec une mâchoire d’âne, arrache les portes de Gaza et meurt en détruisant le temple des Philistins qui s’écroule « sur les tyrans et tout le peuple qui s’y trouvait » (Jg 15 et 16)
   Celui qui ne respecte pas le sabbat en ramassant du bois : « le Seigneur dit à Moïse : « Cet homme sera mis à mort ; toute la communauté le lapidera, en dehors du camp. » Toute la communauté l’emmena hors du camp ; on le lapida et il mourut. C’est ce que le Seigneur avait ordonné à Moïse » (Nb 15, 35-36)
46. Ex 19, 16-19: « Or, le troisième jour quand vint le matin, il y eut des voix, des éclairs, une nuée pesant sur la montagne et la voix d’un cor très puissant ; dans le camp, tout le peuple trembla. Moïse fit sortir le peuple à la rencontre de Dieu hors du camp, et ils se tinrent tout en bas de la montagne. Le mont Sinaï n’était que fumée, parce que le Seigneur y était descendu dans le feu ; sa fumée monta, comme la fumée d’une fournaise, et toute la montagne trembla violemment. La voix du cor s’amplifia ; Moïse parlait et Dieu lui répondait par la voix du tonnerre. »
47. 1 R 19, 11-13: « Il y eut devant le Seigneur un vent fort et puissant qui érodait les montagnes et fracassait les rochers ; le Seigneur n’était pas dans le vent. Après le vent, il y eut un tremblement de terre ; le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre. Après le tremblement de terre, il y eut un feu ; le Seigneur n’était pas dans le feu. Et après le feu le bruissement d’un souffle ténu. Alors, en l’entendant, Elie se voila le visage avec son manteau ; il sortit et se tint à l’entrée de la caverne. Une voix s’adressa à lui : « Pourquoi es-tu ici, Elie ? »
48. Ps 110, 5-6: « Le Seigneur est à ta droite ; il a écrasé des rois au jour de sa colère ; il juge les nations ; les cadavres s’entassent : partout sur la terre, il a écrasé des têtes (…). » ; Jr 17, 27: « Si vous ne m’écoutez pas au sujet de la consécration du jour du sabbat -éviter de porter des fardeaux et de franchir les portes de Jérusalem le jour du sabbat-, alors j’allumerai à ses portes un feu qui dévorera les belles maisons de Jérusalem et ne s’éteindra pas. » Le Seigneur s’adresse au roi de Juda, à ses serviteurs et à son peuple (Jr 22, 5) : « mais si vous n’écoutez pas ces paroles, je le jure par moi-même -oracle du Seigneur-, cette maison deviendra un monceau de ruines. »
49. Za 9, 9-10: « Tressaille d’allégresse, fille de Sion ! Pousse des acclamations, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi s’avance vers toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne -sur un ânon tout jeune. Il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem, le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. Sa domination s’étendra d’une mer à l’autre et du Fleuve (l’Euphrate) jusqu’aux extrémités du pays. »
50. Is 50, 5-7 ; 53, 3-9.
51. In Lacoste. P. Beauchamp (1924-2001), jésuite, théologien et exégète.
52. Par exemple : les gens de Sodome veulent s’emparer avec violence des « deux Anges » qui sont hébergés par Lot pour avoir avec eux des relations sexuelles (Gn 19, 1-11). Ou encore, de même, à Guivéa, le lévite hébergé par un vieillard est la cible des « vauriens de la ville » qui veulent abuser de lui. Il leur échappe en leur livrant sa concubine (Jg 19).
53. « Rien dans leur bouche n’est sûr, leur coeur est plein de crimes ; leur gosier est une tombe béante et leur langue une pente glissante. » (Ps 5, 10) ; « Sa bouche est pleine de malédiction, de tromperie et de violence ; il a sous la langue forfait et méfait. » (Ps 10, 7) ; « Ne me livre pas à l’appétit de mes adversaires, car de faux témoins se sont levés contre moi, en crachant la violence. » (Ps 27, 12) ; « On a mis chez les méchants son sépulcre, chez les riches son tombeau, bien qu’il n’ait pas commis de violence et qu’il n’y eut pas fraude dans sa bouche. » (Is 53, 9) : « Beaucoup sont tombés sous le tranchant de l’épée, mais moins que ceux qui sont tombés à cause de la langue. » (Si 28, 18). Est-ce étonnant dans la mesure où le diable, « dès le commencement (…) s’est attaché à faire mourir l’homme ; il ne s’est pas tenu dans la vérité parce qu’il n’y a pas en lui de vérité. Lorsqu’il profère le mensonge, il puise dans son propre bien parce qu’il est menteur et père du mensonge. » (Jn 8, 44).
54. Végétarien, en bonne intelligence avec les animaux, il sera craint et redouté par les animaux et mangera leur chair, à l’exception du sang (Gn 9, 1-5). Ce rite commémore le statut originel et anticipe la réconciliation future (Lacoste) : lorsque naîtra le nouveau David, « le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira (…). Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme la mer que comblent les eaux. » (Is 11, 1-9) ; « Je conclurai pour eux en ce jour-là une alliance avec les bêtes des champs, les oiseaux du ciel, les reptiles du sol ; l’arc, l’épée et la guerre, je les briserai, il n’y en aura plus dans le pays, et je permettrai aux habitants de dormir en sécurité. » (Os 2, 20).
55. Caïn vengé 7 fois, Lamek 77 fois jusqu’au déchaînement cosmique (de Gn 4, 15 à Gn 6).
56. Jos 6, 21 ; 8, 2. 23-39 ; 9, 24 ; 10, 22-26.
57. Ex 23, 33 (cf. aussi : Gn 125, 16  ; Dt 20, 16s).
58. 1 R 18, 20-40 (cf ; aussi : 2 R 1, 1-12 où l’on voit Elisée faire descendre le feu du ciel sur les soldats du roi Akhazias qui voulait consulter le dieu Baal-Zeboub).
59. 2 R 2, 23-24.
60. Ces expressions sont de la TOB.
61. Is 11 ; Os 2, 20.
62. Ez 16, 59-63.
63. David épargne Saül et sa descendance (1 S 24, 20). A l’intercession d’Avigayil, David épargne les gens du méchant Nabal qui avait refusé l’hospitalité à ses garçons (1 S 25, 33). David accepte patiemment les malédictions de Shiméï en espérant le pardon de Dieu (2 S 16, 12). David dans ses recommandations à [[QuickMark]]Salomon se montre sévère et bon (1 R 2).
64. Ps 6, 11 ; 31, 18s ; 40, 15 ; 71, 13.
65. Ps 17 ; 28, 4s ; 35, 4-8 ; 55, 16-24 ; 58, 7-11 ; 63, 10s ; 69, 23-29 ; 125, 5 ; 139, 19-22 ; 140, 10s ; 143, 12 ; etc..
66. Ps 109, 18s ; 137 ; 149, 7, etc..
67. Ps 2, 8s ; 21 ; 45, 6 ; 110, 1 ; 118, 10s.
68. Ps 9, 21 ; 10, 15s, 79, 6 ; 83, 10-19 ; 97, 3.
69. Ps 44, 4.
70. Ps 37.
71. Ps 7, 16 ; 9, 16 ; 34, 22, 37, 14s ; 57, 7 ; 140, 10.
72. Ex 14, 13s ; 2 Ch 20, 15-20 ; Es 7, 4-9.
73. Lv 18, 25, 28.
74. Ps 46, 9-11: « Allez, contemplez les hauts faits de Yahvé, lui qui remplit la terre de stupeurs. Il met fin aux guerres jusqu’au bout de la terre ; l’arc, il l’a rompu, la lance, il l’a brisée, il a brûlé les boucliers au feu. « Arrêtez, connaissez que moi je suis Dieu, exalté sur les peuples, exalté sur la terre ! » »
75. Sg 5, 20 et 16, 17et 24.
76. Il suffit de relire les imprécations de Dieu contre Jérusalem, la « prostituée » qui s’est laissé aller à des « abominations » : « Je t’applique le châtiment des femmes adultères et de celles qui répandent le sang ; je te mettrai en sang par ma fureur et ma jalousie. (…) (Tes amants) raseront ton estrade et démoliront tes podiums ; ils te dépouilleront de tes vêtements et prendront tes splendides bijoux ; ils te laisseront sans vêtements, nue. Ils dresseront la foule contre toi ; ils te lapideront, ils te lacéreront de leurs épées, ils brûleront tes maisons, ils exécuteront contre toi la sentence, aux yeux d’une multitude de femmes ; je mettrai fin à ta vie de prostituée ; tu ne pourras plus donner de salaire. J’irai jusqu’au bout de ma fureur contre toi ; puis ma jalousie se détournera de toi, je m’apaiserai, je ne serai plus offensé. » (Ez 16, 38-42).
   Aux ordres du Seigneur, Josué jette l’interdit sur la ville de Jéricho: « Ils vouèrent à l’interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, aussi bien l’homme que la femme, le jeune homme que le vieillard, le taureau, le mouton et l’âne, les passant tous au tranchant de l’épée. » (Jos 6, 21). Ce n’est pas un ordre interprété puisque, un peu plus tard, « le Seigneur dit à Josué : _« (…) _Tu traiteras Aï, et son roi comme tu as traité Jéricho et son roi. » » (Jos 8, 2). Tombèrent, ce jour-là, dit le texte, douze mille hommes et femmes. Et ce ne sont que deux exemples de la manière dont Josué conquiert, sur l’ordre du Seigneur, les terres qu’il a données à Israël. Cette « épuration ethnique », Dieu l’avait justifiée devant Moïse par le souci d’éviter à son peuple un dévoiement religieux : « Ils n’habiteront pas dans ton pays, de peur qu’ils ne te fassent pécher contre moi : tu servirais leurs dieux et cela deviendrait pour toi un piège. »(Ex 23, 33). « Mais les villes de ces peuples-ci, que le Seigneur ton Dieu te donne comme patrimoine, sont les seules où tu ne laisseras subsister aucun être vivant. En effet, tu voueras à l’interdit le Hittite, l’Amorite, le Cananéen, le Perizzite, le Hivvite et le Jébusiste, comme le Seigneur ton Dieu te l’a ordonné, afin qu’ils ne vous apprennent pas à imiter toutes les actions abominables qu’ils font pour leurs dieux : vous commettriez un péché contre le Seigneur votre Dieu. » (Dt 20, 16-18). Rappelons la note de la TOB (DT w 2.34) à propos de l’interdit : « A l’origine, cette coutume des peuples sémitiques réservait au chef une part de ce qui était pris à l’ennemi. En Israël, qui mène la guerre sainte avec Dieu pour chef (Dt 20, 4), la part consacrée à Dieu doit être détruite. L’interdit peut concerner les êtres vivants (2, 34) aussi bien que les objets matériels (Jos 6, 17-19). Le but religieux de l’interdit est défini en Dt 7, 4-6 et 20, 16-18. En dehors de la guerre l’interdit est une simple consécration à Dieu sans destruction (Nb 18, 14). »
   Elie égorge les prophètes de Baal (1R 18, 40) et fait descendre le feu du ciel sur les soldats du roi Akhazias qui voulait consulter le dieu Baal-Zeboub (2 R 1, 1-12). Elisée maudit des gamins qui se moquaient de lui et qui vont être tués par des ours (2 R 2, 23-24).
77. Jusqu’à provoquer dans le déluge une « violence cosmique » (Gn 6).
78. Dans le développement du code de l’alliance, le Seigneur est présenté comme l’instigateur de ce qui est, en fait, un vieux droit coutumier que l’on retrouve dans le Code d’Hammurabi (-1730), le Code hittite ou encore le Décret d’Horemheb (Bible de Jérusalem, p. 106, note f).
79. Cf. DARRIEUTORT André et DUFOUR X.-L., article « vengeance » in Vocabulaire de théologie biblique.
80. Nb 35, 21.
81. Ex 21, 12 ; Lv 24, 17 ; Dt 19, 6 ; Dt 24, 16 ; Nb 35, 24-30.
82. Cf. Ex 21, 23-25 ; Lv 24, 19-20 ; Dt 19, 21. « Talion » vient du latin « talis », « tel », « pareil ». Cette loi, pour limiter la vengeance, établit une riposte adéquate, une équivalence compensatrice ou le maximum autorisé. Pour Pietro Bovati (in Lacoste) cette loi porte mal son nom dans la mesure où elle établit le principe de la proportionnalité de la peine par rapport au délit et non un principe d’équivalence. P. Bovati est professeur d’exégèse de l’Ancien testament à l’Institut biblique pontifical de Rome.
83. « Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil et dent pour dent. Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. A qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos. » (Mt 5, 38-42). La Bible de Jérusalem commente ce passage : « Il s’agit (…) du mal par lequel on est soi-même lésé : il est défendu d’y résister par mode de vengeance, en rendant le mal pour le mal (…). Jésus n’interdit, ni de s’opposer dignement aux attaques injustes (…​) ni encore moins de combattre le mal dans le monde. » Cf Jn 18, 22-23: « A ces mots, un des gardes qui se trouvait là gifla Jésus en disant : « C’est ainsi que tu réponds au Grand Prêtre ? » Jésus lui répondit : « Si j’ai mal parlé, montre-moi en quoi ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? ». »
84. Lv 19, 17-18. De même dans le Coran : « O vous qui croyez ! (La loi) du talion vous est prescrite pour le meurtre : l’homme libre pour l’homme libre, l’esclave pour l’esclave, la femme pour la femme. Quant à celui qui est pardonné (de la part) de son frère, on doit user à son égard de bons procédés et lui-même s’acquittera de son devoir avec bienveillance.
   C’est un allègement (de la part) de votre Seigneur, et (un effet de Sa) Miséricorde. Quant à celui qui, après cela, agit d’une manière malveillante, à lui (est réservé) un châtiment douloureux. » (II, 173-174). A propos de la Torah : « Nous y avons prescrit pour eux : vie pour vie, oeil pour oeil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent, blessure pour blessure. Mais (quant à) celui qui remet (la peine, cet acte constitue) une expiation. » (V, 49). E. Montet commente ce dernier verset : «  celui qui remet la peine du talion qu’il a le droit d’exercer reçoit de Dieu l’équivalent en expiation de ses fautes. » (Op. cit., p. 194, note 12).
85. On peut citer l’exemple de Joseph (Gn 45, 3s et 7 ; 50, 19) . Rappelons-nous aussi ce que nous avons dit de David (cf. ci-dessus).
86. « Celui qui se venge éprouvera la vengeance du Seigneur qui de ses péchés tiendra un compte rigoureux. Pardonne à ton prochain l’injustice commise ; alors, quand tu prieras, tes péchés seront remis. Si un homme nourrit de la colère contre un autre homme, comment peut-il demander au Seigneur la guérison ? Il n’a nulle pitié pour un homme, son semblable ; comment peut-il prier pour ses propres péchés ? Si lui qui n’est que chair entretient sa rancune, qui lui obtiendra le pardon de ses propres péchés ? Songe à la fin qui t’attend, et cesse de haïr, à la corruption et à la mort, et observe les commandements. Souviens-toi des commandements, et ne garde par rancune à ton prochain, de l’alliance du Tr ès-Haut, et passe par-dessus l’offense. » (Si 28, 1-7).
87. « Ne dis pas : « Je rendrai le mal qu’on m’a fait ! ». Espère plutôt dans le Seigneur et il te sauvera. » (Pr 20, 22).
88. Jr 46, 10.
89. « Dites à ceux qui s’affolent : soyez forts, ne craignez pas. Voici votre Dieu : c’est la vengeance qui vient, la rétribution de Dieu. Il vient lui-même pour vous sauver. » (Es 35, 4) ; « Il a revêtu la justice comme une cuirasse, mis sur sa tête le casque du salut ; il a revêtu comme tunique l’habit de la vengeance, il s’est drapé de jalousie comme d’un manteau. » (Es 59, 17) (« jalousie » entendue comme « amour sans compromis ») ; le Seigneur m’a envoyé « proclamer l’année de la faveur du Seigneur, le jour de la vengeance de notre Dieu. » (Es 61, 2).
90. Cf. BOVATI Pietro, article « vengeance », in Lacoste.
91. Cf. ATTWOOD David (Trinity College, Bristol), article « guerre » in Lacoste.
92. Ex 14.
93. L’expression n’est pas biblique.
94. Jl 4, 9-10: « Publiez ceci parmi les nations : sanctifiez-vous pour la guerre, stimulez les braves ; qu’ils approchent, qu’ils montent tous les guerriers. De vos socs, forgez des épées, de vos serpes, forgez des lances. Que celui qui est faible dise : « Je suis un brave ! ».
95. Am 1 et 2.
96. La Bible de Jérusalem fait remarquer que « ces règles n’avaient plus l’occasion d’être appliquées lorsque le Deutéronome fut promulgué sous Josias (…). Ce regain d’intérêt pour la guerre sainte est peut-être à mettre en relation avec le renouveau national et militaire de l’époque de Josias ». (p. 223, note a).
97. « Y a-t-il ici un homme qui a construit une maison neuve et ne l’a pas encore inaugurée ? qu’il s’en aille et retourne chez lui, de peur qu’il ne meure au combat et qu’un autre n’inaugure la maison. Y a-t-il un homme qui a planté une vigne et n’en a pas encore cueilli les premiers fruits ? qu’il s’en aille et retourne chez lui, de peur qu’il ne meure au combat et qu’un autre homme n’en cueille les premiers fruits. Y a-t-il un homme qui a choisi une fiancée et ne l’a pas encore épousée ? qu’il s’en aille et retourne chez lui de peur qu’il ne meure au combat et qu’un autre homme n’épouse la fiancée. Les scribes parleront encore au peuple en ajoutant ceci : « Y a-t-il un homme qui a peur et dont le courage faiblit ? qu’il s’en aille et retourne chez lui, qu’il ne fasse pas fondre le courage de ses frères comme le sien. » (Dt 20, 5-9)
   « Quand tu t’approcheras d’une ville pour la combattre, tu lui feras des propositions de paix. Si elle te répond : « Faisons la paix ! », et si elle t’ouvre ses portes, tout le peuple qui s’y trouve sera astreint à la corvée pour toi et te servira. Mais si elle ne fait pas la paix avec toi et qu’elle engage le combat, tu l’assiégeras ; le Seigneur ton Dieu la livrera entre tes mains, et tu frapperas tous les hommes au tranchant de l’épée. Tu garderas seulement comme butin les femmes, les enfants, le bétail et tout ce qu’il y a dans la ville, toutes ses dépouilles ; tu te nourriras des dépouilles de tes ennemis, de ce que le Seigneur ton Dieu t’a donné. C’est ainsi que tu agiras à l’égard de toutes les villes de ces nations-ci.
   Mais les villes de ces peuples-ci, que le Seigneur ton Dieu te donne comme patrimoine, sont les seules où tu ne laisseras subsister aucun être vivant. » (Dt 20, 10-16).
   « Quand tu soumettras une ville à un long siège en la combattant pour t’en emparer, tu ne brandiras pas la hache pour détruire ses arbres, car c’est de leurs fruits que tu te nourriras : tu ne les abattras pas. L’arbre des champs est-il un être humain, pour se faire assiéger par toi ? Seul l’arbre que tu reconnaîtras comme n’étant pas un arbre fruitier, tu le détruiras et tu l’abattras, et tu en feras des ouvrages de siège contre la ville qui te combat, jusqu’à ce qu’elle tombe. » (Dt 20, 19-20).
98. Cf. article « guerre » in Vocabulaire de théologie biblique. H. Cazelles (1912-2009) exégète, fut secrétaire de la Commission biblique pontificale. P. Grelot (1917 -2009) théologien, fut professeur à l’Institut catholique de Paris.
99. Ps 74 12-14: « Toi pourtant, Dieu, mon roi dès l’origine, et l’auteur des victoires au sein du pays, tu as maîtrisé la mer par ta force, fracassant la tête des dragons sur les eaux ; tu as écrasé les têtes du Léviathan, le donnant à manger à une bande de chacals. » Ps 89, 10-11: « C’est toi qui maîtrises l’orgueil de la Mer ; quand ses vagues se soulèvent, c’est toi qui les apaises. C’est toi qui as écrasé le cadavre de Rahav, qui as dispersé tes ennemis par la force de ton bras. »
100. Ex 23, 27-33: « J’enverrai devant toi ma terreur, je bousculerai tout peuple chez qui tu entreras, je te ferai voir tous tes ennemis de dos. J’enverrai le frelon devant toi, qui chassera devant toi le Hivvite, le Cananéen et le Hittite. Je ne les chasserai pas devant toi en une seule année, de peur que le pays ne devienne une terre désolée, et que les animaux sauvages ne se multiplient à tes dépens. C’est peu à peu que je les chasserai devant toi, jusqu’à ce que, ayant fructifié, tu puisses recevoir le pays comme patrimoine. J’établirai ton territoire de la mer des Joncs à la mer des Philistins et du désert au Fleuve. Quand j’aurai livré entre vos mains les habitants et que tu les auras chassés de devant toi, tu ne concluras pas d’alliance avec eux et leurs dieux, ils n’habiteront pas dans ton pays, de peur qu’ils ne te fassent pécher contre moi : tu servirais leurs dieux et cela deviendrait pour toi un piège. » De même Dt 7, 1-6: « Lorsque le Seigneur ton Dieu t’aura fait entrer dans le pays dont tu viens prendre possession, et qu’il aura chassé devant toi des nations nombreuses (…) sept nations plus nombreuses et plus puissantes que toi, lorsque le Seigneur ton Dieu te les auras livrées et que tu les auras battues, tu les voueras totalement à l’interdit. Tu ne concluras pas d’alliance avec elles, tu ne leur feras pas grâce. Tu ne contracteras pas de mariage avec elles, tu ne donneras pas ta fille à leur fils, tu ne prendras pas leur fille pour ton fils, car cela détournerait ton fils de me suivre et il servirait d’autres dieux ; la colère du Seigneur s’enflammerait contre vous et il t’exterminerait aussitôt. Mais voici ce que vous ferez à ces nations : leurs autels, vous les démolirez ; leurs stèles, vous les briserez ; leurs poteaux sacrés, vous les casserez ; leurs idoles, vous les brûlerez. Car tu es un peuple consacré au Seigneur ton Dieu ; c’est toi que le Seigneur ton Dieu a choisi pour devenir le peuple qui est sa part personnelle parmi tous les peuples qui sont sur la surface de la terre. »
101. Contre Sihôn, Og ( Nb, 21, 10 et svts ; Dt 2, 26 et svts), Canaan (Jos 6-12)
102. Contre Madiân (Nb 31)
103. Jg 3-12 ; 1 S 11-17 ; 28-30 ; 2 S 5 ; 8 ; 10.
104. Dans les psaumes, lire Ps 2. Cf. également Ps 45, 4-6: «  O brave, ceins ton épée au côté, ta splendeur et ton éclat. Avec éclat, chevauche et triomphe pour la vraie cause et la juste clémence. Que ta droite lance la terreur : tes flèches barbelées. Sous toi tomberont des peuples, les ennemis du roi frappés en plein coeur. ». Ps 60 ; Ps 110.
105. La tentation est et sera de confondre la cause de Dieu avec la prospérité d’Israël.
106. Ex 3, 20 ; 11, 4 et svts ; 14, 18 et svts.
107. Jg 5, 4. 20 ; Jos 5, 13 et svts ; 10, 10-14 ; 2 S 5, 24.
108. Ps 20 ; 21.
109. Ps 48, 4-8 ; 2 R 19, 32-36.
110. Ps 118, 10-14: « Toutes les nations m’avaient encerclé : au nom du Seigneur, je les pourfendais. Elles m’ont encerclé, encerclé : au nom du Seigneur, je les pourfendais. Elles m’ont encerclé comme des guêpes ; elles se sont éteintes comme un feu d’épines, au nom du Seigneur, je les pourfendais. Tu m’avais bousculé pour m’abattre, mais le Seigneur m’a aidé. « Ma force et mon cri de guerre, c’est Lui ! » « Je lui dois la victoire ! » «  Ps 124: « Sans le Seigneur qui était pour nous, -qu’Israël le redise !- sans le Seigneur qui était pour nous quand des hommes nous attaquèrent, alors, dans leur ardente colère contre nous, ils nous avalaient tout vifs, alors des eaux nous entraînaient, un torrent nous submergeait ; alors nous submergeaient des eaux bouillonnantes. Béni soit le Seigneur qui n’a pas fait de nous la proie de leurs dents ! Comme un oiseau, nous avons échappé au filet des chasseurs ; le filet s’est rompu, nous avons échappé. Notre secours, c’est le nom du Seigneur, l’auteur des cieux et de la terre. »
111. Nb 14, 39-44.
112. Jos 7, 2 et svts.
113. 1 S 4.
114. 1 S 31.
115. Is 1, 4-9 ; Jr 4, 5-5, 17 ; 6 ; Is 5, 26-30.
116. Jr 25, 14-38 ; Jr 27, 6 et svts.
117. Gn 4.
118. Ps 46, 10 ; Ez 39, 98.
119. Is 2, 4 ; 11, 6-9, etc.
120. Ez 38 ; Za 14, 1 et svts ; Jdt 1-7.
121. Dn 7et 11, 40-45.
122. 1 M 2-4 ; 2 M 8-10.
123. 2 M 15, 22 et svts ; Jdt 9.
124. Dn 7, 11. 26.
125. Dn 8, 25 ; 11, 45.
126. Is 59, 15-20 ; 63, 1-6 . Ps 35, 1 et svts. Sg 5, 17-23. Dn 12, 1 et svts. Sg 4, 7 et svts ; 5, 15 et svts.
127. Is 7, 9.
128.  »Mais la maison de Juda, je l’aimerai et je les sauverai par le Seigneur leur Dieu ; je ne les sauverai ni par l’arc ni par l’épée ni par la guerre, ni par les chevaux ni par les cavaliers. » (Os 1, 7) ; « Malheur ! Ils descendent en Égypte pour y chercher du secours. Ils s’en remettent à des chevaux, ils font confiance aux chars parce qu’ils sont nombreux, aux cavaliers parce qu’ils sont en force, mais ils n’ont pas un regard pour le Saint d’Israël, ils ne cherchent pas le Seigneur. » (Is 31, 1) ; le Seigneur qui promet la paix et la fin de toute guerre, de toute violence : « Il sera juge entre les nations, l’arbitre de peuples nombreux. Martelant leurs épées, ils en feront des socs, de leurs lances, ils feront des serpes. On ne brandira plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre. » (Is 2, 4) (Mi 4, 3) ; « Le loup habitera avec l’agneau. »(Is 11, 6-9) ; « je conclurai pour eux en ce jour-là une alliance avec les bêtes des champs, les oiseaux du ciel, les reptiles du sol ; l’arc, l’épée et la guerre, je les briserai, il n’y en aura plus dans le pays, et je permettrai aux habitants de dormir en sécurité. » (Os 2, 20) ; « Il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. » (Za 9, 10).
129. Gn 6, 11-13.
130. Gn 8, 21.
131. Gn 9, 13.
132. 1 Ch 22, 8.
133. En 2005 encore, le cinéaste israélien Avi Mograbi, au grand scandale de nombreux compatriotes suggérait que les kamikazes pouvaient se réclamer de l’exemple de Samson auquel le titre de son film « Pour un seul de mes yeux » renvoie directement. Par ailleurs, prenant unilatéralement le parti des Palestiniens menacés par l’armée israélienne, le cinéaste les comparait aux zélotes juifs assiégés par l’armée romaine à Massada en 72.
134. « Point de signe d’une réponse de Dieu à la prière ou d’une causalité divine dans l’écroulement du temple ; et point de confirmation non plus, de la part du narrateur, sur le lien entre croissance des cheveux et force surhumaine. Au contraire, pour la première fois dans l’histoire de Samson, nous avons droit à la description de l’effort que requiert l’exploit herculéen. » (SONNET J.-P. et WENIN A., La mort de Samson : Dieu bénit-il l’attentat suicide ?, in Revue théologique de Louvain, 35, 2004, p. 378.)
135. Jg 13-16.
136. Op. cit., p. 381.

⁢iv. L’œuvre d’André Wénin peut nous introduire au cœur du message

[1].

Tout d’abord, si la Bible nous parle de vie et de mort, de notre vie, de notre mort, de notre histoire, elle ne peut éviter de montrer la violence qui est, d’une manière ou d’une autre, constamment présente dans toute existence et de nous inciter à prendre position face à cette réalité à laquelle nous sommes confrontés tout au long de notre cheminement.⁠[2]

Ainsi la Bible est, pour une part, le « miroir » de nos violences qu’elle analyse finement jusqu’à leurs racines⁠[3]. Et il est « heureux qu’il en soit ainsi. Car si la violence était occultée, tout un pan de la réalité humaine lui échapperait. Alors, la Bible, au lieu de m’offrir des pages pour penser cette réalité omniprésente dans l’histoire, me priverait de pouvoir la penser. Et, faute de refléter l’humain, elle perdrait de sa pertinence en parlant de Dieu… »[4]

Mais, on remarque aussi que la Bible implique Dieu lui-même dans la violence. Dieu tente de la réfréner, il la punit parfois d’une violence mesurée, parfois aussi de manière cruelle. Parfois enfin, Dieu encourage la violence des hommes.

Si on s’arrête à un récit sanglant particulier sans tenir compte de toute l’ampleur des livres qui constituent la Bible, on passe à coup sûr, à côté de l’essentiel. Car Dieu qui accompagne les hommes dans leurs tribulations les entraîne progressivement à résoudre leurs problèmes autrement que par des moyens violents.

Les auteurs inspirés, lorsqu’ils parlent de Dieu, nous révèlent certes des vérités, un Dieu qui combat le mal, un Dieu juste, fidèle, libérateur, exigeant mais aussi, dans une mesure incommensurable, un Dieu inconnaissable, indicible qu’ils ne peuvent exprimer qu’avec leurs mots à travers des représentations toujours approximatives. Le lecteur qui se fait aussi des images de Dieu, est donc sommé de dialoguer avec le Livre⁠[5].

Or, que constatons-nous lorsque nous essayons, non de sélectionner les textes suivant nos intérêts, mais de tout recevoir, contradictions apparentes ou réelles comprises ?

Il ne faut pas oublier, pour bien lire l’ensemble de la Bible, de méditer le récit des origines : le livre de la Genèse qui « offre une clé de lecture pour l’ensemble du récit biblique »[6].

d’emblée, Dieu apparaît comme le défenseur de la vie contre les forces du mal. Il maîtrise le chaos initial sans destruction ni violence pour faire naître la vie. De plus, il limite sa maîtrise en se reposant le septième jour. A son image, l’homme est invité à maîtriser l’animal sans le tuer⁠[7] : il donne comme nourriture les céréales et les fruits à l’homme et l’herbe aux animaux⁠[8]. Ainsi la vie s’écoule sans lutte dans un monde de douceur et d’harmonie. Mais, maîtriser l’animal, c’est aussi maîtriser l’animalité, la force vitale brute qui est en nous et qui s’exprime par la convoitise. A l’école du serpent⁠[9], la convoitise s’exaspère devant la limite et le manque, elle veut tout savoir et jouir de tout et suscite la jalousie et la violence. Or c’est précisément par le manque que Dieu veut éduquer notre désir pour que nous reconnaissions comme don ce qu’il nous accorde et que nous fassions confiance au donateur, un donateur qui ne comble pas notre désir mais manifeste ainsi sa volonté de le combler. La stérilité temporaire, la circoncision, le sabbat, le régime alimentaire, etc., sont autant de « manques » à accepter pour éviter l’idolâtrie qui n’est que le produit d’un homme qui, voulant échapper au mystère, s’asservit à lui-même et finalement à la mort.

Après la chute, la première violence qui s’insinue entre l’homme et la femme, est celle de la convoitise⁠[10]. On la retrouve encore dans la relation entre Eve et Caïn « possédé » par sa mère qui en fait son « homme » excluant Adam.⁠[11] Cet amour outrancier explique la violence de Caïn qui ne peut supporter que Dieu privilégie Abel⁠[12]. Il n’a pu accepter le manque, canaliser, exprimer par des mots la force (la violence du désir) qui est en lui et cette force s’extériorise dans la brutalité.⁠[13]

Parallèlement à ces tristes histoires, Dieu non seulement promet la victoire dans la lutte contre le mal⁠[14] mais accompagne l’homme qui, confronté à la violence, a désormais tendance à la reproduire. Dieu s’efforce de lui inculquer un autre chemin : il met en garde Caïn contre la « bête tapie » qui le convoite puis, après le crime, après avoir dénoncé le coupable, il le protège pour éviter l’escalade de la violence mais en vain.⁠[15] La justice clémente de Dieu se révèle inefficace et c’est pourquoi, devant le déchaînement de la violence (hamas), Il décide de détruire « toute chair »[16] à l’exception de Noé, le juste, ses fils, sa femme, les femmes de ses fils et un couple de chaque espèce d’animaux soumis à un régime végétal qui rappelle que la maîtrise de l’homme doit être non-violente. De plus, non seulement Dieu qui voulait détruire toute chair, sauve la famille de Noé et un couple d’animaux mais il se repent et promet de ne plus recourir lui-même à la violence extrême.

Comment dès lors, à l’avenir, gérer cette violence que l’on ne pourrait extirper définitivement qu’en détruisant la création ? En instaurant « le régime de la loi » qui va limiter l’exercice de la violence⁠[17]. L’homme sera autorisé à manger la chair animale et l’herbe qui était réservée aux animaux, signe de l’animalité qui est en lui⁠[18]. Mais Dieu impose des restrictions. Tout d’abord, par l’interdit du sang⁠[19], Dieu nous met en garde métaphoriquement contre ce qui meut la violence, c’est-à-dire la convoitise et la haine enfouis dans le cœur de l’homme. Ensuite Dieu demandera des comptes à l’agresseur⁠[20] et instaure la loi du talion⁠[21] qui ne laisse pas le crime impuni mais limite la vengeance. La loi apparaît néanmoins comme violente. Elle est imparfaite dans la mesure où elle ne peut « établir une justice accomplie »[22] ni instaurer la douceur, faire que l’homme, à l’image de Dieu, renonce carrément à la violence. Si la loi est nécessaire dans un premier temps, elle a ses limites. L’homme est donc invité à aller au-delà, à renoncer à la violence. Dès avant le Sinaï, des décrets, des usages et des juges sont établis⁠[23]. Mais, au Sinaï, l’objectif des 10 paroles est de contrer la violence, et d’éradiquer sa source : la convoitise.⁠[24]

Il est intéressant de constater l’importance du berger, du pasteur dans les récits de la Genèse. Le berger est celui qui maîtrise l’animal mais en prend soin, celui aussi que maîtrise son animalité.⁠[25] C’est l’homme tel que Dieu le souhaite, l’homme qui, comme Abram, Jacob ou Joseph, apprend à renoncer à la maîtrise totale sur les gens et les événements et à éteindre ainsi la convoitise.

C’est surtout dans les relations de couple et dans les relations entre parents et enfants que cette pédagogie apparaît. C’est dans ces relations que l’un peut être objet de l’autre comme on l’a vu avec Adam et Eve, Eve et Caïn. Si Abraham et Sara se manipulent, au début de leur relation, pour organiser leur vie comme ils l’entendent, ils découvrent harmonie et fécondité à partir du moment où, à l’invitation de Dieu, Abram consent à renoncer au nom de ses parents et consent à la circoncision qui est le signe de son consentement au plan de Dieu. Acceptant ce manque, il s’ouvre à l’autre, à sa femme, aux visiteurs aux chênes de Mamré, à la confiance en Dieu, au don de la vie.⁠[26]

Pour en revenir aux insuffisances de la loi et à la nécessité d’arrêter la violence, le premier personnage qui incarne bien l’au-delà de la justice, c’est Joseph⁠[27]. Il n’y a pas au début de cet épisode fameux un innocent et des coupables. Joseph fait violence à ses frères en les provoquant, Jacob à ses autres fils en préférant Joseph et les frères à Joseph, bien sûr. Joseph arrête la violence en ne répondant pas aux accusations de la femme de Putiphar⁠[28]. Il s’enfuit nu, signe de son innocence retrouvée. Il a rompu avec le modèle parental⁠[29], il est devenu sage et lorsqu’il sera confronté à ses frères, il ne se vengera pas mais par quelque stratagème, par une violence « juste et mesurée » il amènera les coupables à reconnaître leur faute. Cette histoire montre que « la stricte justice est parfois trop courte parce que, lorsqu’elle châtie un violent, celui-ci ne se sent pas reconnu comme victime, alors que, la plupart du temps, il en est une aussi. »[30] La fraternité ne s’établit pas d’emblée comme on le voit avec Abel et Caïn, Jacob et Esaü⁠[31], Joseph et ses frères⁠[32] mais elle se construit lentement et il en est de même en ce qui concerne les relations entre peuples.⁠[33]

Derrière Joseph, se profile l’image du Serviteur souffrant⁠[34]. Celui-ci, mieux encore que Joseph, imite le Dieu de l’Alliance, refuse la violence, refuse le mensonge, accepte le manque, renonce à maîtriser son avenir et arrête à lui le mal, ouvrant ainsi un chemin de paix. En l’exaltant, Dieu « se contente de dénoncer l’injustice dont il a été victime, permettant ainsi aux violents de découvrir leur violence insue. »[35] Il ne les châtie pas mais leur offre une possibilité de reconnaître leur erreur, de se détourner du mal et rendre le bonheur possible, puisque « le bonheur surgit […] au lieu où s’entrecroisent amour de Dieu et amour de l’autre (re)commandés par la Loi ».⁠[36]

En définitive, quelle leçon tirer de cette lecture ? La violence est inévitable, elle fait « partie intégrante de la réalité des humains ». Mais, d’une part, pour l’empêcher d’être destructrice, il faut veiller à ce que le désir ne dégénère pas en convoitise ; autrement dit, il faut apprendre à accepter le manque, à accepter de ne pas avoir prise sur tous les aspects de notre vie comme la Loi l’indique : « le consentement à une parole imposant un manque […] apparaît comme le chemin du devenir humain ».⁠[37] d’autre part, cette violence, quand elle risque de nous emporter, « il faut apprendre à la gérer » par « la parole qui permet de ne pas passer à l’acte ou en tout cas de [la] vivre […] autrement » par des exutoires, comme Dieu le signifie à Caïn⁠[38].

Dans la société contemporaine pétrie de libéralisme, on a tendance à exclure le vide, le manque et, en même temps, on nie que la violence soit « humaine », qu’elle fasse « partie intégrante de la réalité des humains » ; on veut éviter tout conflit tout en doutant qu’il y ait Quelqu’un au-dessus de chacun, une Loi au-dessus des lois. Et quand la violence éclate, on se trouve démuni⁠[39].

C’est le drame des sociétés développées : « il s’est développé un esprit de liberté qui met en cause toute instance supérieure, tout ordre qui, là aussi, prétendraient imposer la limite. A la place du devoir, le désir ; et en fait de désir, l’envie. Naguère le grand Principe (Dieu, l’Idée, la Patrie, la Révolution…) déléguait au maître le pouvoir de faire obéir ; il y avait un maître des maîtres, qui autorisait leur autorité. Dans le marché de l’économie triomphante, le Maître des maîtres c’est le grand moteur du système : l’envie elle-même, l’envie de chacun prise dans le magma de l’Envie universelle, célébrée et soutenue par la publicité. »[40] Et, « s’il n’y a plus l’instance qui ordonne et unifie, la pensée devient, sous le signe du désir, une kyrielle de conflits recouverts et insolubles. »[41]

Il est toujours dangereux de laisser notre désir dégénérer en convoitise. La Bible le révèle constamment et la psychanalyse confirme que « La religion soutient la violence ou l’entrave, selon qu’elle favorise ou non le possible renoncement à un objet source de toute satisfaction. Si elle permet de ne pas renoncer, et ne fait que fondre les exigences pulsionnelles individuelles dans celles du groupe, le risque est grand que le groupe se fasse alors l’amplificateur des pulsions destructrices, alors tournées vers l’extérieur pour défendre la possibilité de la satisfaction de l’intérieur. »[42]

Il est toujours dangereux, en même temps, de considérer que la violence est l’apanage de l’autre toujours coupable d’agresser notre innocence, de ne voir que la paille qui est dans son œil alors qu’il y a une poutre dans le nôtre⁠[43]. La psychanalyse confirme que « La tentation reste forte, le mouvement légitime, de vouloir mettre cette part d’inintégrable hors de soi, ne serait-ce que pour la contrôler, et trouver pour cela une peuplade, un groupe, un « Turc », un étranger. Un peu plus barbare, un peu plus sauvage que soi. Si le jeu est permis, la mise en scène nécessaire, pour mettre dehors ce qui menace de l’intérieur, nous ne pouvons toutefois plus être dupes, personne ne nous déchargera de notre responsabilité. Tel est le drame de l’homme désenchanté. »⁠[44]

Or la violence est d’abord en nous et il convient de le reconnaître, de reconnaître que « L’agressivité est une disposition instinctive primitive et autonome de l’être humain, et [que] la civilisation y trouve son entrave la plus redoutable. »⁠[45]

Mais, il n’y a pas à désespérer car « si la vie et la mort sont inséparables, humanité et barbarie ne se laissent pas non plus disjoindre ! »[46] « Si la pulsion de mort est à l’œuvre, inexorablement, Eros n’en est pas moins là, qui pousse toujours et encore à chercher, à maintenir ou à rétablir la relation à l’objet. […] La vie est possible malgré la mort. Il y a une humanité possible malgré la barbarie. Si l’on s’imagine toutefois épargné par la pulsion de mort, si l’ambivalence n’est pas possible, si le « mauvais » reste au-dehors, étranger au moi, toutes les violences se justifient et les barbares se réveillent au nom de la sécurité, ou de l’illusoire pureté du moi, de la race ou de la nation. L’indomptable, le sexuel infantile d’avant toute castration et soumission à la Loi, peut donner libre cours à son déchaînement. La déshumanisation menace, parce qu’alors il ne peut y avoir d’autre en soi, l’autre étant devenu l’incarnation du mal ou du non-humain. Lorsqu’on ne joue plus, ou lorsqu’on se prend trop au jeu, lorsqu’on se raconte qu’en exterminant le mal, le bien triomphera, alors le danger du déchaînement de la violence se fait menaçant, qui se nourrit des forces du mal qu’il pose en dehors pour les combattre. Et pourtant nous ne pouvons vivre sans croire, un peu, que l’homme vaut mieux que le barbare qu’il ne surveille jamais aussi bien que lorsqu’il le reprend en lui ![47]


1. Notamment : WENIN André, La Bible ou La violence surmontée, DDB ; SONNET Jean-Pierre et WENIN André, La mort de Samson : Dieu bénit-il l’attentat suicide ? op. cit., pp. 372-381 ; LEBRUN Jean-Pierre et WENIN André, Des lois pour être humain, Humus Entretiens, Erès, 2008. A. Wénin s’appuie sur les travaux du P. Paul Beauchamp, sj (1924-2001)
2. On peut ajouter avec Th. Römer que « Dieu ne se retire d’aucun domaine de la vie humaine ; il est présent aussi là où l’homme est confronté à ses côtés obscurs : la haine, l’égoïsme, la cruauté, la guerre, la violence. » (Des meurtres et des guerres : Le Dieu de la Bible hébraïque aime-t-il la violence, in Maguerat, op . cit., pp. 55-56).
3. WENIN A., La Bible ou La violence surmontée, op. cit., pp. 19-22. L’auteur scrute l’histoire de Joseph vendu par ses frères (Gn 37) et montre que tous les personnages font violence aux autres : Joseph qui calomnie et provoque la jalousie des frères, Jacob qui privilégie Joseph et bien sûr les frères qui se vengeront en vendant Joseph et en infligeant le chagrin du deuil à leur père.
4. LEBRUN Jean-Pierre et WENIN André, Des lois pour être humain, op. cit., p. 77.
5. A. Wénin cite en exemple le lecteur juif et rappelle ce qu’E. Lévinas écrivait : « tout se passe comme si la multiplicité des personnes (…) était la condition de la plénitude de la « vérité absolue » comme si chaque personne par son unicité, assurait la révélation d’un aspect unique de la vérité. » (in Au-delà du verset, Minuit, 1982, p. 163, cité in WENIN A., La Bible ou la violence surmontée, op. cit., pp. 18-19).
6. WENIN A., op. cit., p. 31.
7. Gn 1, 28-30.
8. Gn 1, 1-2.
9. Non seulement il se présente comme un dieu soucieux du bonheur de l’homme mais, en plus, il donne de Dieu une fausse image. (WENIN A., op. cit., p. 98). La convoitise qu’il suscite est donc liée à la double idolâtrie dénoncée par le Décalogue (Ex 20, 3-4).
10. Gn 3, 16 : « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi ». L’autre, de partenaire, devient objet.
11. « …la grande tentation de la mère est de prendre l’enfant pour elle et de vivre sa jouissance avec lui. Quant à la tentation du père, c’est au fond d’abdiquer de sa position de mari devant cette situation-là… » (LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., p. 85) Et le psychanalyste confirme : « C’est extrêmement proche du pari de Freud d’avoir fait de la mère la première chose à laquelle il faut renoncer. C’est comme si le texte biblique disait déjà ça… ». (Id.)
12. Gn 4, 1-5.
13. C’est aussi, rappelons-nous, l’analyse du Rabbin Guigui. Elle trouve une confirmation dans la psychanalyse comme l’indique le titre d’un ouvrage d’un élève de Jacques Lacan (1901-1981) : La parole ou la mort de SAFOUAN Moustapha, Seuil, 1993 : « Entre deux sujets, il n’y a que la parole ou la mort, le salut ou la pierre. Poser la violence au principe de ce qu’on appelle » la condition humaine » sans tenir compte de ce qu’elle comporte comme défaite de la parole, ne mène nulle part ». (Cité in LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., op. cit., p. 82).
14. Gn 3, 15.
15. Gn 4, 9-16.
16. A. Wénin (La Bible ou la violence surmontée, op. cit., pp. 32-36) s’arrête à l’expression « toute chair avait perverti sa conduite (son chemin) sur la terre » (Gn 6, 12) qui renvoie à Gn 1, 29-30 et au régime végétarien de toute « chair », régime de douceur qui a été perverti. Dans l’arche, les provisions sont végétales (Gn 6, 21).
17. Id., p. 40-51. Mais ne peut-on considérer aussi la loi comme une « violence » ? Th. Römer pose cette question sur le plan politique : « La loi indispensable à toute démocratie ne contient-elle pas une violence nécessaire au fonctionnement de la société ? » (Des meurtres et des guerres : Le Dieu de la Bible hébraïque aime-t-il la violence ? in Maguerat, op. cit., p. 56). S’il existe, comme Freud le pense, une pulsion de haine et d’extermination, alors « il semble que toute tentative de substituer au pouvoir réel le pouvoir des idées est aujourd’hui encore vouée à l’échec. C’est une erreur de calcul de ne pas considérer que le droit n’était à l’origine que violence à l’état brut, et qu’il ne peut de nos jours non plus se passer du soutien de la violence. » (S. Freud, A. Einstein, Pourquoi la guerre ?, in Résultats, idées, problèmes II, PUF, (1933) 1985, p. 209). Toutefois, fait remarquer M. Vaucher, « La haine à l’égard de celui qui impose des limites auxquelles il est lui-même soumis n’est pas une haine à mort, elle permet une transaction et favorise un double mouvement de différenciation et d’indentification. » (Vie, violence…La haine, voie de transformation de la violence, in Maguerat, op. cit., p. 22). De plus, la « violence juridique ou violence du droit est une contre-violence, une violence dont le but est l’élimination de la violence pure » (ASSMAN Jan, op. cit., p. 24). Pour Assman, la « violence pure » ou « violence affective » est celle qui est animée par la colère, la peur et la jalousie (id., pp20-23). Cette « contre-violence » ne serait pas effective sans violence.
18. Gn 9, 1-3 : « Dieu bénit Noé et ses fils, il leur dit : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre. Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre et de tous les oiseaux du ciel. Tout ce qui remue sur le sol et tous les poissons de la mer sont livrés entre vos mains. Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture comme déjà l’herbe mûrissante, je vous donne tout. » »
19. Gn 9, 4 : « Toutefois vous ne mangerez pas la chair avec sa vie, c’est-à-dire son sang. »
20. Gn 9, 5 : « Et de même, de votre sang, qui est votre propre vie, je demanderai compte à l’homme : à chacun je demanderai compte de la vie de son frère. »
21. Gn 9, 6: « Qui verse le sang de l’homme, par l’homme verra son sang versé… ».
22. WENIN A., op. cit., p. 44.
23. Ex 15, 25 ; 18, 13-26.
24. On peut en effet s’étonner de la formulation des neuvième et dixième commandements dans un texte à caractère juridique. Mais comme l’écrit Joan Chittister, « l’essence des neuvième et dixième commandements est vraiment, finalement, la substance et l’incarnation du premier. Elle consiste à rejeter les idoles, à se fondre en Dieu, à être pleinement conscient –enfin- qu’une seule chose compte vraiment dans la vie ». Idolâtrie, convoitise, cupidité, jalousie, envie, sont les obstacles majeurs à une vraie vie avec Dieu. (CHITTISTER J., Les dix commandements, Les lois du cœur, Bayard, 2009, pp. 107-126)
25. Abel préféré à l’agriculteur (Gn 4, 3-4), Noé gardien de la gent animale (Gn 7, 7-16), Abraham (Gn 13, 2 et ), Isaac (Gn 25, 14), Jacob (Gn 30, 29-43), Joseph (Gn 37, 2) tandis que ses frères, pasteurs aussi, ressemblent plus à la « bête féroce » qui, prétendront-ils, a tué Joseph.
26. Il n’empêche qu’Abraham cède à la toute-puissance paternelle lorsqu’il « décide de tuer son fils. qu’un Dieu le lui ait apparemment ordonné, peu importe au fond : on peut très bien assouvir sa jouissance en obéissant à la parole d’un autre. Du reste, dans ce récit, Dieu vient arrêter le geste du père en lui disant de ne pas faire de mal au garçon. Dès lors, dans la main du père, le couteau ne servira plus qu’à trancher le lien qui, symboliquement, servait à lier Isaac, à le paralyser. » Le psychiatre et psychanalyste Jean-Pierre Lebrun renchérit : « C’est d’ailleurs la lecture que l’on peut faire du tableau du Caravage, Le sacrifice d’Isaac (…) l’ange ne s’y contente pas d’arrêter le geste d’Abraham ; il montre au père qu’il s’est trompé, qu’il a mal compris ce qui lui était demandé. Si Dieu a réclamé Isaac, ce n’est pas pour le prendre, c’est pour le libérer. Ce n’est donc pads le fils qui doit être sacrifié, mais l’emprise paternelle. » (LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., pp. 73-74).
27. Gn 37-47.
28. Gn 39, 7-20.
29. Gn 29, 15-30. Allusion aux marchandages entre Laban, père de Léa et de Rachel, et Jacob
30. WENIN A., op . cit., p. 57.
31. Gn 25 et svts. Dans Gn 33, 4-11 , on assiste à leur transformation.
32. Cf. WENIN A., Joseph ou l’invention de la fraternité, Lessius, 2005.
33. Cf. les épisodes mettant en scène Abraham et Mzlkisédeq (Gn 14, 18-20), Abraham et Abimélek (Gn 21, 27. 31-31), Isaac et Abimélek ( Gn 26, 26-31), Joseph et putiphar (Gn 39, 2-6), Joseph et Pharaon (Gn 41, 38-40), Pharaon et la famille de Joseph (Gn 47, 38-40).
34. Is 52-53.
35. WENIN A.,La Bible ou La violence surmontée, op. cit., p. 59.
36. WENIN A.,id., p. 143.
37. LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., op. cit., p. 228.
38. LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., p. 90. Comme la Bible le montre, la psychanalyse et le travail cliniques attestent aussi « qu’effectivement, il n’est pas possible de ne pas la [la violence] rencontrer mais qu’il s’agit toujours de nous mettre au travail pour arriver à ce qu’elle soit autre que destructrice ». (Id., pp. 91-92). Comme on l’a dit et répété, la parole est importante : « nous ne sommes hommes et nous ne tenons les uns aux autres que par la parole » disait Montaigne précisant que « le mentir est un maudit vice » (Essais, Livre I, chap. IX, cité in LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., op. cit ., p. 112). Mais si « l’absence de parole engendre un mécanisme de violence, d’exclusion et d’écrasement de l’autre », la parole peut elle aussi être violente et pousser à la violence, ne serait-ce que sous la forme du mensonge : ainsi, Esaü veut tuer Jacob parce qu’il a menti (Gn 27). Toutefois, « on peut sortir du processus de la violence, à travers une parole qui, peut-être, fait violence dans un premier temps parce qu’elle oblige la personne à se mettre en face d’elle-même et de sa propre violence, mais qui ensuite permet d’ajuster les relations. […] C’est cela qui permet d’en sortir sans qu’il y ait ni vainqueur ni vaincu. » C’est pourquoi A. Wénin parle d’une « parole juste » et non d’une parole vraie. La parole juste par rapport à un événement permet l’ajustement des personnes. Ainsi en est-il avec Joseph face à ses frères en Égypte, ainsi en est-il avec Nathan face à David (2 S 11-12). A. Wénin rappelle que « la vérité est un concept eschatologique » et qu’ « il est impossible, comme être humain de s’accorder pleinement à la vérité, de la « trouver ». »(Id., pp. 101-126)
39. Le psychanalyste constate la disparition, dans le face à face, de ce qu’il appelle la « place tierce » ou encore « la figure tutélaire » occupant une « place différente » sur le plan moral ou sur le plan social. Tout le monde prétend occuper une place équivalente. Dans cette situation, « il n’y aura pas de légitimité à ce que l’un des deux décide, à ce que mon avis puisse prévaloir sur le vôtre, ou que l’avis du professeur prévale sur celui de l’élève, celui de l’expert sur celui qui ne connaît rien, celui du parent sur l’enfant, ou du roi sur ses sujets ou d’un Premier ministre sur son gouvernement… Si on n’a plus cette possibilité reconnue comme allant de soi, on se voit contraint de rester l’un et l’autre dans l’expectative, ce qui ne peut que favoriser tôt ou tard la prise de pouvoir de force par l’un des deux. Autrement dit, imposer par la contrainte réelle ce qui ne peut plus s’imposer par une contrainte symbolique. » Contrainte de la « figure tutélaire ». Dès lors, « on n’a plus à sa disposition ce qui permet de trouver une issue au conflit ; et c’est dans ce contexte-là que notre société doit éviter celui-ci, parce qu’elle sait très bien qu’on ne peut plus en sortir ; mais en pratiquant cette politique de l’évitement, elle laisse le cancer se propager, puisque de toute façon, viendra bien le moment où elle sera contrainte à la prise de position qui entérinera la différence des places. » De plus, si, à l’origine, on nie une différence de places, « les gens sont mis en situation de se sentir en danger s’ils soutiennent leur propre parole, puisque celui qui dit risque toujours de se voir contredire, et donc d’être confronté à l’altérité concrète de l’autre sans avoir à sa disposition une voie pacifique pour s’en sortir… ; de ce fait, beaucoup taisent ce qu’ils ont à dire.
   Hier, ils se taisaient parce qu’il y avait un interlocuteur qu’ils pensaient être le grand castrateur, mais aujourd’hui, ils se taisent parce que la confrontation avec quiconque peut se retourner en castration. Dans les deux cas, certes dans des contextes différents, ne pas dire accomplit anticipativement le meurtre de l’autre. » L’exégète ajoute : « Le meurtre, et même parfois, aussi, la négation de soi, quand on n’ose plus dire ce que l’on a à dire. Celui qui s’engage dans cette voie se nie lui-même en tant que sujet, fait violence au sujet en lui. » (LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., pp. 90-100).
40. BELLET Maurice, « Je ne suis pas venu apporter la paix… », Essai sur la violence absolue, Albin Michel, 2009, p. 18. (Né en 1923, prêtre, théologien, philosophe, psychanalyste).
41. Id., p. 56.
42. VAUCHER Myriam, Vie, violence… La haine, voie de transformation de la violence, in Maguerat, op. cit., pp. 32-33.
43. Lc 6, 41-43 : « qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : « Frère, attends. Que j’ôte la paille qui est dans ton œil », toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil ! et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère. »
44. VAUCHER Myriam, op. cit., p.15.
45. Freud  Malaise dans la civilisation, PUF, 1930, p. 77. M. Vaucher confirme : « Les hommes ne sont civilisés que tardivement, contre leur gré et en surface ! Au fond, ils restent des barbares, des enfants, des frères luttant les uns contre les autres ! » (op. cit., p. 21).
46. VAUCHER Myriam, op. cit., p. 14.
47. Id., p. 32. Retenons aussi cette réflexion de l’auteur sur l’importance du rite et de ce qu’il traduit : « Violence de vie. Violence de mort. Cela ne fonctionne que si le rite permet une mise en scène de la violence dans un espace symbolique, et non sa mise en scène sur la scène du monde. » (id., p. 31).

⁢v. Joseph Comblin et le thème de la paix

Si l’Ancien testament nous éclaire sur l’origine du mal et de la violence, il introduit aussi dans le monde, comme l’a montré le P. J. Comblin, trois idées fondamentales : « le thème de la paix perpétuelle, le thème d’universalité du salut et celui de la puissance de Dieu dans la faiblesse des hommes »[1]

Et tout d’abord, la paix biblique.

Le mot shalôm que nous avons traduit par « paix » est un concept large, « un terme vaste, ample, souple ; il peut désigner le terme de toutes les aspirations. (…) Le shalôm est toujours un peu comme un don, incertain mais espéré, (…) un état de grâce collectif.  »⁠[2] Don espéré et possible, il est par le fait même de nature religieuse. Il est décrit dans le Deutéronome sous forme de bénédictions⁠[3]. C’est « le pays qui ruisselle de lait et de miel »[4]. C’est la vie, une plénitude de vie !⁠[5] Ces bénédictions, cette vie, cette paix, Israël l’attend uniquement de Dieu et non de circonstances historiques favorables, d’une bonne politique ou d’un roi qui promet la paix en faisant la guerre⁠[6]. David, le guerrier, n’a pu bâtir le temple à cause du sang versé. C’est Salomon le pacifique qui le construira.⁠[7] Salomon est le type du roi soumis à la loi religieuse qui annonce le Roi à venir⁠[8].

Mais Dieu répétera-t-on fait la guerre ! Oui mais d’une manière toute différente des divinités orientales ou grecques. Celles-ci sont guerrières par essence alors que si l’on dit que « Yahweh est un guerrier »[9] c’est parce qu’il a libéré son peuple. De plus, si toute guerre du peuple devient guerre de la divinité, dans la Bible c’est Dieu qui détermine les guerres de son peuple et toute guerre ne reçoit pas son investiture : il y a les guerres de Yahweh qu’il mène pour réaliser son dessein contre ceux qui s’y opposent, les pécheurs⁠[10] et les guerres profanes, purement politiques. La guerre de Yahweh est comme un jugement, « un prélude non aux guerres historiques, même si celles-ci se prétendaient inspirées par Dieu - et toutes les guerres des États, nous le savons se prétendent telles, plus ou moins - mais au Jugement des nations à la fin du monde, tel qu’il est annoncé par le Nouveau Testament. Donc les guerres saintes de la Bible n’ont pas existé comme telles ; elles sont un sens révélé, prophétique, ajouté aux récits du passé d’Israël. »[11]

Seules ces guerres-jugements trouvent grâce aux yeux des prophètes qui condamnent les guerres profanes⁠[12] et dénoncent les faux prophètes qui annoncent les victoires profanes⁠[13]. De plus, ces guerres-jugements, guerres de Yahweh sont provisoires et exceptionnelles, elles appartiennent au temps de la préparation du peuple d’Israël.⁠[14] Et donc, une fois de plus, on peut affirmer que « la guerre n’est pas sainte, elle n’est pas une manifestation « spéciale » de la providence divine. On peut et on doit même dire que, non seulement le Nouveau, mais encore l’Ancien testament ont désacralisé la guerre. Ils lui ont précisément enlevé son caractère traditionnel d’opération divine en réservant ce caractère divin à quelques cas précis. Il n’y a plus rien de sacré, sinon l’économie du salut biblique. Dieu ne se révèle pas par la guerre. La guerre est seulement humaine, sauf quand elle est le jugement de Dieu sur les pécheurs. En fin de compte, il y aura seulement une seule guerre sainte : le jugement dernier. »[15]

Dieu n’est pas un guerrier. Le récit de la création en témoigne aussi. Alors que les mythes cosmogoniques nous montrent qu’au commencement était la guerre, que la création du monde se moule sur la création des États par la guerre, la Genèse révèle que Dieu, en toute liberté et par don, crée un monde en paix. Dieu n’a créé ni la mort, ni le mal, ni la guerre. Et il condamne les puissants orgueilleux et guerriers égyptien, assyrien⁠[16], babylonien⁠[17], romain, Gog et Magog⁠[18] : « par un simple jugement, Dieu fait la guerre à la guerre, il disperse comme d’un souffle la guerre qui était comme l’arme ultime du péché contre lui. »[19]

La paix promise par les prophètes et telle qu’ils la décrivent, paix du peuple élu et paix des nations, ne peut venir que de Dieu et de son Règne. C’est Dieu d’abord qu’il faut chercher et reconnaître, la paix viendra ensuite. Israël sera en paix avec ses puissants voisins quand ceux-ci reconnaîtront Yahweh⁠[20] et il en va de même pour toutes les nations⁠[21]. Dieu offre sa paix à Israël et, par Israël, à toutes les nations, non pas par leur soumission à Israël mais par l’écoute de l’instruction et de la parole dispensées à Jérusalem, préfiguration de l’Église. C’est dans la mesure où les hommes se convertissent au Dieu de paix que la paix se fera car « point de paix, a dit mon Dieu, pour les méchants ! »[22] La paix n’est pas une récompense qui vient de l’extérieur, elle est concomitante de la transformation radicale de l’homme immoral, pécheur et impie. C’est la condition sine qua non⁠[23] : que la loi du Seigneur vive dans le cœur de l’homme⁠[24] et Dieu le purifiera⁠[25]. La promesse vaut pour Israël et pour les nations : « Tous tes fils seront disciples du Seigneur, et grande sera la paix de tes fils. »[26] La justice -l’intégrité morale et religieuse- et la paix sont solidaires : « Le fruit de la justice sera la paix ; la justice produira le calme et la sécurité pour toujours »[27] ; « Fidélité et Vérité se sont rencontrées, elles ont embrassé Paix et Justice. »[28] Celui qui veut la paix doit avoir foi dans la paix de Dieu, et lui prêter patiemment ses forces.


1. COMBLIN J., Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 36.
2. Id., pp. 44-45.
3. Dt 7, 6-14 ; 28, 2-10.
4. Nb 14, 8.
5. Dt 30, 19.
6. Cf. Dt 17, 17 et surtout 1 S 8, 11.
7. 1 Ch 22, 7-10.
8. Is 9, 5-6 : « Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné. La souveraineté est sur ses épaules. On proclame son nom : « Merveilleux - Conseiller, Dieu - Fort, Père à jamais, Prince de la paix. » Il y aura une souveraineté étendue et une paix sans fin pour le trône de David et pour sa royauté, qu’il établira et affermira sur le droit et la justice dès maintenant et pour toujours - l’ardeur du Seigneur, le tout-puissant, fera cela. »
9. Ex 15, 3. Quant à l’expression « Yahweh Sabaoth », souvent traduite par « Dieu des armées » ou « Dieu des armées d’Israël », elle désigne plus vraisemblablement le « Dieu des armées célestes », le Dieu du « monde des cieux et des astres (…), le Dieu unique qui dispose de toutes les puissances de l’univers » (GUILLET Jacques in Vocabulaire de théologie biblique, Cerf, 2005).
10. Cf. Dt 9, 4-6.
11. COMBLIN J., op. cit., p. 69.
12. « Malheur ! Ils descendent en Égypte pour y chercher du secours. Ils s’en remettent à des chevaux, ils font confiance aux chars parce qu’ils sont nombreux, aux cavaliers parce qu’ils sont en force, mais ils n’ont pas un regard pour le Saint d’Israël, ils ne cherchent pas le Seigneur. Lui aussi, pourtant, il est habile : il peut faire venir le malheur. Il ne retire pas ce qu’il a dit. Il se dresse contre le parti des méchants et contre les malfaisants qu’on appelle au secours. » (Is 31, 1-2). Lire aussi Is 22, 8-14 ; Is 7.
13. Cf. Jr 6, 14.
14. On peut aussi citer les guerres que Yahweh mène contre son propre peuple lorsqu’il est infidèle en se servant des puissances ennemies : « Malheur à l’Assyrie, gourdin de ma colère ; ce bâton dans sa main, c’est mon indignation. Je l’envoie contre une nation impie, je le dépêche contre le peuple qui m’excède, pour y faire du butin et le mettre au pillage, pour le fouler aux pieds comme la boue des rues. » (Is 10, 5-6)
15. COMBLIN J., op. cit., p. 73. L’auteur précise que des textes comme le cantique de Débora (Jg 5) ou le cantique du passage de la mer Rouge (Ex 15) sont des textes « infiltrés » et « maintenus dans le corps du Livre sacré à cause de la coutume des historiens anciens de transcrire leurs sources sans les remanier, et de faire l’histoire par adjonction de documents, sans se soucier toujours de les corriger. » (Id., p. 66).
16. « Mais quand le seigneur aura achevé toute son œuvre sur la montagne de Sion et à Jérusalem, « j’interviendrai, dit-il, contre les prétentions orgueilleuses du roi d’Assyrie et contre l’éclat de son regard hautain, car il s’est dit : « C’est par la force de ma main que j’ai agi et par ma sagesse ; car je suis intelligent. J’ai supprimé les frontières des peuples et pillé leurs réserves. Comme un héros, j’ai fait descendre ceux qui siégeaient sur des trônes. (…) » »_ (Is 10, 12-13).
17. « Comment es-tu tombé du ciel, Astre brillant, Fils de l’Aurore ? Comment as-tu été précipité à terre, toi qui réduisais les nations, toi qui disais : « Je monterai dans les cieux, je hausserai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu, je siégerai sur la montagne de l’assemblée divine à l’extrême nord, je monterai au sommet des nuages, je serai comme le Très-Haut. » » (Is 14, 12-14).
18. Ez 38-39 et Ap 20, 8.
19. COMBLIN J., op. cit., p. 76.
20. Is 19, 19-24 : « Ce jour-là, il y aura un autel du Seigneur au cœur du pays d’Égypte et une stèle du Seigneur près de sa frontière. Ce sera un signe et un témoin pour le Seigneur, le tout-puissant, dans le pays d’Égypte : quand ils crieront vers le Seigneur à cause de ceux qui les oppriment, il leur enverra un sauveur qui les défendra et les délivrera. Le Seigneur se fera connaître des Égyptiens, et les Égyptiens, ce jour-là, connaîtront le Seigneur. Ils le serviront par des sacrifices et des offrandes, ils feront des vœux au Seigneur et ils les accompliront. Alors, si le seigneur a vigoureusement frappé les Égyptiens, il les guérira : ils reviendront au Seigneur qui les exaucera et les guérira.
   Ce jour-là, une chaussée ira d’Égypte en Assyrie. Les Assyriens viendront en Égypte, et les Égyptiens en Assyrie. Les Égyptiens adoreront avec les Assyriens.
   Ce jour-là, Israël viendra le troisième, avec l’Égypte et l’Assyrie. Telle sera la bénédiction que, dans le pays, prononcera le Seigneur, le tout-puissant : « Bénis soient l’Égypte, mon peuple, l’Assyrie, œuvre de mes mains, et Israël, mon patrimoine. » »
21. Is 2, 2-5 : « Il arrivera dans l’avenir que la montagne de la Maison du Seigneur sera établie au sommet des montagnes et dominera sur les collines. Toutes les nations y afflueront. Des peuples nombreux se mettront en marche et diront : « Venez, montons à la montagne du Seigneur, à la Maison du Dieu de Jacob. Il nous montrera ses chemins, et nous marcherons sur ses routes. » Oui, c’est de Sion que vient l’instruction et de Jérusalem la parole du Seigneur. Il sera juge entre les nations, l’arbitre de peuples nombreux. Martelant leurs épées, ils en feront des socs, de leurs lances, ils feront des serpes. On ne brandira plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre. Venez, maison de Jacob, marchons à la lumière du Seigneur. » 
22. Is 57, 21.
23. Jr 6, 14 : « Tous, petits et grands, sont âpres au gain. Tous, prophètes et prêtres, ont une conduite fausse. Ils ont bien vite fait de remédier au désastre de mon peuple, en disant « Tout va bien ! tout va bien ! » Et rien ne va. » Jérusalem traduit : « …​ en disant : Paix ! Paix ! » alors qu’il n’y a point de paix. ». Ou encore Jr 14, 11-16 : « Le Seigneur me dit « N’intercède pas en faveur de ce peuple, ne souhaite pas son bonheur ! S’ils jeûnent, je n’écoute pas leur plainte. S’ils me présentent holocaustes et offrandes, cela ne me plaît pas. C’est par l’épée, la famine et la peste que je vais les exterminer. » Je dis : « Ah ! Seigneur Dieu, mais les prophètes leur disent : Vous ne verrez pas l’épée, et la famine ne vous surprendra pas ; je vous donnerai en ce lieu une prospérité assurée . » Le Seigneur me répondit : « C’est faux ce que les prophètes prophétisent en mon nom ; je ne les ai pas envoyés, je ne leur ai rien demandé, je ne leur ai pas parlé. Fausses visions, vaticinations, mirages, trouvailles fantaisistes, tel est leur message prophétique ! » C’est pourquoi, ainsi parle le Seigneur : « Pour ce qui est des prophètes qui prophétisent en mon nom alors que je ne les ai pas envoyés : bien qu’ils prétendent que l’épée et la famine ne surprendront pas ce pays, c’est en fait par l’épée et la famine que ces prophètes disparaîtront. Et les gens à qui ils prophétisent joncheront les ruelles de Jérusalem à cause de la famine et de l’épée (…). »
24. Jr 31, 31-34 : « Des jours viennent -oracle du Seigneur- où je conclurai avec la communauté d’Israël -et la communauté de Juda - une nouvelle alliance. Elle sera différente de l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères quand je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte. Eux, ils ont rompu mon alliance ; mais moi, je reste le maître chez eux -oracle du Seigneur. Voici donc l’alliance que je conclurai avec la communauté d’Israël après ces jours-là -oracle du Seigneur : je déposerai mes directives au fond d’eux-mêmes, les inscrivant dans leur être ; je deviendrai Dieu pour eux, et eux, ils deviendront un peuple pour moi. Ils ne s’instruiront plus entre compagnons, entre frères, répétant : « Apprenez à connaître le Seigneur », car ils me connaîtront tous, petits et grands -oracle du Seigneur,. Je pardonne leur crime ; leur faute, je n’en parle plus. »
25. Ez 36, 25-28 : « Je ferai sur vous une aspersion d’eau pure et vous serez purs ; je vous purifierai de toutes vos impuretés et de toutes vos idoles. Je vous donnerai un cœur neuf et je mettrai en vous un esprit neuf ; j’enlèverai de votre corps le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai en vous mon propre Esprit, je vous ferai marcher selon mes lois, garder et pratiquer mes coutumes. Vous habiterez le pays que j’ai donné à vos pères ; vous serez mon peuple et je serai votre Dieu. Je vous délivrerai de toutes vos souillures, j’appellerai le blé, je le ferai abonder, je ne vous imposerai plus la famine. Je ferai abonder le fruit de l’arbre, le produit des champs afin que vous n’ayez plus à supporter parmi les nations la honte d’avoir faim. »
26. Is 54, 13.
27. Is 32, 17.
28. Ps 85, 11.

⁢vi. qu’en est-il de l’universalisme biblique ?

Dès la Genèse, il apparaît que le message est universel. Dieu est le Dieu de tout, créateur et Seigneur de tout, « roi des nations »[1] : « La Bible est une histoire universelle, c’est-à-dire l’histoire de toutes les choses que Dieu a faites. Que cette histoire paraisse se restreindre (…) et se concentrer autour du destin d’un petit peuple, ne lui enlève pas sa portée universelle. Au contraire, cela ne fait que consacrer le rôle de ce peuple et lui donner une envergure mondiale. »[2] qu’ils le veuillent ou non, tous les hommes ont été créés par Dieu, frères d’un même Père, et sont embarqués dans son dessein : « Des cieux, le Seigneur regarde et voit tous les hommes. Du lieu où il siège, il observe tous les habitants de la terre, lui qui leur modèle un même cœur, lui qui est attentif à toutes leurs œuvres ».⁠[3] Le monothéisme affirmé est universaliste. Dieu n’est pas simplement le Dieu d’Israël, il est le Dieu de toutes les nations : « N’est-ce pas moi le Seigneur, et nul autre n’est Dieu, en dehors de moi ; un dieu juste qui sauve, il n’en est pas, excepté moi ! Tournez-vous vers moi et soyez sauvés, vous, tous les confins de la terre, car c’est moi qui suis Dieu Il n’y en a pas d’autre. »[4] « Tous, dans toutes les nations de la terre entière, reviendront et craindront Dieu en toute vérité. Tous abandonneront leurs idoles trompeuses qui les faisaient s’égarer dans leur erreur et ils béniront le Dieu des siècles dans la justice. »[5] Mais le rassemblement final ne sera pas simplement l’œuvre des hommes. S’ils sont invités à y travailler, c’est Dieu qui convoque l’ultime pèlerinage. Son empire remplacera les empires orgueilleux des hommes.⁠[6]

L’élection d’Israël implique, en effet, un service.  Le récit de l’élection d’Abraham se termine par cette promesse : « Et toutes les familles de la terre seront bénies en toi. »[7] Israël a une mission parmi les nations. Ce peuple est choisi en vue du salut de tous.⁠[8] A part des autres nations, Israël, éduqué par les prophètes, doit progressivement se détacher des pratiques des autres nations et représenter la sainteté⁠[9] : « Dieu donne la paix au monde par le choix qu’il fait d’un peuple auquel il enseigne la paix »[10] pour que ce peuple enseigne la paix au monde en vivant selon les mœurs de Dieu.⁠[11]

Mais comment tout cela se fera-t-il ?


1. Jr 10, 7.
2. COMBLIN J., op. cit., p. 117.
3. Ps 33, 13-16. 
4. Is 45, 21-22.
5. Tb 14, 6.
6. Cf. Dn 7, 13-14 : « Je regardais dans les visions de la nuit, et voici qu’avec les nuées du ciel venait comme un Fils d’Homme ; il arriva jusqu’au Vieillard , et on le fit approcher en sa présence. Et il lui fut donné souveraineté, gloire et royauté : les gens de tous les peuples, nations et langues le servaient. Sa souveraineté est une souveraineté éternelle qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera jamais détruite. »
7. Gn 12, 3.
8. Ce caractère est nettement présent dans le livre d’Isaïe à propos du Serviteur de Dieu : « C’est moi le Seigneur, je t’ai appelé selon la justice, je t’ai tenu par la main, je t’ai mis en réserve et je t’ai destiné à être l’alliance du peuple, à être la lumière des nations, (…). » (Is 42, 6) ; « Il m’a dit : « C’est trop peu que tu sois pour moi un serviteur en relevant les tribus de Jacob, et en ramenant les préservés d’Israël ; je t’ai destiné à être la lumière des nations, afin que mon salut soit présent jusqu’à l’extrémité de la terre ». » (Is 49, 6) .
9. Cf. Gn 18, 18-19 : « Abraham doit devenir une nation grande et puissante en qui seront bénies toutes les nations de la terre, car j’ai voulu le connaître afin qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie du Seigneur en pratiquant la justice et le droit (…) ».  Lv 18, 3 : « Ne faites pas ce qui se fait au pays d’Égypte, où vous avez habité ; ne faites pas ce qui se fait au pays de Canaan, où je vais vous faire entrer ; ne suivez pas leurs lois ; mettez en pratique mes coutumes et veillez à suivre mes lois. »
10. COMBLIN J., op. cit., p. 113. Ce peuple sera infidèle  et son élection nourrira souvent un nationalisme plutôt qu’un universalisme. Dieu se servira des autres nations pour châtier cette infidélité et il faudra que Dieu mette à part, à nouveau, au sein du peuple, un petit reste pour témoigner de son projet. N’empêche qu’Israël aura, malgré ses fautes, préparé un terreau fertile, une relative sainteté qui tranchera quand même sur les mœurs païennes.
11. J. Comblin précise que si Israël a une mission vis-à-vis des nations païennes, celles-ci ont aussi un rôle à jouer dans le dessein de Dieu : purifier Israël de ses infidélités. (Op. cit., p. 118). Toutes les nations ont une origine commune. Comme le montre la généalogie des nations (Gn 10), par Noé, elles découlent toutes du couple initial et sont toutes appelées à retrouver l’unité à la fin de l’histoire : « Aussi, je vous le dis, beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux, tandis que les héritiers du Royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors : là seront les pleurs et les grincements de dents. » (Mt 8, 11). Les Juifs qui n’auront pas cru au Christ verront les païens prendre leur place (Bible de Jérusalem, p. 1425, note d).

⁢vii. La puissance de Dieu dans la faiblesse des hommes.

La puissance de Dieu est force et pouvoir, il est « le puissant de Jacob », le « rocher », la « citadelle », le « bouclier d’Israël » qui « déploie la force de son bras » ou « de sa droite » en faveur de son peuple. Puissance créatrice dont dérivent toutes les autres puissances humaines vouées à achever la création : Dieu donne à l’homme un jardin pour qu’il le cultive et domine sur les animaux. Et le pouvoir politique tout provisoire, relatif et imparfait⁠[1] qu’il soit, fondé sur la force et même la violence, vient aussi de Dieu et a son rôle à jouer sachant qu’il est limité et voué à préparer les voies du Seigneur.⁠[2]

La puissance de Dieu réside en sa parole créatrice et efficace, une parole qui convainc et entraîne par la bouche des prophètes⁠[3]. Et la parole essentielle de l’Ancien testament est la parole du Sinaï, la Loi, la Torah, les cinq livres du Pentateuque qui fondent le peuple de Dieu. Peuple des « pauvres de Yahweh », peuple de ceux qui écoutent humblement le message et non le peuple d’l’Israël orgueilleux et sourd.⁠[4] Peuple patient qui souffrira la persécution à l’instar de ses prophètes, de Moïse, d’Elie, Zacharie ou encore Jérémie mais toutes ces souffrances seront salvatrices car la puissance de Dieu s’y manifestera⁠[5] dans la mesure où, dans la faiblesse la plus extrême, le serviteur gardera sa confiance en Dieu et s’abandonnera à sa puissance. Telle est la puissance paradoxale de Dieu.⁠[6] Et le peuple médiateur de la paix sera l’humble peuple de Dieu : « il ne fera pas la guerre pour obtenir la paix. Il aura la puissance de Dieu. »[7]


1. A l’image de Nabuchodonosor, le pouvoir politique a tendance à se donner un caractère religieux empiétant sur l’autorité de Dieu. (Cf. Dn 3).
2. Cf. Rm 13, 1-7 : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes. En effet, les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu ne pas avoir à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu recevras ses éloges, car elle est au service de Dieu pour t’inciter au bien. Mais si tu fais le mal, alors crains. Car ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive : en punissant, elle est au service de Dieu pour manifester sa colère envers le malfaiteur. C’est pourquoi il est nécessaire de se soumettre, non seulement par crainte de la colère, mais encore par motif de conscience. C’est encore la raison pour laquelle vous payez des impôts : ceux qui les perçoivent sont chargés par Dieu de s’appliquer à cet office. Rendez - chacun ce qui lui est dû : l’impôt, les taxes, la crainte, le respect, à chacun ce que vous lui devez. » Si le pouvoir politique était intrinsèquement mauvais, le psalmiste ne nous dessinerait pas le portrait du roi idéal (cf. Ps 2 ; 20 ; 21 ; 45 ; 72 ; 101 ; 110 et 144 et notamment Ps 45, 2, 7 ; 72, 3,4,7,16).
3. Cf. Jr 1, 4-10 : « La parole du Seigneur s’adressa à moi : « Avant de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais ; avant que tu ne sortes de son ventre, je t’ai consacré ; je fais de toi un prophète pour les nations. » Je dis : « Ah ! Seigneur Dieu, je ne saurais parler, je suis trop jeune. » Le Seigneur me dit : « Ne dis pas : je suis trop jeune. Partout où je t’envoie, tu y vas ; tout ce que je te commande, tu le dis ; n’aie peur de personne : je suis avec toi pour te libérer -oracle du Seigneur. » Le Seigneur, avançant la main, toucha ma bouche, et le Seigneur me dit : « Ainsi je mets mes paroles dans ta bouche. Sache que je te donne aujourd’hui autorité sur les nations et sur les royaumes, pour déraciner et renverser, pour ruiner et démolir, pour bâtir et planter. » » Isaïe dira : « Il a disposé ma bouche comme une épée pointue, dans l’ombre de sa main il m’a dissimulé. Il m’a disposé comme une flèche acérée, dans son carquois il m’a tenu caché. » (Is 49, 2). Et Dieu dit par le prophète : « C’est que, comme descend la pluie ou la neige, du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, sans l’avoir fait enfanter et bourgeonner, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange, ainsi se comporte ma parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat , sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l’avais envoyée. » (Is 55, 10-11).
4. Comme l’annonce le Seigneur par la bouche de Sophronie : « En ce jour-là, tu n’auras plus à rougir de toutes tes mauvaises actions, de ta révolte contre moi ; car à ce moment-là, j’aurai enlevé du milieu de toi tes vantards orgueilleux, et tu cesseras de faire l’arrogante sur ma montagne sainte. Je maintiendrai au milieu de toi un reste de gens humbles et pauvres ; et ils chercheront refuge dans le nom du Seigneur. Le reste d’Israël ne commettra plus d’iniquité ; ils ne diront plus de mensonges, on ne surprendra plus dans leur bouche de langage trompeur ; mais ils pourront paître et se reposeront sans personne pour les faire trembler. » (So 3, 11-13).
5. Cf. Is 53, 11-12, à propos du serviteur souffrant : « Ayant payé de sa personne, il verra une descendance, il sera comblé de jours ; sitôt connu, juste, il dispensera la justice, lui, mon Serviteur, au profit des foules, et c’est avec des myriades qu’il constituera sa part de butin, puisqu’il s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort et qu’avec les pécheurs, il s’est laissé recenser, puisqu’il a porté, lui, les fautes des foules et que, pour les pécheurs, il vient s’interposer. »
6. Cf. Za 9, 9-10 : « Tressaille d’allégresse, fille de Sion ! Pousse des acclamations, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi s’avance vers toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne - sur un ânon tout jeune. Il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem, le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. Sa domination s’étendra d’une mer à l’autre et du Fleuve jusqu’aux extrémités du pays. »
7. COMBLIN J., op. cit., p. 176.

⁢viii. Que conclure après ce long périple ?

Ce n’est qu’à partir d’une lecture sélective et littérale que l’on peut tirer de l’Ancien Testament des justifications ou des prétextes à la violence religieuse. De même, seuls un découpage savant et une interprétation simpliste permettent de dessiner le visage d’un Dieu dur et sanguinaire.

Qui scrute l’Écriture dans toute sa variété, conscient qu’il va de genre littéraire en genre littéraire et qu’il ne peut se passer de guides éclairés, philologues, historiens, exégètes, celui-là découvre, au moins, un chemin de sagesse, au mieux une invitation à reconnaître l’amour que Dieu lui porte. Un Dieu qui a pris l’initiative sans attendre notre mérite, un Dieu qui, en retour, demande l’exclusivité de notre dévotion, qui nous propose bénédiction et donc la paix si nous suivons le chemin qu’il nous indique par ses commandements.

Dans cette découverte de l’Ancien Testament, le chrétien, d’emblée, se débarrassera de la présentation dialectique qui traîne encore trop souvent dans les esprits et selon laquelle le Nouveau Testament, lui, offrirait enfin le visage d’un Dieu de bonté et de tendresse après l’effroi provoqué par la révélation d’un Dieu intransigeant et impitoyable.⁠[1]

Le lecteur tiendra compte de la pédagogie divine : « Dieu s’est choisi un peuple et s’est révélé progressivement à lui ; il n’est pas intervenu brutalement dans son histoire, mais il a respecté la lenteur de son évolution ».⁠[2]

Le lecteur se souviendra aussi du contexte historique, qu’« Israël était un petit peuple qui cherchait à subsister entre de grands empires » et que « les bouleversements politiques rendaient la guerre inévitable. Il ne faut donc pas projeter sur l’Ancien Testament les exigences (relativement récentes !) de notre conscience humaine et chrétienne. »[3]

En fait, l’Ancien Testament annonce le Nouveau et le Nouveau n’annule ni ne corrige l’Ancien. Il le complète et l’accomplit. Nous allons le voir.

En attendant, nous avons constaté que l’Ancien Testament met en évidence la cause fondamentale de la violence humaine. Elle naît du désir non maîtrisé, de la convoitise⁠[4]. Cette révélation interpelle singulièrement la culture libérale ou libertaire où nous sommes immergés, culture individualiste où, comme nous l’avons vu, nous avons l’impression que notre dignité n’est pas reçue mais à acquérir par la revendication incessante de droits qui, au-delà du nécessaire, sont autant de manifestations de notre volonté particulière.

Nous entrons, pour reprendre les termes de Maurice Bellet, dans le temps de la « violence pure »« l’ « autre », littéralement, n’existe pas », une violence qui annonce « non la violence en général, mais celle-ci qui, au nom même de la vie, donne la mort ; qui se justifie de l’ordre premier et nécessaire pour jeter l’humain dans l’abominable », la « violence absolue »[5] Sans l’ « antique Parole » des « grandes Instances », l’homme ne tient plus debout que par la consommation et la concurrence, la jouissance et la puissance : « le désir tourné en envie, devient compulsion . La concurrence, dévorant la convivialité, se fait meurtre (…). On passe de la consommation au surencombrement (…). On va de l’exploitation (…) à l’exclusion (…). Finalement, tout se ramène à la compulsion : un appétit, une urgence d’appétit qui ne connaît plus que la hâte de la satisfaction. »⁠[6]

A la rencontre de ce monde-là qui est notre monde, le Christ, Verbe de Dieu, Parole faite chair, crucifié, mort et ressuscité, peut-il nous sauver de la violence ?


1. Adrian Schenker, spécialiste de l’Ancien Testament (né en1939, ce dominicain, professeur émérite d’Ancien Testament à l’Université de Fribourg, professeur à l’Ecole biblique et archéologique de Jérusalem) en étudiant les rites de sacrifice dans la Bible hébraïque dégage, en conclusion de ses recherches, sept traits caractéristiques :
   1. Le rituel du sacrifice appelé « asham » (Lv 5, 7, 1-7), sacrifice de compensation en contrepartie d’un sacrilège (cf 1 S 5 et 6) comme celui du sacrifice appelé « hattât » (Lv 1, 1-2 ; 4, 1-2 ; 5, 14-15) pour l’expiation du péché, ont été codifiés aux 6e et 5e siècles et peut-être avant.
   2. « L’existence même d’un sacrifice fondé par Dieu pour servir de compensation apaisante exprime et signifie la douceur divine. »
   3. « Le rituel sacrificiel n’est pas violent en lui-même bien qu’il comporte l’immolation d’une victime animale innocente, puisque cette immolation n’est ni gratuite ni cruelle vu qu’elle sert une nécessité vitale et grave dans l’existence des éleveurs de troupeaux. » L’abattage n’est pas ici dicté par la cruauté ou l’avarice (ce qui est condamnable : cf. 2 S 12, 1-4) mais peut être rapporté symboliquement au repas offert en hommage où l’on sert le meilleur produit de son travail (Gn 9, 2-3)
   4. « La colère divine signifie la transcendance divine par rapport au monde profane. C’est le mysterium tremendum [terreur mystérieuse] qui s’exprime dans les métaphores de la colère mortelle de YHWH. » (cf 2 S 6, 6-10 ou encore les passages où « YHWH se donne à voir dans le feu inaccessible à l’homme et dont le contact met sa vie en danger mortel » : Gn 15 , 17 ; Ex 3, 1-6 ; Jg 6, 21 ; 13, 20).
   5. « En revanche, les récits et les rites qui manifestent la douceur divine révèlent une autre dimension du sacré, celle de l’accueil de l’homme dans une transcendance infiniment bienveillante, maternelle et tendre. Paradoxalement l’homme est ici davantage chez lui que dans son propre monde, celui des hommes et de la nature. Car il y est en repos et rassasié d’affection au-delà de ce qui est possible dans la réalité profane. L’homme s’abîme dans la transcendance où il est accueilli avec une attention et une délicatesse infinies. (…) C’est l’expérience d’une paix sans fond, de pure bienveillance et de douceur sans aspérité qui s’ouvre dans la transcendance. Ici prend racine le désir mystique de Dieu (…). Car le sacré est aussi un mystère de douceur au-delà de toute limite, et cette douceur se révèle en particulier dans le pardon dissipant toute peur de la colère divine. » (cf. Ps 130, 7).
   6. « Il semble ainsi que la violence « démoniaque » de YHWH soit en face, dans une relation dialectique, d’une douceur qui est encore plus grande. L’une ne peut être sans l’autre, faute de quoi le sacré serait vidé de sa substance. » (Le mot « démoniaque » renvoie à une conférence prononcée en 1924 par VOLZ Paul, intitulée Das Dämonische in Jahwe (ancien titulaire de la chaire d’histoire de l’Ancien Testament de Tübingen (1871-1941).)
   7. « Ce rapport entre la colère et la douceur de Dieu était exposé dans l’histoire, et reste exposé aujourd’hui, à des interprétations tendancieuses justifiant la violence en matière religieuse. Peut-être peut-on déduire une règle herméneutique des textes bibliques qui montrent le Dieu d’Israël donnant la préférence à la douceur sur la violence. Il faut par conséquent interpréter les textes de la colère ou de la violence de Dieu à la lumière de ceux qui manifestent sa douceur puisque c’est elle la basse continue de toute la partition. »
   (SCHENKER Adrian, La douceur et le sacré, Les sacrifices de la Bible comme expression de la douceur divine, in Religions et violences, Sources et interactions, Editions universitaires, Fribourg Suisse, 2000, pp. 227-228.)
2. BARBIER Maurice, in Francisco de Vitoria, Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Droz, 1966, p. LII.
3. Id..
4. « La convoitise (…) dénie à l’autre le statut de sujet et de partenaire. » (WENIN A., La Bible ou la violence surmontée, op. cit., p. 170.
5. BELLET Maurice, op. cit., pp. 31 et 34.
6. Id., pp. 58-59.

⁢ix. Note complémentaire sur l’interdit:

« Institution fort ancienne, qui s’est transmise, avec des modifications, jusque dans l’Église chrétienne. Elle s’inspire d’une idée primitive très générale : ce qui doit servir à l’usage de la
divinité doit être détourné de son usage ordinaire et mis à part (objets consacrés, offrandes votives, etc.). L’interdit est un cas particulier de consécration : ce qui a été voué par interdit, doit être entièrement détruit (ou égorgé s’il s’agit d’êtres vivants, animaux ou créatures humaines), cet anéantissement étant le seul moyen d’éviter que ce qui a été consacré à la divinité puisse servir à qui que ce soit. Ainsi le mot « interdit » est-il devenu synonyme de « destruction totale ».

  1. La forme la plus ancienne et la plus répandue de l’interdit est l’interdit en temps de guerre. En théorie, il doit toujours être exercé de la manière la plus rigoureuse : lorsqu’une ville prise est vouée à l’interdit, tout doit être détruit : hommes, femmes, enfants, bestiaux sont passés au fil de l’épée et les biens de toute nature sont anéantis par le feu (Dt 13:15-18). Le traitement des Amalécites (1S 15) en est un exemple célèbre. Le cas d’Acan (Jos 7), après la prise et la mise à l’interdit de Jérico, éclaire d’un jour particulier l’idée religieuse associée à la coutume de l’interdit : toute chose vouée à l’interdit devient la propriété inviolable de l’Éternel ; si elle peut être mise dans le « trésor de la maison de l’Éternel », on ne la détruit pas (Jos 6:19,24) ; sinon elle devient « tabou » et possède la contagion mortelle de ce qui est sacré. (cf. Lv 27:28) Ainsi, en retenant une partie des objets voués à l’interdit pour se les approprier, Acan provoqua une rupture du peuple avec l’Éternel et toutes les désastreuses conséquences qu’elle comportait (Jos 6:18 7, cf. Dt 7:25). En pratique, on rencontre fréquemment une forme adoucie de l’interdit, mais d’un caractère moins religieux et moins moral. On détruit les êtres humains que l’on craint, mais le bétail et le butin deviennent la propriété des vainqueurs (Dt 2:34 3:6 et suivant, Jos 11:14). La loi permet même parfois que les femmes et les enfants fassent partie du butin et soient épargnés (Dt 20:10 et suivant). Dans certaines circonstances spéciales, les jeunes filles seules ont la vie sauve (Nb 31:17 et suivant, Jg 21,11 et suivant).

  2. Une autre forme de l’interdit s’applique comme punition juridique parmi les membres de la communauté théocratique que forme Israël. Elle apparaît dans la législation la plus ancienne, à l’égard de l’apostolat (Ex 22:20), et le code deutéronomique l’étend à la cité idolâtre (Dt 13:12,18). Ici, l’interdit doit toujours être rigoureusement appliqué. Mais plus tard, la mise à mort se transforme en exclusion (Esd 10:8). Ce sera le point de départ d’une lente évolution, qu’on retrouve ainsi au début de l’ère chrétienne dans les communautés juives, et dans l’Église chrétienne (voir excommunication)

  3. Enfin, l’interdit peut être appliqué à des circonstances privées, par une personne : (Lv 27:28) dans ce passage, l’interdit désigne la consécration particulièrement rare et solennelle, inaliénable, par un Israélite, d’êtres ou d’objets déterminés (personne, animal ou champ du patrimoine) à l’Éternel. Cet acte dépasse la consécration ordinaire, dont il est question dans les passages précédents. Tandis que, pour celle-ci, les objets sont désignés par les termes de « consacrés » (Vers. Syn.), ou « sanctifiés » (Sg.), et peuvent être rachetés, ceux qui sont voués à l’interdit sont « entièrement consacrés » (Vers. Syn.), ou « d’une sainteté éminente » (traduction du Rabbinat français), et ne sont pas susceptibles de rachat (cf. Nb 18:14, Ez 44:29, et l’expression « corban » dans Mc 7:11). La Bbl. Cent., jugeant incroyable que la loi sacerdotale pût reconnaître à un particulier le droit de tuer l’un des siens en le vouant à YHWH, suppose que cet article « est un rappel, sans application pratique, d’un antique usage tombé en désuétude », à moins qu’il ne s’agisse, malgré les apparences, d’une sentence de tribunal comme Ex 22,20.

  4. L’interdit était pratiqué, en dehors d’Israël, sous sa forme la plus rigoureuse, par divers peuples, les Moabites, peut-être aussi les Ammonites. On retrouve des pratiques semblables chez beaucoup de peuples non civilisés modernes. Lorsque des tribus ennemies considèrent chacune leurs dieux respectifs comme alimentés, entretenus, soutenus par les sacrifices de leurs fidèles, l’extermination des vaincus devient œuvre aussi religieuse que patriotique, en ce qu’elle contribue à anémier leur dieu en lui supprimant non seulement des soldats, mais aussi des adorateurs. Quant à son application par les Hébreux, dans la conquête de Josué, il est vraisemblable qu’elle n’a pas été aussi brutale que ne la décrivent les textes plus tardifs et pénétrés de l’esprit de généralisation de l’époque exilique. Certes les Hébreux de la conquête étaient bien de leur époque ; mais des massacres aussi effroyables que ceux qui sont décrits dans des passages comme Jos 11:11-14 sont probablement exagérés sous l’influence des prescriptions plus tardives du Dt. ; nous ne pouvons déterminer dans quelle mesure le paganisme cananéen, dont l’action pernicieuse s’est exercée pendant plusieurs siècles sur la religion israélite, a pu influencer la rédaction de ces prescriptions deutéronomistes et des passages de Josué relatifs à l’interdit, mais cette influence semble réelle.

  5. Quoi qu’il en soit, on peut distinguer quelques-uns des éléments déterminants, à caractère nettement moral et religieux, qui ont été à l’origine de cette pratique ; ainsi dans Nb21:2 et suivant, elle se présente comme un acte de reconnaissance envers l’Éternel, en conformité avec un vœu précédemment fait : car il y a une solidarité réelle entre un dieu et son clan, et, même en Israël, les guerres des Hébreux sont les « guerres de l’Éternel » (voir Guerre). Il faut aussi voir à l’origine de l’interdit un moyen de protéger la communauté contre une menace sérieuse pour sa vie religieuse ; c’est ce que met en lumière le passage Dt 20:13-16, qui n’autorise des adoucissements à l’interdit du temps de guerre que lorsque les ennemis vaincus habitent loin du territoire palestinien, mais maintient toute sa rigueur à l’égard des peuples au milieu desquels vivait Israël, « afin qu’ils ne vous apprennent pas à imiter toutes les pratiques abominables qu’ils font en l’honneur de leurs dieux, et que vous ne péchiez pas contre l’Éternel votre Dieu » (Dt 20:18). Ainsi, dans la forme la plus rigoureuse de l’interdit, on trouve un élément religieux, et même moral, puisqu’il oblige au renoncement complet à tout bénéfice ou profit matériel quelconque dans la victoire, et accentue la gratitude du vainqueur pour le Dieu qui lui a permis cette victoire. Mais les atténuations apportées à l’interdit lui ont enlevé cet élément moral, en ne lui laissant que sa signification religieuse. « L’interdit est donc une manifestation du zèle religieux à une époque où le sens moral était moins développé que le sens religieux. » (A.R.S. Kennedy.) R. de R. (sur http://456-bible.123-bible.com)

⁢Chapitre 2 : Le Nouveau testament et les premiers temps de l’Église

 N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre…

— Mt 10, 34.

Si la Bible nous montre le visage souvent inquiétant de notre monde, la laideur de notre propre visage déformé par l’orgueil et l’envie, elle nous offre aussi un aperçu du monde tel que Dieu le rêve pour nous.

Nous l’avons vu, le Jardin d’Eden était un monde sans violence que nous avons perdu par notre convoitise immodérée. Mais Dieu est têtu ou plutôt fidèle. C’est pourquoi la Révélation qui s’inaugure dans le Paradis perdu s’achève dans le Paradis promis : la Jérusalem céleste.

Du Jardin à la Ville, l’idéal eschatologique est bien une vie sans violence. Devant nous est un monde tel qu’il était prévu à l’origine, un monde où « Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits, même gîte. Le lion, comme le bœuf mangera du fourrage. Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main. Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme la mer que comblent les eaux. »[1] C’est bien cette vision d’ « un ciel nouveau » et d’ « une terre nouvelle » que confirme l’Apocalypse : « Il essuiera toute larme de leurs yeux, La mort ne sera plus. Il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance, car le monde ancien a disparu. »[2]

Ce Royaume est déjà mystérieusement présent et est manifesté dans les paroles, les œuvres et la présence du Christ. Et à sa suite, les chrétiens doivent étendre ce Royaume de paix qui atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra.⁠[3]

A la suite de Jésus. Toutefois, plusieurs commentateurs contestent «  l’image d’un Jésus qui ne serait que bonté un peu molle ». Elle « ne résiste pas, disent-ils, à une lecture même superficielle des Évangiles ». « Il y a ainsi une image de Jésus, très répandue, qui voit en lui l’homme de bonté, l’homme d’accueil, de bienveillance, de pardon. Il est le non violent par excellence, qui sera finalement (n’est-ce pas logique ?) victime exemplaire de la violence des pouvoirs établis. Il prêche l’amour et vit ce qu’il prêche : il guérit, il encourage, il met fin à l’exclusion, il dénonce le culte de l’argent. Son Évangile est un appel à l’amour. »[4]

Les passages qui montrent cet amour sont bien connus : « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. »[5]

« Vous avez entendu qu’il a été dit aux ancêtres : Tu ne tueras point ; et si quelqu’un tue, il en répondra au tribunal. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s’il dit à son frère : « Crétin ! », il en répondra au Sanhédrin ; et s’il lui dit : « Renégat ! », il en répondra dans la géhenne de feu. »[6]

« Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. »[7]

« Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs… »[8]

« Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux. »[9]

Jésus réprimande Jacques et Jean qui voulaient faire descendre le feu du ciel sur un village de Samarie qui ne voulait pas le recevoir⁠[10].

Tout cela nous est familier mais il ne faut pas occulter d’autres passages où Jésus, le non-violent, se montre rude dans son langage et dans ses actes.

« Mais si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient, il serait mieux pour lui de se voir passer autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être jeté à la mer. Et si ta main est pour toi une occasion de péché, coupe-la : mieux vaut pour toi entrer manchot dans la Vie que de t’en aller avec tes deux mains dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint pas. Et si ton pied est pour toi une occasion de péché, coupe-le : mieux vaut pour toi entrer estropié dans la Vie que d’être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne. Et si ton œil est pour toi une occasion de péché, arrache-le : mieux vaut pour toi entrer borgne dans le Royaume de Dieu que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne où leur ver ne meurt point et où le feu ne s’étaient point. Car tous seront salés par le feu. C’est une bonne chose que le sel ; mais si le sel devient insipide, avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et vivez en paix les uns avec les autres. »[11]

Contre les riches, Jésus vitupère : « Malheur à vous, les riches ! car vous avez votre consolation. Malheur à vous, qui êtes repus maintenant ! car vous aurez faim. Malheur à vous qui riez maintenant ! car vous connaîtrez le deuil et les larmes. Malheur, lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! C’est de cette manière, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. »⁠[12]

Contre les Pharisiens et les scribes, il n’est pas plus tendre. Ils sont l’objet de malédictions, accusés, à sept reprises, d’hypocrisie, d’être « aveugles » (cinq fois), « insensés », semblables « à des sépulcres blanchis, pleins d’iniquité ». Et la série des sept malédictions s’achève durement : « Serpents, engeance de vipères ! comment pourrez-vous échapper à la condamnation de la géhenne ? C’est pourquoi, voici que j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes ; vous en tuerez et mettrez en croix, vous en flagellerez dans vos synagogues et pourchasserez de ville en ville, pour que retombe sur vous le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang de l’innocent Abel jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie[13], que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel ! En vérité, je vous le dis, tout cela va retomber sur cette génération. »[14]

Ailleurs, à la manière des prophètes⁠[15], Jésus s’emporte : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive. Car je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille. » ⁠[16]

« Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! »[17] « Pensez-vous que je sois apparu pour établir la paix sur la terre ? Non, je vous dis, mais bien la division. »[18]

« Etant entré dans le Temple, il se mit à chasser les vendeurs et les acheteurs qui s’y trouvaient : il culbuta les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes et il ne laissait personne transporter d’objet à travers le Temple »[19] et Jean précise qu’il s’était fait « un fouet de cordes »[20]

« Voyant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s’il trouverait quelque fruit, mais s’en étant approché, il ne trouva rien que des feuilles : car ce n’était pas la saison des figues. S’adressant au figuier, il lui dit : « Que jamais plus personne ne mange de tes fruits ! (…) Passant au matin, ils virent le figuier desséché jusqu’aux racines. »⁠[21]

Dans l’évocation du jugement dernier, Jésus promet à ceux qui ne suivent pas ses préceptes qu’« ils s’en iront, ceux-ci, à une peine éternelle… »[22]

Une fois encore, il ne s’agit pas de sélectionner l’image qui nous plaît ou qui servirait au mieux notre thèse mais d’accepter tout le message tel qu’il est même s’il paraît contradictoire ou du moins embarrassant à certains égards. Même si le style peut paraître ici et là hyperbolique⁠[23], il faut dépasser les effets littéraires pour révéler l’esprit qui les sous-tend.

Xavier Léon-Dufour⁠[24] explique le portrait contrasté de Jésus en attirant notre attention sur les enjeux de sa mission. Comme les Prophètes, Jésus dénonce tout ce qui empêche le Royaume de s’établir. Il conteste l’ordre établi, non pas systématiquement, car on y trouve des valeurs respectables, mais, au nom de valeurs supérieures qui sont celles du Royaume, Jésus s’insurge contre lui dans la mesure où il fait obstacle au projet de Dieu, dans la mesure où il génère l’injustice ou s’en accommode, dans la mesure où il manque à la charité. En même temps, Jésus récuse toute libération politique et toute contrainte venue du ciel.

De leur côté, les autorités religieuses et politiques qui sont les garants aveugles de cet ordre, affublés par Jésus de termes sans douceur, ne peuvent que considérer cette contestation comme une violence puisque l’enseignement de Jésus semble violer la Loi : il se dit maître du sabbat⁠[25], il divise les familles par ses exigences et bouscule les convenances⁠[26]. Il apparaît comme un trouble-fête, un révolutionnaire : « Nous avons trouvé cet homme mettant le trouble dans notre nation : empêchant de payer les impôts à César et se disant Christ Roi. »[27]

Jésus est un  »signe de contradiction »[28], qui, sans vouloir les discordes, les provoque nécessairement par les exigences du choix qu’il requiert.⁠[29]

Pour ce qui est du feu que Jésus veut jeter sur la terre, il peut symboliquement évoquer « l’Esprit Saint, ou encore le feu qui purifiera et embrasera les cœurs et qui doit s’allumer sur la Croix. » Toutefois, la suite du texte⁠[30] suggérerait « plutôt l’état de guerre spirituelle que suscite l’apparition de Jésus. »[31] Pensons au « glaive » évoqué pat Matthieu. Il existe, en effet, une paix trompeuse, bâtie sur le compromis ou le mensonge, qui refuse qu’il y ait un bien et un mal, un oui et un non.

A l’approche de l’heure du combat décisif, Jésus parle aux apôtres : « Puis il leur dit : « Quand je vous ai envoyé sans bourse, ni besace, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? » -« De rien », dirent-ils. Et il leur dit : « Mais maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, de même celui qui a une besace, et que celui qui n’en a pas vende son manteau pour acheter un glaive. Car, je vous le dis, il faut que s’accomplisse en moi ceci qui est écrit : Il a été compte parmi les scélérats. Aussi bien, ce qui me concerne touche à sa fin. » -« Seigneur, dirent-ils, il y a justement ici deux glaives. » Il leur répondit : « C’est bien assez ! ». »[32]  Jésus coupe court car les apôtres n’ont pas compris le sens symbolique de ces paroles. Ils n’ont pas compris que Jésus annonçait ainsi l’hostilité universelle⁠[33]. En effet, La venue du Royaume suscite la violence⁠[34].

L’essentiel se révèle évidemment lors de la passion. Jésus est confronté à la pire violence. Pourtant, sa force est manifeste comme on le voit et l’entend lors de son arrestation, « Quand Jésus leur eut dit : « C’est moi », ils reculèrent et tombèrent à terre. »[35] Il dit néanmoins à Pierre qui est prêt à se battre⁠[36] : « Rengaine ton glaive ; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges ? Comment alors s’accompliraient les Écritures d’après lesquelles il doit en être ainsi ? »[37] « Rentre le glaive dans le fourreau. La coupe que m’a donnée le Père, ne la boirai-je pas ? »[38]

Jésus n’est pas comme Barrabas le zélote qui prône la révolte contre l’occupant et la violence contre ceux qu’ils jugent hérétiques.⁠[39] Jésus, lui, ne résiste pas⁠[40], il va supporter la violence et même s’offrir à ses persécuteurs. Mais, en même temps, il va triompher de la violence et il nous invite à l’imiter : « Serviteurs, soyez soumis avec une profonde crainte à vos maîtres, non seulement aux bons et aux doux, mais aussi aux acariâtres. Car c’est une grâce de supporter, par respect pour Dieu, des peines que l’on souffre injustement. Quelle gloire y a-t-il, en effet, à supporter les coups si vous avez commis une faute ? Mais si, après avoir fait le bien, vous souffrez avec patience, c’est là une grâce aux yeux de Dieu. Or, c’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple afin que vous suiviez ses traces : Lui qui n’a pas commis de péché et dans la bouche duquel il ne s’est pas trouvé de tromperie ; lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, dans sa souffrance, ne menaçait pas, mais qui s’en remettait au juste Juge ; lui qui, dans son propre corps, a porté nos péchés sur le bois, afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice ; lui dont les meurtrissures vous ont guéris. »[41]

Comme dit Paul Beauchamp, la croix de Jésus montre « le paroxysme de la violence et son contraire ».⁠[42]

 Xavier Léon-Dufour⁠[43] montre que, face à la violence du monde, à sa méchanceté, souvent Jésus se retire⁠[44]Jésus est plus radical que l’AT et dépasse son idéal. Il va au delà de la loi du Talion en pardonnant⁠[45] en nous invitant à aimer nos ennemis, à ne pas résister au méchant, à donner sans jugement⁠[46]. Jésus refuse la gloire sans la croix⁠[47], il refuse le combat au jardin des oliviers et guérit l’adversaire. Jésus, victime du violent, ne verse pas le sang des autres mais le sien.

Pourquoi Jésus ne résiste-t-il pas au méchant et nous demande de suivre cette voie ? Par principe de non-violence ? Non, par esprit d’amour et de sacrifice pour obtenir la réconciliation entre le violent et la victime⁠[48]. C’est ainsi que s’établit le Royaume et non par la force⁠[49]. Jésus ne souhaite pas faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains inhospitaliers⁠[50] ni dominer comme les chefs politiques⁠[51]. Il n’est pas révolutionnaire politique⁠[52]. Ce sont les doux qui auront la terre en héritage⁠[53]. Ce sont les persécutés qui sont dits « bienheureux »⁠[54]. Jésus pardonne à ceux qui le crucifient⁠[55], il demande de tendre l’autre joue. Il ne s’agit pas d’un abandon passif entre les mains de Dieu mais plutôt comme dit W. Léon-Dufour, de « faire violence à la violence » pour une réconciliation dès ici-bas.

On peut aussi interpréter⁠[56] le portrait contrasté de Jésus en le situant dans le cadre d’une guerre eschatologique. Jésus ne guerroie pas pour un royaume terrestre et donc refuse les moyens violents mais il lutte contre le mal, contre le Prince de ce monde⁠[57] qui réagit contre Jésus avec violence jusqu’à sa mise à mort de Jésus⁠[58]et suscite les réactions des puissances terrestres⁠[59]. Mais nous retrouvons le paradoxe déjà évoqué plus haut : c’est la mort de Jésus qui marque la fin du règne du Prince de ce monde⁠[60]et la résurrection de Jésus consacre sa défaite complète⁠[61]

C’est que ce confirment les épîtres de Paul⁠[62]. Paul maintient le langage de l’AT pour montrer que la « douceur » évangélique n’est pas mièvrerie, faiblesse ou lâcheté : Jésus va vaincre le dernier ennemi qui est la mort, « il a tout mis sous ses pieds »[63], « il a tué la haine »[64], « la mort a été engloutie dans la victoire »[65], « Alors se révélera l’Impie, que le Seigneur Jésus détruira du souffle de sa bouche et anéantira par l’éclat de sa venue »[66]

Le combat de Jésus, combat spirituel avec ses violences se prolonge dans l’histoire. Jésus apporte la paix entre Dieu et les hommes et entre les hommes⁠[67] mais, comme nous allons le voir plus loin, elle n’est pas de ce monde et les chrétiens rencontreront comme Jésus l’opposition et la violence⁠[68], le « glaive »⁠[69]. Chaque chrétien affronte Satan⁠[70] De même l’Église en butte aux puissances du monde, l’Empire romain, par exemple⁠[71]. Dans ce combat, les armes chrétiennes sont les armes de Jésus⁠[72] et comme Jésus, même s’ils sont défaits, les chrétiens triomphent par leur martyre. Cela demande en fait plus de courage que dans les vieux combats de l’AT.

Les guerres humaines portent la marque du péché de l’humanité qui n’a pas accueilli la paix du Christ. Elles portent la marque du Jugement qui vient⁠[73]. A la fin des temps, le combat va s’intensifier entre le Christ et l’Antichrist. Le dernier combat est décrit dans l’Apocalypse⁠[74]. Le Christ y sera vainqueur⁠[75] et Satan vaincu⁠[76]. Alors, une Paix parfaite s’instaurera⁠[77].


1. Is 11, 6-9.
2. Ap 21,4.
3. Cf. notamment LG 5, GS 39, AA 3, AG 1.
4. BELLET M., « Je ne suis pas venu apporter la paix… », Essai sur la violence absolue, op. cit., pp. 79-80.
5. Mt 5, 38-39.
6. Mt 5, 21-22.
7. Jn 15, 12.
8. Mt 5, 43-44.
9. Lc 6, 31.
10. Lc 9, 54-55.
11. Mc 9, 42-49.
12. Lc 6, 24-26.
13. Il s’agit du premier meurtre (Abel) et vraisemblablement du dernier raconté dans 2 Ch 24, 20-22, dernier livre du canon juif (cf. note a, p. 1448, Jérusalem).
14. Mt 23, 13-36.
15. Cf. Jr 6, 14.
16. Mt 10, 34-36.
17. Lc 12, 49.
18. Lc 12, 51. Cf. Mt 10, 34-36 : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Car je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille (Mi 7, 6). »
19. Mc 11, 15-16. Cf. aussi Mt 21, 12 et svts.
20. Jn 2, 15.
21. Mc 11, 13, 14 et 20.
22. Mt 25, 46. On lit dans Ac 5, 1-11 : « Un certain Ananie, d’accord avec Saphire sa femme, vendit une propriété ; il détourna une partie du prix, de connivence avec sa femme, et apportant le reste, il le déposa aux pieds des apôtres. « Ananie, lui dit alors Pierre, pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur, que tu mentes à l’Esprit Saint et détournes une partie du prix du champ ? Quand tu avais ton bien, n’étais-tu pas libre de le garder, et quand tu l’as vendu, ne pouvais-tu disposer du prix à ton gré ? Comment donc cette décision a-t-elle pu naître dans ton cœur ? Ce n’est pas à des hommes que tu as menti, mais à Dieu. » En entendant ces paroles, Ananie tomba et expira. Une grande crainte s’empara alors de tous ceux qui l’apprirent. Les jeunes gens vinrent envelopper le corps et l’emportèrent pour l’enterrer.
   Au bout d’un intervalle d’environ trois heures, sa femme, qui ne savait pas ce qui était arrivé, entra. Pierre l’interpella : « Dis-moi, le champ que vous avez vendu, c’était tant ? » Elle dit : « Oui, tant. » Alors Pierre : « Comment donc avez-vous pu vous concerter pour mettre l’Esprit du Seigneur à l’épreuve ? Eh bien ! voici à la porte les pas de ceux qui ont enterré ton mari : ils vont aussi t’emporter. » A l’instant même elle tomba à ses pieds et expira. Les jeunes gens qui entraient la trouvèrent morte ; ils l’emportèrent et l’enterrèrent auprès de son mari. Une grande crainte s’empara alors de l’Église entière et de tous ceux qui apprirent ces choses. »
23. L’hyperbole est une « figure de style qui consiste à mettre en relief une idée au moyen d’une expression qui la dépasse. » (R)
24. In VTB.
25. « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat ; en sorte que le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » (Mc 2, 27-28).
26. « Il dit à un autre : « Suis-moi. » Celui-ci dit : « Permets-moi de m’en aller d’abord enterrer mon père. » Mais il lui dit : « Laisse les morts enterrer leurs morts ; pour toi, va-t’en annoncer le Royaume de Dieu. » Un autre encore dit : « Je te suivrai, Seigneur, mais d’abord permets-moi de prendre congé des miens. » Mais Jésus lui dit : « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu. » »Lc 9, 59-62).
27. Lc 23, 2.
28. Lc 2, 34.
29. Cf. Lacoste.
30. Lc 12, v. 51-53 (comme dans Mt 10, 34-36).
31. Jérusalem, p. 1502, note c.
32. Lc, 22, 35-38.
33. Notes i et j in Jérusalem, p. 1514.
34. Xavier Léon-Dufour cite à l’appui ce passage : « Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le Royaume des cieux est assailli avec violence ; ce sont des violents qui l’arrachent » (Mt 11, 12). Il estime que « selon l’interprétation la plus probable (biastai désigne toujours les attaquants, les ennemis), Jésus vise les adversaires qui empêchent les hommes d’entrer dans le Royaume ». Mais l’Évangile de Luc suggère une autre interprétation : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le pourront pas » (Lc 13, 24). Et en équivalence du texte de Mt, nous avons : «  »La Loi et les prophètes vont jusqu’à Jean ; depuis lors, la bonne nouvelle du Royaume de Dieu est annoncée, et tout homme déploie sa force (biazetai) pour y entrer » (Lc 16, 16). (In VTB).
   La Bible de Jérusalem apporte encore d’autres interprétations (p. 1430, b) : « Il peut s’agir : 1° de la sainte violence de ceux qui s’emparent du royaume au prix des plus durs renoncements ; 2° de la mauvaise violence de ceux qui veulent établir le Royaume par les armes (les Zélotes) ; 3° de la tyrannie des puissances démoniaques, ou de leurs suppôts terrestres qui prétendent garder l’empire de ce monde et entraver l’essor du Royaume de Dieu. Enfin certains traduisent : « le Royaume des cieux se fraie sa voie avec violence », c’est-à-dire s’établit avec puissance en dépit de tous les obstacles. »
35. Jn 18, 6.
36. La version de Luc : « Voyant ce qui allait arriver, ses compagnons lui dirent : « Seigneur, faut-il frapper du glaive ? » Et l’un d’eux frappa le serviteur du grand prêtre et lui enleva l’oreille droite. Mais jésus prit la parole et dit : « Restez-en là. » Et, lui touchant l’oreille, il le guérit. » (Lc 22, 49-51).
37. Mt 26, 52-53.
38. Jn 18, 11.
39. Cf. RENAUD Bernard et DUFOUR Xavier-Léon, Zèle in VTB.
40. Mt 25, 53, Jn 18, 36.
41. 1 P 2, 18-24.
42. In Lacoste.
43. In VTB.
44. Mt 12, 15 (citant Is 42, 1-4) ; 14, 13 ; 16, 4.
45. Mt 6, 12. 14 et svts ; Mc 11, 25 ; Mt 18, 22.
46. Mt 5, 38-48.
47. Mt 16, 22 et svts.
48. Cf. la confrontation entre Jacob et Esaü (Gn 33), la rencontre de Joseph et ses frères (Gn 45) et l’attitude de David face à Saül, 1 S 26.
49. Mt 4, 3 et svts ; 4, 8 et svts.
50. Lc 9, 54.
51. Mt 20, 25 et svts.
52. Jn 6, 15.
53. Mt 5, 4.
54. Mt 5, 10 et svts. Cette béatitude était prophétisée dans Is 50, 5-6 ; 53, 9.
55. Lc 23, 34 ; 1 P 2, 23 et svts.
56. CAZELLES Henri et GRELOT Pierre, in VTB.
57. Mt 4, 1-11 ; 12, 27 svts ; Lc 11, 18 et svts.
58. Lc 22, 3 ; Jn 13, 2.27 ; 14, 30.
59. Ac 4, 25-28.
60. Jn 12, 31 ; 16, 33.
61. Col 2, 15.
62. Cf. Lacoste.
63. 1Co 15, 25s cite le Ps 110, 1.
64. Ep 2, 16.
65. 1 Co 15, 54 citant Is 25, 8.
66. 2 Th 2, 8 citant Is 11, 4.
67. Lc 2, 14 ; Jn 14, 27 ; 16, 33.
68. Jn 15, 18-21.
69. Mt 10, 34 svts ; Mt 11, 12.
70. Ep 6, 10. ; 1 P 5, 8.
71. Ap 12, 17-13, 10 ; 17.
72. 1 Th 5, 8 ; Ep 6, 11 ; 13-17 ; 1 Jn 2, 14 ; 4, 4 ; 5, 4.
73. Mt 24, 6. ; Ap 6, 1-4 ; 9, 1-11.
74. Ap 19, 19 ; 20, 7 et svts.
75. Ap 19, 11-16. 21 ; cf Mt 24, 30.
76. Ap 19, 20 ; 20, 10. Le Messie suivi des armées du ciel « est revêtu d’un manteau trempé de sang » (Ap 19, 13). Voici venu « le temps de la destruction pour ceux qui détruisent la terre » ( Ap 11, 18).
77. Ap 21 ; Ap 12, 10 ; Ap 3, 21.

⁢i. Jésus, prince de la paix

Le mot shalom[1], dans l’Ancien Testament, ne désigne pas simplement l’absence de guerre. Ce mot « est d’une grande richesse sémantique », « un concept englobant » qui renvoie à un « bien-être physique, psychique, relationnel, religieux ». Quel que soit l’aspect qu’il souligne, il a « sa source en Dieu »[2]. Il inclut une idée de plénitude, d’intégrité à divers niveaux, d’harmonie personnelle et sociale, de vie calme et paisible, de stabilité voire de bonheur.⁠[3] On se souhaite mutuellement le shalom, on le souhaite aussi pour la collectivité⁠[4].

Mais il y a plus. Dans les promesses à Sion adressées au prophète Michée⁠[5] se trouve l’affirmation d’une paix à venir, une paix qui est quelqu’un. En effet, « dans la suite des temps », on dira : « « Venez, montons à la montagne de Yahvé, au Temple du Dieu de Jacob, qu’il nous enseigne ses voies et que nous suivions ses sentiers. Car de Sion vient la Loi et de Jérusalem la parole de Yahvé. » Il jugera entre des peuples nombreux et sera l’arbitre de nations puissantes. Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à faire la guerre. Mais chacun restera assis sous sa vigne et sous son figuier, sans personne pour l’inquiéter. » Quand cela sera-t-il ? « Et toi, (Bethléem) Ephrata, le moindre des clans de Juda, c’est de toi que me naîtra celui qui doit régner sur Israël ; ses origines remontent au temps jadis, aux jours antiques. C’est pourquoi il {Yahvé} les abandonnera jusqu’au temps où aura enfanté celle qui doit enfanter. Alors le reste de ses frères reviendra aux enfants d’Israël. Il se dressera, il fera paître son troupeau par la puissance de Yahvé, par la majesté du nom de son Dieu. Ils s’établiront, car alors il sera grand jusqu’aux extrémités du pays. Celui-ci sera paix ! » Si Michée pense aux origines anciennes de la dynastie de David et si l’on peut associer à cette description du Messie la figure de Salomon dont le nom signifie « paix », on ne peut s’empêcher, à la lumière des Évangiles de « pressentir comme une lointaine préparation du mystère de Jésus, en qui le combat de Dieu pour la paix rejoint celui de l’homme Jésus qui « a établi la paix par le sang de sa croix », celui au sujet de qui Ep 2, 14 déclare : « C’est lui notre paix » »[6].

Dans le livre de Michée, Yhwh est la source de l’espérance de paix qui anime les hommes. Dans ce sens, on peut dire que la paix est donnée : « C’est la parole et la Loi se Yhwh, accueillies par l’ensemble des nations, qui « à la fin des jours » permettront au Seigneur de gouverner le monde dans l’harmonie et la paix. » Mais, en attendant l’avenir idyllique promis, la paix est aussi à conquérir. Dieu est Maître de l’histoire mais il appelle à la collaboration.⁠[7]

« Celui-ci sera paix », « C’est lui notre paix » : Jésus donc.

Dès avant sa naissance, par la prophétie de Zacharie nous entendons proclamer le lien entre le Messie, la paix et le salut.⁠[8] De même, Syméon, « poussé par L’Esprit », vient au Temple, reçoit Jésus dans ses bras et dit : « Maintenant, Souverain Maître, tu peux, selon ta parole,, laisser ton serviteur s’en aller en paix ; car mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël. »⁠[9]

Le ministère de Jésus confirme le lien entre salut et paix, le salut apportant la plénitude de la vie, même s’il s‘agit d’une anticipation des « effets du messianisme au moment de sa pleine réalisation » lors de la résurrection.⁠[10] A Bethléem, les anges lancent cette louange : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix aux hommes objets de sa complaisance. »[11] A la femme pécheresse, il dit « Tes péchés sont remis. (…) Ta foi t’a sauvée ; va en paix. »[12] Et à l’hémorroïsse : « « Ma fille, ta foi t’a sauvée ; va en paix. »[13] Deux femmes, « objets » de la complaisance de Dieu. Si la paix comme « manifestation du salut dans l’immédiat (…) peut être accordée individuellement (…) à quiconque croit en Jésus »[14], elle peut être offerte aussi à la maisonnée : « En entrant dans la maison, saluez-la : si cette maison en est digne, que votre paix vienne sur elle ; si elle ne l’est pas, que votre paix vous soit retournée. »[15] Le salut qui donne la paix ne s’impose pas, il est offert et doit être accueilli dans la foi.

Lorsque Jésus dit⁠[16] : « Je vous laisse la paix ; c’est ma paix que je vous donne ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre cœur ne se trouble ni ne s’effraie », il révèle que le don de la paix est lié à sa personne. Jésus donne d’une manière unique, puisqu’il est Seigneur, une paix qui dissipe trouble et angoisse, qui donne aux disciples la force nécessaire à leur mission, courage et confiance. Jésus est bien la paix proposée la paix dissipe la crainte : « « Je vous ai dit ces choses, pour que vous ayez la paix en moi. Dans le monde vous aurez à souffrir. Mais gardez courage ! J’ai vaincu le monde. »[17] Ainsi, Jésus, apparaissant aux disciples qui s’étaient enfermés par peur des Juifs, leur offre immédiatement la paix par sa présence : « Paix à vous ! »[18] dit-il. Comme l’écrit, Michèle Morgen, « ce shalom diffère d’un simple bonjour. »[19]Ce shalom nous renvoie au sens riche que le mot a dans l’AT mais, cette paix désormais synonyme de salut, c’est le Christ mort et ressuscité qui seul la rend possible qui seul peut la donner à tout fidèle. « Parce que la paix est don du Christ, elle se distingue qualitativement de la paix construite par les seuls hommes. Elle n’a rien à faire avec la pax romana qui s’impose par la contrainte et dont le garant est la force armée. Cette spécificité assure sa pérennité : elle est précisément ce qui permet au croyant d’affronter l’hostilité du monde et les crises qui traversent l’histoire. En fait, le don de la paix récapitule tous les effets positifs liés à la connaissance et à l’appropriation de l’événement de la révélation. »⁠[20]

Complétant la louange des bergers, les disciples, à l’entrée dans Jérusalem, s’écrient : « Béni soit celui qui vient[21], le Roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux. »[22] Mais Jésus pleure sur Jérusalem : « Ah ! si en ce jour tu avais compris, toi aussi, le message de paix ! Mais non, il est demeuré caché à tes yeux. »[23] Si, dans l’accueil, Jésus offre, comme signe, la guérison des malades, par exemple et annonce la proximité du Royaume, l’incompréhension ou le refus éloignent salut et paix pour Jérusalem : « Oui des jours viendront sur toi où tes ennemis t’environneront de retranchements, t’investiront, te presseront de toute part. Ils t’écraseront sur le sol, toi et tes enfants au milieu de toi, et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le temps où tu fus visitée. »[24] Ressuscité, le Christ accueille ses disciples en leur disant : « Paix à vous ! »[25] Et il envoie ses disciples, le nouvel Israël, qui seront investis de la force de l’Esprit, « à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. »[26] Le reste d’Israël reçoit la paix pour la porter au monde entier. Le reste d’Israël est sauvé pour porter le salut à tous les hommes, au loin, dans la perspective d’un rassemblement final des nations.

Jésus, comme on le voit bien dans l’Évangile selon Matthieu, proclame la Bonne Nouvelle dans un monde de violence. Et, comme nous le savons, si Jésus est non-violent dans son comportement, il l’est moins dans ses propos souvent musclés y compris, et même surtout, vis-à-vis de ceux qui le suivent. Matthieu voulait sans doute réveiller une communauté endormie mais ce portrait contrasté de Jésus n’introduit aucune contradiction : Jésus peut à la fois se montrer vigoureux et se dire « doux et humble de cœur »[27] Gérard Claudel⁠[28] a trouvé dans l’Ethique à Nicomaque un passage qui montre que « la douceur est le point moyen –in medio stat virtus- entre ce que nous appellerons l’apathie et la colère » : « L’homme (…) qui est en colère pour les choses qu’il faut et contre les personnes qui le méritent et qui en outre l’est de la façon qui convient, au moment et aussi longtemps qu’il faut, un tel homme est l’objet de notre éloge. Cet homme sera dès lors un homme doux. »[29] Cette approche peut être confirmée, toujours selon G. Claudel, par l’articulation dialectique des Béatitudes : « « Sois doux (v.5), mais sans oublier la faim et la soif de la justice qui doivent continuer à t’habiter (v.6). » « Sois miséricordieux (v.7), tout en demeurant un cœur pur (v.8), non partagé entre le bien et le mal. » « Sois artisan de paix (v.9), dans un monde où sévit la violence subie à cause de la justice (v. 10). » »[30] Jésus n’offre-t-il pas après la résurrection, une seconde chance à Jérusalem qui ne l’avait pas accueilli ?

Comme l’écrit Thomas P. Osborne, « Que la paix venue sur terre en Lc 2, 14 soit retournée au ciel en Lc 19, 38 ne signifie pas la fin définitive de l’offre de paix. Ce retour marque simplement la reconnaissance du refus d’accueil et les conséquences inhérentes à ce refus, car si la pax romana est imposée par la force militaire romaine, la paix qui vient de Dieu ne peut être qu’accueillie par les hommes de bienveillance ou refusée par ceux qui ne s’y ouvrent pas. »[31]

Ajoutons encore que Jésus confirme et précise la vocation universelle d’un petit peuple déjà proclamée dans l’Ancien Testament. C’est l’Église désormais quoi reçoit les privilèges du peuple de l’ancienne alliance, tenté d’interpréter son élection dans un sens nationaliste⁠[32] alors que le Seigneur convoque⁠[33], de toutes les nations, les hommes libérés par son Alliance. « Le salut vient des Juifs »[34] mais, dit Jésus, « vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. »[35] « De toutes les nations, faites des disciples »[36], « allez par le monde entier, proclamez l’Évangile à toutes les créatures ».⁠[37] Comme nous l’avons vu, rien n’échappe à l’action créatrice de Dieu et rien n’échappe à son action rédemptrice. La Révélation est un message de salut universel.⁠[38] A la suite d’Israël⁠[39], l’Église invite à l’unité qui sera réalisée par Dieu dans le Royaume⁠[40], l’empire de Dieu remplaçant les empires humains fragilisés par leur orgueil. Jésus a montré que la puissance de Dieu n’est pas la puissance des rois dont l’attribut est l’épée.⁠[41] Sa royauté n’est pas politique⁠[42]. Sa puissance n’est pas dans l’épée mais dans la parole toujours efficace. Jésus est Parole de Dieu incarnée : « le Verbe s’est fait chair et il habité parmi nous. »[43] Parole qui entraîne⁠[44], transforme, guérit, libère et sauve⁠[45]. Refusée, elle condamne.⁠[46] Aujourd’hui, Jésus n’a que la voix de l’Église⁠[47] comme arme : « c’est par elle que le Royaume de Dieu pénètre, grandit et remporte la victoire. Chaque fois que les chrétiens perdront la confiance dans cette puissance de la parole de Dieu et auront la faiblesse de recourir à la force, à la puissance politique, ils agiront contre le Royaume de dieu, et ce sera la catastrophe. »[48] Jésus confirme l’Ancien Testament : la force de Dieu se déploie dans la faiblesse. Voilà ce qui doit inspirer son disciple : « Comportez-vous ainsi entre vous, comme on le fait en Jésus Christ : lui qui est de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu ; mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père. »[49] Jésus est le serviteur souffrant qui, dans la confiance, s’abandonne à la puissance divine. Tel est clairement le paradoxe qu’esquissait déjà l’Ancien testament et qui s’affirme aussi dans le Magnificat.⁠[50]

Jésus proclame et fonde la paix⁠[51] par sa croix et sa résurrection. Il appelle « un nouveau type d’hommes »[52] dont Jacques nous dresse le portrait face aux « hommes anciens » : « Qui est sage et intelligent parmi vous ? qu’il tire de sa bonne conduite la preuve que la sagesse empreint ses actes de douceur. Mais si vous avez le cœur plein d’aigre jalousie et d’esprit de rivalité, ne faites pas les avantageux et ne nuisez pas à la vérité par vos mensonges. Cette sagesse-là ne vient pas d’en haut ; elle est terrestre, animale, démoniaque. En effet, la jalousie et l’esprit de rivalité s’accompagnent de remous et de force affaires fâcheuses. Mais la sagesse d’en haut est d’abord pure, puis pacifique, douce, conciliante, pleine de pitié et de bons fruits, sans façon et sans fard. Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix. »[53]Ces hommes nouveaux vivront en paix les uns avec les autres⁠[54] anticipant la paix universelle et définitive qui ne peut venir que de Dieu : « Pour moi, dit Jésus, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes »[55]. L’unité et la paix seront son œuvre selon sa propre prière : « que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi, pour qu’ils parviennent à l’unité parfaite et qu’ainsi le monde puisse connaître que c’est toi qui m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. »[56]


1. Shalôm est de même racine que Shlemout, la plénitude (cf. MANNS Frédéric, Textes rabbiniques sur la paix, in Bible et paix, op. cit., p. 318.
2. LAURENT Françoise, Alentour de l’Exode, Jéthro ou la paix pour Israël, in BONS Eberhard, GERBER Daniel, KEITH Pierre et alii, Bible et paix, Mélanges offerts à Claude Coulot, Cerf, 2010, pp. 19-20 (Bible et paix).
3. X. Léon-Dufour définit ainsi la paix biblique : elle « désigne le bien-être de l’existence quotidienne, l’état de l’homme qui vit en harmonie avec la nature, avec lui-même, avec Dieu ; concrètement, elle est bénédiction, repos, gloire, richesse, salut, vie. » (VTB)
4. Ainsi, dans le lettre de Jérémie aux déportés de Babylone, on peut lire : « Ainsi parle Yahvé Sabaot, le Dieu d’Israël, à tous les exilés, déportés de Jérusalem à Babylone : bâtissez des maisons et installez-vous ; plantez des jardins et mangez leurs fruits ; prenez femme et engendrez des fils et des filles ; choisissez des femmes pour vos fils ; donnez vos filles en mariage et qu’elles enfantent des fils et des filles, ; multipliez-vous là-bas, ne diminuez pas ! Recherchez la paix pour la ville où je vous ai déportés ; priez Yahvé en sa faveur, car de sa paix dépend la vôtre » (Jr 29, 4-7). Commentant ce passage, Eberhard Bons fait remarquer que Jérémie « n’évoque, ni le problème de l’identité religieuse des exilés, ni le danger de l’adoration d’autres dieux (…). Pour Jérémie, il est impératif que les exilés adressent des prières à Yhwh en faveur de la ville qui réunit des babyloniens et des exilés. Quelle que soit l’idée que le prophète a eue concernant les autres pratiques religieuses de ses compatriotes, il met le doigt sur la nécessité de s’engager en faveur su shalom de la ville. Voilà probablement une valeur que partageaient les exilés et les babyloniens. » L’auteur conclut en tirant cette leçon : « Ne peut-on voir dans les conseils du prophète un modèle à appliquer mutatis mutandis dans d’autres situations où deux peuples d’origine, d’identité et de religion différentes sont obligés de vivre ensemble et de partager le même territoire ? » (« Recherchez le Shalom pour la ville où je vous ai déportés », Quelques réflexions sur l’interprétation de Jr 29, 5-7 », in Bible et paix, op. cit., p.45.)
5. Mi 4 et 5.
6. RENAUD Bernard, La paix est un combat, L’éclairage du livret de Mi 4-5, in Bible et paix, op. cit., p. 57 .
7. Id.. Le combat pour la paix est mené par Dieu qui, selon Michée, « rassemble les exilés (4, 6-7), les conduit à Sion où il établit son règne (4,8) et suscite l’avènement du Messie (5, 1-3). » En même temps, « il sollicite aussi la collaboration du « reste d’Israël » en l’appelant vigoureusement à l’espérance (4, 9-14), en lui permettant d’enfanter le Messie (5,2), en l’associant à ce combat (5, 4-5), et finalement en lui confiant à l’égard des peuples une mission de médiation : bénédiction ou malédiction (5, 6-7). »
8. Lors de la circoncision de son fils Jean, Zacharie « fut rempli de l’Esprit Saint et se mit à prophétiser : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, de ce qu’il a visité et délivré son peuple, et nous a suscité une puissance de salut dans la maison de David, son serviteur, selon qu’il l’avait annoncé par la bouche de ses saints prophètes des temps anciens, pour nous sauver de nos ennemis et de la main de tous ceux qui nous haïssent. Ainsi fait-il miséricorde à nos pères, ainsi se souvient-il de son alliance sainte, du serment qu’il a juré à Abraham, notre père, de nous accorder que, sans crainte, délivrés de la main de nos ennemis, nous le servions en sainteté et justice devant lui, tout au long de nos jours. Et toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut ; car tu marcheras devant le Seigneur, pour lui préparer les voies, pour donner à son peuple la connaissance du salut par la rémission de ses péchés ; grâce aux sentiments de miséricorde de notre Dieu, dans lesquels nous a visités l’Astre d’en haut (Astre qui apporte la lumière ou germe du tronc de David : titres du Messie dans l’AT), pour illuminer ceux qui demeurent dans les ténèbres et l’ombre de la mort, afin de guider nos pas dans le chemin de la paix. » (Lc 1, 67-79).
9. Lc 2, 27-32.
10. MAINVILLE Odette, La paix messianique dans la perspective lucanienne : quand et pour qui ?, in Bible et paix, op. cit., p.126.
11. Lc 2, 14. La TOB traduit : « paix pour ses bienaimés ». La Bible de Jérusalem conteste la traduction « aux hommes de bonne volonté » qui s’appuie sur la Vulgate mais ne rend pas compte du sens usuel du terme grec.
12. Lc 7, 48 et 50.
13. Lc 8, 48.
14. MAINVILLE Odette, op.cit., p. 127.
15. Mt 10, 12-13. Voir aussi Mc 6, 8-11 ; Lc 9, 1-6. Jérusalem note (p. 1428, d) : « Le salut oriental consiste à souhaiter la paix. Ce souhait est conçu comme quelque chose de très concret, qui ne peut rester vain mais revient, s’il ne peut s’accomplir, à celui qui l’a émis. »
16. Jn 24, 27. 
17. Jn 16, 33. 
18. Jn 20, 19 et 26 .
19. La paix dans l’évangile de Jean, in Bible et paix, op. cit., p. 176.
20. ZUMSTEIN Jean, La paix dans le quatrième évangile, in Bible et paix, op. cit., p.187. Déjà dans Isaïe, le règne de Dieu et l’avènement de la paix sont deux réalités liées, « ce sont les deux faces d’un même évènement » (COMBLIN J., op. cit., p. 184) : « Quant à toi, monte sur une haute montagne, Sion, joyeuse messagère, élève avec énergie ta voix , Jérusalem, joyeuse messagère élève-la, ne crains pas, dis aux villes de Juda : « Voici votre Dieu, voici le Seigneur Dieu ! Avec vigueur il vient, et son bras lui assurera la souveraineté ; voici avec lui son salaire, et devant lui sa récompense. Comme un berger il fait paître son troupeau, de son bras il rassemble ; il porte sur son sein les agnelets, procure de la fraîcheur aux brebis qui allaitent. » (Is 40, 9-11).
21. Cf. Ps 118, 26.
22. Lc 19, 38.
23. Lc 19, 42.
24. Lc 19, 41-44.
25. Lc, 24, 36.
26. Lc 24, 47.
27. Mt 11, 29.
28. Violence, douceur et paix dans le premier évangile, in Bible et paix, p.82.
29. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, 1125b, Vrin, 1990, p.197.
30. CLAUDEL G., in Bible et paix, p. 82. Pour être complet, notons que pour l’auteur, la première béatitude « donne l’orientation générale de la péricope, tandis que la seconde rappelle le contexte dysphorique dans lequel l’enseignement des béatitudes doit être actualisé. » La neuvième béatitude élargit la huitième et, « à la deuxième personne embraie sur l’ici-maintenant des destinataires de l’évangile marqué par la persécution (v. 11-12). » (Id., pp. 82-83).
31. L’offre de paix entre Lc 2, 14 et 19, 38, in Bible et paix, op. cit., p.164.
32. Les Juifs ne peuvent se targuer d’être, eux, de « la descendance d’Abraham » (Jn 8, 33), comme si le fait d’être de la descendance d’Abraham suffisait au salut. Jean-Baptiste les avaient prévenus : « ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : « Nous avons pour père Abraham. » Car je vous le dis, des pierres que voici Dieu peut susciter des enfants à Abraham. » (Mt 3, 9). Dieu peut susciter n’importe où de vrais fils d’Abraham.
33. Ecclesia en grec désigne « une assemblée par convocation ».
34. Jn 4, 22.
35. Ac 1, 8.
36. Mt 28, 19.
37. Mc 16, 15.
38. Le Fils est « l’image du Dieu invisible, Premier-né de toutes les créatures, car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles comme les invisibles, Trônes, et Souverainetés, Autorités et pouvoirs. Tout est créé par lui et pour lui, et il est, lui, la tête du corps, qui est l’Église. Il est le commencement, Premier-né d’entre les morts, afin de tenir en tout, lui, le premier rang. Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude et de tout réconcilier par lui et pour lui, et sur la terre et dans les cieux, ayant établi la paix par le sang de sa croix. » (Col 1, 17-20).
39. Israël, dans son effort missionnaire, à soumis les peuples à ses lois plutôt qu’à Dieu.
40. Il est intéressant de confronter de que disait Isaïe au chapitre 60 à ce qu’écrit Jean dans l’Apocalypse  à propos de la lumière de Dieu éclairant toutes les nations : « Le trône de Dieu et de l’agneau sera dans la cité, et ses serviteurs lui rendront un culte, ils verront son visage et son nom sera sur leurs fronts. Il n’y aura plus de nuit, nul n’aura besoin de la lumière du flambeau ni de la lumière du soleil, car le Seigneur Dieu répandra sur eux sa lumière, et ils régneront aux siècles des siècles. » (Ap 22, 3-5). 
41. Jésus repousse l’empire que lui propose le diable (Mt 4, 1-11) et l’utilisation de la force au moment de son arrestation (Mt 26 , 51-54).
42. J. Comblin fait judicieusement remarquer que Jésus n’accepte le titre de roi que dans le contexte de la passion. Il vient, en effet « restaurer l’homme » et non une dynastie. Il ne règne pas sur son peuple mais avec lui. ( Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 161).
43. Jn 1, 14.
44. Cf. Mt 4, 18-22 : « Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer : c’étaient des pêcheurs. Il leur dit : « Venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d’hommes. » Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent. Avançant encore, il vit deux autres frères : Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans leur barque, avec Zébédée leur père, en train d’arranger leurs filets. Il les appela. Laissant aussitôt leur barque et leur père, ils le suivirent. » Et Mt 9, 9 : « Comme il s’en allait, Jésus vit, en passant, assis au bureau des taxes, un homme qui s’appelait Matthieu. Il lui dit : « Suis-moi. » Il se leva et le suivit. » Cette parole « appelle, mais ne force pas la liberté » (COMBLIN J., op. cit., p. 167). Pierre dira « Nous, nous avons tout laissé et nous t’avons suivi. » (Mt 19, 27). Mais d’autres résistent à cette parole et ne l’acceptent pas.
45. Mt 9, 2 : « Voici qu’on lui amenait un paralysé étendu sur une civière. Voyant leur foi, Jésus dit au paralysé : « Confiance, mon fils, tes péchés sont pardonnés. » Or, quelques scribes se dirent en eux-mêmes : « Cet homme blasphème ! » Voyant leurs réactions, Jésus dit : « Pourquoi réagissez-vous mal en vos cœurs ?  qu’y a-t-il donc de plus facile, de dire : « Tes péchés sont pardonnés, ou bien de dire : « Lève-toi et marche » ? Eh bien ! afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre autorité pour pardonner les péchés… » -il dit alors au paralysé : « Lève-toi, prends ta civière et va dans ta maison. » L’homme se leva et s’en alla dans sa maison. »
46. Cf. Lc 19, 41-44: « Quand il s’approcha de la ville et qu’il l’aperçut, il pleura sur elle. Il disait : « Si toi aussi tu avais su, en ce jour, comment trouver la paix… ! Mais hélas ! cela a été caché à tes yeux ! Oui, pour toi des jours vont venir où tes ennemis établiront contre toi des ouvrages de siège ; ils t’encercleront et te serreront de toutes parts ; ils t’écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi ; et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le temps où tu as été visitée. » Mt 10, 11-15 : « Dans quelque ville ou village que vous entriez, informez-vous pour savoir qui est digne de vous recevoir et demeurez là jusqu’à votre départ. En entrant dans la maison, saluez-la ; si cette maison en est digne, que votre paix vienne sur elle ; mais si elle n’en est pas digne, que votre paix revienne à vous. Si l’on ne vous accueille pas et si l’on n’écoute pas vos paroles, en quittant cette maison ou cette ville, secouez la poussière de vos pieds. En vérité, je vous le déclare : au jour du jugement, le pays de Sodome et de Gomorrhe sera traité avec moins de rigueur que cette ville ».
47. Que font les premiers disciples après que Jésus eut été enlevé au ciel ? « Quant à eux, ils partirent prêcher partout : le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient. »
48. COMBLIN J., op. cit., p. 169.
49. Ph 2, 5-11.
50. « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit s’est rempli d’allégresse à cause de Dieu, mon Sauveur, parce qu’il a porté son regard sur son humble servante. Oui, désormais, toutes les générations me proclameront bienheureuse, parce que le Tout puissant a fait pour moi de grandes choses : saint est son Nom. Sa bonté s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent. Il est intervenu de toute la force de son bras ; il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ; il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides. Il est venu en aide à Israël soin serviteur en souvenir de sa bonté, comme il l’avait dit à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa descendance pour toujours. » (Lc 1, 46-55). Ce texte fait écho au cantique d’Anne (1S 2, 1-10)
51. Jn 14, 27 : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ? Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. »
52. COMBLIN J., op. cit., p. 199 .
53. Jc 3, 13-18.
54. Cf. Mc 9, 50.
55. Jn 12, 32.
56. Jn 17, 21-23.

⁢ii. Aux premiers temps de l’Église

Quelles leçons Paul va-t-il tirer de l’enseignement de Jésus qui s’est présenté comme notre paix ? « Dieu, écrit-il, n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix. »[1] Il ne s’agit pas, vu le contexte, d’un rappel à l’ordre pour que les manifestations cultuelles ne soient pas anarchiques, il s’agit plutôt de rappeler que l’unité ecclésiale « se construit sur la foi au « Dieu de la paix » » et que la communauté doit témoigner de cette paix en la vivant⁠[2]. Et pour qu’on ne se trompe pas sur la nature de cette paix, il écrit aussi par ailleurs : « Alors la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, prendra sous sa garde vos cœurs et vos pensées, dans le Christ Jésus. »[3] En écrivant cela, Paul ne méprise pas l’intelligence (le « nous » grec). Il ne veut pas dire non plus que l’intelligence humaine est incapable de comprendre la paix de Dieu. Au contraire, « Paul parle toujours positivement de l’intelligence » sauf quand il s’agit de « l’intelligence sans jugement des païens, conséquence du fait qu’ils tiennent la vérité captive dans l’injustice »[4] ou de l’intelligence obscurcie ou dévoyée des chrétiens⁠[5]. La paix de Dieu échappe à ces intelligences-là « sans jugement »[6]. Par ailleurs, on peut comprendre aussi que dans un contexte hostile, « la paix de Dieu surpasse tout ce que l’intelligence humaine peut prévoir et construire pour protéger de la peur. Elle est à la fois la source et la protection de l’amour en Christ dans les cœurs et les pensées. »[7] Autrement dit, « la paix de Dieu n’est pas comme celle que l’intelligence peut donner et […] à ce titre elle surpasse de loin cette dernière. »[8] Elle surpasse la paix que les hommes peuvent établir par les lois ou la force puisque la paix est liée au Règne de Dieu.⁠[9]

La paix de Dieu est inégalable, elle est offerte à qui s’attache au vrai bien et se détourne du péché : « Détresse et angoisse pour tout homme qui commet le mal, pour le juif d’abord et pour le Grec ; gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien, au Juif d’abord puis au Grec, car en Dieu il n’y a pas de partialité »[10] ; « la chair tend à la mort, mais l’Esprit tend à la vie et à la paix »[11]. Tant que l’homme ne sera pas ajusté à Dieu, respectueux de la volonté de Dieu, il ne pourra espérer vivre en paix avec son semblable. La réconciliation avec Dieu précède la réconciliation entre les hommes et cette réconciliation avec Dieu dépend de sa miséricorde : « Mais en ceci Dieu prouve son amour envers nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs. Et puisque maintenant nous sommes justifiés par son sang, à plus forte raison serons-nous sauvés par lui de la colère. Si en effet, quand nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie. Bien plus, nous mettons notre orgueil en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ par qui, maintenant, nous avons reçu la réconciliation. »[12] Si le Christ réconcilie les hommes avec Dieu, il les réconcilie entre eux formant un peuple nouveau, le peuple d’Israël et des nations qui, par l’Église, esquisse et anticipe le Règne de Dieu⁠[13]. Mais cette paix, bien sûr, ne s’impose pas, elle doit être proclamée, suspendue à notre foi pour être acceptée. Elle est le fruit de l’Esprit⁠[14] .

Par ailleurs, Paul reconnaît à l’État un « droit de glaive »[15] qui n’est pas incompatible avec la volonté du Christ de réconcilier les hommes avec Dieu, les hommes entre eux et Israël avec les nations païennes. De même que dans les Évangiles, ne sont pas incompatibles les appels à ne pas résister au mal, à tendre l’autre joue, à aimer ses ennemis⁠[16] à ne pas se servir du glaive⁠[17], à ne pas rendre le mal pour le mal⁠[18] et ces textes où l’occasion était belle de condamner toute guerre notamment dans l’évangile de Luc, évangile de la paix !⁠[19]

Toujours est-il qu’il faut, avons-nous vu, que les communautés chrétiennes témoignent de la paix reçue du Seigneur. Luc témoigne : « Cependant les Églises jouissaient de la paix[20] dans toute la Judée, la Galilée et la Samarie ; elles s’édifiaient et vivaient dans la crainte du Seigneur, et elles étaient comblées de la consolation du Saint Esprit. »[21] On remarque le lien qui est fait entre la paix, la crainte de Dieu et la « consolation » ou l’ « encouragement » de l’Esprit. Dès lors, Luc ne cherche pas d’abord à évoquer l’absence ou la fin de persécutions mais plutôt un état de salut. Il y a un lien entre la paix reçue du Seigneur, une paix qui règne à l’intérieur⁠[22]où règne la concorde fraternelle et à l’extérieur puisque Paul le persécuteur a été intégré, et la croissance de l’Église⁠[23]. Autrement dit, la paix édifie l’Église. Voilà pourquoi il y a tant d’exhortations à la paix⁠[24]et d’invocations au Dieu de la paix⁠[25]. La paix est précieuse pour l’Église car elle est associée à la justice⁠[26], la joie⁠[27], la charité⁠[28], la longanimité⁠[29], la délicatesse⁠[30], la fidélité⁠[31], la douceur⁠[32] et l’humilité⁠[33]. Jacques écrira : « Mais la sagesse d’en-haut est d’abord pure, puis pacifique, douce, conciliante, pleine de pitié et de bons fruits, sans façon et sans fard. Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix. »[34] Et Pierre : « Enfin, soyez tous dans de mêmes dispositions, compatissants, animés d’un amour fraternel, miséricordieux, humbles. Ne rendez pas le mal pour le mal, ou l’insulte pour l’insulte ; au contraire, bénissez, car c’est à cela que vous avez été appelés, afin d’hériter la bénédiction. »[35] Parmi les péchés qui privent du Royaume des cieux, Paul cite  « …haines, discorde, jalousie, emportements, rivalités, dissensions, factions, envie… »[36] et encore « colère, irritation, méchanceté, injures, grossièreté sortie de vos lèvres »[37]. A Timothée, il conseille : « Fuis les passions de la jeunesse, recherche la justice, la foi, l’amour, la paix avec ceux qui, d’un cœur pur, invoquent le Seigneur. Mais les controverses vaines et stupides, évite-les. Tu sais qu’elles engendrent les querelles. Or, un serviteur du Seigneur ne doit pas se quereller, mais être affable envers tous, capable d’enseigner, supportant les contrariétés. C’est avec douceur qu’il doit instruire les contradicteurs : qui sait si dieu ne leur donnera pas de se convertir pour connaître la vérité, de revenir à eux-mêmes en se dégageant des filets du diable qui les tenait captifs et assujettis à sa volonté ? » Chacun est donc responsable de la paix. Ce n’est pas simplement l’affaire des « autorités » et des lois. Chacun est responsable de la paix dans le monde et dans l’Église puisqu’elle est une : « Je vous y exhorte donc dans le Seigneur, moi qui suis prisonnier : accordez votre vie à l’appel que vous avez reçu ; en toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour ; appliquez-vous à garder l’unité de l’esprit par le lien de la paix. Il y a un seul corps et un seul Esprit, de même que votre vocation vous a appelés à une seule espérance ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous, et demeure en tous. »[38] Ainsi s’accomplira, par l’Église visible et invisible , le destin de l’humanité.⁠[39]

Dans le même temps, Pierre rappelle que Jésus « a envoyé sa parole aux enfants d’Israël, leur annonçant la bonne nouvelle de la paix par Jésus-Christ : c’est lui le Seigneur de tous. »[40]. « La paix messianique était d’abord destinée à Israël »[41] mais elle est destinée à tous : « Je constate en vérité, dit Pierre rappelant la salutation angélique à la naissance de Jésus, que Dieu ne fait pas acception de personnes, mais qu’en toute nation celui qui le craint et pratique la justice lui est agréable. »[42] Pierre évoquant ainsi l’action de Dieu à l’occasion de la conversion du païen Corneille souligne l’universalité du salut et l’on constate de nouveau que « la paix représente l’attribut messianique par excellence ».⁠[43]

A cet endroit de notre réflexion, nous pouvons déjà nous poser ces questions que se pose G. Claudel : « Se pourrait-il, en fait, que le salut soit la possibilité de vivre dans la paix ? Que la paix puisse être atteinte dans l’harmonie de l’être avec soi-même et avec le cosmos, en dépit des turbulences de ce monde ? Harmonie inspirée de la personne de Jésus, modèle et source de paix, en raison de son impeccabilité ou de sa perfection ? Harmonie toujours perfectible à cause de la finitude de l’être humain ? Se pourrait-il que cette paix/salut soit déjà possible ici et maintenant, parce que le modèle Jésus se prolonge par son Esprit (règne pneumatique) en tout être humain désireux de vivre selon ce modèle ? Et que la plénitude de la paix ne se trouverait finalement que dans le partage de la vie résurrectionnelle du Christ ? »[44]

La réponse semble positive mais avançons pas à pas dans le temps pour vérifier si l’Église marche bien sur le chemin de la paix.

Le Christ « impartial » qui « ne fait pas acception des personnes »[45], « Seigneur de tous », « Prince de la vie », « Prince et sauveur », « Juge des vivants et des morts », « lumière des nations »[46] a été rejeté par Israël et Rome. Il « a souffert et lui, le premier à ressusciter d’entre les morts, il doit annoncer la lumière au Peuple et aux nations païennes »[47] C’est à partir du petit reste d’Israël qui a cru, dans l’Église, que la réconciliation universelle à laquelle les Juifs n’ont pas cru, va s’opérer petit à petit entre les hommes de toutes nations, qui accueilleront la bonne nouvelle. « L’Église ne sera pas seulement témoin de la paix de Dieu, messagère de la paix de Dieu, mais la paix de Dieu elle-même établie sur terre. » L’Église, certes, ne réalisera pas la paix finale et définitive promise,  mais, hors d’elle, « il n’y a pas de paix de Dieu possible et, sans paix de Dieu, (…) il n’y a pas de paix universelle »[48] L’Église convoquée par Dieu, forme une nouvelle société une, supranationale⁠[49] et missionnaire mais elle ne sera « vraiment à l’aise que si, en-dessous de son universalisme propre, [existe] également un universalisme temporel et politique. »[50]


1. 1 Co 14, 33. 
2. GERBER Daniel, in Bible et paix, op. cit., p. 237.
3. Ph 4, 7. 
4. FOCANT Camille, in Bible et paix, op. cit., p. 248. Cf Rm 1, 28.
5. Cf. 1 Tm 6, 5 ; 2 Tm 3, 8 ; Tt 1, 15.
6. Cf. St Thomas : « En tant qu’elle existe dans les saints sur terre, elle [la paix de Dieu] surpasse la connaissance de tous ceux à qui la grâce fait défaut. » (Commentaire sur 1 Th et Ph, cité in Bible et paix, op. cit., p. 248).
7. FOCANT Camille, op. cit., p. 248.
8. Id., p. 249.
9. Cf. Rm 14, 17 : « Car le Règne de Dieu n’est affaire de nourriture ou de boisson ; il est justice, paix et joie dans l’Esprit Saint. »
10. Rm 2, 9-10.
11. Rm 8, 6.
12. Rm 5, 8-11.
13. Ep 2, 19-22: « Ainsi, vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu. Vous avez été intégrés dans la construction qui a pour fondation les apôtres et les prophètes, et Jésus Christ lui-même comme pierre maîtresse. C’est en lui que toute construction s’ajuste et s’élève pour former un temple saint dans le Seigneur. C’est en lui que, vous aussi, vous êtes ensemble intégrés à la construction pour devenir une demeure de Dieu par l’Esprit. » Ajoutons que la pacification concerne aussi les « Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs » (Col 1, 16) mais dans le sens où ces Puissances sont vaincues : « il a dépouillé les Autorités et les pouvoirs, il les a publiquement livrés en spectacle, il les a traînés dans le cortège triomphal de la croix » (Col 2, 15) à la manière d’un Empereur victorieux.
14. Ga 5, 22 : « Mais voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi… ».
15. Rm 13, 4. On lit aussi dans He 11, 32-35: « Le temps me manquerait pour parler en détail de Gédéon, Baraq, Samson, Jephté, David, Samuel et les prophètes, eux qui, grâce à la foi, conquirent des royaumes, mirent en œuvre la justice, virent se réaliser des promesses, muselèrent la gueule des lions, éteignirent la puissance du feu, échappèrent au tranchant de l’épée, reprirent vigueur après la maladie, se montrèrent vaillants à la guerre, repoussèrent les armées étrangères… ».
   On peut rappeler aussi la protection armée dont jouit Paul : « On cherchait à le tuer, quand cette nouvelle parvint au tribun de la cohorte : Tout Jérusalem est sens dessus dessous ! » Il rassembla immédiatement soldats et centurions, et fit charger la foule ; à la vue du tribun et des soldats, on cessa de frapper Paul. » (Ac 21, 31-32). C’est encore grâce à l’armée que Paul échappe à un complot : le tribun « appela alors deux des centurions et leur dit : « Tenez prêts à partir pour Césarée, dès neuf heures du soir, deux cents soldats, septante cavaliers et deux cents auxiliaires. qu’on prépare aussi des montures pour conduire Paul sain et sauf au gouverneur Félix. » (Ac 23, 23-24).
16. Mt 5, 38-44.
17. Mt 26, 52.
18. Rm 12, 14-21.
19. Cf. Lc 3, 14 ; 7, 1-10 ; ou encore Ac 10.
20. Dans les Actes, la « paix » peut renvoyer aussi à la paix civile ou politique (Ac 12, 20 : « Hérode était en conflit aigu avec les gens de Tyr et de Sidon. d’un commun accord ceux-ci se présentèrent devant lui et, après avoir gagné Blastus, le chambellan du roi, ils sollicitaient la paix. » ; Ac 24, 2 : « …Tertullus entama l’accusation en ces termes : « La paix profonde dont nous jouissons grâce à toi et les réformes dont cette nation est redevable à ta providence, en tout et partout nous les accueillons, très excellent Félix, avec toutes sortes d’actions de grâce. » »).
21. Ac 9, 31. Autre traduction : « Donc l’Église, par toute la Judée, la Galilée et la Samarie, était en paix, s’édifiant/étant édifiée et marchant dans la crainte du Seigneur et, par l’encouragement du Saint Esprit, elle se multipliait. » (FLICHY Odile, Paix et édification de l’Église (Ac 9, 31), Luc et la tradition paulinienne, in Bible et paix, op. cit., p.190).
22. Cf. Ac 15, 33 : « Au bout de quelque temps, les frères les renvoyèrent avec des souhaits de paix vers ceux qui les avaient députés. »
23. Dans le texte grec, ecclesia est au singulier et l’on peut penser que Luc, à l’instar de Paul, désigne ainsi, « à la fois, l’Église locale et l’Église « de Dieu en Christ Jésus » (1 Co 1, 2) » (FLICHY Odile, op. cit., p. 193).
24. Mc 9, 50 ; Rm 12, 18 ; Rm 14, 19 ; Rm 14, 19 ; 2 Co 13, 11 ; 1 Th 5, 13 ; 2 Tm 2, 22 ; He 12, 14 ; Jc 3, 18 ; 1 P 3, 11.
25. Rm 15, 33 ; Rm 16, 20 ; 2 Co 13, 11 ; Ph 4, 7 et 9 ; Col 3, 15 ; 1 Th 5, 23 ; 2 Th 3, 16 ; He 13, 20.
26. Rm 14, 17 ; Ga 5, 22 ; Ep 4, 2 ; Col 3, 12-14 ; 2 Tm 2, 22.
27. Rm 14, 17, 2 Tm 2, 22.
28. Ga 5, 22 ; Ep 4, 3 ; Col 3, 14, 2 Tm 2, 22.
29. Ga 5, 22 ; Ep 4, 2 ; Col 3, 12. La longanimité est la patience à supporter les douleurs morales. Elle est aussi synonyme d’indulgence. (R)
30. Ga 5, 22 ; Col 3, 12.
31. Ga 5, 22 ; 2 Tm 2, 22.
32. Ga 5, 22 ; Ep 4, 3 ; Col 3, 12.
33. Ep 4, 2 ; Col 3, 12.
34. Jc 3, 17.
35. 1 P 3, 8-9.
36. Ga 5, 19-20.
37. Col 3, 8.
38. Ep 4, 1-6. Cf. également Col 3, 15 : « Supportez-vous les uns les autres, et si l’un a un grief contre l’autre, pardonnez-vous mutuellement ; comme le Seigneur vous a pardonné, faites de même, vous aussi. Et par-dessus tout, revêtez l’amour : c’est le lien parfait. Que règne en vos cœurs la paix du Christ, à laquelle vous avez été appelés tous en un seul corps. »
39. COMBLIN J., op. cit., p. 253.
40. Ac 10, 36. Cf Is 52, 7 : « qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds du messager qui annonce la paix, du messager de bonnes nouvelles qui annonce le salut, qui dit à Sion : « Ton Dieu règne ». » Et Na 2, 1 : « Voici sur les montagnes les pas du messager ; il annonce : « La Paix ! ». ». »
41. CLAUDEL G., op. cit., p.131. Cf Ac 13, 46-47: devant les Juifs, « s’enhardissant alors, Paul et Barnabé déclarèrent : « C’était à vous d’abord qu’il fallait annoncer la parole de Dieu. Puisque vous la repoussez et ne vous jugez pas dignes de la vie éternelle, eh bien ! nous nous tournons vers les païens. Car ainsi l’a ordonné le Seigneur : Je t’ai établi la lumière des nations (Is 49, 6), pour que tu portes le salut jusqu’aux extrémités de la terre.(Jn 8, 12 et svts). »
42. Ac 10, 34-35. Jérusalem (p. 1586, g) : « Est agréable à Dieu un sacrifice irréprochable ou celui qui l’offre (Lv 1, 3 ; 19, 5 ; 22, 19-27). Isaïe (56, 7) avait annoncé qu’à la fin des temps les sacrifices des païens seraient agréables à Yahvé (Mi 1, 10-11 ; Rm 15, 16 ; Ph 4, 18 ; 1 P 2, 5). »
43. SIFFER Nathalie, La bonne nouvelle de la paix par Jésus Christ selon Ac 10, 36, in Bible et paix, op. cit., p. 211 .
44. Op. cit., p. 133.
45. Ac 10, 34 « …en toute nation, quiconque le craint et pratique la justice trouve accueil auprès de lui. »
46. Ac 10, 36 ; 2, 36 ; 3, 15 ; 5, 31 ; 10, 42 ; 13, 47.
47. Ac 26, 23.
48. COMBLIN J., op. cit., p. 271.
49. Nous sommes, membres de l’Église, « comme étrangers et voyageurs » (1 P 2, 11), écho du Ps 39, 13 : « … je suis l’étranger chez toi, un passant comme tous mes pères. »  
50. COMBLIN J., op. cit., p. 272. Notons encore que l’unité de l’Église n’est pas uniformité. Elle se vit dans la diversité des peuples et des langues. Certes, « vous vous êtes dépouillés de vieil homme avec ses agissements, et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son Créateur. Là, il n’est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre ; il n’y a que le Christ, qui est tout en tout » (Col 3, 10-11) et on peut chanter le cantique nouveau : « … tu rachetas pour Dieu, au prix de ton sang, des hommes de toute race, langue, peuple et nation ; tu as fait d’eux pour notre Dieu une Royauté de Prêtres régnant sur la terre. » (Ap 5, 9). Mais, à la fin, apparut « une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue ; debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main, ils crient d’une voix puissante : « Le salut à notre Dieu, qui siège sur le trône, ainsi qu’à l’Agneau ! » » (Ap 7, 9).

⁢iii. Les Pères de l’Église

[1]

Les Pères évoquent deux sortes de paix. La paix, c’est, bien sûr, l’absence de haine, de conflit et de guerre, la réconciliation donc entre les hommes mais aussi le repos, la tranquillité.
d’une part donc, il faut rechercher l’union avec les frères. Commentant la 7ème béatitude, Pierre Chrysologue⁠[2] montre les effets de la paix reçue du Seigneur : « C’est à juste titre que les vertus chrétiennes développent chez celui qui maintient la paix chrétienne entre tous ; et l’on n’obtient le titre de fils de Dieu que si l’on mérite le nom d’artisan de paix. La paix […] est ce qui débarrasse l’homme de l’esclavage, fait de lui un homme libre, transforme sa condition personnelle aux yeux de Dieu, fait d’un serviteur un fils, d’un esclave un homme libre. La paix entre frères est ce que Dieu veut, ce qui réjouit le Christ, ce qui accomplit la sainteté, ce qui règle la justice, ce qui enseigne la doctrine, ce qui protège les mœurs, bref c’est en toutes choses une conduite digne d’éloges. La paix fait exaucer nos prières, elle ouvre une route facile et praticable à nos supplications, elle accomplit parfaitement tous nos désirs. La paix est la m ère de la charité, le lien de la concorde, le signe évident d’une âme pure, qui peut réclamer à Dieu tout ce qu’elle veut ; car elle demande tout ce qu’elle veut et elle reçoit tout ce qu’elle demande. […] Planter les racines de la paix, c’est l’œuvre de Dieu ; arracher entièrement la paix, c’est le travail de l’ennemi. Car, de même que l’amour fraternel vient de Dieu, ainsi la haine vient du démon ; c’est pourquoi il faut condamner la haine contre son frère, car il est écrit : « Tout homme qui a de la haine contre son frère est un meurtrier »[3]. Vous voyez […] pourquoi il faut aimer la paix et chérir la concorde : ce sont elles qui engendrent et nourrissent la charité. […] Il faut donc que tous nos désirs s’attachent à l’amour, car il peut obtenir tous les bienfaits et toutes les récompenses. Il faut garder la paix plus que toutes les autres vertus, parce que Dieu est toujours dans la paix. […] Aimez la paix, et tout sera dans le calme : afin que vous obteniez pour nous la récompense et pour vous la joie, afin que l’Église de Dieu, fondée sur l’unité de la paix, mène une vie parfaite dans le Christ. »[4]

La paix doit assurer l’union entre les frères et d’autre part, elle permet, dans le repos de l’âme et du corps, la rencontre avec le Seigneur, comme l’évoque saint Macaire⁠[5] : « Ceux qui s’approchent du Seigneur doivent s’adonner à la prière en grand repos, calmes et apaisés et non point par des cris inconvenants et confus. C’est le labeur de notre cœur, c’est la sobriété de nos pensées qui nous permettent d’approcher du Seigneur. Il ne convient pas à un serviteur de Dieu de s’établir dans l’agitation, mais dans une grande douceur et sagesse comme dit le Prophète : « Vers qui jetterai-je les yeux, c’est vers le doux et le paisible qui tremble à mes paroles. »[6] Aux temps de Moïse et d’Elie, nous trouvons que, dans leur rencontre avec Dieu, la manifestation du Seigneur était précédée du ministère des trompettes et des puissances mais le Seigneur n’était point là et sa présence se manifestait dans le repos, la paix et la tranquillité du cœur. « Voici, dit l’Écriture, la voix d’une brise légère, en elle était le Seigneur. »[7] Il est clair que le repos du Seigneur est dans un cœur paisible et tranquille. Il reste que le fondement

Posé par l’homme dès le début, et le départ qu’il a pris le marquent jusqu’à la fin. A-t-il commencé à prier avec cris et agitation, jusqu’à la fin il gardera une telle habitude. Mais le Seigneur qui aime les hommes, à celui-là aussi donnera son secours. »[8]

Méditant la parole de Paul : « Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un… »[9], Grégoire de Nysse⁠[10] écrit :  « Puisque nous comprenons ainsi que le Christ est notre paix, nous montrerons quelle est la véritable définition du chrétien si, par cette paix qui est en nous, nous montrons le Christ dans notre vie. En sa personne, il a tué la haine, comme dit l’Apôtre. Ne la faisons donc pas revivre en nous, mais montrons par notre vie qu’elle est bien morte. Puisqu’elle a été magnifiquement tuée par Dieu pour notre salut, ne la ressuscitons pas pour la perte de nos âmes ; en cédant à la colère et au souvenir des injures, n’ayons pas le tort d’accomplir la résurrection de celle qui a été magnifiquement mise à mort.

Mais puisque nous avons le Christ, qui est la paix, à notre tour tuons en nous la haine, afin de réussir dans notre vie ce que notre foi nous montre réalisé en lui : il a fait tomber le mur qui séparait les deux peuples, il a créé en lui-même un seul homme nouveau, et il a établi la paix. De même nous : amenons à la réconciliation non seulement ceux qui nous font la guerre à l’extérieur, mais encore ceux qui soulèvent des contestations en nous-mêmes ; que la chair n’oppose plus ses désirs à ceux de l’esprit, que l’esprit ne s’oppose plus à la chair ; mais, la prudence charnelle étant soumise à la loi de Dieu, soyons en paix en nous-mêmes pour édifier, à partir de cette double réalité, l’homme nouveau, unifié et pacifié.

Telle est en effet la définition de la paix : l’harmonie de ceux qui étaient désunis. Aussi, lorsque s’arrête la guerre civile qui règne dans notre nature et que nous établissons la paix en nous, à notre tour nous devenons en nous-mêmes paix, et nous montrons que cette appellation donnée au Christ s’applique véritablement à nous. »[11]

Paix en nous, paix avec les autres, paix avec Dieu et tout naturellement, pourrait-on dire, paix en Dieu au bout du chemin. Saint Augustin nous explique ainsi le terme de notre existence : « …il est dit que Dieu s’est reposé parce qu’il n’a plus tiré du néant aucune créature nouvelle une fois que tout a été fait. L’Écriture parle alors de repos pour nous avertir que nous nous reposerons après nos œuvres bonnes. Si nous trouvons en effet écrit dans la Genèse : Dieu fit toutes choses très bonnes et Dieu se reposa le septième jour, c’est pour toi, ô homme, en remarquant que Dieu lui-même s’est reposé après des œuvres bonnes, tu n’espères ton repos qu’après avoir fait des œuvres bonnes et pour qu’à l’exemple de Dieu, qui s’est reposé le septième jour après avoir, le sixième jour, créé l’homme à son image et ressemblance et mis le sceau de la perfection sur toutes ses œuvres qui étaient très bonnes, tu n’espères le repos pour toi qu’après être revenu à la ressemblance à laquelle tu as été créé et que tu as perdue par le péché. »[12] Le repos final, la paix ultime culmine dans la joie puisqu’alors nous verrons Dieu : « …on louera Dieu sans fatigue et sans relâche, l’esprit ne connaîtra nul dégoût, le corps nulle fatigue ; il n’y aura ni indigence à craindre, ni misère à soulager chez le prochain. Dieu sera délice, rassasiement pour la sainte cité, vivant en lui et de lui, avec sagesse et béatitude. Nous deviendrons selon la promesse, comme nous l’espérons et l’attendons, « égaux aux visions de la Trinité que nous n’atteignons encore que par la foi. « Car nous croyons ce que nous ne voyons pas encore » (2 Co 5, 7), afin que le mérite de notre foi nous permette de voir un jour et de posséder ce que nous croyons actuellement. Alors, au lieu de confesser avec les mots de la foi et des syllabes qui ne sonnent qu’aux oreilles l’égalité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et l’unité de la Trinité, nous jouirons de cette vision ineffable, dans le silence de la plus pure et de la plus brûlante contemplation. »[13]. Saint Jean de la Croix confirme : « …en ce degré de contemplation, où l’âme renverse les raisonnements de ceux qui avancent dans la vie spirituelle, c’est Dieu qui opère en elle de telle manière, qu’il semble lier ses puissances intérieures et arrêter leur activité, ne laissant ni soutien à l’entendement, ni douceur à la volonté, ni espèces de discours à la mémoire. Car tout ce qu’elle peut faire d’elle-même en ce temps-là n’est bon qu’à troubler sa paix intérieure, et qu’à faire obstacle à l’oeuvre que Dieu fait dans l’esprit, pendant que le sens expérimente de grandes aridités ; laquelle opération, étant toute spirituelle et très-délicate, produit un effet paisible, délicat, dégagé de ces premières tendresses qui étaient si sensibles. Et c’est là sans doute cette tranquillité dont parle le prophète David : « Le Seigneur, dit-il, annoncera la paix à son peuple (Psal., LXXXIV, 9), c’est-à-dire à l’âme, afin qu’elle soit spirituelle. » »[14]

C’est en progressant dans la contemplation et dans la méditation de la parole de Dieu, que l’on progresse dans la paix et la joie. Cette progression se fait dans l’absence de mouvement et de désir. Une fois l’âme au repos dans le silence, elle peut recevoir la paix infinie de Dieu. La joie, écrit saint Thomas, « est au désir ce que le repos est au mouvement […]. Le repos est plein et parfait, quand plus rien ne reste du mouvement ; de même, la joie est pleine et entière, quand il ne reste plus rien à désirer. » C’est, bien sûr, « une fois en possession de la béatitude parfaite, [que] tout désir cesse avec la jouissance pleine et entière de Dieu, qui satisfait également « et comble de biens les désirs » (Ps 102, 5) de l’homme. » qu’en est-il dans la vie présente ? « …tant que nous sommes en ce monde, ce mouvement intérieur, qui est le désir, reste inapaisé parce que la grâce peut toujours nous rapprocher de Dieu. »[15]

Cette dernière remarque de saint Thomas est intéressante et précieuse. Si nous savons que nous devons faire la paix en nous et autour de nous, nous mettre l’âme et le corps en repos pour vivre de la paix et dans la paix de Dieu, si nous savons que la contemplation de Dieu, notre fin, se vit dans le silence et l’abandon, si nous savons que notre prière d’aujourd’hui doit se vivre ainsi, nous savons aussi que nous devons être le « sel de la terre » et que notre retraite dans le « château de l’âme »⁠[16] ne doit pas nous faire oublier le monde et la mission que nous avons à y accomplir selon notre état et notre charisme.

Un Père de l’Église comme Grégoire de Nysse propose plutôt que l’image du saint priant et contemplant dans le silence et l’immobilité, celle du saint qui ne cesse de marcher : « Le verbe, écrit-il, nous enseigne […] que celui qui désire voir Dieu voit Celui qu’il désire dans le fait même de marcher toujours à sa suite et que la contemplation de la face de Dieu, c’est la marche sans repos à sa suite, que l’on accomplit en suivant le Verbe par derrière. »[17]

Il nous faut donc marier paix et action, douceur et sel comme le décrit un bienheureux. Il se demande : « …comment la douceur, à elle seule, parviendrait-elle à rendre saint qui que ce soit alors qu’elle a été condamnée chez Héli (1 S 2, 17-36), qui par ailleurs était un saint ? » Il répond : « Frères, « ayez la pitié entre vous », nous commande le Maître pacifique et doux ; mais il précise auparavant : « Ayez du sel en vous » (Mc 9, 49). Il sait en effet que la douceur de la paix est la nourrice des vices si la rigueur du zèle ne les a pas auparavant saupoudrés du piquant du sel. Ainsi en est-il pour les viandes, qu’un temps clément fait grouiller de vers si le feu du sel ne les a pas desséchées. Ayez donc la paix entre vous, mais une paix qui soit assaisonnée du sel de la sagesse. Recherchez la douceur, mais une douceur qui brûle du zèle de la foi. »[18]

Rappelons-nous aussi que lorsque Jésus envoie les disciples en mission, il leur donne cette consigne : « En quelque maison que vous entriez, dites d’abord : « Paix à cette maison ! » Et s’il y a là un fils de paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle vous reviendra. »[19] La Bible de Jérusalem explique que l’expression « fils de paix » est un hébraïsme et désigne « quelqu’un qui est digne de la « paix », c’est-à-dire de l’ensemble des biens temporels et spirituels souhaités par ce salut. »[20]

Si la paix de la salutation qui annonce celle du Seigneur ne peut être accueillie que par celui qui est déjà un « fils de la paix » et si la douceur ne peut affadir le sel mais que le sel ne peut être sans douceur, quelle sera l’attitude concrète du chrétien face à la violence ?


2. 406-450. Il fut évêque de Ravenne, déclaré docteur de l’Église par Benoît XIII en 1729.
3. 1 Jn 3, 15.
4. Homélie sur la paix, 53, 380-450.
5. Anachorète né vers 300, mort en 394.
6. Is 66, 2. La TOB traduit : « c’est vers celui-ci que je regarde : vers l’humilié, celui qui a l’esprit abattu, et qui tremble à ma parole. » Et Jérusalem : « Mais celui sur qui je porte les yeux, c’est le pauvre et l’humilié, celui qui tremble à ma parole. »
7. 1 R 19, 13.
8. Homélies spirituelles, 6.
9. Ep 2, 14-18 : « Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine, cette loi des préceptes et des ordonnances, pour créer en sa personne les deux en u n seul Homme Nouveau, faire la paix, et les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul Corps, par la Croix : en sa personne il a tué la Haine. Alors il est venu proclamer la paix, paix pour vous qui étiez loin et paix pour ceux qui étaient proches : par lui nous avons en effet, tous deux en un seul Esprit, libre accès auprès du Père. » Jérusalem explique (p. 1689, notes f, g, h) : Jésus a supprimé la barrière qui séparait les Juifs et les Gentils, et la loi qui faisait des Juifs un peuple privilégié séparé des païens.
10. Vers 331- vers 395.
11. Lettre à Olympios  touchant la perfection, texte disponible sur www.JesusMarie.com
12. Homélies sur l’Évangile de saint Jean, Tract. XX, 2.
13. St AUGUSTIN, De catechizandis rudibus, 47.
14. Nuit obscure, I, chap. 9. Texte disponible sur www.JesusMarie.com
15. IIa IIae, qu. 28, a 3.
16. Cf. Ste THERESE de JESUS, Le château de l’âme ou le livre des demeures, in Œuvres complètes, Seuil, 1948.
17. Homélie sur le Cantique des cantiques, Hom. XII. On peut rapprocher cette réflexion d’une idée chère au P. L.-J. Lebret pour qui  « l’action engagée par amour pour ses frères n’est pas un obstacle à l’union à Dieu ». Il explique : « Le regard se porte vers Dieu, le cœur se donne à Dieu, l’âme se fond en Dieu, se complaît en Dieu, la volonté veut ardemment le bien de Dieu ; elle se réjouit de la plénitude divine, les deux volontés se fondent dans l’unité. Mais Dieu veut le bien des hommes. Dieu a créé l’univers pour le bien des hommes et voici que les hommes ne savent pas se servir de l’univers. Les hommes ne savent pas trouver le bonheur en marchant vers Dieu. Les hommes sont des malheureux, des égarés. Leur malheur met l’âme en torture. Ils étaient faits pour le bonheur. L’âme vole au secours des malheureux, entraînant le corps dans l’action. L’action, dès lors, est pleine de Dieu. Elle va de Dieu à Dieu. L’âme, dans l’action, se nourrit de lumière divine, de vouloir divin. Dans l’action, elle trouve encore Dieu ; elle ne peut échapper à son emprise. » (in Action, marche vers Dieu, Editions ouvrières, 1967, pp. 7 et 155.
   Union à Dieu et action sont aussi au centre des préoccupations de Madeleine Delbrêl : « Par son baptême le chrétien a échangé sa liberté contre la liberté du Christ. Il est libre parce que le Christ est souverainement libre, mais il n’a plus le droit de choisir : un état de vie qui soit autre que celui du Christ, une action qui soit autre que celle du Christ, une pensée qui soit autre que celle du Christ. C’est l’état de foi vivante. La foi est pour lui un état de fait et il n’a qu’à l’accepter. Cet état de vie c’est être enfant de Dieu dans le Christ avec tous ses frères qui sont avec lui le Christ. Face à Dieu et face au monde, en Dieu et dans le monde, c’est avec tous les autres qu’il est le Christ. Il est le Christ total, le Christ-Église : c’est un état de fait sur lequel il ne peut rien. » (in Nous autres, gens des rues, Seuil, 1966, p. 107.
18. IGNY Guerric d’, 4e sermon sur st Benoît, 2. Ce bienheureux est né à Tournai entre1070-1080, mort en 1157.
19. Lc 10, 5-6 
20. P. 1498, b.

⁢a. Face à la violence

Face aux autorités qui toujours « portent le glaive », Paul et Pierre conseillent : « Je recommande donc, avant tout, qu’on fasse des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces pour tous les hommes, pour les rois et tous les dépositaires de l’autorité, afin que nous puissions mener une vie calme et paisible en toute piété et dignité. »[1] « Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine : soit au roi, comme souverain, soit aux gouverneurs, comme employés par lui pour punir ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien. Car c’est la volonté de Dieu qu’en faisant le bien vous fermiez la bouche à l’ignorance des insensés. Agissez en hommes libres, non pas en hommes qui font de la liberté un voile sur leur malice, mais en serviteurs de Dieu. Honorez tout le monde, aimez vos frères, craignez Dieu, honorez le roi. »[2] La leçon de Paul et de Pierre paraît claire mais parfaitement irénique dans la mesure où les autorités dont ils parlent sont rarement recommandables ! Néanmoins, Paul ne manque pas de rappeler que le pouvoir peut exercer son autorité d’une manière musclée pour le bien commun : « Veux-tu ne pas avoir à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu recevras des éloges, car elle est au service de Dieu pour t’inciter au bien. Mais si tu fais le mal, alors crains. Car ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive : en punissant, elle est au service de Dieu pour manifester sa colère envers le malfaiteur. »[3] Et pour la bonne cause d’Israël, Paul ne craint pas de rappeler la figure de quelques « violents » : « …le temps me manquerait si je racontais ce qui concerne Gédéon, Baraq, Samson, Jephté, David, ainsi que Samuel et les Prophètes, eux qui, grâce à la foi, soumirent des royaumes, exercèrent la justice, obtinrent l’accomplissement des promesses, fermèrent la gueule des lions, éteignirent la violence du feu, échappèrent au tranchant du glaive, furent rendus vigoureux, de malades qu’ils étaient, montrèrent de la vaillance à la guerre, refoulèrent les invasions étrangères. »[4]

Nous savons aussi que Paul utilise aussi un vocabulaire militaire pour parler du combat spirituel.⁠[5] S’il l’utilise on peut penser qu’il n’estime pas ces réalités mauvaises en soi. Toujours est-il que cette comparaison inspirera de nombreux auteurs par la suite. Et cela n’empêche que l’obsession de Paul sera toujours la paix spirituelle et terrestre.⁠[6]

Malgré ces quelques nuances, beaucoup de chrétiens⁠[7], dans les premiers temps de l’Église, jusqu’au IVe siècle, adoptèrent une attitude, dans l’ensemble, résolument pacifiste, confortés par quelques textes fondamentaux : « Tu ne tueras pas »[8] ; « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu »[9] ; « La paix soit avec vous »[10] ; « Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez, ne maudissez pas. Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure. Pleins d’une égale complaisance pour tous, sans vous complaire dans l’orgueil, attirés plutôt par ce qui est humble, ne vous complaisez pas dans votre propre sagesse. Sans rendre à personne le mal pour le mal, ayant à cœur ce qui est bien devant tous les hommes, en paix avec tous si possible, autant qu’il dépend de vous, sans vous faire justice à vous-mêmes, mes bien-aimés, laissez agir la colère ; car il est écrit : C’est moi qui ferai justice, moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. Bien plutôt, si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ; ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien ».⁠[11]

Ajoutons que le métier des armes répugnait aussi aux Chrétiens dans la mesure où ils devaient « rendre un culte à l’empereur et que, sur le plan des moeurs, ce métier avait une réputation assez sulfureuse. »[12]

On ne sera donc pas étonné de lire quelques mises en garde de la part de certains Pères.

Certains ont une position nette et claire mais le radicalisme que nous découvrons est peut-être dû au fait que le problème de la violence, de la guerre, de l’armée, n’est pas au centre de leurs préoccupations et n’a pas été étudié sous tous ses aspects.

Ainsi en est-il de la Didachè ou Doctrine des douze apôtres[13]. Elle reprend presque mot à mot des textes bien connus des Évangiles : « Si quelqu’un te donne une gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre et tu seras parfait : si quelqu’un te requiert pour un mille, fais-en deux avec lui » (1, 4) ; « Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour vos ennemis » (1, 3) ; « Tu ne tueras pas » (2, 2). Ce petit livre ne parle pas de la guerre ni du soldat mais est, en somme, un appel à la paix : « Tu ne formeras pas de mauvais dessein contre ton prochain. Tu ne haïras personne, mais tu reprendras les uns, tu prieras pour les autres, d’autres encore, tu les aimeras plus que ton âme » (2, 6-7) ; « Tu ne créeras pas de dissension, mais tu réconcilieras ceux qui combattent » (4, 3).

Plus explicite mais tout aussi catégorique, le philosophe grec Aristide adresse à l’empereur Hadrien ou, plus vraisemblablement à l’empereur Antonin, vers 140, une Apologie où il affirme que les dieux grecs n’ont rien de divin puisque nombre d’entre eux sont meurtriers ou font la guerre : « Il s’en trouve parmi eux qui sont adultères et meurtriers, jaloux et envieux, se mettent en colère et en furie, tuent leurs parents, volent et pillent »[14] ; « Arès, ils le présentent comme un dieu belliqueux (…). Comment donc était-il un dieu, le guerrier, le captif, l’adultère ? »[15] ; « Puis ils introduisirent une autre Dieu, que l’on appelle Arès. On dit que c’est un guerrier (…) alors qu’il n’est pas possible qu’un dieu soit guerrier »[16] ; « Héraclès dont ils disent qu’il est un dieu (…), un guerrier et un tueur de méchants (…) alors qu’il est impossible que soit dieu un fou, un ivrogne ou le meurtrier de ses propres enfants (…) »⁠[17]. Le peuple chrétien qui marche dans la lumière du Christ ne peut vouloir la guerre alors que « les autres peuples se laissent fourvoyer et se fourvoient eux-mêmes : marchant dans les ténèbres, ils se heurtent les uns aux autres comme des hommes ivres »[18].

Certains pourraient insinuer une contradiction dans la pensée d’Aristide en faisant remarquer qu’en citant le décalogue, il ne rappelle pas l’injonction « tu ne tueras point ». Mais en relisant ce passage, on se rend compte que sa formulation exclut le meurtre : les chrétiens « reconnaissent en effet le Dieu créateur et artisan de toutes choses en son Fils unique et en l’Esprit Saint, et ils ne vénèrent pas d’autre Dieu que lui. (…) Ils ne commettent pas d’adultère, ils ne se prostituent pas, ils ne portent pas de faux témoignages, ils ne convoitent pas les biens d’autrui, ils honorent leur père et leur mère, ils aiment leur prochain, ils jugent avec droiture, ils ne font pas à autrui ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur fasse, ils réconfortent ceux qui leur nuisent et s’en font des amis, ils s’efforcent de rendre service à leurs ennemis, ils sont doux et indulgents, ils s’abstiennent de toute fréquentation illégitime et de toute impureté, ils ne méprisent pas la veuve, n’accablent pas l’orphelin ; celui qui possède donne sans parcimonie à celui qui ne possède pas ; s’ils voient un étranger, ils l’introduisent sous leur toit et ils se réjouissent de sa (présence) comme (de celle) d’un véritable frère »[19]. Il est clair que, sans reprendre textuellement le cinquième commandement, Aristide exclut toute violence ne fût-ce qu’en écrivant des chrétiens qu’ « ils ne font pas à autrui ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur fasse ».

Saint Irénée⁠[20]décrit ainsi les chrétiens: « La parole de Dieu a accompli dans le monde une grande transformation, changeant les glaives et les lances en instruments de paix, en charrues, que lui-même a fabriquées, et en faucilles, si bien que les hommes ne songent plus à se battre, mais tendent l’autre joue quand ils sont souffletés. »[21]

Le jugement de Cyprien de Carthage⁠[22]est tranchant : « L’univers ruisselle d’un sang fraternel et l’homicide pratiqué par de simples particuliers est un crime ; on l’appelle action valeureuse quand on l’accomplit au nom de l’État. Pour l’impunité, ce n’est pas la considération de l’innocence qui l’obtient aux forfaits mais l’étendue de la cruauté. »⁠[23]

De même, Hippolyte de Rome⁠[24], attaché à l’idée qu’un chrétien ne peut tuer, a une position très ferme : « A un soldat qui se trouve près d’un gouverneur, qu’on dise de ne pas mettre à mort. S’il en reçoit l’ordre, qu’il ne le fasse pas. S’il n’accepte pas, qu’on le renvoie. Que celui qui possède le pouvoir du glaive ou le magistrat d’une cité, qui porte la pourpre, cesse ou qu’on le renvoie. Si un catéchumène ou un fidèle veut se faire soldat, qu’on le renvoie, car il a méprisé Dieu »[25]

Persuadé que le retour du Christ est imminent et qu’il va établir la paix universelle, Lactance⁠[26] parle nettement. Dans tous les cas, la guerre est à rejeter car elle tue : « Il n’est pas permis au juste de porter les armes ; sa milice à lui, c’est la justice ; il ne lui est même pas permis de porter contre quelqu’un une accusation capitale : il importe peu, en effet, que l’on tue par le fer ou la parole, car ce qui est défendu, c’est de tuer. Il n’y a pas la moindre exception à faire au précepte divin : tuer un homme est toujours un acte criminel. »[27]

Un peu plus développée mais toujours négative est l’opinion d’Hermas⁠[28], le frère du Pape Pie Ier. Il emploie des images militaires, comme saint Paul : « Quant à toi, revêts-toi du désir de justice et cuirassé de la crainte du Seigneur, résiste-leur ; car la crainte de Dieu habite dans le bon désir. Le désir mauvais, s’il te voit cuirassé de la crainte de Dieu et offrant de la résistance, fuira loin de toi et tu ne le verras plus : il craindra les armes. Et toi vainqueur et couronné pour sa défaite »[29]. Dans la liste des mauvaises actions qu’il cite, on ne trouve pas l’homicide⁠[30] mais ce sont les mauvaises actions que Jean Baptiste interdit aux soldats : « Des soldats aussi l’interrogeaient en disant : « Et nous, que nous faut-il faire ? » Il leur dit : « Ne molestez personne, n’extorquez rien, et contentez-vous de votre solde. » »[31]. De plus, les bonnes actions recommandées excluent la guerre et même le métier de soldat : « Ecoute (…) les œuvres du bien qu’il te faut accomplir et non éviter (…) La foi, la crainte du Seigneur, la charité, la concorde, la parole de justice, la vérité, la résignation (…) Assister les veuves, visiter les orphelins et les indigents, racheter de l’esclavage les serviteurs de Dieu, être hospitalier (…), ne s’opposer à personne, être calme, se faire l’inférieur de tout le monde, honorer les vieillards, pratiquer la justice, garder la fraternité, supporter la violence, être patient, n’avoir pas de rancune, consoler les âmes affligées, ne pas rejeter ceux qui sont inquiets dans leur foi (…) et autres actions semblables »[32]. Enfin, il recommande de garder tous les commandements du Seigneur : « Crains le Seigneur, et garde ses commandements. En gardant les commandements de Dieu, tu seras fort en toute action »[33]. Et cette force n’est pas la violence au sens habituel du terme, au contraire, elle sert la paix : « « Vous, vous avez rejeté votre mollesse et la force vous est revenue et vous vous êtes affermis dans la foi. En voyant votre force, le Seigneur s’est réjoui : c’est pourquoi il vous a montré la construction de la tour et il vous fera d’autres révélations, si du fond du cœur vous faites la paix entre vous »[34]. Le démon, lui, « ne se plaît que dans la discorde »[35]. Et face à l’injustice, que faire ? « Sois patient et prudent, et tu triompheras de toutes les turpitudes et tu réaliseras toute justice »[36] ; « Ecoute quels sont les effets de la colère, comment elle est mauvaise, comment par sa puissance elle pervertit les serviteurs de Dieu, comment elle les détourne de la justice »[37] ; « Il y a deux anges avec l’homme : l’un de justice, l’autre du mal (…) L’ange de justice est délicat, modeste, doux, calme »[38].

Une nuance intéressante apparaît avec Clément d’Alexandrie⁠[39]. d’une part, il considère la guerre comme une manifestation du démon. En effet, écrit-il, « c’est lui qui pour les mortels du bien fait sortir le mal, et la guerre qui glace d’effroi, et les souffrances avec les larmes »[40]. Mais, dans son Protreptique, il semble dire que le soldat qui se convertit peut continuer à exercer son métier à condition de suivre un chef juste : « La foi chrétienne t’a saisi sous les armes guerrières, écoute le capitaine dont le mot de ralliement est la justice »[41]. Cette note, nous le verrons, va prendre beaucoup d’importance par la suite.

Durant cette première période, deux auteurs se distinguent sur le sujet qui nous préoccupe dans la mesure où ils ont réfléchi précisément à la présence éventuelle de chrétiens dans l’armée. Il s’agit de Tertullien et d’Origène.

A l’époque de Tertullien⁠[42], des chrétiens servent dans l’armée. Il en témoigne⁠[43]. La question se pose de savoir si ces soldats étaient chrétiens avant d’entrer dans l’armée ou s’ils se sont convertis après leur incorporation.

A propos des chrétiens qui désirent entrer dans l’armée, Tertullien tout en reconnaissant qu’« il est vrai que les soldats se rendirent auprès de Jean et reçurent de sa bouche la règle qu’il fallait observer [et qu’] il est bien vrai que le centurion eut la foi » ajoute immédiatement,  « toujours est-il que le Seigneur, en désarmant Pierre, a désarmé tous les soldats. Rien de ce qui sert à un acte illicite n’est licite chez nous. »[44] Pour Tertullien, toute profession qui expose à l’idolâtrie et, en particulier, au culte de l’empereur est inacceptable⁠[45]. « Croyez-vous qu’on puisse ajouter un serment humain au serment divin ? se donner un autre maître après s’être donné au Christ ? (…) Est-il permis de vivre l’épée au côté, alors que le Seigneur déclare que celui qui se servira de l’épée périra par l’épée ? Et le fils de paix ira-t-il au combat, lui à qui est interdit même la dispute ? Et fera-t-il souffrir à autrui les liens, la prison, la torture, les supplices, lui qui ne venge même pas ses injures ? Puis montera-t-il la garde pour d’autres que pour le Christ, surtout le dimanche, jour où il ne peut le faire même pour le Christ ? Veillera-t-il sur ces temples auxquels il a renoncé ? Soupera-t-il dans ces lieux où l’Apôtre interdit de le faire ? Et ces démons qu’il aura mis en fuite pendant le jour par ses exorcismes, les défendra-t-il la nuit, s’appuyant et se reposant sur cette lance qui a percé le flanc du Christ ? Portera-t-il un étendard qui est l’ennemi du Christ ? Ayant reçu de Dieu une enseigne, va-t-il en demander une autre à César ? Se fera-t-il incinérer selon l’usage des camps, lui à qui la crémation est interdite ? »[46]

Quant aux soldats qui se convertissent, il vaudrait mieux certes qu’ils abandonnent le métier des armes car « jamais le chrétien n’est autre que chrétien, en quelque part qu’il soit : autre chose est de ceux qui étaient soldats avant d’être chrétiens, comme ceux que saint Jean baptisait, et le très fidèle centurion que Jésus-Christ approuve, et que Pierre catéchise, pourvu qu’après avoir reçu la foi et s’être souscrit à celle-ci, on s’en départe, comme plusieurs ont fait, ou bien qu’on prenne bien garde de ne commettre contre Dieu des choses qui ne sont pas même permises par les lois militaires, voire même de souffrir à l’extrémité pour l’amour de Dieu ce que la foi païenne commande, car l’état militaire ne permet ni impunité de forfaits ni impunité de martyre. »[47] Le forfait, pour un chrétien, c’est de verser le sang : « Pour quelle guerre nous aurait manqué ou la force ou le courage (…) si notre foi ne nous permettait pas plutôt d’être tués que de tuer. »[48]

Est-ce à dire que la guerre ou le service des armes soit toujours illégitime ? Il ne semble pas puisqu’il écrit : « Et par nos prières incessantes, nous demandons pour les empereurs (…) des troupes vertueuses »[49]. Nous en arrivons ainsi à une position un peu curieuse puisqu’il semble accepter pour le païen ce qu’il interdit au chrétien. Un peu curieuse et, par ailleurs, un peu dangereuse car dans ce passage où il présente le chrétien comme un soldat du Christ, certains pourraient lire une justification de la guerre sainte alors qu’il ne s’agit, semble-t-il que d’une comparaison⁠[50] avec la vie du martyre : « Nous sommes appelés sous les drapeaux du Dieu vivant, dès lors que nous répondons par les mots du serment. Aucun soldat ne part au combat sans renoncer aux agréments de la vie et ce n’est pas d’une chambre à coucher qu’il sort pour se rendre en première ligne mais de tentes de campagne exigües où l’on éprouve vie à la dure, incommodités et importunités. Déjà en temps de paix, les troupes, à travers pénibilités et désagréments, apprennent à supporter par avance la guerre : elles partent en manœuvres avec leur barda, parcourent le champ de manœuvre, creusent la tranchée, et apprennent à compacter la torture. Le tout dans la sueur, pour que corps et esprit, le moment venu, ne s’effraient pas du passage de l’ombre au soleil, du temps ensoleillé au grand froid, de la tunique à la cuirasse, du silence aux cris et du repos au brouhaha. »[51]

On rapproche la pensée de Tertullien de celle d’Origène⁠[52] telle qu’elle apparaît dans son ouvrage Contre Celse[53]. On y lit le même credo pacifiste, du moins en qui concerne les chrétiens : « Nous ne levons pas plus longtemps l’épée contre une nation et nous n’apprenons pas non plus l’art de la guerre. Au lieu de suivre la tradition qui nous fait « étrangers à l’alliance », nous recevons les paroles de paix de Jésus notre fondateur. »[54] Il n’y a pas d’incompatibilité entre le métier des armes ou le recours à la force et le christianisme mais le chrétien ne peut pas faire usage de cette force tout en restant fidèle au pouvoir politique : « Plus que d’autres nous combattons pour l’empereur. Nous ne servons pas avec ses soldats, même s’il l’exige, mais nous combattons pour lui en levant une armée spéciale, celle de la piété, par les supplications que nous adressons à la divinité »[55] Il n’empêche que la guerre peut-être juste : « Peut-être même ces sortes de guerres des abeilles[56] sont-elles un enseignement, pour que les guerres parmi les hommes, si jamais il le fallait, soient justes et ordonnées. »[57] Les chrétiens, eux, participent spirituellement à la guerre : « « Ils […] luttent par des prières adressées à Dieu pour ceux qui se battent justement et pour celui qui règne justement, afin que tout ce qui est opposé et hostile à ceux qui agissent justement puisse être vaincu. De plus, nous qui par nos prières vainquons tous les démons qui suscitent les guerres, font violer les serments et troublent la paix, nous apportons à l’empereur un plus grand secours que ceux que l’on voit combattreNous qui faisons monter nos justes prières accompagnées des exercices et des pratiques qui nous enseignent à mépriser les plaisirs et à ne pas être égarés par eux, nous combattons donc pour l’empereur plus que qui que ce soit d’autre. Nous ne servons pas en tant que soldats avec lui mimais nous servons comme soldats pour lui, entraînant les pieuses troupes qui nous sont propres par le moyen de l’intercession de Dieu »[58] Si les païens peuvent s’engager dans une guerre juste au nom du droit naturel, si les Juifs ont pu, pour leur sauvegarde et mandés par Dieu, se battre contre leurs ennemis, les Chrétiens ne peuvent le faire même sous la persécution : « Nous venons, suivant les conseils de Jésus, briser les épées rationnelles de nos contestations et de nos violences pour en faire des socs de charrue et forger en faucilles les lances auparavant employées à la lutte. Car nous ne tirons plus l’épée contre aucun peuple ni ne nous entraînons à faire la guerre : nous sommes devenus enfants de la paix par Jésus. »[59] Les chrétiens forment un peuple de prêtres⁠[60] qui, par la prière et le culte, éclairés par le Verbe de Dieu, constituent une communauté en marche vers la patrie divine. Ils ne s’évadent pas du monde mais transforment le monde, ses structures et ses activités.⁠[61]

Pour terminer ce rapide panorama des opinions des Pères de l’Église sur la guerre et l’armée durant les trois premiers siècles, il faut citer deux autres Pères qui, soucieux de démontrer que les chrétiens sont des citoyens fiables, adoptent un point de vue nettement moins négatif que les autres.

L’intention de Justin de Naplouse⁠[62], dans son Apologie, est de persuader les Romains et l’empereur Antonin le Pieux particulièrement, que les chrétiens sont de bons citoyens et qu’ils ne méritent pas les persécutions dont ils sont l’objet : « Vous trouverez en nous les amis et les alliés les plus zélés de la paix »[63] ; « Nous sommes les premiers à payer les tributs et les impôts à ceux que vous préposez à cet office »[64] ; « Nous n’adorons donc que Dieu seul, mais pour le reste, nous vous obéissons volontiers, vous reconnaissant pour les rois et les chefs des peuples, et nous demandons à Dieu qu’avec la puissance souveraine, on voie en vous la sagesse et le raison »[65]. Justin ne remet en cause ni l’armée ni l’enrôlement des chrétiens. Il va même jusqu’à voir la Croix du Christ dans les étendards de l’armée : « Vous avez aussi des signes qui disent la puissance de la croix, je veux dire les étendards et les trophées qui précèdent partout vos armées. Sans que vous vous en doutiez, vous montrez que la croix est ainsi le signe de votre puissance et de votre force »[66] ; « Il est étrange que les soldats que vous enrôlez et qui s’engagent par serment sacrifient à la fidélité qu’ils vous doivent, à vous qui ne pouvez leur donner qu’une récompense corruptible, leur vie, leurs parents, leur patrie, tous leurs intérêts »[67].

A la même époque ou un peu plus tard, Athénagore⁠[68] apparaît comme favorable aux conquêtes militaires de Rome et à la soumission à l’empereur, peut-être dans l’optique paulinienne. Le chrétien est un bon citoyen respectueux de l’Empire : « Qui mériterait mieux, écrit-il à l’Empereur, d’obtenir la satisfaction de leur requête que des hommes comme nous, qui prions pour ton pouvoir souverain afin que le fils puisse suivre le père dans une juste succession de l’autorité impériale, afin que votre empire soit prospère et qu’il s’accroisse sans rébellion nulle part. Ceci est à notre profit aussi afin que nous puissions vivre une existence tranquille et paisible et que tous obéissent à ton autorité. »[69] Toutefois, il met des limites à la guerre et à l’action du prince : « Le brigand , le despote ou le tyran qui a fait périr contre le droit des milliers et des milliers de gens, ne saurait se libérer par une seule mort du châtiment que méritent ses crimes ; de même pour celui (…) qui fait outrage aux enfants tout autant qu’aux femmes, qui détruit les cités contre le droit, qui brûle les maisons avec leurs habitants, ravage le pays et anéantit du même coup peuples, nations ou même race entière. »[70]. Mais est-il favorable à la présence de chrétiens dans l’armée ? Il n’en parle pas directement mais note le chrétien répugne à verser le sang en répondant à l’accusation d’anthropophagie : « Car ceux qu’on sait même incapables de supporter le spectacle d’une exécution, fut-elle juste, qui pourrait les accuser de meurtre ou d’anthropophagie (…)  ? Mais nous, nous estimons que la vue d’un meurtre se rapproche de l’homicide, et nous avons interdit de pareils spectacles : comment donc, si nous en refusons même la vue pour ne contracter ni tache, ni souillure, pouvons-nous commettre des meurtres ? »[71]. Il pense toutefois aux gladiateurs et aux jeux du cirque. Pour répondre à l’accusation d’athéisme, il insiste sur le refus des chrétiens de participer à des sacrifices sanglants ou à des actes idolâtres. Les sacrifices sont vains. Or le métier des armes implique de tels gestes. Il ne parle pas du soldat païen.


1. 1 Tm 2, 1-2.
2. 1 P 2, 13-17.
3. Rm 13, 3-4.
4. He 11, 32-34.
5. Eph 6, 10-17 : « En définitive, rendez-vous puissants dans le Seigneur et dans la vigueur de sa force. Revêtez l’armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du diable. Car ce n’est pas contre des adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les Esprits du Mal qui habitent les espaces célestes. C’est pour cela qu’il vous faut endosser l’armure de Dieu, afin qu’au jour mauvais, vous puissiez résister et, après avoir tout mis en œuvre, rester fermes. Tenez-vous donc debout, avec la vérité pour ceinture, la justice pour cuirasse et pour chaussures le Zèle à propager l’Évangile de la Paix : ayez toujours en main le bouclier de la Foi, grâce auquel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du Mauvais ; enfin recevez le casque du Salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu. » On aura, au passage, reconnu des emprunts à Is 11, 5 ; Is 59, 17 ; Sg 5, 18 ; Is 52, 7 ; Is 40, 3 et 9. Ce texte a donné lieu à d’innombrables commentaires. Voir, par exemple : http://paysciel.iquebec.com/armes.html. Certaines de ces images de d’autres se trouvent aussi dans 1 Th 5, 8 ; 1 Co 14, 8 ; 2 Tm 2, 3-4.
6. « Or je vous dis : laissez-vous mener par l’Esprit et vous ne risquerez pas de satisfaire la convoitise charnelle. Car la chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair ; il ya entre eux antagonisme, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez. Mais si l’Esprit vous anime, vous n’êtes pas sous la Loi. Or on sait bien tout ce que produit la chair : fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie, haines, discorde, jalousie, emportements, disputes, dissensions, scissions, sentiments d’envie, orgies, ripailles et choses semblables –et je vous préviens, comme je l’ai déjà fait, que ceux qui commettent ces fautes n’hériteront pas du Royaume de Dieu. – mais le fruit de l’Esprit est charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi ; contre de telles choses il n’y a pas de loi. Or ceux qui appartiennent ay Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises. Puisque l’Esprit est notre vie, que l’Esprit nous fasse aussi agir. Ne cherchons pas la vaine gloire, en nous provoquant les uns les autres, en nous envia nt mutuellement. » (Ga 5, 16-26)
7. Sur les Pères de l’Église, la violence et la guerre, on peut consulter le blog de BONNEFOI Serge : http://serge-bs.over-blog.com/
8. Ex 20, 13.
9. Mt 5, 9.
10. Lc 24, 36 ; Jn 20, 19-21-26.
11. Rm 12, 14-21.
12. NAYAK A. , in Religions et violences, Editions universitaires, Fribourg, 2000, p. 192.
13. Ce petit précis d’obligations morales individuelles et sociales (Cayré, p. 43) a été écrit à la fin du 1er siècle ou au début du 2ème.
14. Apol. VIII, 1 dans la version syriaque.
15. Apol. X, 4 dans la version grecque. 
16. Apol. X, 4 dans la version syriaque.
17. Apol. X, 6 dans la version syriaque.
18. Cité par BONNEFOY S., sur http://serge-bs.over-blog.com
19. Apol. XV, 3-6 dans la version grecque.
20. Vers 120 ou 130-202.
21. Adversus Haereses IV, 34, 4.
22. Vers 200-258.
23. In A Donat et La vertu de patience, Sources chrétiennes, 291, pp. 91 et 93.
24. Vers 170-vers 235.
25. La Tradition apostolique, 16. Notons que certaines versions ajoutent à la deuxième phrase : « qu’on ne lui permette pas de prêter serment ». Dans les Canons d’Hippolyte qui semblent une compilation postérieure incomplète de La Tradition apostolique, on peut lire : « Celui qui a pouvoir de tuer, par exemple le soldat, ne doit pas être admis dans l’Église (…) qu’un chrétien ne se fasse pas soldat de sa propre volonté, à moins qu’il n’y soit forcé par un chef. S’il porte le glaive, qu’il prenne garde de verser le sang et de devenir ainsi coupable d’un crime (…) Est-il avéré qu’il a versé le sang, il devra s’abstenir de la participation aux mystères, à moins qu’il ne soit purifié par une singulière conversion de mœurs avec larmes et gémissements » (Canones Hippolyti, 71-75). Dans un autre remaniement de La Tradition apostolique, Constitution de l’Église égyptienne, l’interdiction est tout aussi claire : « Le soldat qui accomplit son service n’a pas le droit de tuer » (XI, 9).
26. Vers 250-après 320.
27. Inst. VI, 20, 15-17.
28. IIe siècle.
29. Le Pasteur, 42, 1-2. d’autres auteurs vont, comme Paul, employer des images militaires pour parler du combat spirituel. C’est le cas dans l’Epître du Pseudo-Barnabé (entre 96 et 138) ou chez Clément de Rome (pape vers 92-101) dans son Epître aux Corinthiens  : « Servons donc en soldats, frères, de tout notre zèle sous Ses ordres irréprochables. Considérons les soldats qui servent sous nos gouvernants, avec quelle discipline, quelle docilité, quelle soumission ils exécutent les tâches qui leur sont assignées. Tous ne sont pas commandants en chef, ni chefs de mille, ni chefs de cent, ni chefs de cinquante, ni ainsi de suite, mais chacun à son rang propre exécute ce qui lui est prescrit par le roi et les gouvernants. » (Ad Corinthos, 37, 1-3) Notons au passage que Clément en invoquant les chefs de cinquante, grade qui n’existe pas dans l’armée romaine reprend en fait la répartition traditionnelle du peuple de Dieu au désert ( Ex 18, 21-25 ; Dt 1, 15 ; 1M 3, 55).
30. « Quels sont (…) les vices dont il nous faut s’abstenir ? (…) l’adultère, la fornication, les excès de boisson, la mollesse coupable, les festins multipliés, le luxe que permet la richesse, l’ostentation, l’orgueil, la jactance, le mensonge, la médisance, l’hypocrisie, la rancune et tout méchant propos. Voilà de loin les plus mauvaises actions dans la vie des hommes (…) Et beaucoup, dont le serviteur de Dieu doit s’abstenir : le vol, le mensonge, la spoliation, le faux témoignage, la cupidité, la passion mauvaise, la tromperie, la vaine gloire, la vantardise et tous les vices semblables » (Pasteur, 38, 3-5).
31. Lc 3, 14.
32. Le Pasteur 38, 8-10.
33. Le Pasteur 37, 1. Cf.  Qo, 12, 13 : « Crains Dieu et observe ses commandements car c’est là tout l’homme ».
34. Le Pasteur 20, 3.
35. Le Pasteur 27, 3.
36. Le Pasteur 33, 1. 
37. Le Pasteur 34, 1. 
38. Le Pasteur 36, 1 et 3.
39. Vers 150-vers 215.
40. Stromates V, 126, 5.
41. Protrep. X, 100.
42. Tertullien, 155-222. Né et mort à Carthage ce fils de centurion de la Légion proconsulaire fut jurisconsulte puis avocat. Il se convertit en 193.
43. Il écrit dans son Apologétique : « Nous sommes d’hier et déjà nous avons rempli la terre et tout ce qui est à vous : les villes, les îles, les postes fortifiés, les municipes, les bourgades, les camps eux-mêmes, les tribus, les décuries… » (Apol XXXVII, 2) ; « Avec vous (…) nous naviguons, avec vous nous servons comme soldats, nous travaillons la terre, nous faisons le commerce… » (Apol LII, 3).
44. De l’idolâtrie, 19, 1-3.
45. Il n’empêche que Tertullien fidèle en cela à la pensée de Paul, reconnaît : « nous sacrifions donc pour le salut de l’empereur, mais en nous adressant à Dieu, notre maître et le sien, mais conformément à sa loi, par de chastes et pacifiques prières. » (Ad Scapulam, II).
46. De Corona, XI.
47. De Corona, XI.
48. Apol. XXXVII, 5. Le rigorisme moral de Tertullien l’a conduit à adhérer au montanisme, déclaré hérétique déjà vers 220 au synode d’Iconium, puis en 404 par le pape Innocent 1er et encore en 601 par le pape Grégoire 1er. Cette doctrine affirme l’imminence de la parousie, annonce le règne du paraclet et une troisième révélation, affirme l’obligation de faire face à la persécution ce qui érige l’héroïsme en loi générale, rejette les secondes noces, se montre excessivement rigoriste par les jeûnes et autres pratiques chrétiennes, et déclare certains péchés irrémissibles. (cf. Cayré, I, p. 239.) Dans le De corona, Tertullien approuve pleinement « un soldat chrétien qui refusa de porter sur la tête une couronne de lauriers, prescrite par les règlements pour recevoir le « donativum » (cadeau en argent fait par l’empereur), et préféra la prison en attendant la mort. » (Id., p. 230)
49. Apol. XXX, 4.
50. Paul avait utilisé cette métaphore militaire dans son Epître aux Ephésiens : « Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme contre les ruses du diable. Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. C’est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir résister dans le mauvais jour, et tenir ferme après avoir tout surmonté. Tenez donc ferme : ayez à vos reins la vérité pour ceinture ; revêtez la cuirasse de la justice ; mettez pour chaussure à vos pieds le zèle que donne l’Évangile de paix ; prenez par-dessus tout cela le bouclier de la foi, avec lequel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du malin ; prenez aussi le casque du salut, et l’épée de l’Esprit, qui est la parole de Dieu. Faites en tout temps par l’Esprit toutes sortes de prières et de supplications ». (Ép 6, 11-18). Notons aussi que Jésus (Lc 14, 31) a recours à l’image de la guerre, sans porter de jugement. Après avoir recommandé aux disciples de ne pas haïr (Lc 14, 26), il leur dit : « Quel est le roi qui, partant faire la guerre à un autre roi, ne commencera pas par s’asseoir pour examiner s’il est capable, avec dix mille hommes, de se porter à la rencontre de celui qui marche contre lui avec vingt mille ? ». Il s’agit, comme nous le constatons, d’une guerre défensive.
51. Ad martyras, III. Le style enflammé de Tertullien le pousse aussi à interpréter ainsi l’emprisonnement des martyrs : « La prison est la forteresse où le démon enferme sa famille. Mais pour vous, vous n’avez franchi ces portes que pour fouler aux pieds l’ennemi jusqu’au centre de son empire, et y achever un triomphe commence ailleurs. qu’il ne puisse donc pas dire: Ils sont chez moi ; je les tenterai par de basses animosités, par de lâches affections, par des rivalités jalouses. Non ; qu’il fuie à votre aspect ; qu’il aille se cacher au fond de son repaire, honteux et rampant, comme un de ces reptiles que l’on chasse par des paroles ou des flammes magiques. qu’il ne soit point assez heureux pour vous commettre l’un avec l’autre jusque dans son domaine ; mais qu’il vous trouve toujours prêts et armés de concorde. Car votre paix à vous, c’est sa plus cruelle guerre ; paix, au reste, si précieuse, que les infortunés qui l’ont perdue dans l’Église, vont d’ordinaire la demander aux martyrs dans leurs cachots. Raison de plus pour la garder parmi vous, pour la maintenir avec persévérance, afin qu’il vous soit possible de la distribuer aux autres. » (Id., 1).
52. 185-254. 
53. Philosophe grec épicurien (IIe siècle) auteur du « Discours véritable » où il reproche, entre autres, aux chrétiens d’être de mauvais citoyens qui mettent en danger l’empire et la civilisation en se dérobant aux devoirs civils et au service militaire. Si l’empire devenait chrétien, il tomberait aux mains des barbares. A la suite de Celse, beaucoup d’auteurs imputent aux Chrétiens la ruine de l’empire romain. C’est le cas, au XVIIIe siècle, de l’anglais GIBBON Edouard, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain ; au XIXe siècle, RENAN Ernest, dans Marc-Aurèle ou la fin du monde antique déclare : « Durant le IIIe siècle, le christianisme suce comme un vampire la société antique, soutire toutes ses forces et amène cet énervement général contre lequel luttent vainement les empereurs patriotes. Le christianisme n’a pas besoin d’attaquer de vive force ; il n’a qu’à se renfermer dans ses églises. Il se venge en ne servant pas l’état, car il détient presque à lui seul des principes sans lesquels l’état ne saurait prospérer. C’est la grande guerre que nous voyons aujourd’hui faite à l’état par nos conservateurs. L’armée, la magistrature, les services publics ont besoin d’une certaine somme de sérieux et d’honnêteté. Quand les classes qui pourraient fournir ce sérieux et cette honnêteté se confinent dans l’abstention, tout le corps souffre.
   L’église, au IIIe siècle, en accaparant la vie, épuise la société civile, la saigne, y fait le vide. Les petites sociétés tuèrent la grande société. La vie antique, vie tout extérieure et virile, vie de gloire, d’héroïsme, de civisme, vie de forum, de théâtre, de gymnase, est vaincue par la vie juive, vie antimilitaire, amie de l’ombre, vie de gens pâles, claquemurés. La politique ne suppose pas les hommes trop détachés de la terre. Quand l’homme se décide à n’aspirer qu’au ciel, il n’a plus de pays ici-bas. On ne fait pas une nation avec des moines ou des yogis ; la haine et le mépris du monde ne préparent pas à la lutte de la vie. L’Inde, qui, de tous les pays connus, a le plus versé dans l’ascétisme, n’est, depuis un temps immémorial, qu’une terre ouverte à tous les conquérants. Il en fut de même à quelques égards de l’Égypte. La conséquence inévitable de l’ascétisme est de faire considérer tout ce qui n’est pas religieux comme frivole et inférieur. Le souverain, le guerrier, comparés au prêtre, ne sont plus que des rustres, des brutaux  ; l’ordre civil est tenu pour une tyrannie gênante. Le christianisme améliora les mœurs du monde ancien ; mais, au point de vue militaire et patriotique, il détruisit le monde ancien. » (texte intégral disponible sur www.mediterranee-antique.info/Renan/Marc_Aurele/MA_32.htm): Nietzsche, bien sûr, reprendra l’accusation : « Le chrétien et l’anarchiste sont décadents tous deux, tous deux incapables d’agir autrement que d’une façon dissolvante, venimeuse, étiolante ; partout ils épuisent le sang, ils ont tous deux, par instinct, une haine à mort contre tout ce qui existe, tout ce qui est grand, tout ce qui a de la durée, tout ce qui permet de l’avenir à la vie… le christianisme a été le vampire de l’empire romain ; il a mis à néant, en une seule nuit, cette action énorme des Romains : avoir gagné un terrain pour une grande culture qui a le temps. Ne comprend-on toujours pas ? L’empire romain que nous connaissons, que l’histoire de la province romaine enseigne toujours davantage à connaître, cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement : son édifice était calculé pour être démontré par des milliers d’années ; jamais jusqu’’ à nos jours on n’a construit de cette façon, jamais on n’a même rêvé de construire en une égale mesure, sub specie aeterni ! Cette organisation était assez forte pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien avoir à voir en de pareilles choses, premier principe de toute grande architecture. Pourtant elle n’a pas été assez forte contre l’espèce la plus corrompue des corruptions, contre le chrétien… » (cité in CESSOLE Bruno de, PHILONENKO Alexis, CAUSSE Jeanne, Nietzsche : 1892-1914, Editions des Deux Mondes, 1997, p. 235) ; de même, Georges Sorel explique le succès du christianisme par le fait qu’il constituait, pour les classes défavorisées, une force de résistance et pour les classes privilégiées un moyen de se préserver de la haine des autres classes. La nouvelle religion « a coupé les liens qui existaient entre l’esprit et la vie sociale ; elle a semé partout des germes de quiétisme, de désespérance et de mort » (La ruine du monde antique, Conception matérialiste de l’histoire, Librairie Jacques1902, cité in GUCHET Yves, Georges Sorel, 1847-1922: serviteur désintéressé du prolétariat, L’Harmattan, 2001, p. 50 ; au XXe siècle, ce sont des auteurs proches d’une extrême droite néo-païenne qui prennent le relais : ROUGIER Louis, Celse contre les chrétiens, Editions du siècle, 1925 ; ROUGIER Louis, Le conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique, Copernic, 1977 ; PAUWELS Louis, L’Église et le déclin de l’Occident, in Eléments, septembre-octobre 1974 ; BENOIST Alain de, La thèse du christianisme poison, in Questions de…, n° 5, 4e trimestre 1974, pp. 5-21. Ces derniers auteurs estiment qu’à leur époque aussi le christianisme transporte, comme dans l’empire romain, un ferment de destruction culturelle, de subversion politique et sociale et qu’il fait le jeu du communisme. (Sur ces sujets, on peut lire WANKENNE A., Aux origines de l’Occident, L’Empire romain de la république cicéronienne à la Cité de Dieu, Presses universitaires de Namur, 1983 ; MORTEAU L. et LE PENQUER Y., La thèse du christianisme poison, in Permanences, juin-juillet 1975, pp. 39-40 ; OUSSET Jean, Ruine de Rome, Incurie des Césars, CLC, s.d. ; COUDY Julien, La chute de l’Empire romain, Julliard, 1967 ; et même MONTESQUIEU, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, (1734), Garnier-Flammarion,1968.) C’est un très vieux débat dans lequel saint Augustin s’est engagé (Lettres CXXXVI, 2 ; CXXXVIII, 14-15).
54. Contre Celse, 3 et 8.
55. Contre Celse, VIII, 73, 34-38.
56. Celse estime que les abeilles, entre autres animaux, ont plus le sens de la justice que les chrétiens. Il a parlé « des abeilles, dit Origène, pour déprécier autant qu’il peut, non seulement chez nous, chrétiens, mais encore chez tous les hommes, les villes, les régimes, les autorités, les gouvernements, les guerres pour la défense des patries… » (Contre Celse, IV, 83, 1-5)
57. Contre Celse, IV, 82, 2-3.
58. Contre Celse, VIII, 73, 23-30.
59. Contre Celse, V, 33, 31-36 (allusion à Mi 4, 3-4 et Is 2, 2-4).
60. Ap 20, 6. Origène rappelle que les prêtres païens ne combattent pas non plus suivant la loi romaine et utilise cet argument en faveur des chrétiens : « …parmi vous, les prêtres de certaines statues et les gardiens des temples de ceux que vous considérez comme des dieux conservent leur main droite non polluée eu égard aux sacrifices, afin qu’ils puissent offrir les sacrifices prescrits à ceux que vous appelez dieux avec des mains non souillées par le sang humain et pures de tout acte de massacre. C’est pourquoi, lorsqu’une guerre survient, vous ne faites pas servir les prêtres dans l’armée. Si donc il est raisonnable d’agir ainsi, combien plus raisonnable est-il, alors que les autres servent dans l’armée, les chrétiens, eux, accomplissent leur service militaire en tant que prêtres et serviteurs de Dieu conservant pure leur main… » (Contre Celse, VIII, 73).
61. « Chacun de nous, en servant la parole de Dieu, creuse un puits et cherche l’eau pour en réconforter ceux qui l’écoutent. Si, à mon tour, je me mets à expliquer les paroles des anciens, si j’y cherche le sens spirituel et m’efforce de retirer le voile qui couvre la Loi, pour y découvrir le sens allégorique de l’Écriture, à mon tour je creuse des puits d’eau vive. (…) Ne nous lassons pas de creuser des puits d’eau vive. (…) Considère donc qu’en chacune de nos âmes est creusé un puits d’eau vive ; il s’y rencontre un certain sens céleste, l’image de Dieu s’y abrite. (…) Nous y verrons jaillir l’eau vive dont le Seigneur affirme : « Celui qui croit en moi, des fleuves d’eau vive couleront en son sein. (…) Creusons si profond que les eaux jaillissent sur les places publiques, que la science des Écritures ne nous comble pas seul, mais nous permette d’enseigner et de former les autres, d’abreuver les hommes (…) » (Homélie 13 sur la Genèse).
62. Vers 100-vers 165.
63. 1 Apol. 12. 
64. 1 Apol. 17.
65. Id..
66. 1 Apol. 55. 
67. 1 Apol. 39.
68. Fin du IIe siècle. Philosophe platonicien, né à Athènes et converti au christianisme. Il fonda à Alexandrie une académie réputée. Vers 177, il adresse à l’empereur Marc Aurèle et à son fils, Commode, une apologie en 30 chapitres intitulée Presbeia peri Christianon (Supplique pour les chrétiens). Il y réfute la triple accusation portée contre les juifs, puis contre les chrétiens, qui seraient athées, cannibales et incestueux. Athénagore montre que le culte de Dieu n’est ni sanguinaire ni immoral contrairement à l’idolâtrie.
69. Supplique au sujet des chrétiens, XXXVII, 2.
70. Sur la résurrection des morts, XIX, 6.
71. Supplique au sujet des chrétiens, XXXV, 4-5.

⁢b. L’exigence de la charité

Au IVe siècle, l’Église est à un tournant important de son histoire. De minoritaire, elle devient majoritaire⁠[1] et religion officielle⁠[2] au moment où l’empire s’effondre⁠[3]. Elle va devoir gérer le problème de la violence et de la guerre, problème normalement dévolu à l’État. Cette fois, les chrétiens qui constituaient jusque là une « minorité irresponsable » deviennent, brusquement « le principal appui de l’État ».⁠[4]

Entre 312 et 324, Eusèbe de Césarée⁠[5] rédige une Histoire ecclésiastique qui est riche en renseignements sur notamment les persécutions de Dèce⁠[6] et de Valérien⁠[7], qui visaient à épurer l’armée de ses officiers chrétiens⁠[8]. Condamnant la guerre militaire comme une calamité, il lui oppose la guerre spirituelle que l’on mène pour acquérir la paix de l’âme : « Nous exposons dans ce livre la manière de se conduire selon Dieu : les guerres très pacifiques pour la seule paix de l’âme et le nom des hommes qui ont le courage d’y combattre pour la vérité plutôt que pour la patrie, pour la religion plutôt que pour ceux qu’ils aimaient le mieux, y seront inscrits sur des tables éternelles »[9]. Néanmoins, il lui arrive de louer les soldats qui ne renient pas leur foi mais s’en glorifient :  « Une escouade complète de soldats, Ammon, Zénon, Ptolémée, Ingénès et avec eux le vieillard Théophile, se tenaient devant le tribunal. Alors qu’on jugeait comme chrétien quelqu’un qui inclinait déjà vers l’apostasie, ceux-ci qui étaient près de lui grinçaient des dents, faisaient des signes de tête, tendaient les mains, gesticulait de leur corps. Tout le monde se tourna de leur côté, mais avant qu’aucun d’entre eux n’eût été pris autrement, ils se hâtèrent de monter sur le degré, disant qu’ils étaient chrétiens, de sorte que le gouverneur et ses assesseurs furent remplis de crainte et que ceux qui étaient jugés furent remplis de courage pour ce dont ils devaient être convaincus et que les juges eurent peur. Et ces hommes sortirent solennellement du tribunal, se réjouissant de leur témoignage : Dieu les faisait triompher glorieusement »[10].

Mais Eusèbe est aussi l’auteur d’une Vie de Constantin écrite vers 335-340. Il y loue l’empereur qui prie avant la bataille et qui porte l’emblème de la Croix⁠[11]. L’empereur devenu chrétien lui apparaît comme le lieutenant de Dieu, établissant l’ordre divin sur la terre : « Dieu lui-même, le grand Roi, lui a du haut des Cieux tendu sa droite, et lui a donné la victoire sur tous ses adversaires et ennemis jusqu’à ce jour »[12]. Dans ces conditions, l’armée apparaît désormais comme instrument de Dieu.

Nous savons que le problème du sang versé fait toujours difficulté au chrétien. Dans cet esprit, Ambroise de Milan⁠[13] approuve un magistrat qui s’était privé spontanément des sacrements après avoir prononcé une peine capitale⁠[14]. Plus impressionnante encore est sa lettre à l’empereur Théodose⁠[15] après le massacre de Thessalonique⁠[16], celle que reconnaissent Damase et Pierre d’Alexandrie, c’est-à-dire la Sainte Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Le christianisme devenait la religion prédominante. Il condamna l’⁠arianisme lors du second concile œcuménique de Constantinople en 381. A Thessalonique, en 390, la répression d’une sédition fut terrible : Théodose fit massacrer sept mille habitants rassemblés dans l’hippodrome. Ambroise invita par écrit Théodose à faire pénitence sous peine d’excommunication. Théodose finit par s’incliner. Pour la première fois dans l’histoire de l’empire, le pouvoir temporel se soumettait au pouvoir spirituel. (_Mourre)] : « Il a été commis dans la ville de Thessalonique un attentat sans exemple dans l’histoire : je n’ai pu le détourner ; mais j’ai dit d’avance combien il était horrible. (…) je n’ai contre toi aucune haine ; mais tu me fais éprouver une sorte de terreur. Je n’oserais, en ta présence, offrir le divin sacrifice ; le sang d’un seul homme injustement versé me le défendrait ; le sang de tant de victimes innocentes me le permet-il ? »[17]. Il est à noter qu’Ambroise parle de sang versé injustement ce qui peut sous-entendre qu’il y a des guerres justes. Par ailleurs, seul l’empereur est pris à partie par l’évêque et non les exécutants. En fait, l’empereur, aux yeux d’Ambroise, est seul responsable dans la mesure où il a donné l’ordre du massacre.

Ceci dit, Ambroise se pose une question importante : comment concilier la non-violence des Béatitudes avec le devoir de charité du chrétien face à une menace ? Cette position ambigüe où se trouve le chrétien, explique le P. Joseph Joblin sj, « donne une importance extraordinaire au jugement de la conscience »[18]. Selon Ambroise, on peut pécher contre la justice de deux manières : en commettant un acte injuste et en ne secourant pas celui qui est victime de l’injustice : « Est pleine de justice la force qui, à la guerre, protège la patrie contre les barbares ou, à la maison, défend les faibles ou les commensaux contre les brigands »[19] ; « Celui qui, s’il le peut, n’écarte pas une injustice de son prochain, est aussi coupable que celui qui commet l’injustice. »[20] « En effet, commente le P. Comblin, si le précepte de la non-violence contenu dans les Béatitudes m’interdit d’user de la force, celui de la charité me commande de défendre, dans la mesure du possible, celui dont la vie est en péril. »[21]

De son côté, Jean Chrysostome⁠[22] reprend la réflexion de Jean le Baptiste sur la vaine gloire mais, au contraire de Tertulllien, s’il dénonce la vaine gloire acquise dans les jeux et les spectacles⁠[23], il ne met pas en cause la gloire militaire. Dans son De inani gloria et de educandis liberis, il conseille au père qui éduque son fils : « A cela, ajoute la considération qu’il acquiert à l’armée dans les affaires publiques »[24]. Dans son livre Contre les adversaires de la vie monastique, il met en scène un jeune homme qui veut embrasser la vie monastique alors que son père le destinait à l’armée. Ce jeune homme fait le bon choix car la vie avec Dieu est meilleure mais cette préférence ne signifie pas que le service de la cité est mauvais sinon écrirait-il : « Les uns combattent contre ceux qui commettent l’injustice, comme les soldats dans une cité ; les autres veillent à l’ensemble, à ce qui concerne le corps et la maison, comme les gens chargés de l’administration civile ; les autres donnent des ordres, comme les magistrats… »[25]. Quel que soit le choix, il faut, en toute circonstance, être juste, honnête et désintéressé : « S’il sert dans l’armée, qu’il apprenne à ne pas faire de profits illicites »[26]. Le métier des armes, dans cet esprit, est utile : « Si vous privez l’armée de son général, vous la livrez sans défense aux ennemis »[27]. Un père peut y destiner son fils : « Si tu les destines à la vie du monde, amène-lui de bonne heure une fiancée et n’attends pas qu’il soit à l’armée ou qu’il ait abordé les affaires publiques. »[28] Si Jean utilise souvent l’exemple de la vie militaire pour la confronter au service de Dieu, à l’instar de Paul, c’est, bien sûr, pour montrer que la vie religieuse est meilleure mais il n’empêche que la vie profane, celle du Roi, du chef des armées n’est pas nécessairement mauvaise si l’on veille à respecter la vertu et à exercer la justice.⁠[29]

Comme nous venons de le voir, le chrétien est dans une « situation ambigüe ». En effet, les Béatitudes lui interdisent d’user de la violence et la charité lui demande de protéger celui qui est menacé : il y a donc « deux manières (…) de pécher contre la justice ; l’une est de commettre un acte injuste, l’autre de ne pas venir au secours de la victime d’un injuste agresseur. »[30]

Méditant sur les vertus et en particulier sur le courage, saint Ambroise fait remarquer que le courage n’est jamais « une vertu sans compagnes ; en effet elle ne s’en remet pas à elle-même, autrement le courage sans la justice est occasion d’iniquité. De fait, plus il est fort, plus il est enclin à écraser le petit, bien que l’on estime qu’il faut considérer, dans les entreprises guerrières elles-mêmes, si les guerres sont justes ou injustes. » Et il précise : « ce n’est pas à commettre l’injustice, mais à la repousser que consiste la loi de la vertu. Celui en effet qui ne repousse pas l’injustice loin de son compagnon, alors qu’il le peut, est en faute tout autant que celui qui l’accomplit. Aussi le saint Moïse commença-t-il, par là d’abord, ses essais de courage guerrier. De fait, ayant vu un hébreu qui subissait l’injustice de la part d’un Égyptien, il le défendit si bien qu’il abattit l’Égyptien et le cacha dans le sable[31]. » « Ainsi donc, écrit-il encore, selon la volonté de Dieu ou le lien de la nature, nous devons nous secourir mutuellement, rivaliser dans l’accomplissement des devoirs, mettre pour ainsi dire en commun tous les intérêts et, pour user du mot de l’Écriture, nous porter assistance l’un à l’autre ou bien par le zèle, ou bien par l’accomplissement du devoir, ou bien par l’argent, ou bien par les œuvres, ou bien de n’importe quelle manière, afin d’accroître l’agrément du lien social entre nous. Et que personne ne soit détourné du devoir, mais par l’effroi du danger, mais qu’il tienne pour siennes toutes adversités ou prospérités. Ainsi le saint Moïse ne redouta pas, en faveur du peuple, d’entreprendre les lourdes guerres pour une patrie, ni ne trembla devant les rames d’un roi très puissant, ni ne s’effraya devant la fureur de la cruauté des barbares, mais il abandonna son propre salut pour rendre à son peuple la liberté. »[32]

A partir de Constantin donc, à l’instar d’Eusèbe, Ambroise ou Jean Chrysostome, les Pères vont s’efforcer de lever les scrupules des chrétiens qui doivent cette fois participer à la défense de l’Empire qui les protège et les favorise, des chrétiens qui pourraient rester en retrait étant donné l’insistance évangélique sur le pardon des injures, la non-résistance au mal et l’amour des ennemis. S’esquisse ainsi la théorie de la guerre juste que nous allons examiner.


1. Rappelons quelques dates: 312, l’empereur Constantin se convertit ; en 313, l’ « Edit de Milan » proclame la tolérance pour les chrétiens comme pour les païens, en Orient comme en Occident.
2. La politique de tolérance est abandonnée par l’empereur Gratien (375-383) qui, sous l’influence de saint Ambroise va combattre le paganisme.
3. Dès le IIe siècle, l’empire connaît des infiltrations germaniques pacifiques qui s’intègrent bien. A partir du IIIe siècle, certaines régions frontières sont abandonnées aux envahisseurs. Valens est vaincu et tué par les Wisigoths en 378. C’est aussi à partir de cette époque que, sous la pression des Huns, de nombreuses peuplades germaniques envahissent l’empire de différents côtés. Les Wisigoths s’emparent de Rome en 410. Rome est pillée encore par les Vandales en 455. En 476, c’en est fini de l’empire : le dernier empereur, le tout jeune Romulus Augustule est déposé.
4. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1963.
5. Vers 265- 339.
6. Empereur de 249-251.
7. Empereur de 253-260.
8. L’empereur, écrit-il, « ne commença pas tout d’un coup la guerre contre nous, mais il dirigea ses efforts seulement contre ceux qui étaient dans les camps (il pensait en effet prendre facilement les autres aussi de cette manière, si auparavant il l’emportait dans le combat contre ceux-là). On put voir un très grand nombre de ceux qui étaient aux armées embrasser très volontiers la vie civile pour ne pas devenir des renégats de la religion du créateur de l’univers. Car lorsque le chef de l’armée, quel que fût celui qui l’était alors, entreprit la persécution contre les troupes, en répartissant et en épurant ceux qui servaient dans les camps, il leur donna le choix ou bien, s’ils obéissaient, de jouir du grade qui leur appartenait, ou bien, au contraire, d’être privés de ce grade, s’ils s’opposaient à cet ordre. Un très grand nombre de soldats du royaume du Christ préférèrent, sans hésitation ni discussion, la confession du Christ à la gloire apparente et à la situation honorable qu’ils possédaient » (HE, VIII, IV, 2-3).
9. HE V, praef., 4.
10. HE VII, XLI, 22-23.
11. Vita Const. II, 4 ; IV, 56.
12. Discours Louanges de Constantin 8.
13. Vers 337-397.
14. Epist. XLIV.
15. 347-395.
16. En 380, il adhéra au symbole de Nicée, devint l’ardent défenseur des chrétiens et à Thessalonique, il publia l’édit (dit édit de Thessalonique) suivant : « Tous les peuples doivent se rallier à la foi transmise aux Romains par l’apôtre http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre(ap%C3%B4tre)[Pierre
17. Epist. LVI.
18. JOBLIN Joseph sj, De la guerre juste à la construction de la paix, in DC n° 2206, 20-6-1999, p. 588.
19. De officiis ministrorum, 1, 27, 129. 
20. Id., 1, 36, 178.
21. JOBLIN J., op. cit., p. 588.
22. 344-398. Ses œuvres sont disponibles sur : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/chrysostome/
23. Comme d’autres Pères, Jean n’aime ni le théâtre, ni les acteurs, surtout parce qu’ils se travestissent, portent des masques, incarnent des dieux, participent à des cultes païens, etc..
24. De inani Gloria…, 84.
25. Id., 23.
26. Id., 89.
27. Sermons, Sur les statues, 6.
28. De inani gloria, 81.
29. « Car le véritable roi, c’est celui qui commande à la colère, à l’envie, à toutes les passions ; qui assujettit tout aux lois de Dieu, qui garde son esprit libre, et qui ne laisse pas la tyrannie des voluptés dominer dans son âme. J’aurais certes grand plaisir à voir un tel homme commander aux peuples, à la terre et à la mer, aux cités, aux nations et aux armées. Celui qui impose aux passions le joug de la raison, imposerait bien aussi aux hommes le joug heureux des lois divines. Il serait un père pour ses sujets ; sa douceur le rendrait abordable à tous les peuples. Mais cet esclave de la colère, de l’ambition et des plaisirs coupables qui a l’air de commander aux hommes ne mérite que le mépris des peuples ; l’or et les diamants couronnent sa tête, et la sagesse ne couronne pas son cœur. Tout son corps est resplendissant de pourpre, et son âme est sans ornement. Il ne saura même pas exercer son pouvoir. Comment gouverner les autres quand on ne peut se gouverner soi-même ?
   S’agit-il du mérite guerrier ? Il éclate dans les luttes soutenues par le sage bien mieux que dans les combats livrés par un roi. Le sage fait la guerre aux démons, il les repousse, il triomphe, et reçoit de la main du Christ, la couronne immortelle, prix de sa victoire. Il ne peut que vaincre, il s’avance au combat ayant Dieu pour auxiliaire et une armure céleste pour se couvrir. Le roi fait la guerre à quelques peuples barbares, moins redoutables assurément que les légions de l’enfer : son triomphe ne saurait donc être aussi glorieux que celui du vainqueur des démons. Mais considérez les motifs des deux guerres, quelle différence ! C’est pour remplir un devoir de piété, pour servir Dieu que le sage fait la guerre au démon : s’il cherche à conquérir des villes et des villages, c’est sur l’erreur et pour la vérité. La guerre que le roi fait aux barbares, a pour objet un territoire à prendre ou à défendre, une frontière à reculer ou à maintenir, des représailles à exercer ; souvent l’avarice et une injuste ambition lui mettent les armes à la main ; et combien de fois le désir de conquérir lui fait perdre ce qu’il avait déjà 1 Telles sont, sous le rapport de la puissance et de la guerre, les différences que nous remarquons entre le roi et le serviteur de Dieu. » (Comparaison du solitaire et du Roi, 2-3).
30. JOBLIN J., op. cit., p. 588.
31. Ex 2, 11-12.
32. De Officiis, livre I. Texte disponible sur http://livres-mystiques.com.

⁢Chapitre 3 : Une théologie de la paix ?

« Heureux ceux qui font œuvre de paix :
Ils seront appelés fils de Dieu. »[1]


1. Mt 5, 9.

⁢i. Saint Augustin et la guerre juste

[1]

C’est saint Augustin qui va offrir au monde une série de réflexions approfondie sur la question de la guerre et son influence sera considérable. On va découvrir, dans son œuvre, des règles à respecter pour qu’une guerre soit juste. Nous retrouverons un écho de ces règles encore dans divers documents aux XXe et XXIe siècles notamment dans des règlements militaires.

Sa réflexion est alimentée par les événements tragiques auxquels il assiste. Né en 354 et mort en 430, Augustin a vécu l’effondrement de l’empire romain.⁠[2] Les institutions politiques et administratives sont ébranlées, restent, comme seules autorités stables, les chefs des Églises qui vont devoir apporter des réponses à des problèmes temporels. Dans la Cité de Dieu[3], il décrit les guerres qui ont ravagé Rome depuis sa fondation. Des guerres qui touchent les combattants comme les civils⁠[4], guerres contre l’étranger ou guerres civiles⁠[5].


1. Selon FLORI J., il vaudrait mieux parler de guerre « justifiable » chez Augustin. (Croisade et chevaliers (XIe-XIIe s), De Boeck, 1998, p. 12.
2. Rappelons quelques dates : en 395, l’empire est partagé ; dès 406, les Vandales et les Alains menacent la Gaule ; en 409, les Vandales sont en Espagne ; en 410 Alaric, roi des Wisigoths (acquis à l’arianisme) s’empare de Rome ; en 425, les provinces romaines sont occupées par les barbares ; en 429, Genséric entre en Afrique et sera le premier roi Vandale de cette région.
3. Livre III.
4. Evoquant les guerres puniques, il écrit : « Que de régions et de territoires dévastés sur une vaste étendue ! Que de fois les combattants furent tour à tour vainqueurs et vaincus ! Quelles pertes d’hommes parmi les combattants et parmi les populations désarmées ! Que de navires coulés dans les batailles navales ou engloutis par toutes sortes de tempêtes ! Si nous tentions de raconter ou d’évoquer ces désastres, nous ne ferions rien d’autre que réécrire à notre tour l’histoire. » (La Cité de Dieu, III, 18)
5. Entre Rome et Albe : « Cette guerre ne fut-elle pas plus que civile, puisque la cité fille y combattit contre la cité mère ? » (La Cité de Dieu, III, 14). A propos de l’enlèvement des Sabines : « A combien de proches et d’alliés cette victoire coûta-t-elle la vie, et de part et d’autres quel nombre de blessés ! (Id., III, 13) Et « La guerre de César et de Pompée n’était que la lutte d’un seul beau-père contre un seul gendre, et encore, quand elle éclata, la fille de César, l’épouse de Pompée n’était plus ; et cependant, c’est avec un trop juste sentiment de douleur que Lucain s’écrie : « Je chante cette guerre plus que civile, terminée aux champs de l’Emathie et où le crime fut justifié par la victoire ». » (Id..). Et que dire de Sylla ? « Sylla qui vint tirer vengeance de ces cruautés au prix de tant de sang, mit fin à la guerre ; mais comme sa victoire n’avait pas détruit les inimitiés, elle rendit la paix encore plus meurtrière. (…) Bientôt Sylla entra victorieux à Rome, après avoir fait égorger dans une ferme publique sept mille hommes désarmés et sans défense. Ce n’était plus la guerre qui tuait, c’était la paix ; on ne se battait plus contre ses ennemis, un mot suffisait pour les exterminer. » (Id., III, 28)

⁢a. Un théologien de la paix

[1]

Si l’on présente saint Augustin comme un « théoricien » (et le mot est un peu fort, comme nous le verrons) de la guerre juste, il est fondamentalement et premièrement convaincu que le chrétien est et doit être un artisan de paix.⁠[2]

Commentant le passage de l’Évangile où il nous est demandé de présenter la joue gauche après avoir été frappé sur la joue droite, il fait cette recommandation : « il faut prendre garde que le plaisir de la vengeance ne nous fasse perdre, pour ne rien dire de plus, cette patience elle-même qui est d’un bien plus grand prix que tout ce que peut nous ôter un ennemi, même malgré nous. »[3]

Il rappelle volontiers⁠[4] que « Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix »[5] ; « Heureux ceux qui font œuvre de paix, ils seront appelés fils de Dieu »[6]. « La guerre, écrit-il, étant le contraire de la paix, comme la misère l’est à la béatitude et la mort à la vie, on peut demander si à la paix dont on jouira dans le souverain bien répond une guerre dans le souverain mal. »[7]

La guerre est « …une plaie, une vraie misère », qui « n’est pas touché du malheur de la guerre est d’autant plus malheureux qu’il a perdu tout sens humain. »[8] La guerre offre « de beaux spectacles et de riches festins » aux démons⁠[9]. Si certaines guerres romaines paraissent avoir apporté quelque bien – ne parle-t-on pas, avec bienveillance, dans les livres d’histoire, de la pax romana ? – « au prix de combien de guerres et de quelles guerres, au prix de quels massacres d’hommes, de quelle effusion de sang humain, n’a-t-il pas fallu l’acheter ? »[10]

La guerre, en fait, contredit le dessein de Dieu : « Si Dieu a fait sortir le genre humain d’un seul homme, c’est pour montrer aux hommes combien il appréciait l’unité dans la pluralité »[11]. Dieu veut « unir les hommes en une seule société par la similitude de la nature » mais aussi les « rassembler, grâce aux nœuds de la parenté, en une harmonieuse unité par les liens de la paix »[12]. C’est le péché de l’homme qui a introduit la guerre : « Dieu n’ignorait pas d’ailleurs que l’homme pécherait et que désormais, voué à la mort, il engendrerait des fils destinés à mourir ; et ces mortels porteraient si loin leur férocité criminelle que les bêtes, sans raison, sans volonté, aux souches nombreuses pullulant des eaux et des terres, vivraient entre elles en leur espèce avec plus de sécurité et d paix que les hommes dont la race était née d’un seul en gage de concorde. Ni les lions en effet, ni les dragons n’ont jamais déchaîné entre eux des guerres semblables à celles des hommes. »[13] La liberté sans Dieu s’enlise dans la passion de dominer qui « bouleverse et broie le genre humain par de grandes calamités. »[14] Guerre et pais appartiennent à deux amours incompatibles, à deux cités différentes : « L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une dans ses chefs ou dans les nations qu’elle subjugue, est dominée par la passion de dominer ; dans l’autre on se rend mutuellement service par la charité »[15]. « Ceux qui se plaisent aux combats resteront étrangers à toute paix, aux prises avec les pires difficultés, car ces difficultés ont pour principe la guerre et la rivalité ».⁠[16]

La paix est le plus grand bien⁠[17], si grand « que même dans les affaires terrestres et périssables on ne peut rien entendre de plus agréable, rien chercher de plus enviable, rien trouver de meilleur »[18]. Preuve en est que tous les hommes la recherchent au même titre que le bonheur : « Puisque même ceux qui veulent la guerre ne veulent rien d’autre assurément que la victoire, c’est donc à une paix glorieuse qu’ils aspirent à parvenir en faisant la guerre. qu’est-ce vaincre en effet, sinon abattre toute résistance ? Cette œuvre accomplie, ce sera la paix. C’est donc en vue de la paix que se font les guerres, et cela même par ceux qui s’appliquent à l’exercice des vertus guerrières dans le commandement et le combat. d’où il est clair que la paix est le but recherché par la guerre, et nul ne cherche la guerre en faisant la paix. »[19]

Toutefois le sage peut être contraint de faire la guerre. Certes, « Il vaut mieux abolir la guerre par un mot, que de tuer des hommes, et d’obtenir la paix par la volonté que par la guerre. (…) On doit vouloir la paix et ne faire la guerre que par nécessité. (…) pour obtenir la paix. »[20]. « C’est l’injustice de l’ennemi qui impose de faire une juste guerre. »[21]

Il trouve la justification de cette nuance dans l’Évangile : « Si la doctrine chrétienne condamnait toutes les guerres, on aurait répondu aux soldats dont il est parlé dans l’Évangile qu’ils n’avaient qu’à jeter leurs armes et à se soustraire au service militaire. Mais au contraire il leur a été dit : « Ne faites ni violence ni tromperie à l’égard de personne ; contentez-vous de votre paie (Lc 3, 14). » En prescrivant aux soldats de se contenter de leur paie, l’Évangile ne leur interdit pas la guerre. »[22] Et, se référant à la réponse de Jean Baptiste, il déclare encore : « Réellement, mes frères, si les soldats agissaient ainsi, l’État serait heureux. (…) Nous voulons que les soldats soient dociles aux leçons du Christ ; soyons-y dociles nous-mêmes. (…) Tous écoutons-le et vivons cordialement en paix. »[23]

Son développement théologique du thème de la paix confirme bien son absolue prééminence et son prix inestimable : « Ainsi, la paix du corps réside dans le juste tempérament de ses parties, et celle de l’âme sensible dans le calme régulier de ses appétits satisfaits. La paix de l’âme raisonnable, c’est en elle le parfait accord de la connaissance et de l’action ; et celle du corps et de l’âme, c’est la vie bien ordonnée et la santé de l’animal. La paix entre l’homme mortel et Dieu est une obéissance réglée par la foi et soumise à la loi éternelle ; celle des hommes entre eux, une concorde raisonnable. La paix d’une maison, c’est une juste correspondance entre ceux qui y commandent et ceux qui y obéissent. La paix d’une cité, c’est la même correspondance entre ses membres. La paix de la Cité céleste consiste dans une union très réglée et très parfaite pour jouir de Dieu, et du prochain en Dieu. L’ordre est ce qui assigne aux choses différentes la place qui leur convient. (…) Or, quand ils [les malheureux] souffrent, la paix est troublée à cet égard ; mais elle subsiste dans leur nature, que la douleur ne peut consumer ni détruire, et à cet autre égard, ils sont en paix. (…) Aussi bien celui qui s’afflige d’avoir perdu la paix de sa nature ne s’afflige que par certains restes de paix qui font qu’il aime sa nature. (…) Dieu donc, qui a créé toutes les natures avec une sagesse admirable, qui les ordonne avec une souveraine justice et qui a placé l’homme sur la terre pour en être le plus bel ornement, nous a donné certains biens convenables à cette vie, c’est-à-dire la paix temporelle, dans la mesure où l’on peut l’avoir ici-bas, tant avec soi-même qu’avec les autres (…). De même qu’il y a quelque vie sans douleur, et qu’il ne peut y avoir de douleur sans quelque vie ; ainsi il y a quelque paix sans guerre, mais il ne peut y avoir de guerre sans quelque paix, puisque la guerre suppose toujours quelque nature qui l’entretienne, et qu’une nature ne saurait subsister sans quelque sorte de paix. Ainsi, il existe une Nature souveraine où il ne se trouve point de mal et où il ne peut même s’en trouver ; mais il ne saurait exister de nature où ne se trouve aucun bien. »[24]

Au mal, à la violence, il faut s’efforcer d’opposer le bien. Cette sagesse n’avait pas échappé aux Anciens. Augustin l’invoque pour répondre à ceux qui accusent le christianisme de mettre l’État en péril avec ses préceptes non-violents⁠[25]. On dit, écrit-il, « que la prédication et la doctrine du Christ sont incompatibles avec les besoins des États. Ne rendre à personne le mal pour le mal[26] ; après avoir été frappé sur une joue, présenter l’autre ; donner notre manteau à celui qui veut nous prendre notre tunique ; si un homme veut nous obliger de marcher avec lui, faire le double de chemin qu’il nous demande[27]  : ce sont là des préceptes contraires au bon ordre des États. Qui supportera qu’un ennemi lui enlève quelque chose, ou bien qui donc, par le droit de la guerre, ne rendra pas le mal pour le mal au ravageur d’une province romaine ? » Si je n’avais pas affaire à des hommes instruits dans les lettres, peut-être faudrait-il mettre plus de soin à réfuter ces objections inspirées, soit par la haine du christianisme, soit par le sincère désir de s’éclairer. Mais qu’est-il besoin de chercher longtemps ? qu’on veuille bien nous dire comment les Romains, qui aimaient mieux pardonner une injure que la venger[28], sont parvenus à gouverner et à agrandir leur république, et, de pauvre et petite qu’elle était à la faire grande et riche ? qu’on nous dise comment Cicéron, élevant jusqu’aux cieux César et ses moeurs, louait le chef de la république de ce qu’il avait coutume de ne rien oublier que les injures[29] ! Car ces paroles de Cicéron renfermaient ou une grande louange ou une grande flatterie ; dans le premier cas, c’est qu’il connaissait César tel ; dans le second, c’est qu’il montrait que le chef d’un gouvernement devait avoir les qualités qu’il prêtait faussement à César. Mais qu’est-ce de ne pas rendre le mal pour le mal ? C’est de repousser le plaisir de la vengeance, c’est de mieux aimer pardonner que de venger une injure et ne rien oublier que le mal qu’on a reçu.

Lorsqu’on lit ces maximes dans les auteurs païens, on admire, on applaudit ; on ne se lasse pas de louer ces mœurs généreuses, et l’on trouve que la république qui aimait mieux pardonner que de venger une injure était bien digne de commander à tant de nations. Mais quand c’est l’autorité divine qui enseigne qu’il ne faut prendre le mal pour le mal, quand cette salutaire exhortation retentit de haut à tous les peuples et comme à des écoles publiques de tout sexe, de tout âge, de tout rang, on accuse la religion d’être ennemie de la république ! Si cette religion était entendue comme elle devrait l’être, elle établirait, consacrerait, affermirait, agrandirait une république mieux que n’ont jamais su faire Romulus, Numa, Brutus et d’autres hommes illustres de la nation romaine »[30]

Le christianisme va dans le même sens, préférant le pardon à la vengeance pour vaincre le mal par le bien : « lorsqu’on est frappé sur une joue, présenter l’autre ; donner son manteau à celui qui veut nous enlever notre tunique, faire le double du chemin avec celui qui veut nous obliger à marcher. — Cela se fait pour que le méchant soit vaincu par le bon, ou plutôt pour que le mal dans l’homme méchant soit vaincu par le bien, et que l’homme soit délivré du mal, non extérieur et étranger, mais intime, personnel, et dont le ravage est beaucoup plus terrible que le ravage d’un ennemi extérieur, quel qu’il soit. Celui qui triomphe du mal par le bien se résigne patiemment à la perte des avantages temporels, pour qu’on sache combien la foi et la justice doivent mépriser des biens qui, trop aimés, inspirent des sentiments pervers : l’homme coupable d’iniquités apprend ainsi de l’homme même envers qui il a des torts ce que valent les choses pour lesquelles il a commis une injustice ; le repentir le fait rentrer dans l’union ; si utile au bien public ; il n’est pas vaincu par la violence, mais par la bonté de celui qui a eu tant à supporter. On se conforme au véritable esprit de ces maximes lorsqu’on les suit en vue même du bien de celui pour qui l’on agit ainsi : ce bien, c’est le redressement et l’union. Ce sentiment doit toujours nous animer, quand même nous n’obtiendrions pas les résultats désirés, c’est-à-dire le retour à des idées meilleures et l’apaisement, quand même fa guérison ne suivrait pas l’emploi de ce religieux remède.

 d’ailleurs, si on veut regarder aux mots, ce n’est pas la joue droite qu’il faut présenter si on est frappé sur la joue gauche. « Si quelqu’un, dit l’Évangile, vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la gauche[31] ; » c’est plutôt la joue gauche qui est frappée par la main droite, parce qu’elle se prête mieux au coup de l’agresseur. Voici donc comment il faut entendre ces paroles : si quelqu’un atteint en vous ce qu’il y a de meilleur, présentez-lui ce qu’il y a de moindre, de peur que, plus occupé de vengeance que de patience, vous ne délaissiez les biens éternels pour les temporels, au lieu de mépriser les choses du temps pour vous attacher aux choses éternelles, comme on préfère à la main gauche la main droite. Telle fut toujours la pensée des saints martyrs : il n’est juste de demander la dernière vengeance qu’en présence d’un amendement impossible, c’est-à-dire au jour du suprême et souverain jugement. Maintenant, il faut prendre garde que le plaisir de la vengeance ne nous fasse perdre, pour ne rien dire de plus, cette patience elle-même qui est d’un bien plus grand prix que tout ce que peut nous ôter un ennemi, même malgré nous. Un autre évangéliste[32], rapportant cette maxime, ne parle pas de la joue droite, mais seulement des deux joues[33], ce qui tend à recommander simplement la patience, tandis que le premier évangéliste insinue la distinction que je viens de signaler. C’est pourquoi l’homme de justice et de piété doit supporter patiemment la malice de ceux qu’il cherche à ramener, afin qu’il contribue à accroître le nombre des bons, au lieu d’accroître le nombre des méchants en faisant comme eux.

Enfin ces préceptes tiennent plus à la préparation intérieure du cœur qu’aux œuvres extérieures ; ils ont pour but d’entretenir dans le secret de l’âme les sentiments de bonté patiente et de nous inspirer, dans la conduite extérieure, ce qui vaut le mieux à l’égard d’autrui ; le Seigneur Jésus, modèle unique de patience, l’a fait voir dans les paroles adressées à celui qui venait de le frapper sur la face : « Si j’ai mal parlé, montre-le ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ?[34] » Si on regarde aux mots, le Seigneur n’a pas suivi son propre précepte. Car il n’a pas présenté (autre joue à celui qui venait de le frapper, mais plutôt il a voulu empêcher qu’on ne recommençât ; et cependant il était venu, non-seulement disposé à recevoir des coups sur la face, mais encore à mourir sur la croix pour ses insulteurs et ses bourreaux ; suspendu à la croix, il dit en leur faveur : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[35]. » L’apôtre Paul n’aurait pas accompli non plus le commandement de son Maître, lorsque, frappé à la face, il dit au prince des prêtres : « Dieu vous frappera, muraille blanchie. Vous êtes là pour me juger selon la loi, et contre la loi vous ordonnez « que je sois frappé ! » Et comme les assistants reprochaient à l’Apôtre de manquer de respect envers le prince des prêtres, il voulut faire entendre ironiquement, à ceux d’entre eux qui pouvaient le comprendre, que l’avènement du Christ devait détruire la muraille blanchie, c’est-à-dire l’hypocrisie du sacerdoce des juifs. « Je ne savais pas, frères, répondit-il, que ce fût le prince ; car il est écrit : Vous ne maudirez point le prince de votre peuple[36]. » Il est hors de doute que Paul, qui avait grandi au milieu de ce même peuple et qui était instruit dans la loi, n’ignorait pas qu’Ananias fût le prince des prêtres : son langage ne pouvait tromper non plus ceux dont il était si connu.

Le cœur ne doit donc jamais oublier ces préceptes de patience, et la bienveillance doit être toujours entière dans la volonté, pour empêcher qu’on ne rende le mal pour le mal. Toutefois il arrive souvent qu’il faut employer contre des résistances une certaine sévérité qui a son principe dans le désir du bien ; on consulte alors non pas la volonté, mais l’intérêt de ceux qu’on punit : cette conduite a été fort bien louée dans un chef de république par les auteurs païens. Quelque rude que soit la correction infligée à un fils, l’amour paternel est toujours là. C’est en faisant ce qu’il ne veut pas et ce qui est une souffrance, qu’on cherche à le guérir par la douleur. Ainsi donc, si les sociétés politiques gardaient ces préceptes chrétiens, les guerres elles-mêmes ne se feraient pas sans une certaine bonté, et les vaincus seraient plus aisément ramenés à la paix sociale qui repose sur la piété et la justice. La victoire est utile lorsqu’elle ôte au vaincu le pouvoir de faire le mal. Rien n’est plus malheureux que la prospérité des méchants ; elle nourrit l’impunité vengeresse, elle fortifie la volonté mauvaise comme un ennemi intérieur. Mais les mortels, dans l’égarement de leur corruption, croient que les choses humaines prospèrent, quand de splendides palais s’élèvent et que les âmes tombent en ruines ; quand on bâtit des théâtres et que les fondements des vertus sont renversés ; quand on met de la gloire à dépenser follement et qu’on se raille des oeuvres de miséricorde ; quand les histrions s’enivrent des prodigalités des riches et, que les pauvres ont à peine le nécessaire ; quand des peuples impies blasphèment le Dieu qui, par les prédicateurs de sa doctrine, condamne ce mal public, et qu’on s’empresse autour des dieux en l’honneur de qui se donnent des représentations théâtrales qui déshonorent le corps et l’âme. C’est surtout en permettant ces choses, que Dieu laisse voir sa colère ; en les laissant impunies, il les punit plus terriblement. Au contraire, lorsqu’il détruit ce qui aide à soutenir les vices, et qu’il substitue la pauvreté aux richesses dangereuses, il frappe miséricordieusement. Il faudrait même, si c’était possible, que les gens de bien fissent miséricordieusement la guerre pour dompter de licencieuses cupidités et détruire des vices que, l’autorité publique devrait extirper ou réprimer. »[37]


1. Cf. l’article de NEUSCH Marcel (augustin de l’Assomption) Le défi de la guerre dans la pensée d’Augustin, publié sur www.assomption.org
2. Parmi les textes où la guerre est dénoncée on peut citer : Contra Faustum manicheum (398) ; Lettres à Marcellin (412) ; Lettres à Boniface (418) ; Lettres à Darius (429).
3. Lettre CXXXVIII à Marcellin.
4. Cf., par exemple, le Sermon CCCLVII prononcé en 411.
5. Jc 3, 18. 
6. Mt 5, 9.
7. De Civitate Dei XIX 28.
8. Lettre CLXXXIX à Boniface. Le comte Boniface, général de l’empire d’occident fut nommé gouverneur de l’Afrique en 422 (Mourre).
9. De Civitate Dei 3, 18.
10. La Cité de Dieu, XIX, 7 : « Mais (…) voici qu’une Cité faite pour l’empire, en imposant sa loi aux nations vaincues, leur a donné sa langue, de sorte que les interprètes, loin de manquer, sont en grande abondance. Cela est vrai ; mais combien de guerres gigantesques, de carnage et de sang humain a-t-il fallu pour en venir là ? Et encore, ne sommes-nous pas au bout de nos maux. Sans parler des ennemis extérieurs qui n’ont jamais manqué à l’empire romain et qui chaque jour le menacent encore, la vaste étendue de son territoire n’a-t-elle pas produit ces guerres mille fois plus dangereuses, guerres civiles, guerres sociales, fléaux du genre humain, dont la crainte seule est un grand mal ? ».
11. La Cité de Dieu, XII, 22-23.
12. La Cité de Dieu, XIV, 1.
13. La Cité de Dieu, XII, 23.
14. La Cité de Dieu, III, 14.
15. La Cité de Dieu, XIV, 28.
16. La Cité de Dieu, XIX, 11.
17. Voici une série de définitions qu’Augustin donne de la paix : « Ainsi la paix du corps réside dans le juste tempérament de ses parties, et celle de l’âme sensible dans le calme régulier de ses appétits satisfaits. La paix de, l’âme raisonnable, c’est en elle le parfait accord de la connaissance et de l’action ; et celle du corps et de l’âme, c’est la vie bien ordonnée et la santé de l’animal. La paix entre l’homme mortel et Dieu est une obéissance réglée par la foi et soumise à la loi éternelle ; celle des hommes entre eux, une concorde raisonnable. La paix d’une maison, c’est une juste correspondance entre ceux qui y commandent et ceux qui y obéissent. La paix d’une cité, c’est la même correspondance entre ses membres. La paix de la Cité céleste consiste dans une union très-réglée et très-parfaite pour jouir de Dieu, et du prochain en Dieu ; et celle de toutes choses, c’est un ordre tranquille. L’ordre est ce qui assigne aux choses différentes la place qui leur convient. » (La Cité de Dieu, XIX, 13, 1)
18. La Cité de Dieu, XIX, 11.
19. La Cité de Dieu, XIX, 12.
20. Lettre CLXXXIX à Boniface.
21. La Cité de Dieu, XIX, 7.
22. Lettre CXXXVIII à Marcellin. L’empereur Honorius (395-423) devant les divisions religieuses qui affaiblissent encore la région d’Afrique face aux menaces barbares et qu’il ne peut supporter pas en raison de sa volonté de défendre la foi catholique, ordonne, le 14 octobre 410, au tribun Flavius Marcellin de réunir à Carthage les évêques catholiques et les évêques donatistes pour en finir avec le schisme. Il nomme Flavius Marcellin juge et suprême ordonnateur de la conférence. Au terme de cette conférence qui se déroula en juin 411 et où brilla saint Augustin, Marcellin donna raison aux catholiques, interdit aux donatistes toute assemblée religieuse et ordonna que leurs églises reviennent aux catholiques. Marcellin payera plus tard de sa vie ce jugement.
   Le donatisme (du nom de son initiateur Donat) naît après la persécution de 303-305. Ses adeptes bannirent de l’Église ceux qui avaient livrés les livres des Écritures, les « traditeurs », à cause de la persécution. De plus, « ils furent amenés à proclamer que la validité des sacrements dépendait de la sainteté des ministres » (Lacoste)
23. Sermon CCCII, 15.
24. De civitate Dei, XIX, 13.
25. Ces critiques avaient été développées par Volusianus, proconsul d’Afrique qui se convertit à sa mort. Augustin reprend ses objections dans la Lettre CXXXVI ( 2) : « Car ne rendre à personne le mal pour le mal (Rm 12, 17) ; après avoir été frappé sur une joue, tendre l’autre ; donner son manteau à celui qui veut nous voler notre tunique ; si quelqu’un veut nous forcer à marcher avec lui, l’accompagner deux fois plus loin qu’il n’e l’exige (Mt 5, 39) ; toutes ces choses ordonnées par le précepte chrétien sont contraires aux moeurs d’une république. Qui se laisserait, en effet, enlever quelque chose par un ennemi ? Qui, selon les droits de la guerre, ne rendrait pas le mal pour le mal à celui qui ravagerait une province romaine […]  ? Beaucoup de maux sont arrivés à la république par des empereurs chrétiens qui oint voulu observer, en grande partie, les maximes de la religion chrétienne. » Avant la lettre, Volusianus oppose l’éthique de conviction du Sermon sur la Montagne à l’éthique de responsabilité qui anime l’homme politique. WEBER Max (1864-1920, cité par NEUSCH Marcel, Le christianisme est-il incompatible avec les mœurs d’une République ? sur www.assomption.org) à sa suite, opposera « l’éthique de l’indignité » à la « dignité virile » qui dit : « Résiste au mal, sinon tu auras une part de responsabilité s’il l’emporte. » Il explique : « S’il est dit, en conséquence de l’éthique d’amour acosmique : « Tu ne dois pas résister au mal par la violence », la proposition qui vaut pour l’homme politique est au contraire ; « Tu dois résister au mal par la violence, faute de quoi tu es responsable de sa propagation. » Et il ajoute : même s’il faut « s’accommoder de moyens douteux ou au moins dangereux du point de vue moral. » (Le savant et le politique, La découverte/Poche, 2003, pp. 98, 190 et 193). Nous allons voir que, pour Augustin, il n’y a pas à choisir entre l’une et l’autre éthique. Elles doivent au contraire se conjuguer.
26. Rm 12, 17.
27. Mt 10, 39-41.
28. SALLUSTE, Guerre de Catilina.
29. Pro Ligario.
30. Lettre CXXXVIII, 9-10.
31. Mt 5, 39.
32. Lc 6, 29.
33. Lc 6, 29.
34. Jn, 18, 23.
35. Lc, 23, 34.
36. Ac 23, 3, 5.
37. Lettre CXXXVIII, 11-14.

⁢b. qu’est-ce qu’une guerre juste ?

[1]

Pour affiner sa position, saint Augustin s’est bien sûr inspiré des textes de la Bible, des récits de guerre si nombreux dans l’Ancien Testament⁠[2] et de l’exigence de paix clairement affirmée dans les Béatitudes. Il s’est servi aussi, comme nous l’avons déjà vu, de la pensée païenne quand elle se réfère à la loi naturelle.

Saint Augustin cite notamment des extraits perdus du troisième livre du traité de la République de Cicéron où l’auteur « soutient qu’une sage république n’entreprend jamais de guerre, hormis pour le devoir et le salut » et déclare que « toutes les guerres entreprises sans motif sont injustes »[3]. « Cicéron, écrit-il encore, s’applique à réfuter cette opinion que l’injustice est nécessaire au gouvernement de l’État. Bien au contraire, conclut-il, la République ne fleurit et ne prospère que par la justice. Les actes de l’État n’échappent pas à la loi morale, ils doivent respecter toujours la loi naturelle[4]. Pour être permise, la guerre doit être juste. »[5]

Les idées de Cicéron, nous les retrouvons développées dans le De officiis[6] où il présente les « règles morales à observer même envers ceux qui nous ont fait du tort » car « il y a une mesure à garder dans la vengeance et le châtiment et je ne sais s’il ne suffit pas d’amener le coupable à regretter l’injustice qu’il a commise de telle façon qu’il n’y retombe pas et que les autres y soient moins enclins. Quand il s’agit des affaires de l’État, il faut observer très rigoureusement les lois de la guerre. » Pourquoi cette retenue ? Comment justifie-t-il cet appel à la modération ? « Il y a en effet, explique-t-il, deux façons de lutter : on défend sa cause par la parole ou l’on use de la force ; l’un de ces moyens est propre à l’homme, l’autre aux bêtes et l’on y a recours quand on ne peut employer le premier. C’est donc pour vivre en paix sans injustice qu’il faut entreprendre une guerre. » La guerre « pour l’empire et pour la gloire »[7] doit avoir de « justes motifs ». Elle n’a donc comme cause légitime qu’une injustice subie et, comme but, la paix mais pas n’importe quelle paix à n’importe quel prix : « on doit toujours avoir en vue une paix qui n’expose aucun des adversaires à tomber dans un piège ».

Cicéron insiste sur le respect de l’adversaire. Tout d’abord, « une guerre ne peut être juste si elle n’a pas été précédée d’une réclamation en forme ou d’une dénonciation et d’une déclaration. » Cicéron ensuite se réjouit qu’on ait perdu l’usage de désigner l’ennemi par un vocabulaire trop rude : « on a donné le nom de « hostis » à celui qui précédemment s’appelait « perduellis », comme pour atténuer par une désignation plus humaine ce que la condition d’ennemi a d’affreux. Ce mot de « hostis » en effet s’appliquait au temps de nos ancêtres à ceux que nous appelons « étrangers ». (…) Quel adoucissement ajouter à celui dont témoigne le fait de donner pareille appellation à ceux qui sont nos adversaires dans une guerre ? Il est vrai que par l’usage ce mot a acquis un sens plus fort : il a cessé de s’appliquer à l’étranger et s’emploie pour désigner celui qui porte les armes contre la cité. »[8] Enfin une fois « la victoire acquise, on doit laisser vivre les adversaires qui, pendant la durée des hostilités, n’ont pas montré de cruauté, pas offensé l’humanité. »[9] « Il faut penser aussi au salut de ceux qu’on a vaincus, recevoir en grâce tous ceux qui s’en remettent à la loyauté du général victorieux, même si le bélier a battu les murs de leur cité. Cette forme de la justice a été en si grand honneur parmi nos ancêtres que des cités, des nations vaincues sont devenues les clientes de leurs propres vainqueurs. Et les lois de la guerre ont trouvé dans le code fécial[10]une consécration religieuse. » De plus, « si, en raison de circonstances particulières, quelqu’un a fait à l’ennemi une promesse, il doit la tenir loyalement »[11]

Telle est la sagesse des Anciens. Reste à la confronter aux enseignements des Écritures où l’Ancien Testament regorge de récits guerriers alors que le Nouveau peut paraître pacifiste.

« On définit ordinairement les guerres justes, écrit-il, celles qui ont pour objet de venger des injures, soit que la ville ou la nation qu’on attaque, ait négligé de réparer les injustices commises par les siens, soit qu’elle n’ait pas rendu ce qui a été pris injustement. Il est évident qu’on doit aussi considérer comme une guerre juste, celle que Dieu commande : car il n’y a pas d’iniquité en lui, et il sait ce qu’il convient de faire à chacun (Rm 9, 14). (…) Dans une guerre de ce genre, le chef de l’armée et le peuple lui-même sont moins les acteurs de la guerre que les exécuteurs des desseins de Dieu »[12]

Cette réflexion justifie-t-elle les guerres de religion ? On peut répondre non puisqu’il nous demande de considérer « aussi les temps du Nouveau Testament, lorsqu’il a fallu non plus seulement garder au cœur la douceur de la charité, mais la mettre en lumière, lorsque le glaive de Pierre a été remis au fourreau par le commandement du Christ, afin de montrer qu’il ne fallait pas tirer l’épée pour le Christ lui-même »[13]. Dieu, en effet, après avoir élu un peuple inséré dans les réalités de son temps, « élit » toute l’humanité.

Mais n’y a-t-il pas contradiction ou du moins exception quand on lit cette remarque qu’Augustin fonde sur Lc 14, 15-24⁠[14] : « Si nous voulons nous en tenir à la vérité, nous reconnaîtrons que la persécution injuste est celle des impies contre l’Église du Christ, et que la persécution juste est celle de l’Église du Christ contre les impies. Elle est donc bienheureuse de souffrir persécution pour la justice, et ceux-ci sont misérables de souffrir persécution pour l’iniquité. L’Église persécute par amour et les impies par cruauté. »[15]

Ce passage isolé du contexte historique et de l’ensemble de la lettre dont il est extrait peut être utilisé dangereusement⁠[16]. Il vaut donc la peine de s’y arrêter.

Notons tout d’abord qu’Augustin ne réclama jamais la coercition du pouvoir contre les Juifs dont il respectait la liberté de culte, ni contre les païens même s’il approuvait les lois interdisant le culte des idoles, ni contre les manichéens avec lesquels il débattait⁠[17].

Cette coercition, il s’y résout face à la crise donatiste⁠[18]. Devant les excès des donatistes, « leurs insultes », « leurs agressions », « leurs brigandages »[19], « quelle doit être la conduite de la charité ? » se demande Augustin, « que doit donc faire l’amour fraternel ? ». Au départ, explique Augustin, « nous pensions que, malgré la rage de ce parti, il ne fallait pas demander aux empereurs la destruction de l’hérésie en prononçant des peines contre les adhérents. (…) Plusieurs de mes frères et moi-même pensions que, malgré la rage de ce parti, il ne fallait pas demander aux empereurs la destruction de l’hérésie en prononçant des peines contre les adhérents ; il nous semblait qu’il suffisait de protéger contre ses violences ceux qui annonceraient la foi catholique par des discours ou des lectures. Nous étions d’avis que cela pouvait se faire à l’aide de la loi de Théodose, de très pieuse mémoire, contre tous les hérétiques ; cette loi condamne tout évêque ou clerc non catholique, en quelque lieu qu’on le trouve, à une amende de dix livres d’or ; nous désirions qu’on l’appliquât plus expressément aux donatistes qui prétendaient n’être pas hérétiques ; et toutefois nous ne voulions pas les soumettre tous à cette peine ; seulement dans chaque pays où l’Église catholique aurait eu à souffrir de la part de leurs clercs, de leurs circoncellions ou de leurs peuples, les évêques ou d’autres ministres de ce parti, sur la plainte des catholiques, auraient été condamnés par les magistrats au paiement de l’amende. Cette menace les aurait empêchés de rien entreprendre ; il nous paraissait qu’on pourrait ainsi prêcher et pratiquer librement la vérité catholique ; chacun aurait été libre de la suivre sans obéir à aucun sentiment de crainte et nous n’aurions pas eu des catholiques faux et simulés. » Malgré des frères « avancés en âge » qui pensaient autrement parce qu’ils avaient constaté l’efficacité des anciennes lois impériales « qui forçaient à rentrer dans l’unité », le concile de Carthage du 26 juin 404 se rallia à la thèse défendue par Augustin.⁠[20]

Il le confirme dans une autre lettre : « …mon premier sentiment était de ne contraindre personne à l’unité du christianisme, mais d’agir par la parole, de combattre par la discussion, de vaincre par la raison, de peur de changer en catholiques dissimulés ceux qu’auparavant nous savions être ouvertement hérétiques. Ce ne sont pas des paroles de contradiction, mais des exemples de démonstration qui ont triomphé de cette première opinion que j’avais. On m’opposait d’abord ma propre ville qui appartenait tout entière au parti de Donat, et s’est convertie à l’unité catholique par la crainte des lois impériales ; nous la voyons aujourd’hui détester si fortement votre funeste opiniâtreté qu’on croirait qu’il n’y en a jamais eu dans son sein. Il en a été ainsi de beaucoup d’autres villes dont on me citait les noms, et je reconnais qu’ici encore pouvaient fort bien s’appliquer ces paroles : « Donnez au sage l’occasion et il se fera plus sage » (Pr 9, 9). Combien en effet, nous en avons les preuves certaines, frappés depuis longtemps de la vérité, voulaient être catholiques, et différaient de jour en jour parce qu’ils redoutaient les violences de ceux de leur parti ! »[21] Les faits donc lui montrent que sa politique de dialogue ne porte pas les fruits escomptés. Le climat d’insécurité croissant, l’urgence de rétablir l’unité de l’empire menacé poussent Augustin à recourir à la coercition. Son attitude pleine de mansuétude se heurte à des « beaucoup d’âmes perverses et froides ». De plus, quelques évêques « qui avaient eu beaucoup à souffrir (…) et avaient même été expulsés de leurs sièges », avaient déposé « des plaintes graves ». Enfin, l’évêque de Bagaïe, Maximien, qui avait eu à souffrir, comme d’autres⁠[22], d’ « horribles violences » et avait été laissé pour mort après une agression, demanda du secours à l’empereur « moins pour venger sa cause que pour défendre l’Église confiée à ses soins. S’il n’eût pas fait cela, il n’eût pas mérité des éloges pour sa patience, mais il eût mérité le blâme pour sa négligence. »[23] Dès lors, et à l’instar des Paul qui avait invoqué les lois romaines et demandé le secours du païen César, « un religieux et pieux empereur, ayant pris connaissance de tant d’actes détestables, a mieux aimé attaquer une erreur impie par des lois et ramener à l’unité catholique par la crainte et la force ceux qui portaient contre le Christ l’étendard du Christ, que de se borner à réprimer des violences et de laisser à chacun la liberté d’errer et de périr. »[24]

Reste à Augustin la tâche de justifier théologiquement ce recours à la force.

Pour lui, la persécution exercée par l’Église n’est pas de même nature que celle à laquelle se livrent les donatistes. En effet, l’Église « veut ramener, les autres veulent détruire ; elle veut tirer de l’erreur, et les autres y précipitent. L’Église poursuit ses ennemis et ne les lâche pas jusqu’à ce que le mensonge périsse en eux et que la vérité triomphe ; quant aux donatistes, ils rendent le mal pour le bien ; pendant que nous travaillons à leur procurer le salut éternel, ils s’efforcent de nous ôter le salut même temporel ; ils ont un si grand goût pour les homicides, qu’ils se tuent eux-mêmes lorsqu’ils ne peuvent tuer les autres[25]. Tandis que la charité de l’Église met tout en œuvre pour les délivrer de cette perdition afin que nul d’entre eux ne périsse, leur fureur cherche à nous tuer pour assouvir leur passion de meurtre, ou à se tuer eux-mêmes, de peur de paraître se dessaisir du droit qu’ils s’arrogent de tuer les hommes. »[26]

L’Église « souhaite ardemment que tous vivent, mais elle travaille encore plus pour empêcher que tous ne périssent ». « Il vaut mieux (qui en doute ?) amener par l’instruction les hommes au culte de Dieu que de les y pousser par la crainte de la punition ou par la douleur ; mais parce qu’il y a des hommes plus accessibles à la vérité, il ne faut pas négliger ceux qui ne sont pas tels. (…) ; les meilleurs sont ceux qu’on mène avec le sentiment, mais c’est la crainte qui corrige le plus grand nombre. » Augustin trouve à cette idée quelque soutien dans le livre des Proverbes[27] mais aussi dans la vie de Paul « renversé par terre » : « le Christ le force, puis l’instruit, il le frappe, et puis le console ». Pour Augustin, « il faut admirer comment celui qu’une punition corporelle a contraint d’entrer dans l’Évangile a fait plus pour l’Évangile que tous ceux qui ont été appelés par la parole seule du Sauveur[28] : celui qu’une crainte plus grande pousse vers la charité met dehors toute crainte pour la perfection même de cette charité. » Ainsi, « plusieurs, comme de mauvais serviteurs et en quelque sorte de méchants fugitifs, sont ramenés à leur Seigneur par le fouet des douleurs temporelles. (…) Pourquoi l’Église ne forcerait-elle pas au retour les enfants qu’elle a perdus, puisque ces enfants perdus forcent les autres à périr ? Si, au moyen de lois terribles, mais salutaires, elle retrouve ceux qui n’ont été que séduits, cette pieuse mère leur réserve de plus doux embrassements et se réjouit de ceux-ci beaucoup plus que de ceux qu’elle n’avait jamais perdus. Le devoir du pasteur n’est-il pas de ramener à la bergerie du maître, non seulement les brebis violemment arrachées, mais même celles que des mains douces et caressantes ont enlevées au troupeau, et, si elles viennent à résister, ne doit-il pas employer les coups et même les douleurs ? » Augustin cite 2 Cor 10, 6 : « …nous nous tenons prêts à punir toute désobéissance dès que votre obéissance sera totale. » A la lumière de cette citation, il explique Lc 14, 16-24 : « …si par la puissance qu’elle a reçue de la faveur divine et au temps voulu, au moyen de la piété et de la foi des rois, l’Église force d’entrer ceux que l’on rencontre le long des chemins et des haies, c’est-à-dire dans les hérésies et les schismes, ceux-ci ne doivent pas se plaindre d’être contraints, mais ils doivent faire attention à quoi on les contraint. Le festin du Seigneur c’est l’unité du corps du Christ, non seulement dans le sacrement de l’autel, mais encore dans le lien de la paix. Nous pouvons assurément dire des donatistes en toute vérité qu’ils ne forcent personne au bien, car lorsqu’ils forcent c’est toujours au mal. (…)  Quiconque pense qu’en de telles extrémités l’Église aurait dû tout souffrir plutôt que de demander le secours de Dieu par les empereurs chrétiens, réfléchit peu à l’impossibilité de donner de bonnes raisons pour justifier une semblable négligence. Ceux qui ne veulent pas que des lois justes soient établies contre leurs impiétés, nous disent que les apôtres ne demandèrent rien de pareil aux rois de la terre ; ils ne font pas attention que c’était alors un autre temps que celui où nous sommes, et que tout vient en son temps. » Les rois de l’Ancien Testament lui inspirent cette conviction⁠[29] : « Comment donc les rois servent-ils le Seigneur avec crainte, si ce n’est en empêchant ou en punissant, par une sévérité religieuse, ce qui se fait contre les commandements du Seigneur ? On ne sert pas Dieu de la même manière comme homme, et de la même manière comme roi ; comme homme, on sert Dieu par une vie fidèle ; mais comme roi, on le sert en faisant des lois, avec une vigueur convenable, pour ordonner ce qui est juste et empêcher ce qui ne l’est pas. »[30]

La contrainte des lois peut entraîner des conversions simulées. Mais Augustin est optimiste car, nous dit-il, « un grand nombre (…) à force d’entendre prêcher la vérité (…) revinrent sincèrement. »[31]

Envisage-t-il la contrainte jusqu’à la peine capitale ? Théoriquement, elle est envisageable : « Qui de nous veut qu’un seul d’entre eux périsse ou même qu’il perde quoi que ce soit ? Mais si la maison de David ne put pas avoir la paix sans la mort d’Absalon qui avait déclaré la guerre à son père, malgré tout le soin du roi à ordonner qu’on lui rendît, autant que possible, vivant et sauf ce fils à qui son paternel amour réservait le pardon, que fit David ? Il ne lui resta plus qu’à pleurer le fils qu’il avait perdu, et à chercher le rétablissement de la paix de son royaume une consolation à sa douleur. »[32] Et donc « si l’Église en retrouve un grand nombre en en perdant quelques-uns, et ce n’est pas dans une guerre qu’elle les perd, comme David perdit Absalon, c’est d’une mort volontaire que ceux-ci périssent, elle adoucit ou guérit la douleur de son cœur maternel, par la pensée que tant de peuples sont délivrés. »[33] Néanmoins, il écrivit à Marcellin : « Quelle que soit l’énormité des crimes avoués par les coupables, épargnez-leur la peine de mort ; je vous le demande, pour le repos de notre conscience, et pour mieux montrer aux hommes la mansuétude catholique. L’avantage que nous tirons de l’aveu des criminels est de procurer à l’Église catholique l’occasion de signaler sa douceur envers ses plus grands ennemis (…) Si quelques-uns des nôtres, indignés de l’atrocité de leurs crimes, vous accusent de relâchement et de négligence, une fois cette indignation, qui est la suite ordinaire des faits récents, apaisée, on reconnaîtra toute l’étendue de votre bonté. »[34]

En tout cas, le pardon est toujours offert aux repentis : « qu’ils détestent donc leur erreur passée avec une aussi amère douleur que Pierre détesta son lâche mensonge, et qu’ils reviennent à la véritable Église du Christ, c’est-à-dire à l’Église catholique leur mère ; qu’ils y soient clercs, qu’ils y soient de bons évêques, ceux qui auparavant s’étaient si cruellement armés contre elle. Nous n’en sommes point jaloux, mais plutôt nous les embrassons, nous les souhaitons, nous les exhortons, et ceux que nous trouvons le long des chemins et des haies, nous les forçons d’entrer, quoiqu’il s’en rencontre parmi eux à qui nous ne puissions pas persuader que ce n’est pas leurs biens que nous cherchons, mais eux-mêmes. (…) qu’ils viennent ; que la paix se fasse dans la forteresse de Jérusalem, c’est-à-dire dans la charité (…) »⁠[35]. L’amour, en effet, doit toujours l’emporter. Le chrétien ne peut être tout entier à la colère, à la sévérité, à la punition : « Le cœur ne doit (…) jamais oublier ces préceptes de patience, et la bienveillance doit être toujours entière dans la volonté, pour empêcher qu’on ne rende le mal pour le mal. Toutefois il arrive souvent qu’il faut employer contre les résistances une certaine sévérité qui a son principe dans le désir du bien ; on consulte alors non pas la volonté, mais l’intérêt de ceux qu’on punit : cette conduite a été fort bien louée dans un chef de république par les auteurs païens. Quelque rude que soit la correction infligée à un fils, l’amour paternel est toujours là. C’est en faisant ce qu’il ne veut pas et ce qui est une souffrance, qu’on cherche à le guérir par la douleur. Ainsi donc, si les sociétés politiques gardaient ces préceptes chrétiens, les guerres elles-mêmes ne se feraient pas sans une certaine bonté, et les vaincus seraient plus aisément ramenés à la paix sociale qui repose sur la piété et la justice. (…) Il faudrait même, si c’était possible, que les gens de bien fissent miséricordieusement la guerre pour dompter de licencieuses cupidités et détruire des vices que l’autorité publique devrait extirper ou réprimer. »[36]

Après cette importante mise au point, revenons à la question de la guerre proprement dite.

Les conditions de la guerre juste

Si le souci de l’unité, de la charité et du salut des âmes pousse, en dernier ressort, Augustin à faire appel au bras séculier contre les donatistes, il va de même, tout en reconnaissant l’horreur de la guerre, l’admettre mais à certaines conditions. En rassemblant une série de prises de position éparses dans son œuvre, Gratien⁠[37] puis saint Thomas esquisseront ce qu’on appellera plus tard le jus ad bellum et le jus in bello.⁠[38]

Quelles sont ces prises de position ?

Il faut un motif légitime pour faire la guerre. Elle ne peut être entreprise que pour combattre une injustice avérée : « Mais, dira-t-on, le sage n’entreprendra que des guerres justes. Eh ! n’est-ce pas cette nécessité même de prendre les armes pour la justice qui doit combler le sage d’affliction, si du moins il se souvient qu’il est homme ? Car enfin, il ne peut faire une guerre juste que pour punir l’injustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce qu’un homme ne peut pas ne pas déplorer. Certes, quiconque considérera des maux si grands et si cruels tombera d’accord qu’il y a là une étrange misère. Et s’il se rencontre un homme pour subir ces calamités ou seulement pour les envisager sans douleur, il est d’autant plus misérable de se croire heureux, qu’il ne se croit tel pour avoir perdu tout sentiment humain. »[39]

« Il ne peut faire une guerre juste que pour punir l’injustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce qu’un homme ne peut pas ne pas déplorer. »[40]

Rappelons-nous la définition que saint Augustin nous a donnée plus haut de la guerre juste : elle a pour objet « de venger des injures, soit que la ville ou la nation qu’on attaque, ait négligé de réparer les injustices commises par les siens, soit qu’elle n’ait pas rendu ce qui a été pris injustement.[41] Une « injure » (injuria) est une violation du droit ; « venger une injure » (vindicare), c’est punir une injustice. La guerre juste est donc une guerre qui est conforme à la justice, au droit et, par extension, à l’équité.⁠[42] Il n’y a pas de paix sans justice : « Supprimée dès lors la justice, que sont les royaumes sinon de vastes brigandages ? Car les brigandages eux-mêmes que sont-ils sinon de petits royaumes »[43] L’établissement de la justice éloigne le spectre de la guerre aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur et la puissance de l’État ne trouve sa justification qu’au service de la justice : « Non que la puissance soit à fuir comme un mal : mais il faut respecter l’ordre en vertu duquel la justice est première. »[44] L’État a besoin de la force pour se maintenir⁠[45] et garantir la justice : « Là où il n’y a pas de justice, il n’y a pas d’État »[46] Ainsi, au comte Boniface il conseille de ne pas « quitter la profession des armes », pour assurer le salut de l’État⁠[47].

La guerre doit être décrétée par une autorité légitime, le prince ou Dieu lui-même :

« Il importe assurément de voir pour quelle raison et par ordre de qui la guerre est entreprise ; cependant l’ordre naturel exige, dans l’intérêt de la paix du genre humain, que le pouvoir de la commander appartienne au prince, et que le devoir de la faire, pour la paix et le bien général, incombe au soldat (Contra Faust. XXII, 75). Nul ne doit se contenter de dire : Dieu sait que je ne voulais pas qu’on fît cela. Ne pas y avoir pris part, n’y avoir pas consenti : voilà bien deux choses ; mais ce n’est pas encore assez. Il ne suffisait point de ne pas consentir, il fallait encore s’opposer. Il ya pour les méchants des juges, il y a des pouvoirs établis. « Ce n’est pas s ans raison, dit l’Apôtre, que le pouvoir porte le glaive ; car il est le ministre de Dieu dans sa colère : mais contre celui qui fait le mal. Le ministre de la colère divine contre le mal. Si donc tu fais le mal, poursuit-il, crains. Ce n’est pas sans raison qu’il porte le glaive. »[48]

« Ce qui intéresse dans les guerres qui sont entreprises, ce sont les causes qui les font entreprendre et ceux qui en sont les auteurs. Cependant l’ordre naturel, qui veut la paix entre les hommes, demande que le pouvoir de déclarer la guerre et de conduire la guerre appartienne au prince, tandis que les militaires ont, pour obligation, d’exécuter les ordres de guerre qui leur sont donnés dans l’intérêt de la paix et du salut de tous. Quant à la guerre qu’on n’entreprend de faire que sur ordre de Dieu, nul ne saurait douter qu’il soit juste de l’entreprendre, soit pour effrayer, soit pour anéantir, soit pour subjuguer l’orgueil des hommes. »[49] Est juste la guerre « que Dieu commande : car il n’y a pas d’iniquité en lui, et il sait ce qu’il convient de faire à chacun (Rm 9, 14). (…) Dans une guerre de ce genre, le chef de l’armée et le peuple lui-même sont moins les acteurs de la guerre que les exécuteurs des desseins de Dieu »[50]

« On ne s’étonnera point des guerres faites par Moïse, on n’en aura point horreur, attendu qu’en cela, il n’a fait que suivre les ordres mêmes de Dieu. Il n’a point cédé à la cruauté, mais à l’obéissance. Quant à Dieu, en donnant de tels ordres, il ne se montrait point cruel, il ne faisait que traiter ces hommes et les effrayer comme ils le méritaient. En effet, que trouve-t-on à blâmer dans la guerre ? Est-ce parce qu’on y tue des hommes qui doivent mourir un jour, pour en soumettre qui doivent encore vivre en paix ? Faire à la guerre de semblables reproches serait le propre d’hommes pusillanimes, non point d’hommes religieux. »[51]

Il est important de ne pas se substituer à ces autorités légitimes : « Nous vous recommandons, nous vous prions, au nom du Seigneur et de sa mansuétude, de vivre avec douceur, de vivre en paix. Laissez les autorités accomplir tranquillement les devoirs dont elles rendront compte à Dieu et à leurs supérieurs. »[52] Dans une guerre demandée par Dieu, les chefs et les soldats ne sont pas les auteurs mais les exécuteurs du dessein de Dieu. L’erreur serait de faire de sa volonté un dessein de Dieu.

On peut aussi penser que la guerre entreprise par une autorité légitime pour réparer une injustice sera un dernier recours puisqu’il vaut mieux, écrit Augustin, « tuer la guerre par la parole plutôt que les hommes par le glaive »[53], c’est-à-dire d’abord négocier.

S’esquisse aussi ce qu’on appellera le jus in bello. En effet, dans la guerre, le souci de la justice, du bien, et surtout de la paix doit subsister :

« Ce qu’on blâme avec raison dans la guerre, c’est le désir de faire du mal, la cruauté dans la vengeance, une âme implacable, ennemie de la paix, la fureur des représailles, la passion de domination et tous autres sentiments semblables. »[54] « Un juste engagé comme soldat sous un roi, même sacrilège, a droit de demander à combattre par son commandement, en respectant l’ordre et la paix chez les citoyens, quand il est assuré que ce qu’on exige de lui n’est point contre la loi de Dieu, ou du moins quand il n’est pas sûr du contraire, en sorte que l’injustice de l’ordre rende peut-être le roi coupable, pendant que l’obéissance excuse le soldat. »[55]

Tout n’est pas permis. Il faut demeurer en toute circonstance fidèle à sa foi et continuer à chercher la paix : « Songez avant tout, quand vous êtes armé pour marcher au combat, que votre force corporelle est aussi un don de Dieu, et cette pensée vous empêchera de tourner un don de Dieu contre Dieu même. La foi promise doit être gardée même envers un ennemi contre lequel on est en guerre ; combien plus doit-elle l’être à l’égard d’un ami en faveur duquel on combat. Nous devons vouloir la paix, et ne faire la guerre que par nécessité, afin que Dieu nous délivre de cette nécessité et nous conserve dans la paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre, mais on fait la guerre pour avoir la paix. Aimez donc la paix même en combattant, afin de ramener par la victoire au bonheur de la paix ceux que vous combattez ».⁠[56]

Dans une autre lettre au Comte Darius il écrit : « Ils sont grands, et grands d’une gloire qui leur est propre, les guerriers qui se distinguent par leur courage et ce qui est beau encore, par leur fidélité à leurs devoirs sous l’aile et la protection du Seigneur, triomphent par leurs fatigues et leur valeur dans les dangers des ennemis de la patrie et rendent le calme et la paix aux provinces de la République. Mais ce qui est plus précieux encore, c’est de tuer la guerre par la parole plutôt que les hommes par le glaive, et de gagner ou d’obtenir la paix par la paix elle-même plutôt que par la guerre. Ceux qui livrent des combats veulent sans doute la paix s’ils sont des gens de bien, mais ils n’y arrivent qu’en répandant le sang. Vous au contraire, vous êtes envoyés pour empêcher que le sang de personne ne coule. Aux autres cette triste nécessité ; à vous cette joie et ce bonheur. »[57]

Le chrétien ne peut ressembler au méchant : « Tu le condamnes et tu fais comme lui ? Tu veux par le mal triompher du mal ? Triompher de la méchanceté par la méchanceté ? Il y aura alors deux méchancetés qu’il faudra vaincre l’une et l’autre. »[58] Et un peu plus loin, il évoque l’exemple de Paul en disant « Mais il a fait attention : il a médité, pesé, adapté, châtié son langage. Remarquez bien ces mots : « Fais le bien, et par elle [la puissance] tu seras glorifié » ; soit qu’elle te loue elle-même, si elle est bonne ; soit que, si elle est injuste et que tu meures pour la foi, pour la justice, pour la vérité, elle travaille à ta gloire par ses cruautés mêmes, non pas en te louant, mais en te donnant l’occasion de mériter des louanges. Ainsi donc fais le bien, et tu en jouiras avec sécurité. »[59]

Son intention doit être droite. Est injuste la guerre que l’on fait par orgueil ou soif de pouvoir ou esprit de possession : « Quand elle est entreprise par l’ordre de Dieu même, on ne peut sans crime douter qu’elle soit juste, et quand son but soit ou d’effrayer, ou d’écraser ou de subjuguer l’orgueil humain[60]. « Faire la guerre à ses voisins, attaquer des peuples dont on n’a reçu aucune offense et seulement pour satisfaire son ambition, qu’est-ce autre chose que du brigandage en grand ?[61] La guerre juste doit procurer un bien ou éviter un mal. Le but n’est pas la victoire mais la paix dans la justice « On doit vouloir la paix et ne faire la guerre que par nécessité, pour que Dieu vous délivre de la nécessité de tirer l’épée et vous conserve dans la paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Restez donc amis de la paix, même en combattant, afin que la victoire vous serve à ramener l’ennemi aux avantages de la paix. »[62] La réparation du dommage ne suffit donc pas à l’intention droite, encore faut-il vouloir la paix.

Augustin a donc bien inscrit ces réflexions sur la guerre « juste » dans une théologie de la paix.

Augustin n’oppose pas l’amour chrétien et l’emploi de la force. Il n’oppose pas, comme nous disions, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Il y a un usage illégitime et un usage légitime de la force. On pourrait, dans le premier cas, parler de violence et dans le second cas de force, de correction, de châtiment qui se présente comme « une forme de miséricorde »[63]. Si personnellement, je peux sous la menace, choisir de laisser « l’épée au fourreau », il se peut aussi que je doive me défendre pour protéger le bien commun ou dans l’intérêt de l’agresseur « car celui que l’on prive du pouvoir de mal faire subit une défaite profitable. Rien n’est plus malheureux en effet que l’heureux succès des pécheurs, car l’impunité qui est leur peine s’en trouve nourrie, et leur mauvaise volonté, qui est leur ennemi intérieur, s’en trouve fortifiée. »[64] Dans quelque situation, toute méchanceté (malitia) doit être bannie, toute action doit se faire en vue du bien et de la paix.

Il nous reste à évaluer l’influence de la pensée d’Augustin et le sort qui lui sera réservé dans le temps par les théologiens et le Magistère de l’Église.

En gros, après Augustin, on reconnaîtra la légitimité du service militaire et de la guerre à certaines conditions. C’est le cas chez saint Maxime de Turin (+ 465) et saint Grégoire le Grand (+604). Une peine canonique est prévue pour ceux qui ont versé le sang jusqu’au milieu du XIe siècle mais Augustin va s’imposer en Occident et au XIIe siècle, Gratien va synthétiser son enseignement dans son traité de science canonique : Decreta concordia discordantium canonum.⁠[65]


1. MINOIS G., L’Église et la guerre, Fayard 1994, p. 71-72 : « C’est par un abus de langage que l’on parle de la théorie de la guerre juste chez Saint Augustin. En effet, le contexte dans lequel il se situe est plutôt celui de la guerre sainte : il s’agit des luttes entre l’Empire romain assimilé à la chrétienté, et le monde barbare, assimilé au paganisme ou à l’hérésie. Ce sont en fait des combats pour Dieu, formes de guerre légitimes par excellence : pour quel meilleur motif pourrait-on se battre ? Ce n’est qu’une fois ce type de guerre admis que l’on pourra chercher si d’autres justifications sont possibles. Mais cela ne viendra que plus tard. Chez Saint Augustin, le terme de guerre juste sous-tend en réalité la guerre sainte. (…) Les perspectives changent complètement. Certes la guerre apparaît plus que jamais comme une nécessité, mais une nécessité monstrueuse et non plus triomphante. La guerre, c’est d’abord un cortège de maux innombrables. (…) Il ne faut donc se lancer dans la guerre qu’en dernière extrémité, lorsque toutes les autres possibilités de rétablir la paix sont épuisées. »
2. La distinction entre guerre juste et guerre injuste est sans doute sommaire et tributaire des mœurs du temps, mais elle existe. Les guerres justes sont les guerres du Seigneur, guerres qu’il suscite pour la survie de son peuple ou des guerres déclarées par les chefs du peuple pour punir l’injure, le crime ou l’insulte ou encore pour défendre les alliés. Est injuste, par définition, la guerre menée pour une cause injuste, par orgueil, par volonté de puissance. La guerre juste est gagnée, la guerre injuste est perdue. De plus, les Hébreux sont tenus de respecter la loi mosaïque, de déclarer la guerre avant de la mener et de proposer la paix en demandant la soumission avant d’attaquer (Dt 20, 10). Enfin, toute une série d’exactions, de « crimes de guerre » sont interdits : rapts et rapines (Ex 20, 15 et 17 ; Dt 5, 19 et 21 ; Am 3, 10) et, dans le livre d’Amos, Yahvé s’emporte contre des crimes commis par les nations voisines d’Israël et par Israël lui-même.
3. Ces citations sont reprises sur http://remacle.org/bloodwolf/orateurs/republique3.htm. Elles reprennent des extraits du troisième livre de la République qui ne nous sont parvenus que par le biais d’autres auteurs comme Augustin ou Isidore de Séville (560/570-636). Le manuscrit du Vatican que nous avons est, en effet, très mutilé. Isidore de Séville, comme on le sait, utilise dans ses Etymologies les auteurs latins. Il utilise Cicéron (De Republica III, XXXV) pour définir la guerre juste : « Sont injustes les guerres qu’on entreprend sans une juste cause. Donc, à l’exception de celles qu’on déclare pour venger une injure ou repousser un envahisseur, il n’existe aucune guerre que l’on considère juste. (…) On ne peut considérer juste aucune guerre si elle n’a été annoncée, déclarée et qu’elle n’ait comme motifs des faits répétés. » (traduit de l’espagnol d’après Etimologias, Edicion bilingüe preparada por José Oroz Reta, , Biblioteca de autores cristianos, 1982, II, p. 383)  
4. Cicéron écrit : « Il est une loi véritable, la droite raison, conforme à la nature, universelle, immuable, éternelle, dont les ordres invitent au devoir, dont les prohibitions éloignent du mal. Soit qu’elle commande, soit qu’elle défende, ses paroles ne sont ni vaines auprès des bons, ni puissantes sur les méchants. Cette loi ne saurait être contredite par une autre, ni rapportée en quelque partie, ni abrogée tout entière. Ni le sénat, ni le peuple, ne peuvent nous délier de l’obéissance à cette loi. Elle n’a pas besoin d’un nouvel interprète, ou d’un organe nouveau. Elle ne sera pas autre, dans Rome, autre, dans Athènes ; elle ne sera pas demain autre qu’aujourd’hui : mais, dans toutes les nations et dans tous les temps, cette loi régnera toujours, une, éternelle, impérissable ; et le guide commun, le roi de toutes les créatures, Dieu même donne la naissance, la sanction et la publicité à cette loi, que l’homme ne peut méconnaître, sans se fuir lui-même, sans renier sa nature, et par cela seul, sans subir les plus dures expiations, eût-il évité d’ailleurs tout ce qu’on appelle supplice. »  (République, livre III, XVII).
5. St Augustin cité par S. Bonnefoi sur le site indiqué plus haut.
6. De Officiis, I, XI-XIII.
7. Il n’empêche que Cicéron envisage aussi des « guerres où il s’agit d’assurer son prestige » mais celles-ci « doivent, écrit-il, être conduites avec moins de rudesse que les autres. »
8. Si « hostis » en latin classique désigne bien « l’ennemi », « perduellis » désigne un « ennemi acharné », « perduellio » signifie « crime de haute trahison », « attentat ».
9. Il ajoute : « C’est ainsi qu’en ont usé nos ancêtres : ils ont même admis dans la cité les Tusculans, les Èques, les Volsques, les Sabins, les Herniques, mais ont entièrement rasé Carthage et Numance. Je voudrais qu’ils n’en eussent pas fait autant à Corinthe, mais ils ont eu, je crois, quelque motif particulier de détruire cette ville : ils craignaient que sa situation naturellement trop forte n’incitât quelque jour les habitants à recommencer la guerre. »
10. Le nom « fécial » (fecialis) est « donné à des prêtres de Jupiter italique, institués à Rome, suivant la tradition, par Numa ou par Ancus Martius, qui jouaient un grand rôle dans les rapports internationaux et dans la conclusion des traités de paix. C’étaient eux qui, dans les querelles que Rome avait avec ses voisins, étaient d’abord envoyés pour demander satisfaction, et puis, en cas de refus, déclaraient la guerre. Lorsqu’il s’agit de déclarer la guerre à Philippe et à Antiochus, on consulta les féciaux pour savoir s’il fallait la leur dénoncer à eux-mêmes en personne, ou s’il suffirait de le faire à la première place de leur obéissance ». [Rollin Charles (1661-1741), Histoire ancienne]. On utilise aussi le mot fécial comme adjectif : le droit fécial.
11. Cicéron cite plusieurs exemples de justes comportements durant les guerres : « C’est ainsi que, dans la première guerre punique, Regulus, prisonnier des Carthaginois, envoyé à Rome pour traiter de l’échange des captifs, émit d’abord au sénat l’avis qu’il ne fallait pas consentir à l’échange, puis, malgré ses proches et ses amis qui voulaient le retenir, aima mieux retourner à Carthage pour y subir un supplice que manquer à la foi jurée à l’ennemi. Dans la deuxième guerre punique, après la bataille de Cannes, Hannibal envoya à Rome pour traiter du rachat des captifs dix prisonniers qui avaient prêté serment de revenir s’ils échouaient et les censeurs les retinrent tous en prison leur vie entière, sans excepter celui d’entre eux qui avait usé d’un moyen malhonnête pour se délier de son serment : sorti du camp avec la permission d’Hannibal, il y était rentré un instant après, disant qu’il avait oublié quelque chose. En étant ressorti ensuite il pensait n’être plus tenu par son serment ; au sens littéral il ne l’était plus, en réalité il l’était encore, car c’est la signification, non les mots d’une formule qu’il faut toujours avoir dans l’esprit. » Et même les ennemis peuvent respecter un code de bonne conduite. Ainsi Pyrrhus, roi d’Epire, en guerre contre Rome au IIIe siècle avant J.-C., tint-il un « langage royal » en rendant les prisonniers : « Ce n’est pas de l’or que je réclame et vous n’aurez pas à me payer rançon ! Nous ne sommes pas, vous et moi, des trafiqueurs de la guerre, mais des guerriers ; dans la lutte vitale que nous soutenons, c’est le fer et non l’or qui doit décider. À qui le destin, notre maître, donnera-t-il de régner ? Que le meilleur emporte le prix de cette épreuve. Et toi, Fabricius, écoute ce que je vais te dire : que ceux de vos valeureux guerriers qu’aura épargnés la fortune des combats en soient certains : je ne leur ravirai pas la liberté. Bien plutôt, les dieux le voulant, la recevront-ils en présent de moi. » Les Romains ne furent pas en reste : « Nos ancêtres ont donné un très bel exemple de justice envers l’ennemi quand un transfuge de l’armée de Pyrrhus promit au sénat qu’il donnerait du poison au roi et le ferait périr. Le sénat et C. Fabricius envoyèrent le transfuge à Pyrrhus : ils se refusaient à sanctionner un attentat criminel contre la vie d’un roi puissant qui leur faisait la guerre. »
12. Questions sur l’Heptateuque, Livre VI, Questions sur Josué, X (Jos 8, 2).
13. Cf. sa méditation sur Mt 26,52 dans sa Lettre XCIII à Vincent, 8 (en 408).
14. « Le maître dit alors au serviteur : « Va-t’en par les routes et les jardins, et force les gens à entrer, afin que ma maison soit remplie. Car je vous le dis, aucun de ceux qui avaient été invités ne goûtera de mon dîner. »
15. Lettre CLXXXV (415 ?) adressée au comte Boniface.
16. Hans Küng écrit notamment : « L’évêque Augustin, qui savait parler de manière si convaincante de l’amour de Dieu et des hommes, va servir de caution au long des siècles, en raison de son argumentation fatale dans la crise donatiste. Caution de quoi ? De la justification théologique des conversions forcées, de l’Inquisition et de la guerre sainte contre les déviationnistes de tout genre. » (Cité, sans références, par NEUSCH Marcel, in Le combat pour l’unité, Augustin face aux Donatistes, Itinéraires augustiniens, sur www.assomption.org).
17. Cf. NEUSCH Marcel, op. cit..
18. Lors des grandes persécutions, notamment celle de Dioclétien en 303, « on exigea des chrétiens qu’ils sacrifient aux dieux de l’Empire et qu’ils livrent les Écritures ». Ceux qui avaient tenu bon dénoncèrent les « traditores » (du verbe tradere), ceux qui avaient remis les livres saints. Ils devaient faire pénitence avant d’être rebaptisés. Donat, évêque de Carthage de 313 à 353, fut la figure de proue d’une nouvelle église de « purs » qui fut relativement tolérée par le pouvoir impérial jusqu’à ce que Théodose fasse du catholicisme une religion d’État par l’édit de Thessalonique en 380. Pour refaire l’unité, le combat d’Augustin fut d’abord théologique. Il lui fallait rappeler que la vraie église est universelle, ouverte et non pas un camp retranché réservé aux gens intègres. Les donatistes oubliaient aussi que la validité d’un sacrement comme le baptême ne dépend pas « de la qualité morale du ministre mais de l’action salvifique du Christ » (Cf. sa théorie du baptême dans le Commentaire sur l’Évangile de saint Jean VI, 7). Enfin, Augustin souligne que la rupture d’unité met en péril le salut. (Cf. NEUSCH Marcel, Le combat pour l’unité, Augustin face aux donatistes, Itinéraires augustiniens, www.assomption.org). Outre la lettre CLXXXV que nous allons longuement citer, on peut aussi lire les Lettres LXXXIX à Festus catholique qui avait des fermiers et des paysans donatistes (402), LXXXVIII à Janvier évêque donatiste de Cases-Noires (Numidie) et primat de son parti (406), XCIII à Vincent (408), CXXXIV à Apringius (412), CXXXIX à Boniface (415) ou encore Contre les lettres de Pétilianus
19. Aux donatistes s’allièrent les « circoncellions », ouvriers agricoles journaliers en révolte contre Rome et les propriétaires. Ils constituèrent l’aile violente du donatisme. On les appelait circoncellions car ils « rôdaient autour des granges » (circum cellas) et « des chapelles » (cellae).
20. Lettre CLXXXV.
21. Lettre XCIII, en 408.
22. Parmi les évêques et les clercs, « quelques-uns ont eu les yeux crevés ; un évêque a eu les mains et la langue coupées ; plusieurs même ont été massacrés ». Augustin évoque aussi des « meurtres commis avec des raffinements de cruautés, [des] maisons pillées dans des attaques de nuit, [des] habitations particulières incendiées et aussi [des] églises livrées aux flammes », des livres saints jetés au feu.
23. Lettre CLXXXV.
24. Id..
25. Le texte décrit comment les donatistes cherchent la mort allant même jusqu’à menacer de mort ceux qui ne les tuent pas. Cette pratique est clairement démoniaque pour Augustin évoquant la tentation de Jésus en Luc 4, 9 ou encore, d’après Marc 5, 13, le troupeau de porcs qui se précipite dans la mer.
26. Lettre CLXXXV.
27. Pr 13, 24 ; 23, 14 ; 29, 19.
28. 1 Cor 15, 10.
29. Augustin cite Ps 2 ; 2 R 18, 4 ; 2 R 23, 4-5 ; Jon 3, 6-9 ; Dn 4 et 6. Augustin note qu’ « au temps des apôtres, les rois ne servaient pas le Seigneur, mais au contraire, selon les prophéties, méditaient des choses vaines contre le Seigneur et contre son Christ… ».
30. Lettre CLXXXV. Nous savons que l’Ancien Testament ne connaît pas le principe de la distinction des pouvoirs qui émergera lentement à travers les siècles ni celui de la liberté religieuse telle qu’il sera défini au concile Vatican II. Il n’empêche que selon Dignitatis humanae, le pouvoir politique doit défendre l’ « ordre public juste » ( § 2, 3, 4), l’ « ordre moral objectif » (§7). Ne peut-on en percevoir l’annonce dans l’évocation des « commandements du Seigneur » si ceux-ci sont bien une expression du droit naturel ?
31. Id..
32. Cf. 2 S 18 et 19.
33. Lettre CLXXXV.
34. Lettre CXXXIX.
35. Lettre CLXXXV.
36. Lettre CXXXVIII à Marcellin.
37. Mort vers 1179. Ce moine bénédictin composa un recueil de décisions papales appelé « Décret de Gratien » qui eut une influence considérable sur le droit ecclésiastique médiéval et constitua plus tard la première partie du Code de droit canonique jusqu’à sa révision en 1917(Mourre).
38. Ces expressions apparaîtront à l’époque de la Société des nations. Tout au plus peut-on en trouver l’annonce dans les Prolégomènes (§ 28) du De iure belli ac pacis (1625) de Grotius lorsqu’il se dit « pleinement convaincu, par les considérations avancées, qu’il y a un droit commun entre les nations, valable autant pour procéder à la guerre que dans la guerre. » (Cf. l’article très documenté de KOLB Robert, Sur l’origine du couple terminologique ius ad bellum/ius in bello, in Revue internationale de la Croix Rouge, 31-10-1997, n° 827, pp. 593-602).
39. La Cité de Dieu, XIX, 7.
40. Id..
41. Questions sur l’Heptateuque, Livre VI, Questions sur Josué, X (Jos 8, 2).
42. GUYON Gérard D., Les prémisses françaises d’un droit international public, in Cuadernos de Historia del Derecho, 2005, 12, p. 32.
43. La Cité de Dieu, IV, 4 .
44. De Trinitate, XIII, 13, 17.
45. La Cité de Dieu, XXII, 2.
46. La Cité de Dieu, XIX, 21.
47. Lettre CCXX, 12
48. Sermon CCCII, 11.
49. Contra Faustum, XXII, 75.
50. Questions sur l’Heptateuque, Livre VI, Questions sur Josué, X (Jos 8, 2).
51. Contre Fauste, XXII, 74.
52. Sermon CCCII, 21.
53. Lettre CCXXIX, 2.
54. Contre Fauste, XXII, 74. 
55. Contre Fauste, XXII, 75.
56. Lettre CLXXXIX, 6 au Comte Boniface.
57. Lettre CCXXIX.
58. Sermon CCCII, 10.
59. Id., CCCII, 12.
60. Contre Fauste, XXI, 75. L’Ancien testament nous présente plusieurs exemples de ces guerriers : 1 R 20, 3 ; 2 R 14, 8 ;  2 Ch 25, 20-23.
61. La Cité de Dieu, IV, 6.
62. Lettre CLXXXIX à Boniface, 6.
63. Religions et violences, Sources et interactions, Symposium sous la direction de Anand Nayak, Editions Universitaires, Fribourg, Suisse, 2000, p. 196.
64. Lettre CXXXVII, 2.
65. Ce Décret servit de base au Corpus juris cononici de 1582, qui sera en vigueur jusqu’au Code de droit canonique de 1917.

⁢ii. Thomas d’Aquin

Saint Thomas, lui, va structurer, à partir des réflexions éparses de saint Augustin, une théorie de la guerre juste.⁠[1]

A l’instar de saint Augustin dont il s’inspire largement, saint Thomas⁠[2] développe lui aussi une théologie de la paix⁠[3] dans laquelle s’inscriront ses réflexions sur la guerre notamment.

A la question de savoir comment la paix, Thomas précise qu’elle implique que la concorde entre les hommes : « la concorde implique l’union des tendances affectives de plusieurs personnes, tandis que la paix suppose en outre l’union des appétits dans la même personne. »[4]

La paix a donc deux dimensions, l’une intérieure et l’autre extérieure, que lon ne peut dissocier.

Ces deux dimensions de la paix correspondent aux deux dimensions de la charité qui oriente l’homme vers Dieu et le prochain. Ajusté à Dieu, l’homme est intérieurement pacifié et ajusté au prochain, l’homme est en accord avec les autres hommes :

« La paix (…) implique une double union ; l’une qui résulte de l’ordination de nos appétits propres à un seul but ; l’autre qui se réalise par l’accord de notre appétit propre avec celui d’autrui. Ces deux unions sont produites par la charité. La première, selon que nous aimons Dieu de tout notre coeur au point de lui rapporter tout ; et ainsi tous nos appétits sont unifiés. La seconde, parce que, en aimant le prochain comme nous-même, nous voulons l’accomplissement de sa volonté comme de la nôtre. C’est pourquoi Aristote a mis l’identité du choix parmi les éléments de l’amitié, et que Cicéron affirme : « Chez des amis il y a même vouloir et même non-vouloir ». »[5] C’est pourquoi l’on peut dire que « l’unité de la charité fait l’unité de la paix »[6].

Dès lors, tout manque de charité rend la paix improbable :

« La vraie paix ne peut donc exister que chez les bons et entre les bons. Et la paix des méchants est apparente, non véritable »[7]

C’est à partir du moment où les hommes cherchent Dieu comme leur souverain bien qu’ils peuvent trouver la paix intérieure et c’est dans la mesure où ils s’accordent entre eux dans l’amour de Dieu que la concorde, ou mieux la vraie paix extérieure, peut s’établir.

Cette paix ne sera parfaite que dans la vie éternelle. Ici-bas, sa forme est toujours imparfaite. En effet, « La vraie paix ne peut concerner que le bien ; mais comme on peut posséder un vrai bien de deux façons, parfaitement ou imparfaitement, de même il y a deux sortes de paix véritable. L’une, parfaite, qui consiste dans la jouissance parfaite du bien suprême, qui unit et apaise tous les désirs : là est la fin dernière de la créature raisonnable, selon la parole du Psaume (147, 14) : « Il a établi la paix à tes frontières. » L’autre, imparfaite, est celle que l’on possède en ce monde. Parce que, si le désir primordial de l’âme trouve son repos en Dieu, bien des assauts, et du dedans et du dehors, viennent troubler cette paix ».⁠[8]

Il n’empêche que, dès ici-bas, les volontés humaines peuvent s’accorder sur des biens essentiels :  « L’amitié, remarque Aristote, ne comporte pas l’accord en matière d’opinions, mais en matière de biens utiles à la vie, et surtout des plus importants ; car le dissentiment dans les petites choses est compté pour rien. C’est ce qui explique que les hommes ayant la charité aient des opinions différentes, ce qui d’ailleurs ne s’oppose pas à la paix, puisque les opinions sont affaire d’intelligence et que celle-ci vient avant l’appétit, qui par la paix fait l’unité. De même, pourvu que l’on soit d’accord sur les biens fondamentaux, un désaccord sur des choses minimes ne va pas contre la charité. Il provient en effet d’une diversité d’opinions ; l’un pense que ce qui est en question est essentiel pour tel bien sur lequel on est d’accord, et l’autre ne le croit pas. Ainsi pareil dissentiment en matière légère, et portant sur de simples opinions, n’est pas compatible, en vérité, avec la paix parfaite, qui suppose la vérité pleinement connue et tous les désirs comblés. Mais il peut coexister avec cette paix imparfaite qui est notre lot ici-bas. »[9]

Faire la paix est non seulement désirable mais est aussi un devoir qui découle du devoir de charité : « La paix, dit saint Thomas, est de précepte, parce qu’elle est un acte de charité »[10]

A côté de cette paix imparfaite mais nécessaire, il est une paix apparente, trompeuse, qui est celle des pécheurs, et surtout celle des hommes qui font la guerre. Ils souhaitent la paix comme Augustin l’a aussi souligné. Mais si cette paix désirée exclut Dieu et la charité, l’accord sera trompeur. La paix ne plaira qu’au vainqueur et sera frustrante pour le vaincu. Ce sera un répit avant une autre guerre. Il n’y a pas d’ « ordre véritable c’est-à-dire un ordre où chacun trouve satisfaction » sans justice⁠[11]. Certes la charité produit directement la paix « parce qu’elle la cause en raison de sa nature propre. L’amour est en effet, selon la parole de Denys, « une force unifiante », et la paix est l’union des inclinations appétitives ». Mais  « La justice produit la paix indirectement, en écartant ce qui lui ferait obstacle. ».⁠[12]

A la lumière de cette analyse, on se rend compte que la paix ne peut être que le fruit d’une volonté constante. La paix n’est jamais établie une fois pour toutes. Aucun traité, aucune organisation ne peut la garantir. d’autre part, s’il est des causes économiques, politiques aux guerres, ce sont toujours des hommes qui, à l’origine, en décident. La paix est donc tributaire de la volonté d’« hommes intérieurement pacifiés, en accord avec leur vraie vocation humaine ».⁠[13] Enfin, comme le souligne le P. Comblin, Thomas a rangé la question de la paix dans le chapitre consacré à la charité et non dans celui où il traite de la justice. C’est là que réside, à la suite d’Augustin, la plus grande originalité de Thomas qui, après hésitation⁠[14], a estimé qu’on ne pouvait prendre dans un sens trop absolu la citation d’Isaïe : « la paix est l’œuvre de la justice »[15]. Grande originalité par rapport à une vieille tradition occidentale qui a conservé la nostalgie de la pax romana et à la pensée contemporaine qui estiment que la paix découle d’un ordre social juste que celui-ci soit identifié à l’ordre établi qu’il faut maintenir ou rétablir, ou à un nouvel ordre à instaurer. S’appuyant sur l’histoire, le P. Comblin n’hésite pas à écrire que « la notion de justice a plus souvent provoqué la guerre que la paix. »[16] Certes, la justice, chez Aristote et saint Thomas, est une vertu morale, « une certaine  disposition de la personne par rapport à son semblable »[17] mais aujourd’hui, elle renvoie à un ordre social dont les conceptions diffèrent et s’opposent. La justice peut engendrer la paix « quand les différents partenaires se soumettent à la même règle, reconnaissent conjointement la pertinence des mêmes critères. C’est dire que la paix suppose la charité d’abord : elle suppose le dialogue. » Le dialogue naît de l’amour du prochain puisqu’il suppose qu’on abandonne sa propre conception de la justice pour s’ouvrir à la celle de l’autre.

Le monde vit dans une situation où se mêlent paix imparfaite et paix apparente. C’est dans ce cadre que se pose la question de la guerre.

Tomas, en s’inspirant toujours de saint Augustin, établit trois conditions pour qu’une guerre soit juste : les deux premières concernent ce qu’on appellera le jus ad bellum ; la troisième, le jus in bello.

\1. « L’autorité du prince, sur l’ordre de qui on doit faire la guerre. Il n’est pas du ressort d’une personne privée d’engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunal de son supérieur ; parce qu’aussi le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour la guerre, n’appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires publiques a été confié aux princes, c’est à eux qu’il appartient de veiller au bien public de la cité, du royaume ou de la province soumis à leur autorité. De même qu’ils le défendent licitement par le glaive contre les perturbateurs du dedans quand ils punissent les malfaiteurs, selon cette parole de l’Apôtre (Rm 13, 4) : « Ce n’est pas en vain qu’il porte le glaive ; il est ministre de Dieu pour faire justice et châtier celui qui fait le mal » ; de même aussi il leur appartient de défendre le bien public par le glaive de la guerre contre les ennemis du dehors. C’est pour cela qu’il est dit aux princes dans le Psaume (82, 4) : « Soutenez le pauvre, et délivrez le malheureux de la main des pécheurs » et que S. Augustin écrit (Contre Fauste 25, 75) : « L’ordre naturel, appliqué à la paix des mortels, demande que l’autorité et le conseil pour engager la guerre appartiennent aux princes ». » En bref, si seule l’autorité publique a le droit de déclarer la guerre c’est parce qu’elle a la responsabilité du bien commun. Seule la défense du bien commun peut légitimer la guerre.

\2. « Une cause juste : il est requis que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute. C’est pour cela que S. Augustin écrit : « On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple, de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par un des siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par violence » (Question sur l’Heptateuque. VI, qu. 10) ». On ne part pas en guerre pour des motifs économiques ou politiques. On part en guerre contre une injustice, un désordre, un péché qui menace la société et sans garantie que la justice triomphe. La guerre n’est pas un jugement de Dieu : ne parle-t-on pas de la « fortune » des armes ? Ce second principe nous renvoie au respect absolu dû à la vie innocente. On ne sacrifie pas la vie humaine à n’importe quel bien.

\3. « Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. C’est pour cela que S. Augustin écrit (Livre sur le Verbe du Seigneur) : « Chez les vrais adorateurs de Dieu, les guerres mêmes sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons. » En effet, même si l’autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une intention mauvaise. S. Augustin écrit en effet (Contre Fauste, 22, 74) : « Le désir de nuire, la cruauté dans la vengeance, la violence et l’inflexibilité de l’esprit, la sauvagerie dans le combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui dans les guerres est jugé coupable par le droit ». » Le but de la guerre étant la paix et non la destruction de l’adversaire, il s’agit de brider ou d’éliminer les violents pour rétablir le dialogue. La guerre est donc mesurée dans ses moyens par sa finalité.

Thomas répond ensuite à quelques objections : Comment entendre cette parole du Christ : « Tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » (Mt 26, 52) ? Encore une fois, il va s’appuyer sur l’enseignement d’Augustin : « Comme le dit saint Augustin, « celui-là prend » l’épée qui, sans autorité supérieure ou légitime le commandant ou le permettant, s’arme pour verser le sang de quelqu’un ». Mais celui qui, par l’autorité des princes ou des juges, s’il est une personne privée ou par zèle de la justice et comme par l’autorité de Dieu, s’il est une personne publique, se sert de l’épée, celui-là ne prend pas lui-même l’épée mais se sert de l’épée qu’un autre lui a confiée. Il n’encourt donc pas de peine. Par ailleurs, ceux qui prennent l’épée en péchant ne meurent pas toujours par l’épée car ayant péché en la prenant, ils encourent la peine éternelle, à moins qu’ils ne fassent pénitence. »

Et comment entendre cette autre parole : « Je vous dis de ne pas résister au méchant » (Mt 5, 39) ? « Ces sortes de préceptes, explique saint Augustin, doivent toujours être observés à titre de préparation de l’âme : l’homme doit toujours être prêt à ne pas résister ou à ne pas se défendre si l’occasion le veut. Mais il faut parfois agir autrement en raison du bien commun ou même pour le bien de ceux avec qui l’on se bat. »

Enfin, la paix étant une vertu, la guerre n’est-elle pas un péché ? Thomas répond : « Ceux qui mènent des guerres justes recherchent la paix. Et ainsi, ils ne s’opposent pas à la paix, sinon à cette paix mauvaise que le Seigneur « n’est pas venu apporter sur la terre » (Mt 10, 34). C’est pourquoi saint Augustin écrit : « On ne cherche pas la paix pour faire la guerre mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois donc pacifique en combattant, afin de conduire par ta victoire ceux que tu combats à l’utilité de la paix. »[18]

St Thomas ajoute que « la guerre est tout à fait incompatible avec les fonctions exercées par les évêques et les clercs ». Ils n’ont pas à s’encombrer « des affaires du siècle » puisqu’ils sont voués aux choses divines et qu’ils doivent plutôt « être prêts à verser leur propre sang pour le Christ » plutôt que de tuer et verser le sang. ⁠[19]

Dans la conduite de la guerre, rappelle avec saint Ambroise qu’il y a « des droits de la guerre et des conventions qui doivent être observées, même entre ennemis. »[20] Ailleurs il précise : « Celui qui doit exécuter un ordre doit considérer, avant d’obéir, dans quelle mesure il est de son devoir de l’exécuter. (…) En conséquence, le chrétien est tenu d’obéir exclusivement dans la mesure où le pouvoir est issu de Dieu, et pas autrement. (…) Quant à l’abus de pouvoir, il peut également être double. d’une part, si ce qui est ordonné par le chef est contraire à la fin pour laquelle le pouvoir a été établi : par exemple, s’il ordonne de faire un péché, contraire à la vertu, alors que le pouvoir est établi pour inciter à la vertu et pour la maintenir. Dans ce cas, non seulement on n’est pas tenu d’obéir à un tel chef, mais encore on ne doit pas lui obéir, à l’exemple des saints martyrs qui ont souffert la mort plutôt que d’obéir aux ordres impies des tyrans. d’autre part, si l’on est contraint au-delà de la compétence du pouvoir établi : par exemple, si un maître exige un impôt que son dépendant n’est pas tenu de donner, ou autres excès semblables. En ce cas, le sujet est libre d’obéir ou de ne pas obéir. »[21]

Enfin si la nécessité le demande, on peut faire la guerre les jours de fête « mais, en l’absence de nécessité, il n’est pas permis de faire la guerre les jours de fête »[22].

La réflexion de saint Thomas sur la guerre doit être mise en relation avec la question de l’homicide où il revient sur le droit de légitime défense et le droit d’exécuter les malfaiteurs.⁠[23], Thomas y rappelle que le prince et le prince seul en tant que gardien du bien commun a le droit de mettre à mort l’individu qui « devient un péril pour la société » et dont le  péché est « contagieux pour les autres » mais à condition que cette sanction ne frappe pas en même temps les bons ou les mette en péril et en épargnant « dans l’espoir d’une repentance, ceux dont les exemples ne sont pas si dangereux pour leur prochain. ».⁠[24] Mais n’est-ce pas manquer à la charité ? Thomas répond : « Dans les méchants, on peut considérer deux choses : la nature et la faute. Par leur nature qu’ils tiennent de Dieu, ils sont capables de la béatitude, sur la communication de laquelle est fondée la charité ; et par le fait même, il faut les aimer de charité quant à leur nature. Mais leur faute les dresse contre Dieu et les empêche de recevoir la béatitude. Aussi, à cause du péché, qui les rend ennemis de Dieu, faut-il les haïr, quels qu’ils soient, père, mère ou proches, comme le dit saint Luc (Lc 14, 26). Car nous devons haïr dans les pécheurs, ce qui les rend pécheurs, et nous devons les aimer en tant qu’hommes et capables de la béatitude. C’est là véritablement les aimer par charité et à cause de Dieu. » Et s’appuyant cette fois sur Aristote (Ethique 9, 3), il en vient au châtiment suprême : « quand des amis commettent des fautes, il ne faut pas leur retirer les dévouements de l’amitié, aussi longtemps qu’on peut espérer les guérir. Il faut, au contraire, les aider à recouvrer la vertu, bien plus qu’on ne les aiderait à recouvrer leur fortune s’ils l’avaient perdue ; d’autant plus que la vertu a plus d’affinité avec l’amitié que l’argent. Mais, lorsqu’ils tombent dans une extrême malice et qu’ils sont incorrigibles, alors il n’y a plus à traiter familièrement avec eux. De là vient que, s’ils sont jugés plus nuisibles autres que susceptibles d’amendement, la loi divine comme la loi humaine ordonnent leur mort. -Et cependant cette peine, le juge ne l’applique point par haine, mais par amour de charité ; il fait passer le bien commun avant l’existence d’un individu. De plus, la mort infligée par le juge sert au pécheur, s’il se convertit, à l’expiation de sa faute ; et, s’il ne se convertit pas, elle met un terme à son crime, en lui ôtant la possibilité d’en commettre d’autres. »[25]

Et qu’en est-il de l’innocent ? « A considérer l’homme en lui-même, il n’est jamais permis de le tuer, parce que dans tout homme ; fût-il pécheur, nous devons aimer sa nature qui est l’œuvre de Dieu et que le meurtre supprime. Si la mort du pécheur peut devenir licite, ce n’est, on l’a déjà vu, que pour préserver le bien commun contre les atteintes que lui porte le péché. Mais la vie des justes au contraire est une sauvegarde pour le bien commun et un facteur de prospérité. Les justes, en effet, sont l’élite de la société. Il s’ensuit qu’il ne sera jamais permis de tuer un innocent. »[26]


1. FLORI Jean, Croisade et chevalerie (XIe-XIIe s.), De Boeck, 1998 p. 198.
2. Thomas avait à sa disposition le fameux Décret de Gratien (notamment Décret, Pars II, causa XXIII, De re militari et bello, qu. I à VIII), où sont repris les textes bibliques qui touchent au problème de la guerre, les textes patristiques de saint Ambroise (De officiis, I, 35 (« In ipsis rebus bellicis, justa bella an injusta sint spectandum est », saint Athanase (Epist. Ad Amonem, PG t. XXVI, 1173), saint Jean Chrysostome (Hom. VII in Tim. PG t. LXII, 354), saint. Maxime de Turin (Hom. LXIV, I), saint Léon, (Epist. CLXVII, 14) et les textes augustiniens fondamentaux où Thomas puisa son argumentation (Cf. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1962, p. 359). Comme le Décret de Gratien est un recueil de textes, il est facile d’en tirer une vision partiale du problème. Ainsi, BAYET Albert, in Le suicide et la morale, Felix Alcan, 1922, p. 515, offre cette caricature : . « Le Décret de Gratien admet sans hésitation la peine de mort et les justes guerres. On peut se battre sans crime, même quelquefois sous un roi sacrilège. Et encore : non est crudelis qui crudeles jugulat. On ne peut incriminer celui qui fait métier de donner la question. Les ennemis de la religion, etiam bellis sunt coercendi. Le chef doit tuer ceux de ses sujets qui vont apostasier. Non sunt homicidoe qui adversus excommunicatos zelo matris ecclesiae armantur. Le Pape peut pousser à la guerre contre ceux qui l’oppriment. Innocens est qui non iratus sed propter dusciplinam aliquem casu peremit. L’Église fait appel au bras séculier pour punir certains crimes : hérésie, sorcellerie, rapt de religieuses, bestialité. Enfin, la guerre contre l’hérétique est tenue pour œuvre pie, et le Décret reprend la formule : « Vous hérétiques, quand vous combattez, vous êtes pareils au serviteur du grand-prêtre qui frappa Jésus ; nous, nous sommes pareils à saint Pierre, qui tira l’épée. » »
3. IIa IIae, qu. 29.
4. IIa IIae, qu. 29, art. 1.
5. IIa IIae, qu. 29, art. 3.
6. COMBLIN J., Théologie de la paix, II Applications, Ed. universitaires, 1963, p. 256.
7. IIa IIae, qu. 29, art.2, sol. 3.
8. IIa IIae, qu. 29, art. 2, sol. 4.
9. IIa IIae, qu. 29, art. 3, sol. 2.
10. IIa IIae, qu. 29, art. 4, sol. 1. 
11. J.Comblin, op. cit., p. 258.
12. IIa IIae, qu. 29, art. 3, sol. 3.
13. COMBLIN J., op. cit., p. 263.
14. Cf. IIa IIae, qu. 29, art. 3, 1.
15. Is 32, 17.
16. COMBLIN J., op. cit., p. 265.
17. Id..
18. IIa IIae, qu. 40, art 1.
19. IIa IIae, qu. 40, art. 2. Thomas évoque le cas, courant à l’époque, où des prélats sont devenus des seigneurs temporels: « Lorsque les supérieurs ecclésiastiques sont investis d’un pouvoir temporel, ils ne sauraient décréter eux-mêmes une mise à mort, mais ils peuvent déférer les criminels aux tribunaux soumis à leur autorité. » (Id., art. 4)
20. IIa IIae, qu. 40, art. 3.
21. Commentaire du livre II des Sentences de Pierre Lombard, dist. XLIV, qu. II, art. 2.
22. IIa IIae, qu. 40, art. 4.
23. IIa IIae, qu. 64.
24. IIa IIae, qu. 64, art. 2. Faut-il supprimer, faut-il guérir le délinquant ? La législation chrétienne, depuis fort longtemps a hésité. En 1208, le pape Innocent III déclare : « Au sujet du pouvoir séculier peut, nous affirmons qu’il peut, sans péché mortel, exercer un jugement portant effusion de sang, pourvu que pour exercer la vindicte, il ne procède pas par haine mais par un jugement, ni avec imprudence mais avec modération. » (Lettre Eius exemplo, à l’archevêque de Tarragone)(DZ 795). Les ordalies (jugements de Dieu par l’eau ou le feu) encore très usitées au XIIe siècle furent condamnées par Honorius III (1216-1227). St Thomas lui-même reconnaît que l’autorité publique est libre d’appliquer ou de changer la législation concernant la juste mise à mort des malfaiteurs et ennemis de l’État (Ia IIae, qu. 100, art8, sol. 3)
25. IIa IIae, qu. 25, art. 6.
26. IIa IIae, qu. 64, art. 6.

⁢a. La légitime défense est-elle permise ?

La question est plus délicate car s’opposent sur la question des opinions autorisées bien tranchées. Thomas convoque, d’une part, le livre de l’Exode⁠[1] et, d’autre part, l’apôtre Paul⁠[2], le Pape Nicolas Ier⁠[3] et l’auteur dont il s’inspire constamment dans les questions qui touchent à la guerre et à la violence, saint Augustin⁠[4]. Il a été établi à la question 40 que la société a un droit de légitime défense vis-à-vis de qui menace gravement le bien commun. Dès lors celui qui est investi d’une autorité publique, soldat, agent préposé au maintien de l’ordre peut « avoir directement l’intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais en rapportant cette action au bien public » et sans se laisser « entraîner par une passion personnelle ». En dehors de ce cas, tuer peut être licite si l’intention directe est de protéger sa vie « puisqu’il n’y a rien de plus naturel à un être que de se maintenir de tout son pouvoir dans l’existence ». La mort de l’agresseur est un effet indirect de l’acte. Encore faut-il que la défense soit proportionnée à l’agression⁠[5] : « Il peut arriver cependant qu’un acte accompli dans une bonne intention devienne mauvais quand il n’est pas proportionné à la fin que l’on se propose. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne convient, ce ne sera pas sans péché ; mais si l’on repousse une attaque avec la mesure opportune ce sera un cas de légitime défense. Les Droits civil et canonique statuent en effet : « Il est permis d’opposer la violence à la violence, en la mesurant toutefois aux nécessités de la sécurité menacée ». »[6]


1. « Si le voleur est surpris sapant un mur ou enfonçant la porte pour pénétrer dans une maison, et qu’alors il soit blessé mortellement, celui qui l’a frappé ne sera pas responsable du sang versé » (Ex 22, 2).
2. « Bien-aimés, ne vous défendez pas » (Rm 12, 19).
3. (858-867) « Vous m’avez consulté au sujet de ces clercs qui pour se défendre ont tué un païen, afin de savoir si, après avoir fait pénitence, ils pourraient être réintégrés dans leur ancien état ou même être promus à un office supérieur. Eh bien, pour nous, nous n’admettons aucun prétexte et nous leur dénions absolument le droit de tuer un homme quel qu’il soit et en quelque circonstance que ce soit. » (Décret de Gratien, 50).
4. « Je trouve mauvais de conseiller à quelqu’un de tuer d’autres hommes pour empêcher d’être tué par eux, à moins toutefois que ce conseil ne s’adresse à un soldat ou à un agent de l’ordre public ; de telle sorte qu’il n’agisse pas pour son propre intérêt mais celui des autres, et parce qu’il en a reçu personnellement le pouvoir légitime » (Lettre XLVII, 154) ; On peut aussi méditer ce dialogue entre Evode et Augustin dans son Traité du libre arbitre ( I, 5, 11et 12) : « E. Il faut (…) examiner si la passion est complètement étrangère à l’homicide commis dans le but de défendre sa vie, sa liberté et sa pudeur contre un homme brutal qui fond sur nous avec violence, ou contre un sicaire qui nous attaque traîtreusement.— A. Comment être d’avis que la passion n’est pour rien dans cette sorte de meurtres, puisque ceux qui les commettent tirent l’épée pour des choses qu’ils peuvent perdre malgré eux ? Car s’ils ne les peuvent perdre ainsi, comment en venir, pour cela, jusqu’à tuer un homme ?— E. Elles ne sont donc pas justes, les lois qui donnent la faculté au voyageur de tuer le brigand de peur d’être tué par lui ; à l’homme et à la femme, menacés d’attentat à la pudeur, de tuer, s’ils le peuvent, l’agresseur avant la perpétration du crime ? Les lois veulent encore que les soldats tuent les ennemis, et s’ils s’abstiennent de le faire, ils sont punis par leur chef. Oserons-nous dire que ces lois sont injustes, ou plutôt qu’elles ne sont pas des lois ? Car à mon avis, une loi injuste n’est pas une loi.
   A. Je trouve cette législation assez bien défendue en elle-même contre une semblable accusation. En effet, elle permet aux peuples qu’elle régit des attentats moindres, pour en éviter de plus grands. Il serait par trop rigoureux de préférer la vie de l’agresseur à celle de l’innocent qui ne fait que se défendre ; et il serait bien plus inhumain de vouloir qu’un homme souffrît malgré lui un attentat à sa pudeur, que de voir celui qui veut l’outrager tué par lui. Quant au soldat, en tuant l’ennemi, il est le ministre de la loi, et il lui est facile de faire son office sans passion. Pour ce qui est de la loi même de la guerre, portée pour la défense du peuple, on ne peut non plus l’accuser de passion. Car si le législateur l’a portée par l’ordre de Dieu, c’est-à-dire conformément aux prescriptions de l’éternelle justice, il a pu la décréter sans passion aucune. Lors même qu’une passion quelconque a été le mobile d’un législateur, il ne suit pas nécessairement de là que ceux qui se conforment à la loi cèdent à la passion. Un méchant peut faire une bonne loi. Par exemple, un homme parvenu à la tyrannie reçoit de l’argent d’un citoyen à qui cela est utile, pour porter une loi qui défende le rapt, même en vue d’épouser ; cette loi ne sera pas mauvaise, bien que celui qui l’a faite ait été un homme injuste et corrompu. Le soldat peut donc, sans agir par passion, se conformer à la loi qui lui ordonne de repousser la force par la force pour défendre ses concitoyens. Il faut en dire autant de tous les subordonnés, obéissant aux pouvoirs constitués dans quelque ordre et hiérarchie que ce soit.
   Mais pour les autres, je ne vois pas comment, après avoir disculpé la loi, on peut les innocenter eux-mêmes. Car la loi ne les contraint pas à tuer, seulement elle les laisse libres. Ils peuvent donc ne tuer personne pour défendre ces sortes de biens qu’on peut perdre malgré soi, et que pour cette cause on ne doit pas aimer. Et en effet, d’abord, quand on tue le corps, ôte-t-on la vie à l’âme ? Si on peut l’ôter, c’est un bien méprisable, et si on ne peut l’ôter, il n’y a rien à craindre. Quant à la pudeur, personne ne doute qu’elle n’ait son siège dans l’âme, puisqu’elle est une vertu. Comment donc la violence d’un homme brutal pourrait-elle l’enlever ? En résumé, l’homme sur lequel on commet un meurtre, dans ces sortes de circonstances, ne nous enlève que des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, des choses qui, à parler exactement et pour quelqu’un qui réfléchit, ne sont pas vraiment à nous. C’est pourquoi je ne blâme pas la loi qui autorise ces sortes de meurtres ; mais d’un autre côté je ne vois pas comment on peut justifier ceux qui les commettent.
   13. E. Je vois moins encore pourquoi tu cherches à défendre des hommes qu’aucune loi ne tient pour coupables. — A. Aucune de ces lois extérieures et qu’on lit dans les codes, je l’admets. Mais ne sont-ils pas liés par une autre loi plus puissante et plus secrète, puisque nous admettons que rien en ce monde n’échappe à l’action de la Providence de Dieu. Comment peuvent-ils être exempts de péché à ses yeux, ces hommes qui se souillent de sang humain pour défendre des choses que l’on doit mépriser ? A mon avis, c’est donc avec raison que cette loi écrite en vue de gouverner les peuples permet ces actes, et que la Providence divine les punit. Car cette loi ne punit qu’autant qu’il le faut pour maintenir la paix parmi des hommes sans expérience et que le comporte le gouvernement d’un mortel. Mais quant à ces fautes dont j’ai parlé, je crois qu’il existe pour elles des peines proportionnées, que la sagesse seule peut faire éviter. »
5. « …il n’est pas de nécessité de salut que l’homme renonce à l’acte d’une défense mesurée pour éviter le meurtre d’un autre ; car il est davantage tenu de pourvoir à sa propre vie qu’à celle de son prochain. » (IIa IIae, qu. 64, art. 7) (cf. également : Ia IIae, qu. 87, art. 3, sol. 1). Le droit romain établissait cette règle : « poena debet commensurari delicto » (la peine doit être proportionnée au délit »). La peine capitale est, comme toute peine, expiatoire pour le coupable, elle répare l’ordre social perturbé et prévient les crimes par intimidation. Si l’on estime qu’il y a disproportion entre la faute et le châtiment, c’est que l’on oublie que le bien social l’emporte sur le bien individuel. Toutefois, saint Thomas  envisage la prison perpétuelle ou l’exil comme châtiment possible de l’homicide montrant ainsi que l’application de la peine dépend de diverses circonstances qui peuvent être atténuantes : « …parce que l’adultère ou l’homicide se commettent en un moment, ce n’est pas une raison de les châtier par une peine d’un moment. Au contraire, on les punit quelquefois de prison perpétuelle ou d’exil, quelquefois même de la mort » (id.). (Cf. SPICQ C., in Somme théologique, La justice, Tome II, Ed. de la Revue des Jeunes, 1947, pp. 213-216).
6. IIa IIae, qu. 64, art. 7. Revenant sur les citations qui semblent condamner celui qui donne la mort pour se défendre, Thomas fait remarquer qu’Augustin dénonce une « intention formelle de meurtre » ; Paul, interdit « de se défendre avec un désir de vengeance » comme le précise la Glose : « Ne vous défendez pas ; entendons : ne cherchez pas à rendre à vos adversaires tous les coups qu’ils vous ont portés. » Enfin, à propos de la décision du pape Nicolas Ier (820-867), Thomas fait remarquer que « tout homicide même si l’on n’en est pas responsable » entraîne une « irrégularité ». Encore aujourd’hui le droit canon (can. 1044) stipule qu’est irrégulier pour l’exercice des ordres reçus celui qui a commis un homicide volontaire. La dispense d’une irrégularité est réservée au seul Siège Apostolique (can. 1047).

⁢b. Et qu’en est-il du tyrannicide ?

Peut-on le considérer comme une manifestation de légitime défense ? A la question de savoir si un simple particulier peut tuer un pécheur⁠[1], Thomas a répondu que c’est l’autorité compétente qui a droit de punir le malfaiteur. Mais il établit aussi le principe qu’à certaines conditions, le particulier peut se défendre et indirectement sans l’avoir voulu, tuer l’agresseur. Le problème se complique évidemment avec le tyran dans la mesure où il a été écrit aussi que « tout pouvoir vient de Dieu »[2].

Nous allons voir que la position de Thomas est très nuancée.

Tout d’abord, il condamne clairement le régime tyrannique : « Le régime tyrannique n’est pas juste parce qu’il n’est pas ordonné au bien commun, mais au bien privé de celui qui détient le pouvoir, comme le montre Aristote. C’est pourquoi le renversement de ce régime n’est pas une sédition ; si ce n’est peut-être dans le cas où le régime tyrannique serait renversé d’une manière si désordonnée que le peuple qui lui est soumis éprouverait un plus grand dommage du trouble qui s’ensuivrait que du régime tyrannique. C’est davantage le tyran qui est séditieux, lui qui nourrit dans le peuple les discordes et les séditions, afin de pouvoir le dominer plus sûrement. C’est de la tyrannie, puisque c’est ordonné au bien propre du chef, en nuisant au peuple. »[3]

La question qui nous préoccupe reste entière. Certes renverser un tel régime n’est pas une sédition mais comment renverser ce régime ? Peut-on tuer le tyran ?

C’est dans le De Regno que Thomas avait examiné de plus près ce problème.⁠[4]

Il y est clairement affirmé, comme plus tard dans la Somme théologique, que « le gouvernement d’un tyran est le pire ». En effet,  « Plus un gouvernement s’éloigne du bien commun, plus il est injuste » et  « l’on s’éloigne davantage encore de ce bien commun dans la tyrannie où le seul bien d’un seul homme est recherché (…)  La même évidence se dégage encore très clairement quand on considère les maux qui proviennent de la tyrannie ; comme le tyran recherche son intérêt privé au mépris du bien commun, il s’ensuit qu’il accable de diverses manières ses sujets, selon qu’il est la proie de diverses passions qui le poussent à ambitionner certains biens. » Et, « Ce n’est pas seulement dans les choses corporelles que le tyran accable ses sujets, mais il empêche aussi leurs biens spirituels, parce que ceux qui désirent plus gouverner qu’être utiles, entravent tout progrès chez leurs sujets, interprétant toute excellence chez ceux-ci comme un préjudice à leur domination inique. En effet, ce sont les bons plus que les méchants qui sont suspects aux tyrans, et ceux-ci s’effrayent toujours de la vertu d’autrui. Les tyrans dont nous parlons s’efforcent donc d’empêcher que leurs sujets devenus vertueux, n’acquièrent la magnanimité et ne supportent pas leur domination inique ; ils s’opposent à ce qu’aucun pacte d’amitié ne s’affermisse entre leurs sujets ni qu’ils jouissent des avantages réciproques de la paix, afin qu’ainsi, personne n’ayant confiance en autrui, on ne puisse rien entreprendre contre leur domination. A cause de cela, ils sèment des discordes entre leurs sujets eux-mêmes, ils alimentent celles qui sont nées, et ils prohibent tout ce qui tend à l’union des hommes, comme les mariages et les festins en commun et toutes les autres manifestations de ce genre qui ont coutume d’engendrer l’amitié et la confiance entre les hommes. Ils s’efforcent encore d’empêcher que leurs sujets ne deviennent puissants ou riches, parce que, soupçonnant les sujets d’après la conscience qu’ils ont de leur propre malice, comme eux-mêmes ils usent de la puissance et des richesses pour nuire, de même ils craignent que la puissance et les richesses de leurs sujets ne leur deviennent nuisibles. C’est pourquoi dans le livre de Job (XV, 21), il est dit du tyran : « Des bruits de terreur obsèdent sans cesse ses oreilles ; et même au sein de la paix », c’est-à-dire alors que personne ne cherche à lui faire de mal, « il soupçonne toujours des embûches. » Il découle de ceci que les chefs, qui devraient conduire leurs sujets à la pratique des vertus, jalousant indignement la vertu de leurs sujets et l’entravant dans la mesure de leur pouvoir, on trouve peu d’hommes vertueux sous le règne des tyrans. Car, selon la sentence du Philosophe : « On trouve les hommes de courage auprès de ceux qui honorent tous ceux qui sont les plus courageux », et, comme dit Tullius Cicéron, « elles sont toujours gisantes et ont peu de force les valeurs qui sont réprouvées de chacun ». Il est naturel aussi que des hommes nourris dans la crainte s’avilissent jusqu’à avoir une âme servile et deviennent pusillanimes à l’égard de toute œuvre virile et énergique, on peut le constater d’expérience dans les provinces qui furent longtemps sous la domination de tyrans. C’est pourquoi l’Apôtre dit (Ep. aux Colossiens III, 21) : « Pères, ne provoquez pas vos fils à l’irritation, de peur qu’ils ne deviennent pusillanimes. » C’est en considérant ces méfaits de la tyrannie que le roi Salomon (Prov. XXVIII, 12) dit : « Quand les impies règnent, c’est une ruine pour les hommes », c’est-à-dire qu’à cause de la méchanceté des tyrans, les sujets abandonnent la perfection des vertus. Il dit encore (XXIX, 2) : « Quand les impies se sont emparés du pouvoir, le peuple gémit », comme ayant été emmené en servitude. Et encore (XXVIII, 28) : Quand les impies se sont levés, les hommes se cachent s, afin d’échapper à la cruauté des tyrans. Et ceci n’est pas étonnant, parce que l’homme qui gouverne en rejetant la raison et en obéissant à sa passion ne diffère en rien de la bête, ce qui fait dire à Salomon (Ibid., XXVIII, 15) : « Un lion rugissant, un ours affamé, tel est le prince impie dominant sur un peuple pauvre. » C’est pourquoi les hommes se cachent des tyrans comme des bêtes cruelles, et il semble que ce soit la même chose d’être soumis à un tyran ou d’être la proie d’une bête en furie. »[5]

Ceci dit, comment s’opposer à ce régime malfaisant ? Thomas envisage deux cas.

Tout d’abord, « s’il n’y a pas excès de tyrannie, il est plus utile de tolérer pour un temps une tyrannie modérée, que d’être impliqué, en s’opposant au tyran, dans des dangers multiples, qui sont plus graves que la tyrannie elle-même. Il peut en effet arriver que ceux qui luttent contre le tyran ne puissent l’emporter sur lui, et qu’ainsi provoqué, le tyran sévisse avec plus de violence. Que si quelqu’un peut avoir le dessus contre le tyran, il s’ensuit souvent de très graves dissensions dans le peuple, soit pendant l’insurrection contre le tyran, soit qu’après son renversement, la multitude se sépare en factions à propos de l’organisation du gouvernement.

Il arrive aussi que parfois, tandis que la multitude chasse le tyran avec l’appui d’un certain homme, celui-ci, ayant reçu le pouvoir, s’empare de la tyrannie, et craignant de subir de la part d’un autre ce que lui-même a fait à autrui, il opprime ses sujets sous une servitude plus lourde. Il se produit en effet habituellement dans la tyrannie, que le nouveau tyran est plus insupportable que le précédent, puisqu’il ne supprime pas les anciennes charges, et que, dans la malice de son cœur, il en invente de nouvelles. C’est pourquoi, comme jadis les Syracusains désiraient tous la mort de Denys, une vieille femme priait continuellement pour qu’il reste sain et sauf et qu’il survive. Quand le tyran connut ceci, il lui demanda pourquoi elle agissait ainsi : « Quand j’étais jeune fille, répondit celle-ci, comme nous avions à supporter un dur tyran, je désirais sa mort ; puis, celui-ci tué, un autre lui succéda un peu plus dur ; j’estimais aussi que la fin de sa domination serait d’un grand prix ; nous t’eûmes comme troisième maître beaucoup plus importun. Ainsi, si tu étais supprimé, un tyran pire que toi te succéderait. » »

Même face à l’excès de tyrannie, Thomas recommande la patience car il n’appartient pas à une initiative personnelle de pouvoir tuer le tyran. De plus, la patience est méritoire, sur le plan surnaturel.

« Mais, si cet excès de tyrannie est intolérable, il a paru à certains qu’il appartenait à la vertu d’hommes courageux de tuer le tyran et de s’exposer à des risques de mort pour la libération de la multitude ; il y a même un exemple de ceci dans l’Ancien Testament (Juges III, 15 et suiv.). En effet un certain Aioth tua, en lui enfonçant son poignard dans la cuisse, Eglon, roi de Moab, qui opprimait le peuple de Dieu d’une lourde servitude, et il devient juge du peuple. Mais cela n’est pas conforme à l’enseignement des Apôtres. Saint Pierre, en effet, nous enseigne d’être respectueusement soumis non seulement aux maîtres bons et modérés, mais aussi à ceux qui sont difficiles (I Pierre II, 18) : « C’est, en effet, une grâce, si, pour rendre témoignage à Dieu quel qu’un supporte des afflictions qui l’atteignent injustement. » C’est pourquoi, alors que beaucoup d’empereurs romains persécutaient la foi du Christ d’une manière tyrannique, et qu’une grande multitude tant de nobles que d’hommes du peuple se convertissaient à la foi, ceux qui sont loués ne le sont pas pour avoir résisté, mais pour avoir supporté avec patience et courage la mort pour le Christ, comme il apparaît manifestement dans l’exemple de la sainte légion des Thébains. Et l’on doit juger qu’Aioth a tué un ennemi, plutôt qu’un tyran, chef de son peuple. C’est aussi pourquoi on lit dans l’Ancien Testament (IV, Rois XIV, 5-6) que ceux qui tuèrent Joas, roi de Juda, furent tués, quoique Joas se fût détourné du culte de Dieu, et que leurs fils furent épargnés selon le précepte de la loi.

Il serait, en effet, dangereux pour la multitude et pour ceux qui la dirigent, si, présumant d’eux-mêmes, certains se mettaient à tuer les gouvernants, même tyrans. Car, le plus souvent, ce sont les méchants plutôt que les bons qui s’exposent aux risques d’actions de ce genre. Or le commandement des rois n’est habituellement pas moins pesant aux méchants que celui des tyrans, parce que selon la sentence de Salomon (Prov. XX, 26) : « Le roi sage met en fuite les impies. » Une telle initiative privée (praesumptio) menacerait donc plus la multitude du danger de perdre un roi qu’elle ne lui apporterait le remède de supprimer un tyran. »

S’il l’initiative personnelle n’est pas recommandable, l’autorité publique, elle, peut supprimer le tyran.

« Mais il semble que contre la cruauté des tyrans il vaut mieux agir par l’autorité publique que par la propre initiative privée de quelques-uns.

d’abord s’il est du droit d’une multitude de se donner un roi, cette multitude peut sans injustice destituer le roi qu’elle a institué ou réfréner son pouvoir, s’il abuse tyranniquement du pouvoir royal. Et il ne faut pas penser qu’une telle multitude agisse avec infidélité en destituant le tyran, même si elle s’était auparavant soumise à lui pour toujours, parce que lui-même, en ne se comportant pas fidèlement dans le gouvernement de la multitude, comme l’exige le devoir d’un roi, a mérité que ses sujets ne conservassent pas leurs engagements envers lui.[6]

Il faut recourir à une autorité supérieure, s’il y a lieu.

« Mais si le droit de pourvoir d’un roi la multitude revient à quelque supérieur, c’est de lui qu’il faut attendre un remède contre la perversion du tyran. Ainsi Archélaüs, qui avait commencé à régner en Judée à la place d’Hérode son père, imitait la méchanceté de celui-ci. Comme les Juifs avaient porté plainte contre lui auprès de César-Auguste, on diminua d’abord son pouvoir en le privant du titre de roi, et en divisant une moitié de son royaume entre ses deux frères ; ensuite, comme, même ainsi, il ne faisait pas cesser sa tyrannie, il fut relégué en exil par Tibère Auguste à Lyon, cité de Gaule. »

Et pourquoi ne pas recourir à Dieu, qui a pouvoir sur le tyran ?

« Que si l’on ne peut absolument pas trouver de secours humain contre le tyran, il faut recourir au roi de tous, à Dieu, qui dans la tribulation secourt aux moments opportuns. Car il est en sa puissance de convertir à la mansuétude le cœur cruel du tyran, selon la sentence de Salomon (Prov. XXI, 1) : « Le cœur du roi est dans la main de Dieu qui l’inclinera dans le sens qu’il voudra. » C’est Lui, en effet, qui changea en mansuétude la cruauté du roi Assuérus qui se préparait à faire mourir les Juifs. C’est Lui qui a converti le cruel Nabuchodonosor au point d’en faire un héraut de la puissance divine. « Maintenant donc, dit-il, moi Nabuchodonosor, je loue, je magnifie et je glorifie le roi du ciel, parce que ses œuvres sont vraies et parce que ses voies sont justes et qu’il peut humilier ceux qui marchent dans l’orgueil. » (Daniel IV, 34). Quant aux tyrans qu’il juge indignes de conversion, il peut les supprimer ou les réduire à un état très bas, selon cette parole du Sage, dans l’Ecclésiastique (X, 17) : « Dieu a détruit le trône des chefs orgueilleux et à leur place, il a installé des hommes doux. » C’est Lui, en effet, qui, voyant l’affliction de son peuple en Égypte et entendant sa clameur, jeta à la mer le tyran Pharaon et son armée. C’est Lui qui, non seulement chassa du trône royal ce même Nabuchodonosor mentionné plus haut, auparavant plein d’orgueil, mais encore, l’ôtant de la société des hommes, Il le rendit semblable à une bête. Car son bras ne s’est pas raccourci, au point qu’Il ne puisse libérer son peuple des tyrans.

Il promet en effet à son peuple, par la voix d’Isaïe, qu’Il lui donnera le repos, en le retirant de la peine, de la confusion et de la dure servitude à laquelle il était auparavant soumis. Et il dit, par la voix d’Ezéchiel (XXXIV, 10) : « Je délivrerai mon troupeau de leur gueule », c’est-à-dire de la gueule des pasteurs qui se paissent eux-mêmes. Mais, pour que le peuple mérite d’obtenir ce bienfait de Dieu, il doit se libérer du péché, parce que c’est pour la punition des péchés que les impies, par une permission divine, reçoivent le pouvoir, comme le dit le Seigneur par la bouche d’Osée (XIII, 11) : « Je te donnerai un roi dans ma fureur », et., au livre de Job (XXXIV, 30), il est dit que Dieu « fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple ». Il faut donc ôter le péché, pour que cesse la plaie de la tyrannie. »[7]

Comme on le voit, face à un pouvoir légitime, Thomas, exclut l’action d’un particulier qui ne serait pas investi d’une mission officielle.⁠[8] C’est le peuple ou une autorité supérieure qui peut destituer l’oppresseur. Le destituer. La condamnation à mort relèverait de la punition à infliger aux malfaiteurs. Ce ne serait pas un tyrannicide mais la punition d’un souverain qui aurait gravement abusé de son pouvoir.

La prudence de Thomas est confortée par les exemples que l’histoire sainte ou profane lui fournit. Les risques de l’action entreprise contre le tyran sont tels qu’il faut éviter l’aventure d’autant plus que le pouvoir d’un tyran n’est pas aussi solide qu’on le croit souvent et qu’il ne peut durer.

En effet, il ne peut jouir du meilleur ciment d’un état qui est l’amitié que les sujets portent à leur prince. Dès lors le pouvoir tyrannique reste incertain et précaire⁠[9]. Ne pouvant compter sur l’amitié et la fidélité de son peuple, le tyran règne par la crainte qui est un fondement fragile⁠[10] comme le révèle l’histoire⁠[11]. Enfin, comme il est rare que les tyrans se repentent⁠[12], le châtiment éternel est leur punition⁠[13] : « Leur péché est encore aggravé par la dignité de l’office qu’ils ont assumé. »[14]


1. IIa IIae, qu. 64, art. 3.
2. Rm 13, 1.
3. IIa IIae, qu. 42, art. 2, sol. 3.
4. De Regno ad Regem Cypri Livre I. Toutes les citations sont extraites des chapitres 3-11. Cet ouvrage appelé aussi De Regimine principum, aurait été écrit dans les années 1265-1267 et est resté inachevé sans doute à cause de la mort prématurée de son destinataire.
5. Dieu permet les tyrans pour punir le peuple : « Ceci devient encore plus manifeste quand on considère le jugement de Dieu. En effet, comme il est dit dans le Livre de Job (XXX IV, 30) : « Dieu fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple. » Or personne ne peut être appelé hypocrite avec plus de vérité que celui qui assume l’office de roi et se montre un tyran. Car on appelle hypocrite celui qui joue le rôle d’un autre, comme on a coutume de le faire dans les spectacles de théâtre. Ainsi donc Dieu a permis la domination des tyrans pour punir les péchés des sujets. Une telle punition est ordinairement appelée dans l’Écriture « colère de Dieu ». C’est pourquoi le Seigneur dit par la bouche d’Osée (XIII, 30) : « Je vous donnerai un roi dans ma colère. » Mais malheureux le roi qui est accordé au peuple dans la colère de Dieu. Car sa domination ne peut être stable : parce que « Dieu n’oubliera jamais d’avoir pitié et que dans Sa colère, Il n’oubliera jamais Sa miséricorde » (Psaume LXXVI, 10). N’est-il pas dit dans Joël (II, 13) : « qu’a Il est compatissant, plein de miséricorde, et s’afflige du mal qu’Il envoie ». Dieu donc ne permet pas aux tyrans de régner longtemps, mais après la tempête déchaînée par eux sur le peuple, Il amènera, par leur rejet, la tranquillité. C’est pourquoi il est dit dans l’Ecclésiastique (X, 17) : « Dieu a détruit le trône des chefs superbes et Il a fait asseoir les doux à leur place. » » (De Regno, I, chap. 6)
6. « Ainsi les Romains chassèrent de la royauté Tarquin le Superbe, qu’ils avaient pris pour roi, à cause de la tyrannie que lui et ses fils faisaient peser, et lui substituèrent un pouvoir moindre, le pouvoir consulaire. Ainsi encore comme Domitien, qui avait succédé à des empereurs très modérés, son père Vespasien et son frère Titus, exerçait la tyrannie, il fut mis à mort sur ordre du sénat romain, et par un sénatus-consulte toutes les lois que dans sa perversion, il avait décrétées pour les Romains furent justement et salutairement gouvernés. Ceci eut pour conséquence que le Bienheureux Jean l’Evangéliste, le disciple bien-aimé de Dieu, qui avait été relégué en exil dans l’île de Pathmos, par Domitien lui-même, fut renvoyé à Ephèse par un sénatus-consulte. »
7. De Regno, chap. 6.
8. Le 23 novembre 1407, Louis d’Orléans, chef des Armagnacs, avait été tué sur ordre de son cousin Jean sans Peur, duc de Bourgogne. Jean petit, maître de l’université de Paris, avait justifié ce crime (8 mars 1408) en le présentant comme un tyrannicide légitime. En 1413, un concile de Paris condamna les neuf thèses tirées de la Iustificatio ducis Burgundiae de Petit . Les partisans de Petit firent appel à Rome. Le concile de Constance examina l’affaire et, le 6 juillet 1415, décréta :  « La proposition : « Tout tyran peut et doit licitement et méritoirement être tué par n’importe lequel de ses vassaux ou sujets, même en recourant à des pièges, à la flagornerie ou à la flatterie, nonobstant tout serment ou alliance contractée avec lui, et sans attendre la sentence ou l’ordre de quelque juge que ce soit », … est erronée en matière de foi et de mœurs, et le concile la réprouve comme hérétique, scandaleuse, séditieuse et prêtant aux fraudes, aux tromperies, aux mensonges, aux trahisons et aux parjures. De plus, il déclare, décide et définit que ceux qui soutiennent avec entêtement cette doctrine très pernicieuse sont hérétiques. » (DZ 1235). Le Pape Paul V condamna le tyrannicide dans la constitution Cura dominici gregis du 24 janvier 1615.
9. « Il n’est donc pas facile d’ébranler le pouvoir d’un prince que le peuple aime d’une affection si unanime ; c’est pourquoi Salomon dit au livre des Proverbes XXIX, 14) : « Un roi qui juge les pauvres avec justice, son trône sera affermi pour l’éternité. » Mais le pouvoir des tyrans ne peut pas être durable, puisqu’il est odieux à la multitude. Car ce qui répugne aux vœux du grand nombre ne peut être conservé longtemps. En effet, difficilement quelqu’un peut traverser la vie présente sans qu’il souffre quelques adversités. Or, au temps de l’adversité, l’occasion ne peut manquer de s’insurger contre le tyran, et dès que l’occasion se présentera, il se trouvera au moins un homme, parmi la multitude, pour en profiter. Le peuple accompagne de ses voeux celui qui s’insurge, et ce qui est tenté avec la faveur de la multitude manquera difficilement d’aboutir. Il ne peut donc guère arriver que la domination du tyran se prolonge longtemps. »
10. « Ceci apparaît encore manifestement, si l’on considère par quoi la domination d’un tyran est conservée. Car ce ne peut être par l’affection, puisque l’amitié de la multitude sujette pour le tyran est petite ou nulle, comme nous l’avons vu plus haut. Quant à la fidélité des sujets, les tyrans ne peuvent s’y fier. Car on ne trouve pas dans une multitude une vertu si grande, qu’elle soit retenue, par sa fidélité, de rejeter le joug d’une injuste servitude, si elle en a la possibilité. Probablement même, selon l’opinion de beaucoup, on n’agirait pas contrairement à la fidélité, en s’opposant d’une manière ou d’une autre à l’iniquité du tyran. Il reste donc que le gouvernement du tyran n’est soutenu que par la seule crainte ; c’est pourquoi celui-ci applique tous ses efforts à se faire craindre de ses sujets. Or la crainte est un fondement débile. Car ceux qui sont sous l’emprise de la crainte, s’il arrive une occasion qui leur laisse espérer l’impunité, se révoltent contre ceux qui les commandent, avec d’autant plus d’ardeur que leur volonté était plus contrainte par cette seule crainte. De même une eau contenue par violence, s’écoule avec plus d’impétuosité quand elle a trouvé une issue. Mais la crainte elle-même n’est pas sans danger, car un grand nombre sous l’effet d’une crainte excessive sont tombés dans le désespoir. Or quand on désespère de son salut, on se précipite sou vent avec audace vers n’importe quelles tentatives. La domination d’un tyran ne peut donc pas être de longue durée. »
11. « …si l’on considère les faits et gestes des anciens et les événements de l’époque moderne, on trouve difficile ment quelque tyran dont la domination ait duré longtemps. C’est pourquoi Aristote, dans sa Politique (Lib. V, cap. IX, 23), après avoir énuméré de nombreux tyrans, montre que leur domination à tous a pris fin après un temps court ; quelques-uns d’entre eux cependant commandèrent plus longtemps, parce qu’ils n’excédaient point beaucoup dans la tyrannie, mais en beaucoup de points imitaient la modération d’un roi. »
12. « …enflés du vent de l’orgueil, abandonnés justement de Dieu pour leurs péchés, et corrompus par les flatteries des hommes, rarement de tels hommes se repentent, et plus rarement encore peuvent-ils donner une juste satisfaction. Quand, en effet, restitueront-ils tout ce qu’ils ont enlevé, en passant outre le devoir de justice ? Cependant personne ne doute qu’ils ne soient tenus de restituer tout cela. Quand donc indemniseront-ils ceux qu’ils ont oppressés et qu’ils ont injustement lésés d’une manière ou d’une autre ?
   Ce qui s’ajoute encore à leur impénitence, c’est qu’ils estiment que tout ce qu’ils ont pu faire impunément, sans rencontrer de résistance, leur est permis, d’où non seulement ils ne se tourmentent pas pour réparer les maux qu’ils ont commis, mais usant de leur habitude comme d’une autorité, ils transmettent à leurs successeurs l’audace de pécher, et ainsi ils sont tenus coupables devant Dieu non seulement de leurs propres crimes, mais encore des crimes de ceux à qui ils ont donné l’occasion de pécher. »
13. « Le tyran est en outre privé de la béatitude la plus élevée, qui est due comme récompense aux rois, et, ce qui est plus grave, il se réserve le plus grand tourment comme châtiment. Si, en effet, celui qui dépouille un homme, le réduit en servitude, ou le tue, mérite le plus grand châtiment qui, quant au jugement des hommes, est la mort, quant au jugement de Dieu, la damnation éternelle, à combien plus forte raison faut-il penser que le tyran mérite les pires supplices, lui qui vole partout et à tous, qui entreprend contre la liberté de tous, qui tue n’importe qui pour le bon plaisir de sa volonté ? »
14. « De même, en effet, qu’un roi de la terre punit plus sévèrement ses ministres, s’il découvre qu’ils lui sont opposés, ainsi Dieu punira davantage ceux qu’Il a faits les agents et les ministres de son gouvernement, s’ils agissent mal et tournent en amertume le jugement de Dieu. C’est pourquoi il est dit aux rois iniques, dans le Livre de la Sagesse (VI, 4) : « Parce que, quand vous étiez les ministres de Sa royauté, vous n’avez pas jugé avec droiture, ni observé la loi de notre justice, ni marché selon la volonté de Dieu, Il vous apparaîtra terrible et soudain, parce qu’un jugement très rigoureux s’exerce sur ceux qui ont le pouvoir. Car au petit on accorde la miséricorde, mais les puissants seront puissamment châtiés ». Et il est dit à Nabuchodonosor, dans Isaïe (XIV, 15) : « Tu seras entraîné dans les enfers au fond de l’abîme. Ceux qui te verront se pencheront vers toi et ils te regarderont » comme si tu étais plongé plus profondément dans les châtiments. » (De Regno, I, chap. 11).

⁢c. Dans la guerre, face à la violence des particuliers ou des princes, qu’en est-il de la charité ?

Deux distinctions sont à envisager.

Tout d’abord, il faut bien distinguer le péché et le pécheur.

Thomas rappelle que la charité est due aux pécheurs. Il faut les aimer eux mais non pas leur péché⁠[1]comme il faut faire du bien à ses ennemis et les aimer non en tant qu’ennemis mais en tant que participant à une même nature. Ainsi le dévouement de la charité est même dû à un ennemi en grande nécessité.⁠[2]

Il faut ensuite aussi distinguer le pécheur et l’Église.

La question se pose en particulier pour les hérétiques⁠[3]. Si l’on considère les hérétiques en eux-mêmes, « assurément il y a un péché par lequel ils ont mérité non seulement d’être séparés de l’Église par l’excommunication mais aussi d’être retranchés du monde par la mort. Il est en effet beaucoup plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l’âme que de falsifier la monnaie qui permet de subvenir à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux monnayeurs ou autres malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers, bien davantage les hérétiques, aussitôt qu’ils sont convaincus d’hérésie, pourraient-ils être non pas seulement excommuniés mais très justement mis à mort. » L’Église, elle, envisage autrement l’hérésie : « Du côté de l’Église (…), il y a une miséricorde en vue de la conversion de ceux qui sont dans l’erreur. C’est pourquoi elle ne condamne pas tout de suite, mais « après un premier et un second avertissement », comme l’enseigne l’Apôtre. Après cela, en revanche, s’il se trouve que l’hérétique s’obstine encore, l’Église n’espérant plus qu’il se convertisse pourvoit au salut des autres en le séparant d’elle par une sentence d’excommunication, et ultérieurement elle l’abandonne au jugement séculier pour qu’il soit retranché du monde par la mort. »[4] Les armes de l’Église sont, en effet, strictement spirituelles : « Les prélats doivent résister, non seulement aux loups qui, spirituellement tuent le troupeau, mais encore aux ravisseurs et aux tyrans qui le maltraitent corporellement. Non pas toutefois en usant personnellement d’armes matérielles, mais d’armes spirituelles selon cette parole de l’Apôtre (2 Co 10, 4) : « Les armes de notre combat ne sont pas charnelles, mais spirituelles. » Entendons par là les avis salutaires, les prières ferventes et, contre les obstinés, les sentences d’excommunication. » ⁠[5]

Pour résumer la pensée de Thomas d’Aquin, on peut répondre à la violence par une défense légitime même si elle entraîne la mort de l’adversaire à condition que ces principes soient tous respectés : l’agression doit être injuste ; la riposte doit être décidée par une autorité légitime ; cette riposte doit être proportionnée à l’attaque.


1. IIa IIae, qu. 25, art. 6.
2. IIa IIae, qu. 25, art. 8.
3. Thomas distingue deux sortes d’infidélité : celle de ceux qui n’ont pas la volonté d’adhérer au Christ, comme les païens et les Juifs et celle de ceux qui adhérant au Christ suivent ce que leur propre esprit leur suggère. Ceux-ci sont hérétiques. (IIa IIae, qu. 11, art 1).
4. IIa IIae, qu. 11, art. 3. Saint Thomas s’appuie ici sur saint Jérôme : « Il faut couper les chairs pourries et chasser de la bergerie la brebis galeuse, de peur que toute la maison, toute la masse, tout le corps et tout le troupeau, ne souffre, ne se corrompe, ne pourrisse et périsse. Arius dans Alexandrie fut une étincelle ; mais parce qu’il n’a pas été aussitôt étouffé, sa flamme a ravagé tout le globe. » (Commentaire sur l’épître aux Galates, III, 5, 9). L’Église demanda pour la première fois l’intervention du pouvoir séculier au XIIe siècle, aux conciles de Toulouse (1119), Latran (1139), Montpellier (1162), Tours (1163). Il s’agissait alors d’emprisonnement et de confiscation de biens. C’est au XIIIe s que la peine de mort fut décrétée à l’encontre des Cathares et des Vaudois dont les thèses étaient anti-sociales. En 1252, Innocent IV rédige une bulle qui ordonne « aux autorités laïques de soumettre les hérétiques à la torture (quaestio) « en évitant toute mutilation de membre et tout danger de mort », pour les obliger à avouer leurs erreurs et à dénoncer leurs complices. » (C. Spicq, op. cit., p. 219). Cela n’empêcha pas certains prélats de faire condamner au bûcher certains hérétiques… Par ailleurs, le Saint Office (qui devint l’Inquisition) créé par Grégoire IX en 1232 et souvent confié aux Dominicains, influença les tribunaux civils…. Le problème est qu’à l’époque, on n’a pas une vision claire de la distinction des pouvoirs. En effet, Thomas déclare : « La puissance séculière est soumise à la puissance spirituelle comme le corps à l’âme. Il n’y a par conséquent aucune usurpation de pouvoir si le supérieur spirituel intervient dans l’ordre temporel quant aux choses où la puissance séculière lui est soumise. » (IIa IIae, qu. 60, art. 6, sol. 3). Pire, en 1520, Léon X (Bulle Exsurge), condamne cette proposition de Luther : « Brûler les hérétiques est contre la volonté du Saint-Esprit » sans préciser le juge ni l’exécuteur…
5. IIa IIae, qu. 40, art. 2, sol. 1.

⁢iii. Francisco de Vitoria

[1]

L’enseignement de Vitoria fut centré sur la Somme théologique de saint Thomas qu’il commenta de 1526 à 1540. Thomas lui fournit les références essentielles quand il prendra position en 1539 sur la question indienne et sur le droit de guerre⁠[2]. Les deux problèmes étant liés. Il n’est donc pas inutile de revenir donc sur l’essentiel de ce que Vitoria a établi dans sa leçon sur les Indiens.

Trois idées importantes sont à retenir.⁠[3]

« L’empereur n’est pas le maître du monde entier. »[4] Ni le droit naturel, ni le droit divin ni le droit humain ne fondent un tel pouvoir et « les Espagnols ne peuvent s’emparer des territoires des Indiens »[5]

« Le pape n’est pas le maître temporel du monde »[6] et « même si le pape était le maître temporel du monde, il ne pourrait transmettre son pouvoir aux princes »[7] Et donc la bulle In caetera de 1493 par laquelle Alexandre VI⁠[8] concédait à l’Espagne le Nouveau-Monde ne peut s’interpréter que comme un mandat missionnaire mais non un mandat politique.⁠[9] S’il est vrai que « le pape n’a de pouvoir temporel qu’en vue du spirituel », comme « il n’a pas de pouvoir spirituel sur les infidèles », « il n’a donc pas non plus de pouvoir temporel sur eux. »[10] Et « Les Espagnols ne peuvent faire la guerre aux Indiens, même s’ils refusent la foi »[11].

Enfin, Vitoria affirme que tous les hommes, chrétiens ou non, appartiennent à une communauté universelle⁠[12]. Déjà, en 1528, dans sa Leçon sur le pouvoir politique, il écrivait : « …chaque État est une partie du monde entier et chaque province chrétienne, une partie de l’État tout entier. Si donc une guerre est utile à une province ou à un État mais porte préjudice au monde ou à la Chrétienté, je pense qu’elle est injuste par le fait même. »[13] Plus loin, il précise le pouvoir de cette communauté universelle : « Le droit des gens ne tient pas seulement sa valeur d’un pacte ou d’un accord entre les hommes, mais il a aussi valeur de loi. Car le monde entier, qui forme, d’une certaine manière, une seule communauté politique, a le pouvoir de faire des lois justes et bonnes pour tous, comme celles qui se trouvent dans le droit des gens. Il en ressort clairement que ceux qui violent le droit des gens, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, commettent un péché mortel, mais à condition que ce soit sur des points assez importants, comme l’immunité des ambassadeurs. Et il n’est permis à aucun État de refuser de se soumettre au droit des gens, car c’est en vertu de l’autorité du monde entier qu’il a été établi. »[14]

qu’entend-il par « droit des gens », droit, nous dit-il, « qui est ou du droit naturel ou dérivé du droit naturel » ? Vitoria emprunte sa définition au juriste romain Gaius⁠[15] qui avait établi que « Ce que la raison naturelle a établi entre tous les hommes [homines] est observé de la même manière par tous les peuples et est appelé droit des gens pour autant que tous les peuples utilisent ce droit ». Vitoria reprend cette définition mais remplace « homines » par « gentes » : « on appelle droit des gens ce que la raison naturelle a établi entre tous les peuples [gentes] ».⁠[16] Dès lors, le droit des gens n’est plus simplement un droit entre les hommes mais un droit entre les nations, autrement dit, un droit international qui est un droit naturel mais peut-être aussi un droit positif.⁠[17]

Toujours est-il que Vitoria, à travers « le droit naturel de société et de communication »[18] affirme l’existence d’une communauté politique mondiale naturelle qui est responsable du bien commun de l’univers. Elle n’est pas le fruit d’un accord entre les États puisqu’elle est de droit naturel : « Tous les hommes et tous les États en font partie de plein droit et tout ce qui est nécessaire au gouvernement de l’univers est de droit naturel. »[19] L’idée d’une communauté mondiale est déjà présente dans la philosophie stoïcienne, chez Cicéron notamment mais elle s’impose à Vitoria à la lumière du livre de la Genèse : « Au commencement du monde, alors que tout était commun, il était permis à chacun d’aller et de voyager dans tous les pays qu’il voulait. Or cela ne semble pas avoir été supprimé par la division des biens. Car les nations n’ont jamais eu l’intention d’empêcher, par cette division, les rapports des hommes entre eux ; et, au temps de Noé, cela aurait certainement été inhumain. »[20]

Ces principes fondamentaux rappelés, nous pouvons examiner de plus près la question de la guerre.

Il était logique qu’après avoir abordé la question des Indiens, Vitoria en vienne à la question du droit de guerre puisque la conquête du Nouveau monde pouvait se justifier par ce droit. Déjà dans la Leçon sur les Indiens, Vitoria s’était posé la question de savoir si les Espagnols avaient quelque titre légitime pour « dominer les barbares ». Parmi les titres évoqués, il citait notamment : « la tyrannie des chefs barbares eux-mêmes ou les lois tyranniques qui oppriment injustement des innocents, en permettant, par exemple, de sacrifier des hommes innocents ou même de mettre à mort des hommes non coupables pour les manger. J’affirme que, même sans autorisation du pape, les Espagnols peuvent empêcher les barbares de pratiquer toute coutume ou cérémonie injuste, car ils peuvent défendre les innocents d’une mort injuste. »[21] On trouve ici l’affirmation d’un « droit d’intervention pour raison d’humanité ». « En effet, « Dieu a donné à chacun des commandements à l’égard de son prochain » [Si 17, 14]. Or tous ces barbares sont notre prochain. N’importe qui peut donc les défendre contre une telle tyrannie et une telle oppression, et cela revient principalement aux princes.

En outre, l’Écriture dit : « Délivre ceux qu’on envoie à la mort et sauve ceux qu’on traîne au supplice » (Pr 24, 11). On ne doit pas seulement entendre cela du cas où des innocents sont effectivement conduits à la mort, mais on peut aussi obliger les barbares à abandonner de telles coutumes. S’ils ne le veulent pas, on peut, pour cette raison, leur faire la guerre et exercer contre eux les droits de la guerre. Si on ne peut supprimer autrement ces coutumes abominables, on peut changer les chefs et établir un nouveau gouvernement. L’opinion d’Innocent IV et de saint Antonin, selon laquelle on peut punir les barbares à cause de leurs péchés contre nature, est vraie dans ce cas.⁠[22]

Que tous les barbares acceptent de telles lois et de tels sacrifices et qu’ils ne désirent pas que les Espagnols les en délivrent, cela n’est pas un obstacle. Car, dans ce domaine, ils ne sont pas libres au point de pouvoir se livrer à la mort, eux ou leurs enfants. »[23]

Vitoria établit aussi un « Droit d’assistance aux alliés » : « En effet, les barbares eux-mêmes font parfois des guerres légitimes entre eux et la partie qui a subi une injustice a le droit de faire la guerre ; elle peut donc appeler les Espagnols à son secours et partager avec eux les fruits de la victoire. »[24]

Dans la Leçon sur le droit de guerre, et malgré ce titre⁠[25], l’objectif de Vitoria, fidèle à saint Thomas⁠[26], est de sauver la paix à tout prix : « Lorsqu’un prince a le pouvoir de faire la guerre, il doit tout d’abord non pas chercher des occasions et des causes de guerre, mais vivre en paix avec tous les hommes si possible, comme l’ordonne saint Paul (Rm 12, 18)⁠[27]. Il doit se rappeler que les autres hommes sont notre prochain que nous devons aimer comme nous-mêmes et que nous avons tous un seul et même Seigneur au tribunal duquel nous devons rendre compte. Chercher des raisons - et se réjouir lorsqu’on en trouve - pour tuer et anéantir des hommes que Dieu a créés et pour lesquels le Christ est mort, c’est bien la dernière abomination. Mais c’est par contrainte et malgré soi que l’on doit en venir à l’extrémité de la guerre. »[28]

Quelle est cette contrainte qui, en dernière extrémité, fait de la guerre un devoir ? C’est l’injustice : toute guerre juste est une guerre qui punit une injustice⁠[29].

Ainsi, « on ne peut avoir de doute en ce qui concerne la guerre défensive, car il est permis de repousser la force par la force »[30], plus exactement de repousser une injustice⁠[31].

Et la guerre offensive doit viser « à punir l’injustice reçue » et détourner les ennemis de l’injustice par la crainte du châtiment.⁠[32] En effet, « le but de la guerre est la paix et la sécurité de l’État »[33] et même, ajoute Vitoria, du monde, car il faut rechercher « le bien de l’univers tout entier »[34]. « Lorsqu’il est évident que l’on fait la guerre pour de justes raisons, il faut la faire non pour la perte de la nation contre laquelle on doit combattre, mais pour la poursuite de son droit, la défense de la patrie et de son État et pour obtenir qu’un jour la ; paix et la sécurité soient le résultat de cette guerre. »[35] La guerre juste a donc quatre buts : « on fait la guerre premièrement pour se défendre, soi et ses biens, deuxièmement pour recouvrer les choses enlevées, troisièmement pour punir l’injustice subie, quatrièmement pour assurer la paix et la sécurité »[36].

Dans sa présentation du jus ad bellum et du jus in bello, Vitoria reprend les trois conditions de la guerre juste telles qu’elles ont été édictées par saint Thomas : autorité légitime, juste cause et intention droite.


1. Entre 1480 et 1492-1546. De 1509 à 1516, il se forme à l’université de Paris. De 1516 à 1523, il y enseigne et participe au renouveau du thomisme. En 1523, il enseignera au studium dominicain de Valladolid puis de 1526 à sa mort, à l’université de Salamanque. Francisco de Vitoria, professeur brillant, clair et vivant, fut un intellectuel ouvert aux problèmes du temps. Il s’engagea dans les discussions sur l’orthodoxie d’Erasme ; il donna son avis sur le divorce d’Henri VIII dans sa Leçon sur le mariage. Soucieux de la paix en Europe, il prit position sur le conflit entre François Ier et Charles-Quint. Au sein de son université, il fut attentif à la situation matérielle des étudiants et du personnel et est considéré comme l’initiateur de l’Ecole économique de Salamanque. Mais il est surtout célèbre pour son enseignement sur les problèmes posés par la découverte et la conquête du Nouveau-Monde. (Cf. BARBIER Maurice in Fr. de Vitoria, Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Introduction, traduction et notes par Maurice Barbier, o.p., Droz, 1966, pp. XII-XV).(Toutes nos références aux textes de Vitoria viennent de cette édition).
2. Notons aussi que Vitoria était au courant de ce qui se passait en Amérique grâce à des missionnaires revenus au pays.
3. Vitoria s’oppose à tout un courant de théologiens-juristes dont le célèbre canoniste Henri de Suse (1200-1271), cardinal d’Ostie surnommé Ostiensis ou Hostiensis. Sa théorie : « quand les païens se convertissent, tous les pouvoirs politiques et administratifs de leurs gouvernants passent au Christ, donc à son vicaire, le pape, qui peut en disposer en faveur du prince de son choix ». (cité par MAHN-LOT Marianne, in B. de Las Casas, L’Évangile et la force, Cerf, 1964, p. 19.
4. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 112.
5. Id., § 133.
6. Id., § 138. Sur ce point, Vitoria s’oppose explicitement à divers auteurs dont saint Antonin (Somme théologique) et émet des réserves sur tel passage du Commentaire les Sentences de Pierre Lombard où saint Thomas semble accréditer cette thèse du pouvoir temporel universel du pape.
7. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 145.
8. Dans cette bulle Alexandre VI partage le monde en deux autour d’un méridien de démarcation passant à cent lieues à l’ouest des îles du cap Vert. La souveraineté sur les terres à découvrir à l’ouest appartient à la castille, à l’est au Portugal. Le traité de Tordesillas de 1494 entre la Castille et le Portugal repousse le méridien à 370 lieues à l’est du même archipel. (cf. MOLINIE-BERTRAND Annie et DUVIOLS Jean-Paul, Charles-Quint et la monarchie universelle, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2001, p. 146).
9. La Bulle d’Alexandre VI allait bien au-delà de l’attribution d’une mission d’évangélisation : « Par l’autorité de Dieu tout-puissant à Nous transférée par saint Pierre, et par celle du Vicariat de Jésus-Christ que nous exerçons sur ces terres, et sur toutes leurs seigneuries, leurs villes, leurs forces, leurs lieux, leurs cités, leurs droits de juridiction et toutes leurs appartenances, par la teneur des présentes Nous vous les donnons, concédons et octroyons à perpétuité, à vous et aux Rois de Castille et de Léon, vos héritiers et successeurs. Et nous vous faisons, constituons et députons, ainsi qu’à vos héritiers et successeurs, leurs maîtres avec libre, plein et absolu pouvoir, autorité et juridiction. Nous déclarons que par cette donation, concession et adjudication il ne faut pas entendre que l’on dépossède ou que l’on puisse déposséder de quelque droit acquis quelque prince chrétien qui possèderait actuellement, jusqu’au susdit jour de Noël, ces îles ou ces terres continentales. En outre, Nous vous obligeons en vertu de sainte obéissance, conformément à votre promesse et comme il convient à votre grande dévotion et royale magnanimité, à envoyer sur ces îles et terres fermes des hommes bons, craignant Dieu, doctes, savants, experts, pour instruire leurs naturels et habitants dans la foi catholique et leur apprendre les bonnes coutumes, et à vous occuper de cela avec toute la diligence nécessaire. Et Nous défendons absolument à quiconque, de quelque dignité —fût-elle royale ou impériale — état, grade, ordre ou condition que ce soit, sous peine d’excommunication dans laquelle il encourrait ipso facto, d’aller chercher des biens marchands, ou d’aller pour n’importe quel autre motif sans disposer de votre autorisation spéciale ou celle de vos héritiers et successeurs, sur ces îles et terres fermes découvertes et à découvrir vers l’Occident et vers le Midi à partir de ladite ligne […]. Donné à Rome, près de Saint Pierre, le 4 mai de l’an 1493 de l’incarnation de N. S. J. C., premier de notre pontificat. » (Cité in ZAVALA Silvio : Amérique latine : philosophie de la conquête, Mouton, Paris, 1977, pp. 131-132.)
10. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 152.
11. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 194-196: « Même si la foi a été annoncée aux barbares d’une manière acceptable et suffisante, cependant, s’ils n’ont pas voulu la recevoir, il n’est pas permis pour autant de leur faire la guerre et de s’emparer de leurs biens. C’est la conclusion expresse de saint Thomas. Il dit, en effet, dans la Somme de théologie (II-II, q. 10, a. 8), que les infidèles qui n’ont jamais reçu la foi, comme les païens et les Juifs, ne doivent être en aucune manière obligés à la recevoir. Et c’est la conclusion commune des docteurs, même des docteurs en droit canon et en droit civil. Croire est, en effet, un acte de la volonté ; or la crainte diminue beaucoup la liberté, comme le dit Aristote dans l’Ethique (I. III). d’autre part, c’est un sacrilège de s’approcher des mystères et des sacrements du Christ sous le seul effet d’une crainte servile. »
12. Il rompt ainsi avec la conception moyenâgeuse qui envisageait uniquement la communauté universelle des chrétiens (la chrétienté).
13. VITORIA Fr. de, Leçon sur le pouvoir politique, Introduction, traduction et notes par Maurice Barbier, Vrin, 1980, § 14.
14. Id., § 21.
15. Si Gaius (IIe siècle) reste un personnage mal connu, voire inconnu, son œuvre les Institutes a eu une influence considérable. On les retrouve dans le Code de Justinien (Corpus juris civilis romani) (529et 534) vaste compilation de textes de droit empruntés à la tradition romaine dans son ensemble des origines à Justinien et accordés au christianisme. Il contient quatre mille sept cents articles et est le fondement du droit civil moderne.
16. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 231.
17. La question était disputée déjà parmi les juristes romains : le droit des gens est-il ou non de droit naturel ? Pour Gaius, il l’était ; pour Ulpien (IIIe s), non ; pour Augustin, oui ; pour saint Isidore, non ; saint Thomas penchait pour l’opinion de Gaius mais sa position n’était pas très claire. Vitoria lui-même dans son commentaire sur saint Thomas estime qu’il s’agit plutôt d’un droit positif avant d’affirmer dans la Leçon sur les Indiens que « le droit des gens est ou du droit naturel ou dérivé du droit naturel ».
18. Leçon sur les Indiens, op. cit ., § 230.
19. BARBIER Maurice, in Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, op. cit., p. XLIII.
20. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 232.
21. Leçon sur les Indiens, § 290. Il ne s’agit pas de punir des fautifs mais de sauver des innocents : « Même en vertu de l’autorité du pape, les princes chrétiens ne peuvent obliger les barbares à se détourner de leurs péchés contre la loi naturelle ni les punir à cause de ces péchés. » (Leçon sur les Indiens, § 205).
22. Cf. Leçon sur les Indiens, § 204 et note 1.
23. Id., § 291-293.
24. Id., § 296.
25. Vitoria intitule cette leçon : Deuxième leçon sur les Indiens ou sur le droit de guerre des Espagnols contre les barbares.
26. Pour l’essentiel, il va reprendre ce qu’écrivaient saint Augustin et saint Thomas. Un chrétien peut être soldat et faire la guerre contrairement à ce qu’ont prétendu Tertullien et Luther qui, bien qu’il conserve, en grande partie, la théorie scolastique classique, s’opposait à la croisade contre les Turcs. Luther écrit : « Combattre contre les Turcs, c’est s’opposer à Dieu qui visite nos iniquités par leur intermédiaire » (Resolutiones Disputationis de Virtute Indulgentiarum (1518) ; proposition condamnée par Léon X dans la bulle Exsurge Domine (15-6-1520) (DZ 1484). Vitoria se penchera aussi sur les réflexions de quelques prédécesseurs et contemporains qu’il cite : le Décret de Gratien, le Digeste, les Décrétales, Bartole (jurisconsulte + 1356), saint Antonin (archevêque de Florence 1459), Nicolas de Tudeschis (archevêque de Palerme +1445), Adrien VI (pape + 1523), Sylvestre de Prierio (théologien + 1523), les Pères de l’Église saint Ambroise ( 397), saint Jérôme (+ 420) et saint Isidore (évêque de Séville, + 636). Il se réfère aussi à des auteurs païens : Aristote principalement, Cicéron et incidemment Térence, Horace et Salluste. Dans le Bible, il cite de nombreuses fois Dt 20, 10-14 ; Dt 25, 2 ; Ps 82, 4 ; 1 M 9, 32-42 ; Mt 22, 21 ; Lc 3, 14 ; Rm 13, 1, 4 et 6-7 ; Jc 1, 25 et 2, a. 4.
27. « S’il est possible, pour autant que cela dépend de vous, vivez en paix avec tous les hommes ».
28. Leçon sur le droit de guerre, § 154.
29. Cf. Id., § 12.
30. Id., § 11.
31. Contrairement à ce qu’il écrit, Vitoria cite ici non le Digeste (Digesta Iustitiani : recueil de citations de juristes romains de la république ou de l’empire) mais les Décrétales : « Toutes les lois permettent de repousser la force par la force [vim vi]… Cependant, cela doit être fait en gardant le souci d’une défense irréprochable, non pour se venger mais pour repousser l’injustice ». (Cité in VITORIA, op. cit., p. 113, note 2).
32. Leçon sur le droit de guerre, § 12 et 13.
33. Id., § 14.
34. Id.., § 15.
35. Id., § 155.
36. Id., § 126.

⁢a. Qui a autorité pour déclarer ou faire la guerre ?

En cas de guerre défensive, « n’importe qui, même une personne privée (…), n’importe qui peut, sans autorisation de personne, faire une telle guerre pour défendre non seulement sa personne mais aussi ses biens matériels ».⁠[1]

Un État, lui, « a autorité non seulement pour se défendre, mais aussi pour se venger, lui et les siens, et punir les injustices ». ⁠[2]

qu’est-ce qu’une juste cause ?

Ce ne peut être ni la différence de religion⁠[3], ni l’agrandissement de l’Empire, ni la gloire ou tout autre intérêt du prince⁠[4] : « seule une injustice peut constituer une cause de guerre ».⁠[5] Et encore, pas n’importe quelle injustice : « En effet, il n’est pas permis pour n’importe quelle faute d’infliger aux citoyens et aux indigènes eux-mêmes des peines cruelles, comme la mort, l’exil ou la confiscation des biens. Puisque tout ce qui arrive dans une guerre - meurtres, incendies, dévastations - est atroce et cruel, il n’est donc pas permis, en cas d’injustices légères, d’en poursuivre les auteurs par la guerre, car les châtiments doivent être proportionnés à la gravité du délit (Dt 25, 2[6]). »[7]


1. Leçon sur le droit de guerre, § 17. Toutefois, si toute personne peut se défendre, soi et ses biens, elle « n’a pas le droit de punir une injustice, ni même de recouvrer, après un espace de temps, les biens enlevés. Mais la défense doit avoir lieu devant un danger présent, « incontinent », disent les juristes. C’est pourquoi le droit de se battre cesse dès que la nécessité de se défendre disparaît. » (Id., § 22)
2. Leçon sur le droit de guerre, § 23. A la suite d’Aristote (Politique, 1, III, c. 1, 1275 b 20-21), Vitoria définit l’État comme une communauté parfaite, complète, « qui n’est pas une partie d’un autre État, mais qui a ses lois propres, son conseil propre et ses magistrats propres » (§ 26) Le prince, en vertu du choix de l’État, en exerce l’autorité et peut déclarer la guerre même si ce prince est lui-même vassal d’un autre mais pour autant qu’il soit à la tête d’un État parfait. Les autres princes d’États imparfaits ne peuvent déclarer la guerre qu’en vertu d’une coutume antique ou par nécessité. (§24-29). Deux exceptions que refusera Francisco Suarez (1548-1617). Notons en passant cette réflexion de Vitoria : « il n’y a de prince qu’en vertu du choix de l’État » (§ 24) : si tout pouvoir a Dieu pour origine et auteur, « sa désignation relève de la communauté politique qui choisit la forme de gouvernement et le sujet de l’autorité publique. » (BARBIER M., op. cit., p. 118, note 4).
3. Il ne s’agit pas seulement des Indiens (Leçon sur les Indiens, § 186-187 et 194-200) mais de tous les infidèles : on ne peut leur faire la guerre en raison de leur infidélité, pour les forcer à croire mais seulement à cause de leurs injustices, parce qu’ils font obstacle, par exemple, à la foi chrétienne. Telle est l’opinion du canoniste Henri de Suse (1200-1271, du pape Innocent IV (1243-1254), de saint Thomas et de son commentateur Cajetan (1469-1534).
4. Leçon sur le droit de guerre, § 30-35.
5. Id., § 36. C’est bien l’enseignement de saint Paul : « Ce n’est pas sans raison que l’autorité porte le glaive ; elle est, en effet, un instrument de Dieu pour punir et châtier celui qui fait le mal » (Rm 13, 4).
6. « Si le coupable mérite des coups, le juge le fera mettre à terre, et lui fera donner en sa présence un nombre de coups proportionné à sa culpabilité. »
7. Leçon sur le droit de guerre, § 40.

⁢b. Enfin, qu’est-il permis de faire dans une guerre juste ?

Dans le jus in bello donc, l’intention droite implique tout d’abord qu’ « il est permis de faire tout ce qui est nécessaire pour défendre le bien public [1], (…) de recouvrer tous les biens perdus ou leur équivalent »[2] et « de payer sur les biens de l’ennemi les dépenses de la guerre et tous les dommages injustement causés par l’ennemi. »[3] De plus, le prince « peut, par exemple, détruire une citadelle ennemie et même construire des fortifications sur le territoire des ennemis, si c’est nécessaire pour écarter tout danger de leur part. »[4] Enfin, « après la victoire et le recouvrement des biens, on peut exiger des ennemis des otages, des navires, des armes et les autres choses qui sont honnêtement et loyalement nécessaires pour maintenir les ennemis dans le devoir et écarter tout danger de leur part »[5] Et « il est permis de punir l’injustice commise par les ennemis, de sévir contre eux et de les châtier pour leur injustice. »[6]

Tout ce qui est permis doit être accompli avec modération : « Après la victoire, lorsque la guerre est terminée, c’est avec une mesure et une modération toutes chrétiennes qu’il faut profiter de sa victoire. Le vainqueur doit considérer qu’il est juge entre deux États : l’un est lésé, l’autre a commis une injustice. Ce n’est donc pas en qualité d’accusateur mais de juge qu’il portera une sentence qui puisse cependant donner satisfaction à l’État lésé. Mais, après avoir puni les coupables d’une manière convenable, que l’on réduise, autant que possible, au minimum le désastre et le malheur de l’État coupable, d’autant plus que, généralement, chez les chrétiens, toute la faute revient aux princes. Car c’est de bonne foi que les sujets combattent pour leurs princes et il est tout à fait injuste que, selon le mot du poète : « Les Achéens soient punis pour toutes les folies de leurs rois »[7]. »[8] 

Comment le vainqueur peut-il se considérer comme juge entre les deux États ? Nous dirions qu’il est juge et partie ! Vitoria s’appuie sur l’exemple de ce qu’un État peut faire contre les « ennemis de l’intérieur » c’est-à-dire les « mauvais citoyens » : celui qui « a commis une injustice envers un citoyen, non seulement le magistrat oblige l’auteur de l’injustice à faire réparation à la victime, mais encore, s’il inspire quelque crainte à celle-ci, on l’oblige à fournir une garantie ou à quitter la cité, de manière à écarter tout danger de sa part. »[9] Entre deux États, qui peut-être juge ? A cet endroit, Vitoria qui a déjà montrer son attention au bien commun universel, exprime un regret : « S’il y avait un juge légitime agréé par les deux parties belligérantes, il devrait condamner les agresseurs injustes et les auteurs d’injustice non seulement à restituer les choses prises mais encore à supporter les dépenses de la guerre et à réparer tous les dommages. »[10] Ce juge institué par la communauté politique mondiale n’existe pas à l’époque de Vitoria. C’est donc le prince de la juste cause qui remplira cet office au nom du droit naturel qui investit les princes d’une autorité politique mondiale.⁠[11]

Vitoria, nous venons de le voir, ne se contente pas de répéter ce que ses prédécesseurs ont écrit, il ajoute déjà, dans sa présentation générale des trois conditions, des éléments intéressants. Mais il va plus loin encore. Dans les deuxième et troisième parties de son ouvrage, il va répondre avec force détails à des questions supplémentaires que l’on peut se poser à propos de la justice de la guerre et de la conduite de la guerre.

En ce qui concerne la justice de la guerre, « est-il suffisant, pour que la guerre soit juste, que le prince croie défendre une juste cause ? » Non, répond Vitoria, « ce n’est pas toujours suffisant » : le prince peut commettre une « erreur vincible » dont il sera responsable. « Pour que la guerre soit juste, il faut examiner avec beaucoup de soin la légitimité et les causes de la guerre et entendre aussi les raisons des adversaires, s’ils veulent discuter d’une manière équitable et honnête. » Vitoria invite donc à la négociation et aussi à la consultation « des hommes honnêtes et sages, capables de parler librement, sans colère, ni haine, ni cupidité. »[12] Finalement, c’est la communauté politique qui va se prononcer par ses représentants : « Les notables, les vassaux et, d’une manière générale, ceux qui sont admis ou appelés au conseil de l’État ou du prince ou même ceux qui y viennent spontanément sont tenus d’examiner si la cause de la guerre est juste. »[13] Vitoria conclut : « On ne doit donc pas entreprendre la guerre sur le seul avis du roi, ni même de quelques-uns, mais sur l’avis de nombreux citoyens sages et honnêtes »[14]

Si le prince doit examiner soigneusement, de la manière dite, la cause de la guerre, ses sujets sont-ils tenus à la même prudence ? Dans sa réponse, Vitoria pose le principe de l’objection de conscience : « Si l’injustice de la guerre est évidente pour un sujet, il ne lui est pas permis de combattre, même sur l’ordre du prince ». Qui plus est, « si les sujets ont conscience que la guerre est injuste, il ne leur est pas permis d’y participer, qu’ils se trompent ou non, « car tout ce qui ne procède pas de la bonne foi est péché » (Rm 14, 23). »[15]

Vitoria justifie ces précautions en rappelant que si l’on entreprend une guerre injuste, ce sont des innocents que l’on va tuer et à qui on va infliger de grandes calamités.⁠[16]

Vitoria poursuit sa réflexion en envisageant le cas ou la justice de la guerre est douteuse, celui de la guerre juste des deux côtés, et les devoirs de restitution en cas de guerre injuste.⁠[17]

En ce qui concerne la conduite de la guerre, Vitoria aborde des questions très précises sur la légitimité du meurtre, de la spoliation, de la captivité, de la mise à mort des coupables et des prisonniers, sur le sort des biens enlevés pendant la guerre, l’imposition d’un tribut et la déposition des princes. Questions qui reflètent les habitudes guerrières de l’époque, choquantes aujourd’hui, mais auxquelles Vitoria impose des limites en confrontant des textes apparemment contradictoires de l’Ancien Testament et en se référant aux meilleures traditions païennes et au droit des gens tel qu’établi à l’époque : on ne peut tuer les innocents sauf par accident s’il n’est pas possible de les éviter en frappant les coupables ; même les innocents qui peuvent représenter un danger pour l’avenir doivent être épargnés ; il n’est pas permis de spolier des innocents sauf si leurs biens servent à la guerre ou renforcent l’ennemi ou s’ils sont le seul moyen de dédommager les innocents spoliés par les ennemis ; pour mettre un terme à la guerre, on peut emmener en captivité, par nécessité, des innocents pour obtenir une rançon mais non pour les réduire en esclavage sauf s’il s’agit de païens⁠[18] ; on ne peut mettre à mort des otages innocents.

Pour ce  qui est des coupables, la réponse est plus nuancée : dans le feu de l’action, « il est permis de tuer indistinctement tous ceux qui combattent et, d’une manière générale, il en est de même tant qu’il y a un danger. »[19]Après la victoire, comme on peut punir ses propres citoyens qui ont mal agi, on peut mettre à mort les ennemis coupables d’injustice surtout si la sécurité n’est pas assurée pour l’avenir mais « il n’est pas toujours permis de mettre à mort tous les coupables » : « il faut tenir compte de l’injustice commise par l’ennemi, du dommage causé et des autres fautes, et c’est à la lumière de cet examen qu’il faut punir et châtier en évitant toute cruauté et toute dureté ».⁠[20] Mais si l’on ne peut obtenir la sécurité qu’en détruisant tous les ennemis parce qu’ « on ne pourra jamais espérer la paix à aucune condition », il est permis de le faire à condition qu’ils soient coupables.⁠[21] Encore faut-il se rappeler que les soldats qui participent à une guerre injuste et qui s’en sont remis à l’avis du prince ou de l’État « sont en majorité innocents d’un côté comme de l’autre. C’est pourquoi, lorsqu’ils ont été vaincus et qu’ils ne sont plus dangereux, je pense non seulement qu’on ne peut les tuer tous, amis qu’on ne peut même pas en tuer un seul, si on présume que c’est de bonne foi qu’ils ont participé au combat. »[22]. Selon le droit des gens, on ne met pas « à mort les prisonniers après la victoire et lorsque tout danger est écarté, à moins que, par hasard, ils ne s’enfuient. » Sous condition d’avoir la vie sauve, les ennemis qui se rendent ne doivent pas être mis à mort mais s’ils se rendent sans conditions, le prince ou le juge peut mettre à mort les plus coupables.⁠[23] Entre chrétiens, la mise à mort de tous les ennemis coupables n’est pas permise : « il faut […] que le châtiment soit à la mesure de la faute et que la punition ne la dépasse pas »[24].

Enfin, que deviennent les biens enlevés pendant une juste guerre ? d’une manière générale, ils restent la propriété de ceux qui s’en sont emparés « jusqu’à concurrence des choses injustement prises et aussi des dépenses de la guerre. »[25]. Toutefois, il faut distinguer les biens meubles et les biens immeubles.

Les biens meubles (richesses, vêtements, or, argent, etc.) sont gardés « même s’ils dépassent ce qui est exigé pour compenser les dommages »[26]. Le pillage ou l’incendie d’une ville -« surtout une ville chrétienne »- peuvent être autorisés uniquement par le prince ou le chef « si c’est nécessaire à la conduite de la guerre, pour effrayer les ennemis ou pour exciter l’ardeur des soldats ». Mais il faut qu’il y ait nécessité et raison grave. Il vaudrait mieux que les chefs les chefs les interdisent et les empêchent « autant qu’ils le peuvent » car « de telles permissions entraînent, de la part des soldats barbares, toutes sortes de brutalités et de cruautés absolument inhumaines », des « abominations » et des « atrocités ».⁠[27]

Les biens immeubles (champs, places fortes, citadelles, etc.), on peut les prendre et les garder, « pour autant que c’est nécessaire à la compensation des dommages causés », « pour assurer la sécurité et pour éviter tout danger de la part des ennemis », ou « en raison de l’injustice commise et à titre pénal »[28]. Toutefois, « il faut agir avec modération » : « On ne doit garder que ce que la justice demande pour compenser les dommages et les dépenses de la guerre et pour punir l’injustice, en restant équitable et humain, car la peine doit être proportionnée à la faute. »[29]

Toujours comme compensation ou punition, on peut imposer un tribut à l’ennemi⁠[30]. Quant à la déposition des princes, l’injustice n’est pas toujours une raison suffisante pour y procéder car on risque de violer les droits humain, naturel et divin. On peut parfois y recourir si des raisons légitimes et suffisantes se présentent : « soit le nombre et la cruauté des dommages et des injustices, soit surtout le fait le fait qu’on ne puisse obtenir autrement la paix et la sécurité de la part des ennemis, qui, sans cela, feraient courir un grave danger à l’État. »[31]

Dans tous ces cas, il ne faut pas oublier que sont excusés sujets et princes qui ont combattu de bonne foi et que les biens matériels pris ne peuvent être que de justes compensations⁠[32].


1. Id., § 41.
2. Id., § 42.
3. Id., § 43.
4. Id., § 46.
5. Id., § 50.
6. Id., § 51.
7. HORACE, Epîtres, 1, II, Ep. 2, v. 14.
8. Leçon sur le droit de guerre, § 156.
9. Id., § 49.
10. Id., § 45.
11. « Pour le montrer », Vitoria fait « remarquer que les princes n’ont pas seulement pouvoir sur leurs sujets mais aussi sur les étrangers pour les obliger à s’abstenir d’injustices, et cela en vertu du droit des gens et de l’autorité du monde entier. Bien plus, il semble que cela soit de droit naturel : autrement, le monde ne pourrait demeurer stable si personne n’avait pouvoir et autorité pour écarter les malfaiteurs et les empêcher de nuire aux hommes de bien et aux innocents. Or ce qui est nécessaire au gouvernement et à la protection du monde est de droit naturel : c’est précisément cette raison qui montre que l’État a, en vertu du droit naturel, le pouvoir de punir et de châtier ses propres citoyens quand ils lui portent préjudice. Si l’État possède ce pouvoir vis-à-vis de ses sujets, le monde le possède sans aucun doute vis-à-vis de tous ceux qui lui portent préjudice et ne vivent pas humainement ; et il ne l’exerce que par l’intermédiaire des princes. Il est donc certain que les princes peuvent punir les ennemis qui commettent une injustice envers l’État et, lorsqu’une guerre a été entreprise d’une façon conforme au droit et à la justice, les ennemis sont totalement soumis au prince comme à leur juge propre. » (Leçon sur le droit de guerre, § 52).
12. Id., § 54-59.
13. Id., § 65.
14. Id., § 68.
15. Id., § 65. Le sujet peut faire confiance à l’autorité légitime mais il est des cas où l’injustice est telle que l’ignorance ne sera pas une excuse. (§ 69-75).
16. Id., § 63 et 65.
17. Id., §76-101.
18. Par exemple, « il est permis d’emmener en captivité et en esclavage les enfants et les femmes des Sarrasins ». Vitoria justifie cette pratique en disant que la guerre contre les païens est « perpétuelle » et qu’ « ils ne peuvent jamais donner satisfaction pour les injustices et les dommages qu’ils ont causés ». (§ 123).
19. Leçon sur le droit de guerre, § 127.
20. Id., § 132.
21. Id., § 133.
22. Id., § 135.
23. Id., § 136-137.
24. Id., § 134.
25. Id., § 138.
26. Id., § 139.
27. Id., § 141-142.
28. Id., § 143-145.
29. Id., § 145. Vitoria s’appuie sur Dt 20, 12-13, sur saint Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise, saint Thomas à propos de l’empire romain et sur Mt 22, 21 et Rm 13 ; 1 et 6-7 aussi à propos de l’empire romain.
30. Leçon sur le droit de guerre, § 150.
31. Id., § 152.
32. Id., § 153.

⁢c. L’influence de Vitoria

[1]

Outre la reprise de l’essentiel de la pensée de saint Augustin et de saint Thomas, on retiendra l’insistance du dominicain espagnol sur la nécessité d’assurer la paix. Ce n’est que « par contrainte et malgré soi que l’on doit en venir à l’extrémité de la guerre »[2] Et le but de cette guerre ne peut être que la paix et la sécurité.⁠[3]

Vitoria a compris que la guerre relevait de ce que nous appelons le droit international. Il s’est rendu compte que tout préjudice vis-à-vis d’un État portait préjudice aussi à la communauté internationale qui a droit de punir ce débordement par l’intermédiaire des princes. Restait, bien sûr, à organiser cette communauté universelle et à la doter d’une vraie autorité sur le monde entier. C’était la tâche des siècles à venir.

En tout cas, il insiste pour qu’on ne laisse pas la déclaration de guerre à la seule responsabilité du chef de l’État. Au contraire, il faut prendre l’avis de nombreux citoyens et se donner la peine de négocier, d’écouter l’adversaire.

Autre point remarquable dans la pensée de Vitoria : l’affirmation d’un droit à l’objection de conscience sauf dans le cas d’une conscience douteuse qui nous oblige à obéir, à nous en remettre à l’autorité. Mais ajoute-t-il, « si, en fait, la guerre a été déclarée pour une raison objectivement douteuse ou si les maux qu’elle entraîne sont supérieurs aux dommages causés ou aux avantages procurés, alors l’injustice de la guerre n’est plus douteuse mais certaine et, dans ce cas, l’objection de conscience n’est pas seulement permise mais obligatoire. »[4]


1. Cf. BARBIER Maurice, op. cit., pp. LXX et svtes.
2. Leçon sur le droit de guerre, § 154.
3. M. Barbier parle d’une « œuvre de la vertu de force » : La guerre « est un moyen d’atteindre ce qu’une charité trop faible ne peut obtenir » (op. cit., p. LXXII) et il cite Emmanuel Mounier : « Dans toute la mesure où je n’ai pas assumé de servir la paix par la Charité parfaite et héroïque, je lui dois de la protéger aussi par la force, quand notre défaillance collective à l’Absolu chrétien a rendu ce recours nécessaire et tant que cette force sert la paix sans l’écraser. » (MOUNIER E., Les Chrétiens devant le Problème de la Paix, Œuvres, 1961, t. 1, p. 800 ; cité in BARBIER, op. cit., p. LXXI).
4. BARBIER Maurice, op. cit., p. LXXV.

⁢iv. En conclusion, on peut faire deux remarques

Les développements des théologiens interpellent la conscience chrétienne et doivent lui permettre, en principe, de porter un jugement moral sur l’action à entreprendre ou à éviter. Pour le P. Joblin, « la théorie de la guerre juste fut à l’origine une pédagogie pour libérer la conscience des conditionnements dans lesquels elle se trouve : passion, désir de vengeance, mise à profit d’une situation de domination, etc., et pour aider à choisir ce que l’Église tient pour une attitude juste ; elle est une grille de lecture offerte au croyant pour décider si le recours à la violence est tolérable et donc justifiable à tel moment ».

Par ailleurs, cette théorie, continue le P. Joblin, « place le croyant en présence de Dieu mais leur face à face n’est pas solitaire. L’Église y intervient ; le jugement que forme le politique ou le chef de guerre n’est pas une appréciation subjective des circonstances ; celle-ci doit tenir compte des règles objectives de moralité dont l’Église est l’interprète ; ainsi celles-ci ne peuvent être détournées de leur sens et mises au service d’intérêts temporels ».

Idéalement cette analyse est juste mais s’est-elle toujours vérifiée dans les faits ?

Certes, je crois, que l’intention des théologiens était bien telle que la décrit le P. Joblin mais leur vision a-t-elle toujours été celle de l’Église hiérarchique, concrète, dans les soubresauts de l’histoire ? Il est plus conforme à la réalité de corriger quelque peu l’analyse et d’écrire que cette « grille de lecture » que fut la théorie de la guerre juste devait aider, dans l’esprit de ses concepteurs, à choisir ce que l’Église aurait dû tenir pour une attitude juste en fonction des règles de moralité dont elle aurait dû être l’interprète.

Nous allons voir, dans le chapitre suivant que l’Église et la papauté ont parfois -trop souvent- oublié la sagesse théologique et cédé à des tentations mondaines avant, à l’époque contemporaine surtout, de redécouvrir la voie ouverte par saint Augustin et d’oser aller au-delà des leçons de prudence et de modération pour répondre de mieux en mieux à l’exigence des Béatitudes.

⁢Chapitre 4 : De la théorie de la guerre juste à la construction de la paix…

… Auteur de la paix,
que dans les épreuves de ce monde,
nous t’ayons toujours pour gardien et protecteur.

— Ancienne liturgie espagnole
VIIe-IXe s.

Comme nous l’avons vu, à partir de Constantin et pratiquement jusqu’à l’époque contemporaine, l’Église qui, ici et là, profite de l’existence d’un pouvoir civil officiellement chrétien, a naturellement tendance à soutenir la politique du prince et cherche souvent à justifier ses guerres.⁠[1] Sans distinction claire des pouvoirs temporels et spirituels, une théologie de la paix aura bien du mal à influer sur la conduite des hommes. Toutefois, alors qu’avant Constantin, toute l’Église était invitée à vivre selon l’idéal de paix, désormais, prêtres et moines devront, en principe, continuer à témoigner du royaume de paix. Quant aux laïcs, s’ils sont invités, sur le plan privé, à suivre les préceptes évangéliques, dans la vie publique, ils agiront selon la théorie de la guerre juste. d’autant mieux que le bras séculier sera au service de l’Église.⁠[2]

Parallèlement à ce service, le Prince s’efforcera d’éliminer les guerres privées. Il y parviendra petit à petit et aujourd’hui, en tout cas, il est clair et admis que seul l’État est détenteur de la violence légitime.

Mais n’anticipons pas.

Du IVe siècle au XIXe siècle, de l’époque de Constantin jusqu’à l’aube du pontificat de Léon XIII, la paix entendue comme tranquillité de l’ordre naît d’une collaboration directe des pouvoirs temporels et spirituels : le prince reconnu, consacré par l’Église maintient l’ordre et soutient et défend l’Église.

Eusèbe de Césarée prête ce langage à l’empereur⁠[3] : « Dieu qui a la bonté de seconder tous mes desseins, et de conserver tous les hommes, m’est témoin que j’ai été porté par deux motifs à entreprendre ce que j’ai été heureux d’exécuter. Je me suis d’abord proposé de réunir les esprits de tous les peuples dans une même créance au sujet de la divinité, et ensuite j’ai souhaité de délivrer l’univers du joug de la servitude sous laquelle il gémissait. J’ai cherché dans mon esprit des moyens aisés pour venir à bout du premier dessein, sans faire beaucoup d’éclat, et je me suis résolu de prendre les armes pour exécuter le second. Je me persuadais que si j’étais assez heureux, pour porter les hommes à adorer tous le même Dieu, ce changement de Religion en produirait un autre dans le Gouvernement de l’Empire. »[4] 15 siècles plus tard, le 9 novembre 1846, Pie IX écrit : « Nous aimons à nous fortifier dans l’espoir que nos très chers fils en Jésus-Christ, les princes, guidés par leurs principes de religion et de piété, ayant toujours présente à la mémoire cette vérité : « Que l’autorité suprême ne leur a pas été donnée seulement pour le gouvernement des affaires du monde, mais que le pouvoir placé entre leurs mains doit servir principalement aussi à la défense de l’Église » (S. Léon, Epist. 156 ad Leonem Augustum), et Nous-mêmes n’oubliant pas qu’en donnant tous nos soins à la cause de l’Église, Nous devons travailler efficacement au bonheur de leur règne, à leur propre conservation, et de manière à procurer à ces princes « un pacifique exercice de leurs droits sur les provinces de leur empire » (S. Léon, Epist. 43 ad Theodosium) ; Nous pouvons Nous fier, disons-Nous, à l’espoir que tous les princes sauront favoriser par l’appui de l’autorité et le secours de leur puissance, des vœux, des desseins et des dispositions ardentes au bien de tous et que nous avons en commun avec eux. qu’ils défendent donc et protègent la liberté et l’entière plénitude de vie de cette Église catholique, afin que Jésus-Christ de sa main puissante, soutienne aussi leur empire » (Ibid.) »[5]

La mission de l’empereur ou du prince est de garantir la paix et de soutenir l’Église qui, par l’unité de la foi, fondra cette paix.

La paix dont il est question ici n’est pas une paix d’origine chrétienne. Il s’agit d’une conception politique très romaine que l’Église assume, l’idée que seul l’Empire peut garantir la paix universelle. Les stoïciens grecs ou latins⁠[6] ont légué à l’empereur cette conception d’une humanité pacifiée unie par la raison et la culture et maintenue en l’état par le glaive. Cette humanité devient avec l’Église la communauté des croyants, la chrétienté. L’empereur est le gardien armé de la chrétienté⁠[7], protecteur de l’Église, « évêque du dehors »[8]

Après l’empereur de Rome, l’empereur byzantin⁠[9], l’empereur carolingien⁠[10], l’empereur romain germanique⁠[11] vont jouer ce rôle, défendre les intérêts de l’Église et lutter contre ses ennemis.

Toutefois, vu la fragilité de ces empires qui se présentent comme les héritiers de l’empire romain, vu que souvent l’empereur va entrer en conflit avec le pape⁠[12], vu l’instabilité de la société féodale, l’Église va tenter de s’attacher la classe militaire, la noblesse armée, c’est-à-dire la chevalerie. Ainsi, le pape Nicolas II⁠[13], en 1059, reçoit comme un seigneur le reçoit de son vassal, le serment de fidélité de deux princes normands⁠[14] pour résister à l’empereur.


1. Cf. EUSÈBE de CÉSARÉE (vers 265- vers 340, Harangue à la louange de l’empereur Constantin (disponible sur http://remacle.org/bloodwolf/historiens/eusebe ) : Eusèbe établit un parallèle entre l’action du Verbe et l’action de l’Empereur, « fidèle image » de Dieu, à la tête d’un Empire, image du Royaume : « C’est de sa main que notre Empereur très-chéri de Dieu, a reçu la souveraine puissance, pour gouverner son État, comme Dieu gouverne le monde. Le Fils unique de Dieu règne avant tous les temps, et régnera après tous les temps avec son Père. Notre Empereur qui est aimé par le Verbe, règne depuis plusieurs années par un écoulement, et une participation de l’autorité divine. Le Sauveur attire au service de son Père, le monde qu’il gouverne comme son royaume, et l’Empereur soumet ses sujets à l’obéissance du Verbe. Le Sauveur commun de tous les hommes chasse par sa vertu divine, comme un bon Pasteur, les puissances rebelles qui volent dans l’air et qui tendent des pièges à son troupeau. Le Prince qu’il protège, défait avec son secours les ennemis de la vérité, les réduit à son obéissance, et les condamne au châtiment qu’ils méritent. Le Verbe qui est la raison substantielle, qui existe avant le monde, jette dans les esprits des semences de science et de venté, par lesquelles il les rend capables de servir son Père. Notre Empereur qui brûle d’un zèle sincère pour la gloire de Dieu, rappelle toutes les nations à sa connaissance, et leur annonce à haute voix la vérité, comme l’Interprète du Verbe. Le Sauveur ouvre la porte du royaume de son père à ceux qui y arrivent d’ici bas. L’Empereur qui se propose continuellement son exemple, extermine l’erreur, assemble les personnes de piété dans les Églises et prend tout le soin possible pour sauver le vaisseau, de la conduite duquel il est chargé. » (Chap. II) « Notre Empereur que notre Dieu a établi, demeure seul comme sa fidèle image. Les tyrans qui ne connaissaient point Dieu, ont enlevé les personnes de piété par les meurtres les plus cruels et les plus barbares. L’Empereur, à l’imitation du Sauveur, a conservé les tyrans-mêmes, et leur a enseigné la douceur, et la piété. Il a vaincu les deux sortes d’ennemis, que j’ai dit que nous avions à combattre. Il a vaincu les hommes les plus barbares, en les dépouillant de leurs mœurs farouches, et en les accoutumant à une manière de vivre conforme à la raison, et aux lois. Et il a vaincu les démons, qui sont les ennemis invisibles, en rendant leur défaite toute publique, et en publiant les avantages que le Sauveur avait remportés sur eux. Il y longtemps que ce Sauveur commun de tous les hommes, a défait invisiblement ces esprits invisibles. Mais l’Empereur les a poursuivis comme son ministre, et a partagé leurs dépouilles entre ses soldats. » (Chap. VII) « L’autorité de l’Empire, et la sainteté de la Religion, ont été comme deux sources d’où Dieu a sait couler des fleuves de prospérité et de bonheur. Avant ce temps-là chaque pays était sous la domination de divers Seigneurs (…) Mais deux grandes puissances, l’Empire Romain, et la Religion Chrétienne ayant paru en un même temps, ont apaisé la fureur de ces Nations ; la doctrine du Sauveur a ruiné la Polycratie des démons, et la multitude des Dieux, en annonçant aux Grecs, aux Barbares, et aux Nations les plus reculées, la Monarchie du vrai Dieu. L’Empire Romain a réuni les peuples en les assujettissant, et d’ennemis qu’ils étaient les a rendus amis et alliés, en abolissant un grand nombre de petits États, dont les intérêts différents étaient une source inépuisable de haines et d’inimitiés continuelles. Il a déjà réconcilié en très-peu de temps plusieurs peuples. II embrassera bientôt les plus éloignés, et s’étendra jusqu’aux extrémités de là terre à la faveur de la doctrine céleste de l’Évangile, qui rend l’exécution de toutes ses entreprises aisées. Quiconque considérera sans préoccupation de si grands événements avouera qu’ils sont tout-à-sait merveilleux. En un même temps l’erreur a été convaincue, la superstition abolie, la guerre éteinte, la paix rappelée, l’unité de Dieu reconnue, la Majesté de l’Empire Romain établie. Tous les hommes ont commencé alors à s’embrasser comme des enfants nés du même Père qui est Dieu, et de la même Mère qui.est l’Église. Le monde n’a plus été qu’une famille dont tous les membres étaient unis par une parfaite intelligence. Tous les peuples.ont voyagé en sureté .d’Orient en Occident., et d’Occident .en Orient, selon les anciennes Prophéties qui ont été faites touchant le Verbe. » (Chap. XVI).
2. Cf. Charlemagne écrit au pape Léon III qu’il se donne comme devoir « avec l’aide de la divine pitié, de défendre en tous lieux la divine Église du Christ par les armes : au dehors contre les incursions des païens et les dévastations des infidèles ; au-dedans, en la protégeant par la diffusion de la foi catholique. » (cité in COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1963, p. 31).
3. Rappelons que l’empereur Constantin Ier (280/288-337) convoque, finance et préside sans doute le concile de Nicée en 325. Après avoir réunifié l’⁠Empire romain après avoir vaincu Licinius qui régnait sur l’Orient, à Andrinople, en 324, il centralise à l’extrême le pouvoir en établissant l’hérédité des fonctions et renforçant la hiérarchie des fonctions. En réunissant le Concile, il cherche à rétablir l’unité religieuse mise à mal par l’hérésie arienne. L’unité religieuse doit ainsi renforcer l’unité de l’empire. Se considérant comme « évêque du dehors », il accueille la première séance solennelle dans le palais impérial et soutient de toute son autorité la cause anti-arienne. Dans son discours inaugural, il déclare  : « La discorde à l’intérieur de l’Église de Dieu m’a paru plus dangereuse et plus insupportable que toutes les guerres et les combats. […] Dès que j’appris, contre toute espérance, votre différend, j’estimais que je ne devais surtout pas le négliger. Bien plutôt, désireux d’apporter ma contribution pour remédier à ce mal, je vous ai tous immédiatement réunis. Je me réjouis grandement de vous voir rassemblés. Mais je ne pourrai le faire totalement, selon mes vœux, que lorsque je vous verrai tous unis en esprit […] ». (EUSÈBE de CÉSARÉE, Vie de Constantin, III, 12) .La procédure suivie fut la procédure sénatoriale : l’empereur convoque les évêques comme il convoque les sénateurs ; comme au Sénat, les problèmes en suspens sont d’abord discutés en comités privés par les évêques les plus notoires et l’empereur ; comme au sénat, l’empereur explique les raisons de la convocation et présente le sujet à discuter ; comme au sénat, l’empereur ne vote pas mais la formule de définition de la foi inspirée vraisemblablement par Hosius de Cordoue, conseiller et confident de l’empereur, fut acceptée par 318 prélats. Hosius fut le premier à signer avant les deux prêtres représentant le pape Sylvestre Ier, trop âgé. A la fin des travaux, les deux évêques récalcitrants furent, sur l’ordre de l’empereur exilés ainsi qu’Arius. Constantin informa par lettre les évêques empêchés en déclarant : « Soyez prêts à accepter cette faveur céleste et un ordre si manifestement divins, car tout ce qui est décidé dans les saints conciles des évêques doit être attribué à la volonté divine. » (Cf. Mourre  ; METZ René, Histoire des conciles, PUF, 1968, pp. 20-22 ; DVORNIK Francis, Histoire des conciles, Seuil, 1962, pp. 17-23) Notons encore que Constantin et sa mère Hélène sont vénérés comme saints dans l’Église orthodoxe. Même si les bollandistes inscrivirent « saint Constantin », l’Église d’Occident répugna à lui rendre un culte, vraisemblablement, comme l’a expliqué le pape Benoît XIV (1740-1758) parce qu’il se fit baptiser in extremis par un évêque arien : Eusèbe de Nicomédie. (Cf. HUVELIN H., Constantin, Nicée, les hérésies, Cours sur l’histoire de l’Église, 4, Editions Saint-Paul, 1965, p. 112).
4. Lettre de Constantin à Alexandre, évêque et à Arius, prêtre, in EUSÈBE de CÉSARÉE, Vie de Constantin, Livre II, chapitres 64 et 65 (disponible sur remacle.org/bloodwolf/historiens/eusebe/constantin1.htm). Notons que certains doutent que ce soit Eusèbe l’auteur de cette vie. Peu importe ici. L’essentiel est dans le texte qui reflète bien l’esprit d’une époque. Alexandre avait condamné l’enseignement d’Arius.
5. PIE IX (1792-1878), Encyclique Qui pluribus. Notons que Pie IX avait été élu grâce au fait que l’ « exclusive » [le veto, dirions-nous] lancée contre sa nomination par l’empereur d’Autriche était parvenue trop tard. C’est Pie X qui, en 1904, interdit, sous peine d’excommunication, la pratique de l’exclusive inaugurée par Charles-Quint et réservée à l’Espagne, la France et l’Autriche en tant qu’héritière du saint empire germanique. Notons que saint Léon, cité, est un pape du Ve siècle. A propos de sa béatification le 3 septembre 2000 (en même temps que Jean XXIII), le pape Jean-Paul II déclara : « La sainteté se vit dans l’histoire et aucun saint n’échappe aux limites et aux conditionnements propres à notre humanité. En béatifiant l’un de ses fils, l’Église ne célèbre pas les choix historiques particuliers qu’il a pris, mais elle le montre plutôt comme devant être imité et vénéré pour ses vertus comme une louange à la grâce divine qui resplendit en celles-ci ».
6. Les exemples les plus représentatifs se trouvent chez PLUTARQUE, in De la fortune d’Alexandre et Marc-Aurèle, in Pensées. Cf. les citations reprises par COMBLIN J., in Théologie de la paix II, op. cit., pp. 86-90.
7. Cf. ce sermon (82) de saint Léon le Grand (pape de 440 à 461) : « La Providence divine a dirigé les destinées de Rome. De nombreux États ont été réunis en un seul empire afin que fussent prêtes les voies nécessaires à la prédication de l’Évangile et que la lumière de la vérité dévoilée pour le salut de tous les peuples, pût rayonner efficacement en passant de la tête dans le corps entier ». Ou encore cette hymne du poète Prudence (né en 348 et proche de l’empereur Théodose) : « O Christ, accordez aux Romains que leur cité soit chrétienne, elle par qui vous avez donné une même foi à toutes les cités de la terre. C’est par elle que tous les hommes prirent le même Dieu. C’est par elle que le monde a été soumis ; qu’elle se soumette elle aussi. » (Peristephanon, 432-440)(cf. FUX Pierre-Yves, Les sept passions de Prudence, Université de Genève, 2003 (texte disponible sur http://www.unige.ch/cyberdocuments/theses1997/FuxP-Y/these_front.html). COMBLIN J., op. cit., p. 93, cite aussi cette oraison pour l’Empereur extraite de l’office romain du Vendredi Saint : « Prions aussi pour notre empereur très chrétien (…) pour que notre Dieu et Seigneur lui soumette toutes les nations barbares et que nous vivions dans une paix perpétuelle. -Dieu tout-puissant et éternel, dans la main de qui sont tous les pouvoirs et tous les droits des royaumes, regarde avec bienveillance l’empire romain ; pour que les païens qui s’enorgueillissent de leur sauvagerie, soient refoulés par la droite de ta puissance. »
8. Cette expression qui apparaît au concile de Nicée convoqué par Constantin, désigne le statut particulier de l’empereur.
9. L’Église orthodoxe fut fidèle à l’empereur byzantin puis au tsar de Russie et même longtemps au tsar rouge…
10. L’Église lui confère le titre d’« Auguste sérénissime, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur, gouvernant l’empire romain, pareillement par la miséricorde de Dieu, roi des Francs et des Lombards » (Cité par COMBLIN J., op. cit., p. 94). Charlemagne a été couronné empereur, à Rome, en 800, par le pape Léon III. Les « laudes regiae » vers 796-800 « célèbrent la victoire du roi et la victoire du Christ dont il est le représentant, et l’armée des francs, sans la moindre restriction. (…) Quant à l’empire, Charlemagne y vit un témoignage de plus que les ennemis des Francs étaient les ennemis de Dieu. (…) La guerre était sainte par elle-même puisqu’elle était franque et que le peuple franc était le peuple de dieu. » (id., p. 100)
11. C’est au Xe siècle, que l’Empire se forme à partir de la partie orientale de l’empire de Charlemagne. Otton Ier roi de Germanie est couronné Empereur et Auguste en 962, à Rome, par le pape Jean XII. La désignation Sacrum Imperium est attestée pour la première fois en 1157 et le titre Sacrum Romanum Imperium apparaît vers 1184 pour être utilisé de manière définitive à partir de 1254. Le complément Nationis Germanicæ a été ajouté au XVe siècle.
12. Grégoire VII, en pleine querelle des investitures, appelle l’empereur d’Allemagne Henri IV : « ce contempteur de la foi chrétienne, ce destructeur des églises et de l’empire, ce fauteur et complice d’hérétiques. » (Lettre à Hermann, évêque de Metz, 15-3-1081).
13. Pape de 1058 à 1061.
14. « Je te donnerai ainsi qu’à la saint Église romaine appui contre tous hommes, selon mes forces, pour conserver et gagner à Saint Pierre ses possessions et ses Regalia, et je t’aiderai à maintenir la sécurité et l’honneur du Saint-Siège. » (Cité par COMBLIN J., op. cit., p. 95). Les « regalia » désignent les instruments liturgiques et plus largement les ornements et insignes royaux.

⁢i. Au moyen-âge, croisades et chevalerie

Les livres d’histoire mettent en exergue les efforts de l’Église pour mettre un peu de civilité dans une société violente livrée à des guerres privées. On se souvient ainsi de la Trêve de Dieu et de la Paix de Dieu.

Le but de la Trêve de Dieu codifiée en plusieurs endroits au XIe siècle, était d’interdire la guerre à certaines périodes particulièrement sanctifiées : durant l’avent et le carême, du samedi au lundi et même du mercredi au lundi, sous peine d’excommunication. Cette législation eut, en réalité, peu d’effet⁠[1].

La Paix de Dieu⁠[2], établie aussi au XIe siècle, devait protéger les non-belligérants, les « inermes » (clercs, laboureurs, marchands, pèlerins) et des biens comme les églises, les moulins, les animaux de labour, etc.. Mais non seulement, cette mesure fut aussi peu efficace que la précédente mais elle généra une contradiction. Ainsi, en 1038, au concile de Bourges, « l’archevêque Aimon établit que dans tout son diocèse, tout fidèle était tenu, dès l’âge de quinze ans, de jurer la paix de Dieu. Mieux encore : il devait s’engager dans une troupe armée qui devait contraindre à la paix, par la force des armes, ceux qui la rompaient. Les prêtres devaient appeler aux armes les fidèles de leurs paroisses et se mettre à leur tête avec la bannière de l’Église. Mais par ces moyens militaires, on ne pouvait rien contre les chevaliers exercés à la guerre et les troupes de l’évêque Aimon en firent bientôt l’expérience. Sept cents prêtres, dit-on, trouvèrent ainsi la mort. » ⁠[3]

En 1054, le concile de Narbonne établira que « celui qui tue un chrétien verse à coup sûr le sang du Christ »[4]. Cette mesure avait pour but d’empêcher les chrétiens de se battre entre eux. En vain.

L’Église tenta aussi d’interdire certaines armes comme l’arbalète⁠[5] et d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Anath%C3%A8me[anathème].]. Cette interdiction, par ailleurs valable uniquement pour les combats entre chrétiens, restera médiocrement observée par les princes d’ Occident, malgré les efforts des papes.

Par ailleurs, le pardon chrétien dans un contexte guerrier paraît excentrique. Dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais[6], Bède le Vénérable[7]/http://fr.wikipedia.org/wiki/673[673 - 735. Il fut proclamé docteur de l’Église par Léon XIII.] raconte que Sigeberht II⁠[8], surnommé « le Bon » (Bonus) ou « le Béni » (Sanctus), roi d’Essex, était pieux et enclin au pardon chrétien. Selon Bède, cette attitude n’aurait pas plu à deux de ses parents qui lui auraient reproché d’être « trop prompt à pardonner à ses ennemis ».

d’une manière générale, l’homme du moyen-âge tire si facilement l’épée « qu’il a aligné l’Ancien Testament sur son propre modèle ». Ce serait un contresens de prétendre qu’il « s’est aligné sur le modèle de l’Ancien Testament. » La violence fut première et les causes de la guerre, y compris la croisade, à rechercher ailleurs que dans la Bible, comme nous le verrons plus loin. En fait, le M-A utilise l’Ancien Testament pour justifier ses guerres en orientant l’interprétation⁠[9].

Voyons tout d’abord pourquoi on ne peut parler de guerre sainte dans un contexte chrétien.⁠[10] et sa « mission divine ». Deux des principaux outils de propagande de ce régime appelé shōwa furent le Mouvement National de Mobilisation Spirituelle et la Ligue des Parlementaires adhérant aux Objectifs de la Guerre Sainte.
   En 2010, le président Kadhafi de Libye appelle à la guerre sainte contre la Suisse à cause de l’interdiction des minarets dans ce pays. (Le Figaro 26-2-2010)
   La même année, le ministre de la défense nord-coréen déclare (le 23 décembre) : « Nos forces armées révolutionnaires sont fin prêtes à lancer une guerre sainte fondée sur la dissuasion nucléaire quand nous le jugerons nécessaire. » (Courrier international 24-12-2010).
   En 2011, les députés européens d’« Europe écologie », José Bové et Eva Joly sont présentés comme menant une guerre sainte (Le Point 9-2-2011)
   On se rappelle aussi qu’à cette époque, le mouvement islamiste Al-Qaïda appelait à la guerre sainte en Égypte contre le pouvoir cor rompu.
   Plus anecdotique, on nous apprend, en 2010, qu’entre deux groupes rivaux de rappeurs (NTM et IAM), en France, c’est « la  guerre sainte du rap » (www.suite101.fr)
   L’expression « guerre sainte » est, dans le langage courant, synonyme de croisade, de guerre juste, de lutte armée entre partisans de religions différentes, de guerre menée au nom de la religion ou plus simplement de lutte tenace, plus ou moins pacifique entre partisans de visions de l’économie, de la société ou de l’art différents. ] Ensuite nous verrons ce qu’il en est de la croisade.

L’expression « guerre sainte » est difficile à définir car elle est employée, comme nous l’avons vu, pour désigner des réalités fort différentes. Dans le Dictionnaire de la violence[11], il n’est guère question que de guerre religieuse à laquelle tout un article est consacré. L’expression « guerre sainte » est associée dans d’autres articles au djihad et, en ce qui concerne la Bible, dans l’article Religion, sociologie de la violence religieuse, l’auteur⁠[12] nous offre, à propos de l’Ancien Testament, une mise au point très éclairante et qui corrobore nos analyses précédentes (cf. vol.8) : « Les récits bibliques dans lesquels Yahweh se manifeste comme « homme de guerre » (Gn 15, 3) atteste de la fidélité divine à l’Alliance dont il est lui-même l’auteur et renvoient ultimement à la guerre eschatologique par laquelle le mal sera expulsé du monde. Mais ces guerres saintes bibliques ne renvoient pas à des guerres qui auraient effectivement eu lieu, sous la forme que leur donne le récit. Le livre de Josué, qui fait le récit d’une violence extrême exercée contre la descendance de Cham, maudite par Noé (Gn 9, 25-26), n’est pas un livre d’histoire : écrit, selon les historiens, longtemps après la conquête de la terre de Canaan et l »’assimilation progressive de la population cananéenne, il entre dans la geste de la promesse de la terre et de l’accomplissement eschatologique. Non que l’histoire concrète ait été dépourvue de violences. Mais les Écritures en offrent avant tout une scénographie symbolique dans laquelle se dit la puissance d’un Dieu, dont est soulignée en même temps la détestation pour la violence des hommes entre eux (Ps 11, 5). La logique de l’Alliance (acceptée ou refusée par le peuple) conduit Yahweh à laisser cependant le cours de cette violence transgressive s’accomplir dans le temps de l’histoire, même s’il est conduit à en contrer, en diverses occasions, les excès destructeurs, annonçant ainsi qu’il est, ultimement, celui qui met fin au cycle de la violence générée par la faute des hommes. » L’auteur ajoute enfin et rappelle qu’ « à cette violence ne s’oppose radicalement que l’abandon parfait du Serviteur de Dieu, enseveli avec les méchants, alors qu’il n’a pas commis de violence, ni de tromperie (Is 53, 9). »

En tout cas, l’expression « guerre sainte » n’existe pas dans Bible⁠[13]. On parle de « sanctifier une guerre » de manière ironique dans Jl 4, 9⁠[14] où le prophète évoque cette habitude qu’ont les peuples de la terre de sanctifier la guerre.⁠[15] [« consacre » dans la TOB] contre toi des destructeurs, chacun avec ses armes »). La TOB emploie l’expression « guerre sainte » (Jr 6, 4) mais cette traduction est sujette à caution comme vu plus haut.
   Le VTB remarque qu’« il faut (…) distinguer entre la sainteté véritable qui est propre à Dieu et le caractère sacré qui arrache au profane certaines personnes et certains objets, les situant dans un état intermédiaire, qui voile et manifeste à la fois la sainteté de Dieu ». Dès lors, une guerre ne peut être ni sainte ni sacrée, si ce n’est pas abus de langage. ] L’histoire d’Israël, c’est l’histoire de la sortie progressive de ce monde qui sacralise tout y compris la violence.  Une sortie qui prendra des siècles. S’il y a tant de violence dans l’Ancien testament, c’est précisément parce qu’il veut démasquer cette violence qui va apparaître comme le péché central de l’homme. Si au début, Israël demande à Dieu de le venger quand il ne peut y arriver lui-même, il en arrive à confier le soin de toute vengeance à Dieu avant de se rendre compte que Dieu n’a pas besoin de violence pour établir son règne.⁠[16] Le monde à venir étant d’ailleurs un monde sans violence. Dieu « est et reste un Dieu de la violence et de l’anéantissement de tout mal » tout en étant un Dieu de paix qui exige la renonciation à la violence⁠[17].

J. Comblin confirme en parlant du « mythe de la guerre sainte »[18]. Il remarque comme Norbert Lohfink que l’expression n’existe pas dans la Bible. Nous l’employons, faute de mieux, pour désigner la guerre menée par Yahvé et toutes les guerres contées dans l’Ancien Testament ne sont pas des guerres de Yahvé mais des guerres que le peuple mène à la manière antique c’est-à-dire en les sacralisant. Dieu n’a pas de passion guerrière à l’instar d’innombrables dieux dans d’autres traditions. Même s’il est dit que « Yahvé est un guerrier »[19], « c’est uniquement par référence à la libération du peuple hébreu ».⁠[20] La guerre de Yahvé n’est pas la guerre profane sacralisée comme il est de coutume à l’époque. Yahvé combat pour réaliser son dessein contre ceux qui opposent qui apparaissent comme des pécheurs et non des peuples rivaux du sien⁠[21]. De plus, Yahvé ne guerroie pas mais sa présence suffit à disperser les ennemis. Yahvé anticipe le jugement dernier qui interviendra à la fin de l’histoire. Personne ne peut prendre l’initiative de ce jugement. Dès lors, au sens strict, il n’y a pas de guerre sainte dans la Bible.⁠[22]

Qui plus est, les prophètes condamnent les guerres que mènent les rois qui ne se confient pas à Dieu⁠[23] et Dieu lui-même mène la guerre contre son peuple infidèle. L’Alliance rompue, Dieu ne combat plus avec son peuple livré aux conflits de l’époque.⁠[24]

De son côté, Christophe Batsch⁠[25], tente, discutablement, de montrer⁠[26] qu’une guerre sainte devrait manifester à la fois un « prosélytisme guerrier » et susciter un « enthousiasme belliqueux particulier ». Deux conditions qui ne lui paraissent pas remplies, en tout cas, dans le judaïsme du deuxième Temple, c’est-à-dire le judaïsme de l’époque perse, hellénistique et romaine. Il conclut : « …la guerre juive se définit d’abord par opposition à ce qu’elle n’est pas. La guerre n’est pas un des moyens de puissance (…) Cela n’interdit pas que des armées juives recherchent un avantage stratégique, ou puissent intervenir aux côtés de leurs alliés, voire au titre de mercenaires. Mais, même placées dans ces circonstances, les combats que mènent ces armées s’inscrivent dans le cadre du lien particulier entre YHWH et son peuple. (…)

La guerre n’est pas non plus, « en dernier ressort », économique. Ceci n’exclut pas l’intérêt porté au butin et aux règles régissant son partage. Mais on ne voit pas, dans toute l’histoire de la période, que la guerre vienne se substituer à des échanges défaillants, ni qu’elle vise à s’approprier un avantage comparatif décisif. Au contraire, dans les textes de l’époque (comme d’ailleurs dans les écrits bibliques), l’enrichissement et la prospérité sont largement associés aux périodes de paix.

Enfin la guerre ne peut pas être assimilée à ce que l’on place habituellement sous le vocable de « guerre sainte ». Les deux principales caractéristiques de celle-ci en sont absentes : non seulement il n’est jamais question de prosélytisme guerrier, mais la guerre ne

suscite aucun enthousiasme belliqueux particulier. Jusque dans les récits de la bataille eschatologique, transparaît surtout le sentiment d’une justice nécessaire, plutôt que celui d’une fougueuse exaltation. Ces traits négatifs, définissant la guerre juive « en creux », par tout ce qu’elle n’est pas, permettent de mesurer les écarts qui séparent cette représentation de celles qui ont cours dans les autres sociétés de l’Antiquité méditerranéenne. »[27]

Il relève aussi ailleurs⁠[28] que si, dans les textes les plus anciens (avant les écrits post-exiliques), la guerre n’a rien d’impur en elle-même tout en étant codifiée et réglée⁠[29], comme d’autres activités, par les lois de pureté, à l’époque du deuxième Temple, elle devient impure fondamentalement et par elle-même.⁠[30]

A la première époque, seul le guerrier qui a été en contact avec un cadavre doit se purifier après le combat, les femmes peuvent participer aux combats⁠[31] et le camp des guerriers est saint car Dieu y est présent (Dt 23, 15), plus exactement, saint parce que des règles de pureté y sont appliquées

A l’époque du deuxième Temple, l’impureté est étendue aux armes et donc tout guerrier est destiné à être impur. La guerre en devient impure et plus la guerre est impure et plus le camp des guerriers doit être saint. Une participation féminine est impossible en vertu des règles de pureté. Exclues du camp, elles sont exclues de la guerre. Quant au guerrier, plus la guerre est impure, plus le guerrier doit être pur pour y participer. Il devra se soumettre à des rites de purification pour passer d’un espace à l’autre : de la vie civile au camp, du camp au champ de bataille, du champ de bataille à la vie civile, pacifique, domaine des femmes.⁠[32]  

Toutes ces réflexions nous montrent que ce n’est pas la Bible qui véhicule l’idée d’une guerre qui serait, par elle-même, sainte ou divine. Cette idée n’est pas chrétienne même si elle a subsisté à travers les siècles chrétiens. La sacralisation de la guerre est une habitude primitive et souvent politique.⁠[33] La Bible, quant à elle, et déjà à travers l’Ancien Testament, désacralise la guerre. Les deux testaments « lui ont précisément enlevé son caractère traditionnel d’opération divine en réservant ce caractère divin à quelques actes précis. Il n’y a plus rien de sacré, sinon l’économie du salut biblique. Dieu ne se révèle pas par la guerre. La guerre est seulement humaine, sauf quand elle est le jugement de Dieu sur les pécheurs. En fin de compte, il y aura seulement une seule guerre sainte : le jugement dernier ».⁠[34]

Dans le contexte du Nouveau Testament, l’expression « guerre sainte » paraît particulièrement paradoxale. En effet, « la « guerre » vise à arracher par violence la vie à autrui ; et la « sainteté », dans l’Évangile, consiste à donner par amour sa propre vie pour autrui ; comment unir ces deux mots ? »[35] N’empêche que le cardinal Journet estime que trois sortes de guerres, à condition qu’elles soient justes, pourraient être qualifiées de « saintes », si « l’on admet que l’expression de « guerre sainte », qu’on ne rencontre pas chez saint Thomas, soit susceptible de recevoir un sens acceptable » : les guerres « entreprises soit pour la défense de l’État pontifical ; soit pour la défense de la chrétienté contre ses ennemis intérieurs, comme les hérétiques et les schismatiques ; soit pour la défense de la chrétienté contre ses ennemis extérieurs, comme l’Islam. Ces trois sortes de guerres tranchent sur les autres guerres justes en raison du rapport très particulier qui les rattache aux choses spirituelles. » On pourrait donc appeler « saintes » « les guerres justes que l’Église non seulement encourage, mais encore récompense par ses faveurs spirituelles ». Toutefois, l’auteur précise qu’elles ne peuvent être considérées comme « entreprises et dirigées par l’Église, à savoir par le pouvoir canonique de l’Église ; elles sont entreprises et dirigées par le pouvoir extra-canonique du pape, agissant comme chef de l’État pontifical ou comme tuteur de la chrétienté. » Une guerre due à la responsabilité directe ou indirecte du pouvoir canonique laissé par le Christ à ses apôtres « est un non-sens depuis la loi évangélique. »[36] Elle ne peut avoir lieu. Reste la guerre due au pouvoir extra-canonique du pape, une guerre marquée historiquement, comme nous allons le voir, et qui actuellement ne peut plus avoir lieu, le pouvoir politique des papes ayant disparu.⁠[37]

En attendant, allons plus loin et examinons ce que fut la croisade que certains rapprochent des guerres de Yahvé ou encore du jihad.

Notons tout d’abord que, selon Jacques Paviot dans une communication à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, le terme de « croisade » n’apparaît en latin qu’au XIVe siècle et en français au XVe siècle⁠[38]. Mais le mot est employé au XIIIe siècle dans la péninsule ibérique où, depuis le VIIIe siècle, a lieu une « guerra fria » entre chrétiens et musulmans appelée plus souvent « reconquista ».⁠[39] En réalité, à l’époque, on parle de « voyage à Jérusalem », de « saint passage » ou encore de « pèlerinage armé »[40].

Pour en revenir à la comparaison entre « croisade », selon l’usage courant et le jihad, une grande personnalité de l’Islam moyenâgeux écrit : « La guerre sainte n’est pas une institution religieuse chez les chrétiens. Ils n’ont pas l’obligation de dominer les autres nations comme dans l’Islam. Tout ce qu’on leur demande, c’est d’établir leur religion chez eux. »[41]

La croisade ne serait donc pas « une sorte de « guerre sainte » chrétienne fonctionnant en miroir avec le jihad ».

Examinons les faits

En 636, Jérusalem est conquise par les Arabes musulmans mais, au même titre que les chrétiens, ils considèrent la ville comme une ville sainte et la respectent et les pèlerins chrétiens continuèrent à se rendre au Saint Sépulcre. C’est à partir de la conquête de la Ville par les Turcs Seldjoukides en 1070 et 1078 que les chrétiens s’alarmèrent et que l’idée de délivrer le Saint Sépulcre se répandit. Les pèlerinages n’en continuèrent pas moins jusqu’à la fin du XIe siècle mais les guerres entre Byzantins et Turcs les rendaient périlleux.

Parallèlement, comme dit plus haut, l’Occident connaissait une grande croissance démographique et économique et une aristocratie guerrière devenait de plus en plus nombreuse et turbulente. A la fin du Xe siècle, avec la dissolution de l’ordre carolingien, des bandes de pillards et de brigands s’attaquent aux églises, aux biens ecclésiastiques, aux évêques que l’on rançonne, avec parfois la complicité des pouvoirs locaux. Deux solutions s’offrent à l’Église dans ses conciles locaux. Soit réglementer la guerre avec des armes spirituelles, excommunications, interdits, paix de Dieu, Trêve de Dieu. Soit donner aux combattants, aux chevaliers, un champ d’action où des chrétiens ne s’entretueraient plus : partir lutter contre les ennemis de la chrétienté en reconquérant l’Espagne, et en portant la guerre en Orient contre les infidèles et leur reprendre les terres qu’ils avaient conquises dans le bassin méditerranéen depuis le VIIIe siècle.

Les mesures spirituelles ayant peu d’effet, on mobilisa pour la « croisade ».

d’autre part, dès 1071 l’empereur Michel VII avait demandé au pape Grégoire VII des secours pour son armée. En mars 1095, son successeur, Alexis Ier, lançait, au concile de Plaisance, le même appel à Urbain II.

C’est au Concile de Clermont le 27 novembre de la même année⁠[42] qu’Urbain II appela à la mobilisation. Voici la prédication -hypothétique⁠[43]- d’Urbain II aux évêques réunis:

« O fils de Dieu ! Après avoir promis à Dieu de maintenir la paix dans votre pays et d’aider fidèlement l’Église à conserver ses droits, et en tenant cette promesse plus vigoureusement que d’ordinaire, vous qui venez de profiter de la correction que Dieu vous envoie, vous allez pouvoir recevoir votre récompense en appliquant votre vaillance à une autre tâche. C’est une affaire qui concerne Dieu et qui vous regarde vous-mêmes, et qui s’est révélée tout récemment [Allusion possible à la venue d’une ambassade byzantine au concile de Plaisance en mars 1095]. Il importe que, sans tarder, vous vous portiez au secours de vos frères qui habitent les pays d’Orient et qui déjà bien souvent ont réclamé votre aide.

En effet, comme la plupart d’entre vous le savent déjà, un peuple venu de Perse, les Turcs, a envahi leur pays. Ils se sont avancés jusqu’à la mer Méditerranée et plus précisément jusqu’à ce qu’on appelle le Bras Saint-Georges [Le Bosphore]⁠[44]. Dans le pays de Romanie [L’empire byzantin en tant qu’héritier de l’Empire romain], ils s’étendent continuellement au détriment des terres des chrétiens, près avoir vaincu ceux-ci à sept reprises en leur faisant la guerre. Beaucoup sont tombés sous leurs coups ; beaucoup ont été réduits en esclavage. Ces Turcs détruisent les églises ; ils saccagent le royaume de Dieu. Si vous demeuriez encore quelque temps sans rien faire, les fidèles de Dieu seraient encore plus largement victimes de cette invasion. Aussi je vous exhorte et je vous supplie – et ce n’est pas moi qui vous y exhorte, c’est le Seigneur lui-même - vous, les Hérauts du Christ, à persuader à tous, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, par vos fréquentes prédications, de se rendre à temps au secours des chrétiens et de repousser ce peuple néfaste loin de nos territoires. Je le dis à ceux qui sont ici, je le mande à ceux qui sont absents : le Christ l’ordonne.

A tous ceux qui y partiront et qui mourront en route, que ce soit sur terre ou sur mer, ou qui perdront la vie en combattant les païens, la rémission de leurs péchés sera accordée. Et je l’accorde à ceux qui participeront à ce voyage, en vertu de l’autorité que je tiens de Dieu.

Quelle honte, si un peuple aussi méprisé, aussi dégradé, esclave des démons, l’emportait sur la nation qui s’adonne au culte de Dieu et qui s’honore du nom de chrétienne ! Quels reproches le Seigneur Lui-même vous adresserait si vous ne trouviez pas d’hommes qui soient dignes, comme vous, du nom de chrétiens ! qu’ils aillent donc au combat contre les infidèles – un combat qui vaut d’être engagé et qui mérite de s’achever en victoire -, ceux-là qui jusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et abusives, au grand dam des fidèles ! qu’ils soient désormais de chevaliers du Christ, ceux-là qui n’étaient que des brigands ! qu’ils luttent maintenant, à bon droit, contre les barbares, ceux-là qui se battaient contre leurs frères et leurs parents ! Ce sont les récompenses éternelles qu’ils vont gagner, ceux qui se faisaient mercenaires pour quelques misérables sous ! Ils travailleront pour un double honneur, ceux-là qui se fatiguaient au détriment de leur corps et de leur âme. Ils étaient ici tristes et pauvres ; ils seront là-bas joyeux et riches. Ici, ils étaient les ennemis du Seigneur ; là-bas, ils seront ses amis ! »

Cet appel eut un succès relatif. Certes la première croisade souleva un grand enthousiasme. Ils furent nombreux à partir et nombreux à mourir dans cette aventure.⁠[45] Ce fut une reconquête plus qu’un pèlerinage armé et en 1099, Jérusalem fut prise. Cette reconquête avait sur la reconquête espagnole assortie des mêmes promesses un avantage : c’était un lieu de pèlerinage particulier à reconquérir⁠[46]. Toutefois, elle s’inscrit dans le même mouvement de libération non seulement de l’Espagne mais aussi de la Corse ou encore de la Sicile, terres qui étaient sous le joug sarrasin à cause des péchés des chrétiens.

La guerre de libération va devenir une guerre de purification. Il est sûr, divers recoupements en témoignent, que le Pape « prêcha sur le thème des récompenses promises par le Christ à ceux qui prendraient sa croix, à partir du texte bien connu de Mt 10, 37 , mais détourné de son contexte originel : « Quiconque abandonnera pour mon nom, sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, sa femme ou ses enfants ou ses terres, en recevra le centuple et aura pour héritage la vie éternelle. » » Robert le Moine, par exemple, prête ce propos au pape : « Prenez donc ce chemin en rémission de vos péchés et partez, certains de la gloire impérissable qui vous attend dans le royaume des cieux. ».⁠[47] Ajoutons qu’à l’époque, une incertitude existait quant au sort des âmes des défunts entre le décès et la résurrection promise. En tout cas, le concile de Clermont établit ce canon : « Quiconque par sa seule piété, non pour gagner honneur ou argent, aura pris le chemin de Jérusalem en vue de libérer l’Église de Dieu, que son voyage lui soit compté pour seule pénitence ».⁠[48] Chez les divers chroniqueurs, « on note une tendance à accorder davantage le martyre aux guerriers tués les armes à la main qu’aux inermes, pauperes, armigeri, pedites et milites momentanément désarmés, ainsi qu’aux femmes, vieillards, enfants massacrés par les Turcs, qui ne l’obtiennent jamais »[49] Certains soulignent toutefois que ceux qui sont morts de faim, de soif ou noyés devraient bénéficier des mêmes récompenses. L’allusion faite parfois aux ouvriers de la dernière heure (Mt 20, 16) confirme cette interprétation.

Urbain II était apparu, au concile de Clermont, comme le chef de la militia Christi. A tel point que les chefs croisés inviteront Urbain II à prendre la tête de l’expédition, « de cette guerre que tu as ordonnée » lui écrivent-ils, pour achever « cette guerre qui est la tienne »[50] Toutefois, le Pape Urbain II ne parvint pas à regrouper la militia en chevalerie chrétienne. Au XIIe siècle, l’Église dut tenter de la diriger par l’entremise des princes. Jean de Salisbury, par exemple, « affirme que les milites servent Dieu en obéissant aux princes, et qu’ils sont saints en accomplissant ainsi, indirectement, le service du Christ. »[51]

La croisade pourrait ainsi apparaître « comme une institution de paix dont l’action aurait l’Orient pour théâtre ». En effet, on peut penser que « de même que les ligues de paix employaient les guerriers au maintien de l’ordre en Occident, de même les chevaliers appelés à la croisade chercheraient à ramener la paix en Orient en mettant les envahisseurs à la raison. »[52] Mais la croisade est bien plus qu’une opération de police à l’échelle internationale.

En tout cas, entre le pacifisme du christianisme des premiers siècles et l’appel à la croisade d’Urbain II en 1095, il y a, c’est le moins qu’on puisse dire, « une surprenante révolution »[53]. Mais même par rapport à la conception de saint Augustin, il y a une évolution importante.

Pour l’historien J. Flori il semble plus adéquat de parler chez Augustin de « guerre justifiable » que de guerre juste et a fortiori de guerre sainte.⁠[54] Les expressions « guerre juste », « guerre sainte », « guerre sacrée » n’apparaissent pas mais la notion est présente. Toute guerre contre l’hérétique ou l’infidèle est-elle ipso facto juste, sainte, sacrée ? La thèse de Flori et de dire qu’une guerre peut être considérée comme juste, sainte, sacrée, comme croisade, « dès lors qu’elle est prêchée ou sollicitée par le souverain pontife et décrétée dans l’intérêt du Saint-Siège, confondu avec celui de l’Église et de la chrétienté ». Au départ chez Augustin, la défense de l’empire romain contre les barbares se confond avec la défense de l’ensemble des chrétiens. De même, à plusieurs reprises, la défense de la terre chrétienne incitera les papes à demander l’aide du pouvoir politique, d’abord pour la défense de l’Église de Rome⁠[55] puis pour la défense de la Chrétienté, de la patrie commune des chrétiens assimilée à l’Église universelle. La croisade est le résultat d’une habitude née au IXe siècle dans la dissolution de l’empire carolingien où le Pape appelle au secours le bras séculier en échange de biens spirituels. Dans cette évolution, la guerre « acquiert ipso facto un caractère sacré qui la rend à la fois juste, sainte et méritoire ».⁠[56] Les souverains pontifes, en effet, considèrent comme martyrs ceux qui meurent dans ces combats face à des adversaires qui ne sont pas nécessairement tous des Sarrasins ou des hérétiques.⁠[57] Ceux qui s’y engagent se voient promettre des indulgences, jouissent de bénédictions et de l’absolution de leurs péchés. Ils sont la militia sancti Petri ou, sous Grégoire VII, les milites Christi. La guerre qui demandait pénitence, devient elle-même pénitence et source de grâces, elle devient méritoire et rédemptrice.

Confrontons maintenant croisade et jihad.

Ce sont surtout les différences de fond qui frappent au premier abord.

Premièrement, le jihad guerrier -par opposition au jihad spirituel- ne pose pas de problème fondamental dans l’islam surtout au Moyen Age. Mahomet n’apparaît pas comme un apôtre de la non-violence alors qu’il est beaucoup plus difficile évidemment de mettre en accord la guerre et le message de Jésus.

Deuxièmement, selon un spécialiste de l’Islam, « on ne forcera pas le trait en affirmant que la guerre que poursuit l’Islam est toujours légale et juste. Et comme son propos est d’assurer la victoire de la Faction d’Allah, elle ne peut être que sainte »[58]. Or, nous avons vu qu’il était difficile d’appeler « saintes », sans beaucoup de restrictions, les guerres de l’Ancien Testament.

Sur le plan historique, des différences apparaissent aussi.

Tout d’abord, au contraire du jihad, la croisade n’est pas une guerre missionnaire ayant pour but de convertir⁠[59]. La guerre juste menée par les chrétiens entend rétablir un droit bafoué, récupérer des biens spoliés. Il était injuste et anormal que les lieux saints soient soumis aux infidèles.

Le jihad qui est une conquête de terres impies et non une reconquête comme dans le cas de la croisade⁠[60]. S’il s’agit de récupérer un bien injustement enlevé, on a le droit de punir les malfaiteurs, ceux qui ont violé les lois de Dieu de quelque manière : hérétiques, schismatiques, blasphémateurs, simoniaques⁠[61] et, bien sûr, infidèles.⁠[62]

On peut aussi ajouter que le jihad vise d’abord les ennemis de l’extérieur et ensuite les rebelles à l’intérieur de la communauté - L’Église elle s’applique d’abord à punir les ennemis intérieurs avant de se tourner vers l’ennemi extérieur

Mais il y a un point commun aux deux guerres.

La guerre est juste si elle est déclarée par une autorité légitime : Dieu. Les guerres commandées par Jahwé, comme celles menées par le Prophète, sont légitimes, justes et « saintes ». A l’époque chrétienne, ce trait est encore accentué par l’idéologie théocratique, ou, plus simplement, par ce que Fiori appelle la « papalisation de l’Église »[63] : le pape est le chef mais aussi le défenseur, armé s’il le faut, de l’Église⁠[64]. Urbain II ne lance pas son appel au nom de saint Pierre comme ses prédécesseurs (militia sancti Petri) mais au nom du Christ. C’est le Christ qui ordonne : la guerre devient sainte avec en contrepartie les récompenses spirituelles comme dans le jihad. L’Islam promet à ceux qui meurent dans le combat contre les infidèles une place au paradis : Dieu leur pardonne toutes leurs fautes.

Alors que dans le christianisme primitif, le martyr est celui qui ne résiste pas par la force au persécuteur, au moment de la première croisade apparaît un courant de pensée favorable à considérer comme martyrs ceux qui meurent à la croisade et on peut dire qu’« à la fin du XIe siècle, l’idée de martyre des guerriers morts au combat « pour Dieu » contre ses ennemis hérétiques ou infidèles rejoint à son tour la doctrine parallèle du jihad. »[65]

Dans le christianisme, classiquement, la rémission des péchés s’obtient par la confession et l’accomplissement d’une pénitence. Or, déjà le pape Léon IX, avant la bataille de Civitate en 1053⁠[66], avait absout les guerriers de leurs péchés et les avait dispensés de la pénitence dans la mesure où c’est le combat qui devenait pénitence. En ce qui concerne la croisade, Flori se pose la question de savoir si « une expédition guerrière contre les infidèles, impliquant de quitter les siens et éventuellement de perdre sa vie pour le Seigneur en luttant pour reprendre Jérusalem et récupérer les lieux saints, pouvait (…) constituer en elle-même une action susceptible d’entraîner cette rémission des péchés ? »[67] Il lui semble que oui car de très nombreux textes, chartes, chroniques, exhortations, montrent que les Croisés partaient ou étaient invités à mener une guerre « pour gagner leur salut, expier leurs fautes, obtenir la guérison de leur âme, la rémission de leurs péchés, leur rachat ou autres expressions du même genre (…) »⁠[68] Prêchée par le pape au nom de Jésus pour délivrer les lieux saints, la guerre est juste, méritoire et comme sacralisée ou du moins sanctifiée. Est-ce seulement en fonction de l’adversaire infidèle ? Il semble que non puisqu’Etienne II (753) Léon IV (847) Jean VIII (879) « assimilaient à des guerres saintes les combats qu’ils incitaient les Francs à entreprendre pour libérer le Siège de Rome de la menace ou de l’oppression des Sarrasins »[69].

Rappelons enfin que les textes n’emploient pas les expressions « guerre sainte » ou « guerre juste » mais l’idée est bien présente puisqu’on assimile aux martyrs ceux qui meurent dans ces combats. On leur promet l’accès direct au paradis.

Cette « sanctification » de la guerre renoue avec les pratiques primitives et cette tendance persistera d’une manière ou d’une autre⁠[70] jusqu’au XXe siècle où, de manière claire, le Magistère de l’Église rompra avec cette funeste tradition renforcée par l’idéologie théocratique mêlant temporel et spirituel.⁠[71] Mais à l’époque, vu les circonstances, pouvait-il en être autrement ?

Toujours est-il qu’au XIIe siècle, saint Bernard de Clairvaux⁠[72] envoie à Hugues de Payns, fondateur et premier Gand Maître de l’Ordre des Templiers⁠[73] une lettre restée célèbre sous le titre Éloge de la Nouvelle Milice[74]. Cette lettre écrite après la défaite de l’armée franque au siège de Damas en 1129 souligne l’originalité du nouvel ordre où le même homme se consacre autant au combat spirituel qu’aux combats dans le monde :

« Il n’est pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi corporel avec les seules forces du corps pour que je m’en étonne ; d’un autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces de l’âme, ce n’est pas non plus quelque chose d’aussi extraordinaire que louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats ; mais ce qui, pour moi, est aussi admirable qu’évidemment rare, c’est de voir les deux choses réunies. »[75]

Mieux encore, la nouvelle milice « est sainte et sûre » En effet, elle est « exempte du double péril auquel sont exposés ceux qui ne combattent pas pour Jésus-Christ ! ». Ceux-ci, c’est-à-dire ceux qui font partie de la « milice séculière », doivent craindre de tuer leur âme en tuant l’adversaire ou d’être tué corps et âme. C’est ce qui arrive quand la cause n’est pas bonne, et que l’intention n’est pas droite, par exemple, quand on combat par vengeance personnelle, colère irréfléchie, vain amour de la gloire, désir de conquête terrestre, orgueil ou simplement pour échapper à la mort. Quelle que soit alors l’issue, vainqueur ou vaincu, le combattant est homicide.⁠[76]

Par contre, le soldat du Christ, vainqueur ou vaincu est toujours en « sécurité » car il est le « ministre de Dieu » : il exécute les vengeances de Dieu « en punissant ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de bonnes. » Il n’est pas « homicide mais malicide ». Certes, ajoute saint Bernard, « il ne faudrait pourtant pas tuer les païens mêmes, si on pouvait les empêcher, par quelque autre moyen que la mort, d’insulter les fidèles ou de les opprimer. Mais pour le moment, il vaut mieux les mettre à mort que de les laisser vivre pour qu’ils portent les mains sur les justes, de peur que les justes, à leur tour, ne se livrent à l’iniquité. »[77]

A moins d’être engagé « dans un état plus parfait », il n’est pas défendu « à un chrétien de frapper de l’épée », sinon « d’où vient que le héraut du Sauveur disait aux militaires de se contenter de leur solde, et ne leur enjoignait pas plutôt de renoncer à leur profession (Lc III, 13) ? » Peuvent donc « frapper de l’épée » « tous ceux qui ont été établis de Dieu dans ce but », « ceux dont le bras et le courage nous conservent la forte cité de Sion, comme un rempart protecteur derrière lequel le peuple saint, gardien de la vérité, peut venir s’abriter en toute sécurité, depuis que les violateurs de la loi divine en sont tenus éloignés. » Conclusion :  « Repoussez donc sans crainte ces nations qui ne respirent que la guerre, taillez en pièces ceux qui jettent la terreur parmi nous, massacrez loin des murs de la cité du Seigneur, tous ces hommes qui commettent l’iniquité et qui brûlent du désir de s’emparer des inestimables trésors du peuple chrétien qui reposent dans les murs de Jérusalem, de profaner nos saints mystères et de se rendre maîtres du sanctuaire de Dieu. Que la doublé épée des chrétiens soit tirée sur la tête de nos ennemis, pour détruire tout ce qui s’élève contre la science de Dieu, c’est-à-dire contre la foi des chrétiens, afin que les infidèles ne puissent dire un jour : Où donc est leur Dieu ? »[78]

Dans une description très idéalisée, Bernard montre que le soldat du Christ est bien différent du soldat du monde qui sert « le diable bien plus que Dieu ». Le nouveau milicien est discipliné et obéissant, modeste et frugal, célibataire, pauvre volontaire, vivant du strict nécessaire, uniquement préoccupé par le bien de sa communauté, l’entraide, la charité fraternelle et la loi du Christ. Il ne fait acception de personne et est « sans égard pour le rang et la noblesse », ne rendant « honneur qu’au mérite ». En temps de paix, jamais oisif, il remet en état ses armes et ses vêtements. Il vit dans le silence⁠[79], fuyant les plaisirs, les spectacles et la chasse. Et il se coupe les cheveux selon le vœu de l’Apôtre. Bref, ces chevaliers, « négligés dans leur personne et se baignant rarement, on les voit avec une barbe inculte et des membres couverts de poussière, noircis par le frottement de la cuirasse et brûlés par les rayons du soleil. »⁠[80]

Au combat, ils sont prudents et circonspects et portent « la paix au fond de leur âme ». Ils n’ont peur de rien « malgré leur petit nombre », « car ils mettent toute leur confiance, non dans leurs propres forces, mais dans le bras du Dieu des armées…​ »⁠[81]. Ils sont « en même temps, plus doux que des agneaux et plus terribles que des lions, au point qu’on ne sait s’il faut les appeler des religieux ou des soldats, ou plutôt qu’on ne trouve pas d’autres noms qui leur conviennent mieux que ces deux-là… »[82]

Leur tâche essentielle est la garde du Saint-Sépulcre

Dans une lettre de 1146⁠[83], saint Bernard exhorte les chevaliers à participer à la deuxième croisade⁠[84]. La terre sainte qui avait été, à la génération précédente, débarrassée des païens est à nouveau envahie par les « fiers et sacrilèges ennemis de la croix ». Jérusalem est menacée. C’est « l’ennemi du salut » qui « grince les dents de rage » qui « soulève les peuples qui sont ses vases d’iniquité, et se prépare à détruire jusqu’aux derniers vestiges de tant de saints mystères ». Aussi saint Bernard demande-t-il aux « généreux guerriers, serviteurs de la croix » : « Abandonnerez-vous le Saint des saints aux chiens et des perles aussi précieuses aux pourceaux ? » C’est l’occasion, « pour des homicides et des ravisseurs, pour des adultères et des parjures, enfin pour des hommes souillés de toute espèce de crimes », de se sauver, de saisir l’offre du Seigneur qui leur « prépare des moyens de conversion et de salut » qui leur promet la rémission de leurs péchés et le don de la vie éternelle. Au lieu de s’entre-tuer et de perdre leur âme dans cette « folie », il les invite à se croiser : « C’est à vous […] de vous lever comme un seul homme, et de ceindre vos flancs des armes bénies des chrétiens. » Ainsi, continue-t-il, « vous êtes assurés de gagner l’indulgence de tous vos péchés après que vous les aurez confessés avec un cœur contrit. »[85]

La création de la Nouvelle Milice confirme l’idée que l’exercice de la guerre peut être salutaire à l’âme.⁠[86]

Aux XIIIe et XIVe siècles, la préoccupation de la papauté (Boniface VIII, Martin IV, Clément V, Jean XXII, Benoît XII) est toujours d’unir les chrétiens pour la reconquête des lieux saints. Ils tâchent donc d’apaiser les conflits entre chrétiens sans y parvenir. C’est dans cet esprit que Louis IX avait inspiré le traité de Paris de 1259 pour en finir avec la querelle avec l’Angleterre à propos de l’Aquitaine (Guyenne)⁠[87]. « Les Souverains Pontifes de la fin du XIIIe siècle qui avaient encore la puissance nécessaire pour imposer un arbitrage impartial, méconnaissaient la gravité et les causes des difficultés aquitaines. Les premiers papes d’Avignon, au contraire, qui, par un hasard extraordinaire, s’en trouvaient fort avertis, n’eurent plus le prestige suffisant pour se faire écouter les rois. Une deuxième guerre de cent ans, funeste à la croisade, allait donc apporter la solution définitive que la papauté n’avait pas su ou pu donner dans la paix au conflit franco-anglais en Aquitaine. »[88]


1. Mourre.
2. Id.
3. SCHNÜRER G., L’Église et la civilisation au Moyen Age, t. II, Payot, 1933, p. 387).
4. FLORI J., Croisade et chevalerie (XIe-XIIe s.), De Boeck, 1998, p. 11.
5. Son usage est interdit en 1139 par le IIe concile du Latran. Quelques années plus tard, en 1143 le pape Innocent II menaça les arbalétriers, les fabricants de cette arme et ceux qui en faisaient le commerce d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Excommunication[excommunication
6. Livre III, chapitre 22.
8. v. 653 – 660/ 661.
9. COMBLIN J., Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, pp. 59-64. A saint Rémi qui lui parlait du Calvaire, Clovis aurait dit : « Que n’étais-je là avec mes Francs ! » 
10. L’expression « guerre sainte » est encore volontiers employée aujourd’hui pour « sanctifier » un combat, en souligner le caractère vital et finalement le justifier.
   En 1937, l’invasion de la Chine fut officiellement qualifiée de « guerre sainte » (seisen) par le gouvernement du prince Fumimaro Konoye. La propagande nippone puisa alors abondamment dans la tradition shinto et notamment le concept du hakko ichi’u (huit coins du monde sous un seul toit), revitalisé par le kokka shinto, pour assurer la mobilisation du peuple autour de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Empereur_Sh%C5%8Dwa[empereur Hirohito
11. MARZANO Michela, sous la direction de, Quadrige-Puf, 2011.
12. HERVIEU-LEGER Danièle, sociologue, auteur de nombreux ouvrages sur la religion et en particulier sur le christianisme.
13. Cf. l’article de LOHFINK Norbert sj, La « guerre sainte » et le « bannissement » dans la Bible, in Communio, XIX, 4, n° 114, juillet-août 1994, pp. 33-44. N. Lohfink est exégète et spécialiste de l’Ancien Testament. Sa position est confortée, selon les spécialistes, par EVEN-SHOSHAN Abraham, (in New Concordance of the Bible : Thesaurus of the Language of the Bible, Hebrew and Aramaic, Roots, Words, Proper Names Phrases and Synonyms, Central Kentucky Book Supply, 1984) : l’expression « guerre sainte » n’existe pas dans la Bible.
14. « Publiez ceci parmi les nations : Préparez la guerre ! Appelez les braves ! qu’ils s’avancent, qu’ils montent, tous les hommes de guerre ! » « Préparez », littéralement, dit Jérusalem, « sanctifiez »
15. Il est intéressant de noter que les traducteurs utilisent les mots « saint » « sanctifier » faute de mieux. A propos d’Is 13, 3 : « « Moi j’ai donné des ordres à mes saints guerriers », la Bible de Jérusalem précise : littéralement : « mes sanctifiés ». La TOB, elle, traduit : « Moi, j’ai mandé ceux qui me sont consacrés, j’ai convoqué les guerriers de ma colère ».
   On lit dans Jr 6, 4 : « Préparez contre elle le saint combat ». Littéralement, dit Jérusalem : « « sanctifiez contre elle la guerre », celle-ci ayant été jusque là considérée comme un devoir sacré (…). Mais, malgré le vocabulaire, on est à l’opposé de l’idéal de guerre sainte dans laquelle Yahvé combat avec son peuple ( cf. Dt 2, 30 : « Yahvé votre Dieu qui marche à votre tête combattra pour vous, tout comme vous l’avez vu faire en Égypte. » ; Dt 20, 4 : « Car Yahvé votre Dieu marche avec vous, pour combattre pour vous contre vos ennemis, et vous sauver. » ; Is 31, 4 : « Car ainsi m’a parlé Yahvé : comme gronde le lion, le lionceau après sa proie, quand on fait appel contre lui à l’ensemble des bergers, sans qu’il se laisse terroriser par leurs cris ni troubler par leur fracas, ainsi descendra Yahvé Sabaot pour guerroyer sur le mont Sion, sur sa colline. »), ou au moins, contre ses ennemis (cf. Is 13, 3 : « Moi, j’ai donné des ordres à mes saints guerriers, j’ai même appelé mes héros pour servir ma colère, mes fiers triomphateurs. »). Pour Jérémie, la guerre n’est plus un acte religieux, car Yahvé a quitté le camp d’Israël qu’il a décidé de châtier (cf. Jr 21, 5 : « Et je combattrai moi-même contre vous, à main étendue et à bras puissant, avec colère, fureur et grande indignation » ; Jr 34, 22 : « Voici, je vais donner un ordre - oracle de Yahvé - et les ramener vers cette ville pour qu’ils l’attaquent, la prennent et l’incendient. Et je ferai des villes de Juda une solitude où personne n’habite. » ; Jr 22, 7 : « Je voue [littéralement : « je sanctifie »
16. Michel Dubost confirme. A propos de la guerre prescrite par Dieu contre Amaleq, il écrit : « Cette guerre n’a pas pour but la conquête du territoire, mais plutôt l’établissement d’une paix juste et durable. Et, pour que les combattants d’Israël ne pensent pas l’emporter par leurs propres mérites (car il y a dans la Bible, une méfiance contre tout ce qui est force armée), c’est Dieu qui conduit à la victoire. Ce transfert à Dieu de la responsabilité de la victoire est quelque chose d’extrêmement important : c’est une manière d’indiquer que l’on ne doit pas se faire justice soi-même. » A propos des autres guerres prescrites par Dieu pour s’emparer des terres qu’Il a données aux Hébreux, l’auteur pense que « le sens de ces récits de guerres est, cette fois, de raconter l’histoire du peuple d’Israël sans doute de manière légendaire, pour montrer qu’Israël ne doit son existence qu’au Seigneur. Au- delà de ces guerres prescrites par Dieu, et qui ne correspondent plus à la réalité d’aujourd’hui, un refus de la guerre et un profond désir de paix courent tout au long de la Torah, comme du Nouveau Testament. » (DUBOST Michel, La guerre, Mame/Plon, 2003, pp. 100-101). M. Dubost fut, pendant plus de 10 ans, évêque aux armées, en France.
17. LOHFINK Norbert, op. cit., p. 43.
18. COMBLIN J., Théologie de la paix, I, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 61.
19. Dt 15,3.
20. COMBLIN J., op. cit., p.62. Quant à l’expression « Yahvé Sabaot » (1 S 1,3 ; 1 S 4, 4 ; 2 S 6, 2 et 18 ; 2 S 7, 8 et 27), la traduction en est incertaine, comme nous l’avons déjà vu : Dieu des armées d’Israël, des armées célestes, de toutes les forces cosmiques ? Selon Comblin, la première interprétation est la moins vraisemblable.
21. Cf. Dt 9, 4-6 : « Ne dis pas dans ton cœur, lorsque Yahvé ton Dieu les chassera devant toi : « C’est à cause de ma juste conduite que Yahvé m’a fait entrer en possession de ce pays », alors que c’est en raison de leur perversité que Yahvé dépossède ces nations à ton profit. Ce n’est pas en raison de ta juste conduite ni de la droiture de ton cœur que tu entres en possession de leur pays, mais c’est en raison de leur perversité que Yahvé ton Dieu dépossède ces nations à ton profit ; et c’est aussi pour tenir la parole qu’il a jurée à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob. Sache aujourd’hui que ce n’est pas ta juste conduite qui te vaut de recevoir de Yahvé ton Dieu ces heureux pays pour domaine, car tu es un peuple à la nuque raide. »
22. Le Cantique de Débora (Jg 5) est le texte qui s’approche le plus de l’idée d’une guerre « sainte ».
23. Cf. Jr 6, 14 ; 8,11 ; 12,12 ; Ez 13, 10 et 16 ; Is 31 et notamment 1 : « Malheur à ceux qui descendent en Égypte pour y chercher du secours. Ils comptent sur les chevaux, ils mettent leur confiance dans les chars, car ils sont nombreux et dans les cavaliers, car ils sont très forts. Ils ne sont pas tournés vers le Saint d’Israël, ils n’ont pas consulté Yahvé. »
24. Is 10, 5-6 : « Malheur à Assur, férule de ma colère ; c’est un bâton dans leurs mains que ma fureur. Contre une nation impie [Israël] je l’envoyai, contre le peuple objet de mon emportement je le mandais, pour se livrer au pillage et rafler le butin, pour les piétiner comme la boue des rues. » On peut lire aussi Is 5, 25-30 ; 8, 5-10 ; 9, 10. L’explication, nous la trouvons dans Dt 8, 5-6 : « Comprends donc que Yahvé ton Dieu te corrigeait comme un père corrige son enfant, et garde les commandements de Yahvé ton Dieu pour marcher dans ses voies et pour le craindre. » Ou encore dans Dt 28, 15 : « Mais si tu n’obéis pas à la voix de Yahvé ton Dieu, ne gardant pas ses commandements et ses lois que je te prescris aujourd’hui, toutes les malédictions que voici t’adviendront et t’atteindront. » Dieu, commente J. Comblin, « se sert des causes secondes, c’est-à-dire du cours de l’histoire » (op. cit., p. 71)
25. Docteur en anthropologie et sciences des religions, Chargé de cours d’araméen ancien, Maître de conférence d’hébreu à l’université de Lille III.
26. Son analyse peut être contestée parce qu’il ne précise pas son niveau de lecture. Ces textes ne doivent-ils pas être lus symboliquement ? Par ailleurs, au temps du deuxième Temple, Israël n’avait pas d’armée propre sauf à l’époque très brève des Maccabées. Ceci dit, toute insuffisante que soit cette interprétation pour les raisons dites, ne renforce-t-elle, par ses lacunes mêmes, a fortiori la thèse de l’absence de « guerre sainte » dans l’AncienTestament ?
27. In La guerre et les rites de guerre dans le judaïsme du deuxième Temple, Supplements to the Journal for the Study of Judaism [93], Brill, 2005, p. 460.
28. Guerre et lois de pureté dans le judaïsme ancien : exclusion des femmes, purification des guerriers, 2005, texte disponible sur http://cecille.recherche.univ-lille3.fr/l-equipe/publications-de-christophe-batsch/article
29. Cf. Dt 20.
30. Ainsi, dans 2 S 7, 9. 11 et 1 R 5,3, les guerres de David sont portées à son crédit, Yhwh lui-même contribua à leur succès. Ces guerres ne justifient pas qu’il ne peut construire le temple. Par contre, dans 1 Ch 22, 8, et 1 Ch 28, 3, si David n’a pu construire le Temple, c’est parce qu’il a été souillé par les nombreuses guerres qu’il a menées. Des commentateurs juifs confirment : « [Dieu] lui interdit de construire le Temple, parce qu’il était souillé de sang humain et qu’il avait fait la guerre durant de nombreuses années » (Eupolème cité in EUSÈBE de CÉSARÉE, Praeparatio evangelica IX, 30, 5) ; « Il ne lui permettait pas de construire le Temple, à lui qui avait combattu de nombreuses guerres et été souillé du meurtre de ses ennemis » (Flavius Josèphe, Antiquités juives, VII, 92).
31. Débora organise la guerre contre Sisera mis à mort par Yaël (Jg 4-5). Abimélec est tué par une pierre lancée par une femme (Jg 9).
32. Judith apparaît, par rapport à ces règles énoncées, comme une figure subversive.
33. J. Comblin montre aussi qu’il y a une différence fondamentale entre le récit biblique de la création du monde et les récits mythiques d’autres traditions. Dans ceux-ci, la création est le résultat d’une guerre entre les dieux à l’instar de ce qui se passe dans la création des États. Et l’État se crée à l’image de la création du monde. Le roi guerrier est à l’image du dieu guerrier. La guerre en devient divine. Par contre, le récit biblique nous montre Dieu créant librement le monde et l’établissant dans la paix. La guerre ne vint pas de Dieu mais de l’homme.
34. COMBLIN J., op. cit., p. 73.
35. JOURNET Charles, L’Église du Verbe incarné, I, Desclée-de Brouwer, 1941, p. 361.
36. JOURNET Ch., op. cit., pp. 368-369.
37. Encore au XIXe siècle, Pie IX mobilisera ses zouaves contre les bandes de Garibaldi.
38. Confirmé par BvonW.
39. Cf. MONGRENIER Jean-Sylvestre, Guerres justes et croisades, Réflexions autour de l’intervention armée en Libye, Institut Thomas More, 28-3-2011 (texte disponible sur www.institut-thomas-more.org), p. 4, note 6. La « reconquista » a commencé vers 1030 avec le déclin du califat de Cordoue (Mourre).
40. Id., p. 2.
41. Ibn Khaldun (né à Tunis en 1332 et mort au Caire en 1406), cité in MONGRENIER, op. cit.).
42. Le but du concile de Clermont était de rétablir la paix en France où le roi Philippe Ier était excommunié pour bigamie et de détourner vers l’extérieur la violence qui régnait à l’intérieur en passant au-dessus de l’autorité des princes.
43. Cette prédication a été retranscrite quelques années plus tard, vers 1127, par Foucher de Chartres qui a été sans doute témoin de l’homélie, dans son Historia Hierosolymitana (récit de la première croisade vers Jérusalem)( Cf. BALARD M., DEMURGER A., GUICHARD P. in Pays d’Islam et monde latin Xe-XIIe siècles, Hachette, 2000). Né en 1059, à Chartres, Foucher partit, après le concile de Clermont pour la croisade. Il devint chapelain de Baudouin Ier, comte d’Edesse puis roi de Jérusalem. Il vécut en terre sainte jusqu’à sa mort vers 1127. Il ne participa pas à la prise de Jérusalem ce qui expliquerait qu’il n’en parle pas dans sa « réécriture » du discours d’Urbain II alors qu’il en était question selon d’autres sources (Robert le Moine, Baudri de Dol et Geoffroy de Vendôme pour ne citer que des témoins oculaires). Au début du XIIe siècle, Foucher veut, sans doute, par ce texte, remobiliser les chrétiens pour qu’ils soutiennent les Croisés menacés par les musulmans.
44. Forts de leur victoire à Manzikert, en 1071, les Turcs Seldjoukides chassent les chrétiens d’Anatolie et s’installent sur les rives du Bosphore.
45. La première croisade regroupe, en fait, plusieurs tentatives de groupes divers de pèlerins plus ou moins armés et qui furent des proies faciles ou de troupes plus aguerries sous la direction de barons. Plusieurs dizaines de milliers d’hommes se mirent en route. Les estimations des chroniqueurs comme celles des historiens révèlent la difficulté d’évaluer une foule comme on le voit encore aujourd’hui lors des manifestations. Il est sûr qu’une foule innombrable se mit en route et que les pertes au combat furent nettement moindres que les pertes au long du chemin. Ces milliers d’hommes qui avaient tout quitté étaient motivés par la promesse du Christ d’être récompensés au centuple (Mc 10, 28-30) même s’ils interprétaient d’une manière un particulière ces paroles, influencés par les prédicateurs ! (Lire in FLORI J., Un problème de méthodologie, La valeur des nombres chez les chroniqueurs du Moyen Age, A propos des effectifs de la première Croisade, in Croisade et chevalerie (XIe-XIIe s.), De Boeck, 1998,  pp. 319-343)
46. St-Jacques-de-Compostelle n’est pas occupé et son prestige, quoique considérable, est moindre que celui lié au tombeau du Christ. En Orient, où le miles sancti Petri devient miles Christi, l’attraction est telle qu’Urbain II souhaite que les Espagnols s’en tiennent à la reconquête de leur pays plutôt que d’aller en Orient. La reconquista a la même nécessité et les mêmes mérites que la croisade. Pascal II, (lettre du 14 octobre 1100) interdira d’ailleurs purement et simplement aux Espagnols de participer à la croisade.
47. Cf. FLORI, Croisade et chevalerie, op. cit., p. 47.
48. Id., p. 79.
49. Id., p. 107.
50. Lettre des princes croisés à Urbain II, citée in FLORI J., op. cit., p. 18.
51. In Policraticus, cité in FLORI J., op. cit., p. 20.
52. RICHARD Jean, Histoire des Croisades, Fayard, 1996, p. 33, cité in J. Flori, op. cit., p. 80, qui partage cet avis.
53. FLORI J., op. cit., p. 3.
54. Id., p. 12.
55. Au IXe siècle, Léon IV (847-855) appelle à l’aide l’armée franque pour combattre les Sarrasins qui se livrent à des razzias sur les côtes d’Italie en promettant aux combattants tués des récompenses spirituelles. Jean VIII (872-882) appelle au secours Charles le Chauve « pour la défense de l’Église » avec des promesses semblables.
56. FLORI J., op. cit., p. 16.
57. Cela est déjà vrai sous les pontificats d’Etienne II (753), Léon IV (847) et Jean VIII (879) pour la défense du Siège de Rome. Ce qui change au XIe siècle, c’est l’élargissement du principe à la chrétienté. De plus, à la même époque, des canonistes comme Yves de Chartres, Bonizo de Sutri, Anselme de Lucques, estiment qu’on peut contraindre, par la force, les infidèles, les hérétiques et les schismatiques et même tuer les infidèles ou les ennemis de la foi à l’exception des Juifs.
58. MORABIA A., Le Gihad dans l’islam médiéval, Albin Michel, 1993, pp. 23-24, cité in FLORI J., op. cit., p. 197.
59. Contrairement à ce que l’on lit dans les chansons de geste du XIIe siècle, il n’y a, ni chez les chroniqueurs, ni dans les chartes des croisés, ni dans les lettres d’Urbain II, d’appel à la conversion des « infidèles ». Tous les travaux consacrés à cette question ne relèvent que « quelques cas très isolés assimilables à la fameuse formule « crois ou meurs » ». d’ailleurs, l’interdiction d’utiliser la contrainte pour convertir fut déjà affirmée par Nicolas1er (pape de 858-867) avant d’être reprise encore par Innocent IV (1243-1254). Même les persécutions que certaines bandes de croisés infligèrent aux juifs d’Allemagne ne sont pas imputables à la proclamation de la croisade mais à l’antisémitisme et à un courant apocalyptique populaire. (Cf. FLORI J., op. cit., pp. 198-199).
60. La Mecque ou Médine n’ont jamais été aux mains des « infidèles ».
61. La simonie désigne l’achat ou la vente de biens spirituels comme les sacrements ou de charges ecclésiastiques. Le nom vient de Simon le Magicien qui dans les Actes des Apôtres (8, 9-21) veut acheter à saint Pierre son pouvoir de faire des miracles : « Périsse ton argent, déclara Pierre, et toi avec lui, pour avoir cru que tu pouvais acheter, avec de l’argent, le don gratuit de Dieu ».
62. Alexandre II (1061-1073) encourage Erlambaud dans sa lutte armée contre les prêtres simoniaques et concubinaires en bénissant et en lui faisant remettre le vexillum sancti Petri « pour qu’il devienne un très vaillant guerrier de Dieu et de l’Église ». A partir de ce moment, l’action de ce chevalier est sacralisée. Alexandre II agira de même avec Guillaume de Normandie partant à la conquête de l’Angleterre confisquée par le « parjure » Harold II d’Angleterre qui sera tué à Hastings en 1066 ; avec Robert Guiscard engagé dans la reconquête de la Sicile contre les musulmans. On évoque aussi très souvent l’attention portée par ce pape à la reconquista. Dans sa correspondance, on relève que le combat contre les Sarrasins est légitime puisqu’ils persécutent les chrétiens et occupent leurs territoires. Par contre, on ne peut attaquer les juifs : « toutes les lois civiles ou ecclésiastiques interdisent l’effusion de sang sauf lorsqu’il s’agit de punir un criminel ou de s’opposer aux méfaits des Sarrasins. » (cf. FLORI J., op. cit., pp. 54-59).
   En 1087, sous Victor III (1086-1087), on considérera comme saintes l’expédition en Afrique du Nord de même que la Reconquista. La charte de Hugues de Lusignan (Hugues VI) de cette même année présente l’expédition d’Espagne « comme une œuvre pie puisque celui-ci l’entreprend comme il le ferait d’un pèlerinage, « pour le salut de son âme ». » (Id., p. 59).
   Grégoire VII (1073-1087) invite tous les fidèles, prêtres ou laïcs à combattre, y compris par la force, les « ennemis de Dieu, du Christ, de saint Pierre et de la sainte Église » c’est-à-dire les clercs hostiles aux réformes papales, les princes chrétiens adversaires du Pape et ceux qui n’appartiennent pas à la chrétienté qui veulent dominer ou massacrer les chrétiens. Il s’agit de rien moins que de choisir entre le Christ et le diable dont les « membres naturels » sont les musulmans appelés « païens » ou « sarrasins ». Quand le pape demande le servitum sancti Petri, cette expression implique souvent plus que la révérence ou l’obéissance doctrinale mais renvoie aussi à la « contribution matérielle, financière et armée à la défense du patrimoine de saint Pierre, à la protection ou à la récupération des biens d’Église menacés par des ennemis, mais aussi à la reconquête de territoires tombés entre leurs mains » (Id., p. 67). Ainsi en est-il de l’Espagne (ou au moins de Tarragone) que le pape revendique comme une propriété. Mais qu’en est-il du métier des armes ? C’est une profession, comme celle de marchand, qui est peccamineuse comme le proclame le synode de Rome du 19 novembre 1078. En général, les milites doivent faire pénitence, restituer les biens mal acquis et déposer les armes sauf si c’est pour une bonne cause (légitime défense, défense de son seigneur, de ses amis, des pauvres et des églises) et pour servir leurs évêques. Quant aux soldats au service du Saint-Siège, mercenaires soldés ou guerriers sollicités pour protéger les territoires du pape et combattre les hérétiques, les schismatiques, les musulmans, le pape leur promet des récompenses spirituelles (la gloire éternelle), parfois des territoires et des titres valorisants : miles sancti Petri ou miles Christi. (Erlembaud fut béatifié par Urbain II). En 1074, Grégoire, devant l’apathie des princes, envisage de prendre lui-même la tête d’une troupe pour aller libérer l’Orient jusqu’à Jérusalem, du schisme et des Turcs. A ceux qui le suivront, il promet « des biens éternels par l’absolution de tous les péchés et leur assure la patrie céleste. » (Flori, op. cit., p.72). Cette expédition n’eut pas lieu mais il est clair qu’aux yeux du pape, une telle guerre était juste et sacrée, une « guerre de Dieu », disait-il, puisque menée contre le diable dans ses diverses incarnations. La guerre est juste puisqu’elle rétablit la paix, la justice et la liberté, elle est sainte puisqu’elle est ordonnée par le pape, cautionnée par saint Pierre et Dieu et qu’elle est assortie de rétributions spirituelles.
63. GENICOT L., Discours de clôture du colloque de Mendola, 1989, cité in FLORI J., op. cit., p. 205.
64. Rappelons-nous l’intention de Grégoire VII de mener lui-même les troupes vers Jérusalem ou encore la demande adressée par les Croisés à Urbain II après la mort du légat pontifical et chef spirituel de la croisade Adhémar de Monteil (en 1098 à Antioche), pour qu’il vienne prendre la relève.
65. FLORI J., op. cit., p. 209.
66. Les armées de Léon XI et d’Henri III le Noir, sont défaites par les troupes normandes chrétiennes qui occupaient un territoire revendiqué par le Pape.
67. FLORI J., op. cit ., p. 211.
68. Id., p. 210.
69. Id., p. 13.
70. Donnons ici un seul exemple : la Bulle Exsurge Domine de Léon X, en 1520, dénonce, parmi les erreurs de Martin Luther, cette proposition : « 34. Se battre contre les Turcs, c’est s’opposer à Dieu qui par eux visite nos iniquités ».
71. Au niveau le plus haut de l’Église, l’implication de l’autorité du pape dans les affaires temporelles et militaires sera renforcée par certains théoriciens qui défendront l’idée selon laquelle, après l’Incarnation du Christ, les peuples païens « auraient perdu en droit, leur souveraineté politique ». Leur souveraineté est alors transmise alors au pape, qui, à son tour, peut la remettre aux Rois Catholiques. (cf. HUGON Alain, Maître de conférence en histoire moderne à l’université de Caen, « Les Européens et le monde : XVème-XVIIIème » (www.etab.ac-caen.fr) ). Pour d’autres historiens, la question en théorie n’est pas très claire : les infidèles ont-ils un « dominium » légitime ? le pape a-t-il la compétence, de jure, sur tous les infidèles ? une potestas absoluta ? Toujours est-il qu’en fait plusieurs papes agiront comme si la réponse était clairement positive (cf. Alain PENNINGTON Alain à propos du cardinal et canoniste Henri de Suse (vers1200-1271) : Enrico da Susa, detto l’Ostiense (Hostiensis, Henricus de Segusio o Segusia), in Dizionario biografico degli Italiani 42 (Instituto della Enciclopedia italiana 1993, 758-763).
72. 1090 ?-1153.
73. Hugues de Payns ou Payens (ou de Pains - de Paganis) né vers 1070, il est le fondateur (1118) et le premier Grand Maître de l’Ordre des Templiers. Il s’installe à Jérusalem avec ses 8 compagnons. Baudouin II, roi de Jérusalem, le charge d’une ambassade auprès du pape Honorius II : Pour obtenir du saint père une nouvelle croisade, ou du moins engager le plus grand nombre possible de guerriers chrétiens pour venir défendre Jérusalem. Honorius II l’envoie au concile de Troyes, en 1128, où l’Ordre reçoit sa règle. Il participe à la deuxième croisade. Pour financer ce voyage il « emprunte » une partie du trésor de son abbaye en 1142. + Sous sa direction, les chevaliers du Temple obtiennent leurs premières victoires militaires aux frontières du royaume, déjà encerclé. Mais, parallèlement, il incite Baudouin à s’entendre avec l’Ismaélien Aboull-Fewa ; les deux souverains échangent Tyr contre Damas. De ces négociations discrètes naîtront des relations « qui dureront quatre-vingts ans » entre les Templiers et les chefs de la secte des Ismaéliens. Hugues de Payns meurt le 24 mai 1136.
74. Le titre complet est Liber ad milites Templi de laude novae militiae. Texte complet disponible sur http://www.histoire-fr.com/Bibliographie_bernard_de_clairvaux_nouvelle_chevalerie_0.htm []
75. §1. 
76. § 2 et 3.
77. § 4.
78. § 5.
79. « On n’entend parmi eux, ni parole arrogante, ni éclats de rire, ni le plus léger bruit, encore moins des murmures, et on n’y voit aucune action inutile… »
80. § 7 et 9.
81. « …bien des fois, il leur est arrivé de mettre l’ennemi en fuite presque dans la proportion d’un contre mille et de deux contre dix mille. »
82. § 8. Avec un certain réalisme toutefois, Bernard que ces Templiers qui aujourd’hui font le bonheur de la montagne de Sion, ont fait aussi le bonheur de leur propre pays en le quittant car ils y étaient, avant leur conversion, « des scélérats et des impies, des ravisseurs et des sacrilèges, des homicides, des parjures et des adultères ». (§ 10). Il est vrai que cet éloge permit aux Templiers de rencontrer une grande ferveur et une reconnaissance générale : grâce à saint Bernard, l’ordre du Temple connut un accroissement significatif : bon nombre de chevaliers s’engagèrent pour le salut de leur âme ou, tout simplement, pour prêter main forte en s’illustrant sur les champs de bataille.
83. Lettre CCCLXIII adressée A messeigneurs et très chers pères les archevêques et évêques, à tout le clergé et aux fidèles de la France orientale et de la Bavière, ou encore, dans d’autres manuscrits Au peuple anglais ou A Manfred, évêque de Brixen. Texte disponible sur www.abbaye-sant-benoit.ch
84. 1147-1149.
85. Il est intéressant aussi de noter que, dans cette même lettre, saint Bernard recommande aux Croisés, au nom des Écritures, de ne pas persécuter, mettre à mort ni chasser les Juifs. Même s’ils attaquent les premiers, « c’est à ceux qui ont reçu en main l’épée du pouvoir de repousser leurs injustes agressions ». En homme pratique, en stratège pourrait-on dire, il interdit aux Croisés de se disperser comme l’avait fait, à ses dépens, la troupe de Pierre l’ermite lors de la première croisade (1096-1099) mais plutôt de former une « armée en un seul corps » commandée par des « capitaines expérimentés » pour être « partout en force et à l’abri de toute violence ».
86. La même attitude se manifeste lors des croisades contre les Albigeois (à la demande du IIIe concile de Latran en 1179,et du pape Innocent III), les Hussites (Martin V en 1420), les Vaudois (Innocent VIII en 1487). Le IVe concile de Latran, par exemple, en 1215, déclare : « Les catholiques qui, ayant pris la croix se sont armés pour l’extermination des hérétiques, jouissent de la même indulgence et du même privilège que l’on concède à ceux qui se rendent en Terre Sainte. » (cf. COMBLIN J., op. cit., II, p. 110).
87. Ce conflit est né en 1152 avec le mariage d’Eléonore d’Aquitaine avec Henri II Plantagenet, roi d’Angleterre. Au traité de Paris, l’Aquitaine est anglaise mais le roi d’Angleterre en tant que duc d’Aquitaine est vassal du roi de France. Cette situation fut source de conflits permanents.
88. RENOUARD Yves, Les papes et le conflit franco-anglais en Aquitaine de 1259 à 1337, in Mélanges d’archéologie et d’histoire, t. 51, 1934, p. 292.

⁢ii. Les rois, défenseurs de l’Église et de la religion.

La dernière croisade (la huitième) se termine de manière dramatique en 1270. L’effort des rois sera désormais d’éradiquer les guerres privées : l’État devient le seul détenteur légitime de la violence légitime. L’Église va s’efforcer de convaincre des rois de leur responsabilité religieuse.⁠[1] Pour elle, « le meilleur moyen de lutter pour la paix, c’était de renforcer le pouvoir des princes et de lutter contre les hérésies ».⁠[2] Et pour le prince, le meilleur moyen d’établir la paix, c’est l’épée qu’il a reçue.

Ainsi, au XVe siècle, l’archevêque de Reims, Jean Jouvenel des Ursins⁠[3] déclare au roi Charles VII⁠[4] : « Au regard de nous, mon souverain Seigneur, vous n’êtes pas seulement personne laye , mais prélat ecclésiastique, (…) premier en vostre royaume qui soit après le pape, le bras dextre de l’Église »[5]

Cette déclaration indique clairement aux rois leur devoir. « Bras dextre de l’Église », ils doivent maintenir leurs peuples dans la foi chrétienne, combattre les hérésies, défendre le peuple chrétien contre l’étranger, musulman en particulier.

François Ier⁠[6] : « Ma vraye et naturelle inclinacion est, sans fiction ne dissimulacion, d’employer ma force et jeunesse à faire la guerre pour l’onneur et révérence de Dieu nostre Saulveur contre les ennemys de sa foy. »[7]

Pendant huit siècles, lors de leur sacre, les rois de France, par exemple, ont prononcé ce serment : « Je vous promets et octroie qu’à chacun d’entre vous et aux Églises à vous soumises, je conserverai le privilège canonique, la loi due et la justice, et que, dans la mesure où je le pourrai, avec l’aide de Dieu, je vous assurerai la défense, comme roi en son royaume le doit par droit à chaque évêque et à l’Église à lui soumise. »[8]

Lors de la cérémonie du sacre, le roi s’engage à protéger le catholicisme, à combattre « l’hérésie ». Cette fonction de défense n’est pas dirigée uniquement contre les ennemis de l’extérieur, contre les «  infidèles » ; elle implique un contrôle sur les affaires internes de l’Église. Le roi est une sorte d’évêque laïc. Il nomme les évêques, auxquels le pape confère l’investiture canonique. On est dans une situation caractérisée à la fois par la subordination de la religion à l’État, et par l’imprégnation de l’État et de la nation par la religion. Notons tout de même que la protection promise à l’Église dans ce sens s’entend aussi comme une mesure contre les seigneurs féodaux qui s’entendra parfois aussi contre le pape…

Le statut du Roi rend l’Église muette au moment des guerres à moins que celles-ci ne nuisent aux intérêts de l’Église…

Hors ce cas, le roi très chrétien n’est-il pas louable jusque dans la guerre ? Sacrant le roi, l’Église  consacre leur épée.⁠[9]

Dans un célèbre sermon, l’illustre prédicateur jésuite Louis Bourdaloue⁠[10] dit à Louis XIV⁠[11] : « Sans oublier la sainteté de mon ministère, et sans craindre que l’on m’accuse de donner à Votre Majesté une fausse louange, je dois en présence de cet auditoire chrétien, rendre à Dieu de solennelles actions de grâces, quand je vois dans votre Majesté un monarque victorieux et invincible dont tout le zèle est de pacifier l’Europe, dont toute l’application est d’y travailler, et d’y contribuer par ses soins, dont toute l’ambition est d’y réussir, et qui par là est sur la terre l’image visible de celui dont le caractère est d’être tout ensemble, selon l’Écriture, le Dieu des armées et le Dieu de la paix. Cette paix est l’ouvrage de Dieu, et nous reconnaissons plus que jamais que le monde ne la peut donner : mais notre confiance, Sire, est que, malgré le monde même, Dieu se servira de votre majesté, de sa sagesse, de ses lumières, de la droiture de son cœur, de la grandeur de son âme, de son désintéressement, pour donner cette paix au monde. Ce qui nous console, c’est que votre majesté, suivant les règles de sa religion, ne fait la guerre aux ennemis de son État que pour procurer plus utilement et plus avantageusement cette paix à ses sujets. Ce qui nous rassure, c’est que, dans les vues qui la font agir, toutes ses conquêtes aboutissent là, et qu’elle ne gagne des batailles, qu’elle ne fonde des villes, qu’elle ne triompha partout que pour parvenir plus sûrement et plus promptement à cette paix. » Bourdaloue ajoute cette prière à Dieu inspirée des Psaumes 67, 31 et 78, 6 : « Dissipez ces nations opiniâtres qui veulent la guerre ; renversez leurs desseins, rompez leurs alliances, rendez vaines leurs entreprises, troublez leurs conseils. (…) S’il le faut, ô mon Dieu ? que votre colère éclate, répandez-la sur ces nations qui ne vous connaissent point, et sur ces royaumes qui n’invoquent pas votre nom, c’est-à-dire sur ces nations où la vérité de votre religion n’est pas connue, et sur ces royaumes où l’hérésie a aboli la pureté de votre culte ». Le prédicateur termine son Sermon en s’adressant de nouveau au roi : « ainsi, en véritable imitateur du Dieu des armées et du Dieu de la paix, vous aurez, Sire, l’avantage, après avoir été le héros du monde chrétien, d’en être encore le pacificateur. »[12]

Quels sont les faits évoqués par l’orateur ? A l’époque, la France est en guerre contre la Ligue d’Augsbourg⁠[13]. Quelles sont les causes de cette guerre ? La cause essentielle est la politique des « réunions » menée dès 1679 par Louis XIV : en pleine paix, il annexe des villes et des terres relevant du saint Empire de la nation germanique.⁠[14] Cette politique poussa presque toute l’Allemagne où la France jusque là avait de nombreux alliés et clients à rejoindre la Ligue d’Augsbourg. De plus, la révocation de l’Edit de Nantes en1685 poussa l’Europe protestante alliée de la France jusque là à se joindre à la coalition et à rejoindre les catholiques de l’Empire, de Savoie et d’Espagne. De défensive, la Ligue devint offensive à cause de la politique impérialiste de Louis XIV. Les belligérants épuisés financièrement signèrent les traités de Rijswick en 1697 et Louis XIV rendit la plupart des territoires annexés sauf Strasbourg et Sarrelouis.

Au cœur de cette guerre, on peut évoquer l’occupation de Namur en 1692 par les Français et surtout le bombardement de Bruxelles en 1695.⁠[15]

Si le XVIIe siècle, est appelé http://fr.wikipedia.org/wiki/Portail : France_du_Grand_Si%C3%A8cle[Grand Siècle] par les Français, ce fut pour les habitants des Pays-Bas méridionaux, ou Pays-Bas espagnols, séparés des Provinces-Unies, un siècle noir durant lequel, à l’exception du règne des archiducs Albert et Isabelle (1595-1633), ils ont eu à subir une succession de guerres, de destructions, de pillages et de blocus de la part des différentes armées qui ont traversé les territoires au gré des différentes alliances. En 1695, il y a près de quarante ans que, depuis la bataille des Dunes, la France de Louis XIV a entamé sa politique d’expansion territoriale, dont l’annexion progressive des possessions espagnoles du nord fait partie.⁠[16]

En juillet 1695, la ville de Namur, occupée depuis trois ans par les Français, est assiégée par Guillaume III d’Angleterre, prince d’Orange, à la tête des armées alliées. Suite à la perte récente et inopinée du maréchal de Luxembourg, l’armée française des Flandres a été confiée au maréchal de Villeroy, piètre stratège, « aussi présomptueux qu’incapable »[17] mais proche du roi. Ce dernier, irrité de la tournure que prennent les évènements, exige de Villeroy, qui piétine dans les Flandres, une action d’éclat lui enjoignant de détruire Bruges ou Gand. Villeroy, désireux de plaire au roi et d’effacer ses échecs, parvient à le convaincre de ce que « (…) bombarder Bruxelles aurait plus d’effet et permettrait d’attirer l’ennemi en un lieu où l’on puisse le combattre avec plus d’avantage qu’en approchant de Namur (…) ».

Dès la fin juillet, Villeroy fait parvenir au roi un mémoire complet établi par son maître d’artillerie. Celui-ci évalue le matériel nécessaire à 12 canons, 25 mortiers, 4000 boulets, 5000 bombes incendiaires, de grandes quantités de poudre, balles de plomb, grenades et mèches, et 900 chariots pour transporter tout cela. Il faut y ajouter encore le charroi transportant vivres et matériels pour une armée de près de 70 000 hommes.

Villeroy ajoute au document un calendrier précis et l’inventaire des chevaux, chariots, armes, matériels qu’il compte prélever dans les différentes places fortes aux mains des Français, ainsi que les bataillons d’escorte et de renfort. L’armée et le convoi de près de 1 500 chariots, rassemblés à Mons, quitte la ville le 7 août en direction de Bruxelles.

De telles manœuvres ne passent pas inaperçues, Villeroy laisse connaître ses intentions dans le but de détourner les armées alliées du siège de Namur. Entre-temps, le 3 août, le maréchal de Boufflers, qui défend la place, a demandé et obtenu une trêve en échange de la capitulation de la ville pour soigner ses blessés et se replier dans la citadelle. Après six jours, le siège a repris, ni les troupes de Guillaume d’Orange, ni celles de Maximilien-Emmanuel de Bavière ne quittent les lieux. Seule l’armée du prince de Vaudémont, qui se trouve près de Gand, gagne les abords de Bruxelles mais, ne comptant que quinze mille hommes, elle se tient prudemment à l’écart.

L’armée française arrive en vue de Bruxelles le 11 août et s’installe sur les hauteurs à l’ouest de la ville. Bruxelles n’est ni une place forte ni une ville de garnison, ses fortifications sont vétustes malgré les améliorations qui y ont été apportées par les Espagnols au siècle précédent, elles n’offriront aucune défense, d’autant plus qu’il ne s’agit pas pour l’agresseur de prendre la ville, mais de la bombarder. Deux retranchements devant les portes de Flandre et d’Anderlecht sont pris facilement. Les Français n’ont plus qu’à creuser leurs tranchées et installer leurs batteries.

Le 13 août à midi, alors que les préparatifs s’achèvent, le maréchal de Villeroy fait parvenir, au nom du roi, une lettre au prince de Berghes⁠[18], gouverneur militaire de Bruxelles. L’agression contre la ville ne pouvant décemment se justifier par l’espoir de détourner les armées alliées de Namur, le prétexte invoqué est une action de représailles en réponse à des bombardements par la flotte anglaise des villes françaises de la Manche qui faisaient suite à la guerre de course menée par les corsaires français. La lettre qui annonce le bombardement, dans les six heures qui suivent, affirme que « Dès que l’on voudra assurer que l’on ne jettera plus de bombes dans les places maritimes de France, le Roi, pareillement, n’en fera point jeter dans celles qui appartiennent aux princes contre lesquels il est en guerre » (à l’exception des villes assiégées) et que « Sa Majesté s’est résolue au bombardement de Bruxelles avec d’autant de peine que madame l’Électrice de Bavière s’y trouve », Villeroy termine en demandant qu’on lui communique l’endroit où se trouve cette dernière, le Roi lui ayant défendu d’y faire tirer. Le prince de Berghes demande un premier sursis pour communiquer la lettre au prince-électeur qui arrive à Bruxelles, puis, alors que les tirs ont commencé, un délai de 24 heures pour en référer à Guillaume d’Orange, suppliant Villeroy de considérer l’injustice que serait de se venger sur Bruxelles par un bombardement dont la responsabilité était exclusivement celle du roi d’Angleterre. Le maréchal néglige de répondre à la seconde requête, considérant que le roi « (…) ne m’a point ordonné d’entrer en traité avec Mr. Le prince d’Orange  »http://fr.wikipedia.org/wiki/Bombardement_de_Bruxelles_de_1695#cite_note-4[[5]].

Les batteries françaises entrent en action peu avant sept heures du soir. Les premières bombes et boulets incendiaires atteignent quelques maisons, déclenchant un début d’incendie qui se propage rapidement parmi les ruelles étroites, encore bordées le plus souvent de maisons et d’ateliers partiellement construits en bois.

Seules, trois batteries défensives installées sur les remparts ouest de la ville tentent de riposter, mais ne disposent que de peu de boulets, de poudre ou de canonniers. Les quelques salves de boulets, puis de pavés, tirées par les milices bourgeoises, parviennent cependant à tuer quelques Français, sans retarder le bombardement.

Les autorités de la ville qui, jusqu’au dernier moment, ont cru que le pire pourrait être évité, ont exhorté la population à rester chez elle et ont recommandé de prévoir des seaux d’eau devant chaque maison pour éteindre les feux avant qu’ils ne s’étendent. Ces moyens dérisoires apparus rapidement comme inutiles, la panique pousse les habitants à fuir, en essayant de sauver leurs biens les plus précieux vers le haut de la ville, à l’est de la vallée de la Senne. Une foule impuissante assiste à l’incendie depuis le parc du palais ducal. Au milieu de la nuit, tout le cœur de la ville est embrasé, y compris les bâtiments en pierre de la Grand-Place et des environs, l’Hôtel de ville, abandonné par les membres du conseil, le Magistrat, dont la flèche sert de point de mire aux canonniers, la Maison du roi, la Grande Boucherie, le couvent de Récollets et l’église Saint-Nicolas, dont le clocher s’écroule sur les maisons voisines.

Maximilien-Emmanuel, rentré précipitamment de Namur avec quelques troupes, tente en vain d’organiser la lutte contre le feu et de maintenir l’ordre.

Au matin du 14 août, les tirs s’interrompent le temps de réapprovisionner les batteries en munitions. Le bruit court en ville que d’autres quartiers vont être visés, dans l’affolement, les habitants de ceux-ci transportent leurs biens dans les parties déjà touchées. Tout sera détruit à la reprise des bombardements.

Le pilonnage reprend de plus belle sur une surface de plus en plus large, au nord, vers le quartier de la Monnaie et le couvent des Dominicains où ont été entreposés de grandes quantités de meubles, d’œuvres d’art et d’archives familiales, qui disparaîtront sous les décombres, à l’est où l’on craint pour la collégiale (future cathédrale) dont on évacue les richesses. Dans la soirée, le quartier de la Putterie et l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Chapelle_de_la_Madeleine_de_Bruxelles[église de la Madeleine] sont embrasés, le couvent des récollets, déjà touché la nuit précédente, est presque totalement détruit, puis c’est le tour de l’hôpital Saint-Jean et, dans la nuit, du quartier et de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_de_la_Chapelle[église de la Chapelle]. Au matin du 15 août, tout le centre de la ville est un immense brasier et Maximilien-Emmanuel, pour sauver la zone qui l’entoure en stoppant la progression des flammes, fait sauter à la poudre plusieurs bâtiments malgré l’opposition des propriétaires.

Les batteries françaises ne se taisent qu’en milieu de journée, après près de 48 heures de bombardement.

La population ayant eu le temps de se réfugier vers l’est, le bombardement a fait peu de victimes humaines. Aucune source n’en dresse un bilan précis, tant leur nombre en ces temps de guerre apparaît dérisoire en regard de celui occasionné par d’autres batailles. Il est question d’un homme tué à la première salve, de deux frères lais écrasés sous les ruines de leur couvent, de quatre malades brûlés dans l’hôpital Saint-Nicolas, d’habitants tentant de sauver.

Les dégâts matériels et culturels sont quant à eux inestimables. De nombreuses descriptions en font l’inventaire. Il y est question, suivant les sources, d’un nombre 4 à 5000 bâtiments détruits ou en ruine, représentant le tiers de la surface bâtie de la ville et situés pour la plupart dans un périmètre délimité sur de nombreux plans de la ville, en dehors duquel des bombes sont tombées sur plusieurs points isolés, quelques boulets atteignant même le parc. Seize églises ont été détruites. Le chaos est fidèlement rendu par une série de dix-sept dessins exécutés par le peintre bruxellois Augustin Coppens. Ayant lui-même perdu sa maison, il restitue des vues des différents quartiers qui seront ensuite gravées et largement diffusées. Les décombres dissimulent presque entièrement le tracé des rues. Les habitations, encore souvent construites, à l’exception des murs mitoyens et des cheminées, en bois, ont presque entièrement disparu. Seules émergent les structures de pierre et de briques noircies des bâtiments publics, églises et couvent.

Le patrimoine artistique de la ville, accumulé depuis des siècles, est fortement amputé. Les œuvres inestimables qui décoraient l’intérieur de ces bâtiments, ainsi que celles que des bourgeois de la ville et les couvents des environs avaient cru pouvoir mettre à l’abri des remparts et des murs des églises, tapisseries bruxelloises, mobilier, peintures et dessins de Rogier van der Weyden, de Rubens, d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_van_Dyck[Antoine van Dyck], de Bernard van Orley et de bien d’autres, sont réduites en cendres. La mémoire historique de la ville est également affectée par la perte d’une partie de ses archives.

Tout cela auquel s’ajoute l’énorme quantité d’objets, de matériels et de marchandises perdues, est difficilement estimable. Bernardo de Quiros, écrit au roi Charles II d’Espagne, une semaine après la catastrophe, que les premières estimations s’élèveraient à trente millions de florins de perte. Le nonce apostolique Piazza les évalue à cinquante millions. Pour comparaison, la location annuelle d’une maison neuve ordinaire s’élève alors à une somme de variant de 120 à 150 florins, et pour acheter, c’était environ 2000 florins. Par comparaison, le prix moyen d’une maison aujourd’hui est environ 200000€, ce qui met le coût des dommages (très approximativement) à entre 3 et 5 milliards d’euros.

Les Français eux-mêmes semblent surpris du succès, au-delà de ce qu’ils avaient prévu, de leur opération. Villeroy écrit : « Le désordre que nous avons fait dans cette ville est incroyable, le peuple nous menace de beaucoup de représailles, je ne doute pas qu’il en ait la volonté, mais je n’en devine pas les moyens ». Le grand maître de l’artillerie française, M. de Vigny, qui n’en est pas à son coup d’essai, écrit : «  J’ai été employé à faire plusieurs répétitions, mais je n’ai point encore vu un si grand feu, ni tant de désolation qu’il en paraît dans cette ville ». Le jeune duc de Berwick, futur maréchal de France qui est présent, désapprouve : «  Jamais on ne vit un spectacle plus affreux et rien qui ressembloit mieux à ce que l’on raconte de l’embrassement de Troie »

Dans l’Europe entière, la destruction de Bruxelles suscite l’indignation. L’événement représente une rupture avec les conventions tacites qui régissent les guerres jusqu’à cette époque. Un tel bombardement de terreur, prenant pour cible une population civile étrangère au conflit et destiné à impressionner les armées ennemies, est inédit. Les bombardements servent à abattre les défenses dans le but de prendre une ville plus ou moins intacte, ou encore de détruire les infrastructures guerrières ou les ports. Comment admettre qu’aucune capitale n’est plus à l’abri des bombes lancées par dessus les remparts dans le seul but de détruire, le refus de Villeroy d’attendre ni la réponse du gouverneur de la ville ni la tentative du prince-électeur auprès du roi d’Angleterre d’obtenir la cessation des attaques contre les côtes françaises qui visent les ports et non les cités ? Les ministres des nations coalisées se réunissent à La Haye et jurent de venger Bruxelles.

Le pape Innocent XII, en recevant la liste des nombreux dommages subis par les églises et institutions religieuses, qui occupent près d’un cinquième de la ville, s’écrie « Cette guerre me fait gémir ».

En plus des protestations officielles, de nombreux pamphlets anonymes circulent, parmi ceux-ci une attaque incendiaire contre la France dont la barbarie menace toute l’Europe ou des écrits plus humoristiques ou cyniques, comme cette lettre de félicitation du diable aux Français dans laquelle il leur dit sa joie et son admiration et assure qu’il les accueillera plus tard chez lui avec plaisir, ou cette autre signée par Manneken-pis[19] en personne, qui se moque de la rage de Louis XIV et se plaint que ce bombardement lui ait enlevé l’envie de pisser : « …​si je voyais brancher Villeroy à quelque arbre, j’en rirais tant que j’en pisserais de nouveau ».

Inutile d’un point de vue militaire, puisque n’ayant pas servi à détourner les troupes alliées de la citadelle de Namur, laquelle se rendra le 5 septembre après que l’armée de Villeroy a été stoppée dans la plaine, le bombardement de Bruxelles contribuera à faire pâlir en Europe l’étoile du Roi Soleil. Napoléon Ier lui-même jugera, un siècle plus tard, cette action « aussi barbare qu’inutile  ».⁠[20] vous leur rappellerez tant de lieux saints profanés ; tant de dissolutions capables d’attirer la colère du Ciel sur les plus justes entreprises ; le feu, le sang, le blasphème, l’abomination et toutes les horreurs qu’enfante la guerre ; vous leur rappellerez nos crimes, plutôt que nos victoires.
   O fléau de Dieu ! ô guerre ! cesserez-vous enfin de ravager l’héritage de Jésus-Christ ? O glaive du Seigneur ! levé depuis longtemps sur les peuples et sur les nations, ne vous reposerez-vous pas encore ? Vois vengeances, ô mon Dieu, ne sont-elles pas encore accomplies ? N’auriez-vous donné qu’une fausse paix à la terre ? » A l’occasion des Te Deum qui se succédèrent dans son diocèse, il profita de ses mandements épiscopaux pour poursuivre sa critique de la guerre. d’une manière générale d’ailleurs et au contraire des Jésuites, les Oratoriens prêchèrent la paix. (cf. MINOIS Georges, L’Église et la guerre, De la Bible à l’ère atomique, Fayard, 1994, pp. 319-323). ]

Quoi qu’il en soit, il faudra encore du temps pour que l’Église se dissocie suffisamment des pouvoirs temporels pour faire entendre un langage de paix véritable conforme à sa mission.

Toujours fermement attachée à l’unité spirituelle du monde chrétien, l’Église n’acceptera pas que des pays à la suite de leur prince passent à la Réforme. Celle-ci appliquant le principe « cujus regio, illius religio »[21] qui consacre aussi, à sa manière, la confusion entre les domaines spirituel et temporel. Il a été mis en pratique pour la première fois pendant la Réforme pour régler la question religieuse, lors de la paix d’Augsbourg, entre catholiques et luthériens, en Allemagne, en 1555. Ce compromis fut remis en question, notamment lors de la guerre de Trente ans (1618-1648) et finalement repris dans les traités de Westphalie en 1648. Innocent X ⁠[22] condamna immédiatement ces traités dans la bulle Zelo Domus Dei en termes sévères⁠[23].

En cette époque de révolutions, l’Église maintiendra son soutien aux rois plutôt qu’aux peuples ce qui, en Amérique latine provoquera « des réactions violemment anticléricales dans les mouvements d’indépendance des États issus de la décomposition de l’Empire espagnol. »[24]

Certes, Pie VI⁠[25] conteste à juste titre la Constitution civile du clergé qui est une intrusion du pouvoir temporel dans les affaires spirituelles mais il demande, embarrassé, à Louis XVI qui l’a pressé de confirmer des articles déjà revêtus de la sanction royale « d’engager tous les Evêques de son royaume à lui faire connaître leurs sentiments avec confiance… » et il rappelle, contre la proclamation de la « liberté de penser et d’agir » la nature, le rôle et la source de l’autorité : « Par nécessité, soyez soumis, dit l’Apôtre saint Paul : ainsi les hommes n’ont pu se rassembler et former une société civile, sans établir un gouvernement, sans restreindre cette liberté, et sans l’assujettir aux lois et à l’autorité de leurs chefs. La société humaine, dit saint Augustin, n’est autre chose qu’une convention générale d’obéir aux rois ; et ce n’est pas tant du contrat social, que de Dieu lui-même, auteur de tout bien et de toute justice, que la puissance des rois tire sa force. Que chaque personne soit soumise aux puissances supérieures, dit le grand Apôtre dans la même Epître : car toute puissance vient de Dieu ; celles qui existent ont été réglées par Dieu même : leur résister ;, c’est résister à l’ordre que Dieu a établi ; et ceux qui se rendent coupables de cette résistance, se vouent eux-mêmes à des châtiments éternels. »[26]

A l’annonce de la mort de Louis XVI, Pie VI s’en prend avec force au peuple : « Le roi très chrétien, Louis XVI a été condamné au dernier supplice par une conjuration impie, et ce jugement s’est exécuté. […] La convention nationale n’avait ni droit, ni autorité pour la prononcer. En effet, après avoir abrogé la monarchie, le meilleur des gouvernements, elle avait transporté toute la puissance publique au peuple, qui ne se conduit ni par la raison, ni par conseil, ne se forme sur aucun point des idées justes, apprécie peu de choses par la vérité, et en évalue un grand nombre d’après l’opinion ; qui est toujours inconstant, facile à être trompé et entraîné à tous les excès, ingrat, arrogant, cruel ; qui se réjouit dans le carnage, et dans l’effusion du sang humain, et se plaît à contempler les angoisses qui précèdent le dernier soupir comme on allait voir expirer autrefois les gladiateurs dans les amphithéâtres des anciens. La portion la plus féroce de ce peuple, peu satisfaite d’avoir dégradé la majesté de son roi, et déterminée à lui arracher la vie, voulut qu’il fût jugé par ses propres accusateurs, qui s’étaient déclarés hautement ses plus implacables ennemis. »

Calvinistes et philosophes veulent « la chute de l’autel et du trône ». Citant saint Hilaire de Poitiers⁠[27], Pie VI rappelle que « le principal objet de la religion est […] de propager partout un esprit de soumission et d’obéissance ». Enfin, il prévoit la punition de la France. Il invoque son prédécesseur Clément VI ⁠[28]« qui ne cessa de poursuivre la punition de l’assassinat d’André roi de Sicile, en infligeant les peines les plus fortes à ses meurtriers et à leurs complices », et puisque le peuple français ne veut rien entendre⁠[29] et même calomnie le pape, « laissons-le donc, écrit-il, s’endurcir dans sa déplorable dépravation, puisqu’elle a pour lui tant d’attraits ». Mais que la France « se souvienne des châtiments effroyables qu’un Dieu juste vengeur des forfaits a souvent infligés à des peuples qui avaient commis des attentats moins énormes. »[30]

Pie VII⁠[31], malgré les soubresauts que connaît l’Europe espère encore dans les princes : « …les rois chrétiens et les chefs des États ne voudront sûrement nous laisser aucun motif de prier, d’exhorter, d’avertir et de réclamer. Ils savent parfaitement qu’Isaïe les a proclamés les « nourriciers » de l’Église et ils s’en glorifient. »[32]

Tout naturellement, il se réjouit de la restauration des Bourbons en la personne de Louis XVIII⁠[33] en 1814 espérant que « la religion catholique serait délivrée sans aucun retard de toutes les entraves qu’on lui avait imposées »[34] pour « la rétablir dans tout son lustre et pourvoir à sa dignité. » Mais dans le même message, il déplore la nouvelle constitution qui établit les libertés de cultes, de conscience, de presse et espère « que le roi désigné ne souscrira pas les articles mentionnés de la nouvelle constitution. » Il invite l’évêque de Troyes auquel il s’adresse, à aller trouver le roi qui appartient à la lignée des « rois très chrétiens » et à lui dire de sa part que : « Nous ne pouvons nous persuader qu’il veuille inaugurer son règne en faisant à la religion catholique une blessure si profonde et qui serait presque incurable. Dieu lui-même, aux mains de qui sont les droits de tous les royaumes, et qui vient de lui rendre le pouvoir, au grand contentement de tous les gens de bien, et surtout de notre cœur, exige certainement de lui qu’il fasse servir principalement cette puissance au soutien et à la splendeur de son Église. »

Et même si les princes chrétiens se sont divisés, comme nous l’avons vu, ils tiendront à maintenir en Europe un commun dénominateur chrétien. C’est le sens de la Sainte-Alliance en 1815⁠[35] qui fut conclue par le tsar Alexandre Ier, François Ier, empereur d’Autriche et Frédéric-Guillaume III de Prusse, c’est-à-dire par trois puissances orthodoxe, catholique et protestante qui affirmaient : « Leurs Majestés […] ayant acquis la conviction qu’il est nécessaire d’asseoir la marche à adopter par les Puissances dans leurs rapports mutuels sur les vérités sublimes que nous enseigne l’éternelle religion du Dieu sauveur : Déclarons solennellement que le présent acte n’a pour objet que de manifester à la face de l’univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans l’administration de leurs États, soit dans leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les préceptes de cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix… »[36]

Au la même époque précisément, Grégoire XVI insiste sur la nécessité pour les États de défendre la religion seule garante de leur stabilité : « une fois rejetés les liens sacrés de la religion, qui seuls conservent les royaumes et maintiennent la force et la vigueur de l’autorité, on voit l’ordre public disparaître, l’autorité malade, et toute puissance légitime menacée d’une révolution toujours prochaine. » Or, « Nous avons appris que, dans des écrits répandus dans le public, on enseigne des doctrines qui ébranlent la fidélité, la soumission due aux princes et qui allument partout les torches de la sédition ; il faudra bien prendre garde que trompés par ces doctrines, les peuples ne s’écartent des sentiers du devoir ». Et de rappeler la fameuse citation de Paul : « il n’est point de puissance qui ne vienne de Dieu ; et celles qui existent ont été établies par Dieu ; ainsi résister au pouvoir c’est résister à l’ordre de Dieu, et ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation. » Les droits divins et humains s’élèvent […] contre les hommes qui, par les manœuvres les plus noires de la révolte et de la sédition, s’efforcent de détruire la fidélité due aux princes et de les renverser de leurs trônes. » Dans ces conditions, « …que les Princes nos très chers fils en Jésus-Christ favorisent de leur puissance et de leur autorité les vœux que nous formons avec eux pour la prospérité de la religion et des États ; qu’ils songent que le pouvoir leur a été donné, non seulement pour le gouvernement du monde, mais surtout pour l’appui et la défense de l’Église ; qu’ils considèrent sérieusement que tous les travaux entrepris pour le salut de l’Église, contribuent à leur repos et au soutien de leur autorité. Bien plus, qu’ils se persuadent que la cause de la foi doit leur être plus chère que celle même de leur empire, et que leur plus grand intérêt, nous le disons avec le Pape saint Léon, « est de voir ajouter, de la main du Seigneur, la couronne de la foi à leur diadème. » Etablis comme les pères « et les tuteurs des peuples, ils leur procureront un bonheur véritable et constant, l’abondance et la tranquillité, s’ils mettent leur principal soin à faire fleurir la religion et la piété envers le Dieu qui porte écrit sur son vêtement : « Roi des rois, Seigneur des seigneurs. » »[37]

Cette consécration du prince, gardien de la tranquillité, de l’ordre, de la paix, non seulement, comme nous l’avons déjà dit, empêche l’Église de juger en toute indépendance les guerres du prince mais peut amener à des situations paradoxales.

En1831, lors de l’insurrection polonaise contre la Russie, Grégoire XVI, sollicité par l’Envoyé extraordinaire russe d’exhorter le clergé polonais à ne pas sortir de ses attributions spirituelles, envoie le 19-2-1831 le bref Impensa caritas aux évêques polonais les invitant à la soumission au gouvernement russe, bref qui ne parvint pas, semble-t-il, aux destinataires. Le 1er mars 1831, c’est le gouvernement polonais qui demande, en vain, au Pape de soutenir la cause de l’indépendance polonaise auprès des autres puissances. Sollicité de nouveau par les Russes de rappeler au clergé polonais l’obéissance au pouvoir russe, Grégoire XVI adresse aux évêques de Pologne le bref Cum primum, le 9-6-1832⁠[38]. Le Tsar n’est-il pas le « père des peuples », le « gardien de la foi » ?

Comme l’écrit J. Comblin, « la politique internationale du clergé resta, jusqu’à Léon XIII, basée sur le même principe : faire de Rome l’arbitre des rois chrétiens et de ceux-ci les défenseurs de la paix de la chrétienté »[39]. De la paix ou plus exactement de l’ordre ? Au détriment, bien souvent, des peuples ! A l’extérieur, les ennemis sont toujours les musulmans, « les pires des scélérats »[40].

Dans cet esprit, l’Église a pu apparaître comme le porte-parole du parti de la guerre. Non seulement elle s’est engagée dans la guerre pour maintenir la suprématie pontificale sur la société chrétienne⁠[41] mais aussi dans des guerres politiques, en Italie, au profit des États pontificaux⁠[42] et enfin dans les guerres des grandes monarchies européennes⁠[43].

Comment donc ne pas croire qu’elle est du parti de la guerre lorsque le pape Grégoire XIII⁠[44] accueille la nouvelle du massacre de la Saint-Barthélemy⁠[45] comme un « témoignage singulier de la miséricorde de Dieu béni. »[46] Clément VIII⁠[47] reçut avec colère la proclamation de l’Edit de Nantes qui mettait fin en 1598 aux guerres religieuses en France.⁠[48] Par contre, la révocation de cet Edit en 1685, par Louis XIV, cause de persécutions souleva Bossuet d’enthousiasme.⁠[49]


1. Tout comme les empereurs, les princes et les rois seront aussi chargés de l’application des décrets des conciles.
2. COMBLIN J., op. cit., II, p. 106.
3. 1388-1473.
4. 1403-1461. C’est lui que Jeanne d’Arc fit sacrer à Reims.
5. Cité in COMBLIN J., op. cit., p. 19.
6. 1494-1547, sacré roi le 25-1-1515.
7. Lettre de François Ier au roi de Navarre, 14-12-1515, cité in La RONCIERE Ch. de, François Ier et la défense de Rhodes, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 1901, vol. 62, n° 62, p. 223.
8. Cité in MARAL Alexandre, La chapelle royale de Versailles sous Louis XIV : cérémonial, liturgie et musique, Mardaga, Editions du Centre de musique baroque de Versailles, Ecole nationale des chartes, 2002, p. 286.
   Au temps de Louis XIV, on constate qu’ « au sein des cérémonies royales, un certain nombre de rites, d’usages et de gestes cérémoniels concernent directement le roi dans sa définition sacrale. Si, en dehors du sacre, il n’existe pas de cérémonie proprement dite pour affirmer ou reconnaître le roi comme évêque du dehors, tout un ensemble d’actions liturgiques ou cérémonielles lui réservent un traitement particulier et peuvent être rapprochées du sacre. Dès le sacre, le roi pratiquement assimilé à un évêque, était placé à part : « Encore que les roys de France ne soient pas prestres comme les roys des payens, pour ce que les dignitez de roy et de prestre sont diverses et séparées entre les chrestiens -et les saintes letrres nous enseignent qu’Ozias, roy de Juda, s’estant meslé d’encenser et faire ce qui estoit de l’office de prestre, fut frappé de ladrerie de la main de Nostre Seigneur et chassé du temple-, si est-ce qu’ils participent à la prestrise et ne sont pas purs laïques. (…) Et en tesmoignage de ce qu’ils portent à leur sacre, sous le manteau royal, la dalmatique, qui ets l’habit des diacres. (…) Ils sont oincts comme les prestres, tout ainsi que Saül et David, premier et second roys d’Israël, furent oincts, par le commandement de Dieu, de la main de Samuel. (…) Ils confèrent de plein droit l’infinité de prébendes et de dignitez ecclésiastiques et font des miracles de leur vivant par la guérison des malades des escrouelles, qui monstrent bien qu’ils ne sont pas purs laïques, mais que, participans à la prestrise, ils ont des grâces particulières de Dieu, que mesme les plus réformez prestres n’ont pas. » (Abbé Guillaume Du Peyrat, (prêtre et trésorirer de la sainte chapelle),Histoire ecclésiastique de la cour ou les antiquitez et recherches de la Chapelle du roy de France, 1645) » .
   Voici une description du sacre : « Deux jours avant d’être sacré, le roi de France faisait retraite au palais de Tau, la résidence de l’archevêque de Reims, jouxtant la cathédrale. La nuit précédant la cérémonie, il la passait dans le jeûne et la prière, comme à la veille d’une initiation chevaleresque. Le jour même, aux aurores, deux prélats venaient frapper à sa porte afin de le « réveiller de son sommeil », puis ils l’accompagnaient en cortège jusqu’à l’église. Pouvaient alors se déployer les fastes du rituel immémorial. Le nouveau souverain prêtait serment sur les Évangiles, recevait les attributs royaux, l’épée, le sceptre, la main de justice et la couronne. Il était oint en sept endroits, d’une huile bénite, mélangée à une parcelle du baume de la Sainte Ampoule, cette fiole de verre apportée, selon la légende, par une colombe lors du baptême de Clovis. Le roi de France s’inscrivait de cette façon dans la descendance spirituelle de David et des monarques d’Israël. Il devenait une sorte d’ »évêque du dehors », laïc ordonné au seul ministère de son peuple. » (http://www.cathedraledereims.fr/IMG/pdf/20110519104540.pdf ).
9. Cf. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, op. cit., p. 96.
10. 1632-1704.
11. 1638-1715.
12. Sermon sur la Nativité de Jésus-Christ, disponible sur www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bourdaloue
   Dans son Dictionnaire philosophique (1764-1772), à l’article « guerre », Voltaire s’en prend durement à l’orateur : « Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Tous les vices réunis de tous les âges et de tous les lieux n’égaleront jamais les maux que produit une seule campagne. » (Ed. Garnier-Flammarion, 1964, pp. 219-220).
13. Il s’agit d’une coalition européenne dirigée par Guillaume III d’Orange stadhouder des Provinces Unies et futur roi d’Angleterre, la Suède, l’Espagne, l’empereur Léopold 1er d’Allemagne, plusieurs princes électeurs dont Maximilien-Emmanuel de Bavière, gouverneur des Pays-Bas espagnols dont la capitale est Bruxelles. La guerre dura de 1688-1697.
14. On peut citer l’occupation du Palatinat ou encore la volonté du roi d’imposer par la force sur l’archevêché-électorat de Cologne le candidat de son choix contre le candidat du pape et de l’empereur.
15. Cf. wikipedia.org où le lecteur trouvera des illustrations et des références.
16. C’est à cette époque, que les troupes de Louis XIV s’emparent d’Arras, Lille et Cambrai, villes flamandes.
17. Mourre.
19. Cette statue d’un « petit homme qui urine » est, depuis le XVe siècle, le symbole de la « zwanze » (humour) bruxelloise.
20. Il faut relever toutefois la Lettre à Louis XIV de Fénelon, archevêque de Cambrai (1651-1715) et ennemi de Bossuet. En 1694, il destinait cette lettre à Madame de Maintenon, épouse du roi, alors qu’il était précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. Avec un rare courage, il dénonce les fautes politiques de Louis XIV et notamment la « guerre de Hollande » de 1672, « source de toutes les autres » : « … vous avez passé votre vie entière hors du chemin de la vérité et de la justice, et par conséquent hors de celui de l’Évangile. Tant de troubles affreux qui ont désolé toute l’Europe depuis plus de vingt ans, tant de sang répandu, tant de scandales commis, tant de provinces ravagées, tant de villes et de villages mis en cendres, sont les funestes suites de cette guerre de 1672… » . On ne sait si le roi la lut. S’il l’avait lue, n’aurait-il pas été embastillé ? Toujours est-il que même s’il en a eu connaissance, il n’en a tenu aucun compte. En 1699, paraîtra Les aventures de Télémaque, œuvre qui valut à Fénelon disgrâce et bannissement car, sous la fiction, la critique du régime de Louis XIV était claire : condamnation de l’autoritarisme, de la politique étrangère agressive et du mercantilisme.
   Après lui, Jean-Baptiste Massillon, oratorien et futur évêque de Clermont, prononce l’oraison funèbre de Louis XIV, en 1715, et critique sévèrement les guerres du roi. Les monuments élevés à la gloire des conquêtes, que rappelleront-ils aux citoyens ? Il répond : « Vous leur rappellerez un siècle entier d’horreurs et de carnages : l’élite de la noblesse française précipitée dans le tombeau ; tant de maisons anciennes éteintes ; tant de mères point consolées, qui pleurent encore sur leurs enfants ; nos campagnes désertes, et au lieu des trésors qu’elles renferment dans leur sein, n’offrant plus que des ronces au petit nombre des laboureurs forcés de les négliger ; nos villes désolées ; nos peuples épuisés ; les arts à la fin sans émulation ; le commerce languissant ; vous leur rappellerez nos pertes, plutôt que nos conquêtes […
21. Ce principe juridique (que l’on trouve aussi sous la forme eius regio illius religio ou cujus regio ejus religio) établit le droit du souverain d’un pays d’imposer sa religion à ses sujets. C’est le juriste luthérien Joachim Stephani (1544-1623), professeur à l’université de Greifswald qui le formule dans son livre Institutiones iuris canonici en 1599 (lib. I cap. 7) (cf. GARRISSON Janine, SAUZET Robert, AUDISIO Gabriel, Les frontières religieuses en Europe du XVe au XVIIe siècle, Vrin, 1992).
   Le P. BONSIRVEN Joseph, sj remarque toutefois qu’avant que ce principe ait été formulé, il était appliqué dans le judaïsme : « …​ toutes les fois qu’ils furent maîtres, les Juifs appliquèrent le principe cujus regio illius religio : les Macchabées poursuivent et châtient leurs compatriotes apostats et impies, et imposent de force la circoncision à ceux qui par négligence ou par peur avaient négligé de se marquer du signe de l’alliance. Plus tard, les Asmonéens, faisant la conquête de l’Idumée, de l’Iturée et de la côte philistine, ne se contenteront pas d’en soumettre les habitants au tribut : ils les circonciseront pour en faire des Juifs authentiques. En conséquence, la loi romaine tiendra pour Juif tout circoncis » (Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, Beauchesne, 1950, p. 71). Encore faut-il nuancer cette réflexion du P. Bonsirven. Ce que l’on constate dans l’histoire d’Israël, ne peut être interprété, ipso facto, comme une obligation, un précepte à appliquer. Au contraire, si l’idolâtrie n’est pas tolérée car insensée, le respect de l’étranger implique le respect de sa religion et exclut la coercition .
   Par ailleurs, on peut se demander si cette formule protestante ne consacre pas une tentation qui a existé du côté catholique ? JOURNET Ch., (in L’Église du Verbe incarné, I, Desclée de Brouwer, 1941, pp. 261-263) rappelle que le quatrième concile national de Tolède, en 633, s’est intéresse au cas des Juifs « qui avaient été forcés de se faire chrétiens sous le règne de Sisebut » (roi Wisigoth, 612-621, à ne pas confondre avec saint Sisebut mort en 1082 ni avec le moine Sisebut qui vécut un siècle plus tôt et composa sans doute le Te Deum laudamus) ». Le concile n’ose remettre en cause la validité des conversions extorquées et établit que ceux  qui avaient reçu les sacrements, devraient rester chrétiens. Mais précise le concile, « à l’avenir on ne devra jamais contraindre personne à croire. Le Seigneur, en effet, fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut (Rm, 9, 18). Ce n’est pas malgré eux que les Juifs doivent être sauvés, mais librement afin que toute justice soit gardée. C’est le consentement non la contrainte, la persuasion non la force, qui doivent faire les conversions »  Vers 1190, CLEMENT III interdit « à quiconque, de forcer les Juifs à recevoir le baptême contre leur gré » (Décrétales, lib. V, tit. VI, cap. IX) ; et vers 1250, INNOCENT IV rappelle à l’archevêque d’Arles les mêmes principes : « Il est contraire à la religion chrétienne qu’un homme, sans l’avoir jamais voulu et malgré son opposition absolue, soit forcé de devenir te de rester chrétien » (Décrétales, lib. III, tit. XLII, cap. III). On se rappelle aussi que saint Thomas estime que « pour les infidèles qui n’ont jamais accepté la foi, tels les Gentils et les Juifs, ils ne doivent en aucune manière être contraints à croire, car croire est un acte de volonté ». (II-IIae, qu. 10, a. 8). Enfin le concile de Trente déclarera que « l’Église n’exerce jamais de jugement sur quelqu’un qui n’est pas entré en elle par le porte du baptême » (Session XIV, De Poenitentia, cap. II). L’Église donc, en tant que telle, regarde au moyen âge comme inviolable le droit naturel des païens et ne veut pas qu’on baptise leurs enfants contre leur gré, ni qu’on les force eux-mêmes à croire. Il est clair, dès lors, que si des princes chrétiens même inspirés par certains théologiens ont procédé autrement, ils n’ont pas exprimé la vraie pensée de l’Église.
   Néanmoins, on sent une petite hésitation chez Vitoria. S’il estime qu’on ne doit pas contraindre au baptême  les infidèles qui ne sont pas soumis aux princes chrétiens, ou qui se sont soumis spontanément à eux à condition que leur religion soit respectée, les infidèles soumis aux princes chrétiens, par exemple par le droit d’une juste guerre, le prince ferait bien de les forcer à accepter la foi. Mais il ajoute qu’absolument parlant, à cause des inconvénients qui en résultent, une telle façon d’agir doit être écartée. « On sent, commente Journet, la présence du principe fameux du temps de la réforme : cujus regio illius religio ». « Je ne sais pas, écrit Vitoria, s’il est heureux que de nos jours les Sarrasins aient été forcés à la foi, et qu’on leur ait donné à choisir entre la conversion ou l’exil de l’Espagne. Bien souvent, ils ont choisi la conversion, et c’est pourquoi il y a tant de mauvais chrétiens. Sans doute, je n’hésite pas à le déclarer, si une cité tout entière comme Constantinople venait à la foi, et qu’il ne restât que trente ou quarante hommes pour refuser de se convertir, ils devraient être forcés et obligés de suivre la majorité de la population. Pareillement, je n’hésite pas à dire que, si le grand Turc se convertissait à la foi, il pourrait contraindre ses sujets par des peines à devenir chrétien… Tout ceci, bien sûr, à condition que la contrainte n’entraînât ni la simulation ni quelque plus grand mal. » (Commentaire de II-II, qu. 10, a. 8, n° 3-6) A propos de ce cas où une cité, « à l’exception d’une petite minorité, aurait demandé son incorporation dans la chrétienté de type médiéval, il y aurait eu, dit Journet, deux moyens de ne pas manquer de justice à l’égard de la minorité : le recours au pluralisme cultuel ou à l’expatriation, mais conçue comme une expropriation en vue de l’utilité publique et indemnisée. »
22. 1574–1655, pape de 1644 à 1655.
23. « C’est pourquoi Nous …disons et déclarons… que les dits articles… ont été de droit, sont et seront perpétuellement nuls, vains, invalides, iniques, injustes, condamnés, réprouvés, frivoles, sans force et effet, et que personne n’est tenu de les observer… encore qu’ils soient fortifiés par un serment… ; nous condamnons, réprouvons, cassons, annulons et privons de toutes forces et effets les dits articles et toutes les autres choses préjudiciables à ce que dessus ».
24. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1963, p. 97.
25. 1717-1799, pape de 1775-1799.
26. Quod Aliquantum, 10-3-1791. Nous avons vu précédemment comment il fallait interpréter le passage repris ici de Rm 13, 1-7 et la critique de la liberté et de l’égalité développée par Pie VI.
27. 315-vers 368.
28. 1291-1352, pape de 1342-1352. Il est décrit comme dépensier et fastueux, habile en politique, dans la querelle des investitures notamment, théologien de valeur qui obtint la soumission de Guillaume d’Occam, il prit la défense des ordres mendiants et accorda sa protection aux Juifs que les populations rendaient responsables de l’épidémie de peste noire (Mourre).
29. Le  peuple « est toujours inconstant, facile à être trompé, entraîné à tous les excès, ingrat, arrogant et cruel ; qui se réjouit dans le carnage et l’effusion de sang humain. » (Allocution au Consistoire secret du 17-6-1793)
30. Id. Faisant un parallèle entre l’exécution de la reine Marie Stuart qui estimait « qu’une reine ne devait compte de sa conduite qu’à Dieu seul », Pie VI pense que Louis XVI mérite aussi la palme du martyre. Tous deux ont été victimes des réformés, victimes de la haine contre la religion catholique. Dans sa Lettre (3-3-1792) à l’empereur Léopold II (1747-1792), Pie VI prévient : « L’esprit d’impiété qui désole ce malheureux pays menace d’étendre ses ravages dans tous les autres États ; et, par la richesse dont ils disposent, par leurs complots, par leurs nouvelles opinions, enfin par tous les moyens de corruption qu’ils emploient ouvertement ou en secret, ces forcenés travaillent à anéantir partout les droits de la Religion, du trône et de la société. Ils attaquent la puissance de Dieu même pour faire disparaître entièrement l’autorité des Rois qui en est une émanation et dont sa volonté suprême est le plus ferme appui. Tandis que cette audace, jusqu’à présent inconnue, fait craindre de toutes parts les succès les plus désastreux, tandis que cette contagion devient de jour en jour plus terrible, et qu’elle étend au loin les influences d’un venin prêt à se développer par le bouleversement général de l’ordre public, à qui importe-t-il plus qu’aux rois de couper le mal dans ses racines et d’en étouffer entièrement le germe ? Vous occupez, Notre très cher Fils, le premier rang entre les Souverains. Vous pouvez donc être le promoteur et le chef d’une coalition nécessaire pour défendre la cause de Dieu, votre propre cause à tous et pour la faire triompher par la réunion de Vos forces. » (La lettre est arrivée après la mort de Léopold survenue le 1er mars)
31. 1740-1823, pape de 1800-1823.
32. Diu satis, lettre encyclique du 15-5-1800.
33. 1755-1824, roi de 1814-1815 et de1815-1824. Il est décrit comme voltairien et libertin (Mourre).
34. Entre la période révolutionnaire et 1814, il y avait eu pourtant le Concordat de 1801 signé par Bonaparte et Pie VII. Mais, ce concordat avait été suivi d’ « Articles organiques » que Napoléon ajouta subrepticement sans en avertir Pie VII ni ses légats qui protestèrent en vain en 1802. Ces « articles organiques » apportaient des restrictions par rapport à ce qui avait été conclu lors du Concordat.
35. Tous les princes européens y souscrivirent à l’exception du prince régent d’Angleterre et du pape qui ne voulait pas s’associer à des hérétiques. Cette alliance décida des interventions contre les mouvements révolutionnaires à Naples, au Piémont, en Espagne. L’Angleterre veilla à protéger contre l’Alliance les mouvements d’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique. Mais la Russie, l’Angleterre et la France (qui se retira de l’Alliance en 1830) soutinrent la Grèce révoltée contre les Turcs (1827). Au nom de la Sainte-Alliance, la Prusse se montra hostile à l’insurrection polonaise contre la Russie (1831) et le tsar intervint contre le mouvement d’indépendance hongroise (1849). Si la Saint-Alliance ne put juguler toutes les révolutions libérales, elle maintint dans la paix jusqu’en 1854 les nations européennes.
   En 1815 également fut constituée la Quadruple-Alliance entre la Russie, l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre contre toute velléité guerrière de la France.
36. L’article 2 stipule : « L’Autriche, la Prusse et la Russie, confessant ainsi que la nation chrétienne dont eux et leurs peuples font partie, n’a réellement d’autre souverain que celui à qui seul appartient en propriété la puissance, parce qu’en lui seul se trouvent tous les trésors de l’amour, de la science et de la sagesse infinie, c’est-à-dire Dieu, notre Divin Sauveur Jésus-Christ, le Verbe du Très-Haut, la Parole de Vie. Leurs Majestés recommandent en conséquence avec la plus tendre sollicitude à leurs peuples comme unique moyen de jouir de cette paix qui naît de la bonne conscience et qui seule est durable, de se fortifier chaque jour davantage dans les principes et l’exercice des devoirs que le Divin Sauveur a enseigné aux hommes. » (Cité in COMBLIN J., op. cit., II, pp. 98-99)
37. Mirari vos, 15-8-1832. L’insurgé est l’incarnation du mal. Grégoire XVI appelle Cathares et Vaudois des « enfants de Bélial, la honte et l’opprobre du genre humain ». (Id.)
38. Il faut ajouter que Grégoire XVI, dans le même temps fit parvenir un mémoire confidentiel mais énergique au gouvernement russe sur les graves difficultés et entraves que l’Église catholique connaissait en Russie. Le gouvernement russe fit la sourde oreille. Alors que la persécution des catholiques était réelle, le pape sous l’influence de Metternich, ne protesta pas mais écrivit à Nicolas Ier non une lettre de protestation mais tout en assurant le Tsar que l’Église catholique réprouvait la rébellion contre un pouvoir légitime, exprimait à l’empereur sa confiance dans la bienveillance du tsar demandant aussi que le tsar ait confiance dans l’exercice de son ministère apostolique en Russie et en Pologne. Le tsar l’assura de sa tolérance. N’empêche que, en 1837, l’Église grecque-unie de Russie fut « purifiée », russifiée et unie à l’Église orthodoxe, église d’État. Malgré une intervention du pape, la conversion à l’orthodoxie fut accélérée. d’autres affaires en Pologne notamment nourrirent une correspondance entre Nicolas Ier et le pape. Aucune détente dans le sort de l’Église catholique dans l’Empire russe. En 1842 dans son Allocution Haerentem diu animo le pape dévoile au monde entier l’oppression subie par les catholiques et expose publiquement les efforts qu’il a faits en faveur de l’Église catholique dans l’Empire russe et fait appel une fois encore à la magnanimité de Nicolas Ier. Le gouvernement russe répondit quelques mois plus tard : « le cabinet impérial sera toujours disposé à s’entendre avec le Saint-Siège sur les intérêts de l’Église catholique en Russie et en Pologne, toutes les fois qu’il lui en témoignera le désir par les voies usitées, mais, que, forte de la pureté de ses intentions, Sa majesté Impériale n’entend renoncer à aucun de ses droits, qu’Elle tient de la Providence. » Encouragée par ce message, l’Église réclame la liberté religieuse pour les grecs-unis et les catholiques romains, le respect de sa juridiction, la restitution de ses biens et la possibilité d’avoir un représentant en Russie. En vain. DE 1842 à 1844, de nouveaux oukases attaquèrent l’Église catholique. En 1845, rencontre entre Grégoire XVI et Nicolas Ier qui promit : « Tout ce qui peut être fait pour la réalisation des intentions du Saint-Père, sans heurter de front les lois organiques de l’Empire, les droits et canons de l’Église dominante, sera fait. ». Après la mort de Grégoire XVI, la négociation se poursuivit avec Pie IX. De 1846 à 1847 plus de vingt conférences, concordat incomplet mais qui fut vite, dans ses points positifs contredit par de nouvelles mesures anti-catholiques. (Cf. OLSZAMOWSKA-SKOWRONSKA Sophie, La correspondance des papes et des empereurs de Russie (1814-1878), in Miscellanea Historiae Pontificiae, vol XIX, Pontificia Università Gregoriana, 1970, pp. 35-90.
39. Théologie de la paix, II, Applications, op. cit., p. 97.
40. BENOÎT XIV, Lettre Quoniam mater à l’Ordre de Jérusalem, 17-12-1743.
41. Quelques exemples : Grégoire VII (1015/20-1085) contre l’empereur Henri IV. Celui-ci écrit au pape le 27-3-1076 : « Henri, roi non par usurpation mais par la sainte ordination de Dieu, à Hildebrand, qui n’est plus pape, mais faux moine ! Tu as bien mérité pour ta confusion cette forme de salut, toi qui dans ta conduite des choses de l’Église, t’es fait un jeu de mettre la confusion là où on attend la dignité, la malédiction là où l’on attend la bénédiction… Tu as escaladé les degrés : par astuce, moyen si opposé à la profession monastique, tu as eu l’argent ; par l’argent, la faveur ; par la faveur, les armes ; par les armes, le siège de Paix. Et du siège de Paix, tu as troublé la paix. Tu as armé les sujets contre les prélats… » (cité in COMBLIN J., op. cit., II, p. 121). Grégoire IX (1145-1241)et Innocent IV (1180/1190-1254) contre Frédéric II. L’empereur déclare : « L’Église dévorée d’avarice et de concupiscence, ne se contente plus de ses propres biens, elle entend déshériter les empereurs, rois et princes et en faire ses tributaires… Ils disent que la cour de Rome est notre mère et notre nourrice. N’est-elle pas plutôt l’origine et la racine de tous les maux ? Ses actes ne viennent pas d’une mère, il faut y reconnaître plutôt les excès d’une marâtre… Voilà les mœurs des Romains, voilà les ruses grossières dans lesquelles les prélats cherchent à capter les peuples et les incrédules, pour « esmoucher [chasser] leurs écus », asservir les hommes libres, troubler les pacifiques… » (Cité in LAGARDE G. de, La naissance de l’esprit laïque au Moyen-Age, I, Nauwelaerts, 1956, p. 162) Boniface VIII (1235-1303) contre Sciarra Colonna en Italie. Dante, dans La divine comédie, place Boniface VIII en enfer et déclare : « Ce n’est pas contre les infidèles, les Sarrasins ou les Juifs que part en guerre le chef des modernes Pharisiens : il n’a d’ennemis que parmi les chrétiens. » (Enfer, XXVII, 85-88). Jean XXII (1244-1334) contre Louis IV de Bavière. Etc..
42. Par exemple : Léon IX (1002-1054), Grégoire VII encore, Jules II (1443-1513), Adrien VI (1459-1523). Juan Luis Vives, juif converti au catholicisme, théologien et philosophe humaniste écrit précisément à Adrien VI : « Ce qu’on attend d’abord de vous, c’est de faire la paix entre les princes. De nos jours, la guerre se fait entre les chrétiens presque que plus cruellement qu’entre païens. On dit que le Christ est un Père et entre soi, on se traite non en frères, mais en ennemis. Ne dites pas que vous êtes dans l’impuissance de faire cette paix. Ayez le courage de ne pas chercher comme tant de papes et tant de savants, des prétextes pour défendre la légitimité de la guerre. Dites que la guerre entre chrétiens est criminelle et malfaisante ; blâmez-la absolument comme une dispute entre des membres du même corps, puisqu’il n’ya dans le Christ ni Espagnols, ni Français. » (cité in COMBLIN J., op. cit., II, p. 124).
43. Erasme dira (Querela pacis) : « Que dirais-je de ces Saints Sacrements et de ces sacrifices qu’on traîne dans le camp et en présence desquels on court, rangés en lignes de bataille, le frère enfonçant son fer dans la poitrine de son frère, pendant qu’on fait du Christ le spectateur de ces infâmes forfaits. Mais ce qui est le comble de l’absurdité, c’est de voir dans les deux camps briller le signe de la Croix : la messe y est dite dans un camp comme dans l’autre. Y a-t-il quelque chose de plus monstrueux ? Comment la Croix combat-elle la Croix ? Le Christ peut-il combattre le Christ ? »
44. Pape de 1572-1585.
45. Dans la nuit du 23 au 24 août 1572.
46. Cité par COMBLIN J., op. cit., II, p. 111.
47. Pape de 1592-1605.
48. « Cet édit, le plus mauvais qui se pouvait imaginer, permettait liberté de conscience à tout un chacun, qui est la pire chose au monde. Grâce à lui, les hérétiques allaient envahir les charges et les Parlements pour promouvoir et avancer l’hérésie et s’opposer désormais à tout ce qui pourrait tourner au bien de la religion. » (Cité par COMBLIN J., op. cit., II, p. 111.) Henri IV s’était ainsi défendu devant le Parlement de Paris : « Ce que j’en ai fait est pour le bien de la paix, je l’ai fait au dehors, je le veux faire au-dedans de mon royaume… Ne m’alléguez point la religion catholique ; je l’aime plus que vous, je suis plus catholique que vous : je suis fils aîné de l’Église ?, nul de vous ne l’est, ni ne peut l’être… Je suis Roi maintenant et je parle en Roi. Je veux être obéi. » (Id., p. 112).
49. « … l’univers étonné de voir dans un événement si nouveau la marque la plus assurée comme le plus bel usage de l’autorité, et le mérite du prince plus reconnu et plus révéré que son autorité même. Touché de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis, poussons jusqu’au ciel nos acclamations et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente Pères dirent autrefois au concile de Chalcédoine : « Vous avez affermi la foi ; vous avez exterminé les hérétiques ; c’et le digne ouvrage de votre règne ; c’en est le propre caractère. Par vous, l’hérésie n’est plus. Dieu seul a pu faire cette merveille. Roi du ciel, conservez le roi de la terre : c’est le vœu des Églises ; c’est le vœu des Evêques. » » (Oraison funèbre de Michel Le Tellier, le chancelier qui signa la révocation).

⁢iii. Des pacifistes au XVIe siècle ?

⁢a. La non-violence évangélique

Les premiers mouvements pacifistes sont nés au sein du christianisme. L’interdiction de tuer a été prise au pied de la lettre. Cette interprétation a été renforcée par le commandement de l’amour et par la certitude d’anticiper dès ici-bas le Royaume de Dieu, Royaume d’amour et de paix. Ce pacifisme chrétien implique dès l’origine une méfiance vis-à-vis des pouvoirs temporels qui n’hésitent pas à utiliser la violence et la guerre.

Durant les trois premiers siècles, les chrétiens furent nombreux à embrasser ce pacifisme surtout par désir de ne pas servir un empereur païen mais aussi parce que tuer leur paraissait incompatible avec leur vocation chrétienne. «  Le Seigneur a ôté son épée à tout soldat quand il a désarmé Pierre » écrit Tertullien⁠[1]. Il est plus légitime pour un chrétien d’être tué plutôt que de tuer⁠[2]. Tertullien toutefois estime que le pouvoir politique a le droit de maintenir l’ordre même par des moyens coercitifs.

Maurice Barbier⁠[3] présente deux non-violents comme deux exceptions. Saint Martin qui déclare, selon Sulpice Sévère⁠[4], à l’empereur Constant, vers 341, alors qu’il n’y a plus de risque d’idolâtrie dans l’armée : « Je suis soldat du Christ ; il ne m’est pas permis de combattre »[5]. Paulin de Nole⁠[6] félicite saint Victrice⁠[7] d’avoir abandonné ses armes pour suivre le Christ : « Tu as jeté les armes de sang pour revêtir des armes de paix, refusant d’être armé par le fer par ce que tu l’étais par le Christ »[8].

Si l’on cherche une position officielle, on peut citer le pape Nicolas Ier qui écrit aux Bulgares en 866 : « Les passions de la guerre et des combats, et les causes de toutes querelles, ont été inventées sans aucun doute par la fourberie de l’art diabolique, et seul l’homme avide d’étendre son pouvoir, ou esclave de la colère, de l’envie ou de quelque autre vice, pourra rechercher ces choses et s’y complaire. C’est pourquoi, hors le cas de nécessité, c’est non seulement en temps de carême, mais en tout temps, qu’il faut s’abstenir de combattre. » ⁠[9]

Mais ce sont surtout les sectes dissidentes qui vont reprendre l’exigence évangélique de non-violence⁠[10] mais elles seront tôt ou tard confrontées à la persécution ou à la défense par les armes. Certaines de ces sectes seront tentées de passer aux actes dans leur mouvement de contestation.⁠[11]


1. L’idolâtrie, 19.
2. Apologétique, 37.
3. In VITORIA Fr. de, Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Droz, 1966, p. LVI.
4. Auteur d’une Vie de saint Martin, au début du Ve siècle.
5. De vita beati Martini, 4, P.L., 20, 162.
6. Vers 353-431, saint Paulin est surtout connu comme poète.
7. Un des premiers évêques de Rouen, mort vers 415.
8. Ep. XVIII, 7, P.L., 61, 240.
9. Cité in JOURNET Ch., L’Église du Verbe incarné, I, op. cit., p. 362.
10. Les Vaudois, par exemple (du nom d’un certain Vaudès (vers 1130-1217) ou Valdès). Ce sont des laïcs guidés par la pureté de l’Église primitive, pauvres, dévoués à la prédication de l’Évangile. Cette pratique fut l’élément déterminant dans leur condamnation (1215, Latran IV) car le ministère de la parole était réservé aux clercs. Ils refusent la construction hiérarchique de l’Église, ils considèrent que les sacrements célébrés par des prêtres indignes ne sont pas valides, ils s’opposent à tout élément lié au culte : cimetières, églises, habits religieux, encens, eau bénite, images, cloches, etc., ils refusent toute pratique ou cérémonie qui n’est pas justifiée par les Écritures et surtout le Nouveau Testament : procession, jeûne, adoration de la croix, signe de croix, indulgences, prières pour les défunts. Ils refusent les serments, la peine de mort et tout acte de violence. Le mouvement vaudois s’éteint au XVIe siècle, absorbé par la Réforme. On peut aussi ranger dans ce camp de purs non-violents : les Mennonites, les Sociniens, les Huttérites au XVIe siècle, les Amish au XVIIe siècle, héritiers de l’anabaptisme pacifique. Les Quakers seront en général non violents mais n’excluent pas la participation à une guerre juste.
11. C’est le cas des Lollards au XIVe siècle, des Hussites au XVe siècle, des anabaptistes révolutionnaires et des puritains engagés dans la chasse aux sorcières.

⁢b. qu’en est-il dans le protestantisme classique ?

Luther

Luther a eu longtemps, dans la famille catholique, la réputation d’être pacifiste⁠[1], ce qui à une certaine époque était considéré comme une hérésie. Jusqu’au XXe siècle, plusieurs auteurs catholiques en furent persuadés. En 1520, le pape Léon X⁠[2], dans la bulle Exsurge Domine dénonce les erreurs de Martin Luther et, parmi celle-ci, l’affirmation « Se battre contre les Turcs, c’est s’opposer à Dieu qui par eux visite nos iniquités »[3]

En 1529, Sepùlveda dénonce le pacifisme en écrivant :  « …et je sais que non seulement tu tiens pour suspects d’impiété, mais encore pour odieux et dangereux ces hommes dont j’entends se propager les murmures, qui, sous couleur de christianisme, affirment que la tolérance chrétienne interdit que l’on s’oppose par les armes à la violence des Turcs, instruments de la colère de Dieu, que l’on doit vaincre par la patience et non par la force. »[4] Vitoria précisera : « bien que l’unanimité se fasse parmi les catholiques en cette matière, Luther, cependant, lui qui s’est même de tout en souillant tout, affirme que les chrétiens n’ont pas le droit de prendre les armes même contre les Turcs ».⁠[5] d’une manière générale, les penseurs espagnols de l’époque répéteront cette prise de position, pour la condamner.⁠[6]

qu’en est-il exactement ?

Dans son long commentaire du quatrième commandement, Luther loue l’obéissance aux « autorités supérieures », au prince, « père de tous les habitants d’un même pays » et condamne la révolte : « Celui qui est soumis, respectueux, serviable et qui s’acquitte avec plaisir des devoirs que l’honneur lui impose, est agréable à Dieu et aura pour récompense de la joie et du bonheur. Celui, au contraire, qui ne se soumet pas volontairement, mais qui résiste et se révolte, ne peut attendre ni miséricorde ni bénédiction (…). Et d’où vient que le monde est si plein d’infidélité, de honte, de misère et de meurtre, si ce n’est de ce que chacun veut être son propre maître et faire ce qui lui plaît ? »[7] Dans le commentaire du cinquième commandement, il précise que « ce commandement ne concerne pas les autorités, et que le pouvoir d’ôter la vie ne leur est pas ôté ; car Dieu a donné aux magistrats le pouvoir de punir, comme il l’avait donné autrefois aux parents qui étaient obligés de traduire eux-mêmes leurs enfants en justice et de les condamner à mort (Dt 21, 18-21). Cette défense n’est donc pas faite à ceux qui sont appelés à exercer la justice, mais à chacun de nous en particulier »[8]. Il faut donc se soumettre aux autorités supérieures et elles seules ont le droit de tuer. Comme le remarque un commentateur, « s’il faut obéir à l’autorité, c’est celle-ci et non plus l’instance de la conscience ou le Droit qui décide de la « guerre juste » et de la « guerre injuste ». Mais dans une guerre, ce sont deux autorités qui se font face et chacun des ennemis conduirait donc une guerre juste et toutes les guerres alors seraient justes puisque Luther refuse de nous soumette un quelconque critère religieux ou moral ou juridique autre que l’interdiction de pratiquer sa foi -la nouvelle foi, cela va de soi. La soumission à l’autorité qui en a décidé est donc le seul critère de la guerre juste. »[9]

Bref, l’autorité temporelle a le droit et le devoir de « porter  le glaive ».⁠[10] car c’est pour cela qu’il porte le glaive afin de maintenir dans la crainte -pour qu’ils laissent aux autres paix et repos- ceux qui ne se soucient pas de cet enseignement divin. En cela non plus il ne cherche pas son propre avantage, mais le profit du prochain et l’honneur de Dieu ; sans doute aimerait-il lui aussi se tenir tranquille et laisser reposer son épée, si Dieu n’avait pas prescrit cela pour réprimer les méchants […] ainsi, le prince qui gagne la guerre, c’est celui par qui Dieu a battu les autres » (Magnificat, 1521)
   « En premier lieu, il nous faut fonder solidement le droit temporel et le glaive, de telle manière que personne ne puisse douter qu’ils existent en ce monde de par la volonté et par l’ordre de Dieu[…] Si donc le Christ n’a pas porté le glaive, et s’il n’en a pas fait l’objet d’un enseignement, il suffit qu’il ne l’ait pas interdit ni aboli, mais reconnu. » (De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance qu’on lui doit, 1523) ]

En fonction de ces principes, comment Luther a-t-il réagi face aux conflits ou aux menaces de conflit de son temps ?

Quel attitude eut-il, par exemple, lors de la guerre des paysans qui de, 1524 à 1526, qui fit rage dans de nombreuses régions d’Allemagne. Rappelons que ces paysans qui vivaient dans des conditions misérables réclamaient avec modération plus de justice au nom de l’Évangile⁠[11].

A leur tête se trouvaient nobles mécontents et des chefs anabaptistes qui vont donner une justification religieuse à la révolte⁠[12] en faire ? L’employer à supprimer et à anéantir les méchants qui font obstacle à l’Évangile, si vous voulez être de bons serviteurs de Dieu. Le Christ a très solennellement ordonné (Lc 19, 27) : saisissez-vous de mes ennemis et étranglez-les devant mes yeux… Ne nous objectez pas ces fades niaiseries que la puissance de Dieu le fera sans le secours de votre épée ; autrement elle pourrait se rouiller dans le fourreau. Car ceux qui sont opposés à la révélation de Dieu, il faut les exterminer sans merci, de même qu’Ezéchias, Cyrus, Josias, Daniel et Elie ont exterminé les prêtres de Baal. Il n’est pas possible autrement de faire revenir l’Église chrétienne à son origine. Il faut arracher les mauvaises herbes des vignes de Dieu à l’époque de la récolte. Dieu a dit (Moïse 5, 7) : « Vous ne devez pas avoir pitié des idolâtres. Détruisez leurs autels, brisez leurs images et brûlez-les, afin que mon courroux ne s’abatte sur vous ! » » (MARX et ENGELS Fr., op. cit ., pp. 112-113). Son programme « frisait le communisme » : aucune différence de classe, aucune propriété privée, aucun pouvoir d’État, biens en commun et égalité la plus complète (id., pp. 114-115). Son langage devait plaire aux pères du communisme moderne : « Ce sont les seigneurs eux-mêmes qui sont responsables de ce que les pauvres deviennent leurs ennemis. S’ils se refusent à supprimer la cause de la révolte, comment veulent-ils supprimer la révolte elle-même ? Ah ! mes chers seigneurs, comme le Seigneur frappera joliment parmi les vieux pots avec une barre de fer ! Si vous me dites, à cause de cela, que je suis rebelle, eh bien, soit, je suis un rebelle ! » « Ecoute, j’ai placé mes paroles dans ta bouche, afin que tu déracines, brises, détruises, renverses, que tu construises et que tu plantes. Un mur de fer contre les rois, les princes, les prêtres et contre le peuple est érigé. qu’ils se battent ! la victoire est certaine, pour la ruine des puissants tyrans impies. » (Ecrits politiques de Th. Müntzer, in MARX et ENGELS, op. cit., p. 116)
   Comment la protestation religieuse a-t-elle pu s’associer à la protestation politique ? Comment la réforme a-t-elle pu susciter des hérésies radicales, il n’y a rien d’étonnant à cela selon certains auteurs : « la nature même de la réforme protestante la rendait vulnérable à d’infinies interprétations. Détrôner le pape et détruire la hiérarchie ecclésiastique encourageait toutes les dissidences ; affirmer que la foi seule sauve libérait l’action ; fonder la vérité sur les seules Écritures, offertes aux simples fidèles dans leur langue de tous les jours, faisait de tout un chacun un prêtre. Plus menaçante encore pour le Réformateur, la revendication de la liberté religieuse se doublait chez les radicaux de tout poil qui poussaient aux marges de  « sa » réforme, d’exigences sociales et politiques proprement révolutionnaires. Là où lui exaltait la « liberté » du chrétien », liberté purement spirituelle s’entend, certains s’empressaient de la traduire en liberté, ici et maintenant. Là où lui abolissait la hiérarchie de sainteté entre l’ordre sacerdotal et les simples croyants et affirmait que tous les chrétiens étaient égaux devant Dieu, eux s’écriaient qu’il ne devait pas y avoir de hiérarchie et que tous étaient égaux, ici et maintenant. » (BARNAVI Elie et ROWLEY Anthony, Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l’histoire, VIIe-XXIe siècle, Perrin, 2006, pp. 49-50). ].

Pour Luther, cette guerre est illégitime puisque les paysans nient l’autorité dont ils dépendent. C’est avec une violence extrême qu’il dénonce l’action des paysans dans un libelle intitulé « Contre les hordes criminelles et pillardes des paysans » au début du mois de mai 1525.⁠[13]

Le ton de cette lettre est très dur. Luther reprochent trois péchés aux insurgés : ils ont rompu leur vœu d’obéissance à l’autorité, ils pillent et saccagent cloîtres et châteaux et couvrent de l’Évangile leur péché. En fait, ils servent le diable. « Je crois, écrit Luther, qu’il n’y a plus un seul diable en enfer, mais que tous sont entrés dans les paysans ». Ils sont d’ailleurs menés par l’ « archidiable » qui n’est autre que Müntzer. Il n’y a « rien de plus venimeux, de plus nuisible et de plus diabolique qu’un insurgé » et donc celui qui « le premier qui peut l’égorger commet une bonne action ». Le seigneur qui « en a le pouvoir et ne châtie pas, que ce soit par meurtre ou par effusion de sang, […] est responsable de tous les meurtres commis par ces coquins » : « c’est l’heure du glaive et de la colère et non pas l’heure de la grâce ». « Pourfende, frappe et étrangle qui peut ». « Un prince peut, en répandant le sang gagner le ciel mieux que d’autres en priant. » L’autorité doit « frapper avec bonne conscience ». Il a pour lui la parole de Dieu telle qu’elle s’exprime dans l’Epître aux Romains (13, 1-4). « Le paysan qui y perdra la vie sera perdu corps et âme et appartiendra éternellement au diable »

Ainsi encouragée, la répression fut terrible. Dès le 12 mai et le 15 mais, les différentes bandes de paysans furent anéanties par des armées professionnelles mobilisées par les princes. On estime que sur 300.000 insurgés, 100.000 furent massacrés.

Cette hécatombe interpella la conscience de nombreux réformés qui tinrent Luther pour responsable de la brutalité de la riposte⁠[14].

Au mois de juillet de cette même année 1525, Luther répond longuement⁠[15] à ses détracteurs dans une lettre adressée au comte de Mansfeld.⁠[16]

Rappelant qu’il a pour lui l’épître aux Romains et maint texte de l’Ancien testament, Luther accuse : « c’est se mêler aux séditieux que de s’occuper d’eux, les plaindre, les justifier et avoir pitié d’eux, alors que Dieu n’a pas pitié d’eux mais qu’il veut les voir châtiés et détruits ». Ceux qui condamnent son livre « ce sont sûrement des partisans des paysans, des séditieux et de vrais bouchers, ou bien ils sont égarés par de telles gens. » Ce sont des « flatteurs dix fois pires des gredins criminels et des paysans cruels », des « meurtriers sanguinaires ». Le contradicteur n’est « qu’une araignée qui suce du venin de la rose ». Derrière sa « fourberie » il voit « le diable noir et hideux ». Il ne sert à rien de rappeler au réformateur le devoir de miséricorde car « les paroles qui traitent de miséricorde concernent le royaume de Dieu et les chrétiens, et non pas le royaume temporel », « royaume de la colère et de la rigueur », « le pouvoir temporel, par grande miséricorde, doit être sans miséricorde ». Il persiste donc et signe : « ce que j’ai écrit alors, je l’écris encore maintenant. Que personne n’ait la moindre pitié pour les paysans entêtés, endurcis et aveuglés qui ne se laissent rien dire, mais que frappe, pourfende, étrangle et donne des coups parmi ces gens comme parmi des chiens enragés, qui le peut et comme il le peut ». » Il renchérit : « un insurgé ne mérite pas qu’on lui réponde par la raison ; il ne l’accepte d’ailleurs pas ; mais c’est avec le poing qu’il faut répondre à ces individus, que le sang leur jaillisse par le nez. Les paysans aussi n’ont pas voulu entendre et ne se sont rien laissé dire ; il a fallu alors leur débrider les oreilles avec des pierres à arquebuse, afin que les têtes sautent en l’air ». Les autorités devaient, « sans attendre, frapper dans la foule des insurgés, sans se soucier de savoir si elles atteignent des coupables ou des innocents. Et si elles frappaient des innocents, elles ne doivent pas en faire un cas de conscience, mais reconnaître que par là, elles accomplissent le service de Dieu ».⁠[17]

Essentiellement la faute des paysans c’est de s’être insurgés⁠[18] alors qu’ils avaient la paix et la sécurité. Faisant allusion à leur situation économique, Luther estime qu’ils devraient apprendre « dorénavant à remercier Dieu d’avoir dû livrer une vache pour pouvoir jouir en paix de l’autre. » Quant à leur rêve d’égalité politique, Luther lui oppose cette sentence : « L’âne veut avoir des coups, et la plèbe être gouvernée par la force ».⁠[19]

Enfin, si certains, lors de la répression ont abusé de leur pouvoir, écrit-il, « ce n’est pas de moi qu’ils l’ont appris »

A la question de savoir « Les soldats peuvent-ils être en état de grâce ?[20], Luther répond positivement: « C’est pourquoi aussi Dieu honore si grandement le glaive, au point qu’il le nomme son ordre propre […] Ainsi donc, il faut considérer avec des yeux d’homme la raison pour laquelle l’office de la guerre ou du glaive égorge et agit avec cruauté ; on trouvera alors la preuve que cet office est divin en soi et qu’il est aussi utile et nécessaire au monde que le manger et le boire ou toute autre œuvre. […] Je serais presque tenté de me vanter que, depuis le temps des Apôtres, personne d’autre que moi n’a aussi clairement décrit et aussi excellemment exalté le pouvoir du glaive temporel et l’autorité. »

Pour ce qui est de la guerre contre les Turcs, le texte de Luther qui a inspiré à Léon X la condamnation signalée se trouve dans un opuscule de 1518 consacré à la pénitence et à l’absolution des péchés⁠[21] où le réformateur écrit : « Bien que beaucoup de gens d’Église, et non des moindres, ne songent à rien d’autre qu’à guerroyer contre le Turc, il va de soi qu’ils s’apprêtent à faire la guerre non pas à leurs injustices, mais à la verge qui châtie celle-ci, et qu’ils vont ainsi s’opposer à Dieu, lui qui nous dit : par cette verge, j’éprouve vos iniquités puisque vous-mêmes ne les éprouvez pas. »[22] Il est clair que Léon X a simplifié la pensée de Luther en négligeant tout le contexte.

Or, en 1529, Luther consacre un livre à La guerre contre les Turcs où sa position est claire : « De stupides prédicateurs font croire au peuple qu’on ne doit pas combattre les Turcs ; des extravagants enseignent qu’il est défendu aux chrétiens de leur résister les armes à la main. » Et il explique la citation de 1518 qui inspira à Léon X sa condamnation et pourquoi il écrivait que combattre les Turcs s’était s’opposer à Dieu : « C’est parce que c’était une guerre religieuse à laquelle on nous conviait, la guerre du Pape, guerre qu’il ne voulait pas lui-même sérieusement, la guerre de Dieu contre l’incrédulité. Non, le chrétien ne doit pas défendre sa foi avec des armes charnelles ; car s’il en était ainsi, c’est le Pape lui-même qu’il nous faudrait combattre. Néanmoins, dans ce péril qui nous menace, les chrétiens ont leur rôle aussi : Christianus doit combattre aussi bien que Carolus…. »

Difficile donc de considérer Luther comme un pacifiste…⁠[23] Selon un commentateur, « Luther préférait le bon vieux droit germanique aux subtilités érudites du droit romain, ce qui revient à dire que le triomphe de la force était pour lui le jugement de Dieu. »[24]

Il faut toutefois reconnaître que la position de Luther a évolué et qu’il fut très embarrassé par sa propre volonté de respecter et faire respecter l’autorité légitime à part celle du Pape. Paul (Rm 13) l’a persuadé que le chrétien doit respecter l’autorité civile pour ce qui est du royaume terrestre, de la sphère temporelle et même si cette autorité est tyrannique. On a vu que ce principe justifiait son opposition à la guerre des paysans. Le problème va se poser de nouveau lorsque les princes catholiques constituèrent une ligue de défense face aux États luthériens et que ceux-ci envisagèrent à leur tour une alliance semblable. Tous ces princes étant, par ailleurs, sujets de l’empereur catholique Charles-Quint. Luther n’était pas partisan d’une telle alliance même défensive car elle témoignait d’un manque de confiance en Dieu, risquait d’entraîner une guerre préventive en soi impie et associait des États gagnés aux théories « blasphématoires » de Zwingli⁠[25]. Il admettait une alliance avec les puissances catholiques contre les Turcs par exemple mais refusait « un pacte ou une alliance de défense sans l’existence d’un danger préalable. Il continuait également à refuser une alliance dirigée contre l’Empereur, qui restait pour lui une autorité instituée par Dieu, et donc légitime. »[26] Une attaque contre un territoire catholique était pour lui impensable et même si l’Empereur était injuste, il fallait supporter l’injustice aussi longtemps que l’Empereur serait empereur. La position de Luther ne fut guère appréciée et Luther, en 1530, finit par changer d’avis dans la mesure où il estima que l’Empereur avait agi illégitimement en exigeant, cette année-là, que les États protestants reviennent dans les six mois à l’ancienne religion en attendant qu’un concile prenne une décision. La résistance devenait légitime. Dès lors, Luther accepta mais à contrecoeur⁠[27] la Ligue de Smalkalde (1531), association d’assistance mutuelle, en lui recommandant la modération, autorisant la résistance en cas d’attaque pour motif religieux, interdisant toute guerre préventive. Si jamais l’Empereur déclenchait une guerre, ce qui ne se produisit pas, « ce serait sous l’influence des évêques et du pape, contre lesquels il est licite de se défendre. Dans une telle guerre, […] l’Empereur n’interviendrait pas en tant qu’Empereur, mais en tant que « soldat et brigand du pape » »[28]. Contre le pape, l’ « Antéchrist », la « bête de l’abîme », la révolte est un devoir.

Jean Calvin

Aussi convaincu que Luther par le chapitre 13 de l’Epître aux Romains, Calvin, la paix civile doit être respectée, de même que tout pouvoir qui vient de Dieu. Un sujet ne peut se révolter contre un pouvoir même s’il est tyrannique. Pour le Réformateur, très classiquement, « il y a des guerres justes, et il est donc légitime que les princes et magistrats organisent leurs armées et fassent même des alliances miliaires avec leurs voisins. »[29] Mais est-il permis de défendre le royaume de Jésus-Christ par les armes ?

La réponse est nuancée mais positive : « Car quand il est commandé aux rois et aux princes de faire hommage au Fils de Dieu, non seulement ils sont admonestés de s’assujettir quant à leurs personnes sous son obéissance et sa domination, mais aussi d’employer tout ce qu’ils ont de puissance pour maintenir l’Église et défendre la vraie religion. […] bien que les rois fidèles maintiennent le royaume de Jésus-Christ par le glaive, toutefois cela se fait bien d’une autre façon que les royaumes mondains n’ont coutume d’être défendus. Car comme le royaume du Christ est spirituel, ainsi il faut qu’il soit fondé en la doctrine et en la vertu su Saint-Esprit. En cette même sorte aussi se parfait son édification ; car ni les lois, ni les édits des hommes n’entrent jusque dans les consciences. Cela toutefois n’empêche point que par accident les princes ne maintiennent et défendent le royaume de Jésus-Christ ; en partie quand ils ordonnent et établissent la discipline externe, en partie quand ils prêtent leur protection et défense à l’Église contre les méchants. Toujours est-il que la perversité du monde fait que le royaume de Jésus-Christ est plus confirmé et établi par le sang des martyres que par la force des armes. »[30]

Dans la première préface de la Bible de Genève (1535), Calvin déclare : « Et vous, rois, princes et seigneurs chrétiens, qui êtes ordonnés de Dieu pour punir les iniques et entretenir les bons en paix selon la Parole de Dieu, à vous il appartient de faire publier, enseigner et entendre par tous vos pays, régions et seigneuries cette sainte doctrine tant utile et nécessaire, afin que par vous Dieu soit magnifié et son Évangile exalté, comme de bon droit il appartient que tous rois et royaumes, en toute humilité, obéissent et servent à sa gloire. Pour ce faire, il ne suffit pas de confesser Jésus-Christ et faire profession d’être siens pour en avoir le titre sans la vérité et la chose ; mais il faut donner lieu à son saint Évangile et le recevoir en parfaite obéissance et humilité, ce qui est bien l’office d’un chacun. Mais il appartient spécialement à vous de faire qu’il ait audience et qu’il soit publié par vos pays pour être entendu de tous ceux qui vous sont commis en charge, afin qu’ils vous reconnaissent serviteurs et ministres de ce grand roi, pour le servir et honorer en vous obéissant sous sa main et conduite. […] [Il faut encore] procurer que la bonne doctrine de vérité et pureté de l’Évangile demeure en son entier, que la sainte Écriture soit fidèlement prêchée et lue, que Dieu soit honoré selon la règle d’icelle, et l’Église bien policée, que tout ce qui contrevient ou à l’honneur de Dieu ou à la bonne police de l’Église soit corrigé et abattu, tellement que le règne de Jésus-Christ fleurisse en la vertu de sa Parole. »[31]

Calvin a été surtout choqué par les excès des anabaptistes et de tous les fauteurs de désordres. On sait aussi qu’il a sa part de responsabilité dans la condamnation à mort de Michel Sevret bien qu’il ait réclamé une mort moins spectaculaire et douloureuse que la mort sur le bûcher.⁠[32]


1. Disons d’emblée que Luther n’envisage pas la conversion à la « pointe de l’épée » : « Je ne suis pas pour que l’on gagne la cause de l’Évangile par la violence et les effusions de sang. C’est par la parole que le monde a été vaincu, c’est par la parole que l’Église s’est maintenue, c’est par la parole qu’elle sera remise en état, et de même que l’Antéchrist s’en est emparé sans violence, il tombera aussi sans violence. » (in Lettre à Georg Burckhard, dit Spalatin, du 16-1-1521). Spalatin (1484-1545), juriste et théologien, était le principal conseiller ecclésiastique de l’électeur de Saxe.
   Tous ne l’envisageaient pas ainsi. Dans une correspondance adressée à Martin Luther, en 1520, on peut lire cette question posée à propos des prêtres romains : « Si le déchaînement de leur furie devait continuer, il me semble qu’il n’y aurait certes meilleur moyen et remède pour le faire cesser que de voir les rois et les princes intervenir par la violence, attaquer cette engeance néfaste qui empoisonne le monde et mettre foin à leur entreprise par les armes et non par la parole. De même que nous châtions les voleurs par la corde, les assassins par l’épée, les hérétiques par le feu, pourquoi n’attaquons-nous pas plutôt ces néfastes professeurs de ruine, les papes, les cardinaux, les évêques, et toute la horde de la Sodome romaine, avec toutes les armes dont nous disposons et ne lavons-nous pas nos mains dans leur sang ? ». (Texte cité par ENGELS Friedrich, La guerre des paysans, in MARX K. et ENGELS F., Sur la religion, Ed. sociales, 1972, p. 106) ? Notons qu’Engels prête cette réflexion à Luther alors qu’en note il indique qu’il s’agit de l’« extrait d’une réponse à Martin Luther ».
2. Pape de 1513 à 1521.
3. Article 34.
4. Juan Ginès de Sepùlveda, Exhortacion al invicto Eperador Carlos Quinto, cité par MECHOULAN Henri, Le pacifisme de Luther ou le poids d’une bulle, in Mélanges de la Casa de Velàzquez, tome 9, 1973, pp. 724-725.
5. De jure belli.
6. A. de Castro : « La seconde hérésie est celle de Martin Luther ; et je ne sais s’il faut la dire plus bénigne ou au contraire plus impudente et plus farouche que la précédente. Il affirme en effet que les chrétiens n’ont pas le droit de faire la guerre aux Turcs parce que, d’après ses dires, on s’oppose ainsi à la volonté de Dieu qui instrumente par les Turcs pour corriger nos fautes. » (Adversus omnes haereses, 1534) ; Melchior Cano, Luis de Molina, Francisco Suàrez, Dominique Bañes, etc..
7. LUTHER Martin, Le Grand catéchisme, J. Cherbuliez, 1854, p.54
8. Id., p. 60.
9. PAUL Jean-Marie, Guerre juste et paix juste : saint Augustin et Luther in CAHN Jean-Paul, KNOPPER Françoise, SAINT-GILLE Anne-Marie, De la guerre juste à la paix juste : aspects confessionnels de la construction de la paix dans l’espace franco-allemand (XVIe - XXe siècle), Septentrion, 2008. (En abrégé : CAHN). J.-M. Paul est professeur émérite de l’université d’Angers. L’auteur ajoute que dans le traité de 1526, Ob Kriegsleute auch in seligem Stande sein können, Luther « introduit le droit à la désobéissance quand le maître conduit une guerre injuste. Mais cette possibilité reste théorique dans la mesure où le sujet, le soldat doit être sûr de l’injustice de son maître […]. En l’absence d’une certitude absolue, le sujet doit choisir l’obéissance.
10. « Le pouvoir temporel a le devoir de protéger ses sujets […
11. Voici les Douze articles reprenant leurs revendications :
Article 1
   Chaque communauté doit pouvoir choisir elle-même son pasteur. Elle doit pouvoir le destituer, s’il se conduit indignement. Ce guide élu doit prêcher l’Évangile dans toute sa pureté, sans y ajouter aucun point de doctrine ni d’obligation, de sa propre initiative.
   Seule l’annonce de la vraie foi, nous conduit à la grâce de Dieu. L’Écriture dit clairement que nous ne pouvons y arriver que par sa miséricorde seule qui nous rendra bienheureux. Un tel guide nous est nécessaire et notre requête est fondée sur l’Écriture.
Article 2
   Nous sommes disposés à fournir la vraie dîme des céréales qui a été établie par l’Ancien Testament. Elle est due au pasteur qui prêche la parole de Dieu dans sa pureté et ne doit être recueillie que par un serviteur de l’Église choisi par la communauté. qu’il soit donné au pasteur ce que celle-ci estime nécessaire à son entretien ainsi qu’à celui de sa famille. Une partie du surplus devra être équitablement distribué aux nécessiteux du village comme le dit la sainte Écriture. Le reste devra être mis en réserve pour pourvoir aux besoins du pays en cas de guerre.
   Les acquéreurs de dîmes, vendues par nécessité, seront remboursés équitablement dans des délais convenables. Ceux dont les ancêtres se sont appropriés la dîme par la force ne seront pas remboursés.
   Quant à la petite dîme inventée par les hommes, nous ne voulons pas la donner du tout, ni aux ecclésiastiques, ni aux laïcs car Dieu a créé le bétail pour l’homme sans poser de conditions.
Article 3
   Il est lamentable que nous soyons considérés comme des serfs vu que le Christ en donnant son sang, nous a tous sauvé et racheté, sans exception, du plus humble au plus grand. Nous voulons être absolument libres, comme nous l’apprend l’Écriture. Nous devons cependant obéir de bon cœur à toute autorité élue, ou instituée par Dieu en tout ce qu’elle ordonne de convenable et de chrétien. Vous nous affranchirez certainement en votre qualité de vrais et d’authentiques chrétiens ou vous nous montrerez dans l’Évangile que nous sommes serfs.
Article 4
   On défend aux pauvres de prendre du gibier, des oiseaux ou des poissons dans les eaux vives. Nous estimons cela inconvenant et anti-fraternel, très égoïste et contraire à la parole de Dieu. En plus l’autorité nous oblige à supporter le grand dommage que nous cause le gibier. Ces animaux privés de raison dévorent et détruisent capricieusement nos récoltes que Dieu a fait pousser pour notre service. Par notre silence, il nous faut accepter ces contraintes qui sont contraires à la volonté divine et à l’intérêt du prochain. Quand Dieu créa l’homme, il lui a donné le pouvoir sur tous les animaux, sur les oiseaux de l’air et sur les poissons de l’eau. C’est pourquoi nous demandons que celui qui détient une étendue d’eau, prouve par des titres suffisants, qu’elle a été achetée au su des paysans. Si tel devait être le cas, nous ne demanderons pas sa restitution mais il doit en user fraternellement dans un esprit communautaire chrétien. Mais celui qui ne sait pas justifier suffisamment son acquisition, est tenu de restituer ses prétendus droits à la communauté.
Article 5
   Nous sommes opprimés quant au bois. Nos seigneurs se sont approprié toutes les forêts. Quand le pauvre homme a besoin de bois, il faut qu’il l’achète au double de sa valeur.
   Les forêts détenues par les ecclésiastiques ou par des laïcs et dont le titre de propriété ne résulte pas d’un achat, doivent retourner à l’ensemble de la communauté. Celle-ci laissera chacun de ses membres chercher gratuitement le bois de chauffage qui lui est nécessaire. Il en sera de même pour les bois de construction. Celui-ci doit également être disponible gratuitement, après information d’un responsable désigné par la communauté.
   Si une forêt n’a pas été achetée honnêtement, on devra s’arranger avec le détenteur dans un esprit de fraternité chrétienne.
   Lorsqu’il s’agit d’un bien d’abord accaparé et vendu à un tiers par la suite, il faudra trouver un arrangement conforme à la situation et inspiré par l’amour fraternel et par l’Écriture sainte.
Article 6
   Nous sommes durement chargés de corvées qui augmentent de jour en jour. Nous demandons que l’on s’applique à comprendre objectivement notre situation. qu’on s’abstienne de nous charger si durement et que l’on se tienne à ce que l’on exigeait de nos parents. Tout doit se réaliser en conformité avec la parole de Dieu.
Article 7
   Nous ne voulons pas qu’à l’avenir les seigneurs nous imposent de nouvelles charges. On se tiendra aux conditions de location convenues entre le seigneur et le paysan. Le seigneur ne doit pas le contraindre à de nouvelles astreintes non rétribuées. Le paysan doit pouvoir user et jouir du bien loué, sans tracas et en toute tranquillité. Mais si le seigneur avait besoin d’un service, il sera du devoir du paysan de lui rendre volontiers et docilement, à condition que le moment choisi, ne le désavantage pas. Le service rendu doit alors être rétribué convenablement.
Article 8
   Nous nous plaignons du fait que ceux qui cultivent les terres louées, soient incapables de supporter les redevances exigées. Les paysans y perdent leur bien et se ruinent. Que les seigneurs fassent réexaminer les conditions de location des terres, par des gens objectifs et que la redevance soit établie équitablement. Le paysan ne doit pas travailler pour rien car chaque journalier mérite son salaire.
Article 9
   Nous nous plaignons au sujet des amendes, vu que l’on édicte sans cesse de nouvelles dispositions d’application. On ne nous punit pas d’après la nature des faits. Tantôt on applique une sévérité excessive tantôt on prodigue une grande faveur. Notre avis est que l’on punisse d’après les paragraphes concernés et non selon le bon vouloir des juges.
Article 10
   Nous nous plaignons de ce que plusieurs ont accaparé des prés ou des terres labourables qui appartiennent à la communauté. Nous remettrons ces terres à la disposition de tous, à moins qu’on ne les ait achetées honnêtement. Mais s’il s’agit de biens mal acquis, on devra s’entendre à l’amiable et fraternellement selon les données objectives.
Article 11
   Nous voulons que soit complètement aboli l’usage de payer une redevance en cas de décès. Jamais nous ne tolérerons ni n’admettrons que l’on dépouille honteusement les veuves et les orphelins, de ce qu’ils possèdent. Cette procédure est contraire aux lois de Dieu et de l’honneur. Cela est arrivé sous des formes multiples, en de nombreux lieux, de la part de ceux qui devraient les assister et les protéger. Ils nous ont écorchés et étrillés. Si même on leur concédait un droit restreint dans ce domaine, ils se sont arrogé ce droit dans toute son ampleur. Dieu ne tolérera plus cet excès qui doit être complètement supprimé. Personne ne sera plus obligé de donner quoi que ce soit en cas de décès.
Article 12
   Voici notre conclusion et notre avis final : Si un ou plusieurs articles ici proposés n’étaient pas conformes à la parole de Dieu, (ce que nous ne pensons pas) et si on nous expliquait par l’Écriture, qu’ils sont contraires à la parole de Dieu, nous y renoncerions. Si on admettait maintenant plusieurs articles et que l’on trouvât par la suite qu’ils fussent iniques, ils devraient être considérés aussitôt sans valeur et déclarés nuls et non avenus. De même, si on découvrait dans l’Écriture encore d’autres articles qui feraient apparaître des choses contraires à Dieu et nuisibles au prochain, nous voulons nous le réserver. Nous voulons nous exercer dans toute la doctrine chrétienne et l’appliquer. Nous prions Dieu le Seigneur de nous accorder ce que lui seul peut nous accorder. Que la paix du Christ soit avec nous tous. 
(http://www.recherche-clinique-psy.com/spip.php?page=imprimir_articulo&id_article )
12. Notamment Thomas Müntzer (1489-1525) partisan de Luther à l’origine avant que celui-ci ne le dénonce comme fauteur de troubles. Aux yeux d’Engels, Müntzer est un vrai révolutionnaire alors que Luther a pris le parti des bourgeois. Müntzer justifiait ainsi son action : « Le Christ ne dit-il pas : je ne suis pas venu vous apporter la paix, mais l’épée ? Mais qu’allez-vous [princes saxons
13. LUTHER, Oeuvres, Tome IV, Labor et Fides, 1960, pp. 172-179. Il s’agit d’une lettre adressée au conseiller du comte Albert qui se préparait à la lutte contre les insurgés.
14. Outre Thomas Müntzer qui, avec d’autres chefs, fut décapité, sa femme enceinte dut subir les derniers outrages. A posteriori, Luther s’indignera du sort qu’elle eut à subir. (Missive touchant le dur livret contre les paysans, in LUTHER, Œuvres, Tome IV, op. cit., pp. 202-203). Disons aussi que Müntzer et ses partisans ne représentaient qu’une « petite minorité dans la masse des insurgés » (MARX et ENGELS Fr., op. cit., p. 120)
15. Cette Missive est quatre fois plus longue que le livret incriminé.
16. Missive touchant le dur livret contre les paysans, op. cit., pp. 185-203.
17. « S’il y a des innocents parmi eux, Dieu les sauvera et les préservera certainement […] S’il ne le fait pas, il est sûr qu’ils ne sont pas innocents, mais que pour le moins, ils se sont tus et ont acquiescé. qu’ils aient fait cela par pleutrerie et crainte, cela est mal néanmoins et punissable aux yeux de Dieu, comme quand quelqu’un renie le Christ par crainte. […] » (Lettre à Johann Rühel, 30-5-1525, cité par PAUL Jean-Marie, op. cit., in CAHN, p. 29).
18. « Mon livre n’est pas écrit contre des malfaiteurs ordinaires, mais contre les insurgés. […] Car un meurtrier ou un autre malfaiteur laisse subsister la tête et l’autorité et ne s’attaque qu’aux membres et aux biens, car il redoute l’autorité. […] Par contre un insurgé s’attaque à la tête même et porte atteinte à son pouvoir et à sa fonction […]. L’insurrection n’est pas une plaisanterie ; aucun crime sur terre ne l’égale. […] L’insurrection ne mérite aucun débat judiciaire et aucune clémence […]. C’est pourquoi ici, il n’y a rien de plus à faire que d’égorger aussitôt et de faire à l’insurgé ce qu’il mérite. […]  Si les paysans devenaient les maîtres, le diable alors deviendrait abbé […] » (Une missive touchant le dur livret contre les paysans, op. cit., p. 199)
19. Plus crûment encore, commentant, dès le 30 mai, la pensée du Siracide (Si 33, 25) : « Le fourrage, la trique et les charges pour l’âne, au serviteur, le pain, la correction et le travail », Luther écrit : « Ce qu’il faut au paysan, c’est de la paille d’avoine ». Il ajoute : « ils n’entendent point las paroles de Dieu, ils sont stupides ; c’est pourquoi il faut leur faire entendre le fouet, l’arquebuse ; cela leur fera du bien. Prions pour eux qu’ils obéissent. Sinon, pas de pitié ! Faites parler les arquebuses, sinon ce sera bien pis ! » Puisque Müntzer a séduit les paysans, « il est grand temps, ajoute-t-il, une fois encore, de les égorger comme des chiens enragés » (Lettre à Johann Rühel, 30-5-1525, cité par PAUL Jean-Marie, op. cit., in CAHN, p. 29).
20. Ouvrage écrit en 1526.
21. Resolutiones disputationum de virtute indulgentiarum.
22. Cité in MECHOULAN H., op. cit., p. 726.
23. H. Mechoulan pense qu’en accusant Luther de pacifisme malgré ces textes connus de plusieurs, c’est Erasme qu’on voulait atteindre en le compromettant avec les hérétiques protestants. N’empêche qu’au XXe siècle encore beaucoup défendent la thèse d’un Luther iréniste (op. cit., pp. 728-729).
24. PAUL J.-M., op. cit., p. 32. De toute façon, Dieu a choisi le camp de Luther. Il écrit en 1530 : « S’il s’ensuit une guerre, qu’elle s’ensuive ; nous avons assez prié et fait. Le Seigneur les a choisis pour victimes pour les châtier selon leurs œuvres. Mais nous, son peuple, il nous libérera. » (Id., p. 30).
25. En bref, Luther croit à une présence réelle de Christ dans le pain, mais il nie la transsubstantiation. Il s’agit plutôt de consubstantiation : le pain et le vin ne deviennent pas réellement le corps et le sang de Christ, mais la présence de Christ est liée à eux et présente en eux. Si la personne qui la prend est croyante, elle reçoit le salut, sinon elle reçoit le jugement. C’est comme ça que Luther comprend 1Cor 11,29.5. Zwingli, le réformateur suisse, n’admet pas la présence corporelle de Christ dans l’eucharistie. Selon Zwingli, Christ est présent parmi les croyants pendant la sainte cène, car il vit en eux et c’est pour ça qu’il met l’accent sur la communion dans l’église, selon 1Cor 11, où Paul demande à ceux dont la relation avec un frère ou une soeur n’est pas en ordre de la régler, car Christ est présent dans son corps qui est l’église. Selon lui, le pain reste du pain et le vin du vin pendant chaque moment de la sainte cène. La présence de Christ est là par sa présence dans son corps, l’église. (Cf. http://www.la-rencontre.lu/etudesftp/lr050216.pdf )
26. GUICHARROUSSE Hubert, (université Paris X Nanterre) Luther et la légitimité de la guerre : La Ligue de Smalkalde et le droit de résistance, in CAHN, op. cit., p. 40.
27. « Tout d’abord, nous avons laissé ces sujets aux juristes. S’ils considèrent, comme c’est l’avis de certains, que le droit impérial implique dans ce cas la résistance comme un droit de légitime défense, alors, nous ne pouvons pas suspendre le droit séculier. En effet, comme théologiens, nous devons enseigner qu’un chrétien ne doit pas résister mais tout subir et ne pas utiliser le prétexte : Vim vi repellere licet. Donc, les juristes ont raison d’affirmer qu’un chrétien peut résister non comme chrétien mais comme citoyen et membrum corporis : nous ne nous opposons pas à cela. […] Mais conseiller le membrum politicum en vue d’une telle résistance, notre fonction ne le souffre pas -nous ne connaissons pas leur droit, et ils doivent le prendre eux-mêmes sur leur conscience et voir s’ils ont le droit, dans le cas présent, de résister à l’autorité, en tant que membra corporis politici. S’il s’avère qu’un tel droit existe, alors l’alliance est par le fait même nécessaire, en vertu de ce même droit. Mais cependant, il ne convient pas que nous théologiens conseillions une telle alliance, et ce serait périlleux pour nos consciences […]. » (Lettre du 18-3-1531, citée in GUICHARROUSSE Hubert, op. cit., p. 44.
28. GUICHARROUSSE Hubert, op. cit., p. 47.
29. WANEGFFELLEN Thierry, (Université de Toulouse II) Bonne paix et néfaste guerre civiles, odieuse paix et juste guerre religieuses. Un paradoxe de M. Jean Calvin ?, in CAHN, op. cit., p.92.
30. Cité par WANEGFFELLEN Thierry, op. cit., p.98.
31. Id., pp. 98-99.
32. Michel Servet, théologien et médecin espagnol, : né le 29 septembre 1511 et exécuté le 27 octobre 1553 à Genève, sur ordre du Grand Conseil. Il refusait le dogme de la Trinité « un diable et monstre à trois têtes » et considérait que le baptême des petits enfants n’est « qu’invention diabolique et sorcellerie ». Sur la responsabilité de Calvin dans sa condamnation, voir PERROT Alain, Le visage humain de Jean Calvin, Labor-Fides, 1986, pp. 93-94 et http://www.info-bible.org/histoire/reforme/calvin-servet.htm

⁢c. Et dans le camp catholique ?

Bartolomeo de Las Casas

[1]

Bartolomeo de Las Casas a certainement connu le célèbre théologien Francisco de Vitoria qu’il appellera « ce maître dont la doctrine a répandu une si grande lumière en Espagne »[2] ou, du moins, sa pensée. En tout cas, il se liera d’amitié avec les disciples du maître, notamment Domingo de Soto⁠[3], Bartolomé Carranza⁠[4], Melchior Cano⁠[5], tous dominicains.⁠[6]

On peut reprendre ici quelques faits importants de la vie de Las Casas

En 1502, il embarque pour Hispaniola, l’Ile espagnole Haïti, où l’on transpose le système de l’encomienda (repartimiento en Andalousie) imaginé lors de la reconquête : les chevaliers avaient reçu « des terres et des villages, avec juridiction sur les habitants, qui, devenus vassaux, versaient un tribut et s’acquittaient de corvées » En Amérique, on pratique de même mais l’encomendero « devait en retour entretenir une force armée et, surtout, soutenir le culte divin et se préoccuper de la conversion de « ses Indiens ». »[7]

La reine Isabelle était de bonne intention⁠[8] mais les conquérants recherchent or et esclaves. De plus, ils étaient influencés par la théorie d’Henri de Suse⁠[9], cardinal, évêque d’Ostie. Grand spécialiste du droit canon.] : « quand les païens se convertissent, tous les pouvoirs politiques et administratifs de leurs gouvernants passent au Christ, donc à son vicaire, le pape, qui peut en disposer en faveur du prince de son choix ».⁠[10]

Dès leur arrivée en 1510 en Amérique, les dominicains prirent la défense des Indiens et plaidèrent leur cause auprès du roi. En 1512, les lois de Burgos stipulèrent que le travail était limité à neuf mois par an, que les encomenderos devaient construire des églises, instruire les Indiens dans la foi, confier aux moines les fils des caciques à partir de 13 ans.

En 1513, est institué le principe du requerimiento[11] : des interprètes lisent aux Indiens un bref récit de l’histoire du monde où sont présentées la révélation chrétienne, la papauté et la donation d’Alexandre VI ; ensuite les Indiens sont « requis » de reconnaître l’Église souveraine et le roi d’Espagne qui agit en son nom et d’autoriser l’enseignement de la religion sous peine de guerre⁠[12].

Las Casas est ordonné prêtre en 1512 et en 1514 a lieu la « conversion » de Las Casas méditant le chapitre 34 de l’Ecclésiastique.

En 1515, il rentre en Espagne car il veut concilier le salut des Indiens et les intérêts des colons. Pour cela, il élabore plusieurs plans⁠[13].

En 1516, il retourne à Hispaniola comme « Procureur des Indiens ». De retour, en 1517, dans la métropole, il est chargé par Charles Quint de « remédier aux maux des Indiens »[14]

En 1519 a lieu la « controverse de Barcelone ». Juan de Quevedo, évêque du Darien (province de l’Est du Panama) l’accuse d’être un « homme peu lettré qui se mêle de s’occuper de questions qu’il ignore »[15]. Devant le roi, l’évêque déclare que les Indiens « sont des êtres inférieurs, des esclaves par nature » selon la distinction défendue par Aristote. Las Casas réplique que cet avis « est aussi éloigné de la vérité que les cieux le sont de la terre ». Il précise que les Indiens « sont des hommes très aptes à recevoir la doctrine chrétienne, à pratiquer toute espèce de vertus et à adopter des coutumes vertueuses (…) ce sont des êtres libres par nature. »⁠[16]

En 1520, il retourne aux Amériques où il prend l’habit de saint Dominique et reçoit une solide formation doctrinale. De plus, depuis leur arrivée sur les terres nouvelles, dominicains et franciscains défendent l’idée d’une évangélisation pacifique et leurs efforts seront couronnés par la promulgation, par le pape Paul III⁠[17], en 1537, des brefs Pastorale officium[18] et Veritas ipsa[19], de la constitution Altitudo divini consilii[20] et enfin de la bulle Sublimis Deus[21], documents qui traitent des affaires indiennes et en particulier de l’esclavage puni d’excommunication.

En 1537 commence l’évangélisation de la « terre de guerre », région rebelle du Guatemala. Las Casas obtient que, pendant cinq ans, aucun Espagnol ne puisse pénétrer à l’exception des missionnaires et qu’aucune encomienda n’y soit établie.

En 1539, il est de nouveau en métropole pour soutenir la cause des Indiens. Et en 1542, sont promulguées les Leyes nuevas.  Elles interdisent les concessions d’Indiens ; les encomiendas existantes retourneront à la Couronne après la mort de leurs bénéficiaires ; tous les indigènes sont appelés à devenir « libres vassaux du Roi » ; l’esclavage est aboli, et il est interdit d’utiliser les Indiens dans les pêcheries de perles.⁠[22]

En 1543, Las Casas fait partie du Conseil des Indes et est nommé évêque de Chiapa.

En 1545, il repart pour les Indes où les lois nouvelles sont mal accueillies. En 1546, l’Assemblée ecclésiastique de Mexico  déclare que « le but de l’occupation par les Espagnols est d’ordre spirituel ; les Indiens ne peuvent être enseignés que par la persuasion ; les asservissements d’Indiens opérés au cours de guerres de conquêtes sont illégitimes ». Il est décidé d’« élaborer un manuel du confesseur où seraient taxées les restitutions exigibles des conquistadors »[23]

En 1547, il retourne en métropole et en 1550 a lieu la célèbre « Controverse de Valladolid » sous la présidence de Domingo de Soto. Las Casas y est opposé au théologien Juan Ginés de Sepùlveda⁠[24]qui se présente comme l’avocat des conquistadors. Ce n’est certes pas le premier venu : spécialiste d’Aristote, il est proche du pape Adrien VI, il a été chargé par le cardinal Cajetan de revoir le texte grec du Nouveau testament ; de plus, il est le chroniqueur de Charles Quint et le précepteur du futur Philippe II. Sous le pseudonyme de Democrates, Sepúlveda développa ses idées dans deux ouvrages⁠[25].

Sepúlveda déclare que la guerre contre les Indiens est licite et que l’on peut employer la force contre les Indiens dans l’intérêt de l’évangélisation⁠[26] pour quatre raisons :

« 1° La gravité des délits des Indiens, principalement leur idolâtrie et leurs péchés contre nature. » Ils sont idolâtres.

« 2° La grossièreté de leur intelligence qui en fait une nation « servile » et barbare, destinée à être placée sous l’obédience d’hommes plus évolués comme le sont les Espagnols. » Ils sont esclaves de nature.

 « 3° Les besoins mêmes de la foi, car leur sujétion rendra plus facile et expédiente la prédication qui leur sera faite. » Leur soumission facilite la prédication.

« 4° Les maux qu’ils s’infligent les uns aux autres, tuant des hommes pour les offrir en sacrifice ou pour les manger. » Il faut délivrer les innocents qu’ils font périr.

Sepúlveda s’appuie sur les Écritures : la destruction des idoles et de leurs temples dans Dt 12, la destruction de Sodome et Gomorrhe dans Gn 18-19, les menaces de destruction lancées par Dieu à son peuple dans Lv 26, l’injonction de Lc 14 : « Force-les à entrer ») et l’exemple de rois chrétiens conseillés par des saints.

Las Casas réplique que ces exemples doivent nous inspirer la crainte mais non nous inciter à la violence, qu’il faut faire, comme saint Thomas la distinction entre l’apostat et le païen. Il rappelle aussi ce que dit st Thomas dans le De Veritate : « la contrainte dont il s’agit n’est pas coercition mais efficace persuasion »[27].

Las Casas a aussi ses références : 1 Co 5, 12-13⁠[28] ; saint Augustin 6ème sermon De puero centurionis[29] ; et Ac 16 sur la force de la doctrine.

Le rôle du pape auquel se référait Sepúlveda, est « d’empêcher les rois chrétiens d’entreprendre d’injustes guerres » et de veiller à la prédication de la foi et « les moyens à mettre en œuvre pour cette tâche ne peuvent être le vol, scandales, asservissements, massacres, dépeuplements de royaumes, toutes choses qui font prendre en exécration la foi chrétienne et qui ne peuvent être le fait que de cruels tyrans. »[30] Las Casas accuse Sepúlveda d’avoir faussement interprété ce texte comme le prouvent par ailleurs les instructions royales.

Las Casas contestera aussi la théorie selon laquelle les Indiens seraient « naturellement esclaves » en s’appuyant sur st Thomas et Aristote lui-même

Le débat ne fut jamais conclu officiellement mais le livre de Sepúlveda De las justas causas de la guerra contra los Indios, fut interdit en Espagne et le mot « conquête » fut aboli et remplacé par « nouvelles découvertes »[31].

Mais revenons aux arguments en présence.

Les trois premiers arguments de Sepúlveda repoussés par l’Ecole de Salamanque, le quatrième non. Or Las Casas, sur ce point (il faut délivrer les innocents qu’ils font périr), se montre plus intransigeant et radical que Vitoria et ses héritiers. Les innocents sont, dit-il, « de droit divin sous la protection de l’Église » mais il ne faut pas aller jusqu’à faire la guerre pour les délivrer « car de deux maux il faut choisir le moindre »[32] Pour lui, les Indiens sont de bonne foi et pensent ainsi honorer la divinité.⁠[33]

Face au 3ème argument (la soumission facilite la prédication), il va aussi plus loin que Vitoria : « Si toute la république indienne, d’un commun accord, refuse de nous écouter, nous ne pouvons pour autant lui faire la guerre »[34] Vitoria, lui, admettait l’emploi de la force si les indigènes faisaient obstruction à la prédication.

Las Casas n’admet en aucun cas le recours à la force⁠[35] et il en appelle au Pape Pie V pour qu’il excommunie ceux qui préconisent la force dans l’œuvre d’évangélisation⁠[36]. Las Casas développera sa pensée dans De unico vocationis modo omnium gentium ad veram religionem (1522-1537) : « Après avoir instruit ses apôtres, le Seigneur (…) leur donna les règles à suivre à l’égard de ceux qui ne voudraient pas les recevoir : « Si l’on refuse de vous accueillir et d’écouter vos paroles, sortez de cette maison ou de cette ville en secouant la poussière de vos souliers… » On voit clairement par ces paroles que le Christ n’a donné à ses apôtres licence et autorité pour prêcher l’Évangile qu’à l’égard de ceux qui, librement, seraient disposés à les écouter ; mais non licence de forcer ou de molester ceux qui s’y refuseraient. »[37]

« Ainsi donc il est clair que le Christ n’a donné à personne le pouvoir de contraindre ou de molester les infidèles qui se refusent à écouter la prédication de la foi ou à accueillir les prédicateurs sur leur territoire. Et s’il pouvait subsister quelque doute concernant ce point, que l’on remarque la conduite du Christ lui-même : se rendant à la cité de Jérusalem et obligé de faire un détour par la Samarie, il envoya devant lui Jacques et jean pour préparer ce qui était nécessaire à l’hébergement ; mais les Samaritains ne voulurent pas les recevoir ; et les Apôtres, indignés de cette inhumanité et d ce refus, dirent au Seigneur : « Veux-tu que nous commandions au feu du ciel de les consumer ? » Mais Jésus se tourna vers eux et leur répondit : « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes. Le Fils de l’Homme est venu non pour perdre les hommes mais pour les sauver » (Lc 9). L’Esprit du Christ est en effet un esprit de douceur. »[38]

« De même qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine raisonnable répandue dans le monde entier  (…)  il n’y a (…) qu’une seule manière d’enseigner, qui s’adresse à tous les hommes du monde, quelles que soient leurs sectes, leurs erreur, la corruption de leurs coutumes. Selon saint Ambroise (De vocatione omnium gentium), l’homme ne cesse d’être homme même par l’excès et l’horreur de ses mauvaises actions. Et, quand il se tourne vers la Bonté divine (…), il devient une nouvelle créature : non pas substantiellement une autre créature, mais une créature renouvelée, après être tombée. Ainsi donc, la substance même de l’homme ne change, ni par la faute, ni par la grâce. (…) Saint Jean Chrysostome vient appuyer notre affirmation lorsqu’il écrit, dans sa 14e homélie sur saint Matthieu : « La grâce de Dieu est toute-puissante pour redresser et ramener à la raison les esprits des Barbares - celle de ce Dieu qui changea le cœur de Nabuchodonosor (…). Elle est toute-puissante pour changer le cœur des bons comme le cœur des mauvais ». »[39]

Dans son Historia de las Indias, Las Casas n’envisage que la guerre avec les infidèles et affirme qu’ « aucun chrétien n’a le droit de faire la guerre ni de causer aucun dommage à quelque infidèle que ce soit, Arabe, Turc, Indien, à quelque loi ou secte qu’il appartienne ; sinon il commet de très graves péchés mortels et se trouve dans l‘obligation de restituer ce qu’il a pris. » Toutefois, il ajoute qu’ « il ne lui est permis de faire la guerre contre les infidèles qu’à trois conditions seulement. (…)

La première, si ces infidèles attaquent et inquiètent la chrétienté, actuellement, ou bien habituellement (c’est-à-dire s’ils se tiennent prêts à l’offensive, bien qu’ils ne soient pas encore passés à l’action, soit qu’ils ne le puissent, soit qu’ils attendent l’occasion favorable)[40] (…).

La seconde condition qui nous permet de faire une juste guerre contre les infidèles se présente lorsqu’ils persécutent malignement notre foi et religion chrétienne, qu’ils tuent sans raison ceux qui la prêchent, ou les contraignent par la force à l’abjurer (…). Mais j’ai dit « sans raison légitime » ; car si les infidèles tuent et persécutent les chrétiens à cause des maux et dommages qu’ils en ont reçus, et que les prédicateurs en subissent les funestes conséquences, non en tant que prédicateurs mais parce qu’ils appartiennent à la nation qui les a offensés, il serait tout à fait injuste à nous de leur faire la guerre et de prétendre les châtier (…) car ils ne sont nullement condamnables. 

La troisième condition qui autorise une juste guerre contre les infidèles se présente lorsque ceux-ci détiennent injustement nos royaumes et nos terres et se refusent à nous les rendre. Ce motif est très général et toute nation est ainsi autorisée par la loi naturelle à faire une juste guerre contre une autre nation. Mais il lui faudra, avant de s’y décider, bien peser son bon droit et le tort de la nation adverse surtout si la querelle est déjà ancienne (…). Car la guerre est un fléau si pestilentiel (…) que les nations chrétiennes sont dans l’étroite obligation d’examiner longuement la justice de leur cause, et de considérer les scandales, morts, dommages, de toutes sortes que la guerre entraînerait pour les infidèles, qui sont leurs prochains, ainsi que l’empêchement à leur conversion ; et aussi les risques qu’elle comporte pour beaucoup de chrétiens qui, pour la plupart, y participent avec une intention impure et y commettent de très grand péchés (…). A supposer donc que certains infidèles posséderaient des territoires qui nous appartiennent et ne voudraient pas nous les rendre, si néanmoins ils vivent en paix dans les limites de leurs frontières sans nous attaquer, et ne portent pas préjudice à notre foi, la légitimité d’une guerre que nous entreprendrions contre eux serait très douteuse devant le Tribunal de Dieu. »[41]

Sur un plan général, Las Casas s’en tient à la théorie de saint Augustin : « Il faut poursuivre la paix de toute sa volonté et ne recourir à la guerre que par nécessité absolue »[42] Il en déduit que « dans le cas des indiens, nous ne nous trouvons pas devant cette nécessité absolue de faire la guerre ».⁠[43] Pour lui ce n’est pas par les armes qu’on extirpera la coutume des sacrifices humains mais par la prédication de l’Évangile. On ne peut non plus forcer les Indiens à abandonner leurs divinités car « non seulement ils sont en droit de défendre leur religion, mais le droit naturel les y oblige, et s’ils ne vont pas jusqu’à exposer leurs vies pour défendre leurs idoles et leurs dieux, ils pèchent mortellement. La raison en est, entre beaucoup d’autres, que tous les hommes sont tenus, par loi naturelle, d’aimer et de servir Dieu plus qu’eux-mêmes, et de défendre l’honneur et le culte divins jusqu’à la mort inclusivement (…). Et il n’y a aucune différence quant à cette obligation entre ceux qui connaissent le véritable Dieu, c’est-à-dire les Chrétiens, et ceux qui ne le connaissent pas et qui estiment véritable quelque divinité (…). Car la conscience erronée oblige à l’égal de la conscience droite, licet non eodem modo⁠[44]. »⁠[45]

On peut résumer ainsi la philosophie de Las Casas : il croit à l’unité du genre humain, à l’universalité de la bonne nouvelle adressée à toutes les nations car tous les hommes sont capables de recevoir la foi, que l’Église n’a pas à exercer un pouvoir temporel direct et que le droit divin n’abolit pas le droit humain.⁠[46]

Le pacifisme de Las Casas déteignit sur Domingo de Soto. Dans son cours de 1553, De justicia et jure, on lit : « Nos armes sont l’amour et la persuasion » ; « C’est rendre la foi odieuse que de l’imposer par les armes » ; il rappelle aussi l’épître aux Romains : « Il n’est jamais permis de faire le mal pour que le bien s’ensuive » ; il doute, au contraire de Vitoria, qu’on ait le droit de punir les crimes d’anthropophagie et de sacrifices humains ; comme Las Casas, à propos du Dt 9, à propos de la conquête musclée des peuples idolâtres, il rappelle que Dieu seul a le droit de châtier les pécheurs.⁠[47] On sait aussi que, vers 1567-1568, deux jeunes missionnaires jésuites qui avaient suivi les cours de Domingo de Soto à Salamanque mirent en question la présence espagnole au Pérou. François Borgia (le futur saint)⁠[48] dut calmer leurs scrupules et chargea le P. José de Acosta⁠[49] de mettre au point une théologie missionnaire équilibrée.⁠[50]

En attendant que des structures internationales efficaces se mettent en place, on ne peut rester sans réagir aux innombrables manifestations de violence qui émaillent notre quotidien. Et on ne peut attendre indéfiniment une paix générale toujours problématique et pourtant nécessaire au développement des sociétés.

Ainsi sont apparues des théories immédiatement applicables par tout un chacun visant à juguler la violence ou à la remplacer par d’autres moyens d’action.

Le « pacifisme intégral » d’Erasme est-il vraiment intégral ?

Tout d’abord, posons-nous la question de savoir quel chrétien était Erasme⁠[51]. Etait-il protestant ou non ? Il répond lui-même à un ami réformateur : « Si (…) tu essaies de me faire embrasser la secte que tu défends, je l’aurais déjà fait depuis longtemps de moi-même, crois-moi, si mon esprit pouvait se laisser convaincre par des fables. Mais me faire embrasser une religion contre laquelle proteste ma conscience, nul ne le pourra jamais et, en tout cas dans mes dispositions actuelles, je préférerais affronter la mort. »[52]

En parcourant les différentes œuvres d’Erasme où il est question de la guerre, on ne peut être que vivement impressionné par la sévérité de son jugement. Il faut se rendre compte que l’époque était on ne peut plus agitée. Lui-même décrit ainsi l’état du « monde », c’est-à-dire de l’Europe, en 1529: « Trois grands monarques, excités par la haine, se ruent à leur perte mutuelle[53]. Il n’est pas une province chrétienne qui échappe aux horreurs de la guerre, car les grands monarques entraînent tous les autres dans leur concert belliqueux. Les esprits sont échauffés à ce point que nul ne veut céder, pas plus le Danois que le Polonais ou l’Ecossais. Naturellement, le Turc en profite pour s’agiter[54] ; de cruels dangers se préparent, tandis que la peste ravage l’Espagne, l’Angleterre, l’Italie et la France. En outre, une épidémie nouvelle[55], née de la diversité des opinions, a si bien faussé les esprits qu’il n’est plus sur terre de véritable amitié. Le frère se défie de son frère, la femme ne s’entend plus avec son mari. Si l’on en vient aux mains, après ces assauts de langue et de plume, il est permis d’espérer qu’un merveilleux conflit s’abattra sur le genre humain. »[56]

Nous mettrons à part l’Enchiridion militis christiani (1504), qui est une sorte de « manuel du soldat chrétien » truffé de termes militaires. Il est y question de guerre, mais il s’agit essentiellement du seul combat que le « soldat chrétien » doit mener sans relâche : le combat contre les mauvaises passions, le péché. Il n’est pas question de pactiser avec l’Ennemi !⁠[57]

Dans les autres œuvres où il parle de la guerre physique, comme dans le Panégyrique de Philippe le Beau (1504)⁠[58], Erasme se livre à une très éloquente diatribe contre les « vertus » des guerriers en notant que « La gloire de mépriser les dangers est commune également à une foule de gladiateurs, et (que) les plus scélérats des pirates la partagent ». Parmi les guerriers, ce sont surtout les mercenaires qu’il exècre, « cette lie détestable de scélérats »[59]

Il vaut mieux que les princes éloignent « l’ennemi par leur générosité plutôt que par la crainte ». Ainsi vaut-il mieux que Philippe le Beau soit « pacifique que victorieux ». En effet, « en temps de paix les arts sont pleinement actifs, les bonnes études sont florissantes, le respect des lois est de rigueur, la religion est en progrès, les richesses s’accroissent, les règles morales sont partout pratiquées. En temps de guerre tous ces avantages sont détruits, c’est la décadence, la confusion générale, et, accompagnant toutes les espèces de calamités, il n’est pas de lèpre morale qui ne vienne fondre partout : les objets sacrés sont profanés, le culte divin passe pour négligeable, la violence prend la place du droit. (…) Les malheureux vieillards sont plongés dans un deuil immérité, (…) les petits enfants sont privés de leur père, (…) les épouses sont arrachées à leur mari, (…) les champs dévastés, les villages abandonnés, les sanctuaires livrés aux flammes, les places-fortes démantelées, les maisons pillées, et les richesses des meilleurs citoyens passant aux mains des plus fieffés scélérats. Et de tous ces malheurs la plus grande part revient toujours aux plus innocents. » Il y a pire encore : des crimes « auxquels Dieu lui-même peut à peine porter remède (…) : accroissement du nombre des adultères, abandon de toute pudeur chez les femmes, vierges violées à l’envi ; et la jeunesse, qui d’elle-même est encline à mal faire, prend l’habitude, dans ce bouleversement général et dans l’impunité assurée, de ne faire cas d’aucune valeur, fonçant, tête baissée dans les crimes de toute sorte ! »[60]

Plus horribles encore que la guerre⁠[61], sont les séquelles de la guerre qui fait se lever la « lie de l’humanité », une « boue humaine », « une sentine » qui se répand partout. De plus une guerre en engendre une autre « et une chaîne inextricable de malheurs s’allonge démesurément ». C’est pour toutes ces raisons qu’ »un prince pieux sera parfaitement avisé à s’attacher à une paix, même injuste, plutôt que d’entreprendre même la plus juste des guerres ». A plus forte raison quand le prince est chrétien qui sait qu’il devra rendre à Dieu « le compte le plus scrupuleux de la moindre goutte de sang humain » et qui doit se rappeler que « le monde chrétien est une seule et même patrie ; l’Église du Christ est une seule et même famille ; appartenant au même peuple, à la même cité, nous sommes tous les membres d’un même corps auquel correspond une seule tête, Jésus-Christ, nous sommes vivifiés par un même Esprit, rachetés au même prix, conviés en toute égalité au même héritage, participant à des sacrements communs ! » C’est pourquoi toute guerre entre chrétiens (pensons à l’époque) est « une guerre civile », « domestique ». Erasme conclut : « la meilleure forme de régime politique n’est pas celle qui étend les frontières de son empire par des préoccupations guerrières, mais celle qui se rapproche le plus de l’image de la cité céleste. Son bonheur n’est fait de rien d’autre que de la sérénité, de la paix et de la concorde. Ainsi donc, pour le prince chrétien, qui a l’obligation de ne jamais écarter ses yeux de cet exemple, que sa plus haute gloire consiste à protéger, honorer, étendre de toutes ses forces et de tout son pouvoir, le meilleur et le plus doux héritage que nous a laissé le Christ, Prince des Princes, je veux dire, la paix ! »[62]

Cet amour de la paix le poussa à détester le pape Jules II⁠[63], pape belliqueux et conquérant qui se faisait appeler « Jupiter Très bon Très grand ».⁠[64] Il oppose « Jules, un pape qui certes n’avait pas l’approbation de tous » et qui « a pu déchaîner cette tempête guerrière » à Léon (Léon X) « un homme intègre et pieux » qui, espère-t-il, pourra apporter la paix. ⁠[65] Malheureusement, « …​à l’heure présente, ceux qui se glorifient d’être les vicaires et les successeurs de Pierre, chef de l’Église, et des autres Apôtres, placent le plus souvent toute leur confiance dans les moyens humains »[66] « Que Jules possède la gloire de la guerre, qu’il garde ses victoires, qu’il garde ses triomphes magnifiques. Quelles sont les activités qui conviennent au Pape ? Il n’appartient guère à des gens comme moi de se prononcer là-dessus. Je dirai seulement ceci : la gloire de ce vainqueur, si éclatante qu’elle ait été, s’est trouvée liée à la perte et aux souffrances d’un très grand nombre d’hommes. La paix rendue au monde vaudra à notre Léon une gloire beaucoup plus authentique que n’en valurent à Jules tant de guerres entreprise avec vaillance ou menées avec bonheur par tout l’univers[67]

Dans la Lettre à Antoine de Berghes (1514)⁠[68], Erasme montre que les hommes sont plus cruels que les fauves qui ne se font pas la guerre entre eux, n’utilisent que leurs armes naturelles et non des « machines » « des armes contre nature, inventées par l’artifice des démons »[69]. Ils ne combattent que pour la nourriture ou pour défendre leurs petits⁠[70] et non pour des motifs futiles et comme si la vie devait durer éternellement⁠[71]et non déboucher sur l’éternité. Le Christ n’a enseigné que la douceur. Quant au droit des princes qui, dit-on, doit être défendu, non seulement il ne s’agit souvent que d’un prétexte mais bien des conflits pourraient être évités par la négociation et l’arbitrage des « hommes sages et honnêtes », en bref, de l’Église. Un chrétien doit « supporter, rester en repos », se résigner aux malheurs comme l’enseignent le Christ, les apôtres, les Pères ou du moins calculer ce que coûtera la revendication du droit. Quel spectacle pour les non-chrétiens (les Turcs en l’occurrence) de voir les chrétiens s’entredéchirer !⁠[72]

« Vous voulez amener les Turcs au Christ ? écrit-il dans La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite (1515), Ne faisons pas étalage de richesses, de troupes, de forces. qu’ils voient en nous non seulement le nom mais aussi ces marques certaines du chrétien : une vie pure, le désir de faire du bien même à des ennemis, la patience inaltérable devant toutes les offenses, le mépris de l’argent, l’oubli de la gloire, le peu de prix accordé à la vie ; qu’ils apprennent l’admirable doctrine qui concorde avec une existence de ce genre. » « Jugez-vous que ce soit un acte chrétien de tuer les infidèles ? - c’est nous qui les jugeons tels, alors qu’ils sont des hommes pour le salut de qui le Christ est mort (…) ». « Nous crachons sur les Turcs et nous nous faisons l’effet, ainsi, d’être de parfaits chrétiens, alors que nous sommes peut-être plus en abomination à Dieu que les Turcs eux-mêmes. » De même avec ceux que nous jugeons hérétiques, poursuit-il, ils sont peut-être plus orthodoxes que nous. « C’est un mal moindre d’être un Turc ou un Juif déclaré qu’un chrétien hypocrite ». « Je préfère un vrai Turc à un faux chrétien »[73]. Il vaut mieux prier pour les Turcs, conclura-t-il, et être des exemples pour eux.⁠[74]

Toujours dans La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, Erasme essaie de comprendre comment l’homme en est venu à la violence.

L’homme a été créé « pacifique », « nu, faible, tendre, désarmé », doué de parole et de raison « comme une réplique » de Dieu. Les guerriers, eux, sont une « pestilence » et la guerre, un « fléau universel », « un meurtre multiplié et réciproque, un banditisme », « le royaume du Diable ». Erasme explique comment « progressivement » l’homme pacifique est devenu pire que les fauves. L’homme a commencé par se défendre contre les bêtes sauvages puis les a chassées pour la gloire, pour leur peau, puis les a mangées. Il s’en est pris ensuite aux « animaux innocents », puis à leurs semblables, un contre un, puis foule contre foule pour la gloire puis avec l’assentiment et la participation des clercs. Or le Christ n’a enseigné que la paix et la charité : « Il a défendu de résister aux méchants. En résumé, de même que toute sa doctrine prêche la patience et l’amour, de même toute sa vie n’enseigne que la mansuétude. » En témoignent notamment les Béatitudes puis les épîtres de Paul. Comment se fait-il que la guerre se soit répandue parmi les chrétiens ? C’est « peu à peu » et « sous l’apparence du bien », d’abord par le « savoir », « l’éloquence », la controverse pour réfuter les hérétiques. Puis par l’étude d’Aristote, du droit romain, puis par goût de l’argent et du pouvoir temporel et au mépris des règles que même les païens respectaient. Les Juifs se battaient sur un ordre divin: « Pour eux, la différence de religion et l’adoration d’autres dieux causèrent la discorde ; nous, c’est une colère puérile, la cupidité ou la gloriole, souvent l’appât d’un salaire malpropre qui nous y conduit.(…) Mais depuis que le Christ a ordonné de rentrer le glaive au fourreau[75], il est indigne des chrétiens de combattre, si ce n’est dans cet admirable combat livré contre les plus affreux ennemis de l’Église : contre la cupidité, contre la colère, contre l’ambition, contre la crainte de la mort. » « Cette guerre seule engendre la paix véritable ». Depuis la venue du Christ, « la guerre, qui paraissait permise auparavant, était désormais interdite ». Le Christ a toléré que Pierre se trompe pour bien nous le signifier⁠[76]

Plus concrètement, dans L’institution du prince chrétien (1516), il décrit pour le futur Charles Quint les devoirs et les droits du prince chrétien en temps de paix comme en temps de guerre. Ce texte fut traduit dès le XVIe siècle en de nombreuses langues. Dans le chapitre XI intitulé De la guerre, il stipule qu’ « un bon prince n’entreprendra jamais aucune guerre excepté quand, après avoir tout tenté, il ne peut l’éviter par aucun moyen. »⁠[77] Précision qui nuance le pacifisme d’Erasme, qui, jusque là paraissait radical. Nous y reviendrons.

Mais le plus célèbre et le plus complet des textes « pacifistes » d’Erasme est La complainte de la paix qui fut écrite en 1517, l’année même où fut signé le Traité de Cambrai⁠[78] entre Maximilien du Saint Empire, François Ier et Charles Quint. Dans cette alliance défensive, les trois monarques s’engageaient à garantir leurs possessions et évoquaient un projet de croisade contre les Turcs. Projet chimérique car il eût été fort coûteux.⁠[79]

La paix, se plaint de n’avoir été reçue nulle part. Alors que les animaux, les plantes, la faiblesse humaine, toute la nature « enseigne la paix et la concorde »[80], elles ne sont reçues nulle part dans les sociétés humaines : ni par les chrétiens qui parlent d’elle abondamment, ni par les princes ou les grands, ni par les savants, ni par les prêtres, les religieux, les moines, par aucun individu toujours en lutte avec lui-même. Et même, « les mauvais génies qui ont les premiers rompu la paix entre Dieu et les hommes et qui n’ont pas cessé de poursuivre leur oeuvre de destruction, sont unis entre eux et toujours d’accord pour la protéger. »[81]

Erasme relève dans les Écritures tous les passages essentiels qui montrent que la paix, le souci de l’unité, est indissociable de la personne de Dieu comme en témoignent Isaïe, le Christ lui-même, toutes les paroles du Pater, les sacrements du baptême et de l’eucharistie, le signe de la Croix où la victoire sur la mort et le mal est obtenue par le sacrifice suprême.

Alors que les Juifs qui n’étaient pas totalement éclairés se battaient sur ordre de Dieu, contre des étrangers et pour des motifs graves, les chrétiens, ecclésiastiques compris⁠[82], prennent les armes pour des raisons futiles et honteuses. Même les païens Romains n’ont pas agi comme cela. La guerre naît de « passions absurdes et condamnables », d’un attachement excessif aux biens de la terre⁠[83].

Que faire ? Que les princes agissent comme des pères de famille, soucieux uniquement non de leur intérêt personnel mais du bonheur, de la vertu de la richesse et de la liberté de leurs peuples qui seuls pâtissent des guerres. Que les nobles et les magistrats aient les mêmes dispositions. Il faut « régner plutôt par les lois que par les armes. » ⁠[84]

Plus concrètement, Erasme décrit l’attitude que les souverains doivent adopter pour éviter les guerres : ne contracter mariage qu’à l’intérieur du royaume ; fixer une fois pour toutes leurs frontières ; ne s’unir entre eux que par « amitié sincère et pure » ; veiller à ce que l’héritier soit le fils aîné ou, parmi les princes de sang, « celui que le suffrage du peuple estimera le plus capable » ; éviter de passer les frontières de leur pays même pour voyager ; écarter de leur conseil les bellicistes au profit de vieillards patriotes « prudents et raisonnables » ; fermer les yeux sur certains droits en évaluant le coût d’une guerre ; ne faire la guerre « qu’avec le consentement de toute la nation ». Les ecclésiastiques ont un rôle important à jouer en ne prêchant que la paix et « s’ils ne peuvent empêcher le conflit armé, que du moins, ils ne l’approuvent pas, qu’ils n’y assistent jamais, afin de ne pas encourager par leur présence les honneurs décernés pour une chose aussi odieuse, ou tout au moins suspecte. »[85]

Toutes ces considérations générales peuvent se résumer ainsi : « la guerre est une monstruosité et une folie sans nom, dont les motifs sont plus futiles les uns que les autres ; elle est plus monstrueuse encore, et véritablement sacrilège, pour le chrétien, qu’elle accule à trahir à chaque instant la lettre et l’esprit de l’Évangile. »[86]

Voyons à présent quelques points particuliers.

Erasme admet-il la légitime défense ?

Il répond⁠[87] qu’on essaye de la justifier par des « distinctions rabbiniques » en citant certains papes comme Jules II, certains Pères comme Augustin, certains théologiens comme Bernard⁠[88] ou Thomas mais tous ces écrits ne dépassent pas l’enseignement du Christ.⁠[89] Donc, « mieux vaut laisser impuni le méfait de quelques-uns que de réclamer de l’un ou de l’autre un châtiment incertain et d’exposer certainement à de graves périls aussi bien les nôtres que nos ennemis - c’est le nom que nous leur donnons - alors qu’ils sont nos voisins et qu’ils ne nous font pas de mal. » Il vaut « mieux maintenir une paix injuste que de poursuivre la plus juste des guerres. […] « Pour un prince chrétien, il est plus glorieux d’abandonner une partie de sa puissance au prix de la paix et de la tranquillité de l’État, que de remporter des triomphes brillants et fastueux achetés par de telles souffrances humaines. »[90]

Que pense Erasme de la peine de mort ?

« Ce n’est pas sans raison que le prince porte un glaive, je le concède ; par contre, ce qui à coup sûr appartient en propre aux théologiens et aux évêques, c’est le devoir d’instruire, de reprendre, de guérir ; d’instruire ceux qui font erreur, de reprendre ceux qui sont trop hardis, de guérir ceux qu’on a trompés ; quant à la parabole du Seigneur qui nous avertit de ne pas arracher l’ivraie, elle se rapporte ou bien aux débuts d’une Église inexpérimentée, ou bien aux missionnaires de l’Évangile, auxquels on n’a pas confié de glaive, sinon ce glaive évangélique qu’est la parole de Dieu. (…) Considérons en revanche une hérésie comportant un blasphème manifeste, comme celle qui refuse au Christ la nature divine ou qui accuse les Livres Saints de mentir ; considérons le cas des hérétiques qui, usant de procédés malhonnêtes, ont comme objectif, à travers le désordre et la sédition, de s’enrichir, de s’arroger le pouvoir, de jeter la confusion dans les affaires humaines ; est-ce que dans ces cas nous allons immobiliser le glaive dans les mains du prince ? A supposer qu’il ne soit pas permis de mettre à mort des hérétiques, on a certainement le droit de mettre à mort des blasphémateurs et des séditieux, c’est même nécessaire pour protéger l’État. Ainsi donc, de même qu’il y a péché à traîner des hommes au bûcher pour n’importe quelle erreur, de même y a-t-il péché à croire que le magistrat séculier n’a le droit de faire périr aucun hérétique. » ⁠[91]

Notons que d’une part, Erasme reconnaît au prince le droit de ‘porter le glaive’ et qu’il peut mettre à mort certains hérétiques. « En réalité, retirer en toute circonstance le droit de glaive aux princes laïques ainsi qu’aux magistrats, c’est ni plus ni moins provoquer la subversion totale de l’État, livrer les biens et la vie des citoyens à l’audace des criminels ; en revanche, il n’est pas possible de fournir un seul bon exemple de prêtre, je ne dirai pas qui fasse la guerre lui-même, mais qui soit impliqué dans des négociations de guerre. La guerre est une affaire tellement temporelle qu’on pourrait presque la dire païenne. »[92]

A partir de là, on peut légitimement se poser la question de savoir si certaines guerres ne sont pas permises, voire souhaitables malgré tout ce qui a été dit plus haut.

Nous allons constater qu’Erasme, ici et là, reprend certaines caractéristiques de la guerre juste, telles qu’elles avaient été établies par saint Augustin et propagées par divers auteurs.

« Aucune guerre assurément, ne devrait être engagée d’aucune manière, à moins que la nécessité y contraignît. »[93] Tel est le principe qu’il répète en plusieurs endroits. Il est encore plus explicite ailleurs : « Il est des personnes (…) pour estimer que, d’une manière absolue, le droit de faire la guerre est interdit aux Chrétiens. Opinion que j’estime trop absurde pour avoir besoin de la réfuter. »[94]

Ainsi, en 1513, Erasme épouse la cause d’Henri VIII qui le protège et qui avait vaincu les Français.⁠[95], débarque le 30 juin 1513 à Calais et se joint aux troupes menées par l’empereur Maximilien Ier. Six semaines plus tard, les Français (Louis XII) sont surpris et écrasés par les armées de la Sainte Ligue à Guinegatte (aujourd’hui Enguinegatte, près de Saint-Omer), le 16 août 1513. Cette bataille fut aussi appelée « Journée des éperons » car la cavalerie française se servit plus de ses éperons (pour manœuvrer) que de ses armes (pour combattre).] Il déclare son admiration pour le vainqueur dans une lettre⁠[96] : « les vers que voici m’ont plu infiniment  : « Tandis qu’au loin, séparé du royaume anglais, tu brises la force française et circules vainqueur, parce qu’ils se mettent admirablement la chose sous les yeux. Je crois voir en effet le grand Alexandre s’avançant en armes jusqu’au-delà de l’Inde et, l’Océan passé, à la recherche d’un autre univers à vaincre, puis avec ses troupes victorieuses se répandant au loin à travers tous les peuples, tandis que tout ce qui faisait obstacle était pris, vaincu, soumis…​ » ».

Quelles guerres seraient permises ? A quelles conditions ?

« Si on ne peut vraiment pas l’éviter, à cause de la perversité générale, il sera bon, après n’avoir négligé aucune tentative, après avoir fait flèche de tout bois pour défendre la paix, de veiller à ce que seules de méchantes gens soient impliquées dans une aussi méchante affaire et à ce qu’elle coûte finalement le moins possible de sang humain. »[97]

« Il se peut qu’un bon prince fasse un jour la guerre, mais alors c’est qu’une nécessité extrême l’y aura poussé à la fin, après qu’il ait tout tenté vainement. »⁠[98]

« C’est « l’intérêt public (qui) doit être avant tout la cause essentielle d’une guerre. » et « le prince qui n’a pour dessein que l’intérêt public, n’entreprend pas facilement la guerre » car même s’il existe « une cause de guerre parfaitement juste et dont l’issue sera aussi heureuse que possible », encore faut-il calculer « tous les dommages et les avantages réalisés par la victoire ». Erasme décrit alors de nouveau les malheurs qui découlent de la guerre : malheurs humains, moraux, financiers, commerciaux, culturels. Finalement il déclare qu’aucune injure, aucune injustice ne mérite une telle décadence.⁠[99]

La guerre en dernier recours, une juste cause, une issue heureuse et un emploi proportionné de la force, telles sont les restrictions classiques auxquelles Erasme se réfère et qui relativisent son pacifisme.

Un exemple de juste cause est la guerre contre les Turcs.

Il faut se rappeler que depuis le XIe siècle déjà, les Turcs repoussent les Byzantins et peu à peu se constitue un empire ottoman qui de siècle en siècle va s’étendre toujours plus loin. A l’époque d’Erasme, cet empire couvre l’Anatolie, l’Arménie, une partie de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan, le Kurdistan, la Mésopotamie, La Mecque, la Syrie, l’Égypte, Alger, Tunis, Tripoli, l’Irak, la Serbie, la Bulgarie, la Bosnie, l’Albanie, toute la péninsule balkanique, la Grèce, la Crimée, Rhodes et une grande partie de la méditerranée, la Hongrie. En 1529, les Turcs mettent le siège devant Vienne.

Il parle de la menace turque dans sa Lettre à Sigismond Ier de Pologne ⁠[100] et François Ier, roi de France se disputent la suprématie en Europe et plus particulièrement en Italie. Défait à pavie et fait prisonnier, François Ier doit renoncer à toutes ses prétentions sur l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Italie[Italie], à certaines places fortes de la Picardie et restituer la Franche-Comté aux Habsbourg. En mai 1526, le pape Clément VII (Jules de Médicis), jouant sur le désir de revanche de François Ier, se fait le promoteur d’une ligue anti-impériale appelée la Sainte Ligue. Clément craint la main mise de l’Empereur sur toute l’Italie et la disparition de l’état pontifical. La Ligue se compose en plus du pape, du roi de France, du roi d’Angleterre (Henri VIII), du duché de Milan, de la République de Venise, de la République de Gênes ainsi que la Florence des Médicis. L’Empereur tente sans succès de reconquérir l’alliance du pape avec l’intention de contrôler momentanément l’Italie septentrionale : c’est pourquoi il décide d’intervenir militairement en lançant contre l’état pontifical la puissante famille romaine des Colonna, depuis toujours ennemie de la famille Médicis. Les soldats du cardinal Pompeo Colonna saccagent Rome, le 20 septembre 1526. Clément VII, assiégé, est obligé de demander l’aide de l’Empereur avec la promesse en échange de quitter l’alliance avec le roi de France. Colonna se retire et Clément VII, une fois libre, rompt le traité signé sous la contrainte avec l’Empereur et appelle à son aide François Ier. Dans cette situation, l’Empereur décide d’une intervention armée contre l’état pontifical, sous les ordres du duc Charles III de Bourbon qui fut connétable de France avant de passer au service de Charles Quint et qui meurt durant l’assaut. Clément VII, réfugié au château Saint-Ange, dut finalement se rendre et accepter les conditions des vainqueurs. L’armée impériale forte de 35.000 hommes, allemands, italiens et espagnols, surtout de lansquenets impériaux (12 à 15.000) mobilisés par Charles et commandés par des chef luthériens antipapistes va de saccager Rome pour se payer et en grande partie par haine anticatholique : vols, sacrilèges, massacres, tombes des papes violées, cadavres profanés, religieuses violées. La peste et la famine achèveront la Ville. En tout il y eut 20.000 morts sur 55.000 habitants et de graves dommages au patrimoine artistique.
   A propos de Clément VII (1478-1534), pape de 1523-1534, Erasme met en cause sa responsabilité : il « agirait lui-même avec plus de bonheur, et les princes souverains engageraient moins fréquemment entre eux des guerres de cette sorte, si persuadé pour son propre compte de l’excellence de la paix, il ne signait de traité avec aucun monarque, mais se présentait aux yeux de tous à égalité comme un père. » (op. cit., p. 302). Plus tard, en 1529, il écrira : « Seul le pape s’emploie avec zèle à prêcher la concorde, mais en vain ; autant vouloir blanchir un nègre ». (Charon, op. cit., p. 318). Clément avait alors signé le traité de Barcelone avec Charles Quint qu’il couronna à Bologne en 1530. ]. Non seulement Erasme était très prisé en Pologne par les cercles religieux et intellectuels anti-luthériens mais il avait aussi une grande admiration pour le roi dont il ne cesse de chanter les louanges. Sigismond apparaît comme le modèle des princes chrétiens, qui aurait été suscité par Dieu pour apaiser les « flots déchaînés » par sa piété, sa sagesse et son autorité⁠[101] et son souci de la paix.

Au début de son règne Sigismond mena plusieurs guerres contre les Moscovites, les Valaques, les Tatars et les Prussiens. Il a montré, écrit Erasme, « une hauteur d’âme manifestement royale ». Il a préféré chercher la paix ou livrer un combat limité malgré sa position de force, en dépit des oppositions internes et au détriment de sa réputation. Il a refusé des prises faciles, une succession légitime (Hongrie) et s’est efforcé de réconcilier des adversaires.⁠[102]

« Et si les princes, poursuit Erasme, suivant votre exemple et méprisant leurs passions privées, tournaient leurs yeux, comme d’un observatoire élevé, vers la piété, c’est-à-dire la gloire du Christ et le salut du peuple chrétien, et faisaient passer la paix publique et universelle avant je ne sais quels intérêts privés, ces intérêts qui font souvent commettre des fautes et, même dans le cas contraire, sont achetés à un prix trop cher : tout d’abord, unis entre eux par la concorde, ils règneraient d’une manière beaucoup plus heureuse et beaucoup plus glorieuse ; de plus ils desserreraient facilement de la gorge des Chrétiens l’étreinte du Turc, et apaiseraient ce funeste conflit au sein de l’Église avec d’excellents arguments. » Mais Erasme ne se fait guère d’illusion car « la plupart des guerres sont inspirées par la colère, par l’ambition, ou par quelque autre passion particulière, bien plutôt que par la considération du devoir ou de l’intérêt de l’État ; quant aux traités, nous constatons leur faiblesse et leur caractère éphémère, et, chose plus grave, ce sont eux qui engendrent souvent de nouvelles guerres. »⁠[103] Il vaudrait mieux renoncer aux possessions éloignées, renoncer à un grand empire difficile à administrer mais les princes veulent accumuler les possessions comme les ecclésiastiques accumulent (achètent) les charges. ⁠[104]

Erasme regrette que les querelles entre monarques chrétiens aient ouvert « la voie au Turc, si bien qu’il a commencé par envahir Rhodes[105], et aussi tout récemment la Hongrie[106]. Trop heureuse cruauté, destinée à pénétrer encore plus profondément chez nous, à moins que, nous mettant d’accord et joignant nos boucliers, nous opposions un barrage à cette entreprise. » Il déclare à Sigismond : « vous n’avez pas renoncé à la poursuite de pourparlers d’armistice avec les Turcs ; même avec les Scythes, vous êtes favorable à la conclusion d’un traité, à moins que, par leurs incursions scélérates et dignes de bêtes féroces plutôt que d’êtres humains, ils continuent sans trêve à attaquer votre empire. Détourner leur cruauté sauvage et implacable des possessions et de la gorge de vos propres sujets, c’est un devoir sacré plutôt qu’une action guerrière ; et si guerre il y a, elle appartient à la catégorie de celles qu’on ne peut éviter en aucune manière sans laisser s’accomplir un crime épouvantable »[107]

Erasme est d’autant plus attaché à la personne de Sigismond qu’il est souvent déçu par les rois⁠[108], même par ceux avec lesquels il entretenait des relations et auxquels il destinait certains de ses ouvrages sur la paix, comme François Ier ou Charles-Quint.⁠[109]

Erasme est déçu aussi, on l’a vu, par l’attitude des papes et pas seulement par Jules II. Bien sûr, Léon X⁠[110], ordonné prêtre quatre jours après avoir été élu pape, était d’un caractère pacifique mais il avait nommé son frère chef des armées pontificales qui menèrent des guerres et grevèrent les finances pontificales qu’il alimenta en, intensifiant la campagne des indulgences qui allait hâter la révolte luthérienne dont il ne comprit pas le fond. Il envisagea sans succès de lancer une croisade contre les Turcs. Généreux mécène et grand humaniste, plus préoccupé d’art, de culture et de politique que de réforme spirituelle, Léon laissa « se répandre autour de lui un paganisme et un amoralisme avoués »[111]. Adrien VI qui lui succède⁠[112], ancien collègue d’Erasme à Louvain, précepteur de Charles Quint à partir de 1507, déçoit Erasme : « Un espoir était permis avec notre nouveau pontife, d’abord comme théologien, et comme théologien dont l’intégrité morale était éprouvée depuis ses jeunes années. Or je ne sais comment il se fait que l’autorité pontificale prévaut bien davantage pour susciter la guerre chez les princes que pour les amener à composition. »[113]. Adrien VI, en effet, tenta, en vain, d’organiser une croisade contre les Turcs.

Comme dit précédemment Erasme n’est pas opposé à l’idée d’une guerre contre les Turcs mais, écrit-il, « commençons par faire en sorte que nous soyons nous-mêmes de vrais Chrétiens ; après, si nous le croyons bon, attaquons les Turcs ! »[114] Erasme ne supporte pas les guerres que les Chrétiens se livrent entre eux. Mais il fait remarquer : « Je ne suis pas, certes, du même avis, quand il est question de guerre où les Chrétiens, animés par un zèle unique et pieux, repoussent la violence du barbare envahisseur et défendent au péril de leur vie, la tranquillité publique. (…) Mais si la guerre, cette maladie funeste, est, à ce point inhérente à la nature humaine que nul ne puisse subsister sans elle, pourquoi les Chrétiens ne déchaînent-ils pas ce mal sur les Turcs ? Il serait, naturellement préférable de convertir les Turcs au christianisme, par la persuasion, par les bienfaits, et par l’exemple d’une vie pure, plutôt que par les armes : cependant, si la guerre est absolument inévitable, ce malheur serait moins grave que si les Chrétiens se déchiraient et se tuaient entre eux. Si l’amour réciproque n’est pas de nature à les unir, que du moins ils soient unis contre l’ennemi commun, le Turc, qui sera de quelque façon que ce soit invincible, dès que la discorde les séparera. »  »⁠[115]

Il aborde encore la question du péril turc dans un ouvrage au titre explicite : « Devons-nous porter la guerre aux Turcs ? », écrit en 1530⁠[116]. Rappelons-nous qu’en 1529, les Turcs étaient devant Vienne.

Face à cette menace, l’Europe est désunie : la France, en particulier, n’obéissant qu’à ses intérêts particuliers, fait alliance avec Soliman II contre Charles Quint et obtient ainsi un régime privilégié dans l’Empire ottoman⁠[117] par la concession de « capitulations » (conventions) qui restèrent en vigueur jusqu’au XXe siècle. La France acquit ainsi des avantages sur les plans commercial, fiscal, religieux, pénal, etc..

Erasme, lui, ne veut pas d’une croisade , il ne veut pas d’une guerre à n’importe quel prix et ne partage pas non plus le point de vue de Luther qui estimait que cette invasion était un châtiment divin auquel il ne fallait pas s’opposer : « S’il est vrai que toute guerre engagée contre les Turcs n’est pas forcément légitime et pieuse[118], il arrive aussi que la non-résistance au Turc ne soit rien d’autre que l’abandon des Chrétiens à des ennemis particulièrement cruels, la soumission de nos frères à leur indigne asservissement. »⁠[119]

Certes, cette « race barbare » qui se livre à de terribles massacres profite de l’indolence et des fautes chrétiennes mais il faut « porter secours aux peuples frères en détresse »[120]

Comment expliquer le succès des Turcs et la défaite des Chrétiens ? « C’est à nos vices qu’ils doivent leurs victoires » : les dissensions, l’ambition, la perfidie.⁠[121]

Ceci dit, comment mener une guerre « légitime et pieuse » ?

« On fait preuve d’une extrême impiété en estimant que l’art médical peut chasser la maladie malgré Dieu. Nous nous trouvons dans une situation semblable quand nous estimons pouvoir, malgré la colère de Dieu, repousser le désastre par nos propres forces, alors que nous reconnaissons dans les incursions des Turcs le moyen de nous inciter à une vie meilleure et à une concorde mutuelle. (…) Si nous désirons réussir dans notre entreprise d’arracher notre gorge à l’étreinte turque, il nous faudra, avant de chasser la race exécrable des Turcs, extirper de nos cœurs l’avarice, l’ambition, l’amour de la domination, la bonne conscience, l’esprit de débauche, l’amour de la volupté, la fraude, la colère, la haine, l’envie, et après les avoir jugulés avec le glaive spirituel, adopter un état d’âme véritablement chrétien ; alors, si la situation l’exige, nous pourrons combattre sous l’étendard du Christ l’adversaire turc, et le vaincre avec le même champion »[122]

En tout cas, nous ne devons pas combattre « les Turcs en Turcs »[123]. « Notre but unique, notre principal dessein : augmenter la puissance du Christ plutôt que la nôtre. »[124] Le soldat chrétien ne peut donc être animé de mauvais sentiments : « Si c’est le souci de la paix publique qui te fait sortit l’épée du fourreau, le souvenir de tes opprimés ou l’amour de la religion, si tout l’espoir d’une victoire est placé dans le secours de Dieu, si ton regard droit ne fixe rien d’autre que la gloire du Christ et l’intérêt du troupeau des Chrétiens, alors dis-toi que, par un effet de la volonté divine, une réponse te sera donnée en moyen propitiatoire: « Attaque, et tu vaincras ! » (…) Si c’est la cruauté, la passion d’étendre ta domination, le désir de rapines, qui t’appelle aux armes, sache bien qu’aucun oiseau ne peut voler sous de plus funestes auspices. En effet même si parfois quelque succès semble favoriser ceux qui font la guerre avec de tels augures, ce n’est pas une situation heureuse, mais une proie fallacieuse dont la séduction entraîne vers des calamités plus redoutables…​ »[125]

Encore faut-il que la guerre « s’engage sous la direction des plus grands monarques légitimes, et en pleine communion de vues »[126] Nous retrouvons ici une des conditions classiques de la guerre juste : qu’elle soit déclarée par une autorité légitime.

Quant à l’argent nécessaire, au lieu de faire porter au peuple cette charge financière, Erasme prévoit cette solution : « pour éviter de faire peser sur le peuple les lourdes charges financières nécessitées par la guerre, une méthode pourrait être mise en oeuvre, consistant pour les princes à réduire leurs dépenses superflues : en agissant ainsi, ils verront quelle énorme contribution s’ajoute à leurs revenus. Qui ferait en effet honnêtement le compte des sommes d’argent englouties dans les cérémonies, les prodigalités, les festins, les ambassades tapageuses, les plaisirs et les jeux ? S’ils estiment que faire la guerre aux Turcs est une sainte et pieuse action, pourraient-ils garantir à Dieu d’aumône plus agréable que d’augmenter le revenu de leurs impôts par leur économie et dépenser pour la piété ce qu’ils auraient soustrait aux folies bruyantes ?

Quand je parle des princes, la même opinion peut s’appliquer aux riches, quels qu’ils soient. Dieu sera doublement satisfait si l’argent dépensé pour la piété est soustrait aux vices. Le résultat de cette pratique sera que personne ne s’appauvrira par ses prodigalités, mais s’enrichira plutôt par un accroissement de vertu. En outre, la méfiance du peuple diminuera si les projets envisagés sont menés à leur terme. Jusqu’ici la collecte de l’argent s’est faite avec célérité, mais la poursuite de l’entreprise a été d’une lenteur remarquable, pour ne pas parler d’abandon. »[127]

N’empêche que pour Erasme, la guerre reste l’ultime recours : « une guerre contre les Turcs n’est pas de mon goût, à moins que ne nous y contraigne une nécessité inéluctable. Et j’avoue que nous devons à peine espérer la victoire si le Seigneur ne se tient pas à nos côtés ; mais si nous nous appliquons à nous le rendre favorable, quand bien même nous lutterions à cent contre dix mille, la victoire nous est assurée. »[128]

Comment se rendre Dieu favorable sinon en se convertissant et il importe même « que les princes de l’Église se détachent de toute espèce de luxe, d’ambition, d’avarice et de tyrannie. »[129] et que les combattants combattent en vrais chrétiens.⁠[130] « Il n’existe aucun bouclier fait de main d’homme qui puisse garantir tout le corps contre les blessures ; c’est même parfois le bouclier qui cause la perte de celui qui le porte ; mais lorsqu’on est couvert par le bouclier de Dieu, on est invulnérable de toutes parts. »⁠[131]

A l’instar de saint Augustin, il répète : « je ne dissuade pas de faire la guerre, mais, je veux, dans la mesure de mes moyens, travailler à ce qu’elle soit engagée et conduite avec bonheur. » Il ne faudrait pas qu’elle tourne à la catastrophe : « C’est dur, je l’avoue, mais mieux vaut encore supporter notre sort, si dur soit-il, si c’est la volonté de Dieu, plutôt que d’attirer sur nous une catastrophe totale. » ⁠[132]

Car la paix, la véritable paix, est un bien inestimable. Encore faut-il distinguer la vraie paix de la fausse paix : « Par nature, sans doute, tous les hommes sont à la poursuite de la paix ; ils sont en quête d’un endroit où leur esprit puisse se reposer ; mais comme ils accrochent leurs nids à des réalités vaines et périssables, plus ils s’affairent pour trouver le repos, plus ils s’enfoncent dans les tracas.(…) L’un pose son nid dans la science, l’autre dans la paresse, l’autre dans la volupté, certains, dans cette disposition vertueuse qu’ils appellent sagesse, d’autres encore, dans l’acte même et l’exercice de la vertu. Mais tous ces gens-là, comme le dit Paul, « ont perdu le sens commun de leurs réflexions » (Rm 1, 21) : alors qu’en paroles, et en paroles grandiloquentes, ils promettaient aux autres l’euthumia , leur cœur à eux-mêmes ne connaissait aucun repos. Et pourquoi cela ? Parce que ce n’est pas dans le Dieu vivant qu’ils cherchaient leur joie. »[133]

Il n’y a donc pas lieu de parler de pacifisme absolu à propos d’Erasme. Nous avons retrouvé dans ses réflexions les principes traditionnels de la guerre juste mais, on l’a vu, Erasme l’envisage dans le cadre d’une action militaire contre la menace turque et se montre, à juste titre, extrêmement sévère pour les guerres que les chrétiens, princes et papes, mènent entre eux.

La fin d’un monde

St Vincent de Paul , témoin d’un temps révolu ?

Il est intéressant de s’arrêter un instant à la vie de « Monsieur Vincent »⁠[134] connu tout particulièrement pour son action inlassable lutte contre les misères matérielles et spirituelles⁠[135]. Ce que l’on sait moins, ce sont ses relations politiques au plus haut niveau de l’État⁠[136]. A cette époque de guerres à l’extérieur et à l’intérieur du Royaume⁠[137], il travaille au soulagement de toutes les souffrances endurées par les militaires comme par les civils mais il est partisan de certaines interventions armées. Il cherche certes à rassembler des fonds pour racheter les captifs tombés aux mains des barbaresques mais aussi, en 1658, pour soutenir une expédition militaire susceptible d’aller les délivrer, pour, comme il l’écrit, « tirer justice des Turcs ».⁠[138]

Auparavant, entre 1656 et 1659, il avait soutenu de ses prières⁠[139] et par la recherche de fonds⁠[140] la lutte du royaume de Pologne⁠[141] face aux Suédois, aux Tartares et aux « Moscovites ».

Le souci de Vincent de Paul est de défendre les vies chrétiennes contre les leurs ennemis et les catholiques contre les hérétiques⁠[142] « et cela pour donner la paix qui est le but de la guerre »[143].

Ses prises de position, St Vincent les justifie en citant très souvent l’Eloge de la Milice nouvelle de saint Bernard que nous avons déjà évoquée. Le problème vient de ce qu’il lit l’actualité avec les critères anciens alors que les luttes dans lesquelles il prend position n’ont pas le caractère tranché qu’il leur prête comme en témoigne W. Cavanaugh  dans son livre Le mythe de la violence religieuse[144]. Cet auteur montre que les « guerres de religion » des XVIe et XVIIe siècles portent fort mal leur nom. Si l’Église a été impliquée profondément dans ces guerres, c’est parce qu’elle « a été de plus en plus identifiée avec le projet de construction de l’État qui l’a même absorbée. »[145] Ainsi, pour revenir à la guerre de Trente ans qui a fortement marqué la sensibilité de saint Vincent de Paul, ce n’est pas purement et simplement une lutte entre catholiques et hérétiques puisqu’on constate que la France catholique s’est alliée à la Suède luthérienne et que, par la suite, la guerre fut essentiellement un affrontement entre Habsbourgs et Bourbons, les deux grandes dynasties catholiques d’Europe.

Vincent de Paul ne s’est pas rendu compte -il n’avait pas suffisamment de recul- que le monde avait changé, plus exactement qu’un acteur -l’État- venait de changer de rôle :

« Le tournant des XVIe et XVIIe siècles, écrit J.-Fr. Thibault, apparaît (…) comme une période charnière où s’opère un basculement majeur de la pensée politique, qui voit l’État s’imposer, et le droit souverain s’affirmer. »[146]

Randall Lesaffer⁠[147] confirme : « l’émergence de l’État souverain - ou plutôt de la monarchie souveraine - à partir du haut Moyen Age et surtout de la Réforme au seizième siècle (a) détruit le système international médiéval de la res publica christiana et (…) précipité l’Europe dans une grave crise structurelle. » De 1530 aux traités de Westphalie (1648)⁠[148], on constate « l’absence relative d’un droit international aux dimensions européennes » et « la domination de droits internationaux particuliers ou bilatéraux ».⁠[149] Le pape et l’empereur ont perdu leur suprématie théorique et « le droit canon, mais aussi le droit féodal et le droit romain, perdirent rapidement leur signification comme base du droit international en Europe »[150]. On se souvient que pour saint Thomas, trois conditions devaient être remplies pour qu’une guerre soit déclarée juste : être déclarée par le souverain, avoir une juste cause et une intention droite. A partir du 16ème siècle, les deux dernières conditions ne peuvent plus être remplies car manque « un consensus réel concernant le droit international qui déterminait les droits des différents États » et s’est effacée « la présence d’un pouvoir supranational qui pouvait décider de la justice des revendications de belligérants potentiels. »[151] « L’analyse plus générale de la pratique des traités des Temps modernes a démontré que la souveraineté externe - soit l’absence d’un pouvoir international ou supranational efficace - était acquise dès les années 1530-1540. »[152]

Dans la pratique guerrière, on constate quelques modifications significatives : l’amnistie, la libération des prisonniers sans rançon, le refus de se prononcer sur la responsabilité de la guerre, l’abandon des représailles soulignent le caractère non discriminatoire de la paix. On atténue le caractère juridique des légitimations de guerre, on invoque la violation actuelle ou potentielle des droits, la violation d’intérêts politiques. L’important c’est la sécurité et la tranquillité des États. Et « la définition de la sécurité d’un État souverain [est] sujette à la discrétion du souverain »[153]et on se soucie de garantir les droits commerciaux. La notion de casus belli s’élargit donc.

Si même jusqu’au dix-septième siècle on trouve dans les traités de paix ou d’alliance référence à la res publica christiana, concept « entre autres invoqué afin de légitimer une guerre ou une paix sur la base de l’argument que l’unité et la stabilité interne de la chrétienté était une condition sine qua non pour la défendre contre ses ennemis externes, en première instance contre le Turc. Après la Réforme, le même raisonnement fut retenu par les adhérents des différents courants dans le monde chrétien vis-à-vis de leurs ennemis respectifs, catholiques ou protestants. »[154] Apparaît aussi progressivement une référence plus ou moins explicite à l’équilibre européen : cette théorie se substitue « à l’idée de l’unité chrétienne face à ses ennemis externes, comme principe de base de la société internationale » et vise « à garantir la souveraineté et la liberté de chaque pouvoir souverain ».⁠[155]

« Tout cela indique manifestement que la guerre était de moins en moins considérée comme une voie de recours ultime à caractère juridique, mais qu’elle était devenue un instrument politique à utiliser discrétionnairement par les États. »⁠[156]

« Le mécanisme très délicat d’éducation à la paix que constituait la théorie de la guerre juste dans la Chrétienté »[157] et, a fortiori, les efforts plus pacifistes d’un Las Casas ou d’un Erasme, sont mis à mal par le divorce entre les fins temporelles et les fins spirituelles et par la rupture de l’unité chrétienne. De son côté, la Réforme protestante a supprimé le rôle d’arbitre moral que pouvait jouer l’Église et a favorisé le développement des nationalismes en permettant à la religion d’être au service des politiques nationales et de leurs guerres.⁠[158]

Et la papauté n’arrive pas à combattre cette tendance.


1. 1474-1566.
2. Cité in LAS CASAS Barthélemy de, L’Évangile et la force, Présentation, choix de textes et traduction par Marianne Mahn-Lot, Cerf, 1964, p. 48.
3. 1494-1560, fut aussi professeur à l’université de Salamanque.
4. 1503-1576, participa au Concile de Trente et à la Controverse de Valladolid, fut le confesseur de Marie Tudor, archevêque de Tolède, arrêté par l’Inquisition qui le suspecte d’hérésie, condamné par Grégoire XIII bien que son travail au Concile ait été déclaré orthodoxe. Le pape rédigea toutefois cette épitaphe : « Bartolomé Carranza, navarrais, dominicain, Archevêque de Tolède, Primat des Espagnes, homme illustre par son lignage, par sa vie, par sa doctrine, par sa prédication et par ses aumônes ; d’esprit modeste dans les événements heureux et d’humeur égale dans l’adversité ». Proposer une meilleure traduction .
5. 1509-1560, participa au Concile de Trente et à la Controverse de Valladolid, fut professeur à Salamanque et Valladolid.
6. La pensée de Vitoria influença d’autres théologiens encore comme Domingo Bañez (1528-1604), directeur de conscience de sainte Thérèse et professeur à Salamanque, condamné par l’Inquisition en 1599 à ne plus enseigner ; le jésuite Luis Molina (1536-1600), professeur à Evora puis à Madrid, à l’origine d’une grande controverse avec les dominicains sur le libre-arbitre et la prédestination ; un autre jésuite, Francisco Suarez (1548-1617), qui enseigna à Avila, Ségovie, Valladolid, Rome, Alcala, Salamanque et Coimbra. Même des juristes protestants comme Alberico Gentili (1552-1608) qui fut professeur à Oxford, auteur d’un De jure belli et et Hugo Grotius (1583-1645) auteur du De jure belli ac pacis (1625) s’inspirèrent de Vitoria. L’œuvre de ce grand dominicain sombra ensuite dans l’oubli pratiquement jusqu’au XXe siècle.
7. LAS CASAS B. de, op. cit., p. 15.
8. Dans le codicille de son testament elle écrit : « Notre dessein principal étant d’inviter les peuples de là-bas à se convertir à notre sainte foi (…), je supplie le roi mon mari de ne pas consentir à ce que les Indiens soient lésés dans leur personne ou dans leurs biens… » (id., p. 17).
9. Henri de Suse, dit «  Hostiensis », vers 1200-http://fr.wikipedia.org/wiki/1271[1271
10. LAS CASAS B. de, op. cit., p.19.
11. Il fut aboli en 1543.
12. LAS CASAS B., op. cit., p. 20.
13. Un temps, il pense aux esclaves noirs pour remplacer les Indiens. On l’accuse d’ailleurs d’avoir été le premier à demander licence d’importer des esclaves noirs. En espagnol, « primero » signifie à la fois « premier » et « d’abord ». Le P. ANDRE-VINCENT (Las Casas, apôtre des Indiens, Nouvelle Aurore, 1975, p. 181) traduit : il a d’abord, dans un premier temps, demandé licence d’importer… Ce qui est plus vraisemblable puisqu’en 1502 déjà, des Noirs avaient été amenés à Hispaniola. d’autre part, Las Casas poursuit son récit, toujours à la troisième personne : « Depuis qu’il eut compris de quelle façon inique ces Noirs avaient été asservis par les Portugais, il n’aurait pour rien au monde renouvelé une pareille demande (…), il ne fut jamais certain que l’ignorance où il avait vécu à ce sujet lui servirait d’excuse devant le tribunal de Dieu »
   Telle est la traduction du P. André-Vincent. Par contre, Marianne Mahn-Lot écrit (pp. 27 et 28) : « Le clerc Las Casas fut le premier à demander licence d’importer des esclaves noirs » elle commente : « en réalité, il fut peut-être le premier à le « redemander », car des Noirs avaient été introduits à Hispaniola en 1502, mais comme ils avaient participé à une révolte aux côtés des Indiens, le gouverneur Ovando avait supplié le roi de ne plus permettre qu’on en introduisît ». Las Casas poursuit : « Depuis qu’il eut compris de quelle façon inique ces Noirs avaient été asservis par les Portugais, il n’aurait pour rien au monde renouvelé une pareille demande (…), il ne fut jamais certain que l’ignorance où il avait vécu à ce sujet lui servirait d’excuse devant le tribunal de Dieu. » Marianne Mahn-Lot commente : « On a souvent fait remarquer que les Européens n’avaient pas « inventé » l’esclavage des Noirs qui existait déjà en Afrique. Las Casas n’y aurait pas vu une excuse. Il écrit judicieusement : « Depuis longtemps les Portugais ont accoutumé de pratiquer des razzias en Guinée pour s’y procurer des esclaves ; voyant donc que nous, Espagnols, avions tant besoin d’esclaves et les leur achetions un bon prix, ils se mirent à en capturer de plus en plus. Et les Noirs eux-mêmes, voyant avec quelle avidité on les recherche, se sont mis à se faire entre eux d’injustes guerres et à se vendre les uns les autres aux Portugais, si bien que nous portons la responsabilité des péchés qu’ils commettent ainsi. » »
   Si nous nous en remettons au texte espagnol (Ed. Miguel Ginesta, 1875, édition digitale de la Biblioteca virtual Miguel de Cervantes, 2007 sur le site www.cervantesvirtual.com, au tome IV, Livre III, chapitre CII, p. 380), on lit : « Otras muchas y diversas mercedes se les prometieron, harto provocativas, à venir à poblar estas tierras, de los que las oian ; y porque algunos de los españoles desta isla dijeron al clérigo Casas, viendo lo que pretendia y que los religiosos de Sancto Domingo no quieran absolver à los que tenian indios, si no los dejaban, que si les traia licencia del Rey para que pudiesen traer de Castilla una docena de negros esclavos, que abririan mano de los indios, acordàndose desto el Clérigo dijo en sus memoriales, que le hiciese merced à los españoles vecinos dellas de darles licencia para traer de España una docena màs o ménos, de esclavos negros, porque con ellos se sustentarian en la tierra y dejarian libres los indios. Este aviso, de que se diese licencia para taer esclavos negros à estas tierras, dio primero_ el clérigo Casas, no advirtiendo la injusticia con que los portugueses los toman y hacen esclavos, el cual, despues, de que cayo en ello, no lo diera por cuanto habia en el mundo, porque siempre los tuvo por injusta y tirànicamente hechos esclavos, porque la misma razon es dellos que de los indios. »  _Primero employé adverbialement, est opposé à despues : d’abord… ensuite. Le P. André-vincent a donc raison de protester contre la traduction de primero par « le premier ». Plus loin (Tome V, livre III, chapitre 129, pp. 30-31 : « Deste aviso que dio el Clérigo, no poco despues se hallo arrepiso, juzgàndose culpado por inadvertencia, porque como despues vido y averiguo, segun parecerà, ser tanto injusto el captiverio de los negros como el de los indios, no fué discreto remedio el que aconsejo que se trujesen negros para que se libertasen los indios, aunque él suponia que eran justamente captivos, aunque no estuvo cierto que la ignorancia que en ésto tuvo y buena voluntad lo excusase delante el juicio divino.  […] siguiose de aqui tambien que como los portugueses de muchos años atràs han tenido cargo de robar à Guinea, y hacer esclavos à los negros, harto injustamente, viendo que nosotros mostràbamos tanta necesidad, y que se los compràbamos bien, diéron y dànse cada cada dia priesa à robar y captivar dellos, por cuàntas via smalas é inicuas captivarlos pueden ; item, como los mismos ven que con tanta ànsia los buscan y quieren, unos à otros se hacen injustas guerras y por otras vias ilicitas se hurtan y venden à los portugueses, por manera que nosotros somos causa de todos los pecados que los unos y los otros cometen, sin los nuestros que en comprallos cometemos. »
   GIROUD Nicole, dans une remarquable étude particulièrement bien documentée, est formelle : « L’opinion fréquente qui affirme que Las Casas est le premier à avoir amené des esclaves Noirs aux Indes pour libérer les Indios est fausse. Les premiers esclaves noirs sont arrivés, avec l’accord de la couronne espagnole, dès le début du XVIe siècle. […] En fait, comme il le raconte lui-même, […] Las Casas propose effectivement dans sa lutte contre l’esclavage des Indios de 1516 à 1543, la venue d’esclaves noirs aux Indes pour soulager le travail des Indios dans les mines, car les Noirs sont plus forts et plus résistants. Il croyait encore que leur esclavage était dû à une guerre juste. […] Entre 1556 et 1560, il commence à dénoncer aussi cet esclavage. Cet épisode montre bien que Las casas n’a pas mis en cause l’institution de l’esclavage, mais il s’y oppose lorsqu’il est le fruit d’une guerre injuste. Lorsqu’il saura que c’est le cas en Afrique, il défendra de la même façon les droits des Noirs et des Indios. » L’auteur ajoute que « ce repentir, souvent jugé tardif, est, en fait, historiquement précoce » puisque « les premiers textes qui condamnent réellement l’esclavage des Noirs, après Las Casas, apparaîtront à la fin du XVIIe siècle seulement ». (Une mosaïque de Fr. Bartolomé de Las Casas (1484-1566), Histoire de la réception dans l’histoire, la théologie, la société, l’art et la littérature, Editions universitaires de Fribourg Suisse, 2002, pp. 148-149). Nicole Giroud est docteur en théologie et travaille à l’université de Fribourg.
14. LAS CASAS B. de, op. cit., p. 29.
15. Id., p. 30.
16. Id..
17. Rappelons que le pape Paul III, né Alexandre Farnèse, fut un prince typique de la Renaissance, mondain et frivole dans sa jeunesse. Il eut quatre enfants alors qu’il était déjà cardinal-diacre (grâce à Alexandre VI qui avait une liaison avec sa sœur) puis évêque. Néanmoins, c’est lui qui convoque en 1536 le concile de trente et qui entame la réforme de l’Église. C’est lui aussi qui nomma Michel-Ange architecte du Vatican et lui fit exécuter les fresques de la Sixtine.
18. Bref adressé au cardinal Juan de Tavera, archevêque de Tolède, où on peut lire : « Il est parvenu à notre connaissance que pour faire reculer ceux qui, bouillonnant de cupidité, sont animés d’un esprit inhumain à l’égard du genre humain, l’empereur des Romains Charles a interdit par un édit public à tous ses sujets que qui que ce soit ait l’audace de réduire en esclavage les Indiens occidentaux ou ceux du Sud, ou de les priver de leurs biens.
   Puisque nous voulons que ces Indiens, même s’ils se trouvent en dehors du sein de l’Église, ne soient pas pour autant privés de leur liberté ou de la disposition de leurs biens, ou considérés comme devant l’être, du moment que ce sont des hommes et par conséquent capables de croire et de parvenir au salut, qu’ils ne soient pas détruits par l’esclavage mais invités à la vie par des prédications et par l’exemple, et puisque en outre, Nous désirons contenir les entreprises si infâmes de ces impies et pourvoir à ce qu’ils ne soient pas moins enclins à embrasser la foi du Christ parce qu’ils auront été révoltés par les injustices et les torts qu’ils auront subis.
   Nous demandons (…) à ta prudence que tu (…) interdises avec une très grande sincérité, sous peine d’excommunication portée d’avance, à tous et à chacun, quel que soit son rang, d’oser réduire en esclavage les indiens précités, de quelque façon que ce soit, ou de les dépouiller de leurs biens. » (DZ 1495). 
19. « La Vérité elle-même, qui ne peut ni tromper ni se tromper ni être trompée ni devenir trompée, a dit clairement lorsqu’elle destinait les prédicateurs de la foi au ministère de la parole : « Allez enseigner toutes les nations ». Elle a dit toutes, sans exception, puisque tous les hommes sont capables de recevoir l’enseignement de la foi. Ce que voyant, le jaloux adversaire du genre humain, toujours hostile aux œuvres humaines afin de les détruire, a découvert une nouvelle manière d’empêcher que la parole de _Dieu soit annoncée, pour leur salut, aux nations. Il a poussé certains de ses suppôts, avides de satisfaire leur cupidité, à déclarer publiquement que les habitants des Indes occidentales et méridionales, et d’autres peuples encore qui sont parvenus à notre connaissance ces temps-ci, devaient être utilisés pour notre service, comme des bêtes brutes, sous prétexte qu’ils ne connaissent pas la foi catholique. Ils les réduisent en esclavage en leur imposant des corvées telles qu’ils oseraient à peine en infliger à leurs propres animaux domestiques._
   Or Nous, qui, malgré notre indignité, tenons la place du Seigneur sur terre, et qui désirons, de toutes nos forces, amener à Son bercail les brebis de Son troupeau qui nous sont confiées et qui sont encore hors de Son bercail, considérant que ces Indiens, en tant que véritables êtres humains, ne sont pas seulement aptes à la foi chrétienne, mais encore, d’après ce que Nous avons appris, accourent avec hâte vers cette foi, et désirant leur apporter tous les secours nécessaires, Nous décidons et déclarons, par les présentes lettres, en vertu de Notre Autorité apostolique, que lesdits Indiens et tous les autres peuples qui parviendraient dans l’avenir à la connaissance des chrétiens, même s’ils vivent hors de la foi ou sont originaires d’autres contrées, peuvent librement et licitement user, posséder et jouir de la liberté et de la propriété de leurs biens, et ne doivent pas être réduits en esclavage. Toute mesure prise en contradiction avec ces principes est abrogée et invalidée.
   De plus, Nous déclarons et décidons que les Indiens et les autres peuples qui viendraient à être découverts dans le monde doivent être invités à ladite foi du Christ par la prédication de la parole de Dieu et par l’exemple d’une vie vertueuse. Toutes choses passées ou futures contraires à ces dispositions sont à considérer comme nulles et non avenues. » (2 juin 1537).
20. Cette constitution s’attaque notamment au problème posé par la conversion d’indiens polygames. Elle stipule, en bref que le converti conserve la première femme qu’il avait dans le paganisme, la première femme non pas forcément dans le temps, mais selon le droit. Et « au cas où il ne se rappelle pas quelle fut sa première femme légitime, le polygame converti choisit qui il lui plaît parmi celles qui vécurent avec lui maritalement, qu’elle soit encore païenne ou qu’elle soit devenue catholique. » (Cf. GRECO Joseph, sj, Le pouvoir du Souverain Pontife à l’égard des infidèles, Presses de l’Université grégorienne, 1967, p. 15.
21. « Le Pape Paul III, à tous les Chrétiens fidèles auxquels parviendra cet écrit, santé dans le Christ notre Seigneur et bénédiction apostolique. Le Dieu sublime a tant aimé le genre humain, qu’Il créa l’homme dans une telle sagesse que non seulement il puisse participer aux bienfaits dont jouissent les autres créatures, mais encore qu’il soit doté de la capacité d’atteindre le Dieu inaccessible et invisible et de le contempler face à face ; et puisque l’homme, selon le témoignage des Écritures Sacrées, a été créé pour goûter la vie éternelle et la joie, que nul ne peut atteindre et conserver qu’à travers la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ, il est nécessaire qu’il possède la nature et les facultés qui le rendent capable de recevoir cette foi et que quiconque est affecté de ces dons doit être capable de recevoir cette même foi.
   Ainsi, il n’est pas concevable que quiconque possède si peu d’entendement que, désirant la foi, il soit pourtant dénué de la faculté nécessaire qui lui permette de la recevoir. d’où il vient que le Christ, qui est la Vérité elle-même, qui n’a jamais failli et ne faillira jamais, a dit aux prédicateurs de la foi qu’il choisit pour cet office « Allez enseigner toutes les nations ». Il a dit toutes, sans exception, car toutes sont capables de recevoir les doctrines de la foi.
   L’Ennemi du genre humain, qui s’oppose à toutes les bonnes actions en vue de mener les hommes à leur perte, voyant et enviant cela, inventa un moyen nouveau par lequel il pourrait entraver la prédication de la parole de Dieu pour le salut des peuples : Il inspira ses auxiliaires qui, pour lui plaire, n’ont pas hésité à publier à l’étranger que les Indiens de l’Occident et du Sud, et d’autres peuples dont Nous avons eu récemment connaissance, devraient être traités comme des bêtes de somme créées pour nous servir, prétendant qu’ils sont incapables de recevoir la Foi Catholique.
   Nous qui, bien qu’indigne de cet honneur, exerçons sur terre le pouvoir de Notre-Seigneur et cherchons de toutes nos forces à ramener les brebis placées au-dehors de son troupeau dans le bercail dont nous avons la charge, considérons quoi qu’il en soit, que les Indiens sont véritablement des hommes et qu’ils sont non seulement capables de comprendre la Foi Catholique, mais que, selon nos informations, ils sont très désireux de la recevoir. Souhaitant fournir à ces maux les remèdes appropriés, Nous définissons et déclarons par cette lettre apostolique, ou par toute traduction qui puisse en être signée par un notaire public et scellée du sceau de tout dignitaire ecclésiastique, à laquelle le même crédit sera donné qu’à l’original, que quoi qu’il puisse avoir été dit ou être dit de contraire, les dits Indiens et tous les autres peuples qui peuvent être plus tard découverts par les Chrétiens, ne peuvent en aucun cas être privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de Jésus-Christ ; et qu’ils peuvent et devraient, librement et légitimement, jouir de la liberté et de la possession de leurs biens, et qu’ils ne devraient en aucun cas être réduits en esclavage ; si cela arrivait malgré tout, cet esclavage serait considéré nul et non avenu.
   Par la vertu de notre autorité apostolique, Nous définissons et déclarons par la présente lettre, ou par toute traduction signée par un notaire public et scellée du sceau de la dignité ecclésiastique, qui imposera la même obéissance que l’original, que les dits Indiens et autres peuples soient convertis à la foi de Jésus Christ par la prédication de la parole de Dieu et par l’exemple d’une vie bonne et sainte.
   Donné à Rome, le 29 mai de l’année 1537, la troisième de Notre Pontificat. »
22. La mesure concernant l’encomienda fut révoquée car l’institution était trop ancienne et intéressante. Elle fut néanmoins réglementée.
23. MAHN-LOT Marianne in LAS CASAS B. de, op. cit., pp. 55-56.
24. Vers 1490-1573.
25. De convenientia militaris disciplinae cum christiana religione, dialogus que inscribitur Democrates. Et Demócrates Segundo o De las justas causas de la guerra contra los Indios,
26. Cf. le Sumario que D. de Soto rédigea respectant scrupuleusement le discours de Sepúlveda (1ère controverse) puis celui de Las Casas à partir de son Argumentum Apologiae (cité par MAHN-LOT M., in op. cit. pp. 181 et svtes.
27. Qu. 22, a. 9.
28. « Est-ce à moi, en effet de juger ceux du dehors ? N’est-ce pas ceux du dedans que vous avez à juger ? Ceux du dehors, Dieu les jugera… »
29. « Beaucoup de païens ont des idoles abominables. Faudra-t-il que nous les brisions ? Bien plutôt agissons de telle sorte que nous brisions les idoles dans leurs cœurs ; une fois devenus chrétiens, ils nous demanderons eux-mêmes de les briser, ou ils s’en chargeront. Pour le moment, ce qu’il nous faut c’est prier pour eux, et non pas les irriter. »
30. Cité MAHN-LOT M., op . cit., p. 187.
31. Dans son Memorial de remedios (1543), Las Casas écrit : « Ce mot de « conquête » appliqué aux terres et royaumes des Indes découverts ou à découvrir, est un vocable digne de mahométans, inique, tyrannique, infernal ». (cité par MAHN-LOT M., in LAS CASAS B. de, op. cit., p. 59-60).
32. Cité par MAHN-LOT M., id, p. 60
33. Il semble qu’au moment de la controverse, le problème des sacrifices humains ne se posait pratiquement plus selon l’avis de M. Mahn-Lot. Dans son Historia de las Indias (tome IV, livre III, chap. 117, pp. 462-463, op. cit.), Las Casas explique : « …si l’on n’a pas d’abord, pendant un grand laps de temps, enseigné la doctrine chrétienne aux Indiens, comme d’ailleurs à toute autre nation idolâtre, c’est une grande absurdité que de prétendre leur faire abandonner leurs idoles. Jamais ils ne le font de bon gré ; car il n’est personne qui abandonne volontiers et de bon cœur le dieu que depuis bien des années il estime pour véritable, les croyances qu’on lui a enseignées à la mamelle et tout ce que ses ancêtres ont vénéré. »
34. Cité par MAHN-LOT M., id., p. 61
35. Le franciscain Motolinia qui vécut avec les Indiens au Mexique se plaint de Las Casas et écrit à Charles Quint : « Ceux qui ne voudront pas écouter l’Évangile de leur plein gré, qu’ils l’écoutent donc de force, car, comme dit le proverbe : « Mieux vaut le bien fait par contrainte que le mal commis volontiers ». » (Cité par MAHN-LOT M., id., p. 85).
36. Le pape institua en 1568 une commission chargée de « présider au développement de la religion chrétienne chez les Indiens » (MAHN-LOT M., id., p. 87), en 1622 est créée la Congrégation de la propagande ; en 1704, Clément XI confirmera la bulle Sublimis Deus de Paul III.
37. Chap. V, §17, p.176.
38. Id., p.179. 
39. Chap. V, §36, 384, 386, 388 et 390.
40. Las Casas cite « le cas des Turcs et des Maures de Barbarie et d’Orient, dont nous avons, écrit-il, chaque jour à pâtir. Contre ceux-ci, il est certain que nous sommes autorisés à faire une guerre juste, non seulement quand ils la suscitent, mais même quand ils cessent de nous la faire, car nous avons une longue expérience de leur intention de nous porter tort ; cette guerre mérite donc le nom de guerre de légitime défense. »
41. Tome 1, livre 1, chap. XXV, cité in LAS CASAS B. de, op. cit., pp. 195-200.
42. Cité par Las Casas avec la référence 23, q.1a, ch. Noli, in MAHN-LOT M., op. cit., p. 191.
43. Id..
44. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, Ia IIae, qu. 19, a. 5 et 6.
45. Cité in MAHN-LOT M., op. cit., p. 192.
46. Un dernier mot à propos de Las Casas. Il écrit dans son Apologie que les Espagnols  « ont fait mourir misérablement plus de vingt millions de personnes ». Cette affirmation a contribué à nourrir la « légende noire » de l’Espagne, légende développée et propagée par les ennemis de l’Espagne. Au terme d’une enquête sérieuse sur cette question, Joseph Pérez, ancien directeur de la Casa de Vélazquez de Madrid et professeur émérite de civilisation de l’Espagne et de l’Amérique latine à l’Université de Bordeaux III, conclut avec les historiens contemporains que les encyclopédistes français du XVIIIe siècle « peu suspects de sympathie pour une Espagne qu’ils qualifiaient volontiers de fanatique et de rétrograde » avaient porté un jugement correct sur cette affaire: « Las Casas a beaucoup exagéré ; il a idéalisé les Indiens ; les conquistadores se sont conduits en tyrans sanguinaires et cupides, mais leurs crimes ont été perpétré en violation de la législation que les autorités coloniales s’efforçaient de promulguer et qu’elles étaient rarement en mesure de faire respecter sur le terrain. » (PEREZ J., La légende noire de l’Espagne, Fayard, 2009, pp. 146-147).
   Nicole Giroud sur la base des études les plus récentes estime « qu’il sera toujours très difficile de définir la précision et l’exactitude de ces chiffres étant donné le manque de données quant au nombre d’Indios avant l’arrivée des Espagnols. » N’empêche que beaucoup furent décimés par la malnutrition, les guerres, les suicides, les maladies. Par contre, continue-t-elle, « les descriptions des méfaits commis par les Espagnols semblent plus susceptibles d’être mis en cause. » De toute façon, le but de Las Casas « n’a jamais été de porter préjudice à l’Espagne, au contraire. Il cherche la conversion de cette nation, afin qu’elle puisse accomplir au mieux sa mission évangélisatrice. » C’est « l’utilisation idéologique » de ses écrits par les Italiens et les Français qui est à l’origine de « la légende noire ». En réaction, les Espagnols tenteront  « de déprécier l’œuvre et la personne de fr. Bartolomé ». (op. cit., pp. 150-151).
47. Id., pp. 62-63.
48. François, fils aîné du duc Jean de Borgia, naquit en 1510 à Gandie, dans le royaume de Valence. Après une éducation raffinée à la cour de l’empereur Charles-Quint, il épousa en 1529 Éléonore de Castro, dont il eut huit fils. En 1542, il succéda à son père comme duc de Gandie ; mais après la mort de sa femme il renonça à son duché et, ses études de théologie achevées, fut ordonné prêtre en 1551. Entré dans la Compagnie, il fut élu troisième Général en 1565. Il fit beaucoup pour la formation et la vie spirituelle de ses religieux, pour les collèges qu’il fit fonder en divers lieux et pour les missions. Il mourut à Rome le 30 septembre 1572 et fut canonisé par Clément X en 1671. (www.jesuites.com)
49. 1539-1600. De 1559 à 1588, il enseigna la théologie au Pérou, fonda des collèges en Bolivie, au Pérou et au Panama, occupa différentes charges au Mexique. Il enseigna aussi à l’université grégorienne et fut recteur du collège de Salamanque. Il rencontra une opposition considérable de la part du vice-roi Francisco de Toledo (1515-1582) mais fut écouté de Philippe II. Il écrivit notamment, à propos du sujet qui nous préoccupe : De promulgatione Evangelii apud Barbaros, sive De Procuranda Indorum salute
50. Cf. MAHN-LOT M., op. cit., p. 78 qui cite MATROS F., El mito de Las Casas, in Razon y Fé, t. 167, n° 781, 1963.
51. MARGOLIN J.-Cl., in Erasme, Guerre et paix, Aubier-Montaigne, 1973, p. 13. Erasme (vers 1466-1469, mort en 1536). Tous les textes d’Erasme cités ici se trouvent dans ce livre.
52. Lettre contre de soi-disant évangéliques (1529).
53. Henri VIII d’Angleterre, François Ier de France, Charles Quint.
54. Allusion à la victoire des Turcs sur les Hongrois en 1526.
55. Il s’agit de la Réforme luthérienne.
56. Charon, 1529, op. cit., p. 315.
57. Op. cit., pp. 29-30.
58. Philippe de Habsbourg, né à Bruges en 1478, mort à Burgos en 1506, roi de Castille et de Léon, héritier de l’Empire des Habsbourg et dernier duc de Bourgogne, père de Charles Quint.
59. Op. cit., p. 235. Il y revient en plusieurs endroits : dans La confession du soldat, en 1522, le Dialogue satirique (pp. 257-261) et Le soldat et le chartreux (1524) (pp.284-290).
60. Op. cit., pp. 36-40.
61. Il n’y a pas « pire folie » écrira-t-il dans L’éloge de la folie (vers 1510), op. cit., p. 47.
62. Op. cit., pp. 40-43.
63. 1443-1513. Pape de 1503-1513. On peut ajouter que ce pape-soldat, « peu soucieux de la réforme spirituelle de l’Église, (…) laissa toute licence aux humanistes, fut un fastueux mécène et sut utiliser le génie de Michel-Ange, de Raphaël, de Bramante. En 1506, Jules II posa la première pierre de la nouvelle basilique Saint-Pierre, en faveur de laquelle il lança la campagne d’indulgences qui fut plus tard le prétexte de la révolte de Luther ». (Mourre).
64. Op. cit., p. 50. Erasme est peut-être l’auteur du dialogue satirique « Jules, chassé du ciel » (1513?) (op. cit., pp. 48-103) où l’on voit saint Pierre refuser l’entrée du Ciel à Jules II. Si ce texte n’est pas d’Erasme, il représente bien sa pensée.
65. Lettre à A de B, op. cit., p. 107.
66. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., p. 142.
67. Id., p. 148.
68. 1455-1532. Abbé de Saint-Bertin (St-Omer), conseiller de l’archiduc Philippe.
69. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., p. 118. Ailleurs, il écrit : « Ne sont-ce pas les Chrétiens qui ont inventé le canon ? Et pour que l’indignité de cette chose soit encore plus révoltante, on leur a donné le nom des Apôtres, on peint sur eux des figures représentant des saints. »(La complainte de la paix, op. cit , p. 327) N’y a-t-il pas quelque exagération de la part de l’auteur ? Les feux grégeois (grecs) venaient de Perse et avaient été repris par les Arabes. Les Chinois, les Indiens, les Mongols et les persans employèrent des substances explosives dès la plus haute antiquité. Déjà à partir du 11e siècle, les Chinois utilisaient la poudre noire militairement et ils auraient inventé le canon vers 1280. Les premières « bouches à feu », disent certains historiens, apparaissent au XIVe siècle, en occident. Un document attestant l’usage de ce type d’engin, d’origine arabe, date de 1304. d’autres disent que le premier coup de canon fut tiré vraisemblablement par un Arabe à la fin du 13e siècle, un certain Abou-Youssouf sultan du Maroc en 1275. d’autres encore que le premier coup de canon fut allemand, à la bataille de Cividale, en Italie, en 1331. d’autres affirment encore que le premier canon du monde date de 1332. Une légende raconte qu’entre 1320 et 1330 un moine franciscain allemand Berthold surnommé Schwarz (le noir) bien sûr, aurait réussi à faire exploser des corps solides et aurait inventé une bouche à feu. (www.china.org )
   Selon d’autres sources (www.afpyro.org), déjà en 950, les habitants de Tunis auraient utilisé des mortiers contre le roi des Maures de Séville ; en 1073 Belgrade aurait été bombardée par Salomon de Hongrie et en 1098, les Grecs auraient utilisé leur artillerie contre les Pisans. Ce n’est qu’en 1218, au siège de Damiette, que les Croisés auraient fait connaissance avec le feu grégeois. Toujours est-il que Bacon (1214-1292) donne une description de la poudre noire dans son Opus major, en 1250.
   Quoi qu’il en soit, il est difficile de prétendre que ce sont les chrétiens qui ont inventé le canon.
70. Op. cit., pp. 105-106.
71. Cf. La complainte de la paix, op. cit., p. 238.
72. Lettre à A. de Berghes, op. cit., pp. 106-107.
73. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., pp. 141-143.
74. Lettre à Paul Volz, 14-8-1518, op. cit., p. 254.
75. Mt 26, 52 ; Jn 18, 11.
76. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., pp. 114-135.
77. Op. cit., p. 159.
78. A ne pas confondre avec la Paix de Cambrai de 1508 appelée aussi et plus justement sans doute Ligue de Cambrai (qui réunissait en vue d’une guerre contre Venise, le Pape, l’empereur Maximilien, Louis XII, Ferdinand le catholique, les ducs de Ferrare et de Mantoue) ni avec le Traité de Cambrai de 1529 appelé aussi Paix des Dames entre Louise de Savoie au nom de François Ier et de Marguerite d’Autriche au nom de Charles Quint pour mettre fin à la guerre entre la France et la maison d’Autriche. Cette paix n’empêcha pas la guerre de reprendre en 1536. (Mourre)
79. Le secrétaire d’Antoine Duprat (1463-1535), cardinal et chancelier de François Ier écrit : « De toutes ces consultations de faire la guerre au Turc, n’est sorty aucun effect. » cité in LA RONCIERE Ch. de, op. cit., p. 224.
80. Op. cit., p. 209.
81. Id., p. 207.
82. Ils sont allés « jusqu’à détourner sans scrupule, pour ne pas dire avec impiété, les paroles de la Sainte Écriture ». Pour faire la guerre, « ils en appelaient tantôt au Pape Jules II, tantôt aux rois afin qu’ils hâtassent la guerre, comme s’ils n’avaient pas été assez fous eux-mêmes (…). » (op. cit., p.224) « Dès qu’un Pape en appelle à la guerre, on s’empresse d’accourir ; appelle-t-il à la paix ? Personne ne se hâte d’obéir. Si les princes aiment la paix, pourquoi étaient-ils si complètement soumis au Pape Jules, instigateur de la guerre ? » (id., p. 227).
83. Id..
84. Id., p. 240.
85. Id., pp. 229-230.
86. MARGOLIN J.-Cl., op. cit., p. 111.
87. Cf. op. cit., pp. 135-138. Erasme reprend l’argument dans L’institution du prince chrétien (p. 191).
88. Bernard de Clairvaux (1091-1153) prêcha la seconde croisade.
89. Erasme très critique vis-à-vis de la scolastique. Pour l’imitation de J.-C., contre une vision trop rationnelle de la foi.
90. Lettre à François Ier, 1523, op.cit., pp.268-269.
91. Lettre contre de soi-disant évangéliques, 1529, op. cit., p. 323.
92. Op. cit., p. 355.
93. Panégyrique, op. cit., p. 42.
94. Devons-nous porter la guerre aux Turcs ?, op. cit., p. 351.
95. Henri VIII, roi d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Angleterre[Angleterre
96. Lettre adressée à André Ammonius, ami italien et confident d’Erasme, op. cit., p. 51. Il ne s’agit pas de Johann Agricola Ammonius (1496-1570), médecin et professeur de grec ni, bien sûr, d’Ammonius Saccas, philosophe néo-platonicien du IIIe siècle.
97. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., p. 146.
98. Lettre à François Ier, 1523.
99. La complainte de la paix, op. cit., pp. 231-236.
100. 1467-1548. Roi de 1506-1548. La Lettre à Sigismond Ier a été écrit en 1527, l’année du sac de Rome. Depuis 1526, Charles Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique et roi d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Espagne[Espagne
101. Op. cit., p. 297.
102. Id., pp. 299-300.
103. Id., p. 301.
104. Id., pp. 301-302.
105. Décembre 1522.
106. Août 1526.
107. Op. cit., pp. 299-300.
108. Pourtant Erasme est opposé au rêve de monarchie universelle très à la mode à cette époque. Il oppose à cette idée la figure du prince chrétien qui règne « à l’image de Dieu »… (Op. cit., p. 372).
109. Erasme dédie ses paraphrases sur les évangiles aux quatre grands princes : Marc à François Ier, Luc à Henri VIII, Jean à Ferdinand de Habsbourg frère de Charles-Quint, Matthieu à Charles-Quint. Vis-à-vis de leur politique, il reste prudent : « Il ne m’appartient pas de prendre personnellement position à l’égard d’aucun parti, en condamnant sa cause ou en la soutenant. » (Lettre à François Ier, 1523, op. cit., p. 268). Erasme accuse surtout les conseillers (id., p. 275).
   Même si François Ier estimait que certains textes d’Erasme favorisaient l’hérésie (op. cit., p. 292), la familiarité de l’humaniste avec le roi lui évitera des ennuis lorsque Noël Béda (1470-1537), recteur de la faculté de théologie de la Sorbonne, attaqua Erasme accusé d’ignorance crasse. Béda qui traquait luthériens et humanistes réussit tout de même à envoyer au bûcher Louis de Berquin, ami du roi, traducteur de Luther (dont il ne partageait pas toutes les thèses) et d’Erasme (Eloge du mariage et Complainte de la paix). Il fit aussi condamner le Pantagruel de Rabelais et Le miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre, la soeur du roi gagnée aux idées de la Réforme. Son imprimeur (Antoine Augereau, 1485-1534) sera pendu et brûlé sur son ordre. (www.renaissance-france.org). A propos de Béda et de deux autres religieux qui furent des ennemis acharnés d’Erasme, celui-ci écrit : « Je prie pour qu’ils trouvent en Dieu un juge plus clément qu’ils ne l’ont eux-mêmes été pour les autres. Aux gens de leur espèce je rappelle la douceur chrétienne pour que, comme il convient à des hommes d’Église, ils soient plus attentifs à guérir qu’à faire périr. » (Lettre contre de soi-disant évangéliques, 1529, op. cit., p. 323)
110. 1475-1521, pape de 1513 à 1521.
111. Mourre.
112. 1459-1523, pape de 1522à 1523.
113. Les lois de la guerre et le pacte des muses, 1522, op. cit., p. 264.
114. L’institution du prince chrétien, op. cit., p. 195.
115. Op. cit., pp. 230-231.
116. Op. cit., pp. 328-374.
117. Mourre.
118. « …​les Chrétiens, d’une manière générale, estiment à tort que n’importe qui a le droit de tuer un Turc comme s’il s’agissait d’un chien enragé pour la seule raison qu’il est Turc. » (op. cit., p. 354).
119. Op. cit., pp. 350-351). « Que de fois je me suis étonné, lorsqu’il y a peu de temps nous apprenions les désastres répétés de la Hongrie, récemment la fin misérable de Louis, le sort lamentable de la reine marie, actuellement l’occupation du royaume de Hongrie et la dévastation si cruelle de l’Autriche, que de fois, dis-je, je me suis étonné de voir nos pays, et surtout l’Allemagne, rester tout aussi froids que si ces événements ne nous concernaient en rien ! Nous réduisons nos troupes et nous dépensons en plaisirs et en fadaises ce que nous nous refusons à dépenser pour protéger des Chrétiens. » (p. 361) Erasme s’en prend aussi, au passage, à la velléité ou à l’impuissance des souverains pontifes : « La comédie a été si souvent jouée par les pontifes romains, et chaque fois, le dénouement en fut ridicule. En effet ou l’affaire ne progressait pas, ou alors la situation allait en empirant. L’argent recueilli, entend-on dire, reste accroché aux mains des pontifes, des cardinaux, des moines, des ducs et des princes.(…) Aucune dépense n’a été consacrée à l’usage pour lequel l’argent avait été collecté. » (id., pp. 361-362).
120. Op. cit., pp. 339-340.
121. Id., p. 350.
122. Id., pp. 356-357.
123. Id., p. 350.
124. Id., p. 357.
125. Id., p. 359.
126. Id., p. 364.
127. Id., p. 367. Il faudra attendre 1570 pour que le pape Pie V suscite enfin, avec succès, une ligue chrétienne limitée (213 navires espagnols, vénitiens, pontificaux, maltais, génois) qui, sous le commandement de Don Juan d’Autriche triompha de la flotte ottomane (300 vaisseaux) à Lépante en 1571. Toutes les tentatives qui avaient été faites précédemment en vue d’une coalition européenne avaient échoué. Mais le reflux ottoman ne s’amorça vraiment qu’à partir de 1683. (Mourre)
128. Id., p. 370.
129. Id., p. 371.
130. «  Ce qui serait souhaitable au plus haut point, ce serait de pouvoir soumettre les territoires de l’empire turc de la manière dont les Apôtres ont soumis toutes les nations du monde à l’empire du Christ. Ce qu’il faut souhaiter en second lieu, c’est de faire usage de ses armes en visant essentiellement à ce que les ennemis se réjouissent d’avoir été vaincus. Ce résultat sera atteint plus utilement s’ils se rendent compte que le christianisme n’est pas une affaire de mots, et qu’ils découvrent en nous un comportement et une âme dignes de l’Évangile. Il faudra aussi envoyer pour faire la moisson des hérauts intègres, qui ne recherchent aucun avantage pour eux, mais seulement pour Jésus Christ. Enfin, que ceux qui n’auront pas encore pu se laisser séduire soient autorisés à vivre quelque temps sous leurs propres lois, en attendant qu’ils se fondent peu à peu avec nous. » (Id., p. 373)
131. Id., p. 379.
132. Id., p. 373.
133. Sur la concorde qui doit régner dans l’Église, id., p. 378. Un peu rapidement peut-être, mais en ayant sans doute Luther en point de mire, Erasme écrira que « si nous parlons en vérité, nul n’est plus épicurien qu’un chrétien authentique ». Illustrant la béatitude du pauvre, il ajoute : « Ce franciscain aux pieds nus, avec sa corde à noeuds et son froc pauvre et grossier, cet homme amaigri par les jeûnes, les veilles et les travaux, sans rien sur terre qui vaille un sou, mais à qui sa conscience ne fait aucun reproche, connaît une vie plus délectable, que six cents Sardanapales réunis. » (Les colloques d’Erasme, Presses académiques européennes, 1971, pp. 119 et 121, cités in CHANTRAINE G., Erasme et Luther : un autre débat, in Communio, VII, 1982, n° 2, p. 86).
134. 1581( ?)-1660.
135. Il a fondé, entre autres, la Congrégation de la mission (Lazaristes), la Compagnie des Filles de la Charité (avec l’aide de Louise de Marillac), l’œuvre des Enfants trouvés. Il entreprit aussi diverses actions pour améliorer la formation des prêtres (Conférences du mardi, etc.).
136. Il fut aumônier à la cour de la Reine Margot, première épouse d’Henri IV, précepteur des enfants de Philippe Emmanuel de Gondi, Lieutenant Général des Galères, en contact avec Richelieu et Mazarin, confesseur et d’Anne d’Autriche veuve de Louis XIII.
137. La guerre de trente ans, 1618-1648 et la Fronde (1648-1653)
138. Lettre de 1658 citée in SALEM Yves, Saint Vincent de Paul et l’armée, Le fer de lance, Ed. du Cèdre, 1974, p. 24. Le Chevalier Paul de Saumur (1597-1667) envisageait une telle expédition qui eut lieu au moment où Monsieur Vincent mourait mais qui n’eut pas le succès escompté. Ce marin mena la guerre contre les Turcs et les Espagnols en Méditerranée, Frère servant d’armes et chevalier de grâce de l’Ordre de malte, nommé capitaine de vaisseau par Richelieu, il fut chef d’escadre puis vice-amiral avant de recevoir le commandement général de la flotte de Toulon. (Mourre). Le 14 juin 1658, Vincent de Paul écrit à son propos : « Je me propose de célébrer la messe (…) pour prier sa divine bonté qu’il le conserve pour le bien de l’État et bénisse ses armes de plus en plus. » (in SALEM Yves, op. cit., p. 28).
139. Il appelle  de « nouvelles bénédictions sur les armes et les conduites du roi (…) pour en chasser les ennemis et y rétablir la paix qui est à désirer pour le soulagement du pauvre peuple. » (cité in SALEM Yves, op. cit., p. 36).
140. « Ce serait le fait d’un grand seigneur vraiment chrétien (…) de leur prêter la main dans cette persécution. J’ai su que pour le présent 30.000 livres leur viendraient fort à propos pour leur avoir des officiers, ce qui est leur plus pressant besoin. » (Lettre du 7 avril 1657, in SALEM Yves, op. cit., p. 35.)
141. La Française Louise-Marie de Gonzague (1611-1667) était devenue reine de Pologne en 1646 en épousant Ladislas IV Vasa puis son frère Jean II Casimir Vasa.
142. Il rappelle avec reconnaissance la campagne menée par Louis IX contre les Cathares : « Que ne fit point encore ce grand et généreux roi à la guerre des Albigeois ? Le comte de Toulouse s’était révolté dans le Languedoc, la Gascogne, une bonne partie de la Guyenne, la Provence, à l’occasion d’une hérésie qui s’était semée en peu de temps parmi toutes ces provinces. St Louis y envoya ses prédicateurs : St Dominique y fut et ces docteurs que vous savez et dont il est parlé et qui firent de merveilleux fruits, et ensuite, il y fut lui-même à main armée pour réduire à la raison toutes ces provinces révoltées ; ce qu’il fit avec tant de courage et de générosité que cela est admirable (…) or cela nous fait voir, mes frères, que l’humilité n’est point contraire à la générosité (…) puisque St Louis a été grandement humble et fort généreux. » (25 août 1655). (in SALEM Yves, op. cit., pp. 63-64).
143. St Vincent cité in Y. Salem, op. cit., p. 65.
144. Editions de L’Homme Nouveau, 2009. William Cavanaugh enseigne la théologie à l’Université Saint-Thomas à Saint-Paul, Minnesota, États-Unis. Rappelons que, sur la base d’une abondante documentation historique scientifique, l’auteur se refuse à séparer la violence religieuse et la violence séculière comme si la première était irrationnelle et fanatique tandis que la seconde serait « rationnelle et pacifique, et parfois malheureusement nécessaire pour contenir » la première (p. 8). Cette présentation est l’œuvre de l’État-nation libéral qui veut ainsi se présenter comme pacificateur « en reléguant la religion dans la vie privée et en unissant des peuples de différentes religions autour de la loyauté envers l’État souverain » ( p. 16).
145. CAVANAUGH W., op. cit., p. 19.
146. THIBAULT Jean-François, Lecture de Grotius, in Politique et société, vol. 19, n° 1, 2000, p. 163. (texte disponible sur http://id.erudit.org/iderudit/040212ar). J.-Fr. Thibault est professeur à l’Université d’Ottawa.
147. Paix et guerre dans les grands traités du dix-huitième siècle, in Journal of the History of International Law, 7, 2005, pp. 25-4. Randall Lesaffer est professeur d’histoire du droit à l’Université de Tilburg (NL) et à la KUL.
148. Traités qui mirent fin à la guerre de trente ans (guerre religieuse et politique), conclus, d’une part, entre l’Empire et la France et, d’autre part, entre l’Empire et la Suède. Ces traités comportaient des clauses territoriales redessinant la carte de l’Europe. Les clauses constitutionnelles stipulait que « Tout État immédiat d’Empire a chez lui la supériorité territoriale, qui s’étend sur l’ecclésiastique comme sur le temporel ; tout État immédiat a séance et suffrage à la diète impériale ; nulle loi ou interprétation de loi, nulle déclaration de guerre d’Empire, nulle paix ou alliance d’Empire, nulle taxe, levée, constructions de forts, etc., ne peut avoir lieu sans le consentement des États de l’Empire réunis en diète ; les villes impériales jouissent des mêmes privilèges ».(Mourre) Les traités comportaient aussi des clauses religieuses qui « confirmèrent la Paix d’Augsbourg (1555) (entre catholiques et luthériens) et étendirent le bénéfice de la liberté religieuse aux calvinistes allemands ; le principe cujus regio, ejus religio fut ratifié, sauf dans les régions où la tolérance existait en fait avant 1624 ; toute persécution fut proscrite ; le « reservatum ecclesiasticum » fut maintenu pour l’avenir, mais les luthériens furent autorisés à garder les biens ecclésiastiques dont ils s’étaient emparés avant le 1er janvier 1624 ; à la Diète et au collège des Electeurs, l’égalité absolue fut établie entre catholiques et protestants. » (Mourre) Il n’est pas inutile d’ajouter que « l’acceptation du principe cujus regio, ejus religio par les traités des Westphalie provoqua la condamnation de ceux-ci par Innocent X dans la bulle Zelo Dominus Dei (26-11-1648). » (Mourre) Les textes sont disponibles sur le site : cf. Die Westfälischen Friedensverträge vom 24 Oktober1648. Texte und Übersetzungen (Acta Pacis Westphalicae.Supplementa electronica,1).(http://www.pax-westphalica.de/ 7-4-2011).
   A propos d’Innocent X, rappelons que ce pape, dominé et manipulé par sa belle-sœur (Olimpia Maidalchini) avide d’argent, condamna néanmoins les cinq propositions tirées de l’Augustinus de Jansenius par la bulle Cum occasione (31 mars 1653). Il fit construire neuf prisons avec des critères caractérisés par une humanité peu commune pour l’époque. Il écrivit au tsar Alexis Ier de Russie en plaidant la cause des serfs et de la glèbe et en demandant leur affranchissement.
149. LESAFFER Randall, op. cit., p. 27
150. Id., p. 29.
151. Id., p. 30.
152. Id., p. 35.
153. Id., p. 36.
154. Id., p. 37.
155. Id., p. 39.
156. Id., p. 40.
157. JOBLIN P. Joseph, De la guerre juste à la construction de la paix, in DC n°2206, 20-6-1999, p. 590.
158. La Commission mixte catholique/luthérienne déclare : « L’enseignement des deux royaumes que Luther avait proposé pour libérer la société de l’emprise papale fut exploité pour légitimer l’abandon par l’Église de sa responsabilité dans le domaine social et politique », in DC, 1983, pp. 694-697, § 19, cité in JOBLIN, op. cit., p. 590.

⁢d. Grotius

Dans ce contexte, la main passe…

… des théologiens et moralistes aux juristes, aux philosophes et aux hommes politiques ainsi que le montre l’œuvre de Grotius, à la charnière de deux conceptions du droit naturel. La main passe à des gens qui considèrent que l’Église a trahi son message.⁠[1] Dans une société hiérarchisée selon la traditionnelle tripartition fonctionnelle, l’Église, du moins dans son haut clergé, est le plus souvent à côté de la noblesse pour soutenir l’ordre social et contenir les velléités de rébellion du peuple des campagnes ou des villes⁠[2] soutenu d’ailleurs par des mouvements hérétiques qui contestent les hiérarchies établies.⁠[3]

Grotius⁠[4] a été et est l’objet d’interprétations diverses. On peut affirmer que, « l’intelligibilité de l’œuvre de Grotius doit être appréciée à rebours, c’est-à-dire en fonction de ses prédécesseurs »[5] comme Francisco de Vitoria, Balthazar Ayala (1548-1584)⁠[6], Francisco Suarez (1548-1617)⁠[7] ou Alberico Gentili (1552-1608)⁠[8]. Dans un sens, « Grotius participerait en fait d’une tradition doctrinale, celle du droit de la guerre (ius belli), que l’on pourrait qualifier de « primitive » dans la mesure où elle ne fait pas plus la distinction entre autorité légale et autorité morale qu’entre une sphère juridique gouvernant les cas particuliers et une sphère juridique gouvernant les seuls souverains. »[9] Mais certains auteurs insistent plutôt sur la modernité de Grotius qui serait le premier des modernes, celui « qui s’est libéré des impasses scolastiques et de l’autorité d’Aristote » et qui a ouvert la voie à Hobbes, Spinoza, Pufendorf, Locke. Il serait même, pour certains, l’inventeur du droit naturel !⁠[10]

Certes, sa pensée n’est pas toujours homogène et son style est très encombré d’une vaste érudition humaniste mais on peut essayer de mesurer la relative modernité de la position de Grotius par rapport à ses prédécesseurs.⁠[11] Pour cela, il importe de replacer son œuvre majeure De jure belli ac pacis (1625) non seulement dans son contexte historique mais aussi dans la perspective de l’ensemble de son œuvre.

Que peut-on dire de sûr ?⁠[12] Grotius fait le lien entre les théologiens de la paix et les constructeurs de plans de paix que nous avons évoqués dans le volume précédent. Il n’est pas un simple continuateur des théologiens de la paix. Il n’est pas non plus totalement moderniste. Il n’est certainement pas utopiste ni tout-à-fait iconoclaste.⁠[13]

Grotius est confronté à un grave problème : le désordre moral, religieux et politique de son temps : « Quant à moi, écrit-il en pleine guerre de Trente ans, convaincu par les raisons que je viens d’exposer de l’existence d’un droit commun à tous les peuples et valant pour la guerre et dans la guerre, j’ai eu de nombreuses et graves raisons, pour me déterminer à écrire sur ce droit. Je voyais, dans l’univers chrétien, une débauche de guerre qui eut fait honte même aux nations barbares ; pour des causes légères ou nulles on court aux armes et, celles-ci une fois prises, on ne respecte ni droit divin, ni droit humain, comme si, en vertu d’un mot d’ordre général, la folie avait été déchaînée, ouvrant la voie à tous les crimes »[14]. La guerre se fait sans règle, sans qu’il soit possible de distinguer le juste et l’injuste. L’Église n’est plus qu’un facteur de division et non de paix et d’unité. Les querelles théologiques se durcissent et les positions deviennent inconciliables. De plus, la réforme a introduit par son scepticisme un relativisme moral qui s’accommode du respect de la diversité des coutumes locales.

Comment sortir de ce désordre, comment répondre au scepticisme  sinon en trouvant des règles universelles, un droit naturel qui s’impose à tous mais un droit naturel rationnel séparé « d’un contenu théologique exposé au doute sceptique »[15]. Il y a un « ordre normatif » légal et moral qui transcende « la volonté ou l’autorité des acteurs » et qui relève du droit naturel fondé sur la nature sociale de l’homme.⁠[16] Grotius retrouve l’argument stoïcien de la sociabilité : « une certaine inclination à vivre avec ses semblables, non pas de quelque manière que ce soit, mais paisiblement et dans une communauté de vie aussi bien réglée que ses lumières le lui suggèrent »[17]. De là découlent trois règles fondamentales : le respect de la propriété, la réparation des dommages que l’on cause et le respect de la parole donnée. Ces principes de droit naturel rationnel se suffisent à elles-mêmes : « Tout ce que nous venons de dire aurait lieu en quelque manière, quand même on accorderait, ce qui ne se peut sans un crime horrible, qu’il n’y a point de Dieu ou, s’il y en a un, qu’il ne s’intéresse pas aux choses humaines. »[18] N’empêche, ajoute-t-il, que ces règles s’accordent avec le droit qui procède de la volonté divine et que nous pouvons connaître par la Révélation⁠[19] et qu’elles sont aussi l’objet d’un « consensus commun à tous les peuples, du moins aux plus civilisés. »[20]

L’intention de Grotius est claire : régler la guerre par « des lois perpétuelles, qui sont faites pour tous les temps », par une « jurisprudence naturelle, commune à tous les temps et à tous les lieux. »[21] C’est ce droit naturel qui détermine la validité du droit volontaire humain qu’il soit public, « civil » (le droit de l’État), privé ou international (le droit des gens). Attention toutefois au fait que si le droit naturel détermine la validité du droit volontaire, celui-ci ne découle pas de celui-là comme chez les scolastiques. Le droit des gens naturel est « fondé en raison et commandé par le principe de sociabilité », dont les règles sont nécessaires moralement et le droit des gens positif (volontaire) qui ne dérive pas du droit naturel, est aussi rationnel mais commandé par le principe « pacta sunt servanda »[22] puisqu’il n’y a pas de supérieur commun aux États, civil ou religieux.

A la lumière de  ces principes, Grotius va réexaminer les théories de la guerre juste et « juridiciser » la guerre et la paix. La violation du droit -ce qui est juste- justifie la guerre : que ce soit le droit à la vie, à la propriété, au respect des promesses et des contrats. Et l’objectif de la guerre est d’établir la paix par le droit. Cette omniprésence du droit montre que « le problème de la guerre doit être considéré non pas à la seule lumière des requêtes de la conscience morale réglant le jeu des armes quand un conflit éclate entre des puissances ennemies, amis conformément aux termes des pactes qui, expressément ou tacitement, engagent les nations les unes envers les autres. Le droit des gens positif gouverne la guerre. Le jus belli étant à la fois jus ad bellum et jus in bello, il gouverne de part en part tout conflit armé : il règle l’ouverture des hostilités ; il est, dans le cours de la guerre, l’instrument régulateur des actes de belligérance ; il préside, au terme de la guerre, à la conclusion du conflit et, de la sorte, joue un rôle de premier plan eu égard à la paix. »[23] Seule la guerre qui, depuis sa déclaration en bonne et due forme jusqu’à sa conclusion par un traité, respecte les règles du droit peut être considérée comme légitime et juste.

Le jus in bello va nous permettre de comprendre l’écart que Grotius met entre le droit des gens naturel et le droit des gens volontaire ou positif. Dans les chapitres IV à IX du livre III⁠[24], il ne fait pas de différence entre les soldats et les civils : les femmes, les enfants, les vieillards sont des ennemis ; on peut parfois se livrer au pillage, réduire les prisonniers en esclavage ou les tuer. Puis, au chapitre X, il retourne sur ses pas pour « ôter, écrit-il, à ceux qui font la guerre presque tout ce qu’il peut sembler que nous leur ayons accordé effectivement ». Et de condamner ce qui était autorisé précédemment. Comment expliquer ce revirement ? Voici ce qu’écrit Grotius : « en commençant à traiter ces matières du droit des gens , nous avons déclaré que plusieurs choses sont dites être de droit ou permises, soit parce qu’on les fait impunément, soit à cause que les tribunaux de justice prêtent leur autorité à ceux qui les font ; quoiqu’elles soient contraires aux règles ou de la justice proprement ainsi nommée, ou des autres vertus ou que, du moins, ceux qui s’abstiennent de ces sortes de choses, agissent d’une manière plus honnête et plus louable dans l’esprit des gens de bien. »[25] Entre le droit des gens et la conscience morale, il n’y a donc pas de correspondance parfaite⁠[26] et il invite à « relâcher de son droit » c’est-à-dire à faire preuve de modération, d’humanité, à « passer de l’utile à l’honnête, de ce qui est permis à ce qui est louable »[27]. Mais toujours dans le cadre du droit car la morale n’est pas, en soi, effective. Autrement dit, il faut que les interdits du droit naturel, obligatoires, passent dans le droit positif, volontaire, qui les rendra effectifs. Autrement dit encore, il faut « juridiciser les conduites des hommes dans le cours de la guerre »[28]. « Il apparaît en définitive, conclut Simone Goyard-Fabre, que le contenu des dispositions du droit des gens importe moins que, entre les belligérants, le respect de la foi jurée et des conventions établies : toute promesse engage ; tout engagement oblige ; l’obligation juridique se surajoute à l’obligation morale. Il ne s’agit donc pas dans le droit de la guerre, de donner seulement effet aux droits naturels de l’homme mais aussi de reconnaître la force normative des règles institutionnelles acceptées par le consensus gentium. »[29]

Pour conclure, disons que Grotius « a opéré une synthèse entre la théologie scolastique telle qu’elle lui est apparue chez les docteurs de l’Ecole de Salamanque, et de l’esprit rationaliste à son éveil. En cette synthèse, il entend allier la vieille idée de la justice des guerres avec l’exigence humaniste du contrôle de leurs moyens et de la limitation de leurs effets par un ensemble de normes rationnelles à valeur universelle. »[30] Comme Grotius récuse l’autorité universelle de l’Église et estime qu’un immense État planétaire n’est ni possible ni souhaitable, comme « il n’y a [donc] pas de supérieur commun, pas de volonté une à laquelle se rapporter, on est plus facilement porté à soutenir que les rapports rationnels obligent par eux-mêmes. »[31] Les rapports rationnels entre les États comme entre les citoyens sont tellement importants aux yeux de Grotius que « la justice se trouve réduite à la seule justice des échanges , ou à la justice pénale ».⁠[32]

La modernité de Grotius réside donc, d’abord, dans le fait que le droit naturel est purement rationnel, « indépendant de toute institution, serait-elle divine », soustrait à l’autorité des théologiens⁠[33], et, ensuite, dans l’importance prépondérante qu’il accorde aux contrats dans la vie sociale et internationale.

Désormais, comme dit plus haut, ce ne sont plus l’Église et ses théologiens qui serviront de guides dans les relations entre États mais la raison libérée de tout ce qu’elle ne peut concevoir, de tout ce qui pourrait la limiter ou la baliser, une raison néanmoins qui se met au service de causes et d’intérêts divers. A tel point qu’un auteur comme le Suisse Emer de Vattel (1714-1767) s’il reprend bien des éléments des théories de la guerre juste, invoque « néanmoins l’égalité et l’indépendance des nations pour affirmer l’idée que chaque belligérant pouvait en même temps mener une guerre légitime. »[34]

Le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt⁠[35] va plus loin. Dans un de ses livres majeurs, Le Nomos de la terre[36], il confirme l’apparition, en Europe, entre la fin du XVIe siècle et la fin du XVIIe, d’un ordre juridique interétatique qui « déthéologise » la vie publique et la guerre⁠[37]. Les grandes puissances de l’époque, pour circonscrire la guerre, veillent à ne pas perturber l’équilibre continental. Ainsi se bat-on sur la mer ou dans les colonies et non sur la terre. Ce sont les États qui autorisent et organisent la guerre qui, selon Schmitt, ressemble désormais au duel. En effet, « un duel, précise Schmitt, n’est pas juste parce que la juste cause triomphe toujours, mais parce que le respect de la forme présente certaines garanties. » C’est la souveraineté des États qui permet l’analogie avec une personne. Et cette personnification rend les relations entre États souverains susceptibles de courtoisie autant que de juridicité. L’adversaire est un ennemi mais non un criminel comme c’était le cas dans la perspective de la guerre juste. On parlait jadis de guerre juste parce qu’on croyait à un point de vue « neutre », « universel », « transnational », « impartial », « philosophique », au-delà de la cité. Or, les guerres ont interdit, « par hypothèse tout accord sur une commune conception de la justice », chacun en ayant sa propre conception. Et donc la théorie de la guerre juste ne séparait pas les bonnes guerres des autres mais radicalisait le conflit, délégitimait l’opposant, introduisait la guerre civile dans l’espace européen au nom de principes moraux ou religieux qui permettait les pires cruautés⁠[38] Le concept de guerre juste pouvait avoir quand même un sens au Moyen Age dans la mesure où l’occident référait plus ou moins à la même autorité religieuse, à un droit naturel commun, à une théologie politique commune. Ces références disparues ou refusées par certains, l’ordre juridique national se substitue au rêve d’ordre juridique universel. Le Nomos, la loi, ne se conçoit que par rapport à un territoire, une terre.[39] Il n’y a pas de droit naturel, universel, pas de vérité qui transcende les hommes et permette de distinguer l’ami de l’ennemi. Comme il n’y a ni juste ni injuste en soi, « l’égalité des souverains fait d’eux des belligérants jouissant de droits égaux et tient à l’écart les méthodes de la guerre d’anéantissement », affirme Schmitt. Pour cet auteur, la guerre moderne jusqu’au XXe siècle s’est civilisée en refoulant l’idée de guerre juste. Durant cette période, « au lieu de partir de la notion de Justa Causa, ce droit des gens est parti du justus hostis et qualifie toute guerre inter-étatique entre souverains de conforme au droit. Alain Finkielkraut conclut : « Par cette formalisation juridique, on a réussi pour deux cents ans à rationaliser, à humaniser, à circonscrire la guerre. La justice d’une guerre ne résidait plus dans la conformité avec la teneur de certaines normes théologiques ou morales mais dans la qualité des entités politiques qui se font la guerre. En l’absence d’autorité plus haute, chaque personne étatique souveraine décide de la cause qui lui paraît légitimer une guerre, en sachant que l’autre bénéficie d’un même jus ad bellum » Et de citer Schmitt : « Le principe de l’égalité juridique des États rend impossible une discrimination entre l’État qui mène une guerre étatique juste et celui qui mène une guerre étatique injuste. Sinon, un souverain deviendrait juge de l’autre et cela contredit l’égalité juridique des souverains ».⁠[40]


1. BAYLE Pierre (1647-1706) protestant, privé d’enseignement sur ordre de Louis XIV et exilé à Rotterdam se plaint en ces termes : « Il est donc vrai que l’esprit de notre sainte religion ne nous rend pas belliqueux ; et cependant il n’y a point sur la terre des nations plus belliqueuses que celles qui font profession de christianisme (…) Ce sont les Chrétiens qui perfectionnement tous les jours l’art de la guerre en inventant une infinité de machines pour rendre les sièges plus meurtriers et plus affreux : et c’est de nous que les Infidèles apprennent à se servir des meilleures armes » « Je sais bien que nous ne faisons pas cela en tant que Chrétiens (…) mais néanmoins je trouve ici une raison très convaincante, pour prouver que l’on ne suit pas dans le monde les principes de sa Religion, puisque je fais voir que les Chrétiens emploient tout leur esprit et toutes leurs passions à se perfectionner dans l’art de la guerre, sans que la connaissance de l’Évangile traverse le moins du monde ce cruel dessein. » (Cité in COMBLIN J., op. cit., II, p. 113). Dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire opposera la « religion naturelle » qui « a mille fois empêché des citoyens de commettre des crimes » à la « religion artificielle » qui « encourage à toutes les cruautés qu’on exerce de compagnie, conjurations, séditions, brigandages, embuscades, surprises de villes, pillages, meurtres. Chacun marche gaiement au crime sous la bannière de son saint. » Il s’en prend aux prédicateurs : « dans tous ces discours, il n’y en a pas un seul où l’orateur ose s’élever contre ce fléau et ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux et tous les crimes. » A l’exception, reconnaît-il de ce « Gaulois nommé Massillon [1663-1742, évêque de Clermont], qu’un honnête homme peut lire sans dégoût ; mais, (op. cit., p. 219).
2. Sont innombrables, du moyen-âge aux temps modernes, les guerres de paysans ou les soulèvements urbains à travers toute l’Europe.
3. C’est le cas des Cathares, Vaudois, Wiclefites, Hussites, Puritains et Calvinistes.
4. Pseudonyme d’Hugo de Groot, 1583-1645. Juriste et théologien, il fut avocat de la Compagnie des Indes. Adepte de l’arminianisme, « remontrant » un courant protestant fondé par Jacobus Arminius, il s’oppose aux gomaristes (du nom de Gomar) calvinistes. En 1619, dans la déroute des arminiens pourchassés par le pouvoir politique, il est condamné à l’emprisonnement à vie, s’évade en 1621 et s’exile en France où il devient, en 1634, ambassadeur de Christine de Suède. Il meurt en 1645 dans le naufrage du bateau qui l’emmenait en Suède.
5. C’est le cas de HAGGENMACHER Peter, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Presses universitaires de France, 1983.
6. AYALA Balthazar, est un jurisconsulte, né à Anvers en 1548, mort à Alost, le 1er septembre 1584. Sa famille était d’origine espagnole. Balthazar fit ses études à l’Université de Louvain.
   Ayala est auteur d’un ouvrage dédié au duc de Parme, intitulé : De jure, officiis bellicis et disciplina militari, libri III. Duaci, ex typis Johannis Bogardi, 1582 ; in-8°, un recueil, nous dit-on, indigeste de lieux communs sur la guerre et la paix dans l’antiquité.
7. SUAREZ Francisco est l’auteur de majestueux ouvrages de philosophie juridique, comme son Tractatus de legibus ac de legislatore Deo (1612). Les événements en Angleterre, suite à l’accession sur le trône de Jacques Ier (1606), lui firent rédiger une Defensio fidei (1613), un classique sur les origines de l’autorité civile, les relations entre l’Église et l’État et le droit de rébellion contre les tyrans. Le livre fut brûlé publiquement à Londres et à Paris en 1614.
   GASTON Richard rend compte de la petite étude de CARRERAS y ARTAU Joaquin, Doctrinas de Francisco Suarez acerca del Derecho de gentes y sus relaciones con el Derecho natural (brochure in -8°, IV-55 pages), article paru dans le Bulletin Hispanique, Année 1926, Volume 28, Numéro 3 : « Le De legibus ac Deo legislatore de Suarez est une œuvre qui fait date dans l’histoire des idées morales et politiques. A peine postérieure au De jure belli ac pacis de Grotius, conçue indépendamment de lui et dans un tout autre milieu, elle suffirait à attester que la doctrine moderne du droit n’est pas résultée, comme l’enseignent couramment les paresseux disciples d’Auguste Comte, de la décomposition de la société catholique par l’esprit de la Réforme, mais qu’à travers saint Thomas d’Aquin, le stoïcisme et Aristote, elle se rattache au rationalisme gréco-romain. L’objet propre de Carrera est de montrer que si Suarez a tiré du droit naturel enseigné par saint Thomas une doctrine de droit international applicable à la paix et à la guerre, il n’a fait autre chose dans le De legibus et dans le De Charitate que de reprendre avec plus de méthode les idées formulées par un auteur espagnol du XVIe siècle, Francisco de Vitoria, dans la Relectio de Indisposterior seu de bello. Vitoria était un « penseur aigu et perspicace qui entrevoyait déjà la notion d’une communauté ou société des nations fondée sur la nécessité de l’aide mutuelle » (p. 26). Suarez s’est donné pour tâche de rattacher déductivement cette doctrine aux principes posés dans la Somme théologique (Iae, IIa quest. XCIV) pour en conclure que le pape est normalement l’arbitre des princes catholiques. »
8. Alberico Gentili est un juriste italien (1552-1608 à Londres), protestant, professeur à Oxford, auteur d’un traité De legationibus (1585). En discutant les travaux de théoriciens du 16e siècle, de Francisco de Vitoria et Alberico Gentili, Andreas Wagner confronte deux conceptions différentes d’une communauté juridique internationale. For Vitoria the legal bindingness of ius gentium necessarily presupposes an integrated character of the global commonwealth that leads him to as it were ascribe legal personality to the global community as a whole.Pour Vitoria le caractère contraignant juridique de ius gentium suppose nécessairement un caractère intégré de la république mondiale qui le conduit à attribuer en quelque sorte la personnalité juridique à la communauté mondiale dans son ensemble. But then its legal status and its consequences have to be clarified.For Gentili on the other hand, sovereign states in their plurality are the pinnacle of the legal order(s). Pour Gentili, les États souverains dans leur pluralité sont le pinacle de l’ordre juridique. Les États doiventHis model of a globally valid ius gentium then oscillates between being analogous to private law, depending on individual acceptance by states and being natural law, appearing in a certain sense as a form rather of morality than of law. accepter individuellement la loi naturelle, inscrite dans un certain sens comme une forme de morale plutôt que de droit. (Cf. WAGNER Andreas Francisco de Vitoria et Alberico Gentili sur le caractère juridique de la Communauté mondiale, in Oxford Journal of Legal Studies 31, mars 2011 ; pp. 565-582).
9. THIBAULT Jean-François, op. cit., p. 164.
10. BARBEYRAC Jean, Préface à Pufendorf, Droit de la nature et des gens, Amsterdam, 1709, cité par LARRERE Catherine (Université de Paris 1- Panthéon-Sorbonne), Grotius, droit naturel et sociabilité, in Droit naturel : relancer l’histoire ?, Bruylant, 2008, p. 294. Jean Barbeyrac est le premier traducteur de Grotius (1674-1744). Ce juriste calviniste enseigna à Berlin, Lausanne et Groningue.
11. GOYARD-FABRE Simone note que si les prédécesseurs « ont laissé comme (…) le dit [Grotius] « beaucoup à faire après eux », ils lui ont néanmoins ouvert la voie ; il le sait et il leur rend hommage. Bien qu’il ne traite pas du problème de la guerre dans le même esprit qu’eux, sa doctrine demeure, en bien des points, tributaire de l’apport considérable de la pensée médiévale. » (La construction de la paix ou le travail de Sisyphe, Vrin, 1994, p. 36, en note).
12. Nous suivrons ici, sur un plan général, Catherine Larrère, op. cit., pp. 293-329 et l’article Grotius Hugo, 1583-1645, in Dictionnaire de philosophie politique, sous la direction de RAYNAUD Philippe et RIALS Stéphane, PUF, coll. « Quadrige/Dicos poche », 2003. Et surtout, en ce qui concerne la guerre et la paix, GOYARD-FABRE Simone, dans son livre déjà cité : La construction de la paix ou le travail de Sisyphe, Vrin, 1994, pp. 35-60.
13. Cf. GOYARD-FABRE Simone, op. cit., p. 60.
14. De jure belli ac pacis, Prolégomènes, § XXIX.
15. LARRERE Catherine, Grotius Hugo, 1583-1645, op. cit.
16. THIBAULT Jean-François, Lecture de Grotius, in Politique et Sociétés, vol. 19, n°1, 2000, p. 165.
17. GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 5, cité in LARRERE Catherine, Grotius : Droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 299.
18. GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 10, cité in LARRERE Catherine, Grotius : Droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 299.
19. « Dieu, par les lois qu’il a publiées a rendu ces principes plus clairs et plus sensibles, les mettant à portée de ceux qui ont peu de pénétration d’esprit ». GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 11, cité in LARRERE Catherine, in Grotius : droit nturel et sociabilité, op. cit., p. 300. En conservant au droit une origine divine, note GOYARD-FABRE Simone (op. cit., p. 40), Grotius « prouve la force du rationalisme ». Dieu n’est plus la source de la vérité mais le garant de la vérité.
20. LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 299.
21. GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 17 et §XXXII, p. 21, cités in LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 300.
22. Cf. GOYARD-FABRE Simone, op. cit. , p. 50.
23. GOYARD-FABRE Simone, op. cit., p. 51.
24. De jure belli ac pacis, t. II, pp. 765-852.
25. De jure belli ac pacis, III, X (t. II, p. 852), cité in LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 324..
26. GOYARD-FABRE Simone, op. cit ., p. 54.
27. LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 324.
28. GOYARD-FABRE Simone, op. cit., p. 54.
29. Id..
30. Id., p. 59.
31. LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 327.
32. Cf. id., p. 320.
33. Id., pp. 310-311.
34. LESAFFER Randall, op. cit., p. 31.
35. 1888-1985. Il fut membre du parti nazi et protégé par Herman Goering quand sa sincérité antisémite fut mise en cause.
36. Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du Jus publicum europeanum, (1950), PUF, 2001. Carl Schmitt considérant ce livre comme le plus important de toute son oeuvre.
37. Cf. FINKIELKRAUT Alain, Philosophie et modernité, chap. VII, Carl Schmitt et la question de la guerre, PUF, 2009, pp. 85-96.
38. Cf. PERREAU-SAUSSINE Emile, Carl Schmitt contre la guerre juste, in Commentaire, 96, hiver 2001-2002, pp. 972-974. E. Perreau-Saussine (1972-2010) fut professeur d’histoire de la pensée politique à Paris, Chicago et Cambridge.
39. C’est l’argument de Thrasymaque dans La République de Platon (Livre I, 338, d) : « …chaque gouvernement établit les lois pour son propre avantage : la démocratie des lois démocratiques, la tyrannie des lois tyranniques et les autres de même ; ces lois établies, ils déclarent juste, pour les gouvernés, leur propre avantage, et punissent celui qui le transgresse comme violateur de la loi et coupable d’injustice. Voici donc, homme excellent, ce que j’affirme : dans toutes les cités le juste est une même chose : l’avantageux au gouvernement constitué ; or celui-ci est le plus fort, d’où il suit, pour tout homme qui raisonne bien, que partout le juste est une même chose : l’avantageux au plus fort. »
40. FINKIELKRAUT A., op. cit..

⁢iv. Faisons le point

« On a réussi pour deux cents ans à rationaliser, à humaniser, à circonscrire la guerre » écrit Alain Finkelkraut. Dans l’absence de normes morales, dans l’absence d’une « autorité plus haute ».

On a l’impression qu’un progrès, paradoxalement, a été accompli comme si les théories de la guerre juste, du jus ad bellum comme du jus in bello n’avaient pas été des tentatives pour réduire le plus possible la barbarie de la guerre, l’encadrer de règles.

De plus, cette analyse ne tient compte que des guerres inter-étatiques classiques. Mais qu’en est-il des révoltes et des révolutions ? qu’en est-il, pour employer le jargon militaire, des guerres « dissymétriques » qui caractérisent l’époque contemporaine et qui opposent le faible et le fort dans le cadre d’une guerre régulière avec des cibles militaires ?⁠[1] qu’en est-il des guerres « asymétriques », guerilla ou terrorisme, qui opposent la force armée d’un État à des combattants matériellement insignifiants ?⁠[2]

Cette analyse tient-elle compte de l’apparition de la notion de guerre totale, peuple contre peuple ?

Autrement dit, nous allons devoir continuer à réfléchir au déroulement de l’histoire car bien des « nouveautés » sont apparues à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, sur le continent européen d’abord avant de se répandre à travers le monde.

Le rêve d’une « autorité plus haute » est-il perdu ?

Toute référence morale est-elle définitivement obsolète ?

Et l’Église va-t-elle retrouver, d’une manière ou d’une autre, une place dans le concert des voix qui réclament la paix, plus que jamais ?


1. On pense, par exemple, à la guerre qui opposa les États-Unis et l’Irak en 1991.
2. Telle qu’elle est déjà décrite par le général chinois SUN TZU (544-496 av. J.-C.) dans son livre L’art de la guerre. (Texte disponible sur http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Art_de_la_guerre ).