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iii. Des pacifistes au XVIe siècle ?
- 1: a. La non-violence évangélique
- 2: b. qu’en est-il dans le protestantisme classique ?
- 3: c. Et dans le camp catholique ?
- 4: d. Grotius
a. La non-violence évangélique
Les premiers mouvements pacifistes sont nés au sein du christianisme. L’interdiction de tuer a été prise au pied de la lettre. Cette interprétation a été renforcée par le commandement de l’amour et par la certitude d’anticiper dès ici-bas le Royaume de Dieu, Royaume d’amour et de paix. Ce pacifisme chrétien implique dès l’origine une méfiance vis-à-vis des pouvoirs temporels qui n’hésitent pas à utiliser la violence et la guerre.
Durant les trois premiers siècles, les chrétiens furent nombreux à embrasser ce pacifisme surtout par désir de ne pas servir un empereur païen mais aussi parce que tuer leur paraissait incompatible avec leur vocation chrétienne. « Le Seigneur a ôté son épée à tout soldat quand il a désarmé Pierre » écrit Tertullien[1]. Il est plus légitime pour un chrétien d’être tué plutôt que de tuer[2]. Tertullien toutefois estime que le pouvoir politique a le droit de maintenir l’ordre même par des moyens coercitifs.
Maurice Barbier[3] présente deux non-violents comme deux exceptions. Saint Martin qui déclare, selon Sulpice Sévère[4], à l’empereur Constant, vers 341, alors qu’il n’y a plus de risque d’idolâtrie dans l’armée : « Je suis soldat du Christ ; il ne m’est pas permis de combattre »[5]. Paulin de Nole[6] félicite saint Victrice[7] d’avoir abandonné ses armes pour suivre le Christ : « Tu as jeté les armes de sang pour revêtir des armes de paix, refusant d’être armé par le fer par ce que tu l’étais par le Christ »[8].
Si l’on cherche une position officielle, on peut citer le pape Nicolas Ier qui écrit aux Bulgares en 866 : « Les passions de la guerre et des combats, et les causes de toutes querelles, ont été inventées sans aucun doute par la fourberie de l’art diabolique, et seul l’homme avide d’étendre son pouvoir, ou esclave de la colère, de l’envie ou de quelque autre vice, pourra rechercher ces choses et s’y complaire. C’est pourquoi, hors le cas de nécessité, c’est non seulement en temps de carême, mais en tout temps, qu’il faut s’abstenir de combattre. » [9]
b. qu’en est-il dans le protestantisme classique ?
Luther
Luther a eu longtemps, dans la famille catholique, la réputation d’être pacifiste[1], ce qui à une certaine époque était considéré comme une hérésie. Jusqu’au XXe siècle, plusieurs auteurs catholiques en furent persuadés. En 1520, le pape Léon X[2], dans la bulle Exsurge Domine dénonce les erreurs de Martin Luther et, parmi celle-ci, l’affirmation « Se battre contre les Turcs, c’est s’opposer à Dieu qui par eux visite nos iniquités »[3]
En 1529, Sepùlveda dénonce le pacifisme en écrivant : « …et je sais que non seulement tu tiens pour suspects d’impiété, mais encore pour odieux et dangereux ces hommes dont j’entends se propager les murmures, qui, sous couleur de christianisme, affirment que la tolérance chrétienne interdit que l’on s’oppose par les armes à la violence des Turcs, instruments de la colère de Dieu, que l’on doit vaincre par la patience et non par la force. »[4] Vitoria précisera : « bien que l’unanimité se fasse parmi les catholiques en cette matière, Luther, cependant, lui qui s’est même de tout en souillant tout, affirme que les chrétiens n’ont pas le droit de prendre les armes même contre les Turcs ».[5] d’une manière générale, les penseurs espagnols de l’époque répéteront cette prise de position, pour la condamner.[6]
qu’en est-il exactement ?
Dans son long commentaire du quatrième commandement, Luther loue l’obéissance aux « autorités supérieures », au prince, « père de tous les habitants d’un même pays » et condamne la révolte : « Celui qui est soumis, respectueux, serviable et qui s’acquitte avec plaisir des devoirs que l’honneur lui impose, est agréable à Dieu et aura pour récompense de la joie et du bonheur. Celui, au contraire, qui ne se soumet pas volontairement, mais qui résiste et se révolte, ne peut attendre ni miséricorde ni bénédiction (…). Et d’où vient que le monde est si plein d’infidélité, de honte, de misère et de meurtre, si ce n’est de ce que chacun veut être son propre maître et faire ce qui lui plaît ? »[7] Dans le commentaire du cinquième commandement, il précise que « ce commandement ne concerne pas les autorités, et que le pouvoir d’ôter la vie ne leur est pas ôté ; car Dieu a donné aux magistrats le pouvoir de punir, comme il l’avait donné autrefois aux parents qui étaient obligés de traduire eux-mêmes leurs enfants en justice et de les condamner à mort (Dt 21, 18-21). Cette défense n’est donc pas faite à ceux qui sont appelés à exercer la justice, mais à chacun de nous en particulier »[8]. Il faut donc se soumettre aux autorités supérieures et elles seules ont le droit de tuer. Comme le remarque un commentateur, « s’il faut obéir à l’autorité, c’est celle-ci et non plus l’instance de la conscience ou le Droit qui décide de la « guerre juste » et de la « guerre injuste ». Mais dans une guerre, ce sont deux autorités qui se font face et chacun des ennemis conduirait donc une guerre juste et toutes les guerres alors seraient justes puisque Luther refuse de nous soumette un quelconque critère religieux ou moral ou juridique autre que l’interdiction de pratiquer sa foi -la nouvelle foi, cela va de soi. La soumission à l’autorité qui en a décidé est donc le seul critère de la guerre juste. »[9]
Bref, l’autorité temporelle a le droit et le devoir de « porter le
glaive ».[10] car
c’est pour cela qu’il porte le glaive afin de maintenir dans la crainte
-pour qu’ils laissent aux autres paix et repos- ceux qui ne se soucient
pas de cet enseignement divin. En cela non plus il ne cherche pas son
propre avantage, mais le profit du prochain et l’honneur de Dieu ; sans
doute aimerait-il lui aussi se tenir tranquille et laisser reposer son
épée, si Dieu n’avait pas prescrit cela pour réprimer les méchants […]
ainsi, le prince qui gagne la guerre, c’est celui par qui Dieu a battu
les autres » (Magnificat, 1521)
« En premier lieu, il nous faut fonder solidement le droit temporel et
le glaive, de telle manière que personne ne puisse douter qu’ils
existent en ce monde de par la volonté et par l’ordre de Dieu[…] Si donc
le Christ n’a pas porté le glaive, et s’il n’en a pas fait l’objet d’un
enseignement, il suffit qu’il ne l’ait pas interdit ni aboli, mais
reconnu. » (De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance
qu’on lui doit, 1523)
]
En fonction de ces principes, comment Luther a-t-il réagi face aux conflits ou aux menaces de conflit de son temps ?
Quel attitude eut-il, par exemple, lors de la guerre des paysans qui de, 1524 à 1526, qui fit rage dans de nombreuses régions d’Allemagne. Rappelons que ces paysans qui vivaient dans des conditions misérables réclamaient avec modération plus de justice au nom de l’Évangile[11].
A leur tête se trouvaient nobles mécontents et des chefs anabaptistes
qui vont donner une justification religieuse à la
révolte[12] en faire ? L’employer à supprimer
et à anéantir les méchants qui font obstacle à l’Évangile, si vous
voulez être de bons serviteurs de Dieu. Le Christ a très solennellement
ordonné (Lc 19, 27) : saisissez-vous de mes ennemis et étranglez-les
devant mes yeux… Ne nous objectez pas ces fades niaiseries que la
puissance de Dieu le fera sans le secours de votre épée ; autrement elle
pourrait se rouiller dans le fourreau. Car ceux qui sont opposés à la
révélation de Dieu, il faut les exterminer sans merci, de même
qu’Ezéchias, Cyrus, Josias, Daniel et Elie ont exterminé les prêtres de
Baal. Il n’est pas possible autrement de faire revenir l’Église
chrétienne à son origine. Il faut arracher les mauvaises herbes des
vignes de Dieu à l’époque de la récolte. Dieu a dit (Moïse 5, 7) :
« Vous ne devez pas avoir pitié des idolâtres. Détruisez leurs autels,
brisez leurs images et brûlez-les, afin que mon courroux ne s’abatte sur
vous ! » » (MARX et ENGELS Fr., op. cit ., pp. 112-113). Son
programme « frisait le communisme » : aucune différence de classe,
aucune propriété privée, aucun pouvoir d’État, biens en commun et
égalité la plus complète (id., pp. 114-115). Son langage devait plaire
aux pères du communisme moderne : « Ce sont les seigneurs eux-mêmes qui
sont responsables de ce que les pauvres deviennent leurs ennemis. S’ils
se refusent à supprimer la cause de la révolte, comment veulent-ils
supprimer la révolte elle-même ? Ah ! mes chers seigneurs, comme le
Seigneur frappera joliment parmi les vieux pots avec une barre de fer !
Si vous me dites, à cause de cela, que je suis rebelle, eh bien, soit,
je suis un rebelle ! » « Ecoute, j’ai placé mes paroles dans ta
bouche, afin que tu déracines, brises, détruises, renverses, que tu
construises et que tu plantes. Un mur de fer contre les rois, les
princes, les prêtres et contre le peuple est érigé. qu’ils se battent !
la victoire est certaine, pour la ruine des puissants tyrans impies. »
(Ecrits politiques de Th. Müntzer, in MARX et ENGELS, op. cit., p.
116)
Comment la protestation religieuse a-t-elle pu s’associer à la
protestation politique ? Comment la réforme a-t-elle pu susciter des
hérésies radicales, il n’y a rien d’étonnant à cela selon certains
auteurs : « la nature même de la réforme protestante la rendait
vulnérable à d’infinies interprétations. Détrôner le pape et détruire la
hiérarchie ecclésiastique encourageait toutes les dissidences ; affirmer
que la foi seule sauve libérait l’action ; fonder la vérité sur les
seules Écritures, offertes aux simples fidèles dans leur langue de tous
les jours, faisait de tout un chacun un prêtre. Plus menaçante encore
pour le Réformateur, la revendication de la liberté religieuse se
doublait chez les radicaux de tout poil qui poussaient aux marges de
« sa » réforme, d’exigences sociales et politiques proprement
révolutionnaires. Là où lui exaltait la « liberté » du chrétien »,
liberté purement spirituelle s’entend, certains s’empressaient de la
traduire en liberté, ici et maintenant. Là où lui abolissait la
hiérarchie de sainteté entre l’ordre sacerdotal et les simples croyants
et affirmait que tous les chrétiens étaient égaux devant Dieu, eux
s’écriaient qu’il ne devait pas y avoir de hiérarchie et que tous
étaient égaux, ici et maintenant. » (BARNAVI Elie et ROWLEY Anthony,
Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l’histoire, VIIe-XXIe
siècle, Perrin, 2006, pp. 49-50).
].
Pour Luther, cette guerre est illégitime puisque les paysans nient l’autorité dont ils dépendent. C’est avec une violence extrême qu’il dénonce l’action des paysans dans un libelle intitulé « Contre les hordes criminelles et pillardes des paysans » au début du mois de mai 1525.[13]
Le ton de cette lettre est très dur. Luther reprochent trois péchés aux insurgés : ils ont rompu leur vœu d’obéissance à l’autorité, ils pillent et saccagent cloîtres et châteaux et couvrent de l’Évangile leur péché. En fait, ils servent le diable. « Je crois, écrit Luther, qu’il n’y a plus un seul diable en enfer, mais que tous sont entrés dans les paysans ». Ils sont d’ailleurs menés par l’ « archidiable » qui n’est autre que Müntzer. Il n’y a « rien de plus venimeux, de plus nuisible et de plus diabolique qu’un insurgé » et donc celui qui « le premier qui peut l’égorger commet une bonne action ». Le seigneur qui « en a le pouvoir et ne châtie pas, que ce soit par meurtre ou par effusion de sang, […] est responsable de tous les meurtres commis par ces coquins » : « c’est l’heure du glaive et de la colère et non pas l’heure de la grâce ». « Pourfende, frappe et étrangle qui peut ». « Un prince peut, en répandant le sang gagner le ciel mieux que d’autres en priant. » L’autorité doit « frapper avec bonne conscience ». Il a pour lui la parole de Dieu telle qu’elle s’exprime dans l’Epître aux Romains (13, 1-4). « Le paysan qui y perdra la vie sera perdu corps et âme et appartiendra éternellement au diable »
Ainsi encouragée, la répression fut terrible. Dès le 12 mai et le 15 mais, les différentes bandes de paysans furent anéanties par des armées professionnelles mobilisées par les princes. On estime que sur 300.000 insurgés, 100.000 furent massacrés.
Cette hécatombe interpella la conscience de nombreux réformés qui tinrent Luther pour responsable de la brutalité de la riposte[14].
Au mois de juillet de cette même année 1525, Luther répond longuement[15] à ses détracteurs dans une lettre adressée au comte de Mansfeld.[16]
Rappelant qu’il a pour lui l’épître aux Romains et maint texte de l’Ancien testament, Luther accuse : « c’est se mêler aux séditieux que de s’occuper d’eux, les plaindre, les justifier et avoir pitié d’eux, alors que Dieu n’a pas pitié d’eux mais qu’il veut les voir châtiés et détruits ». Ceux qui condamnent son livre « ce sont sûrement des partisans des paysans, des séditieux et de vrais bouchers, ou bien ils sont égarés par de telles gens. » Ce sont des « flatteurs dix fois pires des gredins criminels et des paysans cruels », des « meurtriers sanguinaires ». Le contradicteur n’est « qu’une araignée qui suce du venin de la rose ». Derrière sa « fourberie » il voit « le diable noir et hideux ». Il ne sert à rien de rappeler au réformateur le devoir de miséricorde car « les paroles qui traitent de miséricorde concernent le royaume de Dieu et les chrétiens, et non pas le royaume temporel », « royaume de la colère et de la rigueur », « le pouvoir temporel, par grande miséricorde, doit être sans miséricorde ». Il persiste donc et signe : « ce que j’ai écrit alors, je l’écris encore maintenant. Que personne n’ait la moindre pitié pour les paysans entêtés, endurcis et aveuglés qui ne se laissent rien dire, mais que frappe, pourfende, étrangle et donne des coups parmi ces gens comme parmi des chiens enragés, qui le peut et comme il le peut ». » Il renchérit : « un insurgé ne mérite pas qu’on lui réponde par la raison ; il ne l’accepte d’ailleurs pas ; mais c’est avec le poing qu’il faut répondre à ces individus, que le sang leur jaillisse par le nez. Les paysans aussi n’ont pas voulu entendre et ne se sont rien laissé dire ; il a fallu alors leur débrider les oreilles avec des pierres à arquebuse, afin que les têtes sautent en l’air ». Les autorités devaient, « sans attendre, frapper dans la foule des insurgés, sans se soucier de savoir si elles atteignent des coupables ou des innocents. Et si elles frappaient des innocents, elles ne doivent pas en faire un cas de conscience, mais reconnaître que par là, elles accomplissent le service de Dieu ».[17]
Essentiellement la faute des paysans c’est de s’être insurgés[18] alors qu’ils avaient la paix et la sécurité. Faisant allusion à leur situation économique, Luther estime qu’ils devraient apprendre « dorénavant à remercier Dieu d’avoir dû livrer une vache pour pouvoir jouir en paix de l’autre. » Quant à leur rêve d’égalité politique, Luther lui oppose cette sentence : « L’âne veut avoir des coups, et la plèbe être gouvernée par la force ».[19]
Enfin, si certains, lors de la répression ont abusé de leur pouvoir, écrit-il, « ce n’est pas de moi qu’ils l’ont appris »
A la question de savoir « Les soldats peuvent-ils être en état de grâce ?[20], Luther répond positivement: « C’est pourquoi aussi Dieu honore si grandement le glaive, au point qu’il le nomme son ordre propre […] Ainsi donc, il faut considérer avec des yeux d’homme la raison pour laquelle l’office de la guerre ou du glaive égorge et agit avec cruauté ; on trouvera alors la preuve que cet office est divin en soi et qu’il est aussi utile et nécessaire au monde que le manger et le boire ou toute autre œuvre. […] Je serais presque tenté de me vanter que, depuis le temps des Apôtres, personne d’autre que moi n’a aussi clairement décrit et aussi excellemment exalté le pouvoir du glaive temporel et l’autorité. »
Pour ce qui est de la guerre contre les Turcs, le texte de Luther qui a inspiré à Léon X la condamnation signalée se trouve dans un opuscule de 1518 consacré à la pénitence et à l’absolution des péchés[21] où le réformateur écrit : « Bien que beaucoup de gens d’Église, et non des moindres, ne songent à rien d’autre qu’à guerroyer contre le Turc, il va de soi qu’ils s’apprêtent à faire la guerre non pas à leurs injustices, mais à la verge qui châtie celle-ci, et qu’ils vont ainsi s’opposer à Dieu, lui qui nous dit : par cette verge, j’éprouve vos iniquités puisque vous-mêmes ne les éprouvez pas. »[22] Il est clair que Léon X a simplifié la pensée de Luther en négligeant tout le contexte.
Or, en 1529, Luther consacre un livre à La guerre contre les Turcs où sa position est claire : « De stupides prédicateurs font croire au peuple qu’on ne doit pas combattre les Turcs ; des extravagants enseignent qu’il est défendu aux chrétiens de leur résister les armes à la main. » Et il explique la citation de 1518 qui inspira à Léon X sa condamnation et pourquoi il écrivait que combattre les Turcs s’était s’opposer à Dieu : « C’est parce que c’était une guerre religieuse à laquelle on nous conviait, la guerre du Pape, guerre qu’il ne voulait pas lui-même sérieusement, la guerre de Dieu contre l’incrédulité. Non, le chrétien ne doit pas défendre sa foi avec des armes charnelles ; car s’il en était ainsi, c’est le Pape lui-même qu’il nous faudrait combattre. Néanmoins, dans ce péril qui nous menace, les chrétiens ont leur rôle aussi : Christianus doit combattre aussi bien que Carolus…. »
Difficile donc de considérer Luther comme un pacifiste…[23] Selon un commentateur, « Luther préférait le bon vieux droit germanique aux subtilités érudites du droit romain, ce qui revient à dire que le triomphe de la force était pour lui le jugement de Dieu. »[24]
Il faut toutefois reconnaître que la position de Luther a évolué et qu’il fut très embarrassé par sa propre volonté de respecter et faire respecter l’autorité légitime à part celle du Pape. Paul (Rm 13) l’a persuadé que le chrétien doit respecter l’autorité civile pour ce qui est du royaume terrestre, de la sphère temporelle et même si cette autorité est tyrannique. On a vu que ce principe justifiait son opposition à la guerre des paysans. Le problème va se poser de nouveau lorsque les princes catholiques constituèrent une ligue de défense face aux États luthériens et que ceux-ci envisagèrent à leur tour une alliance semblable. Tous ces princes étant, par ailleurs, sujets de l’empereur catholique Charles-Quint. Luther n’était pas partisan d’une telle alliance même défensive car elle témoignait d’un manque de confiance en Dieu, risquait d’entraîner une guerre préventive en soi impie et associait des États gagnés aux théories « blasphématoires » de Zwingli[25]. Il admettait une alliance avec les puissances catholiques contre les Turcs par exemple mais refusait « un pacte ou une alliance de défense sans l’existence d’un danger préalable. Il continuait également à refuser une alliance dirigée contre l’Empereur, qui restait pour lui une autorité instituée par Dieu, et donc légitime. »[26] Une attaque contre un territoire catholique était pour lui impensable et même si l’Empereur était injuste, il fallait supporter l’injustice aussi longtemps que l’Empereur serait empereur. La position de Luther ne fut guère appréciée et Luther, en 1530, finit par changer d’avis dans la mesure où il estima que l’Empereur avait agi illégitimement en exigeant, cette année-là, que les États protestants reviennent dans les six mois à l’ancienne religion en attendant qu’un concile prenne une décision. La résistance devenait légitime. Dès lors, Luther accepta mais à contrecoeur[27] la Ligue de Smalkalde (1531), association d’assistance mutuelle, en lui recommandant la modération, autorisant la résistance en cas d’attaque pour motif religieux, interdisant toute guerre préventive. Si jamais l’Empereur déclenchait une guerre, ce qui ne se produisit pas, « ce serait sous l’influence des évêques et du pape, contre lesquels il est licite de se défendre. Dans une telle guerre, […] l’Empereur n’interviendrait pas en tant qu’Empereur, mais en tant que « soldat et brigand du pape » »[28]. Contre le pape, l’ « Antéchrist », la « bête de l’abîme », la révolte est un devoir.
Jean Calvin
Aussi convaincu que Luther par le chapitre 13 de l’Epître aux Romains, Calvin, la paix civile doit être respectée, de même que tout pouvoir qui vient de Dieu. Un sujet ne peut se révolter contre un pouvoir même s’il est tyrannique. Pour le Réformateur, très classiquement, « il y a des guerres justes, et il est donc légitime que les princes et magistrats organisent leurs armées et fassent même des alliances miliaires avec leurs voisins. »[29] Mais est-il permis de défendre le royaume de Jésus-Christ par les armes ?
La réponse est nuancée mais positive : « Car quand il est commandé aux rois et aux princes de faire hommage au Fils de Dieu, non seulement ils sont admonestés de s’assujettir quant à leurs personnes sous son obéissance et sa domination, mais aussi d’employer tout ce qu’ils ont de puissance pour maintenir l’Église et défendre la vraie religion. […] bien que les rois fidèles maintiennent le royaume de Jésus-Christ par le glaive, toutefois cela se fait bien d’une autre façon que les royaumes mondains n’ont coutume d’être défendus. Car comme le royaume du Christ est spirituel, ainsi il faut qu’il soit fondé en la doctrine et en la vertu su Saint-Esprit. En cette même sorte aussi se parfait son édification ; car ni les lois, ni les édits des hommes n’entrent jusque dans les consciences. Cela toutefois n’empêche point que par accident les princes ne maintiennent et défendent le royaume de Jésus-Christ ; en partie quand ils ordonnent et établissent la discipline externe, en partie quand ils prêtent leur protection et défense à l’Église contre les méchants. Toujours est-il que la perversité du monde fait que le royaume de Jésus-Christ est plus confirmé et établi par le sang des martyres que par la force des armes. »[30]
Dans la première préface de la Bible de Genève (1535), Calvin déclare : « Et vous, rois, princes et seigneurs chrétiens, qui êtes ordonnés de Dieu pour punir les iniques et entretenir les bons en paix selon la Parole de Dieu, à vous il appartient de faire publier, enseigner et entendre par tous vos pays, régions et seigneuries cette sainte doctrine tant utile et nécessaire, afin que par vous Dieu soit magnifié et son Évangile exalté, comme de bon droit il appartient que tous rois et royaumes, en toute humilité, obéissent et servent à sa gloire. Pour ce faire, il ne suffit pas de confesser Jésus-Christ et faire profession d’être siens pour en avoir le titre sans la vérité et la chose ; mais il faut donner lieu à son saint Évangile et le recevoir en parfaite obéissance et humilité, ce qui est bien l’office d’un chacun. Mais il appartient spécialement à vous de faire qu’il ait audience et qu’il soit publié par vos pays pour être entendu de tous ceux qui vous sont commis en charge, afin qu’ils vous reconnaissent serviteurs et ministres de ce grand roi, pour le servir et honorer en vous obéissant sous sa main et conduite. […] [Il faut encore] procurer que la bonne doctrine de vérité et pureté de l’Évangile demeure en son entier, que la sainte Écriture soit fidèlement prêchée et lue, que Dieu soit honoré selon la règle d’icelle, et l’Église bien policée, que tout ce qui contrevient ou à l’honneur de Dieu ou à la bonne police de l’Église soit corrigé et abattu, tellement que le règne de Jésus-Christ fleurisse en la vertu de sa Parole. »[31]
Calvin a été surtout choqué par les excès des anabaptistes et de tous les fauteurs de désordres. On sait aussi qu’il a sa part de responsabilité dans la condamnation à mort de Michel Sevret bien qu’il ait réclamé une mort moins spectaculaire et douloureuse que la mort sur le bûcher.[32]
Tous ne l’envisageaient pas ainsi. Dans une correspondance adressée à Martin Luther, en 1520, on peut lire cette question posée à propos des prêtres romains : « Si le déchaînement de leur furie devait continuer, il me semble qu’il n’y aurait certes meilleur moyen et remède pour le faire cesser que de voir les rois et les princes intervenir par la violence, attaquer cette engeance néfaste qui empoisonne le monde et mettre foin à leur entreprise par les armes et non par la parole. De même que nous châtions les voleurs par la corde, les assassins par l’épée, les hérétiques par le feu, pourquoi n’attaquons-nous pas plutôt ces néfastes professeurs de ruine, les papes, les cardinaux, les évêques, et toute la horde de la Sodome romaine, avec toutes les armes dont nous disposons et ne lavons-nous pas nos mains dans leur sang ? ». (Texte cité par ENGELS Friedrich, La guerre des paysans, in MARX K. et ENGELS F., Sur la religion, Ed. sociales, 1972, p. 106) ? Notons qu’Engels prête cette réflexion à Luther alors qu’en note il indique qu’il s’agit de l’« extrait d’une réponse à Martin Luther ».
Article 1
Chaque communauté doit pouvoir choisir elle-même son pasteur. Elle doit pouvoir le destituer, s’il se conduit indignement. Ce guide élu doit prêcher l’Évangile dans toute sa pureté, sans y ajouter aucun point de doctrine ni d’obligation, de sa propre initiative.
Seule l’annonce de la vraie foi, nous conduit à la grâce de Dieu. L’Écriture dit clairement que nous ne pouvons y arriver que par sa miséricorde seule qui nous rendra bienheureux. Un tel guide nous est nécessaire et notre requête est fondée sur l’Écriture.
Article 2
Nous sommes disposés à fournir la vraie dîme des céréales qui a été établie par l’Ancien Testament. Elle est due au pasteur qui prêche la parole de Dieu dans sa pureté et ne doit être recueillie que par un serviteur de l’Église choisi par la communauté. qu’il soit donné au pasteur ce que celle-ci estime nécessaire à son entretien ainsi qu’à celui de sa famille. Une partie du surplus devra être équitablement distribué aux nécessiteux du village comme le dit la sainte Écriture. Le reste devra être mis en réserve pour pourvoir aux besoins du pays en cas de guerre.
Les acquéreurs de dîmes, vendues par nécessité, seront remboursés équitablement dans des délais convenables. Ceux dont les ancêtres se sont appropriés la dîme par la force ne seront pas remboursés.
Quant à la petite dîme inventée par les hommes, nous ne voulons pas la donner du tout, ni aux ecclésiastiques, ni aux laïcs car Dieu a créé le bétail pour l’homme sans poser de conditions.
Article 3
Il est lamentable que nous soyons considérés comme des serfs vu que le Christ en donnant son sang, nous a tous sauvé et racheté, sans exception, du plus humble au plus grand. Nous voulons être absolument libres, comme nous l’apprend l’Écriture. Nous devons cependant obéir de bon cœur à toute autorité élue, ou instituée par Dieu en tout ce qu’elle ordonne de convenable et de chrétien. Vous nous affranchirez certainement en votre qualité de vrais et d’authentiques chrétiens ou vous nous montrerez dans l’Évangile que nous sommes serfs.
Article 4
On défend aux pauvres de prendre du gibier, des oiseaux ou des poissons dans les eaux vives. Nous estimons cela inconvenant et anti-fraternel, très égoïste et contraire à la parole de Dieu. En plus l’autorité nous oblige à supporter le grand dommage que nous cause le gibier. Ces animaux privés de raison dévorent et détruisent capricieusement nos récoltes que Dieu a fait pousser pour notre service. Par notre silence, il nous faut accepter ces contraintes qui sont contraires à la volonté divine et à l’intérêt du prochain. Quand Dieu créa l’homme, il lui a donné le pouvoir sur tous les animaux, sur les oiseaux de l’air et sur les poissons de l’eau. C’est pourquoi nous demandons que celui qui détient une étendue d’eau, prouve par des titres suffisants, qu’elle a été achetée au su des paysans. Si tel devait être le cas, nous ne demanderons pas sa restitution mais il doit en user fraternellement dans un esprit communautaire chrétien. Mais celui qui ne sait pas justifier suffisamment son acquisition, est tenu de restituer ses prétendus droits à la communauté.
Article 5
Nous sommes opprimés quant au bois. Nos seigneurs se sont approprié toutes les forêts. Quand le pauvre homme a besoin de bois, il faut qu’il l’achète au double de sa valeur.
Les forêts détenues par les ecclésiastiques ou par des laïcs et dont le titre de propriété ne résulte pas d’un achat, doivent retourner à l’ensemble de la communauté. Celle-ci laissera chacun de ses membres chercher gratuitement le bois de chauffage qui lui est nécessaire. Il en sera de même pour les bois de construction. Celui-ci doit également être disponible gratuitement, après information d’un responsable désigné par la communauté.
Si une forêt n’a pas été achetée honnêtement, on devra s’arranger avec le détenteur dans un esprit de fraternité chrétienne.
Lorsqu’il s’agit d’un bien d’abord accaparé et vendu à un tiers par la suite, il faudra trouver un arrangement conforme à la situation et inspiré par l’amour fraternel et par l’Écriture sainte.
Article 6
Nous sommes durement chargés de corvées qui augmentent de jour en jour. Nous demandons que l’on s’applique à comprendre objectivement notre situation. qu’on s’abstienne de nous charger si durement et que l’on se tienne à ce que l’on exigeait de nos parents. Tout doit se réaliser en conformité avec la parole de Dieu.
Article 7
Nous ne voulons pas qu’à l’avenir les seigneurs nous imposent de nouvelles charges. On se tiendra aux conditions de location convenues entre le seigneur et le paysan. Le seigneur ne doit pas le contraindre à de nouvelles astreintes non rétribuées. Le paysan doit pouvoir user et jouir du bien loué, sans tracas et en toute tranquillité. Mais si le seigneur avait besoin d’un service, il sera du devoir du paysan de lui rendre volontiers et docilement, à condition que le moment choisi, ne le désavantage pas. Le service rendu doit alors être rétribué convenablement.
Article 8
Nous nous plaignons du fait que ceux qui cultivent les terres louées, soient incapables de supporter les redevances exigées. Les paysans y perdent leur bien et se ruinent. Que les seigneurs fassent réexaminer les conditions de location des terres, par des gens objectifs et que la redevance soit établie équitablement. Le paysan ne doit pas travailler pour rien car chaque journalier mérite son salaire.
Article 9
Nous nous plaignons au sujet des amendes, vu que l’on édicte sans cesse de nouvelles dispositions d’application. On ne nous punit pas d’après la nature des faits. Tantôt on applique une sévérité excessive tantôt on prodigue une grande faveur. Notre avis est que l’on punisse d’après les paragraphes concernés et non selon le bon vouloir des juges.
Article 10
Nous nous plaignons de ce que plusieurs ont accaparé des prés ou des terres labourables qui appartiennent à la communauté. Nous remettrons ces terres à la disposition de tous, à moins qu’on ne les ait achetées honnêtement. Mais s’il s’agit de biens mal acquis, on devra s’entendre à l’amiable et fraternellement selon les données objectives.
Article 11
Nous voulons que soit complètement aboli l’usage de payer une redevance en cas de décès. Jamais nous ne tolérerons ni n’admettrons que l’on dépouille honteusement les veuves et les orphelins, de ce qu’ils possèdent. Cette procédure est contraire aux lois de Dieu et de l’honneur. Cela est arrivé sous des formes multiples, en de nombreux lieux, de la part de ceux qui devraient les assister et les protéger. Ils nous ont écorchés et étrillés. Si même on leur concédait un droit restreint dans ce domaine, ils se sont arrogé ce droit dans toute son ampleur. Dieu ne tolérera plus cet excès qui doit être complètement supprimé. Personne ne sera plus obligé de donner quoi que ce soit en cas de décès.
Article 12
Voici notre conclusion et notre avis final : Si un ou plusieurs articles ici proposés n’étaient pas conformes à la parole de Dieu, (ce que nous ne pensons pas) et si on nous expliquait par l’Écriture, qu’ils sont contraires à la parole de Dieu, nous y renoncerions. Si on admettait maintenant plusieurs articles et que l’on trouvât par la suite qu’ils fussent iniques, ils devraient être considérés aussitôt sans valeur et déclarés nuls et non avenus. De même, si on découvrait dans l’Écriture encore d’autres articles qui feraient apparaître des choses contraires à Dieu et nuisibles au prochain, nous voulons nous le réserver. Nous voulons nous exercer dans toute la doctrine chrétienne et l’appliquer. Nous prions Dieu le Seigneur de nous accorder ce que lui seul peut nous accorder. Que la paix du Christ soit avec nous tous.
(http://www.recherche-clinique-psy.com/spip.php?page=imprimir_articulo&id_article )
c. Et dans le camp catholique ?
Bartolomeo de Las Casas
[1]
Bartolomeo de Las Casas a certainement connu le célèbre théologien Francisco de Vitoria qu’il appellera « ce maître dont la doctrine a répandu une si grande lumière en Espagne »[2] ou, du moins, sa pensée. En tout cas, il se liera d’amitié avec les disciples du maître, notamment Domingo de Soto[3], Bartolomé Carranza[4], Melchior Cano[5], tous dominicains.[6]
On peut reprendre ici quelques faits importants de la vie de Las Casas
En 1502, il embarque pour Hispaniola, l’Ile espagnole Haïti, où l’on transpose le système de l’encomienda (repartimiento en Andalousie) imaginé lors de la reconquête : les chevaliers avaient reçu « des terres et des villages, avec juridiction sur les habitants, qui, devenus vassaux, versaient un tribut et s’acquittaient de corvées » En Amérique, on pratique de même mais l’encomendero « devait en retour entretenir une force armée et, surtout, soutenir le culte divin et se préoccuper de la conversion de « ses Indiens ». »[7]
La reine Isabelle était de bonne intention[8] mais les conquérants recherchent or et esclaves. De plus, ils étaient influencés par la théorie d’Henri de Suse[9], cardinal, évêque d’Ostie. Grand spécialiste du droit canon.] : « quand les païens se convertissent, tous les pouvoirs politiques et administratifs de leurs gouvernants passent au Christ, donc à son vicaire, le pape, qui peut en disposer en faveur du prince de son choix ».[10]
Dès leur arrivée en 1510 en Amérique, les dominicains prirent la défense des Indiens et plaidèrent leur cause auprès du roi. En 1512, les lois de Burgos stipulèrent que le travail était limité à neuf mois par an, que les encomenderos devaient construire des églises, instruire les Indiens dans la foi, confier aux moines les fils des caciques à partir de 13 ans.
En 1513, est institué le principe du requerimiento[11] : des interprètes lisent aux Indiens un bref récit de l’histoire du monde où sont présentées la révélation chrétienne, la papauté et la donation d’Alexandre VI ; ensuite les Indiens sont « requis » de reconnaître l’Église souveraine et le roi d’Espagne qui agit en son nom et d’autoriser l’enseignement de la religion sous peine de guerre[12].
Las Casas est ordonné prêtre en 1512 et en 1514 a lieu la « conversion » de Las Casas méditant le chapitre 34 de l’Ecclésiastique.
En 1515, il rentre en Espagne car il veut concilier le salut des Indiens et les intérêts des colons. Pour cela, il élabore plusieurs plans[13].
En 1516, il retourne à Hispaniola comme « Procureur des Indiens ». De retour, en 1517, dans la métropole, il est chargé par Charles Quint de « remédier aux maux des Indiens »[14]
En 1519 a lieu la « controverse de Barcelone ». Juan de Quevedo, évêque du Darien (province de l’Est du Panama) l’accuse d’être un « homme peu lettré qui se mêle de s’occuper de questions qu’il ignore »[15]. Devant le roi, l’évêque déclare que les Indiens « sont des êtres inférieurs, des esclaves par nature » selon la distinction défendue par Aristote. Las Casas réplique que cet avis « est aussi éloigné de la vérité que les cieux le sont de la terre ». Il précise que les Indiens « sont des hommes très aptes à recevoir la doctrine chrétienne, à pratiquer toute espèce de vertus et à adopter des coutumes vertueuses (…) ce sont des êtres libres par nature. »[16]
En 1520, il retourne aux Amériques où il prend l’habit de saint Dominique et reçoit une solide formation doctrinale. De plus, depuis leur arrivée sur les terres nouvelles, dominicains et franciscains défendent l’idée d’une évangélisation pacifique et leurs efforts seront couronnés par la promulgation, par le pape Paul III[17], en 1537, des brefs Pastorale officium[18] et Veritas ipsa[19], de la constitution Altitudo divini consilii[20] et enfin de la bulle Sublimis Deus[21], documents qui traitent des affaires indiennes et en particulier de l’esclavage puni d’excommunication.
En 1537 commence l’évangélisation de la « terre de guerre », région rebelle du Guatemala. Las Casas obtient que, pendant cinq ans, aucun Espagnol ne puisse pénétrer à l’exception des missionnaires et qu’aucune encomienda n’y soit établie.
En 1539, il est de nouveau en métropole pour soutenir la cause des Indiens. Et en 1542, sont promulguées les Leyes nuevas. Elles interdisent les concessions d’Indiens ; les encomiendas existantes retourneront à la Couronne après la mort de leurs bénéficiaires ; tous les indigènes sont appelés à devenir « libres vassaux du Roi » ; l’esclavage est aboli, et il est interdit d’utiliser les Indiens dans les pêcheries de perles.[22]
En 1543, Las Casas fait partie du Conseil des Indes et est nommé évêque de Chiapa.
En 1545, il repart pour les Indes où les lois nouvelles sont mal accueillies. En 1546, l’Assemblée ecclésiastique de Mexico déclare que « le but de l’occupation par les Espagnols est d’ordre spirituel ; les Indiens ne peuvent être enseignés que par la persuasion ; les asservissements d’Indiens opérés au cours de guerres de conquêtes sont illégitimes ». Il est décidé d’« élaborer un manuel du confesseur où seraient taxées les restitutions exigibles des conquistadors » [23]
En 1547, il retourne en métropole et en 1550 a lieu la célèbre « Controverse de Valladolid » sous la présidence de Domingo de Soto. Las Casas y est opposé au théologien Juan Ginés de Sepùlveda[24]qui se présente comme l’avocat des conquistadors. Ce n’est certes pas le premier venu : spécialiste d’Aristote, il est proche du pape Adrien VI, il a été chargé par le cardinal Cajetan de revoir le texte grec du Nouveau testament ; de plus, il est le chroniqueur de Charles Quint et le précepteur du futur Philippe II. Sous le pseudonyme de Democrates, Sepúlveda développa ses idées dans deux ouvrages[25].
Sepúlveda déclare que la guerre contre les Indiens est licite et que l’on peut employer la force contre les Indiens dans l’intérêt de l’évangélisation[26] pour quatre raisons :
« 1° La gravité des délits des Indiens, principalement leur idolâtrie et leurs péchés contre nature. » Ils sont idolâtres.
« 2° La grossièreté de leur intelligence qui en fait une nation « servile » et barbare, destinée à être placée sous l’obédience d’hommes plus évolués comme le sont les Espagnols. » Ils sont esclaves de nature.
« 3° Les besoins mêmes de la foi, car leur sujétion rendra plus facile et expédiente la prédication qui leur sera faite. » Leur soumission facilite la prédication.
« 4° Les maux qu’ils s’infligent les uns aux autres, tuant des hommes pour les offrir en sacrifice ou pour les manger. » Il faut délivrer les innocents qu’ils font périr.
Sepúlveda s’appuie sur les Écritures : la destruction des idoles et de leurs temples dans Dt 12, la destruction de Sodome et Gomorrhe dans Gn 18-19, les menaces de destruction lancées par Dieu à son peuple dans Lv 26, l’injonction de Lc 14 : « Force-les à entrer ») et l’exemple de rois chrétiens conseillés par des saints.
Las Casas réplique que ces exemples doivent nous inspirer la crainte mais non nous inciter à la violence, qu’il faut faire, comme saint Thomas la distinction entre l’apostat et le païen. Il rappelle aussi ce que dit st Thomas dans le De Veritate : « la contrainte dont il s’agit n’est pas coercition mais efficace persuasion »[27].
Las Casas a aussi ses références : 1 Co 5, 12-13[28] ; saint Augustin 6ème sermon De puero centurionis[29] ; et Ac 16 sur la force de la doctrine.
Le rôle du pape auquel se référait Sepúlveda, est « d’empêcher les rois chrétiens d’entreprendre d’injustes guerres » et de veiller à la prédication de la foi et « les moyens à mettre en œuvre pour cette tâche ne peuvent être le vol, scandales, asservissements, massacres, dépeuplements de royaumes, toutes choses qui font prendre en exécration la foi chrétienne et qui ne peuvent être le fait que de cruels tyrans. »[30] Las Casas accuse Sepúlveda d’avoir faussement interprété ce texte comme le prouvent par ailleurs les instructions royales.
Las Casas contestera aussi la théorie selon laquelle les Indiens seraient « naturellement esclaves » en s’appuyant sur st Thomas et Aristote lui-même
Le débat ne fut jamais conclu officiellement mais le livre de Sepúlveda De las justas causas de la guerra contra los Indios, fut interdit en Espagne et le mot « conquête » fut aboli et remplacé par « nouvelles découvertes »[31].
Mais revenons aux arguments en présence.
Les trois premiers arguments de Sepúlveda repoussés par l’Ecole de Salamanque, le quatrième non. Or Las Casas, sur ce point (il faut délivrer les innocents qu’ils font périr), se montre plus intransigeant et radical que Vitoria et ses héritiers. Les innocents sont, dit-il, « de droit divin sous la protection de l’Église » mais il ne faut pas aller jusqu’à faire la guerre pour les délivrer « car de deux maux il faut choisir le moindre »[32] Pour lui, les Indiens sont de bonne foi et pensent ainsi honorer la divinité.[33]
Face au 3ème argument (la soumission facilite la prédication), il va aussi plus loin que Vitoria : « Si toute la république indienne, d’un commun accord, refuse de nous écouter, nous ne pouvons pour autant lui faire la guerre »[34] Vitoria, lui, admettait l’emploi de la force si les indigènes faisaient obstruction à la prédication.
Las Casas n’admet en aucun cas le recours à la force[35] et il en appelle au Pape Pie V pour qu’il excommunie ceux qui préconisent la force dans l’œuvre d’évangélisation[36]. Las Casas développera sa pensée dans De unico vocationis modo omnium gentium ad veram religionem (1522-1537) : « Après avoir instruit ses apôtres, le Seigneur (…) leur donna les règles à suivre à l’égard de ceux qui ne voudraient pas les recevoir : « Si l’on refuse de vous accueillir et d’écouter vos paroles, sortez de cette maison ou de cette ville en secouant la poussière de vos souliers… » On voit clairement par ces paroles que le Christ n’a donné à ses apôtres licence et autorité pour prêcher l’Évangile qu’à l’égard de ceux qui, librement, seraient disposés à les écouter ; mais non licence de forcer ou de molester ceux qui s’y refuseraient. »[37]
« Ainsi donc il est clair que le Christ n’a donné à personne le pouvoir de contraindre ou de molester les infidèles qui se refusent à écouter la prédication de la foi ou à accueillir les prédicateurs sur leur territoire. Et s’il pouvait subsister quelque doute concernant ce point, que l’on remarque la conduite du Christ lui-même : se rendant à la cité de Jérusalem et obligé de faire un détour par la Samarie, il envoya devant lui Jacques et jean pour préparer ce qui était nécessaire à l’hébergement ; mais les Samaritains ne voulurent pas les recevoir ; et les Apôtres, indignés de cette inhumanité et d ce refus, dirent au Seigneur : « Veux-tu que nous commandions au feu du ciel de les consumer ? » Mais Jésus se tourna vers eux et leur répondit : « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes. Le Fils de l’Homme est venu non pour perdre les hommes mais pour les sauver » (Lc 9). L’Esprit du Christ est en effet un esprit de douceur. »[38]
« De même qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine raisonnable répandue dans le monde entier (…) il n’y a (…) qu’une seule manière d’enseigner, qui s’adresse à tous les hommes du monde, quelles que soient leurs sectes, leurs erreur, la corruption de leurs coutumes. Selon saint Ambroise (De vocatione omnium gentium), l’homme ne cesse d’être homme même par l’excès et l’horreur de ses mauvaises actions. Et, quand il se tourne vers la Bonté divine (…), il devient une nouvelle créature : non pas substantiellement une autre créature, mais une créature renouvelée, après être tombée. Ainsi donc, la substance même de l’homme ne change, ni par la faute, ni par la grâce. (…) Saint Jean Chrysostome vient appuyer notre affirmation lorsqu’il écrit, dans sa 14e homélie sur saint Matthieu : « La grâce de Dieu est toute-puissante pour redresser et ramener à la raison les esprits des Barbares - celle de ce Dieu qui changea le cœur de Nabuchodonosor (…). Elle est toute-puissante pour changer le cœur des bons comme le cœur des mauvais ». »[39]
Dans son Historia de las Indias, Las Casas n’envisage que la guerre avec les infidèles et affirme qu’ « aucun chrétien n’a le droit de faire la guerre ni de causer aucun dommage à quelque infidèle que ce soit, Arabe, Turc, Indien, à quelque loi ou secte qu’il appartienne ; sinon il commet de très graves péchés mortels et se trouve dans l‘obligation de restituer ce qu’il a pris. » Toutefois, il ajoute qu’ « il ne lui est permis de faire la guerre contre les infidèles qu’à trois conditions seulement. (…)
La première, si ces infidèles attaquent et inquiètent la chrétienté, actuellement, ou bien habituellement (c’est-à-dire s’ils se tiennent prêts à l’offensive, bien qu’ils ne soient pas encore passés à l’action, soit qu’ils ne le puissent, soit qu’ils attendent l’occasion favorable)[40] (…).
La seconde condition qui nous permet de faire une juste guerre contre les infidèles se présente lorsqu’ils persécutent malignement notre foi et religion chrétienne, qu’ils tuent sans raison ceux qui la prêchent, ou les contraignent par la force à l’abjurer (…). Mais j’ai dit « sans raison légitime » ; car si les infidèles tuent et persécutent les chrétiens à cause des maux et dommages qu’ils en ont reçus, et que les prédicateurs en subissent les funestes conséquences, non en tant que prédicateurs mais parce qu’ils appartiennent à la nation qui les a offensés, il serait tout à fait injuste à nous de leur faire la guerre et de prétendre les châtier (…) car ils ne sont nullement condamnables.
La troisième condition qui autorise une juste guerre contre les infidèles se présente lorsque ceux-ci détiennent injustement nos royaumes et nos terres et se refusent à nous les rendre. Ce motif est très général et toute nation est ainsi autorisée par la loi naturelle à faire une juste guerre contre une autre nation. Mais il lui faudra, avant de s’y décider, bien peser son bon droit et le tort de la nation adverse surtout si la querelle est déjà ancienne (…). Car la guerre est un fléau si pestilentiel (…) que les nations chrétiennes sont dans l’étroite obligation d’examiner longuement la justice de leur cause, et de considérer les scandales, morts, dommages, de toutes sortes que la guerre entraînerait pour les infidèles, qui sont leurs prochains, ainsi que l’empêchement à leur conversion ; et aussi les risques qu’elle comporte pour beaucoup de chrétiens qui, pour la plupart, y participent avec une intention impure et y commettent de très grand péchés (…). A supposer donc que certains infidèles posséderaient des territoires qui nous appartiennent et ne voudraient pas nous les rendre, si néanmoins ils vivent en paix dans les limites de leurs frontières sans nous attaquer, et ne portent pas préjudice à notre foi, la légitimité d’une guerre que nous entreprendrions contre eux serait très douteuse devant le Tribunal de Dieu. »[41]
Sur un plan général, Las Casas s’en tient à la théorie de saint Augustin : « Il faut poursuivre la paix de toute sa volonté et ne recourir à la guerre que par nécessité absolue »[42] Il en déduit que « dans le cas des indiens, nous ne nous trouvons pas devant cette nécessité absolue de faire la guerre ».[43] Pour lui ce n’est pas par les armes qu’on extirpera la coutume des sacrifices humains mais par la prédication de l’Évangile. On ne peut non plus forcer les Indiens à abandonner leurs divinités car « non seulement ils sont en droit de défendre leur religion, mais le droit naturel les y oblige, et s’ils ne vont pas jusqu’à exposer leurs vies pour défendre leurs idoles et leurs dieux, ils pèchent mortellement. La raison en est, entre beaucoup d’autres, que tous les hommes sont tenus, par loi naturelle, d’aimer et de servir Dieu plus qu’eux-mêmes, et de défendre l’honneur et le culte divins jusqu’à la mort inclusivement (…). Et il n’y a aucune différence quant à cette obligation entre ceux qui connaissent le véritable Dieu, c’est-à-dire les Chrétiens, et ceux qui ne le connaissent pas et qui estiment véritable quelque divinité (…). Car la conscience erronée oblige à l’égal de la conscience droite, licet non eodem modo[44]. »[45]
On peut résumer ainsi la philosophie de Las Casas : il croit à l’unité du genre humain, à l’universalité de la bonne nouvelle adressée à toutes les nations car tous les hommes sont capables de recevoir la foi, que l’Église n’a pas à exercer un pouvoir temporel direct et que le droit divin n’abolit pas le droit humain.[46]
Le pacifisme de Las Casas déteignit sur Domingo de Soto. Dans son cours de 1553, De justicia et jure, on lit : « Nos armes sont l’amour et la persuasion » ; « C’est rendre la foi odieuse que de l’imposer par les armes » ; il rappelle aussi l’épître aux Romains : « Il n’est jamais permis de faire le mal pour que le bien s’ensuive » ; il doute, au contraire de Vitoria, qu’on ait le droit de punir les crimes d’anthropophagie et de sacrifices humains ; comme Las Casas, à propos du Dt 9, à propos de la conquête musclée des peuples idolâtres, il rappelle que Dieu seul a le droit de châtier les pécheurs.[47] On sait aussi que, vers 1567-1568, deux jeunes missionnaires jésuites qui avaient suivi les cours de Domingo de Soto à Salamanque mirent en question la présence espagnole au Pérou. François Borgia (le futur saint)[48] dut calmer leurs scrupules et chargea le P. José de Acosta[49] de mettre au point une théologie missionnaire équilibrée.[50]
En attendant que des structures internationales efficaces se mettent en place, on ne peut rester sans réagir aux innombrables manifestations de violence qui émaillent notre quotidien. Et on ne peut attendre indéfiniment une paix générale toujours problématique et pourtant nécessaire au développement des sociétés.
Ainsi sont apparues des théories immédiatement applicables par tout un chacun visant à juguler la violence ou à la remplacer par d’autres moyens d’action.
Le « pacifisme intégral » d’Erasme est-il vraiment intégral ?
Tout d’abord, posons-nous la question de savoir quel chrétien était Erasme[51]. Etait-il protestant ou non ? Il répond lui-même à un ami réformateur : « Si (…) tu essaies de me faire embrasser la secte que tu défends, je l’aurais déjà fait depuis longtemps de moi-même, crois-moi, si mon esprit pouvait se laisser convaincre par des fables. Mais me faire embrasser une religion contre laquelle proteste ma conscience, nul ne le pourra jamais et, en tout cas dans mes dispositions actuelles, je préférerais affronter la mort. » [52]
En parcourant les différentes œuvres d’Erasme où il est question de la guerre, on ne peut être que vivement impressionné par la sévérité de son jugement. Il faut se rendre compte que l’époque était on ne peut plus agitée. Lui-même décrit ainsi l’état du « monde », c’est-à-dire de l’Europe, en 1529: « Trois grands monarques, excités par la haine, se ruent à leur perte mutuelle[53]. Il n’est pas une province chrétienne qui échappe aux horreurs de la guerre, car les grands monarques entraînent tous les autres dans leur concert belliqueux. Les esprits sont échauffés à ce point que nul ne veut céder, pas plus le Danois que le Polonais ou l’Ecossais. Naturellement, le Turc en profite pour s’agiter[54] ; de cruels dangers se préparent, tandis que la peste ravage l’Espagne, l’Angleterre, l’Italie et la France. En outre, une épidémie nouvelle[55], née de la diversité des opinions, a si bien faussé les esprits qu’il n’est plus sur terre de véritable amitié. Le frère se défie de son frère, la femme ne s’entend plus avec son mari. Si l’on en vient aux mains, après ces assauts de langue et de plume, il est permis d’espérer qu’un merveilleux conflit s’abattra sur le genre humain. »[56]
Nous mettrons à part l’Enchiridion militis christiani (1504), qui est une sorte de « manuel du soldat chrétien » truffé de termes militaires. Il est y question de guerre, mais il s’agit essentiellement du seul combat que le « soldat chrétien » doit mener sans relâche : le combat contre les mauvaises passions, le péché. Il n’est pas question de pactiser avec l’Ennemi ![57]
Dans les autres œuvres où il parle de la guerre physique, comme dans le Panégyrique de Philippe le Beau (1504)[58], Erasme se livre à une très éloquente diatribe contre les « vertus » des guerriers en notant que « La gloire de mépriser les dangers est commune également à une foule de gladiateurs, et (que) les plus scélérats des pirates la partagent ». Parmi les guerriers, ce sont surtout les mercenaires qu’il exècre, « cette lie détestable de scélérats »[59]
Il vaut mieux que les princes éloignent « l’ennemi par leur générosité plutôt que par la crainte ». Ainsi vaut-il mieux que Philippe le Beau soit « pacifique que victorieux ». En effet, « en temps de paix les arts sont pleinement actifs, les bonnes études sont florissantes, le respect des lois est de rigueur, la religion est en progrès, les richesses s’accroissent, les règles morales sont partout pratiquées. En temps de guerre tous ces avantages sont détruits, c’est la décadence, la confusion générale, et, accompagnant toutes les espèces de calamités, il n’est pas de lèpre morale qui ne vienne fondre partout : les objets sacrés sont profanés, le culte divin passe pour négligeable, la violence prend la place du droit. (…) Les malheureux vieillards sont plongés dans un deuil immérité, (…) les petits enfants sont privés de leur père, (…) les épouses sont arrachées à leur mari, (…) les champs dévastés, les villages abandonnés, les sanctuaires livrés aux flammes, les places-fortes démantelées, les maisons pillées, et les richesses des meilleurs citoyens passant aux mains des plus fieffés scélérats. Et de tous ces malheurs la plus grande part revient toujours aux plus innocents. » Il y a pire encore : des crimes « auxquels Dieu lui-même peut à peine porter remède (…) : accroissement du nombre des adultères, abandon de toute pudeur chez les femmes, vierges violées à l’envi ; et la jeunesse, qui d’elle-même est encline à mal faire, prend l’habitude, dans ce bouleversement général et dans l’impunité assurée, de ne faire cas d’aucune valeur, fonçant, tête baissée dans les crimes de toute sorte ! »[60]
Plus horribles encore que la guerre[61], sont les séquelles de la guerre qui fait se lever la « lie de l’humanité », une « boue humaine », « une sentine » qui se répand partout. De plus une guerre en engendre une autre « et une chaîne inextricable de malheurs s’allonge démesurément ». C’est pour toutes ces raisons qu’ »un prince pieux sera parfaitement avisé à s’attacher à une paix, même injuste, plutôt que d’entreprendre même la plus juste des guerres ». A plus forte raison quand le prince est chrétien qui sait qu’il devra rendre à Dieu « le compte le plus scrupuleux de la moindre goutte de sang humain » et qui doit se rappeler que « le monde chrétien est une seule et même patrie ; l’Église du Christ est une seule et même famille ; appartenant au même peuple, à la même cité, nous sommes tous les membres d’un même corps auquel correspond une seule tête, Jésus-Christ, nous sommes vivifiés par un même Esprit, rachetés au même prix, conviés en toute égalité au même héritage, participant à des sacrements communs ! » C’est pourquoi toute guerre entre chrétiens (pensons à l’époque) est « une guerre civile », « domestique ». Erasme conclut : « la meilleure forme de régime politique n’est pas celle qui étend les frontières de son empire par des préoccupations guerrières, mais celle qui se rapproche le plus de l’image de la cité céleste. Son bonheur n’est fait de rien d’autre que de la sérénité, de la paix et de la concorde. Ainsi donc, pour le prince chrétien, qui a l’obligation de ne jamais écarter ses yeux de cet exemple, que sa plus haute gloire consiste à protéger, honorer, étendre de toutes ses forces et de tout son pouvoir, le meilleur et le plus doux héritage que nous a laissé le Christ, Prince des Princes, je veux dire, la paix ! »[62]
Cet amour de la paix le poussa à détester le pape Jules II[63], pape belliqueux et conquérant qui se faisait appeler « Jupiter Très bon Très grand ».[64] Il oppose « Jules, un pape qui certes n’avait pas l’approbation de tous » et qui « a pu déchaîner cette tempête guerrière » à Léon (Léon X) « un homme intègre et pieux » qui, espère-t-il, pourra apporter la paix. [65] Malheureusement, « …à l’heure présente, ceux qui se glorifient d’être les vicaires et les successeurs de Pierre, chef de l’Église, et des autres Apôtres, placent le plus souvent toute leur confiance dans les moyens humains » [66] « Que Jules possède la gloire de la guerre, qu’il garde ses victoires, qu’il garde ses triomphes magnifiques. Quelles sont les activités qui conviennent au Pape ? Il n’appartient guère à des gens comme moi de se prononcer là-dessus. Je dirai seulement ceci : la gloire de ce vainqueur, si éclatante qu’elle ait été, s’est trouvée liée à la perte et aux souffrances d’un très grand nombre d’hommes. La paix rendue au monde vaudra à notre Léon une gloire beaucoup plus authentique que n’en valurent à Jules tant de guerres entreprise avec vaillance ou menées avec bonheur par tout l’univers[67]
Dans la Lettre à Antoine de Berghes (1514)[68], Erasme montre que les hommes sont plus cruels que les fauves qui ne se font pas la guerre entre eux, n’utilisent que leurs armes naturelles et non des « machines » « des armes contre nature, inventées par l’artifice des démons »[69]. Ils ne combattent que pour la nourriture ou pour défendre leurs petits[70] et non pour des motifs futiles et comme si la vie devait durer éternellement[71]et non déboucher sur l’éternité. Le Christ n’a enseigné que la douceur. Quant au droit des princes qui, dit-on, doit être défendu, non seulement il ne s’agit souvent que d’un prétexte mais bien des conflits pourraient être évités par la négociation et l’arbitrage des « hommes sages et honnêtes », en bref, de l’Église. Un chrétien doit « supporter, rester en repos », se résigner aux malheurs comme l’enseignent le Christ, les apôtres, les Pères ou du moins calculer ce que coûtera la revendication du droit. Quel spectacle pour les non-chrétiens (les Turcs en l’occurrence) de voir les chrétiens s’entredéchirer ![72]
« Vous voulez amener les Turcs au Christ ? écrit-il dans La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite (1515), Ne faisons pas étalage de richesses, de troupes, de forces. qu’ils voient en nous non seulement le nom mais aussi ces marques certaines du chrétien : une vie pure, le désir de faire du bien même à des ennemis, la patience inaltérable devant toutes les offenses, le mépris de l’argent, l’oubli de la gloire, le peu de prix accordé à la vie ; qu’ils apprennent l’admirable doctrine qui concorde avec une existence de ce genre. » « Jugez-vous que ce soit un acte chrétien de tuer les infidèles ? - c’est nous qui les jugeons tels, alors qu’ils sont des hommes pour le salut de qui le Christ est mort (…) ». « Nous crachons sur les Turcs et nous nous faisons l’effet, ainsi, d’être de parfaits chrétiens, alors que nous sommes peut-être plus en abomination à Dieu que les Turcs eux-mêmes. » De même avec ceux que nous jugeons hérétiques, poursuit-il, ils sont peut-être plus orthodoxes que nous. « C’est un mal moindre d’être un Turc ou un Juif déclaré qu’un chrétien hypocrite ». « Je préfère un vrai Turc à un faux chrétien »[73]. Il vaut mieux prier pour les Turcs, conclura-t-il, et être des exemples pour eux.[74]
Toujours dans La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, Erasme essaie de comprendre comment l’homme en est venu à la violence.
L’homme a été créé « pacifique », « nu, faible, tendre, désarmé », doué de parole et de raison « comme une réplique » de Dieu. Les guerriers, eux, sont une « pestilence » et la guerre, un « fléau universel », « un meurtre multiplié et réciproque, un banditisme », « le royaume du Diable ». Erasme explique comment « progressivement » l’homme pacifique est devenu pire que les fauves. L’homme a commencé par se défendre contre les bêtes sauvages puis les a chassées pour la gloire, pour leur peau, puis les a mangées. Il s’en est pris ensuite aux « animaux innocents », puis à leurs semblables, un contre un, puis foule contre foule pour la gloire puis avec l’assentiment et la participation des clercs. Or le Christ n’a enseigné que la paix et la charité : « Il a défendu de résister aux méchants. En résumé, de même que toute sa doctrine prêche la patience et l’amour, de même toute sa vie n’enseigne que la mansuétude. » En témoignent notamment les Béatitudes puis les épîtres de Paul. Comment se fait-il que la guerre se soit répandue parmi les chrétiens ? C’est « peu à peu » et « sous l’apparence du bien », d’abord par le « savoir », « l’éloquence », la controverse pour réfuter les hérétiques. Puis par l’étude d’Aristote, du droit romain, puis par goût de l’argent et du pouvoir temporel et au mépris des règles que même les païens respectaient. Les Juifs se battaient sur un ordre divin: « Pour eux, la différence de religion et l’adoration d’autres dieux causèrent la discorde ; nous, c’est une colère puérile, la cupidité ou la gloriole, souvent l’appât d’un salaire malpropre qui nous y conduit.(…) Mais depuis que le Christ a ordonné de rentrer le glaive au fourreau[75], il est indigne des chrétiens de combattre, si ce n’est dans cet admirable combat livré contre les plus affreux ennemis de l’Église : contre la cupidité, contre la colère, contre l’ambition, contre la crainte de la mort. » « Cette guerre seule engendre la paix véritable ». Depuis la venue du Christ, « la guerre, qui paraissait permise auparavant, était désormais interdite ». Le Christ a toléré que Pierre se trompe pour bien nous le signifier[76]
Plus concrètement, dans L’institution du prince chrétien (1516), il décrit pour le futur Charles Quint les devoirs et les droits du prince chrétien en temps de paix comme en temps de guerre. Ce texte fut traduit dès le XVIe siècle en de nombreuses langues. Dans le chapitre XI intitulé De la guerre, il stipule qu’ « un bon prince n’entreprendra jamais aucune guerre excepté quand, après avoir tout tenté, il ne peut l’éviter par aucun moyen. »[77] Précision qui nuance le pacifisme d’Erasme, qui, jusque là paraissait radical. Nous y reviendrons.
Mais le plus célèbre et le plus complet des textes « pacifistes » d’Erasme est La complainte de la paix qui fut écrite en 1517, l’année même où fut signé le Traité de Cambrai[78] entre Maximilien du Saint Empire, François Ier et Charles Quint. Dans cette alliance défensive, les trois monarques s’engageaient à garantir leurs possessions et évoquaient un projet de croisade contre les Turcs. Projet chimérique car il eût été fort coûteux.[79]
La paix, se plaint de n’avoir été reçue nulle part. Alors que les animaux, les plantes, la faiblesse humaine, toute la nature « enseigne la paix et la concorde »[80], elles ne sont reçues nulle part dans les sociétés humaines : ni par les chrétiens qui parlent d’elle abondamment, ni par les princes ou les grands, ni par les savants, ni par les prêtres, les religieux, les moines, par aucun individu toujours en lutte avec lui-même. Et même, « les mauvais génies qui ont les premiers rompu la paix entre Dieu et les hommes et qui n’ont pas cessé de poursuivre leur oeuvre de destruction, sont unis entre eux et toujours d’accord pour la protéger. »[81]
Erasme relève dans les Écritures tous les passages essentiels qui montrent que la paix, le souci de l’unité, est indissociable de la personne de Dieu comme en témoignent Isaïe, le Christ lui-même, toutes les paroles du Pater, les sacrements du baptême et de l’eucharistie, le signe de la Croix où la victoire sur la mort et le mal est obtenue par le sacrifice suprême.
Alors que les Juifs qui n’étaient pas totalement éclairés se battaient sur ordre de Dieu, contre des étrangers et pour des motifs graves, les chrétiens, ecclésiastiques compris[82], prennent les armes pour des raisons futiles et honteuses. Même les païens Romains n’ont pas agi comme cela. La guerre naît de « passions absurdes et condamnables », d’un attachement excessif aux biens de la terre[83].
Que faire ? Que les princes agissent comme des pères de famille, soucieux uniquement non de leur intérêt personnel mais du bonheur, de la vertu de la richesse et de la liberté de leurs peuples qui seuls pâtissent des guerres. Que les nobles et les magistrats aient les mêmes dispositions. Il faut « régner plutôt par les lois que par les armes. » [84]
Plus concrètement, Erasme décrit l’attitude que les souverains doivent adopter pour éviter les guerres : ne contracter mariage qu’à l’intérieur du royaume ; fixer une fois pour toutes leurs frontières ; ne s’unir entre eux que par « amitié sincère et pure » ; veiller à ce que l’héritier soit le fils aîné ou, parmi les princes de sang, « celui que le suffrage du peuple estimera le plus capable » ; éviter de passer les frontières de leur pays même pour voyager ; écarter de leur conseil les bellicistes au profit de vieillards patriotes « prudents et raisonnables » ; fermer les yeux sur certains droits en évaluant le coût d’une guerre ; ne faire la guerre « qu’avec le consentement de toute la nation ». Les ecclésiastiques ont un rôle important à jouer en ne prêchant que la paix et « s’ils ne peuvent empêcher le conflit armé, que du moins, ils ne l’approuvent pas, qu’ils n’y assistent jamais, afin de ne pas encourager par leur présence les honneurs décernés pour une chose aussi odieuse, ou tout au moins suspecte. »[85]
Toutes ces considérations générales peuvent se résumer ainsi : « la guerre est une monstruosité et une folie sans nom, dont les motifs sont plus futiles les uns que les autres ; elle est plus monstrueuse encore, et véritablement sacrilège, pour le chrétien, qu’elle accule à trahir à chaque instant la lettre et l’esprit de l’Évangile. »[86]
Voyons à présent quelques points particuliers.
Erasme admet-il la légitime défense ?
Il répond[87] qu’on essaye de la justifier par des « distinctions rabbiniques » en citant certains papes comme Jules II, certains Pères comme Augustin, certains théologiens comme Bernard[88] ou Thomas mais tous ces écrits ne dépassent pas l’enseignement du Christ.[89] Donc, « mieux vaut laisser impuni le méfait de quelques-uns que de réclamer de l’un ou de l’autre un châtiment incertain et d’exposer certainement à de graves périls aussi bien les nôtres que nos ennemis - c’est le nom que nous leur donnons - alors qu’ils sont nos voisins et qu’ils ne nous font pas de mal. » Il vaut « mieux maintenir une paix injuste que de poursuivre la plus juste des guerres. […] « Pour un prince chrétien, il est plus glorieux d’abandonner une partie de sa puissance au prix de la paix et de la tranquillité de l’État, que de remporter des triomphes brillants et fastueux achetés par de telles souffrances humaines. »[90]
Que pense Erasme de la peine de mort ?
« Ce n’est pas sans raison que le prince porte un glaive, je le concède ; par contre, ce qui à coup sûr appartient en propre aux théologiens et aux évêques, c’est le devoir d’instruire, de reprendre, de guérir ; d’instruire ceux qui font erreur, de reprendre ceux qui sont trop hardis, de guérir ceux qu’on a trompés ; quant à la parabole du Seigneur qui nous avertit de ne pas arracher l’ivraie, elle se rapporte ou bien aux débuts d’une Église inexpérimentée, ou bien aux missionnaires de l’Évangile, auxquels on n’a pas confié de glaive, sinon ce glaive évangélique qu’est la parole de Dieu. (…) Considérons en revanche une hérésie comportant un blasphème manifeste, comme celle qui refuse au Christ la nature divine ou qui accuse les Livres Saints de mentir ; considérons le cas des hérétiques qui, usant de procédés malhonnêtes, ont comme objectif, à travers le désordre et la sédition, de s’enrichir, de s’arroger le pouvoir, de jeter la confusion dans les affaires humaines ; est-ce que dans ces cas nous allons immobiliser le glaive dans les mains du prince ? A supposer qu’il ne soit pas permis de mettre à mort des hérétiques, on a certainement le droit de mettre à mort des blasphémateurs et des séditieux, c’est même nécessaire pour protéger l’État. Ainsi donc, de même qu’il y a péché à traîner des hommes au bûcher pour n’importe quelle erreur, de même y a-t-il péché à croire que le magistrat séculier n’a le droit de faire périr aucun hérétique. » [91]
Notons que d’une part, Erasme reconnaît au prince le droit de ‘porter le glaive’ et qu’il peut mettre à mort certains hérétiques. « En réalité, retirer en toute circonstance le droit de glaive aux princes laïques ainsi qu’aux magistrats, c’est ni plus ni moins provoquer la subversion totale de l’État, livrer les biens et la vie des citoyens à l’audace des criminels ; en revanche, il n’est pas possible de fournir un seul bon exemple de prêtre, je ne dirai pas qui fasse la guerre lui-même, mais qui soit impliqué dans des négociations de guerre. La guerre est une affaire tellement temporelle qu’on pourrait presque la dire païenne. »[92]
A partir de là, on peut légitimement se poser la question de savoir si certaines guerres ne sont pas permises, voire souhaitables malgré tout ce qui a été dit plus haut.
Nous allons constater qu’Erasme, ici et là, reprend certaines caractéristiques de la guerre juste, telles qu’elles avaient été établies par saint Augustin et propagées par divers auteurs.
« Aucune guerre assurément, ne devrait être engagée d’aucune manière, à moins que la nécessité y contraignît. »[93] Tel est le principe qu’il répète en plusieurs endroits. Il est encore plus explicite ailleurs : « Il est des personnes (…) pour estimer que, d’une manière absolue, le droit de faire la guerre est interdit aux Chrétiens. Opinion que j’estime trop absurde pour avoir besoin de la réfuter. »[94]
Ainsi, en 1513, Erasme épouse la cause d’Henri VIII qui le protège et qui avait vaincu les Français.[95], débarque le 30 juin 1513 à Calais et se joint aux troupes menées par l’empereur Maximilien Ier. Six semaines plus tard, les Français (Louis XII) sont surpris et écrasés par les armées de la Sainte Ligue à Guinegatte (aujourd’hui Enguinegatte, près de Saint-Omer), le 16 août 1513. Cette bataille fut aussi appelée « Journée des éperons » car la cavalerie française se servit plus de ses éperons (pour manœuvrer) que de ses armes (pour combattre).] Il déclare son admiration pour le vainqueur dans une lettre[96] : « les vers que voici m’ont plu infiniment : « Tandis qu’au loin, séparé du royaume anglais, tu brises la force française et circules vainqueur, parce qu’ils se mettent admirablement la chose sous les yeux. Je crois voir en effet le grand Alexandre s’avançant en armes jusqu’au-delà de l’Inde et, l’Océan passé, à la recherche d’un autre univers à vaincre, puis avec ses troupes victorieuses se répandant au loin à travers tous les peuples, tandis que tout ce qui faisait obstacle était pris, vaincu, soumis… » ».
Quelles guerres seraient permises ? A quelles conditions ?
« Si on ne peut vraiment pas l’éviter, à cause de la perversité générale, il sera bon, après n’avoir négligé aucune tentative, après avoir fait flèche de tout bois pour défendre la paix, de veiller à ce que seules de méchantes gens soient impliquées dans une aussi méchante affaire et à ce qu’elle coûte finalement le moins possible de sang humain. »[97]
« Il se peut qu’un bon prince fasse un jour la guerre, mais alors c’est qu’une nécessité extrême l’y aura poussé à la fin, après qu’il ait tout tenté vainement. »[98]
« C’est « l’intérêt public (qui) doit être avant tout la cause essentielle d’une guerre. » et « le prince qui n’a pour dessein que l’intérêt public, n’entreprend pas facilement la guerre » car même s’il existe « une cause de guerre parfaitement juste et dont l’issue sera aussi heureuse que possible », encore faut-il calculer « tous les dommages et les avantages réalisés par la victoire ». Erasme décrit alors de nouveau les malheurs qui découlent de la guerre : malheurs humains, moraux, financiers, commerciaux, culturels. Finalement il déclare qu’aucune injure, aucune injustice ne mérite une telle décadence.[99]
La guerre en dernier recours, une juste cause, une issue heureuse et un emploi proportionné de la force, telles sont les restrictions classiques auxquelles Erasme se réfère et qui relativisent son pacifisme.
Un exemple de juste cause est la guerre contre les Turcs.
Il faut se rappeler que depuis le XIe siècle déjà, les Turcs repoussent les Byzantins et peu à peu se constitue un empire ottoman qui de siècle en siècle va s’étendre toujours plus loin. A l’époque d’Erasme, cet empire couvre l’Anatolie, l’Arménie, une partie de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan, le Kurdistan, la Mésopotamie, La Mecque, la Syrie, l’Égypte, Alger, Tunis, Tripoli, l’Irak, la Serbie, la Bulgarie, la Bosnie, l’Albanie, toute la péninsule balkanique, la Grèce, la Crimée, Rhodes et une grande partie de la méditerranée, la Hongrie. En 1529, les Turcs mettent le siège devant Vienne.
Il parle de la menace turque dans sa Lettre à Sigismond Ier de Pologne
[100] et
François
Ier, roi de France se disputent la suprématie en
Europe et plus particulièrement
en Italie. Défait à pavie et fait prisonnier, François Ier doit
renoncer à toutes ses prétentions sur
l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Italie[Italie], à certaines places
fortes de la Picardie et
restituer la Franche-Comté aux
Habsbourg. En mai 1526, le
pape Clément VII
(Jules de Médicis), jouant
sur le désir de revanche de François Ier, se fait le promoteur d’une
ligue anti-impériale appelée la Sainte
Ligue. Clément craint la
main mise de l’Empereur sur toute l’Italie et la disparition de l’état
pontifical. La Ligue se compose en plus du pape, du roi de France, du
roi d’Angleterre (Henri VIII), du
duché de Milan, de
la République de
Venise, de la
République
de Gênes ainsi que la
Florence des
Médicis. L’Empereur tente
sans succès de reconquérir l’alliance du pape avec l’intention de
contrôler momentanément l’Italie septentrionale : c’est pourquoi il
décide d’intervenir militairement en lançant contre l’état pontifical la
puissante famille romaine des
Colonna, depuis toujours
ennemie de la famille
Médicis. Les
soldats du cardinal Pompeo
Colonna saccagent Rome, le
20 septembre 1526. Clément
VII, assiégé, est obligé de demander l’aide de l’Empereur avec la
promesse en échange de quitter l’alliance avec le roi de France. Colonna
se retire et Clément VII, une fois libre, rompt le traité signé sous la
contrainte avec l’Empereur et appelle à son aide
François
Ier. Dans cette situation, l’Empereur décide d’une intervention
armée contre l’état pontifical, sous les ordres du duc
Charles III de
Bourbon qui fut connétable de France avant de passer au service de
Charles Quint et qui meurt durant l’assaut. Clément VII, réfugié au
château Saint-Ange, dut finalement se rendre et accepter les conditions
des vainqueurs. L’armée impériale forte de 35.000 hommes, allemands,
italiens et espagnols, surtout de lansquenets impériaux (12 à 15.000)
mobilisés par Charles et commandés par des chef luthériens antipapistes
va de saccager Rome pour se payer et en grande partie par haine
anticatholique : vols, sacrilèges, massacres, tombes des papes violées,
cadavres profanés, religieuses violées. La peste et la famine achèveront
la Ville. En tout il y eut 20.000 morts sur 55.000 habitants et de
graves dommages au patrimoine artistique.
A propos de Clément VII (1478-1534), pape de 1523-1534, Erasme met en
cause sa responsabilité : il « agirait lui-même avec plus de bonheur, et
les princes souverains engageraient moins fréquemment entre eux des
guerres de cette sorte, si persuadé pour son propre compte de
l’excellence de la paix, il ne signait de traité avec aucun monarque,
mais se présentait aux yeux de tous à égalité comme un père. » (op.
cit., p. 302). Plus tard, en 1529, il écrira : « Seul le pape s’emploie
avec zèle à prêcher la concorde, mais en vain ; autant vouloir blanchir
un nègre ». (Charon, op. cit., p. 318). Clément avait alors signé le
traité de Barcelone avec Charles Quint qu’il couronna à Bologne en 1530.
]. Non seulement Erasme était très prisé en
Pologne par les cercles religieux et intellectuels anti-luthériens mais
il avait aussi une grande admiration pour le roi dont il ne cesse de
chanter les louanges. Sigismond apparaît comme le modèle des princes
chrétiens, qui aurait été suscité par Dieu pour apaiser les « flots
déchaînés » par sa piété, sa sagesse et son autorité[101] et son souci de la paix.
Au début de son règne Sigismond mena plusieurs guerres contre les Moscovites, les Valaques, les Tatars et les Prussiens. Il a montré, écrit Erasme, « une hauteur d’âme manifestement royale ». Il a préféré chercher la paix ou livrer un combat limité malgré sa position de force, en dépit des oppositions internes et au détriment de sa réputation. Il a refusé des prises faciles, une succession légitime (Hongrie) et s’est efforcé de réconcilier des adversaires.[102]
« Et si les princes, poursuit Erasme, suivant votre exemple et méprisant leurs passions privées, tournaient leurs yeux, comme d’un observatoire élevé, vers la piété, c’est-à-dire la gloire du Christ et le salut du peuple chrétien, et faisaient passer la paix publique et universelle avant je ne sais quels intérêts privés, ces intérêts qui font souvent commettre des fautes et, même dans le cas contraire, sont achetés à un prix trop cher : tout d’abord, unis entre eux par la concorde, ils règneraient d’une manière beaucoup plus heureuse et beaucoup plus glorieuse ; de plus ils desserreraient facilement de la gorge des Chrétiens l’étreinte du Turc, et apaiseraient ce funeste conflit au sein de l’Église avec d’excellents arguments. » Mais Erasme ne se fait guère d’illusion car « la plupart des guerres sont inspirées par la colère, par l’ambition, ou par quelque autre passion particulière, bien plutôt que par la considération du devoir ou de l’intérêt de l’État ; quant aux traités, nous constatons leur faiblesse et leur caractère éphémère, et, chose plus grave, ce sont eux qui engendrent souvent de nouvelles guerres. »[103] Il vaudrait mieux renoncer aux possessions éloignées, renoncer à un grand empire difficile à administrer mais les princes veulent accumuler les possessions comme les ecclésiastiques accumulent (achètent) les charges. [104]
Erasme regrette que les querelles entre monarques chrétiens aient ouvert « la voie au Turc, si bien qu’il a commencé par envahir Rhodes[105], et aussi tout récemment la Hongrie[106]. Trop heureuse cruauté, destinée à pénétrer encore plus profondément chez nous, à moins que, nous mettant d’accord et joignant nos boucliers, nous opposions un barrage à cette entreprise. » Il déclare à Sigismond : « vous n’avez pas renoncé à la poursuite de pourparlers d’armistice avec les Turcs ; même avec les Scythes, vous êtes favorable à la conclusion d’un traité, à moins que, par leurs incursions scélérates et dignes de bêtes féroces plutôt que d’êtres humains, ils continuent sans trêve à attaquer votre empire. Détourner leur cruauté sauvage et implacable des possessions et de la gorge de vos propres sujets, c’est un devoir sacré plutôt qu’une action guerrière ; et si guerre il y a, elle appartient à la catégorie de celles qu’on ne peut éviter en aucune manière sans laisser s’accomplir un crime épouvantable »[107]
Erasme est d’autant plus attaché à la personne de Sigismond qu’il est souvent déçu par les rois[108], même par ceux avec lesquels il entretenait des relations et auxquels il destinait certains de ses ouvrages sur la paix, comme François Ier ou Charles-Quint.[109]
Erasme est déçu aussi, on l’a vu, par l’attitude des papes et pas seulement par Jules II. Bien sûr, Léon X[110], ordonné prêtre quatre jours après avoir été élu pape, était d’un caractère pacifique mais il avait nommé son frère chef des armées pontificales qui menèrent des guerres et grevèrent les finances pontificales qu’il alimenta en, intensifiant la campagne des indulgences qui allait hâter la révolte luthérienne dont il ne comprit pas le fond. Il envisagea sans succès de lancer une croisade contre les Turcs. Généreux mécène et grand humaniste, plus préoccupé d’art, de culture et de politique que de réforme spirituelle, Léon laissa « se répandre autour de lui un paganisme et un amoralisme avoués »[111]. Adrien VI qui lui succède[112], ancien collègue d’Erasme à Louvain, précepteur de Charles Quint à partir de 1507, déçoit Erasme : « Un espoir était permis avec notre nouveau pontife, d’abord comme théologien, et comme théologien dont l’intégrité morale était éprouvée depuis ses jeunes années. Or je ne sais comment il se fait que l’autorité pontificale prévaut bien davantage pour susciter la guerre chez les princes que pour les amener à composition. »[113]. Adrien VI, en effet, tenta, en vain, d’organiser une croisade contre les Turcs.
Comme dit précédemment Erasme n’est pas opposé à l’idée d’une guerre contre les Turcs mais, écrit-il, « commençons par faire en sorte que nous soyons nous-mêmes de vrais Chrétiens ; après, si nous le croyons bon, attaquons les Turcs ! »[114] Erasme ne supporte pas les guerres que les Chrétiens se livrent entre eux. Mais il fait remarquer : « Je ne suis pas, certes, du même avis, quand il est question de guerre où les Chrétiens, animés par un zèle unique et pieux, repoussent la violence du barbare envahisseur et défendent au péril de leur vie, la tranquillité publique. (…) Mais si la guerre, cette maladie funeste, est, à ce point inhérente à la nature humaine que nul ne puisse subsister sans elle, pourquoi les Chrétiens ne déchaînent-ils pas ce mal sur les Turcs ? Il serait, naturellement préférable de convertir les Turcs au christianisme, par la persuasion, par les bienfaits, et par l’exemple d’une vie pure, plutôt que par les armes : cependant, si la guerre est absolument inévitable, ce malheur serait moins grave que si les Chrétiens se déchiraient et se tuaient entre eux. Si l’amour réciproque n’est pas de nature à les unir, que du moins ils soient unis contre l’ennemi commun, le Turc, qui sera de quelque façon que ce soit invincible, dès que la discorde les séparera. » »[115]
Il aborde encore la question du péril turc dans un ouvrage au titre explicite : « Devons-nous porter la guerre aux Turcs ? », écrit en 1530[116]. Rappelons-nous qu’en 1529, les Turcs étaient devant Vienne.
Face à cette menace, l’Europe est désunie : la France, en particulier, n’obéissant qu’à ses intérêts particuliers, fait alliance avec Soliman II contre Charles Quint et obtient ainsi un régime privilégié dans l’Empire ottoman[117] par la concession de « capitulations » (conventions) qui restèrent en vigueur jusqu’au XXe siècle. La France acquit ainsi des avantages sur les plans commercial, fiscal, religieux, pénal, etc..
Erasme, lui, ne veut pas d’une croisade , il ne veut pas d’une guerre à n’importe quel prix et ne partage pas non plus le point de vue de Luther qui estimait que cette invasion était un châtiment divin auquel il ne fallait pas s’opposer : « S’il est vrai que toute guerre engagée contre les Turcs n’est pas forcément légitime et pieuse[118], il arrive aussi que la non-résistance au Turc ne soit rien d’autre que l’abandon des Chrétiens à des ennemis particulièrement cruels, la soumission de nos frères à leur indigne asservissement. »[119]
Certes, cette « race barbare » qui se livre à de terribles massacres profite de l’indolence et des fautes chrétiennes mais il faut « porter secours aux peuples frères en détresse »[120]
Comment expliquer le succès des Turcs et la défaite des Chrétiens ? « C’est à nos vices qu’ils doivent leurs victoires » : les dissensions, l’ambition, la perfidie.[121]
Ceci dit, comment mener une guerre « légitime et pieuse » ?
« On fait preuve d’une extrême impiété en estimant que l’art médical peut chasser la maladie malgré Dieu. Nous nous trouvons dans une situation semblable quand nous estimons pouvoir, malgré la colère de Dieu, repousser le désastre par nos propres forces, alors que nous reconnaissons dans les incursions des Turcs le moyen de nous inciter à une vie meilleure et à une concorde mutuelle. (…) Si nous désirons réussir dans notre entreprise d’arracher notre gorge à l’étreinte turque, il nous faudra, avant de chasser la race exécrable des Turcs, extirper de nos cœurs l’avarice, l’ambition, l’amour de la domination, la bonne conscience, l’esprit de débauche, l’amour de la volupté, la fraude, la colère, la haine, l’envie, et après les avoir jugulés avec le glaive spirituel, adopter un état d’âme véritablement chrétien ; alors, si la situation l’exige, nous pourrons combattre sous l’étendard du Christ l’adversaire turc, et le vaincre avec le même champion » [122]
En tout cas, nous ne devons pas combattre « les Turcs en Turcs »[123]. « Notre but unique, notre principal dessein : augmenter la puissance du Christ plutôt que la nôtre. » [124] Le soldat chrétien ne peut donc être animé de mauvais sentiments : « Si c’est le souci de la paix publique qui te fait sortit l’épée du fourreau, le souvenir de tes opprimés ou l’amour de la religion, si tout l’espoir d’une victoire est placé dans le secours de Dieu, si ton regard droit ne fixe rien d’autre que la gloire du Christ et l’intérêt du troupeau des Chrétiens, alors dis-toi que, par un effet de la volonté divine, une réponse te sera donnée en moyen propitiatoire: « Attaque, et tu vaincras ! » (…) Si c’est la cruauté, la passion d’étendre ta domination, le désir de rapines, qui t’appelle aux armes, sache bien qu’aucun oiseau ne peut voler sous de plus funestes auspices. En effet même si parfois quelque succès semble favoriser ceux qui font la guerre avec de tels augures, ce n’est pas une situation heureuse, mais une proie fallacieuse dont la séduction entraîne vers des calamités plus redoutables… »[125]
Encore faut-il que la guerre « s’engage sous la direction des plus grands monarques légitimes, et en pleine communion de vues » [126] Nous retrouvons ici une des conditions classiques de la guerre juste : qu’elle soit déclarée par une autorité légitime.
Quant à l’argent nécessaire, au lieu de faire porter au peuple cette charge financière, Erasme prévoit cette solution : « pour éviter de faire peser sur le peuple les lourdes charges financières nécessitées par la guerre, une méthode pourrait être mise en oeuvre, consistant pour les princes à réduire leurs dépenses superflues : en agissant ainsi, ils verront quelle énorme contribution s’ajoute à leurs revenus. Qui ferait en effet honnêtement le compte des sommes d’argent englouties dans les cérémonies, les prodigalités, les festins, les ambassades tapageuses, les plaisirs et les jeux ? S’ils estiment que faire la guerre aux Turcs est une sainte et pieuse action, pourraient-ils garantir à Dieu d’aumône plus agréable que d’augmenter le revenu de leurs impôts par leur économie et dépenser pour la piété ce qu’ils auraient soustrait aux folies bruyantes ?
Quand je parle des princes, la même opinion peut s’appliquer aux riches, quels qu’ils soient. Dieu sera doublement satisfait si l’argent dépensé pour la piété est soustrait aux vices. Le résultat de cette pratique sera que personne ne s’appauvrira par ses prodigalités, mais s’enrichira plutôt par un accroissement de vertu. En outre, la méfiance du peuple diminuera si les projets envisagés sont menés à leur terme. Jusqu’ici la collecte de l’argent s’est faite avec célérité, mais la poursuite de l’entreprise a été d’une lenteur remarquable, pour ne pas parler d’abandon. »[127]
N’empêche que pour Erasme, la guerre reste l’ultime recours : « une guerre contre les Turcs n’est pas de mon goût, à moins que ne nous y contraigne une nécessité inéluctable. Et j’avoue que nous devons à peine espérer la victoire si le Seigneur ne se tient pas à nos côtés ; mais si nous nous appliquons à nous le rendre favorable, quand bien même nous lutterions à cent contre dix mille, la victoire nous est assurée. » [128]
Comment se rendre Dieu favorable sinon en se convertissant et il importe même « que les princes de l’Église se détachent de toute espèce de luxe, d’ambition, d’avarice et de tyrannie. »[129] et que les combattants combattent en vrais chrétiens.[130] « Il n’existe aucun bouclier fait de main d’homme qui puisse garantir tout le corps contre les blessures ; c’est même parfois le bouclier qui cause la perte de celui qui le porte ; mais lorsqu’on est couvert par le bouclier de Dieu, on est invulnérable de toutes parts. »[131]
A l’instar de saint Augustin, il répète : « je ne dissuade pas de faire la guerre, mais, je veux, dans la mesure de mes moyens, travailler à ce qu’elle soit engagée et conduite avec bonheur. » Il ne faudrait pas qu’elle tourne à la catastrophe : « C’est dur, je l’avoue, mais mieux vaut encore supporter notre sort, si dur soit-il, si c’est la volonté de Dieu, plutôt que d’attirer sur nous une catastrophe totale. » [132]
Car la paix, la véritable paix, est un bien inestimable. Encore faut-il distinguer la vraie paix de la fausse paix : « Par nature, sans doute, tous les hommes sont à la poursuite de la paix ; ils sont en quête d’un endroit où leur esprit puisse se reposer ; mais comme ils accrochent leurs nids à des réalités vaines et périssables, plus ils s’affairent pour trouver le repos, plus ils s’enfoncent dans les tracas.(…) L’un pose son nid dans la science, l’autre dans la paresse, l’autre dans la volupté, certains, dans cette disposition vertueuse qu’ils appellent sagesse, d’autres encore, dans l’acte même et l’exercice de la vertu. Mais tous ces gens-là, comme le dit Paul, « ont perdu le sens commun de leurs réflexions » (Rm 1, 21) : alors qu’en paroles, et en paroles grandiloquentes, ils promettaient aux autres l’euthumia , leur cœur à eux-mêmes ne connaissait aucun repos. Et pourquoi cela ? Parce que ce n’est pas dans le Dieu vivant qu’ils cherchaient leur joie. »[133]
Il n’y a donc pas lieu de parler de pacifisme absolu à propos d’Erasme. Nous avons retrouvé dans ses réflexions les principes traditionnels de la guerre juste mais, on l’a vu, Erasme l’envisage dans le cadre d’une action militaire contre la menace turque et se montre, à juste titre, extrêmement sévère pour les guerres que les chrétiens, princes et papes, mènent entre eux.
La fin d’un monde
St Vincent de Paul , témoin d’un temps révolu ?
Il est intéressant de s’arrêter un instant à la vie de « Monsieur Vincent »[134] connu tout particulièrement pour son action inlassable lutte contre les misères matérielles et spirituelles[135]. Ce que l’on sait moins, ce sont ses relations politiques au plus haut niveau de l’État[136]. A cette époque de guerres à l’extérieur et à l’intérieur du Royaume[137], il travaille au soulagement de toutes les souffrances endurées par les militaires comme par les civils mais il est partisan de certaines interventions armées. Il cherche certes à rassembler des fonds pour racheter les captifs tombés aux mains des barbaresques mais aussi, en 1658, pour soutenir une expédition militaire susceptible d’aller les délivrer, pour, comme il l’écrit, « tirer justice des Turcs ».[138]
Auparavant, entre 1656 et 1659, il avait soutenu de ses prières[139] et par la recherche de fonds[140] la lutte du royaume de Pologne[141] face aux Suédois, aux Tartares et aux « Moscovites ».
Le souci de Vincent de Paul est de défendre les vies chrétiennes contre les leurs ennemis et les catholiques contre les hérétiques[142] « et cela pour donner la paix qui est le but de la guerre »[143].
Ses prises de position, St Vincent les justifie en citant très souvent l’Eloge de la Milice nouvelle de saint Bernard que nous avons déjà évoquée. Le problème vient de ce qu’il lit l’actualité avec les critères anciens alors que les luttes dans lesquelles il prend position n’ont pas le caractère tranché qu’il leur prête comme en témoigne W. Cavanaugh dans son livre Le mythe de la violence religieuse[144]. Cet auteur montre que les « guerres de religion » des XVIe et XVIIe siècles portent fort mal leur nom. Si l’Église a été impliquée profondément dans ces guerres, c’est parce qu’elle « a été de plus en plus identifiée avec le projet de construction de l’État qui l’a même absorbée. »[145] Ainsi, pour revenir à la guerre de Trente ans qui a fortement marqué la sensibilité de saint Vincent de Paul, ce n’est pas purement et simplement une lutte entre catholiques et hérétiques puisqu’on constate que la France catholique s’est alliée à la Suède luthérienne et que, par la suite, la guerre fut essentiellement un affrontement entre Habsbourgs et Bourbons, les deux grandes dynasties catholiques d’Europe.
Vincent de Paul ne s’est pas rendu compte -il n’avait pas suffisamment de recul- que le monde avait changé, plus exactement qu’un acteur -l’État- venait de changer de rôle :
« Le tournant des XVIe et XVIIe siècles, écrit J.-Fr. Thibault, apparaît (…) comme une période charnière où s’opère un basculement majeur de la pensée politique, qui voit l’État s’imposer, et le droit souverain s’affirmer. »[146]
Randall Lesaffer[147] confirme : « l’émergence de l’État souverain - ou plutôt de la monarchie souveraine - à partir du haut Moyen Age et surtout de la Réforme au seizième siècle (a) détruit le système international médiéval de la res publica christiana et (…) précipité l’Europe dans une grave crise structurelle. » De 1530 aux traités de Westphalie (1648)[148], on constate « l’absence relative d’un droit international aux dimensions européennes » et « la domination de droits internationaux particuliers ou bilatéraux ».[149] Le pape et l’empereur ont perdu leur suprématie théorique et « le droit canon, mais aussi le droit féodal et le droit romain, perdirent rapidement leur signification comme base du droit international en Europe »[150]. On se souvient que pour saint Thomas, trois conditions devaient être remplies pour qu’une guerre soit déclarée juste : être déclarée par le souverain, avoir une juste cause et une intention droite. A partir du 16ème siècle, les deux dernières conditions ne peuvent plus être remplies car manque « un consensus réel concernant le droit international qui déterminait les droits des différents États » et s’est effacée « la présence d’un pouvoir supranational qui pouvait décider de la justice des revendications de belligérants potentiels. »[151] « L’analyse plus générale de la pratique des traités des Temps modernes a démontré que la souveraineté externe - soit l’absence d’un pouvoir international ou supranational efficace - était acquise dès les années 1530-1540. »[152]
Dans la pratique guerrière, on constate quelques modifications significatives : l’amnistie, la libération des prisonniers sans rançon, le refus de se prononcer sur la responsabilité de la guerre, l’abandon des représailles soulignent le caractère non discriminatoire de la paix. On atténue le caractère juridique des légitimations de guerre, on invoque la violation actuelle ou potentielle des droits, la violation d’intérêts politiques. L’important c’est la sécurité et la tranquillité des États. Et « la définition de la sécurité d’un État souverain [est] sujette à la discrétion du souverain »[153]et on se soucie de garantir les droits commerciaux. La notion de casus belli s’élargit donc.
Si même jusqu’au dix-septième siècle on trouve dans les traités de paix ou d’alliance référence à la res publica christiana, concept « entre autres invoqué afin de légitimer une guerre ou une paix sur la base de l’argument que l’unité et la stabilité interne de la chrétienté était une condition sine qua non pour la défendre contre ses ennemis externes, en première instance contre le Turc. Après la Réforme, le même raisonnement fut retenu par les adhérents des différents courants dans le monde chrétien vis-à-vis de leurs ennemis respectifs, catholiques ou protestants. »[154] Apparaît aussi progressivement une référence plus ou moins explicite à l’équilibre européen : cette théorie se substitue « à l’idée de l’unité chrétienne face à ses ennemis externes, comme principe de base de la société internationale » et vise « à garantir la souveraineté et la liberté de chaque pouvoir souverain ».[155]
« Tout cela indique manifestement que la guerre était de moins en moins considérée comme une voie de recours ultime à caractère juridique, mais qu’elle était devenue un instrument politique à utiliser discrétionnairement par les États. »[156]
« Le mécanisme très délicat d’éducation à la paix que constituait la théorie de la guerre juste dans la Chrétienté »[157] et, a fortiori, les efforts plus pacifistes d’un Las Casas ou d’un Erasme, sont mis à mal par le divorce entre les fins temporelles et les fins spirituelles et par la rupture de l’unité chrétienne. De son côté, la Réforme protestante a supprimé le rôle d’arbitre moral que pouvait jouer l’Église et a favorisé le développement des nationalismes en permettant à la religion d’être au service des politiques nationales et de leurs guerres.[158]
Et la papauté n’arrive pas à combattre cette tendance.
Telle est la traduction du P. André-Vincent. Par contre, Marianne Mahn-Lot écrit (pp. 27 et 28) : « Le clerc Las Casas fut le premier à demander licence d’importer des esclaves noirs » elle commente : « en réalité, il fut peut-être le premier à le « redemander », car des Noirs avaient été introduits à Hispaniola en 1502, mais comme ils avaient participé à une révolte aux côtés des Indiens, le gouverneur Ovando avait supplié le roi de ne plus permettre qu’on en introduisît ». Las Casas poursuit : « Depuis qu’il eut compris de quelle façon inique ces Noirs avaient été asservis par les Portugais, il n’aurait pour rien au monde renouvelé une pareille demande (…), il ne fut jamais certain que l’ignorance où il avait vécu à ce sujet lui servirait d’excuse devant le tribunal de Dieu. » Marianne Mahn-Lot commente : « On a souvent fait remarquer que les Européens n’avaient pas « inventé » l’esclavage des Noirs qui existait déjà en Afrique. Las Casas n’y aurait pas vu une excuse. Il écrit judicieusement : « Depuis longtemps les Portugais ont accoutumé de pratiquer des razzias en Guinée pour s’y procurer des esclaves ; voyant donc que nous, Espagnols, avions tant besoin d’esclaves et les leur achetions un bon prix, ils se mirent à en capturer de plus en plus. Et les Noirs eux-mêmes, voyant avec quelle avidité on les recherche, se sont mis à se faire entre eux d’injustes guerres et à se vendre les uns les autres aux Portugais, si bien que nous portons la responsabilité des péchés qu’ils commettent ainsi. » »
Si nous nous en remettons au texte espagnol (Ed. Miguel Ginesta, 1875, édition digitale de la Biblioteca virtual Miguel de Cervantes, 2007 sur le site www.cervantesvirtual.com, au tome IV, Livre III, chapitre CII, p. 380), on lit : « Otras muchas y diversas mercedes se les prometieron, harto provocativas, à venir à poblar estas tierras, de los que las oian ; y porque algunos de los españoles desta isla dijeron al clérigo Casas, viendo lo que pretendia y que los religiosos de Sancto Domingo no quieran absolver à los que tenian indios, si no los dejaban, que si les traia licencia del Rey para que pudiesen traer de Castilla una docena de negros esclavos, que abririan mano de los indios, acordàndose desto el Clérigo dijo en sus memoriales, que le hiciese merced à los españoles vecinos dellas de darles licencia para traer de España una docena màs o ménos, de esclavos negros, porque con ellos se sustentarian en la tierra y dejarian libres los indios. Este aviso, de que se diese licencia para taer esclavos negros à estas tierras, dio primero_ el clérigo Casas, no advirtiendo la injusticia con que los portugueses los toman y hacen esclavos, el cual, despues, de que cayo en ello, no lo diera por cuanto habia en el mundo, porque siempre los tuvo por injusta y tirànicamente hechos esclavos, porque la misma razon es dellos que de los indios. » _Primero employé adverbialement, est opposé à despues : d’abord… ensuite. Le P. André-vincent a donc raison de protester contre la traduction de primero par « le premier ». Plus loin (Tome V, livre III, chapitre 129, pp. 30-31 : « Deste aviso que dio el Clérigo, no poco despues se hallo arrepiso, juzgàndose culpado por inadvertencia, porque como despues vido y averiguo, segun parecerà, ser tanto injusto el captiverio de los negros como el de los indios, no fué discreto remedio el que aconsejo que se trujesen negros para que se libertasen los indios, aunque él suponia que eran justamente captivos, aunque no estuvo cierto que la ignorancia que en ésto tuvo y buena voluntad lo excusase delante el juicio divino. […] siguiose de aqui tambien que como los portugueses de muchos años atràs han tenido cargo de robar à Guinea, y hacer esclavos à los negros, harto injustamente, viendo que nosotros mostràbamos tanta necesidad, y que se los compràbamos bien, diéron y dànse cada cada dia priesa à robar y captivar dellos, por cuàntas via smalas é inicuas captivarlos pueden ; item, como los mismos ven que con tanta ànsia los buscan y quieren, unos à otros se hacen injustas guerras y por otras vias ilicitas se hurtan y venden à los portugueses, por manera que nosotros somos causa de todos los pecados que los unos y los otros cometen, sin los nuestros que en comprallos cometemos. »
GIROUD Nicole, dans une remarquable étude particulièrement bien documentée, est formelle : « L’opinion fréquente qui affirme que Las Casas est le premier à avoir amené des esclaves Noirs aux Indes pour libérer les Indios est fausse. Les premiers esclaves noirs sont arrivés, avec l’accord de la couronne espagnole, dès le début du XVIe siècle. […] En fait, comme il le raconte lui-même, […] Las Casas propose effectivement dans sa lutte contre l’esclavage des Indios de 1516 à 1543, la venue d’esclaves noirs aux Indes pour soulager le travail des Indios dans les mines, car les Noirs sont plus forts et plus résistants. Il croyait encore que leur esclavage était dû à une guerre juste. […] Entre 1556 et 1560, il commence à dénoncer aussi cet esclavage. Cet épisode montre bien que Las casas n’a pas mis en cause l’institution de l’esclavage, mais il s’y oppose lorsqu’il est le fruit d’une guerre injuste. Lorsqu’il saura que c’est le cas en Afrique, il défendra de la même façon les droits des Noirs et des Indios. » L’auteur ajoute que « ce repentir, souvent jugé tardif, est, en fait, historiquement précoce » puisque « les premiers textes qui condamnent réellement l’esclavage des Noirs, après Las Casas, apparaîtront à la fin du XVIIe siècle seulement ». (Une mosaïque de Fr. Bartolomé de Las Casas (1484-1566), Histoire de la réception dans l’histoire, la théologie, la société, l’art et la littérature, Editions universitaires de Fribourg Suisse, 2002, pp. 148-149). Nicole Giroud est docteur en théologie et travaille à l’université de Fribourg.
Puisque nous voulons que ces Indiens, même s’ils se trouvent en dehors du sein de l’Église, ne soient pas pour autant privés de leur liberté ou de la disposition de leurs biens, ou considérés comme devant l’être, du moment que ce sont des hommes et par conséquent capables de croire et de parvenir au salut, qu’ils ne soient pas détruits par l’esclavage mais invités à la vie par des prédications et par l’exemple, et puisque en outre, Nous désirons contenir les entreprises si infâmes de ces impies et pourvoir à ce qu’ils ne soient pas moins enclins à embrasser la foi du Christ parce qu’ils auront été révoltés par les injustices et les torts qu’ils auront subis.
Nous demandons (…) à ta prudence que tu (…) interdises avec une très grande sincérité, sous peine d’excommunication portée d’avance, à tous et à chacun, quel que soit son rang, d’oser réduire en esclavage les indiens précités, de quelque façon que ce soit, ou de les dépouiller de leurs biens. » (DZ 1495).
Or Nous, qui, malgré notre indignité, tenons la place du Seigneur sur terre, et qui désirons, de toutes nos forces, amener à Son bercail les brebis de Son troupeau qui nous sont confiées et qui sont encore hors de Son bercail, considérant que ces Indiens, en tant que véritables êtres humains, ne sont pas seulement aptes à la foi chrétienne, mais encore, d’après ce que Nous avons appris, accourent avec hâte vers cette foi, et désirant leur apporter tous les secours nécessaires, Nous décidons et déclarons, par les présentes lettres, en vertu de Notre Autorité apostolique, que lesdits Indiens et tous les autres peuples qui parviendraient dans l’avenir à la connaissance des chrétiens, même s’ils vivent hors de la foi ou sont originaires d’autres contrées, peuvent librement et licitement user, posséder et jouir de la liberté et de la propriété de leurs biens, et ne doivent pas être réduits en esclavage. Toute mesure prise en contradiction avec ces principes est abrogée et invalidée.
De plus, Nous déclarons et décidons que les Indiens et les autres peuples qui viendraient à être découverts dans le monde doivent être invités à ladite foi du Christ par la prédication de la parole de Dieu et par l’exemple d’une vie vertueuse. Toutes choses passées ou futures contraires à ces dispositions sont à considérer comme nulles et non avenues. » (2 juin 1537).
Ainsi, il n’est pas concevable que quiconque possède si peu d’entendement que, désirant la foi, il soit pourtant dénué de la faculté nécessaire qui lui permette de la recevoir. d’où il vient que le Christ, qui est la Vérité elle-même, qui n’a jamais failli et ne faillira jamais, a dit aux prédicateurs de la foi qu’il choisit pour cet office « Allez enseigner toutes les nations ». Il a dit toutes, sans exception, car toutes sont capables de recevoir les doctrines de la foi.
L’Ennemi du genre humain, qui s’oppose à toutes les bonnes actions en vue de mener les hommes à leur perte, voyant et enviant cela, inventa un moyen nouveau par lequel il pourrait entraver la prédication de la parole de Dieu pour le salut des peuples : Il inspira ses auxiliaires qui, pour lui plaire, n’ont pas hésité à publier à l’étranger que les Indiens de l’Occident et du Sud, et d’autres peuples dont Nous avons eu récemment connaissance, devraient être traités comme des bêtes de somme créées pour nous servir, prétendant qu’ils sont incapables de recevoir la Foi Catholique.
Nous qui, bien qu’indigne de cet honneur, exerçons sur terre le pouvoir de Notre-Seigneur et cherchons de toutes nos forces à ramener les brebis placées au-dehors de son troupeau dans le bercail dont nous avons la charge, considérons quoi qu’il en soit, que les Indiens sont véritablement des hommes et qu’ils sont non seulement capables de comprendre la Foi Catholique, mais que, selon nos informations, ils sont très désireux de la recevoir. Souhaitant fournir à ces maux les remèdes appropriés, Nous définissons et déclarons par cette lettre apostolique, ou par toute traduction qui puisse en être signée par un notaire public et scellée du sceau de tout dignitaire ecclésiastique, à laquelle le même crédit sera donné qu’à l’original, que quoi qu’il puisse avoir été dit ou être dit de contraire, les dits Indiens et tous les autres peuples qui peuvent être plus tard découverts par les Chrétiens, ne peuvent en aucun cas être privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de Jésus-Christ ; et qu’ils peuvent et devraient, librement et légitimement, jouir de la liberté et de la possession de leurs biens, et qu’ils ne devraient en aucun cas être réduits en esclavage ; si cela arrivait malgré tout, cet esclavage serait considéré nul et non avenu.
Par la vertu de notre autorité apostolique, Nous définissons et déclarons par la présente lettre, ou par toute traduction signée par un notaire public et scellée du sceau de la dignité ecclésiastique, qui imposera la même obéissance que l’original, que les dits Indiens et autres peuples soient convertis à la foi de Jésus Christ par la prédication de la parole de Dieu et par l’exemple d’une vie bonne et sainte.
Donné à Rome, le 29 mai de l’année 1537, la troisième de Notre Pontificat. »
Nicole Giroud sur la base des études les plus récentes estime « qu’il sera toujours très difficile de définir la précision et l’exactitude de ces chiffres étant donné le manque de données quant au nombre d’Indios avant l’arrivée des Espagnols. » N’empêche que beaucoup furent décimés par la malnutrition, les guerres, les suicides, les maladies. Par contre, continue-t-elle, « les descriptions des méfaits commis par les Espagnols semblent plus susceptibles d’être mis en cause. » De toute façon, le but de Las Casas « n’a jamais été de porter préjudice à l’Espagne, au contraire. Il cherche la conversion de cette nation, afin qu’elle puisse accomplir au mieux sa mission évangélisatrice. » C’est « l’utilisation idéologique » de ses écrits par les Italiens et les Français qui est à l’origine de « la légende noire ». En réaction, les Espagnols tenteront « de déprécier l’œuvre et la personne de fr. Bartolomé ». (op. cit., pp. 150-151).
Selon d’autres sources (www.afpyro.org), déjà en 950, les habitants de Tunis auraient utilisé des mortiers contre le roi des Maures de Séville ; en 1073 Belgrade aurait été bombardée par Salomon de Hongrie et en 1098, les Grecs auraient utilisé leur artillerie contre les Pisans. Ce n’est qu’en 1218, au siège de Damiette, que les Croisés auraient fait connaissance avec le feu grégeois. Toujours est-il que Bacon (1214-1292) donne une description de la poudre noire dans son Opus major, en 1250.
Quoi qu’il en soit, il est difficile de prétendre que ce sont les chrétiens qui ont inventé le canon.
Même si François Ier estimait que certains textes d’Erasme favorisaient l’hérésie (op. cit., p. 292), la familiarité de l’humaniste avec le roi lui évitera des ennuis lorsque Noël Béda (1470-1537), recteur de la faculté de théologie de la Sorbonne, attaqua Erasme accusé d’ignorance crasse. Béda qui traquait luthériens et humanistes réussit tout de même à envoyer au bûcher Louis de Berquin, ami du roi, traducteur de Luther (dont il ne partageait pas toutes les thèses) et d’Erasme (Eloge du mariage et Complainte de la paix). Il fit aussi condamner le Pantagruel de Rabelais et Le miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre, la soeur du roi gagnée aux idées de la Réforme. Son imprimeur (Antoine Augereau, 1485-1534) sera pendu et brûlé sur son ordre. (www.renaissance-france.org). A propos de Béda et de deux autres religieux qui furent des ennemis acharnés d’Erasme, celui-ci écrit : « Je prie pour qu’ils trouvent en Dieu un juge plus clément qu’ils ne l’ont eux-mêmes été pour les autres. Aux gens de leur espèce je rappelle la douceur chrétienne pour que, comme il convient à des hommes d’Église, ils soient plus attentifs à guérir qu’à faire périr. » (Lettre contre de soi-disant évangéliques, 1529, op. cit., p. 323)
A propos d’Innocent X, rappelons que ce pape, dominé et manipulé par sa belle-sœur (Olimpia Maidalchini) avide d’argent, condamna néanmoins les cinq propositions tirées de l’Augustinus de Jansenius par la bulle Cum occasione (31 mars 1653). Il fit construire neuf prisons avec des critères caractérisés par une humanité peu commune pour l’époque. Il écrivit au tsar Alexis Ier de Russie en plaidant la cause des serfs et de la glèbe et en demandant leur affranchissement.
d. Grotius
Dans ce contexte, la main passe…
… des théologiens et moralistes aux juristes, aux philosophes et aux hommes politiques ainsi que le montre l’œuvre de Grotius, à la charnière de deux conceptions du droit naturel. La main passe à des gens qui considèrent que l’Église a trahi son message.[1] Dans une société hiérarchisée selon la traditionnelle tripartition fonctionnelle, l’Église, du moins dans son haut clergé, est le plus souvent à côté de la noblesse pour soutenir l’ordre social et contenir les velléités de rébellion du peuple des campagnes ou des villes[2] soutenu d’ailleurs par des mouvements hérétiques qui contestent les hiérarchies établies.[3]
Grotius[4] a été et est l’objet d’interprétations diverses. On peut affirmer que, « l’intelligibilité de l’œuvre de Grotius doit être appréciée à rebours, c’est-à-dire en fonction de ses prédécesseurs » [5] comme Francisco de Vitoria, Balthazar Ayala (1548-1584)[6], Francisco Suarez (1548-1617)[7] ou Alberico Gentili (1552-1608)[8]. Dans un sens, « Grotius participerait en fait d’une tradition doctrinale, celle du droit de la guerre (ius belli), que l’on pourrait qualifier de « primitive » dans la mesure où elle ne fait pas plus la distinction entre autorité légale et autorité morale qu’entre une sphère juridique gouvernant les cas particuliers et une sphère juridique gouvernant les seuls souverains. »[9] Mais certains auteurs insistent plutôt sur la modernité de Grotius qui serait le premier des modernes, celui « qui s’est libéré des impasses scolastiques et de l’autorité d’Aristote » et qui a ouvert la voie à Hobbes, Spinoza, Pufendorf, Locke. Il serait même, pour certains, l’inventeur du droit naturel ![10]
Certes, sa pensée n’est pas toujours homogène et son style est très encombré d’une vaste érudition humaniste mais on peut essayer de mesurer la relative modernité de la position de Grotius par rapport à ses prédécesseurs.[11] Pour cela, il importe de replacer son œuvre majeure De jure belli ac pacis (1625) non seulement dans son contexte historique mais aussi dans la perspective de l’ensemble de son œuvre.
Que peut-on dire de sûr ?[12] Grotius fait le lien entre les théologiens de la paix et les constructeurs de plans de paix que nous avons évoqués dans le volume précédent. Il n’est pas un simple continuateur des théologiens de la paix. Il n’est pas non plus totalement moderniste. Il n’est certainement pas utopiste ni tout-à-fait iconoclaste.[13]
Grotius est confronté à un grave problème : le désordre moral, religieux et politique de son temps : « Quant à moi, écrit-il en pleine guerre de Trente ans, convaincu par les raisons que je viens d’exposer de l’existence d’un droit commun à tous les peuples et valant pour la guerre et dans la guerre, j’ai eu de nombreuses et graves raisons, pour me déterminer à écrire sur ce droit. Je voyais, dans l’univers chrétien, une débauche de guerre qui eut fait honte même aux nations barbares ; pour des causes légères ou nulles on court aux armes et, celles-ci une fois prises, on ne respecte ni droit divin, ni droit humain, comme si, en vertu d’un mot d’ordre général, la folie avait été déchaînée, ouvrant la voie à tous les crimes »[14]. La guerre se fait sans règle, sans qu’il soit possible de distinguer le juste et l’injuste. L’Église n’est plus qu’un facteur de division et non de paix et d’unité. Les querelles théologiques se durcissent et les positions deviennent inconciliables. De plus, la réforme a introduit par son scepticisme un relativisme moral qui s’accommode du respect de la diversité des coutumes locales.
Comment sortir de ce désordre, comment répondre au scepticisme sinon en trouvant des règles universelles, un droit naturel qui s’impose à tous mais un droit naturel rationnel séparé « d’un contenu théologique exposé au doute sceptique »[15]. Il y a un « ordre normatif » légal et moral qui transcende « la volonté ou l’autorité des acteurs » et qui relève du droit naturel fondé sur la nature sociale de l’homme.[16] Grotius retrouve l’argument stoïcien de la sociabilité : « une certaine inclination à vivre avec ses semblables, non pas de quelque manière que ce soit, mais paisiblement et dans une communauté de vie aussi bien réglée que ses lumières le lui suggèrent »[17]. De là découlent trois règles fondamentales : le respect de la propriété, la réparation des dommages que l’on cause et le respect de la parole donnée. Ces principes de droit naturel rationnel se suffisent à elles-mêmes : « Tout ce que nous venons de dire aurait lieu en quelque manière, quand même on accorderait, ce qui ne se peut sans un crime horrible, qu’il n’y a point de Dieu ou, s’il y en a un, qu’il ne s’intéresse pas aux choses humaines. »[18] N’empêche, ajoute-t-il, que ces règles s’accordent avec le droit qui procède de la volonté divine et que nous pouvons connaître par la Révélation[19] et qu’elles sont aussi l’objet d’un « consensus commun à tous les peuples, du moins aux plus civilisés. »[20]
L’intention de Grotius est claire : régler la guerre par « des lois perpétuelles, qui sont faites pour tous les temps », par une « jurisprudence naturelle, commune à tous les temps et à tous les lieux. »[21] C’est ce droit naturel qui détermine la validité du droit volontaire humain qu’il soit public, « civil » (le droit de l’État), privé ou international (le droit des gens). Attention toutefois au fait que si le droit naturel détermine la validité du droit volontaire, celui-ci ne découle pas de celui-là comme chez les scolastiques. Le droit des gens naturel est « fondé en raison et commandé par le principe de sociabilité », dont les règles sont nécessaires moralement et le droit des gens positif (volontaire) qui ne dérive pas du droit naturel, est aussi rationnel mais commandé par le principe « pacta sunt servanda »[22] puisqu’il n’y a pas de supérieur commun aux États, civil ou religieux.
A la lumière de ces principes, Grotius va réexaminer les théories de la guerre juste et « juridiciser » la guerre et la paix. La violation du droit -ce qui est juste- justifie la guerre : que ce soit le droit à la vie, à la propriété, au respect des promesses et des contrats. Et l’objectif de la guerre est d’établir la paix par le droit. Cette omniprésence du droit montre que « le problème de la guerre doit être considéré non pas à la seule lumière des requêtes de la conscience morale réglant le jeu des armes quand un conflit éclate entre des puissances ennemies, amis conformément aux termes des pactes qui, expressément ou tacitement, engagent les nations les unes envers les autres. Le droit des gens positif gouverne la guerre. Le jus belli étant à la fois jus ad bellum et jus in bello, il gouverne de part en part tout conflit armé : il règle l’ouverture des hostilités ; il est, dans le cours de la guerre, l’instrument régulateur des actes de belligérance ; il préside, au terme de la guerre, à la conclusion du conflit et, de la sorte, joue un rôle de premier plan eu égard à la paix. »[23] Seule la guerre qui, depuis sa déclaration en bonne et due forme jusqu’à sa conclusion par un traité, respecte les règles du droit peut être considérée comme légitime et juste.
Le jus in bello va nous permettre de comprendre l’écart que Grotius met entre le droit des gens naturel et le droit des gens volontaire ou positif. Dans les chapitres IV à IX du livre III[24], il ne fait pas de différence entre les soldats et les civils : les femmes, les enfants, les vieillards sont des ennemis ; on peut parfois se livrer au pillage, réduire les prisonniers en esclavage ou les tuer. Puis, au chapitre X, il retourne sur ses pas pour « ôter, écrit-il, à ceux qui font la guerre presque tout ce qu’il peut sembler que nous leur ayons accordé effectivement ». Et de condamner ce qui était autorisé précédemment. Comment expliquer ce revirement ? Voici ce qu’écrit Grotius : « en commençant à traiter ces matières du droit des gens , nous avons déclaré que plusieurs choses sont dites être de droit ou permises, soit parce qu’on les fait impunément, soit à cause que les tribunaux de justice prêtent leur autorité à ceux qui les font ; quoiqu’elles soient contraires aux règles ou de la justice proprement ainsi nommée, ou des autres vertus ou que, du moins, ceux qui s’abstiennent de ces sortes de choses, agissent d’une manière plus honnête et plus louable dans l’esprit des gens de bien. »[25] Entre le droit des gens et la conscience morale, il n’y a donc pas de correspondance parfaite[26] et il invite à « relâcher de son droit » c’est-à-dire à faire preuve de modération, d’humanité, à « passer de l’utile à l’honnête, de ce qui est permis à ce qui est louable »[27]. Mais toujours dans le cadre du droit car la morale n’est pas, en soi, effective. Autrement dit, il faut que les interdits du droit naturel, obligatoires, passent dans le droit positif, volontaire, qui les rendra effectifs. Autrement dit encore, il faut « juridiciser les conduites des hommes dans le cours de la guerre »[28]. « Il apparaît en définitive, conclut Simone Goyard-Fabre, que le contenu des dispositions du droit des gens importe moins que, entre les belligérants, le respect de la foi jurée et des conventions établies : toute promesse engage ; tout engagement oblige ; l’obligation juridique se surajoute à l’obligation morale. Il ne s’agit donc pas dans le droit de la guerre, de donner seulement effet aux droits naturels de l’homme mais aussi de reconnaître la force normative des règles institutionnelles acceptées par le consensus gentium. »[29]
Pour conclure, disons que Grotius « a opéré une synthèse entre la théologie scolastique telle qu’elle lui est apparue chez les docteurs de l’Ecole de Salamanque, et de l’esprit rationaliste à son éveil. En cette synthèse, il entend allier la vieille idée de la justice des guerres avec l’exigence humaniste du contrôle de leurs moyens et de la limitation de leurs effets par un ensemble de normes rationnelles à valeur universelle. »[30] Comme Grotius récuse l’autorité universelle de l’Église et estime qu’un immense État planétaire n’est ni possible ni souhaitable, comme « il n’y a [donc] pas de supérieur commun, pas de volonté une à laquelle se rapporter, on est plus facilement porté à soutenir que les rapports rationnels obligent par eux-mêmes. »[31] Les rapports rationnels entre les États comme entre les citoyens sont tellement importants aux yeux de Grotius que « la justice se trouve réduite à la seule justice des échanges , ou à la justice pénale ».[32]
La modernité de Grotius réside donc, d’abord, dans le fait que le droit naturel est purement rationnel, « indépendant de toute institution, serait-elle divine », soustrait à l’autorité des théologiens[33], et, ensuite, dans l’importance prépondérante qu’il accorde aux contrats dans la vie sociale et internationale.
Désormais, comme dit plus haut, ce ne sont plus l’Église et ses théologiens qui serviront de guides dans les relations entre États mais la raison libérée de tout ce qu’elle ne peut concevoir, de tout ce qui pourrait la limiter ou la baliser, une raison néanmoins qui se met au service de causes et d’intérêts divers. A tel point qu’un auteur comme le Suisse Emer de Vattel (1714-1767) s’il reprend bien des éléments des théories de la guerre juste, invoque « néanmoins l’égalité et l’indépendance des nations pour affirmer l’idée que chaque belligérant pouvait en même temps mener une guerre légitime. »[34]
Le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt[35] va plus loin. Dans un de ses livres majeurs, Le Nomos de la terre[36], il confirme l’apparition, en Europe, entre la fin du XVIe siècle et la fin du XVIIe, d’un ordre juridique interétatique qui « déthéologise » la vie publique et la guerre[37]. Les grandes puissances de l’époque, pour circonscrire la guerre, veillent à ne pas perturber l’équilibre continental. Ainsi se bat-on sur la mer ou dans les colonies et non sur la terre. Ce sont les États qui autorisent et organisent la guerre qui, selon Schmitt, ressemble désormais au duel. En effet, « un duel, précise Schmitt, n’est pas juste parce que la juste cause triomphe toujours, mais parce que le respect de la forme présente certaines garanties. » C’est la souveraineté des États qui permet l’analogie avec une personne. Et cette personnification rend les relations entre États souverains susceptibles de courtoisie autant que de juridicité. L’adversaire est un ennemi mais non un criminel comme c’était le cas dans la perspective de la guerre juste. On parlait jadis de guerre juste parce qu’on croyait à un point de vue « neutre », « universel », « transnational », « impartial », « philosophique », au-delà de la cité. Or, les guerres ont interdit, « par hypothèse tout accord sur une commune conception de la justice », chacun en ayant sa propre conception. Et donc la théorie de la guerre juste ne séparait pas les bonnes guerres des autres mais radicalisait le conflit, délégitimait l’opposant, introduisait la guerre civile dans l’espace européen au nom de principes moraux ou religieux qui permettait les pires cruautés[38] Le concept de guerre juste pouvait avoir quand même un sens au Moyen Age dans la mesure où l’occident référait plus ou moins à la même autorité religieuse, à un droit naturel commun, à une théologie politique commune. Ces références disparues ou refusées par certains, l’ordre juridique national se substitue au rêve d’ordre juridique universel. Le Nomos, la loi, ne se conçoit que par rapport à un territoire, une terre.[39] Il n’y a pas de droit naturel, universel, pas de vérité qui transcende les hommes et permette de distinguer l’ami de l’ennemi. Comme il n’y a ni juste ni injuste en soi, « l’égalité des souverains fait d’eux des belligérants jouissant de droits égaux et tient à l’écart les méthodes de la guerre d’anéantissement », affirme Schmitt. Pour cet auteur, la guerre moderne jusqu’au XXe siècle s’est civilisée en refoulant l’idée de guerre juste. Durant cette période, « au lieu de partir de la notion de Justa Causa, ce droit des gens est parti du justus hostis et qualifie toute guerre inter-étatique entre souverains de conforme au droit. Alain Finkielkraut conclut : « Par cette formalisation juridique, on a réussi pour deux cents ans à rationaliser, à humaniser, à circonscrire la guerre. La justice d’une guerre ne résidait plus dans la conformité avec la teneur de certaines normes théologiques ou morales mais dans la qualité des entités politiques qui se font la guerre. En l’absence d’autorité plus haute, chaque personne étatique souveraine décide de la cause qui lui paraît légitimer une guerre, en sachant que l’autre bénéficie d’un même jus ad bellum » Et de citer Schmitt : « Le principe de l’égalité juridique des États rend impossible une discrimination entre l’État qui mène une guerre étatique juste et celui qui mène une guerre étatique injuste. Sinon, un souverain deviendrait juge de l’autre et cela contredit l’égalité juridique des souverains ».[40]
Ayala est auteur d’un ouvrage dédié au duc de Parme, intitulé : De jure, officiis bellicis et disciplina militari, libri III. Duaci, ex typis Johannis Bogardi, 1582 ; in-8°, un recueil, nous dit-on, indigeste de lieux communs sur la guerre et la paix dans l’antiquité.
GASTON Richard rend compte de la petite étude de CARRERAS y ARTAU Joaquin, Doctrinas de Francisco Suarez acerca del Derecho de gentes y sus relaciones con el Derecho natural (brochure in -8°, IV-55 pages), article paru dans le Bulletin Hispanique, Année 1926, Volume 28, Numéro 3 : « Le De legibus ac Deo legislatore de Suarez est une œuvre qui fait date dans l’histoire des idées morales et politiques. A peine postérieure au De jure belli ac pacis de Grotius, conçue indépendamment de lui et dans un tout autre milieu, elle suffirait à attester que la doctrine moderne du droit n’est pas résultée, comme l’enseignent couramment les paresseux disciples d’Auguste Comte, de la décomposition de la société catholique par l’esprit de la Réforme, mais qu’à travers saint Thomas d’Aquin, le stoïcisme et Aristote, elle se rattache au rationalisme gréco-romain. L’objet propre de Carrera est de montrer que si Suarez a tiré du droit naturel enseigné par saint Thomas une doctrine de droit international applicable à la paix et à la guerre, il n’a fait autre chose dans le De legibus et dans le De Charitate que de reprendre avec plus de méthode les idées formulées par un auteur espagnol du XVIe siècle, Francisco de Vitoria, dans la Relectio de Indisposterior seu de bello. Vitoria était un « penseur aigu et perspicace qui entrevoyait déjà la notion d’une communauté ou société des nations fondée sur la nécessité de l’aide mutuelle » (p. 26). Suarez s’est donné pour tâche de rattacher déductivement cette doctrine aux principes posés dans la Somme théologique (Iae, IIa quest. XCIV) pour en conclure que le pape est normalement l’arbitre des princes catholiques. »