Les livres d’histoire mettent en exergue les efforts de l’Église pour
mettre un peu de civilité dans une société violente livrée à des guerres
privées. On se souvient ainsi de la Trêve de Dieu et de la Paix de Dieu.
Le but de la Trêve de Dieu codifiée en plusieurs endroits au XIe siècle,
était d’interdire la guerre à certaines périodes particulièrement
sanctifiées : durant l’avent et le carême, du samedi au lundi et même du
mercredi au lundi, sous peine d’excommunication. Cette législation eut,
en réalité, peu d’effet.
La Paix de Dieu, établie aussi au XIe siècle, devait
protéger les non-belligérants, les « inermes » (clercs, laboureurs,
marchands, pèlerins) et des biens comme les églises, les moulins, les
animaux de labour, etc.. Mais non seulement, cette mesure fut aussi peu
efficace que la précédente mais elle généra une contradiction. Ainsi, en
1038, au concile de Bourges, « l’archevêque Aimon établit que dans tout
son diocèse, tout fidèle était tenu, dès l’âge de quinze ans, de jurer
la paix de Dieu. Mieux encore : il devait s’engager dans une troupe
armée qui devait contraindre à la paix, par la force des armes, ceux qui
la rompaient. Les prêtres devaient appeler aux armes les fidèles de
leurs paroisses et se mettre à leur tête avec la bannière de l’Église.
Mais par ces moyens militaires, on ne pouvait rien contre les chevaliers
exercés à la guerre et les troupes de l’évêque Aimon en firent bientôt
l’expérience. Sept cents prêtres, dit-on, trouvèrent ainsi la mort. »
En 1054, le concile de Narbonne établira que « celui qui tue un
chrétien verse à coup sûr le sang du Christ ». Cette
mesure avait pour but d’empêcher les chrétiens de se battre entre eux.
En vain.
L’Église tenta aussi d’interdire certaines armes comme
l’arbalète
et d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Anath%C3%A8me[anathème].]. Cette
interdiction, par ailleurs valable uniquement pour les combats entre
chrétiens, restera médiocrement observée par les princes d’
Occident, malgré les efforts des
papes.
Par ailleurs, le pardon chrétien dans un contexte guerrier paraît
excentrique. Dans son
Histoire
ecclésiastique du peuple anglais,
Bède le
Vénérable/http://fr.wikipedia.org/wiki/673[673
- 735. Il fut proclamé docteur de
l’Église par Léon XIII.] raconte que Sigeberht II, surnommé « le Bon » (Bonus) ou « le Béni » (Sanctus),
roi d’Essex, était pieux
et enclin au pardon chrétien. Selon Bède, cette attitude n’aurait pas
plu à deux de ses parents qui lui auraient reproché d’être « trop
prompt à pardonner à ses ennemis ».
d’une manière générale, l’homme du moyen-âge tire si facilement l’épée
« qu’il a aligné l’Ancien Testament sur son propre modèle ». Ce serait
un contresens de prétendre qu’il « s’est aligné sur le modèle de
l’Ancien Testament. » La violence fut première et les causes de la
guerre, y compris la croisade, à rechercher ailleurs que dans la Bible,
comme nous le verrons plus loin. En fait, le M-A utilise l’Ancien
Testament pour justifier ses guerres en orientant
l’interprétation.
Voyons tout d’abord pourquoi on ne peut parler de guerre sainte dans un
contexte chrétien.
et sa « mission divine ». Deux des principaux outils de propagande de ce
régime appelé shōwa furent le Mouvement National de Mobilisation
Spirituelle et la Ligue des Parlementaires adhérant aux Objectifs de
la Guerre Sainte.
En 2010, le président Kadhafi de Libye appelle à la guerre sainte contre
la Suisse à cause de l’interdiction des minarets dans ce pays. (Le
Figaro 26-2-2010)
La même année, le ministre de la défense nord-coréen déclare (le 23
décembre) : « Nos forces armées révolutionnaires sont fin prêtes à
lancer une guerre sainte fondée sur la dissuasion nucléaire quand nous
le jugerons nécessaire. » (Courrier international 24-12-2010).
En 2011, les députés européens d’« Europe écologie », José Bové et Eva
Joly sont présentés comme menant une guerre sainte (Le Point
9-2-2011)
On se rappelle aussi qu’à cette époque, le mouvement islamiste Al-Qaïda
appelait à la guerre sainte en Égypte contre le pouvoir cor rompu.
Plus anecdotique, on nous apprend, en 2010, qu’entre deux groupes rivaux
de rappeurs (NTM et IAM), en France, c’est « la guerre sainte du
rap » (www.suite101.fr)
L’expression « guerre sainte » est, dans le langage courant, synonyme de
croisade, de guerre juste, de lutte armée entre partisans de religions
différentes, de guerre menée au nom de la religion ou plus simplement de
lutte tenace, plus ou moins pacifique entre partisans de visions de
l’économie, de la société ou de l’art différents.
] Ensuite nous verrons ce
qu’il en est de la croisade.
L’expression « guerre sainte » est difficile à définir car elle est
employée, comme nous l’avons vu, pour désigner des réalités fort
différentes. Dans le Dictionnaire de la violence, il n’est guère
question que de guerre religieuse à laquelle tout un article est
consacré. L’expression « guerre sainte » est associée dans d’autres
articles au djihad et, en ce qui concerne la Bible, dans l’article
Religion, sociologie de la violence religieuse,
l’auteur nous
offre, à propos de l’Ancien Testament, une mise au point très
éclairante et qui corrobore nos analyses précédentes (cf. vol.8) :
« Les récits bibliques dans lesquels Yahweh se manifeste comme « homme
de guerre » (Gn 15, 3) atteste de la fidélité divine à l’Alliance dont
il est lui-même l’auteur et renvoient ultimement à la guerre
eschatologique par laquelle le mal sera expulsé du monde. Mais ces
guerres saintes bibliques ne renvoient pas à des guerres qui auraient
effectivement eu lieu, sous la forme que leur donne le récit. Le livre
de Josué, qui fait le récit d’une violence extrême exercée contre la
descendance de Cham, maudite par Noé (Gn 9, 25-26), n’est pas un livre
d’histoire : écrit, selon les historiens, longtemps après la conquête de
la terre de Canaan et l »’assimilation progressive de la population
cananéenne, il entre dans la geste de la promesse de la terre et de
l’accomplissement eschatologique. Non que l’histoire concrète ait été
dépourvue de violences. Mais les Écritures en offrent avant tout une
scénographie symbolique dans laquelle se dit la puissance d’un Dieu,
dont est soulignée en même temps la détestation pour la violence des
hommes entre eux (Ps 11, 5). La logique de l’Alliance (acceptée ou
refusée par le peuple) conduit Yahweh à laisser cependant le cours de
cette violence transgressive s’accomplir dans le temps de l’histoire,
même s’il est conduit à en contrer, en diverses occasions, les excès
destructeurs, annonçant ainsi qu’il est, ultimement, celui qui met fin
au cycle de la violence générée par la faute des hommes. » L’auteur
ajoute enfin et rappelle qu’ « à cette violence ne s’oppose
radicalement que l’abandon parfait du Serviteur de Dieu, enseveli avec
les méchants, alors qu’il n’a pas commis de violence, ni de tromperie
(Is 53, 9). »
En tout cas, l’expression « guerre sainte » n’existe pas dans
Bible. On parle de « sanctifier une guerre » de manière ironique
dans Jl 4, 9 où le prophète évoque cette habitude
qu’ont les peuples de la terre de sanctifier la
guerre. [« consacre » dans la TOB] contre toi des destructeurs,
chacun avec ses armes »). La TOB emploie l’expression « guerre
sainte » (Jr 6, 4) mais cette traduction est sujette à caution comme
vu plus haut.
Le VTB remarque qu’« il faut (…) distinguer entre la sainteté
véritable qui est propre à Dieu et le caractère sacré qui arrache au
profane certaines personnes et certains objets, les situant dans un état
intermédiaire, qui voile et manifeste à la fois la sainteté de Dieu ».
Dès lors, une guerre ne peut être ni sainte ni sacrée, si ce n’est pas
abus de langage.
] L’histoire d’Israël, c’est
l’histoire de la sortie progressive de ce monde qui sacralise tout y
compris la violence. Une sortie qui prendra des siècles. S’il y a tant
de violence dans l’Ancien testament, c’est précisément parce qu’il veut
démasquer cette violence qui va apparaître comme le péché central de
l’homme. Si au début, Israël demande à Dieu de le venger quand il ne
peut y arriver lui-même, il en arrive à confier le soin de toute
vengeance à Dieu avant de se rendre compte que Dieu n’a pas besoin de
violence pour établir son règne. Le monde à venir étant
d’ailleurs un monde sans violence. Dieu « est et reste un Dieu de la
violence et de l’anéantissement de tout mal » tout en étant un Dieu de
paix qui exige la renonciation à la
violence.
J. Comblin confirme en parlant du « mythe de la guerre
sainte ». Il remarque comme Norbert
Lohfink que l’expression n’existe pas dans la Bible. Nous l’employons,
faute de mieux, pour désigner la guerre menée par Yahvé et toutes les
guerres contées dans l’Ancien Testament ne sont pas des guerres de Yahvé
mais des guerres que le peuple mène à la manière antique c’est-à-dire en
les sacralisant. Dieu n’a pas de passion guerrière à l’instar
d’innombrables dieux dans d’autres traditions. Même s’il est dit que
« Yahvé est un guerrier », « c’est uniquement
par référence à la libération du peuple hébreu ». La guerre de Yahvé
n’est pas la guerre profane sacralisée comme il est de coutume à
l’époque. Yahvé combat pour réaliser son dessein contre ceux qui
opposent qui apparaissent comme des pécheurs et non des peuples rivaux
du sien. De plus, Yahvé ne
guerroie pas mais sa présence suffit à disperser les ennemis. Yahvé
anticipe le jugement dernier qui interviendra à la fin de l’histoire.
Personne ne peut prendre l’initiative de ce jugement. Dès lors, au sens
strict, il n’y a pas de guerre sainte dans la Bible.
Qui plus est, les prophètes condamnent les guerres que mènent les rois
qui ne se confient pas à Dieu et
Dieu lui-même mène la guerre contre son peuple infidèle. L’Alliance
rompue, Dieu ne combat plus avec son peuple livré aux conflits de
l’époque.
De son côté, Christophe Batsch, tente,
discutablement, de montrer qu’une guerre sainte devrait manifester à la
fois un « prosélytisme guerrier » et susciter un « enthousiasme
belliqueux particulier ». Deux conditions qui ne lui paraissent pas
remplies, en tout cas, dans le judaïsme du deuxième Temple, c’est-à-dire
le judaïsme de l’époque perse, hellénistique et romaine. Il conclut :
« …la guerre juive se définit d’abord par opposition à ce qu’elle n’est
pas. La guerre n’est pas un des moyens de puissance (…) Cela
n’interdit pas que des armées juives recherchent un avantage
stratégique, ou puissent intervenir aux côtés de leurs alliés, voire au
titre de mercenaires. Mais, même placées dans ces circonstances, les
combats que mènent ces armées s’inscrivent dans le cadre du lien
particulier entre YHWH et son peuple. (…)
La guerre n’est pas non plus, « en dernier ressort », économique. Ceci
n’exclut pas l’intérêt porté au butin et aux règles régissant son
partage. Mais on ne voit pas, dans toute l’histoire de la période, que
la guerre vienne se substituer à des échanges défaillants, ni qu’elle
vise à s’approprier un avantage comparatif décisif. Au contraire, dans
les textes de l’époque (comme d’ailleurs dans les écrits bibliques),
l’enrichissement et la prospérité sont largement associés aux périodes
de paix.
Enfin la guerre ne peut pas être assimilée à ce que l’on place
habituellement sous le vocable de « guerre sainte ». Les deux
principales caractéristiques de celle-ci en sont absentes : non
seulement il n’est jamais question de prosélytisme guerrier, mais la
guerre ne
suscite aucun enthousiasme belliqueux particulier. Jusque dans les
récits de la bataille eschatologique, transparaît surtout le sentiment
d’une justice nécessaire, plutôt que celui d’une fougueuse exaltation.
Ces traits négatifs, définissant la guerre juive « en creux », par tout
ce qu’elle n’est pas, permettent de mesurer les écarts qui séparent
cette représentation de celles qui ont cours dans les autres sociétés de
l’Antiquité méditerranéenne. »
Il relève aussi ailleurs
que si, dans les textes les plus anciens (avant les écrits
post-exiliques), la guerre n’a rien d’impur en elle-même tout en étant
codifiée et réglée, comme d’autres activités, par
les lois de pureté, à l’époque du deuxième Temple, elle devient impure
fondamentalement et par elle-même.
A la première époque, seul le guerrier qui a été en contact avec un
cadavre doit se purifier après le combat, les femmes peuvent participer
aux combats et le camp des guerriers est saint car Dieu y est
présent (Dt 23, 15), plus exactement, saint parce que des règles de
pureté y sont appliquées
A l’époque du deuxième Temple, l’impureté est étendue aux armes et donc
tout guerrier est destiné à être impur. La guerre en devient impure et
plus la guerre est impure et plus le camp des guerriers doit être saint.
Une participation féminine est impossible en vertu des règles de pureté.
Exclues du camp, elles sont exclues de la guerre. Quant au guerrier,
plus la guerre est impure, plus le guerrier doit être pur pour y
participer. Il devra se soumettre à des rites de purification pour
passer d’un espace à l’autre : de la vie civile au camp, du camp au
champ de bataille, du champ de bataille à la vie civile, pacifique,
domaine des femmes.
Toutes ces réflexions nous montrent que ce n’est pas la Bible qui
véhicule l’idée d’une guerre qui serait, par elle-même, sainte ou
divine. Cette idée n’est pas chrétienne même si elle a subsisté à
travers les siècles chrétiens. La sacralisation de la guerre est une
habitude primitive et souvent politique. La Bible,
quant à elle, et déjà à travers l’Ancien Testament, désacralise la
guerre. Les deux testaments « lui ont précisément enlevé son caractère
traditionnel d’opération divine en réservant ce caractère divin à
quelques actes précis. Il n’y a plus rien de sacré, sinon l’économie du
salut biblique. Dieu ne se révèle pas par la guerre. La guerre est
seulement humaine, sauf quand elle est le jugement de Dieu sur les
pécheurs. En fin de compte, il y aura seulement une seule guerre
sainte : le jugement dernier ».
Dans le contexte du Nouveau Testament, l’expression « guerre sainte »
paraît particulièrement paradoxale. En effet, « la « guerre » vise à
arracher par violence la vie à autrui ; et la « sainteté », dans
l’Évangile, consiste à donner par amour sa propre vie pour autrui ;
comment unir ces deux mots ? » N’empêche que le
cardinal Journet estime que trois sortes de guerres, à condition
qu’elles soient justes, pourraient être qualifiées de « saintes », si
« l’on admet que l’expression de « guerre sainte », qu’on ne rencontre
pas chez saint Thomas, soit susceptible de recevoir un sens
acceptable » : les guerres « entreprises soit pour la défense de l’État
pontifical ; soit pour la défense de la chrétienté contre ses ennemis
intérieurs, comme les hérétiques et les schismatiques ; soit pour la
défense de la chrétienté contre ses ennemis extérieurs, comme l’Islam.
Ces trois sortes de guerres tranchent sur les autres guerres justes en
raison du rapport très particulier qui les rattache aux choses
spirituelles. » On pourrait donc appeler « saintes » « les guerres
justes que l’Église non seulement encourage, mais encore récompense par
ses faveurs spirituelles ». Toutefois, l’auteur précise qu’elles ne
peuvent être considérées comme « entreprises et dirigées par l’Église,
à savoir par le pouvoir canonique de l’Église ; elles sont entreprises
et dirigées par le pouvoir extra-canonique du pape, agissant comme chef
de l’État pontifical ou comme tuteur de la chrétienté. » Une guerre due
à la responsabilité directe ou indirecte du pouvoir canonique laissé par
le Christ à ses apôtres « est un non-sens depuis la loi évangélique. »
Elle ne peut avoir
lieu. Reste la guerre due au pouvoir extra-canonique du pape, une guerre
marquée historiquement, comme nous allons le voir, et qui actuellement
ne peut plus avoir lieu, le pouvoir politique des papes ayant
disparu.
En attendant, allons plus loin et examinons ce que fut la croisade que
certains rapprochent des guerres de Yahvé ou encore du jihad.
Notons tout d’abord que, selon Jacques Paviot dans une communication à
l’Académie des inscriptions et belles-lettres, le terme de
« croisade » n’apparaît en latin qu’au XIVe siècle et en français au
XVe siècle. Mais le mot est employé au
XIIIe siècle dans la péninsule ibérique où, depuis le VIIIe siècle, a
lieu une « guerra fria » entre chrétiens et musulmans appelée plus
souvent « reconquista ». En
réalité, à l’époque, on parle de « voyage à Jérusalem », de « saint
passage » ou encore de « pèlerinage armé ».
Pour en revenir à la comparaison entre « croisade », selon l’usage
courant et le jihad, une grande personnalité de l’Islam moyenâgeux
écrit : « La guerre sainte n’est pas une institution religieuse chez
les chrétiens. Ils n’ont pas l’obligation de dominer les autres nations
comme dans l’Islam. Tout ce qu’on leur demande, c’est d’établir leur
religion chez eux. »
La croisade ne serait donc pas « une sorte de « guerre sainte »
chrétienne fonctionnant en miroir avec le jihad ».
En 636, Jérusalem est conquise par les Arabes musulmans mais, au même
titre que les chrétiens, ils considèrent la ville comme une ville sainte
et la respectent et les pèlerins chrétiens continuèrent à se rendre au
Saint Sépulcre. C’est à partir de la conquête de la Ville par les Turcs
Seldjoukides en 1070 et 1078 que les chrétiens s’alarmèrent et que
l’idée de délivrer le Saint Sépulcre se répandit. Les pèlerinages n’en
continuèrent pas moins jusqu’à la fin du XIe siècle mais les guerres
entre Byzantins et Turcs les rendaient périlleux.
Parallèlement, comme dit plus haut, l’Occident connaissait une grande
croissance démographique et économique et une aristocratie guerrière
devenait de plus en plus nombreuse et turbulente. A la fin du Xe siècle,
avec la dissolution de l’ordre carolingien, des bandes de pillards et de
brigands s’attaquent aux églises, aux biens ecclésiastiques, aux évêques
que l’on rançonne, avec parfois la complicité des pouvoirs locaux. Deux
solutions s’offrent à l’Église dans ses conciles locaux. Soit
réglementer la guerre avec des armes spirituelles, excommunications,
interdits, paix de Dieu, Trêve de Dieu. Soit donner aux combattants, aux
chevaliers, un champ d’action où des chrétiens ne s’entretueraient
plus : partir lutter contre les ennemis de la chrétienté en reconquérant
l’Espagne, et en portant la guerre en Orient contre les infidèles et
leur reprendre les terres qu’ils avaient conquises dans le bassin
méditerranéen depuis le VIIIe siècle.
Les mesures spirituelles ayant peu d’effet, on mobilisa pour la
« croisade ».
d’autre part, dès 1071 l’empereur Michel VII avait demandé au pape
Grégoire VII des secours pour son armée. En mars 1095, son successeur,
Alexis Ier, lançait, au concile de Plaisance, le même appel à Urbain II.
C’est au Concile de Clermont le 27 novembre de la même année qu’Urbain II appela à la mobilisation. Voici
la prédication -hypothétique- d’Urbain II aux évêques réunis:
« O fils de Dieu ! Après avoir promis à Dieu de maintenir la paix dans
votre pays et d’aider fidèlement l’Église à conserver ses droits, et en
tenant cette promesse plus vigoureusement que d’ordinaire, vous qui
venez de profiter de la correction que Dieu vous envoie, vous allez
pouvoir recevoir votre récompense en appliquant votre vaillance à une
autre tâche. C’est une affaire qui concerne Dieu et qui vous regarde
vous-mêmes, et qui s’est révélée tout récemment [Allusion possible à la
venue d’une ambassade byzantine au concile de Plaisance en mars 1095].
Il importe que, sans tarder, vous vous portiez au secours de vos frères
qui habitent les pays d’Orient et qui déjà bien souvent ont réclamé
votre aide.
En effet, comme la plupart d’entre vous le savent déjà, un peuple venu
de Perse, les Turcs, a envahi leur pays. Ils se sont avancés jusqu’à la
mer Méditerranée et plus précisément jusqu’à ce qu’on appelle le Bras
Saint-Georges [Le Bosphore]. Dans le pays de
Romanie [L’empire byzantin en tant qu’héritier de l’Empire romain],
ils s’étendent continuellement au détriment des terres des chrétiens,
près avoir vaincu ceux-ci à sept reprises en leur faisant la guerre.
Beaucoup sont tombés sous leurs coups ; beaucoup ont été réduits en
esclavage. Ces Turcs détruisent les églises ; ils saccagent le royaume
de Dieu. Si vous demeuriez encore quelque temps sans rien faire, les
fidèles de Dieu seraient encore plus largement victimes de cette
invasion. Aussi je vous exhorte et je vous supplie – et ce n’est pas moi
qui vous y exhorte, c’est le Seigneur lui-même - vous, les Hérauts du
Christ, à persuader à tous, à quelque classe de la société qu’ils
appartiennent, chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, par vos
fréquentes prédications, de se rendre à temps au secours des chrétiens
et de repousser ce peuple néfaste loin de nos territoires. Je le dis à
ceux qui sont ici, je le mande à ceux qui sont absents : le Christ
l’ordonne.
A tous ceux qui y partiront et qui mourront en route, que ce soit sur
terre ou sur mer, ou qui perdront la vie en combattant les païens, la
rémission de leurs péchés sera accordée. Et je l’accorde à ceux qui
participeront à ce voyage, en vertu de l’autorité que je tiens de Dieu.
Quelle honte, si un peuple aussi méprisé, aussi dégradé, esclave des
démons, l’emportait sur la nation qui s’adonne au culte de Dieu et qui
s’honore du nom de chrétienne ! Quels reproches le Seigneur Lui-même
vous adresserait si vous ne trouviez pas d’hommes qui soient dignes,
comme vous, du nom de chrétiens ! qu’ils aillent donc au combat contre
les infidèles – un combat qui vaut d’être engagé et qui mérite de
s’achever en victoire -, ceux-là qui jusqu’ici s’adonnaient à des
guerres privées et abusives, au grand dam des fidèles ! qu’ils soient
désormais de chevaliers du Christ, ceux-là qui n’étaient que des
brigands ! qu’ils luttent maintenant, à bon droit, contre les barbares,
ceux-là qui se battaient contre leurs frères et leurs parents ! Ce sont
les récompenses éternelles qu’ils vont gagner, ceux qui se faisaient
mercenaires pour quelques misérables sous ! Ils travailleront pour un
double honneur, ceux-là qui se fatiguaient au détriment de leur corps et
de leur âme. Ils étaient ici tristes et pauvres ; ils seront là-bas
joyeux et riches. Ici, ils étaient les ennemis du Seigneur ; là-bas, ils
seront ses amis ! »
Cet appel eut un succès relatif. Certes la première croisade souleva un
grand enthousiasme. Ils furent nombreux à partir et nombreux à mourir
dans cette aventure. Ce fut une reconquête plus qu’un pèlerinage armé et en
1099, Jérusalem fut prise. Cette reconquête avait sur la reconquête
espagnole assortie des mêmes promesses un avantage : c’était un lieu de
pèlerinage particulier à reconquérir. Toutefois, elle s’inscrit dans le même mouvement de
libération non seulement de l’Espagne mais aussi de la Corse ou encore
de la Sicile, terres qui étaient sous le joug sarrasin à cause des
péchés des chrétiens.
La guerre de libération va devenir une guerre de purification. Il est
sûr, divers recoupements en témoignent, que le Pape « prêcha sur le
thème des récompenses promises par le Christ à ceux qui prendraient sa
croix, à partir du texte bien connu de Mt 10, 37 , mais détourné de son
contexte originel : « Quiconque abandonnera pour mon nom, sa maison, ou
ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, sa femme ou ses
enfants ou ses terres, en recevra le centuple et aura pour héritage la
vie éternelle. » » Robert le Moine, par exemple, prête ce propos au
pape : « Prenez donc ce chemin en rémission de vos péchés et partez,
certains de la gloire impérissable qui vous attend dans le royaume des
cieux. ». Ajoutons qu’à l’époque, une incertitude existait quant au sort des
âmes des défunts entre le décès et la résurrection promise. En tout cas,
le concile de Clermont établit ce canon : « Quiconque par sa seule
piété, non pour gagner honneur ou argent, aura pris le chemin de
Jérusalem en vue de libérer l’Église de Dieu, que son voyage lui soit
compté pour seule pénitence ». Chez les divers
chroniqueurs, « on note une tendance à accorder davantage le martyre
aux guerriers tués les armes à la main qu’aux inermes, pauperes,
armigeri, pedites et milites momentanément désarmés, ainsi qu’aux
femmes, vieillards, enfants massacrés par les Turcs, qui ne l’obtiennent
jamais » Certains soulignent toutefois que
ceux qui sont morts de faim, de soif ou noyés devraient bénéficier des
mêmes récompenses. L’allusion faite parfois aux ouvriers de la dernière
heure (Mt 20, 16) confirme cette interprétation.
Urbain II était apparu, au concile de Clermont, comme le chef de la
militia Christi. A tel point que les chefs croisés inviteront Urbain
II à prendre la tête de l’expédition, « de cette guerre que tu as
ordonnée » lui écrivent-ils, pour achever « cette guerre qui est la
tienne » Toutefois, le Pape Urbain II ne parvint pas
à regrouper la militia en chevalerie chrétienne. Au XIIe siècle,
l’Église dut tenter de la diriger par l’entremise des princes. Jean de
Salisbury, par exemple, « affirme que les milites servent Dieu en
obéissant aux princes, et qu’ils sont saints en accomplissant ainsi,
indirectement, le service du Christ. »
La croisade pourrait ainsi apparaître « comme une institution de paix
dont l’action aurait l’Orient pour théâtre ». En effet, on peut penser
que « de même que les ligues de paix employaient les guerriers au
maintien de l’ordre en Occident, de même les chevaliers appelés à la
croisade chercheraient à ramener la paix en Orient en mettant les
envahisseurs à la raison. » Mais la croisade est bien plus qu’une opération
de police à l’échelle internationale.
En tout cas, entre le pacifisme du christianisme des premiers siècles et
l’appel à la croisade d’Urbain II en 1095, il y a, c’est le moins qu’on
puisse dire, « une surprenante révolution ». Mais même par rapport à la conception de saint Augustin,
il y a une évolution importante.
Pour l’historien J. Flori il semble plus adéquat de parler chez Augustin
de « guerre justifiable » que de guerre juste et a fortiori de guerre
sainte. Les expressions « guerre juste »,
« guerre sainte », « guerre sacrée » n’apparaissent pas mais la
notion est présente. Toute guerre contre l’hérétique ou
l’infidèle est-elle ipso facto juste, sainte, sacrée ? La thèse de Flori
et de dire qu’une guerre peut être considérée comme juste, sainte,
sacrée, comme croisade, « dès lors qu’elle est prêchée ou sollicitée
par le souverain pontife et décrétée dans l’intérêt du Saint-Siège,
confondu avec celui de l’Église et de la chrétienté ». Au départ chez
Augustin, la défense de l’empire romain contre les barbares se confond
avec la défense de l’ensemble des chrétiens. De même, à plusieurs
reprises, la défense de la terre chrétienne incitera les papes à
demander l’aide du pouvoir politique, d’abord pour la défense de
l’Église de Rome puis pour la défense de la Chrétienté, de la patrie commune
des chrétiens assimilée à l’Église universelle. La croisade est le
résultat d’une habitude née au IXe siècle dans la dissolution de
l’empire carolingien où le Pape appelle au secours le bras séculier en
échange de biens spirituels. Dans cette évolution, la guerre « acquiert
ipso facto un caractère sacré qui la rend à la fois juste, sainte et
méritoire ». Les souverains
pontifes, en effet, considèrent comme martyrs ceux qui meurent dans ces
combats face à des adversaires qui ne sont pas nécessairement tous des
Sarrasins ou des hérétiques. Ceux qui s’y engagent se
voient promettre des indulgences, jouissent de bénédictions et de
l’absolution de leurs péchés. Ils sont la militia sancti Petri ou,
sous Grégoire VII, les milites Christi. La guerre qui demandait
pénitence, devient elle-même pénitence et source de grâces, elle devient
méritoire et rédemptrice.
Confrontons maintenant croisade et jihad.
Ce sont surtout les différences de fond qui frappent au premier abord.
Premièrement, le jihad guerrier -par opposition au jihad spirituel- ne
pose pas de problème fondamental dans l’islam surtout au Moyen Age.
Mahomet n’apparaît pas comme un apôtre de la non-violence alors qu’il
est beaucoup plus difficile évidemment de mettre en accord la guerre et
le message de Jésus.
Deuxièmement, selon un spécialiste de l’Islam, « on ne forcera pas le
trait en affirmant que la guerre que poursuit l’Islam est toujours
légale et juste. Et comme son propos est d’assurer la victoire de la
Faction d’Allah, elle ne peut être que sainte ». Or, nous avons vu qu’il était
difficile d’appeler « saintes », sans beaucoup de restrictions, les
guerres de l’Ancien Testament.
Sur le plan historique, des différences apparaissent aussi.
Tout d’abord, au contraire du jihad, la croisade n’est pas une guerre
missionnaire ayant pour but de convertir. La
guerre juste menée par les chrétiens entend rétablir un droit bafoué,
récupérer des biens spoliés. Il était injuste et anormal que les lieux
saints soient soumis aux infidèles.
Le jihad qui est une conquête de terres impies et non une reconquête
comme dans le cas de la croisade. S’il s’agit de récupérer un
bien injustement enlevé, on a le droit de punir les malfaiteurs, ceux
qui ont violé les lois de Dieu de quelque manière : hérétiques,
schismatiques, blasphémateurs, simoniaques et, bien sûr,
infidèles.
On peut aussi ajouter que le jihad vise d’abord les ennemis de
l’extérieur et ensuite les rebelles à l’intérieur de la communauté -
L’Église elle s’applique d’abord à punir les ennemis intérieurs avant de
se tourner vers l’ennemi extérieur
Mais il y a un point commun aux deux guerres.
La guerre est juste si elle est déclarée par une autorité légitime :
Dieu. Les guerres commandées par Jahwé, comme celles menées par le
Prophète, sont légitimes, justes et « saintes ». A l’époque chrétienne,
ce trait est encore accentué par l’idéologie théocratique, ou, plus
simplement, par ce que Fiori appelle la « papalisation de
l’Église » : le pape est le
chef mais aussi le défenseur, armé s’il le faut, de
l’Église. Urbain II ne lance pas son appel au
nom de saint Pierre comme ses prédécesseurs (militia sancti Petri)
mais au nom du Christ. C’est le Christ qui ordonne : la guerre devient
sainte avec en contrepartie les récompenses spirituelles comme dans le
jihad. L’Islam promet à ceux qui meurent dans le combat contre les
infidèles une place au paradis : Dieu leur pardonne toutes leurs fautes.
Alors que dans le christianisme primitif, le martyr est celui qui ne
résiste pas par la force au persécuteur, au moment de la première
croisade apparaît un courant de pensée favorable à considérer comme
martyrs ceux qui meurent à la croisade et on peut dire qu’« à la fin
du XIe siècle, l’idée de martyre des guerriers morts au combat « pour
Dieu » contre ses ennemis hérétiques ou infidèles rejoint à son tour la
doctrine parallèle du jihad. »
Dans le christianisme, classiquement, la rémission des péchés s’obtient
par la confession et l’accomplissement d’une pénitence. Or, déjà le pape
Léon IX, avant la bataille de Civitate en 1053, avait
absout les guerriers de leurs péchés et les avait dispensés de la
pénitence dans la mesure où c’est le combat qui devenait pénitence. En
ce qui concerne la croisade, Flori se pose la question de savoir
si « une expédition guerrière contre les infidèles, impliquant de
quitter les siens et éventuellement de perdre sa vie pour le Seigneur en
luttant pour reprendre Jérusalem et récupérer les lieux saints, pouvait
(…) constituer en elle-même une action susceptible d’entraîner cette
rémission des péchés ? » Il
lui semble que oui car de très nombreux textes, chartes, chroniques,
exhortations, montrent que les Croisés partaient ou étaient invités à
mener une guerre « pour gagner leur salut, expier leurs fautes, obtenir
la guérison de leur âme, la rémission de leurs péchés, leur rachat ou
autres expressions du même genre (…) » Prêchée
par le pape au nom de Jésus pour délivrer les lieux saints, la guerre
est juste, méritoire et comme sacralisée ou du moins sanctifiée. Est-ce
seulement en fonction de l’adversaire infidèle ? Il semble que non
puisqu’Etienne II (753) Léon IV (847) Jean VIII (879) « assimilaient à
des guerres saintes les combats qu’ils incitaient les Francs à
entreprendre pour libérer le Siège de Rome de la menace ou de
l’oppression des Sarrasins ».
Rappelons enfin que les textes n’emploient pas les expressions « guerre
sainte » ou « guerre juste » mais l’idée est bien présente puisqu’on
assimile aux martyrs ceux qui meurent dans ces combats. On leur promet
l’accès direct au paradis.
Cette « sanctification » de la guerre renoue avec les pratiques
primitives et cette tendance persistera d’une manière ou d’une
autre jusqu’au XXe siècle où, de manière
claire, le Magistère de l’Église rompra avec cette funeste tradition
renforcée par l’idéologie théocratique mêlant temporel et
spirituel. Mais à l’époque, vu les circonstances, pouvait-il en
être autrement ?
Toujours est-il qu’au XIIe siècle, saint Bernard de
Clairvaux envoie à
Hugues de Payns, fondateur
et premier Gand Maître de l’Ordre des Templiers une lettre restée
célèbre sous le titre Éloge de la Nouvelle Milice. Cette lettre écrite après la défaite de l’armée franque au
siège de Damas en 1129 souligne
l’originalité du nouvel ordre où le même homme se consacre autant au
combat spirituel qu’aux combats dans le monde :
« Il n’est pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi
corporel avec les seules forces du corps pour que je m’en étonne ; d’un
autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces
de l’âme, ce n’est pas non plus quelque chose d’aussi extraordinaire que
louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats ; mais ce
qui, pour moi, est aussi admirable qu’évidemment rare, c’est de voir les
deux choses réunies. »
Mieux encore, la nouvelle milice « est sainte et sûre » En effet,
elle est « exempte du double péril auquel sont exposés ceux qui ne
combattent pas pour Jésus-Christ ! ». Ceux-ci, c’est-à-dire ceux
qui font partie de la « milice séculière », doivent craindre de tuer
leur âme en tuant l’adversaire ou d’être tué corps et âme. C’est ce qui
arrive quand la cause n’est pas bonne, et que l’intention n’est pas
droite, par exemple, quand on combat par vengeance personnelle, colère
irréfléchie, vain amour de la gloire, désir de conquête terrestre,
orgueil ou simplement pour échapper à la mort. Quelle que soit alors
l’issue, vainqueur ou vaincu, le combattant est homicide.
Par contre, le soldat du Christ, vainqueur ou vaincu est toujours en
« sécurité » car il est le « ministre de Dieu » : il exécute les
vengeances de Dieu « en punissant ceux qui font de mauvaises actions et
en récompensant ceux qui en font de bonnes. » Il n’est pas « homicide
mais malicide ». Certes, ajoute saint Bernard, « il ne faudrait
pourtant pas tuer les païens mêmes, si on pouvait les empêcher, par
quelque autre moyen que la mort, d’insulter les fidèles ou de les
opprimer. Mais pour le moment, il vaut mieux les mettre à mort que de
les laisser vivre pour qu’ils portent les mains sur les justes, de peur
que les justes, à leur tour, ne se livrent à l’iniquité. »
A moins d’être engagé « dans un état plus parfait », il n’est pas
défendu « à un chrétien de frapper de l’épée », sinon « d’où vient
que le héraut du Sauveur disait aux militaires de se contenter de leur
solde, et ne leur enjoignait pas plutôt de renoncer à leur profession
(Lc III, 13) ? » Peuvent donc « frapper de l’épée » « tous ceux qui
ont été établis de Dieu dans ce but », « ceux dont le bras et le
courage nous conservent la forte cité de Sion, comme un rempart
protecteur derrière lequel le peuple saint, gardien de la vérité, peut
venir s’abriter en toute sécurité, depuis que les violateurs de la loi
divine en sont tenus éloignés. » Conclusion : « Repoussez donc
sans crainte ces nations qui ne respirent que la guerre, taillez en
pièces ceux qui jettent la terreur parmi nous, massacrez loin des murs
de la cité du Seigneur, tous ces hommes qui commettent l’iniquité et qui
brûlent du désir de s’emparer des inestimables trésors du peuple
chrétien qui reposent dans les murs de Jérusalem, de profaner nos saints
mystères et de se rendre maîtres du sanctuaire de Dieu. Que la doublé
épée des chrétiens soit tirée sur la tête de nos ennemis, pour détruire
tout ce qui s’élève contre la science de Dieu, c’est-à-dire contre la
foi des chrétiens, afin que les infidèles ne puissent dire un jour : Où
donc est leur Dieu ? »
Dans une description très idéalisée, Bernard montre que le soldat du
Christ est bien différent du soldat du monde qui sert « le diable bien
plus que Dieu ». Le nouveau milicien est discipliné et obéissant,
modeste et frugal, célibataire, pauvre volontaire, vivant du strict
nécessaire, uniquement préoccupé par le bien de sa communauté,
l’entraide, la charité fraternelle et la loi du Christ. Il ne fait
acception de personne et est « sans égard pour le rang et la
noblesse », ne rendant « honneur qu’au mérite ». En temps de paix,
jamais oisif, il remet en état ses armes et ses vêtements. Il vit dans
le silence, fuyant les plaisirs, les spectacles
et la chasse. Et il se coupe les cheveux selon le vœu de l’Apôtre. Bref,
ces chevaliers, « négligés dans leur personne et se baignant rarement,
on les voit avec une barbe inculte et des membres couverts de poussière,
noircis par le frottement de la cuirasse et brûlés par les rayons du
soleil. »
Au combat, ils sont prudents et circonspects et portent « la paix au
fond de leur âme ». Ils n’ont peur de rien « malgré leur petit
nombre », « car ils mettent toute leur confiance, non dans leurs
propres forces, mais dans le bras du Dieu des
armées… ». Ils sont « en même temps, plus doux que des
agneaux et plus terribles que des lions, au point qu’on ne sait s’il
faut les appeler des religieux ou des soldats, ou plutôt qu’on ne trouve
pas d’autres noms qui leur conviennent mieux que ces
deux-là… »
Leur tâche essentielle est la garde du Saint-Sépulcre
Dans une lettre de 1146, saint
Bernard exhorte les chevaliers à participer à la deuxième
croisade. La terre sainte qui avait été, à la
génération précédente, débarrassée des païens est à nouveau envahie par
les « fiers et sacrilèges ennemis de la croix ». Jérusalem est
menacée. C’est « l’ennemi du salut » qui « grince les dents de rage »
qui « soulève les peuples qui sont ses vases d’iniquité, et se prépare
à détruire jusqu’aux derniers vestiges de tant de saints mystères ».
Aussi saint Bernard demande-t-il aux « généreux guerriers, serviteurs
de la croix » : « Abandonnerez-vous le Saint des saints aux chiens et
des perles aussi précieuses aux pourceaux ? » C’est l’occasion, « pour
des homicides et des ravisseurs, pour des adultères et des parjures,
enfin pour des hommes souillés de toute espèce de crimes », de se
sauver, de saisir l’offre du Seigneur qui leur « prépare des moyens de
conversion et de salut » qui leur promet la rémission de leurs péchés
et le don de la vie éternelle. Au lieu de s’entre-tuer et de perdre leur
âme dans cette « folie », il les invite à se croiser : « C’est à
vous […] de vous lever comme un seul homme, et de ceindre vos flancs
des armes bénies des chrétiens. » Ainsi, continue-t-il, « vous êtes
assurés de gagner l’indulgence de tous vos péchés après que vous les
aurez confessés avec un cœur contrit. »
La création de la Nouvelle Milice confirme l’idée que l’exercice de la
guerre peut être salutaire à l’âme.
Aux XIIIe et XIVe siècles, la préoccupation de la papauté (Boniface
VIII, Martin IV, Clément V, Jean XXII, Benoît XII) est toujours d’unir
les chrétiens pour la reconquête des lieux saints. Ils tâchent donc
d’apaiser les conflits entre chrétiens sans y parvenir. C’est dans cet
esprit que Louis IX avait inspiré le traité de Paris de 1259 pour en
finir avec la querelle avec l’Angleterre à propos de l’Aquitaine
(Guyenne). « Les Souverains Pontifes de la fin du XIIIe
siècle qui avaient encore la puissance nécessaire pour imposer un
arbitrage impartial, méconnaissaient la gravité et les causes des
difficultés aquitaines. Les premiers papes d’Avignon, au contraire, qui,
par un hasard extraordinaire, s’en trouvaient fort avertis, n’eurent
plus le prestige suffisant pour se faire écouter les rois. Une deuxième
guerre de cent ans, funeste à la croisade, allait donc apporter la
solution définitive que la papauté n’avait pas su ou pu donner dans la
paix au conflit franco-anglais en Aquitaine. »