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Chapitre 4 : De la théorie de la guerre juste à la construction de la paix…

… Auteur de la paix,
que dans les épreuves de ce monde,
nous t’ayons toujours pour gardien et protecteur.

— Ancienne liturgie espagnole
VIIe-IXe s.

Comme nous l’avons vu, à partir de Constantin et pratiquement jusqu’à l’époque contemporaine, l’Église qui, ici et là, profite de l’existence d’un pouvoir civil officiellement chrétien, a naturellement tendance à soutenir la politique du prince et cherche souvent à justifier ses guerres.⁠[1] Sans distinction claire des pouvoirs temporels et spirituels, une théologie de la paix aura bien du mal à influer sur la conduite des hommes. Toutefois, alors qu’avant Constantin, toute l’Église était invitée à vivre selon l’idéal de paix, désormais, prêtres et moines devront, en principe, continuer à témoigner du royaume de paix. Quant aux laïcs, s’ils sont invités, sur le plan privé, à suivre les préceptes évangéliques, dans la vie publique, ils agiront selon la théorie de la guerre juste. d’autant mieux que le bras séculier sera au service de l’Église.⁠[2]

Parallèlement à ce service, le Prince s’efforcera d’éliminer les guerres privées. Il y parviendra petit à petit et aujourd’hui, en tout cas, il est clair et admis que seul l’État est détenteur de la violence légitime.

Mais n’anticipons pas.

Du IVe siècle au XIXe siècle, de l’époque de Constantin jusqu’à l’aube du pontificat de Léon XIII, la paix entendue comme tranquillité de l’ordre naît d’une collaboration directe des pouvoirs temporels et spirituels : le prince reconnu, consacré par l’Église maintient l’ordre et soutient et défend l’Église.

Eusèbe de Césarée prête ce langage à l’empereur⁠[3] : « Dieu qui a la bonté de seconder tous mes desseins, et de conserver tous les hommes, m’est témoin que j’ai été porté par deux motifs à entreprendre ce que j’ai été heureux d’exécuter. Je me suis d’abord proposé de réunir les esprits de tous les peuples dans une même créance au sujet de la divinité, et ensuite j’ai souhaité de délivrer l’univers du joug de la servitude sous laquelle il gémissait. J’ai cherché dans mon esprit des moyens aisés pour venir à bout du premier dessein, sans faire beaucoup d’éclat, et je me suis résolu de prendre les armes pour exécuter le second. Je me persuadais que si j’étais assez heureux, pour porter les hommes à adorer tous le même Dieu, ce changement de Religion en produirait un autre dans le Gouvernement de l’Empire. »[4] 15 siècles plus tard, le 9 novembre 1846, Pie IX écrit : « Nous aimons à nous fortifier dans l’espoir que nos très chers fils en Jésus-Christ, les princes, guidés par leurs principes de religion et de piété, ayant toujours présente à la mémoire cette vérité : « Que l’autorité suprême ne leur a pas été donnée seulement pour le gouvernement des affaires du monde, mais que le pouvoir placé entre leurs mains doit servir principalement aussi à la défense de l’Église » (S. Léon, Epist. 156 ad Leonem Augustum), et Nous-mêmes n’oubliant pas qu’en donnant tous nos soins à la cause de l’Église, Nous devons travailler efficacement au bonheur de leur règne, à leur propre conservation, et de manière à procurer à ces princes « un pacifique exercice de leurs droits sur les provinces de leur empire » (S. Léon, Epist. 43 ad Theodosium) ; Nous pouvons Nous fier, disons-Nous, à l’espoir que tous les princes sauront favoriser par l’appui de l’autorité et le secours de leur puissance, des vœux, des desseins et des dispositions ardentes au bien de tous et que nous avons en commun avec eux. qu’ils défendent donc et protègent la liberté et l’entière plénitude de vie de cette Église catholique, afin que Jésus-Christ de sa main puissante, soutienne aussi leur empire » (Ibid.) »[5]

La mission de l’empereur ou du prince est de garantir la paix et de soutenir l’Église qui, par l’unité de la foi, fondra cette paix.

La paix dont il est question ici n’est pas une paix d’origine chrétienne. Il s’agit d’une conception politique très romaine que l’Église assume, l’idée que seul l’Empire peut garantir la paix universelle. Les stoïciens grecs ou latins⁠[6] ont légué à l’empereur cette conception d’une humanité pacifiée unie par la raison et la culture et maintenue en l’état par le glaive. Cette humanité devient avec l’Église la communauté des croyants, la chrétienté. L’empereur est le gardien armé de la chrétienté⁠[7], protecteur de l’Église, « évêque du dehors »[8]

Après l’empereur de Rome, l’empereur byzantin⁠[9], l’empereur carolingien⁠[10], l’empereur romain germanique⁠[11] vont jouer ce rôle, défendre les intérêts de l’Église et lutter contre ses ennemis.

Toutefois, vu la fragilité de ces empires qui se présentent comme les héritiers de l’empire romain, vu que souvent l’empereur va entrer en conflit avec le pape⁠[12], vu l’instabilité de la société féodale, l’Église va tenter de s’attacher la classe militaire, la noblesse armée, c’est-à-dire la chevalerie. Ainsi, le pape Nicolas II⁠[13], en 1059, reçoit comme un seigneur le reçoit de son vassal, le serment de fidélité de deux princes normands⁠[14] pour résister à l’empereur.


1. Cf. EUSÈBE de CÉSARÉE (vers 265- vers 340, Harangue à la louange de l’empereur Constantin (disponible sur http://remacle.org/bloodwolf/historiens/eusebe ) : Eusèbe établit un parallèle entre l’action du Verbe et l’action de l’Empereur, « fidèle image » de Dieu, à la tête d’un Empire, image du Royaume : « C’est de sa main que notre Empereur très-chéri de Dieu, a reçu la souveraine puissance, pour gouverner son État, comme Dieu gouverne le monde. Le Fils unique de Dieu règne avant tous les temps, et régnera après tous les temps avec son Père. Notre Empereur qui est aimé par le Verbe, règne depuis plusieurs années par un écoulement, et une participation de l’autorité divine. Le Sauveur attire au service de son Père, le monde qu’il gouverne comme son royaume, et l’Empereur soumet ses sujets à l’obéissance du Verbe. Le Sauveur commun de tous les hommes chasse par sa vertu divine, comme un bon Pasteur, les puissances rebelles qui volent dans l’air et qui tendent des pièges à son troupeau. Le Prince qu’il protège, défait avec son secours les ennemis de la vérité, les réduit à son obéissance, et les condamne au châtiment qu’ils méritent. Le Verbe qui est la raison substantielle, qui existe avant le monde, jette dans les esprits des semences de science et de venté, par lesquelles il les rend capables de servir son Père. Notre Empereur qui brûle d’un zèle sincère pour la gloire de Dieu, rappelle toutes les nations à sa connaissance, et leur annonce à haute voix la vérité, comme l’Interprète du Verbe. Le Sauveur ouvre la porte du royaume de son père à ceux qui y arrivent d’ici bas. L’Empereur qui se propose continuellement son exemple, extermine l’erreur, assemble les personnes de piété dans les Églises et prend tout le soin possible pour sauver le vaisseau, de la conduite duquel il est chargé. » (Chap. II) « Notre Empereur que notre Dieu a établi, demeure seul comme sa fidèle image. Les tyrans qui ne connaissaient point Dieu, ont enlevé les personnes de piété par les meurtres les plus cruels et les plus barbares. L’Empereur, à l’imitation du Sauveur, a conservé les tyrans-mêmes, et leur a enseigné la douceur, et la piété. Il a vaincu les deux sortes d’ennemis, que j’ai dit que nous avions à combattre. Il a vaincu les hommes les plus barbares, en les dépouillant de leurs mœurs farouches, et en les accoutumant à une manière de vivre conforme à la raison, et aux lois. Et il a vaincu les démons, qui sont les ennemis invisibles, en rendant leur défaite toute publique, et en publiant les avantages que le Sauveur avait remportés sur eux. Il y longtemps que ce Sauveur commun de tous les hommes, a défait invisiblement ces esprits invisibles. Mais l’Empereur les a poursuivis comme son ministre, et a partagé leurs dépouilles entre ses soldats. » (Chap. VII) « L’autorité de l’Empire, et la sainteté de la Religion, ont été comme deux sources d’où Dieu a sait couler des fleuves de prospérité et de bonheur. Avant ce temps-là chaque pays était sous la domination de divers Seigneurs (…) Mais deux grandes puissances, l’Empire Romain, et la Religion Chrétienne ayant paru en un même temps, ont apaisé la fureur de ces Nations ; la doctrine du Sauveur a ruiné la Polycratie des démons, et la multitude des Dieux, en annonçant aux Grecs, aux Barbares, et aux Nations les plus reculées, la Monarchie du vrai Dieu. L’Empire Romain a réuni les peuples en les assujettissant, et d’ennemis qu’ils étaient les a rendus amis et alliés, en abolissant un grand nombre de petits États, dont les intérêts différents étaient une source inépuisable de haines et d’inimitiés continuelles. Il a déjà réconcilié en très-peu de temps plusieurs peuples. II embrassera bientôt les plus éloignés, et s’étendra jusqu’aux extrémités de là terre à la faveur de la doctrine céleste de l’Évangile, qui rend l’exécution de toutes ses entreprises aisées. Quiconque considérera sans préoccupation de si grands événements avouera qu’ils sont tout-à-sait merveilleux. En un même temps l’erreur a été convaincue, la superstition abolie, la guerre éteinte, la paix rappelée, l’unité de Dieu reconnue, la Majesté de l’Empire Romain établie. Tous les hommes ont commencé alors à s’embrasser comme des enfants nés du même Père qui est Dieu, et de la même Mère qui.est l’Église. Le monde n’a plus été qu’une famille dont tous les membres étaient unis par une parfaite intelligence. Tous les peuples.ont voyagé en sureté .d’Orient en Occident., et d’Occident .en Orient, selon les anciennes Prophéties qui ont été faites touchant le Verbe. » (Chap. XVI).
2. Cf. Charlemagne écrit au pape Léon III qu’il se donne comme devoir « avec l’aide de la divine pitié, de défendre en tous lieux la divine Église du Christ par les armes : au dehors contre les incursions des païens et les dévastations des infidèles ; au-dedans, en la protégeant par la diffusion de la foi catholique. » (cité in COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1963, p. 31).
3. Rappelons que l’empereur Constantin Ier (280/288-337) convoque, finance et préside sans doute le concile de Nicée en 325. Après avoir réunifié l’⁠Empire romain après avoir vaincu Licinius qui régnait sur l’Orient, à Andrinople, en 324, il centralise à l’extrême le pouvoir en établissant l’hérédité des fonctions et renforçant la hiérarchie des fonctions. En réunissant le Concile, il cherche à rétablir l’unité religieuse mise à mal par l’hérésie arienne. L’unité religieuse doit ainsi renforcer l’unité de l’empire. Se considérant comme « évêque du dehors », il accueille la première séance solennelle dans le palais impérial et soutient de toute son autorité la cause anti-arienne. Dans son discours inaugural, il déclare  : « La discorde à l’intérieur de l’Église de Dieu m’a paru plus dangereuse et plus insupportable que toutes les guerres et les combats. […] Dès que j’appris, contre toute espérance, votre différend, j’estimais que je ne devais surtout pas le négliger. Bien plutôt, désireux d’apporter ma contribution pour remédier à ce mal, je vous ai tous immédiatement réunis. Je me réjouis grandement de vous voir rassemblés. Mais je ne pourrai le faire totalement, selon mes vœux, que lorsque je vous verrai tous unis en esprit […] ». (EUSÈBE de CÉSARÉE, Vie de Constantin, III, 12) .La procédure suivie fut la procédure sénatoriale : l’empereur convoque les évêques comme il convoque les sénateurs ; comme au Sénat, les problèmes en suspens sont d’abord discutés en comités privés par les évêques les plus notoires et l’empereur ; comme au sénat, l’empereur explique les raisons de la convocation et présente le sujet à discuter ; comme au sénat, l’empereur ne vote pas mais la formule de définition de la foi inspirée vraisemblablement par Hosius de Cordoue, conseiller et confident de l’empereur, fut acceptée par 318 prélats. Hosius fut le premier à signer avant les deux prêtres représentant le pape Sylvestre Ier, trop âgé. A la fin des travaux, les deux évêques récalcitrants furent, sur l’ordre de l’empereur exilés ainsi qu’Arius. Constantin informa par lettre les évêques empêchés en déclarant : « Soyez prêts à accepter cette faveur céleste et un ordre si manifestement divins, car tout ce qui est décidé dans les saints conciles des évêques doit être attribué à la volonté divine. » (Cf. Mourre  ; METZ René, Histoire des conciles, PUF, 1968, pp. 20-22 ; DVORNIK Francis, Histoire des conciles, Seuil, 1962, pp. 17-23) Notons encore que Constantin et sa mère Hélène sont vénérés comme saints dans l’Église orthodoxe. Même si les bollandistes inscrivirent « saint Constantin », l’Église d’Occident répugna à lui rendre un culte, vraisemblablement, comme l’a expliqué le pape Benoît XIV (1740-1758) parce qu’il se fit baptiser in extremis par un évêque arien : Eusèbe de Nicomédie. (Cf. HUVELIN H., Constantin, Nicée, les hérésies, Cours sur l’histoire de l’Église, 4, Editions Saint-Paul, 1965, p. 112).
4. Lettre de Constantin à Alexandre, évêque et à Arius, prêtre, in EUSÈBE de CÉSARÉE, Vie de Constantin, Livre II, chapitres 64 et 65 (disponible sur remacle.org/bloodwolf/historiens/eusebe/constantin1.htm). Notons que certains doutent que ce soit Eusèbe l’auteur de cette vie. Peu importe ici. L’essentiel est dans le texte qui reflète bien l’esprit d’une époque. Alexandre avait condamné l’enseignement d’Arius.
5. PIE IX (1792-1878), Encyclique Qui pluribus. Notons que Pie IX avait été élu grâce au fait que l’ « exclusive » [le veto, dirions-nous] lancée contre sa nomination par l’empereur d’Autriche était parvenue trop tard. C’est Pie X qui, en 1904, interdit, sous peine d’excommunication, la pratique de l’exclusive inaugurée par Charles-Quint et réservée à l’Espagne, la France et l’Autriche en tant qu’héritière du saint empire germanique. Notons que saint Léon, cité, est un pape du Ve siècle. A propos de sa béatification le 3 septembre 2000 (en même temps que Jean XXIII), le pape Jean-Paul II déclara : « La sainteté se vit dans l’histoire et aucun saint n’échappe aux limites et aux conditionnements propres à notre humanité. En béatifiant l’un de ses fils, l’Église ne célèbre pas les choix historiques particuliers qu’il a pris, mais elle le montre plutôt comme devant être imité et vénéré pour ses vertus comme une louange à la grâce divine qui resplendit en celles-ci ».
6. Les exemples les plus représentatifs se trouvent chez PLUTARQUE, in De la fortune d’Alexandre et Marc-Aurèle, in Pensées. Cf. les citations reprises par COMBLIN J., in Théologie de la paix II, op. cit., pp. 86-90.
7. Cf. ce sermon (82) de saint Léon le Grand (pape de 440 à 461) : « La Providence divine a dirigé les destinées de Rome. De nombreux États ont été réunis en un seul empire afin que fussent prêtes les voies nécessaires à la prédication de l’Évangile et que la lumière de la vérité dévoilée pour le salut de tous les peuples, pût rayonner efficacement en passant de la tête dans le corps entier ». Ou encore cette hymne du poète Prudence (né en 348 et proche de l’empereur Théodose) : « O Christ, accordez aux Romains que leur cité soit chrétienne, elle par qui vous avez donné une même foi à toutes les cités de la terre. C’est par elle que tous les hommes prirent le même Dieu. C’est par elle que le monde a été soumis ; qu’elle se soumette elle aussi. » (Peristephanon, 432-440)(cf. FUX Pierre-Yves, Les sept passions de Prudence, Université de Genève, 2003 (texte disponible sur http://www.unige.ch/cyberdocuments/theses1997/FuxP-Y/these_front.html). COMBLIN J., op. cit., p. 93, cite aussi cette oraison pour l’Empereur extraite de l’office romain du Vendredi Saint : « Prions aussi pour notre empereur très chrétien (…) pour que notre Dieu et Seigneur lui soumette toutes les nations barbares et que nous vivions dans une paix perpétuelle. -Dieu tout-puissant et éternel, dans la main de qui sont tous les pouvoirs et tous les droits des royaumes, regarde avec bienveillance l’empire romain ; pour que les païens qui s’enorgueillissent de leur sauvagerie, soient refoulés par la droite de ta puissance. »
8. Cette expression qui apparaît au concile de Nicée convoqué par Constantin, désigne le statut particulier de l’empereur.
9. L’Église orthodoxe fut fidèle à l’empereur byzantin puis au tsar de Russie et même longtemps au tsar rouge…
10. L’Église lui confère le titre d’« Auguste sérénissime, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur, gouvernant l’empire romain, pareillement par la miséricorde de Dieu, roi des Francs et des Lombards » (Cité par COMBLIN J., op. cit., p. 94). Charlemagne a été couronné empereur, à Rome, en 800, par le pape Léon III. Les « laudes regiae » vers 796-800 « célèbrent la victoire du roi et la victoire du Christ dont il est le représentant, et l’armée des francs, sans la moindre restriction. (…) Quant à l’empire, Charlemagne y vit un témoignage de plus que les ennemis des Francs étaient les ennemis de Dieu. (…) La guerre était sainte par elle-même puisqu’elle était franque et que le peuple franc était le peuple de dieu. » (id., p. 100)
11. C’est au Xe siècle, que l’Empire se forme à partir de la partie orientale de l’empire de Charlemagne. Otton Ier roi de Germanie est couronné Empereur et Auguste en 962, à Rome, par le pape Jean XII. La désignation Sacrum Imperium est attestée pour la première fois en 1157 et le titre Sacrum Romanum Imperium apparaît vers 1184 pour être utilisé de manière définitive à partir de 1254. Le complément Nationis Germanicæ a été ajouté au XVe siècle.
12. Grégoire VII, en pleine querelle des investitures, appelle l’empereur d’Allemagne Henri IV : « ce contempteur de la foi chrétienne, ce destructeur des églises et de l’empire, ce fauteur et complice d’hérétiques. » (Lettre à Hermann, évêque de Metz, 15-3-1081).
13. Pape de 1058 à 1061.
14. « Je te donnerai ainsi qu’à la saint Église romaine appui contre tous hommes, selon mes forces, pour conserver et gagner à Saint Pierre ses possessions et ses Regalia, et je t’aiderai à maintenir la sécurité et l’honneur du Saint-Siège. » (Cité par COMBLIN J., op. cit., p. 95). Les « regalia » désignent les instruments liturgiques et plus largement les ornements et insignes royaux.

⁢i. Au moyen-âge, croisades et chevalerie

Les livres d’histoire mettent en exergue les efforts de l’Église pour mettre un peu de civilité dans une société violente livrée à des guerres privées. On se souvient ainsi de la Trêve de Dieu et de la Paix de Dieu.

Le but de la Trêve de Dieu codifiée en plusieurs endroits au XIe siècle, était d’interdire la guerre à certaines périodes particulièrement sanctifiées : durant l’avent et le carême, du samedi au lundi et même du mercredi au lundi, sous peine d’excommunication. Cette législation eut, en réalité, peu d’effet⁠[1].

La Paix de Dieu⁠[2], établie aussi au XIe siècle, devait protéger les non-belligérants, les « inermes » (clercs, laboureurs, marchands, pèlerins) et des biens comme les églises, les moulins, les animaux de labour, etc.. Mais non seulement, cette mesure fut aussi peu efficace que la précédente mais elle généra une contradiction. Ainsi, en 1038, au concile de Bourges, « l’archevêque Aimon établit que dans tout son diocèse, tout fidèle était tenu, dès l’âge de quinze ans, de jurer la paix de Dieu. Mieux encore : il devait s’engager dans une troupe armée qui devait contraindre à la paix, par la force des armes, ceux qui la rompaient. Les prêtres devaient appeler aux armes les fidèles de leurs paroisses et se mettre à leur tête avec la bannière de l’Église. Mais par ces moyens militaires, on ne pouvait rien contre les chevaliers exercés à la guerre et les troupes de l’évêque Aimon en firent bientôt l’expérience. Sept cents prêtres, dit-on, trouvèrent ainsi la mort. » ⁠[3]

En 1054, le concile de Narbonne établira que « celui qui tue un chrétien verse à coup sûr le sang du Christ »[4]. Cette mesure avait pour but d’empêcher les chrétiens de se battre entre eux. En vain.

L’Église tenta aussi d’interdire certaines armes comme l’arbalète⁠[5] et d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Anath%C3%A8me[anathème].]. Cette interdiction, par ailleurs valable uniquement pour les combats entre chrétiens, restera médiocrement observée par les princes d’ Occident, malgré les efforts des papes.

Par ailleurs, le pardon chrétien dans un contexte guerrier paraît excentrique. Dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais[6], Bède le Vénérable[7]/http://fr.wikipedia.org/wiki/673[673 - 735. Il fut proclamé docteur de l’Église par Léon XIII.] raconte que Sigeberht II⁠[8], surnommé « le Bon » (Bonus) ou « le Béni » (Sanctus), roi d’Essex, était pieux et enclin au pardon chrétien. Selon Bède, cette attitude n’aurait pas plu à deux de ses parents qui lui auraient reproché d’être « trop prompt à pardonner à ses ennemis ».

d’une manière générale, l’homme du moyen-âge tire si facilement l’épée « qu’il a aligné l’Ancien Testament sur son propre modèle ». Ce serait un contresens de prétendre qu’il « s’est aligné sur le modèle de l’Ancien Testament. » La violence fut première et les causes de la guerre, y compris la croisade, à rechercher ailleurs que dans la Bible, comme nous le verrons plus loin. En fait, le M-A utilise l’Ancien Testament pour justifier ses guerres en orientant l’interprétation⁠[9].

Voyons tout d’abord pourquoi on ne peut parler de guerre sainte dans un contexte chrétien.⁠[10] et sa « mission divine ». Deux des principaux outils de propagande de ce régime appelé shōwa furent le Mouvement National de Mobilisation Spirituelle et la Ligue des Parlementaires adhérant aux Objectifs de la Guerre Sainte.
   En 2010, le président Kadhafi de Libye appelle à la guerre sainte contre la Suisse à cause de l’interdiction des minarets dans ce pays. (Le Figaro 26-2-2010)
   La même année, le ministre de la défense nord-coréen déclare (le 23 décembre) : « Nos forces armées révolutionnaires sont fin prêtes à lancer une guerre sainte fondée sur la dissuasion nucléaire quand nous le jugerons nécessaire. » (Courrier international 24-12-2010).
   En 2011, les députés européens d’« Europe écologie », José Bové et Eva Joly sont présentés comme menant une guerre sainte (Le Point 9-2-2011)
   On se rappelle aussi qu’à cette époque, le mouvement islamiste Al-Qaïda appelait à la guerre sainte en Égypte contre le pouvoir cor rompu.
   Plus anecdotique, on nous apprend, en 2010, qu’entre deux groupes rivaux de rappeurs (NTM et IAM), en France, c’est « la  guerre sainte du rap » (www.suite101.fr)
   L’expression « guerre sainte » est, dans le langage courant, synonyme de croisade, de guerre juste, de lutte armée entre partisans de religions différentes, de guerre menée au nom de la religion ou plus simplement de lutte tenace, plus ou moins pacifique entre partisans de visions de l’économie, de la société ou de l’art différents. ] Ensuite nous verrons ce qu’il en est de la croisade.

L’expression « guerre sainte » est difficile à définir car elle est employée, comme nous l’avons vu, pour désigner des réalités fort différentes. Dans le Dictionnaire de la violence[11], il n’est guère question que de guerre religieuse à laquelle tout un article est consacré. L’expression « guerre sainte » est associée dans d’autres articles au djihad et, en ce qui concerne la Bible, dans l’article Religion, sociologie de la violence religieuse, l’auteur⁠[12] nous offre, à propos de l’Ancien Testament, une mise au point très éclairante et qui corrobore nos analyses précédentes (cf. vol.8) : « Les récits bibliques dans lesquels Yahweh se manifeste comme « homme de guerre » (Gn 15, 3) atteste de la fidélité divine à l’Alliance dont il est lui-même l’auteur et renvoient ultimement à la guerre eschatologique par laquelle le mal sera expulsé du monde. Mais ces guerres saintes bibliques ne renvoient pas à des guerres qui auraient effectivement eu lieu, sous la forme que leur donne le récit. Le livre de Josué, qui fait le récit d’une violence extrême exercée contre la descendance de Cham, maudite par Noé (Gn 9, 25-26), n’est pas un livre d’histoire : écrit, selon les historiens, longtemps après la conquête de la terre de Canaan et l »’assimilation progressive de la population cananéenne, il entre dans la geste de la promesse de la terre et de l’accomplissement eschatologique. Non que l’histoire concrète ait été dépourvue de violences. Mais les Écritures en offrent avant tout une scénographie symbolique dans laquelle se dit la puissance d’un Dieu, dont est soulignée en même temps la détestation pour la violence des hommes entre eux (Ps 11, 5). La logique de l’Alliance (acceptée ou refusée par le peuple) conduit Yahweh à laisser cependant le cours de cette violence transgressive s’accomplir dans le temps de l’histoire, même s’il est conduit à en contrer, en diverses occasions, les excès destructeurs, annonçant ainsi qu’il est, ultimement, celui qui met fin au cycle de la violence générée par la faute des hommes. » L’auteur ajoute enfin et rappelle qu’ « à cette violence ne s’oppose radicalement que l’abandon parfait du Serviteur de Dieu, enseveli avec les méchants, alors qu’il n’a pas commis de violence, ni de tromperie (Is 53, 9). »

En tout cas, l’expression « guerre sainte » n’existe pas dans Bible⁠[13]. On parle de « sanctifier une guerre » de manière ironique dans Jl 4, 9⁠[14] où le prophète évoque cette habitude qu’ont les peuples de la terre de sanctifier la guerre.⁠[15] [« consacre » dans la TOB] contre toi des destructeurs, chacun avec ses armes »). La TOB emploie l’expression « guerre sainte » (Jr 6, 4) mais cette traduction est sujette à caution comme vu plus haut.
   Le VTB remarque qu’« il faut (…) distinguer entre la sainteté véritable qui est propre à Dieu et le caractère sacré qui arrache au profane certaines personnes et certains objets, les situant dans un état intermédiaire, qui voile et manifeste à la fois la sainteté de Dieu ». Dès lors, une guerre ne peut être ni sainte ni sacrée, si ce n’est pas abus de langage. ] L’histoire d’Israël, c’est l’histoire de la sortie progressive de ce monde qui sacralise tout y compris la violence.  Une sortie qui prendra des siècles. S’il y a tant de violence dans l’Ancien testament, c’est précisément parce qu’il veut démasquer cette violence qui va apparaître comme le péché central de l’homme. Si au début, Israël demande à Dieu de le venger quand il ne peut y arriver lui-même, il en arrive à confier le soin de toute vengeance à Dieu avant de se rendre compte que Dieu n’a pas besoin de violence pour établir son règne.⁠[16] Le monde à venir étant d’ailleurs un monde sans violence. Dieu « est et reste un Dieu de la violence et de l’anéantissement de tout mal » tout en étant un Dieu de paix qui exige la renonciation à la violence⁠[17].

J. Comblin confirme en parlant du « mythe de la guerre sainte »[18]. Il remarque comme Norbert Lohfink que l’expression n’existe pas dans la Bible. Nous l’employons, faute de mieux, pour désigner la guerre menée par Yahvé et toutes les guerres contées dans l’Ancien Testament ne sont pas des guerres de Yahvé mais des guerres que le peuple mène à la manière antique c’est-à-dire en les sacralisant. Dieu n’a pas de passion guerrière à l’instar d’innombrables dieux dans d’autres traditions. Même s’il est dit que « Yahvé est un guerrier »[19], « c’est uniquement par référence à la libération du peuple hébreu ».⁠[20] La guerre de Yahvé n’est pas la guerre profane sacralisée comme il est de coutume à l’époque. Yahvé combat pour réaliser son dessein contre ceux qui opposent qui apparaissent comme des pécheurs et non des peuples rivaux du sien⁠[21]. De plus, Yahvé ne guerroie pas mais sa présence suffit à disperser les ennemis. Yahvé anticipe le jugement dernier qui interviendra à la fin de l’histoire. Personne ne peut prendre l’initiative de ce jugement. Dès lors, au sens strict, il n’y a pas de guerre sainte dans la Bible.⁠[22]

Qui plus est, les prophètes condamnent les guerres que mènent les rois qui ne se confient pas à Dieu⁠[23] et Dieu lui-même mène la guerre contre son peuple infidèle. L’Alliance rompue, Dieu ne combat plus avec son peuple livré aux conflits de l’époque.⁠[24]

De son côté, Christophe Batsch⁠[25], tente, discutablement, de montrer⁠[26] qu’une guerre sainte devrait manifester à la fois un « prosélytisme guerrier » et susciter un « enthousiasme belliqueux particulier ». Deux conditions qui ne lui paraissent pas remplies, en tout cas, dans le judaïsme du deuxième Temple, c’est-à-dire le judaïsme de l’époque perse, hellénistique et romaine. Il conclut : « …la guerre juive se définit d’abord par opposition à ce qu’elle n’est pas. La guerre n’est pas un des moyens de puissance (…) Cela n’interdit pas que des armées juives recherchent un avantage stratégique, ou puissent intervenir aux côtés de leurs alliés, voire au titre de mercenaires. Mais, même placées dans ces circonstances, les combats que mènent ces armées s’inscrivent dans le cadre du lien particulier entre YHWH et son peuple. (…)

La guerre n’est pas non plus, « en dernier ressort », économique. Ceci n’exclut pas l’intérêt porté au butin et aux règles régissant son partage. Mais on ne voit pas, dans toute l’histoire de la période, que la guerre vienne se substituer à des échanges défaillants, ni qu’elle vise à s’approprier un avantage comparatif décisif. Au contraire, dans les textes de l’époque (comme d’ailleurs dans les écrits bibliques), l’enrichissement et la prospérité sont largement associés aux périodes de paix.

Enfin la guerre ne peut pas être assimilée à ce que l’on place habituellement sous le vocable de « guerre sainte ». Les deux principales caractéristiques de celle-ci en sont absentes : non seulement il n’est jamais question de prosélytisme guerrier, mais la guerre ne

suscite aucun enthousiasme belliqueux particulier. Jusque dans les récits de la bataille eschatologique, transparaît surtout le sentiment d’une justice nécessaire, plutôt que celui d’une fougueuse exaltation. Ces traits négatifs, définissant la guerre juive « en creux », par tout ce qu’elle n’est pas, permettent de mesurer les écarts qui séparent cette représentation de celles qui ont cours dans les autres sociétés de l’Antiquité méditerranéenne. »[27]

Il relève aussi ailleurs⁠[28] que si, dans les textes les plus anciens (avant les écrits post-exiliques), la guerre n’a rien d’impur en elle-même tout en étant codifiée et réglée⁠[29], comme d’autres activités, par les lois de pureté, à l’époque du deuxième Temple, elle devient impure fondamentalement et par elle-même.⁠[30]

A la première époque, seul le guerrier qui a été en contact avec un cadavre doit se purifier après le combat, les femmes peuvent participer aux combats⁠[31] et le camp des guerriers est saint car Dieu y est présent (Dt 23, 15), plus exactement, saint parce que des règles de pureté y sont appliquées

A l’époque du deuxième Temple, l’impureté est étendue aux armes et donc tout guerrier est destiné à être impur. La guerre en devient impure et plus la guerre est impure et plus le camp des guerriers doit être saint. Une participation féminine est impossible en vertu des règles de pureté. Exclues du camp, elles sont exclues de la guerre. Quant au guerrier, plus la guerre est impure, plus le guerrier doit être pur pour y participer. Il devra se soumettre à des rites de purification pour passer d’un espace à l’autre : de la vie civile au camp, du camp au champ de bataille, du champ de bataille à la vie civile, pacifique, domaine des femmes.⁠[32]  

Toutes ces réflexions nous montrent que ce n’est pas la Bible qui véhicule l’idée d’une guerre qui serait, par elle-même, sainte ou divine. Cette idée n’est pas chrétienne même si elle a subsisté à travers les siècles chrétiens. La sacralisation de la guerre est une habitude primitive et souvent politique.⁠[33] La Bible, quant à elle, et déjà à travers l’Ancien Testament, désacralise la guerre. Les deux testaments « lui ont précisément enlevé son caractère traditionnel d’opération divine en réservant ce caractère divin à quelques actes précis. Il n’y a plus rien de sacré, sinon l’économie du salut biblique. Dieu ne se révèle pas par la guerre. La guerre est seulement humaine, sauf quand elle est le jugement de Dieu sur les pécheurs. En fin de compte, il y aura seulement une seule guerre sainte : le jugement dernier ».⁠[34]

Dans le contexte du Nouveau Testament, l’expression « guerre sainte » paraît particulièrement paradoxale. En effet, « la « guerre » vise à arracher par violence la vie à autrui ; et la « sainteté », dans l’Évangile, consiste à donner par amour sa propre vie pour autrui ; comment unir ces deux mots ? »[35] N’empêche que le cardinal Journet estime que trois sortes de guerres, à condition qu’elles soient justes, pourraient être qualifiées de « saintes », si « l’on admet que l’expression de « guerre sainte », qu’on ne rencontre pas chez saint Thomas, soit susceptible de recevoir un sens acceptable » : les guerres « entreprises soit pour la défense de l’État pontifical ; soit pour la défense de la chrétienté contre ses ennemis intérieurs, comme les hérétiques et les schismatiques ; soit pour la défense de la chrétienté contre ses ennemis extérieurs, comme l’Islam. Ces trois sortes de guerres tranchent sur les autres guerres justes en raison du rapport très particulier qui les rattache aux choses spirituelles. » On pourrait donc appeler « saintes » « les guerres justes que l’Église non seulement encourage, mais encore récompense par ses faveurs spirituelles ». Toutefois, l’auteur précise qu’elles ne peuvent être considérées comme « entreprises et dirigées par l’Église, à savoir par le pouvoir canonique de l’Église ; elles sont entreprises et dirigées par le pouvoir extra-canonique du pape, agissant comme chef de l’État pontifical ou comme tuteur de la chrétienté. » Une guerre due à la responsabilité directe ou indirecte du pouvoir canonique laissé par le Christ à ses apôtres « est un non-sens depuis la loi évangélique. »[36] Elle ne peut avoir lieu. Reste la guerre due au pouvoir extra-canonique du pape, une guerre marquée historiquement, comme nous allons le voir, et qui actuellement ne peut plus avoir lieu, le pouvoir politique des papes ayant disparu.⁠[37]

En attendant, allons plus loin et examinons ce que fut la croisade que certains rapprochent des guerres de Yahvé ou encore du jihad.

Notons tout d’abord que, selon Jacques Paviot dans une communication à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, le terme de « croisade » n’apparaît en latin qu’au XIVe siècle et en français au XVe siècle⁠[38]. Mais le mot est employé au XIIIe siècle dans la péninsule ibérique où, depuis le VIIIe siècle, a lieu une « guerra fria » entre chrétiens et musulmans appelée plus souvent « reconquista ».⁠[39] En réalité, à l’époque, on parle de « voyage à Jérusalem », de « saint passage » ou encore de « pèlerinage armé »[40].

Pour en revenir à la comparaison entre « croisade », selon l’usage courant et le jihad, une grande personnalité de l’Islam moyenâgeux écrit : « La guerre sainte n’est pas une institution religieuse chez les chrétiens. Ils n’ont pas l’obligation de dominer les autres nations comme dans l’Islam. Tout ce qu’on leur demande, c’est d’établir leur religion chez eux. »[41]

La croisade ne serait donc pas « une sorte de « guerre sainte » chrétienne fonctionnant en miroir avec le jihad ».

Examinons les faits

En 636, Jérusalem est conquise par les Arabes musulmans mais, au même titre que les chrétiens, ils considèrent la ville comme une ville sainte et la respectent et les pèlerins chrétiens continuèrent à se rendre au Saint Sépulcre. C’est à partir de la conquête de la Ville par les Turcs Seldjoukides en 1070 et 1078 que les chrétiens s’alarmèrent et que l’idée de délivrer le Saint Sépulcre se répandit. Les pèlerinages n’en continuèrent pas moins jusqu’à la fin du XIe siècle mais les guerres entre Byzantins et Turcs les rendaient périlleux.

Parallèlement, comme dit plus haut, l’Occident connaissait une grande croissance démographique et économique et une aristocratie guerrière devenait de plus en plus nombreuse et turbulente. A la fin du Xe siècle, avec la dissolution de l’ordre carolingien, des bandes de pillards et de brigands s’attaquent aux églises, aux biens ecclésiastiques, aux évêques que l’on rançonne, avec parfois la complicité des pouvoirs locaux. Deux solutions s’offrent à l’Église dans ses conciles locaux. Soit réglementer la guerre avec des armes spirituelles, excommunications, interdits, paix de Dieu, Trêve de Dieu. Soit donner aux combattants, aux chevaliers, un champ d’action où des chrétiens ne s’entretueraient plus : partir lutter contre les ennemis de la chrétienté en reconquérant l’Espagne, et en portant la guerre en Orient contre les infidèles et leur reprendre les terres qu’ils avaient conquises dans le bassin méditerranéen depuis le VIIIe siècle.

Les mesures spirituelles ayant peu d’effet, on mobilisa pour la « croisade ».

d’autre part, dès 1071 l’empereur Michel VII avait demandé au pape Grégoire VII des secours pour son armée. En mars 1095, son successeur, Alexis Ier, lançait, au concile de Plaisance, le même appel à Urbain II.

C’est au Concile de Clermont le 27 novembre de la même année⁠[42] qu’Urbain II appela à la mobilisation. Voici la prédication -hypothétique⁠[43]- d’Urbain II aux évêques réunis:

« O fils de Dieu ! Après avoir promis à Dieu de maintenir la paix dans votre pays et d’aider fidèlement l’Église à conserver ses droits, et en tenant cette promesse plus vigoureusement que d’ordinaire, vous qui venez de profiter de la correction que Dieu vous envoie, vous allez pouvoir recevoir votre récompense en appliquant votre vaillance à une autre tâche. C’est une affaire qui concerne Dieu et qui vous regarde vous-mêmes, et qui s’est révélée tout récemment [Allusion possible à la venue d’une ambassade byzantine au concile de Plaisance en mars 1095]. Il importe que, sans tarder, vous vous portiez au secours de vos frères qui habitent les pays d’Orient et qui déjà bien souvent ont réclamé votre aide.

En effet, comme la plupart d’entre vous le savent déjà, un peuple venu de Perse, les Turcs, a envahi leur pays. Ils se sont avancés jusqu’à la mer Méditerranée et plus précisément jusqu’à ce qu’on appelle le Bras Saint-Georges [Le Bosphore]⁠[44]. Dans le pays de Romanie [L’empire byzantin en tant qu’héritier de l’Empire romain], ils s’étendent continuellement au détriment des terres des chrétiens, près avoir vaincu ceux-ci à sept reprises en leur faisant la guerre. Beaucoup sont tombés sous leurs coups ; beaucoup ont été réduits en esclavage. Ces Turcs détruisent les églises ; ils saccagent le royaume de Dieu. Si vous demeuriez encore quelque temps sans rien faire, les fidèles de Dieu seraient encore plus largement victimes de cette invasion. Aussi je vous exhorte et je vous supplie – et ce n’est pas moi qui vous y exhorte, c’est le Seigneur lui-même - vous, les Hérauts du Christ, à persuader à tous, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, par vos fréquentes prédications, de se rendre à temps au secours des chrétiens et de repousser ce peuple néfaste loin de nos territoires. Je le dis à ceux qui sont ici, je le mande à ceux qui sont absents : le Christ l’ordonne.

A tous ceux qui y partiront et qui mourront en route, que ce soit sur terre ou sur mer, ou qui perdront la vie en combattant les païens, la rémission de leurs péchés sera accordée. Et je l’accorde à ceux qui participeront à ce voyage, en vertu de l’autorité que je tiens de Dieu.

Quelle honte, si un peuple aussi méprisé, aussi dégradé, esclave des démons, l’emportait sur la nation qui s’adonne au culte de Dieu et qui s’honore du nom de chrétienne ! Quels reproches le Seigneur Lui-même vous adresserait si vous ne trouviez pas d’hommes qui soient dignes, comme vous, du nom de chrétiens ! qu’ils aillent donc au combat contre les infidèles – un combat qui vaut d’être engagé et qui mérite de s’achever en victoire -, ceux-là qui jusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et abusives, au grand dam des fidèles ! qu’ils soient désormais de chevaliers du Christ, ceux-là qui n’étaient que des brigands ! qu’ils luttent maintenant, à bon droit, contre les barbares, ceux-là qui se battaient contre leurs frères et leurs parents ! Ce sont les récompenses éternelles qu’ils vont gagner, ceux qui se faisaient mercenaires pour quelques misérables sous ! Ils travailleront pour un double honneur, ceux-là qui se fatiguaient au détriment de leur corps et de leur âme. Ils étaient ici tristes et pauvres ; ils seront là-bas joyeux et riches. Ici, ils étaient les ennemis du Seigneur ; là-bas, ils seront ses amis ! »

Cet appel eut un succès relatif. Certes la première croisade souleva un grand enthousiasme. Ils furent nombreux à partir et nombreux à mourir dans cette aventure.⁠[45] Ce fut une reconquête plus qu’un pèlerinage armé et en 1099, Jérusalem fut prise. Cette reconquête avait sur la reconquête espagnole assortie des mêmes promesses un avantage : c’était un lieu de pèlerinage particulier à reconquérir⁠[46]. Toutefois, elle s’inscrit dans le même mouvement de libération non seulement de l’Espagne mais aussi de la Corse ou encore de la Sicile, terres qui étaient sous le joug sarrasin à cause des péchés des chrétiens.

La guerre de libération va devenir une guerre de purification. Il est sûr, divers recoupements en témoignent, que le Pape « prêcha sur le thème des récompenses promises par le Christ à ceux qui prendraient sa croix, à partir du texte bien connu de Mt 10, 37 , mais détourné de son contexte originel : « Quiconque abandonnera pour mon nom, sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, sa femme ou ses enfants ou ses terres, en recevra le centuple et aura pour héritage la vie éternelle. » » Robert le Moine, par exemple, prête ce propos au pape : « Prenez donc ce chemin en rémission de vos péchés et partez, certains de la gloire impérissable qui vous attend dans le royaume des cieux. ».⁠[47] Ajoutons qu’à l’époque, une incertitude existait quant au sort des âmes des défunts entre le décès et la résurrection promise. En tout cas, le concile de Clermont établit ce canon : « Quiconque par sa seule piété, non pour gagner honneur ou argent, aura pris le chemin de Jérusalem en vue de libérer l’Église de Dieu, que son voyage lui soit compté pour seule pénitence ».⁠[48] Chez les divers chroniqueurs, « on note une tendance à accorder davantage le martyre aux guerriers tués les armes à la main qu’aux inermes, pauperes, armigeri, pedites et milites momentanément désarmés, ainsi qu’aux femmes, vieillards, enfants massacrés par les Turcs, qui ne l’obtiennent jamais »[49] Certains soulignent toutefois que ceux qui sont morts de faim, de soif ou noyés devraient bénéficier des mêmes récompenses. L’allusion faite parfois aux ouvriers de la dernière heure (Mt 20, 16) confirme cette interprétation.

Urbain II était apparu, au concile de Clermont, comme le chef de la militia Christi. A tel point que les chefs croisés inviteront Urbain II à prendre la tête de l’expédition, « de cette guerre que tu as ordonnée » lui écrivent-ils, pour achever « cette guerre qui est la tienne »[50] Toutefois, le Pape Urbain II ne parvint pas à regrouper la militia en chevalerie chrétienne. Au XIIe siècle, l’Église dut tenter de la diriger par l’entremise des princes. Jean de Salisbury, par exemple, « affirme que les milites servent Dieu en obéissant aux princes, et qu’ils sont saints en accomplissant ainsi, indirectement, le service du Christ. »[51]

La croisade pourrait ainsi apparaître « comme une institution de paix dont l’action aurait l’Orient pour théâtre ». En effet, on peut penser que « de même que les ligues de paix employaient les guerriers au maintien de l’ordre en Occident, de même les chevaliers appelés à la croisade chercheraient à ramener la paix en Orient en mettant les envahisseurs à la raison. »[52] Mais la croisade est bien plus qu’une opération de police à l’échelle internationale.

En tout cas, entre le pacifisme du christianisme des premiers siècles et l’appel à la croisade d’Urbain II en 1095, il y a, c’est le moins qu’on puisse dire, « une surprenante révolution »[53]. Mais même par rapport à la conception de saint Augustin, il y a une évolution importante.

Pour l’historien J. Flori il semble plus adéquat de parler chez Augustin de « guerre justifiable » que de guerre juste et a fortiori de guerre sainte.⁠[54] Les expressions « guerre juste », « guerre sainte », « guerre sacrée » n’apparaissent pas mais la notion est présente. Toute guerre contre l’hérétique ou l’infidèle est-elle ipso facto juste, sainte, sacrée ? La thèse de Flori et de dire qu’une guerre peut être considérée comme juste, sainte, sacrée, comme croisade, « dès lors qu’elle est prêchée ou sollicitée par le souverain pontife et décrétée dans l’intérêt du Saint-Siège, confondu avec celui de l’Église et de la chrétienté ». Au départ chez Augustin, la défense de l’empire romain contre les barbares se confond avec la défense de l’ensemble des chrétiens. De même, à plusieurs reprises, la défense de la terre chrétienne incitera les papes à demander l’aide du pouvoir politique, d’abord pour la défense de l’Église de Rome⁠[55] puis pour la défense de la Chrétienté, de la patrie commune des chrétiens assimilée à l’Église universelle. La croisade est le résultat d’une habitude née au IXe siècle dans la dissolution de l’empire carolingien où le Pape appelle au secours le bras séculier en échange de biens spirituels. Dans cette évolution, la guerre « acquiert ipso facto un caractère sacré qui la rend à la fois juste, sainte et méritoire ».⁠[56] Les souverains pontifes, en effet, considèrent comme martyrs ceux qui meurent dans ces combats face à des adversaires qui ne sont pas nécessairement tous des Sarrasins ou des hérétiques.⁠[57] Ceux qui s’y engagent se voient promettre des indulgences, jouissent de bénédictions et de l’absolution de leurs péchés. Ils sont la militia sancti Petri ou, sous Grégoire VII, les milites Christi. La guerre qui demandait pénitence, devient elle-même pénitence et source de grâces, elle devient méritoire et rédemptrice.

Confrontons maintenant croisade et jihad.

Ce sont surtout les différences de fond qui frappent au premier abord.

Premièrement, le jihad guerrier -par opposition au jihad spirituel- ne pose pas de problème fondamental dans l’islam surtout au Moyen Age. Mahomet n’apparaît pas comme un apôtre de la non-violence alors qu’il est beaucoup plus difficile évidemment de mettre en accord la guerre et le message de Jésus.

Deuxièmement, selon un spécialiste de l’Islam, « on ne forcera pas le trait en affirmant que la guerre que poursuit l’Islam est toujours légale et juste. Et comme son propos est d’assurer la victoire de la Faction d’Allah, elle ne peut être que sainte »[58]. Or, nous avons vu qu’il était difficile d’appeler « saintes », sans beaucoup de restrictions, les guerres de l’Ancien Testament.

Sur le plan historique, des différences apparaissent aussi.

Tout d’abord, au contraire du jihad, la croisade n’est pas une guerre missionnaire ayant pour but de convertir⁠[59]. La guerre juste menée par les chrétiens entend rétablir un droit bafoué, récupérer des biens spoliés. Il était injuste et anormal que les lieux saints soient soumis aux infidèles.

Le jihad qui est une conquête de terres impies et non une reconquête comme dans le cas de la croisade⁠[60]. S’il s’agit de récupérer un bien injustement enlevé, on a le droit de punir les malfaiteurs, ceux qui ont violé les lois de Dieu de quelque manière : hérétiques, schismatiques, blasphémateurs, simoniaques⁠[61] et, bien sûr, infidèles.⁠[62]

On peut aussi ajouter que le jihad vise d’abord les ennemis de l’extérieur et ensuite les rebelles à l’intérieur de la communauté - L’Église elle s’applique d’abord à punir les ennemis intérieurs avant de se tourner vers l’ennemi extérieur

Mais il y a un point commun aux deux guerres.

La guerre est juste si elle est déclarée par une autorité légitime : Dieu. Les guerres commandées par Jahwé, comme celles menées par le Prophète, sont légitimes, justes et « saintes ». A l’époque chrétienne, ce trait est encore accentué par l’idéologie théocratique, ou, plus simplement, par ce que Fiori appelle la « papalisation de l’Église »[63] : le pape est le chef mais aussi le défenseur, armé s’il le faut, de l’Église⁠[64]. Urbain II ne lance pas son appel au nom de saint Pierre comme ses prédécesseurs (militia sancti Petri) mais au nom du Christ. C’est le Christ qui ordonne : la guerre devient sainte avec en contrepartie les récompenses spirituelles comme dans le jihad. L’Islam promet à ceux qui meurent dans le combat contre les infidèles une place au paradis : Dieu leur pardonne toutes leurs fautes.

Alors que dans le christianisme primitif, le martyr est celui qui ne résiste pas par la force au persécuteur, au moment de la première croisade apparaît un courant de pensée favorable à considérer comme martyrs ceux qui meurent à la croisade et on peut dire qu’« à la fin du XIe siècle, l’idée de martyre des guerriers morts au combat « pour Dieu » contre ses ennemis hérétiques ou infidèles rejoint à son tour la doctrine parallèle du jihad. »[65]

Dans le christianisme, classiquement, la rémission des péchés s’obtient par la confession et l’accomplissement d’une pénitence. Or, déjà le pape Léon IX, avant la bataille de Civitate en 1053⁠[66], avait absout les guerriers de leurs péchés et les avait dispensés de la pénitence dans la mesure où c’est le combat qui devenait pénitence. En ce qui concerne la croisade, Flori se pose la question de savoir si « une expédition guerrière contre les infidèles, impliquant de quitter les siens et éventuellement de perdre sa vie pour le Seigneur en luttant pour reprendre Jérusalem et récupérer les lieux saints, pouvait (…) constituer en elle-même une action susceptible d’entraîner cette rémission des péchés ? »[67] Il lui semble que oui car de très nombreux textes, chartes, chroniques, exhortations, montrent que les Croisés partaient ou étaient invités à mener une guerre « pour gagner leur salut, expier leurs fautes, obtenir la guérison de leur âme, la rémission de leurs péchés, leur rachat ou autres expressions du même genre (…) »⁠[68] Prêchée par le pape au nom de Jésus pour délivrer les lieux saints, la guerre est juste, méritoire et comme sacralisée ou du moins sanctifiée. Est-ce seulement en fonction de l’adversaire infidèle ? Il semble que non puisqu’Etienne II (753) Léon IV (847) Jean VIII (879) « assimilaient à des guerres saintes les combats qu’ils incitaient les Francs à entreprendre pour libérer le Siège de Rome de la menace ou de l’oppression des Sarrasins »[69].

Rappelons enfin que les textes n’emploient pas les expressions « guerre sainte » ou « guerre juste » mais l’idée est bien présente puisqu’on assimile aux martyrs ceux qui meurent dans ces combats. On leur promet l’accès direct au paradis.

Cette « sanctification » de la guerre renoue avec les pratiques primitives et cette tendance persistera d’une manière ou d’une autre⁠[70] jusqu’au XXe siècle où, de manière claire, le Magistère de l’Église rompra avec cette funeste tradition renforcée par l’idéologie théocratique mêlant temporel et spirituel.⁠[71] Mais à l’époque, vu les circonstances, pouvait-il en être autrement ?

Toujours est-il qu’au XIIe siècle, saint Bernard de Clairvaux⁠[72] envoie à Hugues de Payns, fondateur et premier Gand Maître de l’Ordre des Templiers⁠[73] une lettre restée célèbre sous le titre Éloge de la Nouvelle Milice[74]. Cette lettre écrite après la défaite de l’armée franque au siège de Damas en 1129 souligne l’originalité du nouvel ordre où le même homme se consacre autant au combat spirituel qu’aux combats dans le monde :

« Il n’est pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi corporel avec les seules forces du corps pour que je m’en étonne ; d’un autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces de l’âme, ce n’est pas non plus quelque chose d’aussi extraordinaire que louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats ; mais ce qui, pour moi, est aussi admirable qu’évidemment rare, c’est de voir les deux choses réunies. »[75]

Mieux encore, la nouvelle milice « est sainte et sûre » En effet, elle est « exempte du double péril auquel sont exposés ceux qui ne combattent pas pour Jésus-Christ ! ». Ceux-ci, c’est-à-dire ceux qui font partie de la « milice séculière », doivent craindre de tuer leur âme en tuant l’adversaire ou d’être tué corps et âme. C’est ce qui arrive quand la cause n’est pas bonne, et que l’intention n’est pas droite, par exemple, quand on combat par vengeance personnelle, colère irréfléchie, vain amour de la gloire, désir de conquête terrestre, orgueil ou simplement pour échapper à la mort. Quelle que soit alors l’issue, vainqueur ou vaincu, le combattant est homicide.⁠[76]

Par contre, le soldat du Christ, vainqueur ou vaincu est toujours en « sécurité » car il est le « ministre de Dieu » : il exécute les vengeances de Dieu « en punissant ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de bonnes. » Il n’est pas « homicide mais malicide ». Certes, ajoute saint Bernard, « il ne faudrait pourtant pas tuer les païens mêmes, si on pouvait les empêcher, par quelque autre moyen que la mort, d’insulter les fidèles ou de les opprimer. Mais pour le moment, il vaut mieux les mettre à mort que de les laisser vivre pour qu’ils portent les mains sur les justes, de peur que les justes, à leur tour, ne se livrent à l’iniquité. »[77]

A moins d’être engagé « dans un état plus parfait », il n’est pas défendu « à un chrétien de frapper de l’épée », sinon « d’où vient que le héraut du Sauveur disait aux militaires de se contenter de leur solde, et ne leur enjoignait pas plutôt de renoncer à leur profession (Lc III, 13) ? » Peuvent donc « frapper de l’épée » « tous ceux qui ont été établis de Dieu dans ce but », « ceux dont le bras et le courage nous conservent la forte cité de Sion, comme un rempart protecteur derrière lequel le peuple saint, gardien de la vérité, peut venir s’abriter en toute sécurité, depuis que les violateurs de la loi divine en sont tenus éloignés. » Conclusion :  « Repoussez donc sans crainte ces nations qui ne respirent que la guerre, taillez en pièces ceux qui jettent la terreur parmi nous, massacrez loin des murs de la cité du Seigneur, tous ces hommes qui commettent l’iniquité et qui brûlent du désir de s’emparer des inestimables trésors du peuple chrétien qui reposent dans les murs de Jérusalem, de profaner nos saints mystères et de se rendre maîtres du sanctuaire de Dieu. Que la doublé épée des chrétiens soit tirée sur la tête de nos ennemis, pour détruire tout ce qui s’élève contre la science de Dieu, c’est-à-dire contre la foi des chrétiens, afin que les infidèles ne puissent dire un jour : Où donc est leur Dieu ? »[78]

Dans une description très idéalisée, Bernard montre que le soldat du Christ est bien différent du soldat du monde qui sert « le diable bien plus que Dieu ». Le nouveau milicien est discipliné et obéissant, modeste et frugal, célibataire, pauvre volontaire, vivant du strict nécessaire, uniquement préoccupé par le bien de sa communauté, l’entraide, la charité fraternelle et la loi du Christ. Il ne fait acception de personne et est « sans égard pour le rang et la noblesse », ne rendant « honneur qu’au mérite ». En temps de paix, jamais oisif, il remet en état ses armes et ses vêtements. Il vit dans le silence⁠[79], fuyant les plaisirs, les spectacles et la chasse. Et il se coupe les cheveux selon le vœu de l’Apôtre. Bref, ces chevaliers, « négligés dans leur personne et se baignant rarement, on les voit avec une barbe inculte et des membres couverts de poussière, noircis par le frottement de la cuirasse et brûlés par les rayons du soleil. »⁠[80]

Au combat, ils sont prudents et circonspects et portent « la paix au fond de leur âme ». Ils n’ont peur de rien « malgré leur petit nombre », « car ils mettent toute leur confiance, non dans leurs propres forces, mais dans le bras du Dieu des armées…​ »⁠[81]. Ils sont « en même temps, plus doux que des agneaux et plus terribles que des lions, au point qu’on ne sait s’il faut les appeler des religieux ou des soldats, ou plutôt qu’on ne trouve pas d’autres noms qui leur conviennent mieux que ces deux-là… »[82]

Leur tâche essentielle est la garde du Saint-Sépulcre

Dans une lettre de 1146⁠[83], saint Bernard exhorte les chevaliers à participer à la deuxième croisade⁠[84]. La terre sainte qui avait été, à la génération précédente, débarrassée des païens est à nouveau envahie par les « fiers et sacrilèges ennemis de la croix ». Jérusalem est menacée. C’est « l’ennemi du salut » qui « grince les dents de rage » qui « soulève les peuples qui sont ses vases d’iniquité, et se prépare à détruire jusqu’aux derniers vestiges de tant de saints mystères ». Aussi saint Bernard demande-t-il aux « généreux guerriers, serviteurs de la croix » : « Abandonnerez-vous le Saint des saints aux chiens et des perles aussi précieuses aux pourceaux ? » C’est l’occasion, « pour des homicides et des ravisseurs, pour des adultères et des parjures, enfin pour des hommes souillés de toute espèce de crimes », de se sauver, de saisir l’offre du Seigneur qui leur « prépare des moyens de conversion et de salut » qui leur promet la rémission de leurs péchés et le don de la vie éternelle. Au lieu de s’entre-tuer et de perdre leur âme dans cette « folie », il les invite à se croiser : « C’est à vous […] de vous lever comme un seul homme, et de ceindre vos flancs des armes bénies des chrétiens. » Ainsi, continue-t-il, « vous êtes assurés de gagner l’indulgence de tous vos péchés après que vous les aurez confessés avec un cœur contrit. »[85]

La création de la Nouvelle Milice confirme l’idée que l’exercice de la guerre peut être salutaire à l’âme.⁠[86]

Aux XIIIe et XIVe siècles, la préoccupation de la papauté (Boniface VIII, Martin IV, Clément V, Jean XXII, Benoît XII) est toujours d’unir les chrétiens pour la reconquête des lieux saints. Ils tâchent donc d’apaiser les conflits entre chrétiens sans y parvenir. C’est dans cet esprit que Louis IX avait inspiré le traité de Paris de 1259 pour en finir avec la querelle avec l’Angleterre à propos de l’Aquitaine (Guyenne)⁠[87]. « Les Souverains Pontifes de la fin du XIIIe siècle qui avaient encore la puissance nécessaire pour imposer un arbitrage impartial, méconnaissaient la gravité et les causes des difficultés aquitaines. Les premiers papes d’Avignon, au contraire, qui, par un hasard extraordinaire, s’en trouvaient fort avertis, n’eurent plus le prestige suffisant pour se faire écouter les rois. Une deuxième guerre de cent ans, funeste à la croisade, allait donc apporter la solution définitive que la papauté n’avait pas su ou pu donner dans la paix au conflit franco-anglais en Aquitaine. »[88]


1. Mourre.
2. Id.
3. SCHNÜRER G., L’Église et la civilisation au Moyen Age, t. II, Payot, 1933, p. 387).
4. FLORI J., Croisade et chevalerie (XIe-XIIe s.), De Boeck, 1998, p. 11.
5. Son usage est interdit en 1139 par le IIe concile du Latran. Quelques années plus tard, en 1143 le pape Innocent II menaça les arbalétriers, les fabricants de cette arme et ceux qui en faisaient le commerce d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Excommunication[excommunication
6. Livre III, chapitre 22.
8. v. 653 – 660/ 661.
9. COMBLIN J., Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, pp. 59-64. A saint Rémi qui lui parlait du Calvaire, Clovis aurait dit : « Que n’étais-je là avec mes Francs ! » 
10. L’expression « guerre sainte » est encore volontiers employée aujourd’hui pour « sanctifier » un combat, en souligner le caractère vital et finalement le justifier.
   En 1937, l’invasion de la Chine fut officiellement qualifiée de « guerre sainte » (seisen) par le gouvernement du prince Fumimaro Konoye. La propagande nippone puisa alors abondamment dans la tradition shinto et notamment le concept du hakko ichi’u (huit coins du monde sous un seul toit), revitalisé par le kokka shinto, pour assurer la mobilisation du peuple autour de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Empereur_Sh%C5%8Dwa[empereur Hirohito
11. MARZANO Michela, sous la direction de, Quadrige-Puf, 2011.
12. HERVIEU-LEGER Danièle, sociologue, auteur de nombreux ouvrages sur la religion et en particulier sur le christianisme.
13. Cf. l’article de LOHFINK Norbert sj, La « guerre sainte » et le « bannissement » dans la Bible, in Communio, XIX, 4, n° 114, juillet-août 1994, pp. 33-44. N. Lohfink est exégète et spécialiste de l’Ancien Testament. Sa position est confortée, selon les spécialistes, par EVEN-SHOSHAN Abraham, (in New Concordance of the Bible : Thesaurus of the Language of the Bible, Hebrew and Aramaic, Roots, Words, Proper Names Phrases and Synonyms, Central Kentucky Book Supply, 1984) : l’expression « guerre sainte » n’existe pas dans la Bible.
14. « Publiez ceci parmi les nations : Préparez la guerre ! Appelez les braves ! qu’ils s’avancent, qu’ils montent, tous les hommes de guerre ! » « Préparez », littéralement, dit Jérusalem, « sanctifiez »
15. Il est intéressant de noter que les traducteurs utilisent les mots « saint » « sanctifier » faute de mieux. A propos d’Is 13, 3 : « « Moi j’ai donné des ordres à mes saints guerriers », la Bible de Jérusalem précise : littéralement : « mes sanctifiés ». La TOB, elle, traduit : « Moi, j’ai mandé ceux qui me sont consacrés, j’ai convoqué les guerriers de ma colère ».
   On lit dans Jr 6, 4 : « Préparez contre elle le saint combat ». Littéralement, dit Jérusalem : « « sanctifiez contre elle la guerre », celle-ci ayant été jusque là considérée comme un devoir sacré (…). Mais, malgré le vocabulaire, on est à l’opposé de l’idéal de guerre sainte dans laquelle Yahvé combat avec son peuple ( cf. Dt 2, 30 : « Yahvé votre Dieu qui marche à votre tête combattra pour vous, tout comme vous l’avez vu faire en Égypte. » ; Dt 20, 4 : « Car Yahvé votre Dieu marche avec vous, pour combattre pour vous contre vos ennemis, et vous sauver. » ; Is 31, 4 : « Car ainsi m’a parlé Yahvé : comme gronde le lion, le lionceau après sa proie, quand on fait appel contre lui à l’ensemble des bergers, sans qu’il se laisse terroriser par leurs cris ni troubler par leur fracas, ainsi descendra Yahvé Sabaot pour guerroyer sur le mont Sion, sur sa colline. »), ou au moins, contre ses ennemis (cf. Is 13, 3 : « Moi, j’ai donné des ordres à mes saints guerriers, j’ai même appelé mes héros pour servir ma colère, mes fiers triomphateurs. »). Pour Jérémie, la guerre n’est plus un acte religieux, car Yahvé a quitté le camp d’Israël qu’il a décidé de châtier (cf. Jr 21, 5 : « Et je combattrai moi-même contre vous, à main étendue et à bras puissant, avec colère, fureur et grande indignation » ; Jr 34, 22 : « Voici, je vais donner un ordre - oracle de Yahvé - et les ramener vers cette ville pour qu’ils l’attaquent, la prennent et l’incendient. Et je ferai des villes de Juda une solitude où personne n’habite. » ; Jr 22, 7 : « Je voue [littéralement : « je sanctifie »
16. Michel Dubost confirme. A propos de la guerre prescrite par Dieu contre Amaleq, il écrit : « Cette guerre n’a pas pour but la conquête du territoire, mais plutôt l’établissement d’une paix juste et durable. Et, pour que les combattants d’Israël ne pensent pas l’emporter par leurs propres mérites (car il y a dans la Bible, une méfiance contre tout ce qui est force armée), c’est Dieu qui conduit à la victoire. Ce transfert à Dieu de la responsabilité de la victoire est quelque chose d’extrêmement important : c’est une manière d’indiquer que l’on ne doit pas se faire justice soi-même. » A propos des autres guerres prescrites par Dieu pour s’emparer des terres qu’Il a données aux Hébreux, l’auteur pense que « le sens de ces récits de guerres est, cette fois, de raconter l’histoire du peuple d’Israël sans doute de manière légendaire, pour montrer qu’Israël ne doit son existence qu’au Seigneur. Au- delà de ces guerres prescrites par Dieu, et qui ne correspondent plus à la réalité d’aujourd’hui, un refus de la guerre et un profond désir de paix courent tout au long de la Torah, comme du Nouveau Testament. » (DUBOST Michel, La guerre, Mame/Plon, 2003, pp. 100-101). M. Dubost fut, pendant plus de 10 ans, évêque aux armées, en France.
17. LOHFINK Norbert, op. cit., p. 43.
18. COMBLIN J., Théologie de la paix, I, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 61.
19. Dt 15,3.
20. COMBLIN J., op. cit., p.62. Quant à l’expression « Yahvé Sabaot » (1 S 1,3 ; 1 S 4, 4 ; 2 S 6, 2 et 18 ; 2 S 7, 8 et 27), la traduction en est incertaine, comme nous l’avons déjà vu : Dieu des armées d’Israël, des armées célestes, de toutes les forces cosmiques ? Selon Comblin, la première interprétation est la moins vraisemblable.
21. Cf. Dt 9, 4-6 : « Ne dis pas dans ton cœur, lorsque Yahvé ton Dieu les chassera devant toi : « C’est à cause de ma juste conduite que Yahvé m’a fait entrer en possession de ce pays », alors que c’est en raison de leur perversité que Yahvé dépossède ces nations à ton profit. Ce n’est pas en raison de ta juste conduite ni de la droiture de ton cœur que tu entres en possession de leur pays, mais c’est en raison de leur perversité que Yahvé ton Dieu dépossède ces nations à ton profit ; et c’est aussi pour tenir la parole qu’il a jurée à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob. Sache aujourd’hui que ce n’est pas ta juste conduite qui te vaut de recevoir de Yahvé ton Dieu ces heureux pays pour domaine, car tu es un peuple à la nuque raide. »
22. Le Cantique de Débora (Jg 5) est le texte qui s’approche le plus de l’idée d’une guerre « sainte ».
23. Cf. Jr 6, 14 ; 8,11 ; 12,12 ; Ez 13, 10 et 16 ; Is 31 et notamment 1 : « Malheur à ceux qui descendent en Égypte pour y chercher du secours. Ils comptent sur les chevaux, ils mettent leur confiance dans les chars, car ils sont nombreux et dans les cavaliers, car ils sont très forts. Ils ne sont pas tournés vers le Saint d’Israël, ils n’ont pas consulté Yahvé. »
24. Is 10, 5-6 : « Malheur à Assur, férule de ma colère ; c’est un bâton dans leurs mains que ma fureur. Contre une nation impie [Israël] je l’envoyai, contre le peuple objet de mon emportement je le mandais, pour se livrer au pillage et rafler le butin, pour les piétiner comme la boue des rues. » On peut lire aussi Is 5, 25-30 ; 8, 5-10 ; 9, 10. L’explication, nous la trouvons dans Dt 8, 5-6 : « Comprends donc que Yahvé ton Dieu te corrigeait comme un père corrige son enfant, et garde les commandements de Yahvé ton Dieu pour marcher dans ses voies et pour le craindre. » Ou encore dans Dt 28, 15 : « Mais si tu n’obéis pas à la voix de Yahvé ton Dieu, ne gardant pas ses commandements et ses lois que je te prescris aujourd’hui, toutes les malédictions que voici t’adviendront et t’atteindront. » Dieu, commente J. Comblin, « se sert des causes secondes, c’est-à-dire du cours de l’histoire » (op. cit., p. 71)
25. Docteur en anthropologie et sciences des religions, Chargé de cours d’araméen ancien, Maître de conférence d’hébreu à l’université de Lille III.
26. Son analyse peut être contestée parce qu’il ne précise pas son niveau de lecture. Ces textes ne doivent-ils pas être lus symboliquement ? Par ailleurs, au temps du deuxième Temple, Israël n’avait pas d’armée propre sauf à l’époque très brève des Maccabées. Ceci dit, toute insuffisante que soit cette interprétation pour les raisons dites, ne renforce-t-elle, par ses lacunes mêmes, a fortiori la thèse de l’absence de « guerre sainte » dans l’AncienTestament ?
27. In La guerre et les rites de guerre dans le judaïsme du deuxième Temple, Supplements to the Journal for the Study of Judaism [93], Brill, 2005, p. 460.
28. Guerre et lois de pureté dans le judaïsme ancien : exclusion des femmes, purification des guerriers, 2005, texte disponible sur http://cecille.recherche.univ-lille3.fr/l-equipe/publications-de-christophe-batsch/article
29. Cf. Dt 20.
30. Ainsi, dans 2 S 7, 9. 11 et 1 R 5,3, les guerres de David sont portées à son crédit, Yhwh lui-même contribua à leur succès. Ces guerres ne justifient pas qu’il ne peut construire le temple. Par contre, dans 1 Ch 22, 8, et 1 Ch 28, 3, si David n’a pu construire le Temple, c’est parce qu’il a été souillé par les nombreuses guerres qu’il a menées. Des commentateurs juifs confirment : « [Dieu] lui interdit de construire le Temple, parce qu’il était souillé de sang humain et qu’il avait fait la guerre durant de nombreuses années » (Eupolème cité in EUSÈBE de CÉSARÉE, Praeparatio evangelica IX, 30, 5) ; « Il ne lui permettait pas de construire le Temple, à lui qui avait combattu de nombreuses guerres et été souillé du meurtre de ses ennemis » (Flavius Josèphe, Antiquités juives, VII, 92).
31. Débora organise la guerre contre Sisera mis à mort par Yaël (Jg 4-5). Abimélec est tué par une pierre lancée par une femme (Jg 9).
32. Judith apparaît, par rapport à ces règles énoncées, comme une figure subversive.
33. J. Comblin montre aussi qu’il y a une différence fondamentale entre le récit biblique de la création du monde et les récits mythiques d’autres traditions. Dans ceux-ci, la création est le résultat d’une guerre entre les dieux à l’instar de ce qui se passe dans la création des États. Et l’État se crée à l’image de la création du monde. Le roi guerrier est à l’image du dieu guerrier. La guerre en devient divine. Par contre, le récit biblique nous montre Dieu créant librement le monde et l’établissant dans la paix. La guerre ne vint pas de Dieu mais de l’homme.
34. COMBLIN J., op. cit., p. 73.
35. JOURNET Charles, L’Église du Verbe incarné, I, Desclée-de Brouwer, 1941, p. 361.
36. JOURNET Ch., op. cit., pp. 368-369.
37. Encore au XIXe siècle, Pie IX mobilisera ses zouaves contre les bandes de Garibaldi.
38. Confirmé par BvonW.
39. Cf. MONGRENIER Jean-Sylvestre, Guerres justes et croisades, Réflexions autour de l’intervention armée en Libye, Institut Thomas More, 28-3-2011 (texte disponible sur www.institut-thomas-more.org), p. 4, note 6. La « reconquista » a commencé vers 1030 avec le déclin du califat de Cordoue (Mourre).
40. Id., p. 2.
41. Ibn Khaldun (né à Tunis en 1332 et mort au Caire en 1406), cité in MONGRENIER, op. cit.).
42. Le but du concile de Clermont était de rétablir la paix en France où le roi Philippe Ier était excommunié pour bigamie et de détourner vers l’extérieur la violence qui régnait à l’intérieur en passant au-dessus de l’autorité des princes.
43. Cette prédication a été retranscrite quelques années plus tard, vers 1127, par Foucher de Chartres qui a été sans doute témoin de l’homélie, dans son Historia Hierosolymitana (récit de la première croisade vers Jérusalem)( Cf. BALARD M., DEMURGER A., GUICHARD P. in Pays d’Islam et monde latin Xe-XIIe siècles, Hachette, 2000). Né en 1059, à Chartres, Foucher partit, après le concile de Clermont pour la croisade. Il devint chapelain de Baudouin Ier, comte d’Edesse puis roi de Jérusalem. Il vécut en terre sainte jusqu’à sa mort vers 1127. Il ne participa pas à la prise de Jérusalem ce qui expliquerait qu’il n’en parle pas dans sa « réécriture » du discours d’Urbain II alors qu’il en était question selon d’autres sources (Robert le Moine, Baudri de Dol et Geoffroy de Vendôme pour ne citer que des témoins oculaires). Au début du XIIe siècle, Foucher veut, sans doute, par ce texte, remobiliser les chrétiens pour qu’ils soutiennent les Croisés menacés par les musulmans.
44. Forts de leur victoire à Manzikert, en 1071, les Turcs Seldjoukides chassent les chrétiens d’Anatolie et s’installent sur les rives du Bosphore.
45. La première croisade regroupe, en fait, plusieurs tentatives de groupes divers de pèlerins plus ou moins armés et qui furent des proies faciles ou de troupes plus aguerries sous la direction de barons. Plusieurs dizaines de milliers d’hommes se mirent en route. Les estimations des chroniqueurs comme celles des historiens révèlent la difficulté d’évaluer une foule comme on le voit encore aujourd’hui lors des manifestations. Il est sûr qu’une foule innombrable se mit en route et que les pertes au combat furent nettement moindres que les pertes au long du chemin. Ces milliers d’hommes qui avaient tout quitté étaient motivés par la promesse du Christ d’être récompensés au centuple (Mc 10, 28-30) même s’ils interprétaient d’une manière un particulière ces paroles, influencés par les prédicateurs ! (Lire in FLORI J., Un problème de méthodologie, La valeur des nombres chez les chroniqueurs du Moyen Age, A propos des effectifs de la première Croisade, in Croisade et chevalerie (XIe-XIIe s.), De Boeck, 1998,  pp. 319-343)
46. St-Jacques-de-Compostelle n’est pas occupé et son prestige, quoique considérable, est moindre que celui lié au tombeau du Christ. En Orient, où le miles sancti Petri devient miles Christi, l’attraction est telle qu’Urbain II souhaite que les Espagnols s’en tiennent à la reconquête de leur pays plutôt que d’aller en Orient. La reconquista a la même nécessité et les mêmes mérites que la croisade. Pascal II, (lettre du 14 octobre 1100) interdira d’ailleurs purement et simplement aux Espagnols de participer à la croisade.
47. Cf. FLORI, Croisade et chevalerie, op. cit., p. 47.
48. Id., p. 79.
49. Id., p. 107.
50. Lettre des princes croisés à Urbain II, citée in FLORI J., op. cit., p. 18.
51. In Policraticus, cité in FLORI J., op. cit., p. 20.
52. RICHARD Jean, Histoire des Croisades, Fayard, 1996, p. 33, cité in J. Flori, op. cit., p. 80, qui partage cet avis.
53. FLORI J., op. cit., p. 3.
54. Id., p. 12.
55. Au IXe siècle, Léon IV (847-855) appelle à l’aide l’armée franque pour combattre les Sarrasins qui se livrent à des razzias sur les côtes d’Italie en promettant aux combattants tués des récompenses spirituelles. Jean VIII (872-882) appelle au secours Charles le Chauve « pour la défense de l’Église » avec des promesses semblables.
56. FLORI J., op. cit., p. 16.
57. Cela est déjà vrai sous les pontificats d’Etienne II (753), Léon IV (847) et Jean VIII (879) pour la défense du Siège de Rome. Ce qui change au XIe siècle, c’est l’élargissement du principe à la chrétienté. De plus, à la même époque, des canonistes comme Yves de Chartres, Bonizo de Sutri, Anselme de Lucques, estiment qu’on peut contraindre, par la force, les infidèles, les hérétiques et les schismatiques et même tuer les infidèles ou les ennemis de la foi à l’exception des Juifs.
58. MORABIA A., Le Gihad dans l’islam médiéval, Albin Michel, 1993, pp. 23-24, cité in FLORI J., op. cit., p. 197.
59. Contrairement à ce que l’on lit dans les chansons de geste du XIIe siècle, il n’y a, ni chez les chroniqueurs, ni dans les chartes des croisés, ni dans les lettres d’Urbain II, d’appel à la conversion des « infidèles ». Tous les travaux consacrés à cette question ne relèvent que « quelques cas très isolés assimilables à la fameuse formule « crois ou meurs » ». d’ailleurs, l’interdiction d’utiliser la contrainte pour convertir fut déjà affirmée par Nicolas1er (pape de 858-867) avant d’être reprise encore par Innocent IV (1243-1254). Même les persécutions que certaines bandes de croisés infligèrent aux juifs d’Allemagne ne sont pas imputables à la proclamation de la croisade mais à l’antisémitisme et à un courant apocalyptique populaire. (Cf. FLORI J., op. cit., pp. 198-199).
60. La Mecque ou Médine n’ont jamais été aux mains des « infidèles ».
61. La simonie désigne l’achat ou la vente de biens spirituels comme les sacrements ou de charges ecclésiastiques. Le nom vient de Simon le Magicien qui dans les Actes des Apôtres (8, 9-21) veut acheter à saint Pierre son pouvoir de faire des miracles : « Périsse ton argent, déclara Pierre, et toi avec lui, pour avoir cru que tu pouvais acheter, avec de l’argent, le don gratuit de Dieu ».
62. Alexandre II (1061-1073) encourage Erlambaud dans sa lutte armée contre les prêtres simoniaques et concubinaires en bénissant et en lui faisant remettre le vexillum sancti Petri « pour qu’il devienne un très vaillant guerrier de Dieu et de l’Église ». A partir de ce moment, l’action de ce chevalier est sacralisée. Alexandre II agira de même avec Guillaume de Normandie partant à la conquête de l’Angleterre confisquée par le « parjure » Harold II d’Angleterre qui sera tué à Hastings en 1066 ; avec Robert Guiscard engagé dans la reconquête de la Sicile contre les musulmans. On évoque aussi très souvent l’attention portée par ce pape à la reconquista. Dans sa correspondance, on relève que le combat contre les Sarrasins est légitime puisqu’ils persécutent les chrétiens et occupent leurs territoires. Par contre, on ne peut attaquer les juifs : « toutes les lois civiles ou ecclésiastiques interdisent l’effusion de sang sauf lorsqu’il s’agit de punir un criminel ou de s’opposer aux méfaits des Sarrasins. » (cf. FLORI J., op. cit., pp. 54-59).
   En 1087, sous Victor III (1086-1087), on considérera comme saintes l’expédition en Afrique du Nord de même que la Reconquista. La charte de Hugues de Lusignan (Hugues VI) de cette même année présente l’expédition d’Espagne « comme une œuvre pie puisque celui-ci l’entreprend comme il le ferait d’un pèlerinage, « pour le salut de son âme ». » (Id., p. 59).
   Grégoire VII (1073-1087) invite tous les fidèles, prêtres ou laïcs à combattre, y compris par la force, les « ennemis de Dieu, du Christ, de saint Pierre et de la sainte Église » c’est-à-dire les clercs hostiles aux réformes papales, les princes chrétiens adversaires du Pape et ceux qui n’appartiennent pas à la chrétienté qui veulent dominer ou massacrer les chrétiens. Il s’agit de rien moins que de choisir entre le Christ et le diable dont les « membres naturels » sont les musulmans appelés « païens » ou « sarrasins ». Quand le pape demande le servitum sancti Petri, cette expression implique souvent plus que la révérence ou l’obéissance doctrinale mais renvoie aussi à la « contribution matérielle, financière et armée à la défense du patrimoine de saint Pierre, à la protection ou à la récupération des biens d’Église menacés par des ennemis, mais aussi à la reconquête de territoires tombés entre leurs mains » (Id., p. 67). Ainsi en est-il de l’Espagne (ou au moins de Tarragone) que le pape revendique comme une propriété. Mais qu’en est-il du métier des armes ? C’est une profession, comme celle de marchand, qui est peccamineuse comme le proclame le synode de Rome du 19 novembre 1078. En général, les milites doivent faire pénitence, restituer les biens mal acquis et déposer les armes sauf si c’est pour une bonne cause (légitime défense, défense de son seigneur, de ses amis, des pauvres et des églises) et pour servir leurs évêques. Quant aux soldats au service du Saint-Siège, mercenaires soldés ou guerriers sollicités pour protéger les territoires du pape et combattre les hérétiques, les schismatiques, les musulmans, le pape leur promet des récompenses spirituelles (la gloire éternelle), parfois des territoires et des titres valorisants : miles sancti Petri ou miles Christi. (Erlembaud fut béatifié par Urbain II). En 1074, Grégoire, devant l’apathie des princes, envisage de prendre lui-même la tête d’une troupe pour aller libérer l’Orient jusqu’à Jérusalem, du schisme et des Turcs. A ceux qui le suivront, il promet « des biens éternels par l’absolution de tous les péchés et leur assure la patrie céleste. » (Flori, op. cit., p.72). Cette expédition n’eut pas lieu mais il est clair qu’aux yeux du pape, une telle guerre était juste et sacrée, une « guerre de Dieu », disait-il, puisque menée contre le diable dans ses diverses incarnations. La guerre est juste puisqu’elle rétablit la paix, la justice et la liberté, elle est sainte puisqu’elle est ordonnée par le pape, cautionnée par saint Pierre et Dieu et qu’elle est assortie de rétributions spirituelles.
63. GENICOT L., Discours de clôture du colloque de Mendola, 1989, cité in FLORI J., op. cit., p. 205.
64. Rappelons-nous l’intention de Grégoire VII de mener lui-même les troupes vers Jérusalem ou encore la demande adressée par les Croisés à Urbain II après la mort du légat pontifical et chef spirituel de la croisade Adhémar de Monteil (en 1098 à Antioche), pour qu’il vienne prendre la relève.
65. FLORI J., op. cit., p. 209.
66. Les armées de Léon XI et d’Henri III le Noir, sont défaites par les troupes normandes chrétiennes qui occupaient un territoire revendiqué par le Pape.
67. FLORI J., op. cit ., p. 211.
68. Id., p. 210.
69. Id., p. 13.
70. Donnons ici un seul exemple : la Bulle Exsurge Domine de Léon X, en 1520, dénonce, parmi les erreurs de Martin Luther, cette proposition : « 34. Se battre contre les Turcs, c’est s’opposer à Dieu qui par eux visite nos iniquités ».
71. Au niveau le plus haut de l’Église, l’implication de l’autorité du pape dans les affaires temporelles et militaires sera renforcée par certains théoriciens qui défendront l’idée selon laquelle, après l’Incarnation du Christ, les peuples païens « auraient perdu en droit, leur souveraineté politique ». Leur souveraineté est alors transmise alors au pape, qui, à son tour, peut la remettre aux Rois Catholiques. (cf. HUGON Alain, Maître de conférence en histoire moderne à l’université de Caen, « Les Européens et le monde : XVème-XVIIIème » (www.etab.ac-caen.fr) ). Pour d’autres historiens, la question en théorie n’est pas très claire : les infidèles ont-ils un « dominium » légitime ? le pape a-t-il la compétence, de jure, sur tous les infidèles ? une potestas absoluta ? Toujours est-il qu’en fait plusieurs papes agiront comme si la réponse était clairement positive (cf. Alain PENNINGTON Alain à propos du cardinal et canoniste Henri de Suse (vers1200-1271) : Enrico da Susa, detto l’Ostiense (Hostiensis, Henricus de Segusio o Segusia), in Dizionario biografico degli Italiani 42 (Instituto della Enciclopedia italiana 1993, 758-763).
72. 1090 ?-1153.
73. Hugues de Payns ou Payens (ou de Pains - de Paganis) né vers 1070, il est le fondateur (1118) et le premier Grand Maître de l’Ordre des Templiers. Il s’installe à Jérusalem avec ses 8 compagnons. Baudouin II, roi de Jérusalem, le charge d’une ambassade auprès du pape Honorius II : Pour obtenir du saint père une nouvelle croisade, ou du moins engager le plus grand nombre possible de guerriers chrétiens pour venir défendre Jérusalem. Honorius II l’envoie au concile de Troyes, en 1128, où l’Ordre reçoit sa règle. Il participe à la deuxième croisade. Pour financer ce voyage il « emprunte » une partie du trésor de son abbaye en 1142. + Sous sa direction, les chevaliers du Temple obtiennent leurs premières victoires militaires aux frontières du royaume, déjà encerclé. Mais, parallèlement, il incite Baudouin à s’entendre avec l’Ismaélien Aboull-Fewa ; les deux souverains échangent Tyr contre Damas. De ces négociations discrètes naîtront des relations « qui dureront quatre-vingts ans » entre les Templiers et les chefs de la secte des Ismaéliens. Hugues de Payns meurt le 24 mai 1136.
74. Le titre complet est Liber ad milites Templi de laude novae militiae. Texte complet disponible sur http://www.histoire-fr.com/Bibliographie_bernard_de_clairvaux_nouvelle_chevalerie_0.htm []
75. §1. 
76. § 2 et 3.
77. § 4.
78. § 5.
79. « On n’entend parmi eux, ni parole arrogante, ni éclats de rire, ni le plus léger bruit, encore moins des murmures, et on n’y voit aucune action inutile… »
80. § 7 et 9.
81. « …bien des fois, il leur est arrivé de mettre l’ennemi en fuite presque dans la proportion d’un contre mille et de deux contre dix mille. »
82. § 8. Avec un certain réalisme toutefois, Bernard que ces Templiers qui aujourd’hui font le bonheur de la montagne de Sion, ont fait aussi le bonheur de leur propre pays en le quittant car ils y étaient, avant leur conversion, « des scélérats et des impies, des ravisseurs et des sacrilèges, des homicides, des parjures et des adultères ». (§ 10). Il est vrai que cet éloge permit aux Templiers de rencontrer une grande ferveur et une reconnaissance générale : grâce à saint Bernard, l’ordre du Temple connut un accroissement significatif : bon nombre de chevaliers s’engagèrent pour le salut de leur âme ou, tout simplement, pour prêter main forte en s’illustrant sur les champs de bataille.
83. Lettre CCCLXIII adressée A messeigneurs et très chers pères les archevêques et évêques, à tout le clergé et aux fidèles de la France orientale et de la Bavière, ou encore, dans d’autres manuscrits Au peuple anglais ou A Manfred, évêque de Brixen. Texte disponible sur www.abbaye-sant-benoit.ch
84. 1147-1149.
85. Il est intéressant aussi de noter que, dans cette même lettre, saint Bernard recommande aux Croisés, au nom des Écritures, de ne pas persécuter, mettre à mort ni chasser les Juifs. Même s’ils attaquent les premiers, « c’est à ceux qui ont reçu en main l’épée du pouvoir de repousser leurs injustes agressions ». En homme pratique, en stratège pourrait-on dire, il interdit aux Croisés de se disperser comme l’avait fait, à ses dépens, la troupe de Pierre l’ermite lors de la première croisade (1096-1099) mais plutôt de former une « armée en un seul corps » commandée par des « capitaines expérimentés » pour être « partout en force et à l’abri de toute violence ».
86. La même attitude se manifeste lors des croisades contre les Albigeois (à la demande du IIIe concile de Latran en 1179,et du pape Innocent III), les Hussites (Martin V en 1420), les Vaudois (Innocent VIII en 1487). Le IVe concile de Latran, par exemple, en 1215, déclare : « Les catholiques qui, ayant pris la croix se sont armés pour l’extermination des hérétiques, jouissent de la même indulgence et du même privilège que l’on concède à ceux qui se rendent en Terre Sainte. » (cf. COMBLIN J., op. cit., II, p. 110).
87. Ce conflit est né en 1152 avec le mariage d’Eléonore d’Aquitaine avec Henri II Plantagenet, roi d’Angleterre. Au traité de Paris, l’Aquitaine est anglaise mais le roi d’Angleterre en tant que duc d’Aquitaine est vassal du roi de France. Cette situation fut source de conflits permanents.
88. RENOUARD Yves, Les papes et le conflit franco-anglais en Aquitaine de 1259 à 1337, in Mélanges d’archéologie et d’histoire, t. 51, 1934, p. 292.

⁢ii. Les rois, défenseurs de l’Église et de la religion.

La dernière croisade (la huitième) se termine de manière dramatique en 1270. L’effort des rois sera désormais d’éradiquer les guerres privées : l’État devient le seul détenteur légitime de la violence légitime. L’Église va s’efforcer de convaincre des rois de leur responsabilité religieuse.⁠[1] Pour elle, « le meilleur moyen de lutter pour la paix, c’était de renforcer le pouvoir des princes et de lutter contre les hérésies ».⁠[2] Et pour le prince, le meilleur moyen d’établir la paix, c’est l’épée qu’il a reçue.

Ainsi, au XVe siècle, l’archevêque de Reims, Jean Jouvenel des Ursins⁠[3] déclare au roi Charles VII⁠[4] : « Au regard de nous, mon souverain Seigneur, vous n’êtes pas seulement personne laye , mais prélat ecclésiastique, (…) premier en vostre royaume qui soit après le pape, le bras dextre de l’Église »[5]

Cette déclaration indique clairement aux rois leur devoir. « Bras dextre de l’Église », ils doivent maintenir leurs peuples dans la foi chrétienne, combattre les hérésies, défendre le peuple chrétien contre l’étranger, musulman en particulier.

François Ier⁠[6] : « Ma vraye et naturelle inclinacion est, sans fiction ne dissimulacion, d’employer ma force et jeunesse à faire la guerre pour l’onneur et révérence de Dieu nostre Saulveur contre les ennemys de sa foy. »[7]

Pendant huit siècles, lors de leur sacre, les rois de France, par exemple, ont prononcé ce serment : « Je vous promets et octroie qu’à chacun d’entre vous et aux Églises à vous soumises, je conserverai le privilège canonique, la loi due et la justice, et que, dans la mesure où je le pourrai, avec l’aide de Dieu, je vous assurerai la défense, comme roi en son royaume le doit par droit à chaque évêque et à l’Église à lui soumise. »[8]

Lors de la cérémonie du sacre, le roi s’engage à protéger le catholicisme, à combattre « l’hérésie ». Cette fonction de défense n’est pas dirigée uniquement contre les ennemis de l’extérieur, contre les «  infidèles » ; elle implique un contrôle sur les affaires internes de l’Église. Le roi est une sorte d’évêque laïc. Il nomme les évêques, auxquels le pape confère l’investiture canonique. On est dans une situation caractérisée à la fois par la subordination de la religion à l’État, et par l’imprégnation de l’État et de la nation par la religion. Notons tout de même que la protection promise à l’Église dans ce sens s’entend aussi comme une mesure contre les seigneurs féodaux qui s’entendra parfois aussi contre le pape…

Le statut du Roi rend l’Église muette au moment des guerres à moins que celles-ci ne nuisent aux intérêts de l’Église…

Hors ce cas, le roi très chrétien n’est-il pas louable jusque dans la guerre ? Sacrant le roi, l’Église  consacre leur épée.⁠[9]

Dans un célèbre sermon, l’illustre prédicateur jésuite Louis Bourdaloue⁠[10] dit à Louis XIV⁠[11] : « Sans oublier la sainteté de mon ministère, et sans craindre que l’on m’accuse de donner à Votre Majesté une fausse louange, je dois en présence de cet auditoire chrétien, rendre à Dieu de solennelles actions de grâces, quand je vois dans votre Majesté un monarque victorieux et invincible dont tout le zèle est de pacifier l’Europe, dont toute l’application est d’y travailler, et d’y contribuer par ses soins, dont toute l’ambition est d’y réussir, et qui par là est sur la terre l’image visible de celui dont le caractère est d’être tout ensemble, selon l’Écriture, le Dieu des armées et le Dieu de la paix. Cette paix est l’ouvrage de Dieu, et nous reconnaissons plus que jamais que le monde ne la peut donner : mais notre confiance, Sire, est que, malgré le monde même, Dieu se servira de votre majesté, de sa sagesse, de ses lumières, de la droiture de son cœur, de la grandeur de son âme, de son désintéressement, pour donner cette paix au monde. Ce qui nous console, c’est que votre majesté, suivant les règles de sa religion, ne fait la guerre aux ennemis de son État que pour procurer plus utilement et plus avantageusement cette paix à ses sujets. Ce qui nous rassure, c’est que, dans les vues qui la font agir, toutes ses conquêtes aboutissent là, et qu’elle ne gagne des batailles, qu’elle ne fonde des villes, qu’elle ne triompha partout que pour parvenir plus sûrement et plus promptement à cette paix. » Bourdaloue ajoute cette prière à Dieu inspirée des Psaumes 67, 31 et 78, 6 : « Dissipez ces nations opiniâtres qui veulent la guerre ; renversez leurs desseins, rompez leurs alliances, rendez vaines leurs entreprises, troublez leurs conseils. (…) S’il le faut, ô mon Dieu ? que votre colère éclate, répandez-la sur ces nations qui ne vous connaissent point, et sur ces royaumes qui n’invoquent pas votre nom, c’est-à-dire sur ces nations où la vérité de votre religion n’est pas connue, et sur ces royaumes où l’hérésie a aboli la pureté de votre culte ». Le prédicateur termine son Sermon en s’adressant de nouveau au roi : « ainsi, en véritable imitateur du Dieu des armées et du Dieu de la paix, vous aurez, Sire, l’avantage, après avoir été le héros du monde chrétien, d’en être encore le pacificateur. »[12]

Quels sont les faits évoqués par l’orateur ? A l’époque, la France est en guerre contre la Ligue d’Augsbourg⁠[13]. Quelles sont les causes de cette guerre ? La cause essentielle est la politique des « réunions » menée dès 1679 par Louis XIV : en pleine paix, il annexe des villes et des terres relevant du saint Empire de la nation germanique.⁠[14] Cette politique poussa presque toute l’Allemagne où la France jusque là avait de nombreux alliés et clients à rejoindre la Ligue d’Augsbourg. De plus, la révocation de l’Edit de Nantes en1685 poussa l’Europe protestante alliée de la France jusque là à se joindre à la coalition et à rejoindre les catholiques de l’Empire, de Savoie et d’Espagne. De défensive, la Ligue devint offensive à cause de la politique impérialiste de Louis XIV. Les belligérants épuisés financièrement signèrent les traités de Rijswick en 1697 et Louis XIV rendit la plupart des territoires annexés sauf Strasbourg et Sarrelouis.

Au cœur de cette guerre, on peut évoquer l’occupation de Namur en 1692 par les Français et surtout le bombardement de Bruxelles en 1695.⁠[15]

Si le XVIIe siècle, est appelé http://fr.wikipedia.org/wiki/Portail : France_du_Grand_Si%C3%A8cle[Grand Siècle] par les Français, ce fut pour les habitants des Pays-Bas méridionaux, ou Pays-Bas espagnols, séparés des Provinces-Unies, un siècle noir durant lequel, à l’exception du règne des archiducs Albert et Isabelle (1595-1633), ils ont eu à subir une succession de guerres, de destructions, de pillages et de blocus de la part des différentes armées qui ont traversé les territoires au gré des différentes alliances. En 1695, il y a près de quarante ans que, depuis la bataille des Dunes, la France de Louis XIV a entamé sa politique d’expansion territoriale, dont l’annexion progressive des possessions espagnoles du nord fait partie.⁠[16]

En juillet 1695, la ville de Namur, occupée depuis trois ans par les Français, est assiégée par Guillaume III d’Angleterre, prince d’Orange, à la tête des armées alliées. Suite à la perte récente et inopinée du maréchal de Luxembourg, l’armée française des Flandres a été confiée au maréchal de Villeroy, piètre stratège, « aussi présomptueux qu’incapable »[17] mais proche du roi. Ce dernier, irrité de la tournure que prennent les évènements, exige de Villeroy, qui piétine dans les Flandres, une action d’éclat lui enjoignant de détruire Bruges ou Gand. Villeroy, désireux de plaire au roi et d’effacer ses échecs, parvient à le convaincre de ce que « (…) bombarder Bruxelles aurait plus d’effet et permettrait d’attirer l’ennemi en un lieu où l’on puisse le combattre avec plus d’avantage qu’en approchant de Namur (…) ».

Dès la fin juillet, Villeroy fait parvenir au roi un mémoire complet établi par son maître d’artillerie. Celui-ci évalue le matériel nécessaire à 12 canons, 25 mortiers, 4000 boulets, 5000 bombes incendiaires, de grandes quantités de poudre, balles de plomb, grenades et mèches, et 900 chariots pour transporter tout cela. Il faut y ajouter encore le charroi transportant vivres et matériels pour une armée de près de 70 000 hommes.

Villeroy ajoute au document un calendrier précis et l’inventaire des chevaux, chariots, armes, matériels qu’il compte prélever dans les différentes places fortes aux mains des Français, ainsi que les bataillons d’escorte et de renfort. L’armée et le convoi de près de 1 500 chariots, rassemblés à Mons, quitte la ville le 7 août en direction de Bruxelles.

De telles manœuvres ne passent pas inaperçues, Villeroy laisse connaître ses intentions dans le but de détourner les armées alliées du siège de Namur. Entre-temps, le 3 août, le maréchal de Boufflers, qui défend la place, a demandé et obtenu une trêve en échange de la capitulation de la ville pour soigner ses blessés et se replier dans la citadelle. Après six jours, le siège a repris, ni les troupes de Guillaume d’Orange, ni celles de Maximilien-Emmanuel de Bavière ne quittent les lieux. Seule l’armée du prince de Vaudémont, qui se trouve près de Gand, gagne les abords de Bruxelles mais, ne comptant que quinze mille hommes, elle se tient prudemment à l’écart.

L’armée française arrive en vue de Bruxelles le 11 août et s’installe sur les hauteurs à l’ouest de la ville. Bruxelles n’est ni une place forte ni une ville de garnison, ses fortifications sont vétustes malgré les améliorations qui y ont été apportées par les Espagnols au siècle précédent, elles n’offriront aucune défense, d’autant plus qu’il ne s’agit pas pour l’agresseur de prendre la ville, mais de la bombarder. Deux retranchements devant les portes de Flandre et d’Anderlecht sont pris facilement. Les Français n’ont plus qu’à creuser leurs tranchées et installer leurs batteries.

Le 13 août à midi, alors que les préparatifs s’achèvent, le maréchal de Villeroy fait parvenir, au nom du roi, une lettre au prince de Berghes⁠[18], gouverneur militaire de Bruxelles. L’agression contre la ville ne pouvant décemment se justifier par l’espoir de détourner les armées alliées de Namur, le prétexte invoqué est une action de représailles en réponse à des bombardements par la flotte anglaise des villes françaises de la Manche qui faisaient suite à la guerre de course menée par les corsaires français. La lettre qui annonce le bombardement, dans les six heures qui suivent, affirme que « Dès que l’on voudra assurer que l’on ne jettera plus de bombes dans les places maritimes de France, le Roi, pareillement, n’en fera point jeter dans celles qui appartiennent aux princes contre lesquels il est en guerre » (à l’exception des villes assiégées) et que « Sa Majesté s’est résolue au bombardement de Bruxelles avec d’autant de peine que madame l’Électrice de Bavière s’y trouve », Villeroy termine en demandant qu’on lui communique l’endroit où se trouve cette dernière, le Roi lui ayant défendu d’y faire tirer. Le prince de Berghes demande un premier sursis pour communiquer la lettre au prince-électeur qui arrive à Bruxelles, puis, alors que les tirs ont commencé, un délai de 24 heures pour en référer à Guillaume d’Orange, suppliant Villeroy de considérer l’injustice que serait de se venger sur Bruxelles par un bombardement dont la responsabilité était exclusivement celle du roi d’Angleterre. Le maréchal néglige de répondre à la seconde requête, considérant que le roi « (…) ne m’a point ordonné d’entrer en traité avec Mr. Le prince d’Orange  »http://fr.wikipedia.org/wiki/Bombardement_de_Bruxelles_de_1695#cite_note-4[[5]].

Les batteries françaises entrent en action peu avant sept heures du soir. Les premières bombes et boulets incendiaires atteignent quelques maisons, déclenchant un début d’incendie qui se propage rapidement parmi les ruelles étroites, encore bordées le plus souvent de maisons et d’ateliers partiellement construits en bois.

Seules, trois batteries défensives installées sur les remparts ouest de la ville tentent de riposter, mais ne disposent que de peu de boulets, de poudre ou de canonniers. Les quelques salves de boulets, puis de pavés, tirées par les milices bourgeoises, parviennent cependant à tuer quelques Français, sans retarder le bombardement.

Les autorités de la ville qui, jusqu’au dernier moment, ont cru que le pire pourrait être évité, ont exhorté la population à rester chez elle et ont recommandé de prévoir des seaux d’eau devant chaque maison pour éteindre les feux avant qu’ils ne s’étendent. Ces moyens dérisoires apparus rapidement comme inutiles, la panique pousse les habitants à fuir, en essayant de sauver leurs biens les plus précieux vers le haut de la ville, à l’est de la vallée de la Senne. Une foule impuissante assiste à l’incendie depuis le parc du palais ducal. Au milieu de la nuit, tout le cœur de la ville est embrasé, y compris les bâtiments en pierre de la Grand-Place et des environs, l’Hôtel de ville, abandonné par les membres du conseil, le Magistrat, dont la flèche sert de point de mire aux canonniers, la Maison du roi, la Grande Boucherie, le couvent de Récollets et l’église Saint-Nicolas, dont le clocher s’écroule sur les maisons voisines.

Maximilien-Emmanuel, rentré précipitamment de Namur avec quelques troupes, tente en vain d’organiser la lutte contre le feu et de maintenir l’ordre.

Au matin du 14 août, les tirs s’interrompent le temps de réapprovisionner les batteries en munitions. Le bruit court en ville que d’autres quartiers vont être visés, dans l’affolement, les habitants de ceux-ci transportent leurs biens dans les parties déjà touchées. Tout sera détruit à la reprise des bombardements.

Le pilonnage reprend de plus belle sur une surface de plus en plus large, au nord, vers le quartier de la Monnaie et le couvent des Dominicains où ont été entreposés de grandes quantités de meubles, d’œuvres d’art et d’archives familiales, qui disparaîtront sous les décombres, à l’est où l’on craint pour la collégiale (future cathédrale) dont on évacue les richesses. Dans la soirée, le quartier de la Putterie et l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Chapelle_de_la_Madeleine_de_Bruxelles[église de la Madeleine] sont embrasés, le couvent des récollets, déjà touché la nuit précédente, est presque totalement détruit, puis c’est le tour de l’hôpital Saint-Jean et, dans la nuit, du quartier et de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_de_la_Chapelle[église de la Chapelle]. Au matin du 15 août, tout le centre de la ville est un immense brasier et Maximilien-Emmanuel, pour sauver la zone qui l’entoure en stoppant la progression des flammes, fait sauter à la poudre plusieurs bâtiments malgré l’opposition des propriétaires.

Les batteries françaises ne se taisent qu’en milieu de journée, après près de 48 heures de bombardement.

La population ayant eu le temps de se réfugier vers l’est, le bombardement a fait peu de victimes humaines. Aucune source n’en dresse un bilan précis, tant leur nombre en ces temps de guerre apparaît dérisoire en regard de celui occasionné par d’autres batailles. Il est question d’un homme tué à la première salve, de deux frères lais écrasés sous les ruines de leur couvent, de quatre malades brûlés dans l’hôpital Saint-Nicolas, d’habitants tentant de sauver.

Les dégâts matériels et culturels sont quant à eux inestimables. De nombreuses descriptions en font l’inventaire. Il y est question, suivant les sources, d’un nombre 4 à 5000 bâtiments détruits ou en ruine, représentant le tiers de la surface bâtie de la ville et situés pour la plupart dans un périmètre délimité sur de nombreux plans de la ville, en dehors duquel des bombes sont tombées sur plusieurs points isolés, quelques boulets atteignant même le parc. Seize églises ont été détruites. Le chaos est fidèlement rendu par une série de dix-sept dessins exécutés par le peintre bruxellois Augustin Coppens. Ayant lui-même perdu sa maison, il restitue des vues des différents quartiers qui seront ensuite gravées et largement diffusées. Les décombres dissimulent presque entièrement le tracé des rues. Les habitations, encore souvent construites, à l’exception des murs mitoyens et des cheminées, en bois, ont presque entièrement disparu. Seules émergent les structures de pierre et de briques noircies des bâtiments publics, églises et couvent.

Le patrimoine artistique de la ville, accumulé depuis des siècles, est fortement amputé. Les œuvres inestimables qui décoraient l’intérieur de ces bâtiments, ainsi que celles que des bourgeois de la ville et les couvents des environs avaient cru pouvoir mettre à l’abri des remparts et des murs des églises, tapisseries bruxelloises, mobilier, peintures et dessins de Rogier van der Weyden, de Rubens, d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_van_Dyck[Antoine van Dyck], de Bernard van Orley et de bien d’autres, sont réduites en cendres. La mémoire historique de la ville est également affectée par la perte d’une partie de ses archives.

Tout cela auquel s’ajoute l’énorme quantité d’objets, de matériels et de marchandises perdues, est difficilement estimable. Bernardo de Quiros, écrit au roi Charles II d’Espagne, une semaine après la catastrophe, que les premières estimations s’élèveraient à trente millions de florins de perte. Le nonce apostolique Piazza les évalue à cinquante millions. Pour comparaison, la location annuelle d’une maison neuve ordinaire s’élève alors à une somme de variant de 120 à 150 florins, et pour acheter, c’était environ 2000 florins. Par comparaison, le prix moyen d’une maison aujourd’hui est environ 200000€, ce qui met le coût des dommages (très approximativement) à entre 3 et 5 milliards d’euros.

Les Français eux-mêmes semblent surpris du succès, au-delà de ce qu’ils avaient prévu, de leur opération. Villeroy écrit : « Le désordre que nous avons fait dans cette ville est incroyable, le peuple nous menace de beaucoup de représailles, je ne doute pas qu’il en ait la volonté, mais je n’en devine pas les moyens ». Le grand maître de l’artillerie française, M. de Vigny, qui n’en est pas à son coup d’essai, écrit : «  J’ai été employé à faire plusieurs répétitions, mais je n’ai point encore vu un si grand feu, ni tant de désolation qu’il en paraît dans cette ville ». Le jeune duc de Berwick, futur maréchal de France qui est présent, désapprouve : «  Jamais on ne vit un spectacle plus affreux et rien qui ressembloit mieux à ce que l’on raconte de l’embrassement de Troie »

Dans l’Europe entière, la destruction de Bruxelles suscite l’indignation. L’événement représente une rupture avec les conventions tacites qui régissent les guerres jusqu’à cette époque. Un tel bombardement de terreur, prenant pour cible une population civile étrangère au conflit et destiné à impressionner les armées ennemies, est inédit. Les bombardements servent à abattre les défenses dans le but de prendre une ville plus ou moins intacte, ou encore de détruire les infrastructures guerrières ou les ports. Comment admettre qu’aucune capitale n’est plus à l’abri des bombes lancées par dessus les remparts dans le seul but de détruire, le refus de Villeroy d’attendre ni la réponse du gouverneur de la ville ni la tentative du prince-électeur auprès du roi d’Angleterre d’obtenir la cessation des attaques contre les côtes françaises qui visent les ports et non les cités ? Les ministres des nations coalisées se réunissent à La Haye et jurent de venger Bruxelles.

Le pape Innocent XII, en recevant la liste des nombreux dommages subis par les églises et institutions religieuses, qui occupent près d’un cinquième de la ville, s’écrie « Cette guerre me fait gémir ».

En plus des protestations officielles, de nombreux pamphlets anonymes circulent, parmi ceux-ci une attaque incendiaire contre la France dont la barbarie menace toute l’Europe ou des écrits plus humoristiques ou cyniques, comme cette lettre de félicitation du diable aux Français dans laquelle il leur dit sa joie et son admiration et assure qu’il les accueillera plus tard chez lui avec plaisir, ou cette autre signée par Manneken-pis[19] en personne, qui se moque de la rage de Louis XIV et se plaint que ce bombardement lui ait enlevé l’envie de pisser : « …​si je voyais brancher Villeroy à quelque arbre, j’en rirais tant que j’en pisserais de nouveau ».

Inutile d’un point de vue militaire, puisque n’ayant pas servi à détourner les troupes alliées de la citadelle de Namur, laquelle se rendra le 5 septembre après que l’armée de Villeroy a été stoppée dans la plaine, le bombardement de Bruxelles contribuera à faire pâlir en Europe l’étoile du Roi Soleil. Napoléon Ier lui-même jugera, un siècle plus tard, cette action « aussi barbare qu’inutile  ».⁠[20] vous leur rappellerez tant de lieux saints profanés ; tant de dissolutions capables d’attirer la colère du Ciel sur les plus justes entreprises ; le feu, le sang, le blasphème, l’abomination et toutes les horreurs qu’enfante la guerre ; vous leur rappellerez nos crimes, plutôt que nos victoires.
   O fléau de Dieu ! ô guerre ! cesserez-vous enfin de ravager l’héritage de Jésus-Christ ? O glaive du Seigneur ! levé depuis longtemps sur les peuples et sur les nations, ne vous reposerez-vous pas encore ? Vois vengeances, ô mon Dieu, ne sont-elles pas encore accomplies ? N’auriez-vous donné qu’une fausse paix à la terre ? » A l’occasion des Te Deum qui se succédèrent dans son diocèse, il profita de ses mandements épiscopaux pour poursuivre sa critique de la guerre. d’une manière générale d’ailleurs et au contraire des Jésuites, les Oratoriens prêchèrent la paix. (cf. MINOIS Georges, L’Église et la guerre, De la Bible à l’ère atomique, Fayard, 1994, pp. 319-323). ]

Quoi qu’il en soit, il faudra encore du temps pour que l’Église se dissocie suffisamment des pouvoirs temporels pour faire entendre un langage de paix véritable conforme à sa mission.

Toujours fermement attachée à l’unité spirituelle du monde chrétien, l’Église n’acceptera pas que des pays à la suite de leur prince passent à la Réforme. Celle-ci appliquant le principe « cujus regio, illius religio »[21] qui consacre aussi, à sa manière, la confusion entre les domaines spirituel et temporel. Il a été mis en pratique pour la première fois pendant la Réforme pour régler la question religieuse, lors de la paix d’Augsbourg, entre catholiques et luthériens, en Allemagne, en 1555. Ce compromis fut remis en question, notamment lors de la guerre de Trente ans (1618-1648) et finalement repris dans les traités de Westphalie en 1648. Innocent X ⁠[22] condamna immédiatement ces traités dans la bulle Zelo Domus Dei en termes sévères⁠[23].

En cette époque de révolutions, l’Église maintiendra son soutien aux rois plutôt qu’aux peuples ce qui, en Amérique latine provoquera « des réactions violemment anticléricales dans les mouvements d’indépendance des États issus de la décomposition de l’Empire espagnol. »[24]

Certes, Pie VI⁠[25] conteste à juste titre la Constitution civile du clergé qui est une intrusion du pouvoir temporel dans les affaires spirituelles mais il demande, embarrassé, à Louis XVI qui l’a pressé de confirmer des articles déjà revêtus de la sanction royale « d’engager tous les Evêques de son royaume à lui faire connaître leurs sentiments avec confiance… » et il rappelle, contre la proclamation de la « liberté de penser et d’agir » la nature, le rôle et la source de l’autorité : « Par nécessité, soyez soumis, dit l’Apôtre saint Paul : ainsi les hommes n’ont pu se rassembler et former une société civile, sans établir un gouvernement, sans restreindre cette liberté, et sans l’assujettir aux lois et à l’autorité de leurs chefs. La société humaine, dit saint Augustin, n’est autre chose qu’une convention générale d’obéir aux rois ; et ce n’est pas tant du contrat social, que de Dieu lui-même, auteur de tout bien et de toute justice, que la puissance des rois tire sa force. Que chaque personne soit soumise aux puissances supérieures, dit le grand Apôtre dans la même Epître : car toute puissance vient de Dieu ; celles qui existent ont été réglées par Dieu même : leur résister ;, c’est résister à l’ordre que Dieu a établi ; et ceux qui se rendent coupables de cette résistance, se vouent eux-mêmes à des châtiments éternels. »[26]

A l’annonce de la mort de Louis XVI, Pie VI s’en prend avec force au peuple : « Le roi très chrétien, Louis XVI a été condamné au dernier supplice par une conjuration impie, et ce jugement s’est exécuté. […] La convention nationale n’avait ni droit, ni autorité pour la prononcer. En effet, après avoir abrogé la monarchie, le meilleur des gouvernements, elle avait transporté toute la puissance publique au peuple, qui ne se conduit ni par la raison, ni par conseil, ne se forme sur aucun point des idées justes, apprécie peu de choses par la vérité, et en évalue un grand nombre d’après l’opinion ; qui est toujours inconstant, facile à être trompé et entraîné à tous les excès, ingrat, arrogant, cruel ; qui se réjouit dans le carnage, et dans l’effusion du sang humain, et se plaît à contempler les angoisses qui précèdent le dernier soupir comme on allait voir expirer autrefois les gladiateurs dans les amphithéâtres des anciens. La portion la plus féroce de ce peuple, peu satisfaite d’avoir dégradé la majesté de son roi, et déterminée à lui arracher la vie, voulut qu’il fût jugé par ses propres accusateurs, qui s’étaient déclarés hautement ses plus implacables ennemis. »

Calvinistes et philosophes veulent « la chute de l’autel et du trône ». Citant saint Hilaire de Poitiers⁠[27], Pie VI rappelle que « le principal objet de la religion est […] de propager partout un esprit de soumission et d’obéissance ». Enfin, il prévoit la punition de la France. Il invoque son prédécesseur Clément VI ⁠[28]« qui ne cessa de poursuivre la punition de l’assassinat d’André roi de Sicile, en infligeant les peines les plus fortes à ses meurtriers et à leurs complices », et puisque le peuple français ne veut rien entendre⁠[29] et même calomnie le pape, « laissons-le donc, écrit-il, s’endurcir dans sa déplorable dépravation, puisqu’elle a pour lui tant d’attraits ». Mais que la France « se souvienne des châtiments effroyables qu’un Dieu juste vengeur des forfaits a souvent infligés à des peuples qui avaient commis des attentats moins énormes. »[30]

Pie VII⁠[31], malgré les soubresauts que connaît l’Europe espère encore dans les princes : « …les rois chrétiens et les chefs des États ne voudront sûrement nous laisser aucun motif de prier, d’exhorter, d’avertir et de réclamer. Ils savent parfaitement qu’Isaïe les a proclamés les « nourriciers » de l’Église et ils s’en glorifient. »[32]

Tout naturellement, il se réjouit de la restauration des Bourbons en la personne de Louis XVIII⁠[33] en 1814 espérant que « la religion catholique serait délivrée sans aucun retard de toutes les entraves qu’on lui avait imposées »[34] pour « la rétablir dans tout son lustre et pourvoir à sa dignité. » Mais dans le même message, il déplore la nouvelle constitution qui établit les libertés de cultes, de conscience, de presse et espère « que le roi désigné ne souscrira pas les articles mentionnés de la nouvelle constitution. » Il invite l’évêque de Troyes auquel il s’adresse, à aller trouver le roi qui appartient à la lignée des « rois très chrétiens » et à lui dire de sa part que : « Nous ne pouvons nous persuader qu’il veuille inaugurer son règne en faisant à la religion catholique une blessure si profonde et qui serait presque incurable. Dieu lui-même, aux mains de qui sont les droits de tous les royaumes, et qui vient de lui rendre le pouvoir, au grand contentement de tous les gens de bien, et surtout de notre cœur, exige certainement de lui qu’il fasse servir principalement cette puissance au soutien et à la splendeur de son Église. »

Et même si les princes chrétiens se sont divisés, comme nous l’avons vu, ils tiendront à maintenir en Europe un commun dénominateur chrétien. C’est le sens de la Sainte-Alliance en 1815⁠[35] qui fut conclue par le tsar Alexandre Ier, François Ier, empereur d’Autriche et Frédéric-Guillaume III de Prusse, c’est-à-dire par trois puissances orthodoxe, catholique et protestante qui affirmaient : « Leurs Majestés […] ayant acquis la conviction qu’il est nécessaire d’asseoir la marche à adopter par les Puissances dans leurs rapports mutuels sur les vérités sublimes que nous enseigne l’éternelle religion du Dieu sauveur : Déclarons solennellement que le présent acte n’a pour objet que de manifester à la face de l’univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans l’administration de leurs États, soit dans leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les préceptes de cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix… »[36]

Au la même époque précisément, Grégoire XVI insiste sur la nécessité pour les États de défendre la religion seule garante de leur stabilité : « une fois rejetés les liens sacrés de la religion, qui seuls conservent les royaumes et maintiennent la force et la vigueur de l’autorité, on voit l’ordre public disparaître, l’autorité malade, et toute puissance légitime menacée d’une révolution toujours prochaine. » Or, « Nous avons appris que, dans des écrits répandus dans le public, on enseigne des doctrines qui ébranlent la fidélité, la soumission due aux princes et qui allument partout les torches de la sédition ; il faudra bien prendre garde que trompés par ces doctrines, les peuples ne s’écartent des sentiers du devoir ». Et de rappeler la fameuse citation de Paul : « il n’est point de puissance qui ne vienne de Dieu ; et celles qui existent ont été établies par Dieu ; ainsi résister au pouvoir c’est résister à l’ordre de Dieu, et ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation. » Les droits divins et humains s’élèvent […] contre les hommes qui, par les manœuvres les plus noires de la révolte et de la sédition, s’efforcent de détruire la fidélité due aux princes et de les renverser de leurs trônes. » Dans ces conditions, « …que les Princes nos très chers fils en Jésus-Christ favorisent de leur puissance et de leur autorité les vœux que nous formons avec eux pour la prospérité de la religion et des États ; qu’ils songent que le pouvoir leur a été donné, non seulement pour le gouvernement du monde, mais surtout pour l’appui et la défense de l’Église ; qu’ils considèrent sérieusement que tous les travaux entrepris pour le salut de l’Église, contribuent à leur repos et au soutien de leur autorité. Bien plus, qu’ils se persuadent que la cause de la foi doit leur être plus chère que celle même de leur empire, et que leur plus grand intérêt, nous le disons avec le Pape saint Léon, « est de voir ajouter, de la main du Seigneur, la couronne de la foi à leur diadème. » Etablis comme les pères « et les tuteurs des peuples, ils leur procureront un bonheur véritable et constant, l’abondance et la tranquillité, s’ils mettent leur principal soin à faire fleurir la religion et la piété envers le Dieu qui porte écrit sur son vêtement : « Roi des rois, Seigneur des seigneurs. » »[37]

Cette consécration du prince, gardien de la tranquillité, de l’ordre, de la paix, non seulement, comme nous l’avons déjà dit, empêche l’Église de juger en toute indépendance les guerres du prince mais peut amener à des situations paradoxales.

En1831, lors de l’insurrection polonaise contre la Russie, Grégoire XVI, sollicité par l’Envoyé extraordinaire russe d’exhorter le clergé polonais à ne pas sortir de ses attributions spirituelles, envoie le 19-2-1831 le bref Impensa caritas aux évêques polonais les invitant à la soumission au gouvernement russe, bref qui ne parvint pas, semble-t-il, aux destinataires. Le 1er mars 1831, c’est le gouvernement polonais qui demande, en vain, au Pape de soutenir la cause de l’indépendance polonaise auprès des autres puissances. Sollicité de nouveau par les Russes de rappeler au clergé polonais l’obéissance au pouvoir russe, Grégoire XVI adresse aux évêques de Pologne le bref Cum primum, le 9-6-1832⁠[38]. Le Tsar n’est-il pas le « père des peuples », le « gardien de la foi » ?

Comme l’écrit J. Comblin, « la politique internationale du clergé resta, jusqu’à Léon XIII, basée sur le même principe : faire de Rome l’arbitre des rois chrétiens et de ceux-ci les défenseurs de la paix de la chrétienté »[39]. De la paix ou plus exactement de l’ordre ? Au détriment, bien souvent, des peuples ! A l’extérieur, les ennemis sont toujours les musulmans, « les pires des scélérats »[40].

Dans cet esprit, l’Église a pu apparaître comme le porte-parole du parti de la guerre. Non seulement elle s’est engagée dans la guerre pour maintenir la suprématie pontificale sur la société chrétienne⁠[41] mais aussi dans des guerres politiques, en Italie, au profit des États pontificaux⁠[42] et enfin dans les guerres des grandes monarchies européennes⁠[43].

Comment donc ne pas croire qu’elle est du parti de la guerre lorsque le pape Grégoire XIII⁠[44] accueille la nouvelle du massacre de la Saint-Barthélemy⁠[45] comme un « témoignage singulier de la miséricorde de Dieu béni. »[46] Clément VIII⁠[47] reçut avec colère la proclamation de l’Edit de Nantes qui mettait fin en 1598 aux guerres religieuses en France.⁠[48] Par contre, la révocation de cet Edit en 1685, par Louis XIV, cause de persécutions souleva Bossuet d’enthousiasme.⁠[49]


1. Tout comme les empereurs, les princes et les rois seront aussi chargés de l’application des décrets des conciles.
2. COMBLIN J., op. cit., II, p. 106.
3. 1388-1473.
4. 1403-1461. C’est lui que Jeanne d’Arc fit sacrer à Reims.
5. Cité in COMBLIN J., op. cit., p. 19.
6. 1494-1547, sacré roi le 25-1-1515.
7. Lettre de François Ier au roi de Navarre, 14-12-1515, cité in La RONCIERE Ch. de, François Ier et la défense de Rhodes, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 1901, vol. 62, n° 62, p. 223.
8. Cité in MARAL Alexandre, La chapelle royale de Versailles sous Louis XIV : cérémonial, liturgie et musique, Mardaga, Editions du Centre de musique baroque de Versailles, Ecole nationale des chartes, 2002, p. 286.
   Au temps de Louis XIV, on constate qu’ « au sein des cérémonies royales, un certain nombre de rites, d’usages et de gestes cérémoniels concernent directement le roi dans sa définition sacrale. Si, en dehors du sacre, il n’existe pas de cérémonie proprement dite pour affirmer ou reconnaître le roi comme évêque du dehors, tout un ensemble d’actions liturgiques ou cérémonielles lui réservent un traitement particulier et peuvent être rapprochées du sacre. Dès le sacre, le roi pratiquement assimilé à un évêque, était placé à part : « Encore que les roys de France ne soient pas prestres comme les roys des payens, pour ce que les dignitez de roy et de prestre sont diverses et séparées entre les chrestiens -et les saintes letrres nous enseignent qu’Ozias, roy de Juda, s’estant meslé d’encenser et faire ce qui estoit de l’office de prestre, fut frappé de ladrerie de la main de Nostre Seigneur et chassé du temple-, si est-ce qu’ils participent à la prestrise et ne sont pas purs laïques. (…) Et en tesmoignage de ce qu’ils portent à leur sacre, sous le manteau royal, la dalmatique, qui ets l’habit des diacres. (…) Ils sont oincts comme les prestres, tout ainsi que Saül et David, premier et second roys d’Israël, furent oincts, par le commandement de Dieu, de la main de Samuel. (…) Ils confèrent de plein droit l’infinité de prébendes et de dignitez ecclésiastiques et font des miracles de leur vivant par la guérison des malades des escrouelles, qui monstrent bien qu’ils ne sont pas purs laïques, mais que, participans à la prestrise, ils ont des grâces particulières de Dieu, que mesme les plus réformez prestres n’ont pas. » (Abbé Guillaume Du Peyrat, (prêtre et trésorirer de la sainte chapelle),Histoire ecclésiastique de la cour ou les antiquitez et recherches de la Chapelle du roy de France, 1645) » .
   Voici une description du sacre : « Deux jours avant d’être sacré, le roi de France faisait retraite au palais de Tau, la résidence de l’archevêque de Reims, jouxtant la cathédrale. La nuit précédant la cérémonie, il la passait dans le jeûne et la prière, comme à la veille d’une initiation chevaleresque. Le jour même, aux aurores, deux prélats venaient frapper à sa porte afin de le « réveiller de son sommeil », puis ils l’accompagnaient en cortège jusqu’à l’église. Pouvaient alors se déployer les fastes du rituel immémorial. Le nouveau souverain prêtait serment sur les Évangiles, recevait les attributs royaux, l’épée, le sceptre, la main de justice et la couronne. Il était oint en sept endroits, d’une huile bénite, mélangée à une parcelle du baume de la Sainte Ampoule, cette fiole de verre apportée, selon la légende, par une colombe lors du baptême de Clovis. Le roi de France s’inscrivait de cette façon dans la descendance spirituelle de David et des monarques d’Israël. Il devenait une sorte d’ »évêque du dehors », laïc ordonné au seul ministère de son peuple. » (http://www.cathedraledereims.fr/IMG/pdf/20110519104540.pdf ).
9. Cf. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, op. cit., p. 96.
10. 1632-1704.
11. 1638-1715.
12. Sermon sur la Nativité de Jésus-Christ, disponible sur www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bourdaloue
   Dans son Dictionnaire philosophique (1764-1772), à l’article « guerre », Voltaire s’en prend durement à l’orateur : « Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Tous les vices réunis de tous les âges et de tous les lieux n’égaleront jamais les maux que produit une seule campagne. » (Ed. Garnier-Flammarion, 1964, pp. 219-220).
13. Il s’agit d’une coalition européenne dirigée par Guillaume III d’Orange stadhouder des Provinces Unies et futur roi d’Angleterre, la Suède, l’Espagne, l’empereur Léopold 1er d’Allemagne, plusieurs princes électeurs dont Maximilien-Emmanuel de Bavière, gouverneur des Pays-Bas espagnols dont la capitale est Bruxelles. La guerre dura de 1688-1697.
14. On peut citer l’occupation du Palatinat ou encore la volonté du roi d’imposer par la force sur l’archevêché-électorat de Cologne le candidat de son choix contre le candidat du pape et de l’empereur.
15. Cf. wikipedia.org où le lecteur trouvera des illustrations et des références.
16. C’est à cette époque, que les troupes de Louis XIV s’emparent d’Arras, Lille et Cambrai, villes flamandes.
17. Mourre.
19. Cette statue d’un « petit homme qui urine » est, depuis le XVe siècle, le symbole de la « zwanze » (humour) bruxelloise.
20. Il faut relever toutefois la Lettre à Louis XIV de Fénelon, archevêque de Cambrai (1651-1715) et ennemi de Bossuet. En 1694, il destinait cette lettre à Madame de Maintenon, épouse du roi, alors qu’il était précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. Avec un rare courage, il dénonce les fautes politiques de Louis XIV et notamment la « guerre de Hollande » de 1672, « source de toutes les autres » : « … vous avez passé votre vie entière hors du chemin de la vérité et de la justice, et par conséquent hors de celui de l’Évangile. Tant de troubles affreux qui ont désolé toute l’Europe depuis plus de vingt ans, tant de sang répandu, tant de scandales commis, tant de provinces ravagées, tant de villes et de villages mis en cendres, sont les funestes suites de cette guerre de 1672… » . On ne sait si le roi la lut. S’il l’avait lue, n’aurait-il pas été embastillé ? Toujours est-il que même s’il en a eu connaissance, il n’en a tenu aucun compte. En 1699, paraîtra Les aventures de Télémaque, œuvre qui valut à Fénelon disgrâce et bannissement car, sous la fiction, la critique du régime de Louis XIV était claire : condamnation de l’autoritarisme, de la politique étrangère agressive et du mercantilisme.
   Après lui, Jean-Baptiste Massillon, oratorien et futur évêque de Clermont, prononce l’oraison funèbre de Louis XIV, en 1715, et critique sévèrement les guerres du roi. Les monuments élevés à la gloire des conquêtes, que rappelleront-ils aux citoyens ? Il répond : « Vous leur rappellerez un siècle entier d’horreurs et de carnages : l’élite de la noblesse française précipitée dans le tombeau ; tant de maisons anciennes éteintes ; tant de mères point consolées, qui pleurent encore sur leurs enfants ; nos campagnes désertes, et au lieu des trésors qu’elles renferment dans leur sein, n’offrant plus que des ronces au petit nombre des laboureurs forcés de les négliger ; nos villes désolées ; nos peuples épuisés ; les arts à la fin sans émulation ; le commerce languissant ; vous leur rappellerez nos pertes, plutôt que nos conquêtes […
21. Ce principe juridique (que l’on trouve aussi sous la forme eius regio illius religio ou cujus regio ejus religio) établit le droit du souverain d’un pays d’imposer sa religion à ses sujets. C’est le juriste luthérien Joachim Stephani (1544-1623), professeur à l’université de Greifswald qui le formule dans son livre Institutiones iuris canonici en 1599 (lib. I cap. 7) (cf. GARRISSON Janine, SAUZET Robert, AUDISIO Gabriel, Les frontières religieuses en Europe du XVe au XVIIe siècle, Vrin, 1992).
   Le P. BONSIRVEN Joseph, sj remarque toutefois qu’avant que ce principe ait été formulé, il était appliqué dans le judaïsme : « …​ toutes les fois qu’ils furent maîtres, les Juifs appliquèrent le principe cujus regio illius religio : les Macchabées poursuivent et châtient leurs compatriotes apostats et impies, et imposent de force la circoncision à ceux qui par négligence ou par peur avaient négligé de se marquer du signe de l’alliance. Plus tard, les Asmonéens, faisant la conquête de l’Idumée, de l’Iturée et de la côte philistine, ne se contenteront pas d’en soumettre les habitants au tribut : ils les circonciseront pour en faire des Juifs authentiques. En conséquence, la loi romaine tiendra pour Juif tout circoncis » (Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, Beauchesne, 1950, p. 71). Encore faut-il nuancer cette réflexion du P. Bonsirven. Ce que l’on constate dans l’histoire d’Israël, ne peut être interprété, ipso facto, comme une obligation, un précepte à appliquer. Au contraire, si l’idolâtrie n’est pas tolérée car insensée, le respect de l’étranger implique le respect de sa religion et exclut la coercition .
   Par ailleurs, on peut se demander si cette formule protestante ne consacre pas une tentation qui a existé du côté catholique ? JOURNET Ch., (in L’Église du Verbe incarné, I, Desclée de Brouwer, 1941, pp. 261-263) rappelle que le quatrième concile national de Tolède, en 633, s’est intéresse au cas des Juifs « qui avaient été forcés de se faire chrétiens sous le règne de Sisebut » (roi Wisigoth, 612-621, à ne pas confondre avec saint Sisebut mort en 1082 ni avec le moine Sisebut qui vécut un siècle plus tôt et composa sans doute le Te Deum laudamus) ». Le concile n’ose remettre en cause la validité des conversions extorquées et établit que ceux  qui avaient reçu les sacrements, devraient rester chrétiens. Mais précise le concile, « à l’avenir on ne devra jamais contraindre personne à croire. Le Seigneur, en effet, fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut (Rm, 9, 18). Ce n’est pas malgré eux que les Juifs doivent être sauvés, mais librement afin que toute justice soit gardée. C’est le consentement non la contrainte, la persuasion non la force, qui doivent faire les conversions »  Vers 1190, CLEMENT III interdit « à quiconque, de forcer les Juifs à recevoir le baptême contre leur gré » (Décrétales, lib. V, tit. VI, cap. IX) ; et vers 1250, INNOCENT IV rappelle à l’archevêque d’Arles les mêmes principes : « Il est contraire à la religion chrétienne qu’un homme, sans l’avoir jamais voulu et malgré son opposition absolue, soit forcé de devenir te de rester chrétien » (Décrétales, lib. III, tit. XLII, cap. III). On se rappelle aussi que saint Thomas estime que « pour les infidèles qui n’ont jamais accepté la foi, tels les Gentils et les Juifs, ils ne doivent en aucune manière être contraints à croire, car croire est un acte de volonté ». (II-IIae, qu. 10, a. 8). Enfin le concile de Trente déclarera que « l’Église n’exerce jamais de jugement sur quelqu’un qui n’est pas entré en elle par le porte du baptême » (Session XIV, De Poenitentia, cap. II). L’Église donc, en tant que telle, regarde au moyen âge comme inviolable le droit naturel des païens et ne veut pas qu’on baptise leurs enfants contre leur gré, ni qu’on les force eux-mêmes à croire. Il est clair, dès lors, que si des princes chrétiens même inspirés par certains théologiens ont procédé autrement, ils n’ont pas exprimé la vraie pensée de l’Église.
   Néanmoins, on sent une petite hésitation chez Vitoria. S’il estime qu’on ne doit pas contraindre au baptême  les infidèles qui ne sont pas soumis aux princes chrétiens, ou qui se sont soumis spontanément à eux à condition que leur religion soit respectée, les infidèles soumis aux princes chrétiens, par exemple par le droit d’une juste guerre, le prince ferait bien de les forcer à accepter la foi. Mais il ajoute qu’absolument parlant, à cause des inconvénients qui en résultent, une telle façon d’agir doit être écartée. « On sent, commente Journet, la présence du principe fameux du temps de la réforme : cujus regio illius religio ». « Je ne sais pas, écrit Vitoria, s’il est heureux que de nos jours les Sarrasins aient été forcés à la foi, et qu’on leur ait donné à choisir entre la conversion ou l’exil de l’Espagne. Bien souvent, ils ont choisi la conversion, et c’est pourquoi il y a tant de mauvais chrétiens. Sans doute, je n’hésite pas à le déclarer, si une cité tout entière comme Constantinople venait à la foi, et qu’il ne restât que trente ou quarante hommes pour refuser de se convertir, ils devraient être forcés et obligés de suivre la majorité de la population. Pareillement, je n’hésite pas à dire que, si le grand Turc se convertissait à la foi, il pourrait contraindre ses sujets par des peines à devenir chrétien… Tout ceci, bien sûr, à condition que la contrainte n’entraînât ni la simulation ni quelque plus grand mal. » (Commentaire de II-II, qu. 10, a. 8, n° 3-6) A propos de ce cas où une cité, « à l’exception d’une petite minorité, aurait demandé son incorporation dans la chrétienté de type médiéval, il y aurait eu, dit Journet, deux moyens de ne pas manquer de justice à l’égard de la minorité : le recours au pluralisme cultuel ou à l’expatriation, mais conçue comme une expropriation en vue de l’utilité publique et indemnisée. »
22. 1574–1655, pape de 1644 à 1655.
23. « C’est pourquoi Nous …disons et déclarons… que les dits articles… ont été de droit, sont et seront perpétuellement nuls, vains, invalides, iniques, injustes, condamnés, réprouvés, frivoles, sans force et effet, et que personne n’est tenu de les observer… encore qu’ils soient fortifiés par un serment… ; nous condamnons, réprouvons, cassons, annulons et privons de toutes forces et effets les dits articles et toutes les autres choses préjudiciables à ce que dessus ».
24. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1963, p. 97.
25. 1717-1799, pape de 1775-1799.
26. Quod Aliquantum, 10-3-1791. Nous avons vu précédemment comment il fallait interpréter le passage repris ici de Rm 13, 1-7 et la critique de la liberté et de l’égalité développée par Pie VI.
27. 315-vers 368.
28. 1291-1352, pape de 1342-1352. Il est décrit comme dépensier et fastueux, habile en politique, dans la querelle des investitures notamment, théologien de valeur qui obtint la soumission de Guillaume d’Occam, il prit la défense des ordres mendiants et accorda sa protection aux Juifs que les populations rendaient responsables de l’épidémie de peste noire (Mourre).
29. Le  peuple « est toujours inconstant, facile à être trompé, entraîné à tous les excès, ingrat, arrogant et cruel ; qui se réjouit dans le carnage et l’effusion de sang humain. » (Allocution au Consistoire secret du 17-6-1793)
30. Id. Faisant un parallèle entre l’exécution de la reine Marie Stuart qui estimait « qu’une reine ne devait compte de sa conduite qu’à Dieu seul », Pie VI pense que Louis XVI mérite aussi la palme du martyre. Tous deux ont été victimes des réformés, victimes de la haine contre la religion catholique. Dans sa Lettre (3-3-1792) à l’empereur Léopold II (1747-1792), Pie VI prévient : « L’esprit d’impiété qui désole ce malheureux pays menace d’étendre ses ravages dans tous les autres États ; et, par la richesse dont ils disposent, par leurs complots, par leurs nouvelles opinions, enfin par tous les moyens de corruption qu’ils emploient ouvertement ou en secret, ces forcenés travaillent à anéantir partout les droits de la Religion, du trône et de la société. Ils attaquent la puissance de Dieu même pour faire disparaître entièrement l’autorité des Rois qui en est une émanation et dont sa volonté suprême est le plus ferme appui. Tandis que cette audace, jusqu’à présent inconnue, fait craindre de toutes parts les succès les plus désastreux, tandis que cette contagion devient de jour en jour plus terrible, et qu’elle étend au loin les influences d’un venin prêt à se développer par le bouleversement général de l’ordre public, à qui importe-t-il plus qu’aux rois de couper le mal dans ses racines et d’en étouffer entièrement le germe ? Vous occupez, Notre très cher Fils, le premier rang entre les Souverains. Vous pouvez donc être le promoteur et le chef d’une coalition nécessaire pour défendre la cause de Dieu, votre propre cause à tous et pour la faire triompher par la réunion de Vos forces. » (La lettre est arrivée après la mort de Léopold survenue le 1er mars)
31. 1740-1823, pape de 1800-1823.
32. Diu satis, lettre encyclique du 15-5-1800.
33. 1755-1824, roi de 1814-1815 et de1815-1824. Il est décrit comme voltairien et libertin (Mourre).
34. Entre la période révolutionnaire et 1814, il y avait eu pourtant le Concordat de 1801 signé par Bonaparte et Pie VII. Mais, ce concordat avait été suivi d’ « Articles organiques » que Napoléon ajouta subrepticement sans en avertir Pie VII ni ses légats qui protestèrent en vain en 1802. Ces « articles organiques » apportaient des restrictions par rapport à ce qui avait été conclu lors du Concordat.
35. Tous les princes européens y souscrivirent à l’exception du prince régent d’Angleterre et du pape qui ne voulait pas s’associer à des hérétiques. Cette alliance décida des interventions contre les mouvements révolutionnaires à Naples, au Piémont, en Espagne. L’Angleterre veilla à protéger contre l’Alliance les mouvements d’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique. Mais la Russie, l’Angleterre et la France (qui se retira de l’Alliance en 1830) soutinrent la Grèce révoltée contre les Turcs (1827). Au nom de la Sainte-Alliance, la Prusse se montra hostile à l’insurrection polonaise contre la Russie (1831) et le tsar intervint contre le mouvement d’indépendance hongroise (1849). Si la Saint-Alliance ne put juguler toutes les révolutions libérales, elle maintint dans la paix jusqu’en 1854 les nations européennes.
   En 1815 également fut constituée la Quadruple-Alliance entre la Russie, l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre contre toute velléité guerrière de la France.
36. L’article 2 stipule : « L’Autriche, la Prusse et la Russie, confessant ainsi que la nation chrétienne dont eux et leurs peuples font partie, n’a réellement d’autre souverain que celui à qui seul appartient en propriété la puissance, parce qu’en lui seul se trouvent tous les trésors de l’amour, de la science et de la sagesse infinie, c’est-à-dire Dieu, notre Divin Sauveur Jésus-Christ, le Verbe du Très-Haut, la Parole de Vie. Leurs Majestés recommandent en conséquence avec la plus tendre sollicitude à leurs peuples comme unique moyen de jouir de cette paix qui naît de la bonne conscience et qui seule est durable, de se fortifier chaque jour davantage dans les principes et l’exercice des devoirs que le Divin Sauveur a enseigné aux hommes. » (Cité in COMBLIN J., op. cit., II, pp. 98-99)
37. Mirari vos, 15-8-1832. L’insurgé est l’incarnation du mal. Grégoire XVI appelle Cathares et Vaudois des « enfants de Bélial, la honte et l’opprobre du genre humain ». (Id.)
38. Il faut ajouter que Grégoire XVI, dans le même temps fit parvenir un mémoire confidentiel mais énergique au gouvernement russe sur les graves difficultés et entraves que l’Église catholique connaissait en Russie. Le gouvernement russe fit la sourde oreille. Alors que la persécution des catholiques était réelle, le pape sous l’influence de Metternich, ne protesta pas mais écrivit à Nicolas Ier non une lettre de protestation mais tout en assurant le Tsar que l’Église catholique réprouvait la rébellion contre un pouvoir légitime, exprimait à l’empereur sa confiance dans la bienveillance du tsar demandant aussi que le tsar ait confiance dans l’exercice de son ministère apostolique en Russie et en Pologne. Le tsar l’assura de sa tolérance. N’empêche que, en 1837, l’Église grecque-unie de Russie fut « purifiée », russifiée et unie à l’Église orthodoxe, église d’État. Malgré une intervention du pape, la conversion à l’orthodoxie fut accélérée. d’autres affaires en Pologne notamment nourrirent une correspondance entre Nicolas Ier et le pape. Aucune détente dans le sort de l’Église catholique dans l’Empire russe. En 1842 dans son Allocution Haerentem diu animo le pape dévoile au monde entier l’oppression subie par les catholiques et expose publiquement les efforts qu’il a faits en faveur de l’Église catholique dans l’Empire russe et fait appel une fois encore à la magnanimité de Nicolas Ier. Le gouvernement russe répondit quelques mois plus tard : « le cabinet impérial sera toujours disposé à s’entendre avec le Saint-Siège sur les intérêts de l’Église catholique en Russie et en Pologne, toutes les fois qu’il lui en témoignera le désir par les voies usitées, mais, que, forte de la pureté de ses intentions, Sa majesté Impériale n’entend renoncer à aucun de ses droits, qu’Elle tient de la Providence. » Encouragée par ce message, l’Église réclame la liberté religieuse pour les grecs-unis et les catholiques romains, le respect de sa juridiction, la restitution de ses biens et la possibilité d’avoir un représentant en Russie. En vain. DE 1842 à 1844, de nouveaux oukases attaquèrent l’Église catholique. En 1845, rencontre entre Grégoire XVI et Nicolas Ier qui promit : « Tout ce qui peut être fait pour la réalisation des intentions du Saint-Père, sans heurter de front les lois organiques de l’Empire, les droits et canons de l’Église dominante, sera fait. ». Après la mort de Grégoire XVI, la négociation se poursuivit avec Pie IX. De 1846 à 1847 plus de vingt conférences, concordat incomplet mais qui fut vite, dans ses points positifs contredit par de nouvelles mesures anti-catholiques. (Cf. OLSZAMOWSKA-SKOWRONSKA Sophie, La correspondance des papes et des empereurs de Russie (1814-1878), in Miscellanea Historiae Pontificiae, vol XIX, Pontificia Università Gregoriana, 1970, pp. 35-90.
39. Théologie de la paix, II, Applications, op. cit., p. 97.
40. BENOÎT XIV, Lettre Quoniam mater à l’Ordre de Jérusalem, 17-12-1743.
41. Quelques exemples : Grégoire VII (1015/20-1085) contre l’empereur Henri IV. Celui-ci écrit au pape le 27-3-1076 : « Henri, roi non par usurpation mais par la sainte ordination de Dieu, à Hildebrand, qui n’est plus pape, mais faux moine ! Tu as bien mérité pour ta confusion cette forme de salut, toi qui dans ta conduite des choses de l’Église, t’es fait un jeu de mettre la confusion là où on attend la dignité, la malédiction là où l’on attend la bénédiction… Tu as escaladé les degrés : par astuce, moyen si opposé à la profession monastique, tu as eu l’argent ; par l’argent, la faveur ; par la faveur, les armes ; par les armes, le siège de Paix. Et du siège de Paix, tu as troublé la paix. Tu as armé les sujets contre les prélats… » (cité in COMBLIN J., op. cit., II, p. 121). Grégoire IX (1145-1241)et Innocent IV (1180/1190-1254) contre Frédéric II. L’empereur déclare : « L’Église dévorée d’avarice et de concupiscence, ne se contente plus de ses propres biens, elle entend déshériter les empereurs, rois et princes et en faire ses tributaires… Ils disent que la cour de Rome est notre mère et notre nourrice. N’est-elle pas plutôt l’origine et la racine de tous les maux ? Ses actes ne viennent pas d’une mère, il faut y reconnaître plutôt les excès d’une marâtre… Voilà les mœurs des Romains, voilà les ruses grossières dans lesquelles les prélats cherchent à capter les peuples et les incrédules, pour « esmoucher [chasser] leurs écus », asservir les hommes libres, troubler les pacifiques… » (Cité in LAGARDE G. de, La naissance de l’esprit laïque au Moyen-Age, I, Nauwelaerts, 1956, p. 162) Boniface VIII (1235-1303) contre Sciarra Colonna en Italie. Dante, dans La divine comédie, place Boniface VIII en enfer et déclare : « Ce n’est pas contre les infidèles, les Sarrasins ou les Juifs que part en guerre le chef des modernes Pharisiens : il n’a d’ennemis que parmi les chrétiens. » (Enfer, XXVII, 85-88). Jean XXII (1244-1334) contre Louis IV de Bavière. Etc..
42. Par exemple : Léon IX (1002-1054), Grégoire VII encore, Jules II (1443-1513), Adrien VI (1459-1523). Juan Luis Vives, juif converti au catholicisme, théologien et philosophe humaniste écrit précisément à Adrien VI : « Ce qu’on attend d’abord de vous, c’est de faire la paix entre les princes. De nos jours, la guerre se fait entre les chrétiens presque que plus cruellement qu’entre païens. On dit que le Christ est un Père et entre soi, on se traite non en frères, mais en ennemis. Ne dites pas que vous êtes dans l’impuissance de faire cette paix. Ayez le courage de ne pas chercher comme tant de papes et tant de savants, des prétextes pour défendre la légitimité de la guerre. Dites que la guerre entre chrétiens est criminelle et malfaisante ; blâmez-la absolument comme une dispute entre des membres du même corps, puisqu’il n’ya dans le Christ ni Espagnols, ni Français. » (cité in COMBLIN J., op. cit., II, p. 124).
43. Erasme dira (Querela pacis) : « Que dirais-je de ces Saints Sacrements et de ces sacrifices qu’on traîne dans le camp et en présence desquels on court, rangés en lignes de bataille, le frère enfonçant son fer dans la poitrine de son frère, pendant qu’on fait du Christ le spectateur de ces infâmes forfaits. Mais ce qui est le comble de l’absurdité, c’est de voir dans les deux camps briller le signe de la Croix : la messe y est dite dans un camp comme dans l’autre. Y a-t-il quelque chose de plus monstrueux ? Comment la Croix combat-elle la Croix ? Le Christ peut-il combattre le Christ ? »
44. Pape de 1572-1585.
45. Dans la nuit du 23 au 24 août 1572.
46. Cité par COMBLIN J., op. cit., II, p. 111.
47. Pape de 1592-1605.
48. « Cet édit, le plus mauvais qui se pouvait imaginer, permettait liberté de conscience à tout un chacun, qui est la pire chose au monde. Grâce à lui, les hérétiques allaient envahir les charges et les Parlements pour promouvoir et avancer l’hérésie et s’opposer désormais à tout ce qui pourrait tourner au bien de la religion. » (Cité par COMBLIN J., op. cit., II, p. 111.) Henri IV s’était ainsi défendu devant le Parlement de Paris : « Ce que j’en ai fait est pour le bien de la paix, je l’ai fait au dehors, je le veux faire au-dedans de mon royaume… Ne m’alléguez point la religion catholique ; je l’aime plus que vous, je suis plus catholique que vous : je suis fils aîné de l’Église ?, nul de vous ne l’est, ni ne peut l’être… Je suis Roi maintenant et je parle en Roi. Je veux être obéi. » (Id., p. 112).
49. « … l’univers étonné de voir dans un événement si nouveau la marque la plus assurée comme le plus bel usage de l’autorité, et le mérite du prince plus reconnu et plus révéré que son autorité même. Touché de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis, poussons jusqu’au ciel nos acclamations et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente Pères dirent autrefois au concile de Chalcédoine : « Vous avez affermi la foi ; vous avez exterminé les hérétiques ; c’et le digne ouvrage de votre règne ; c’en est le propre caractère. Par vous, l’hérésie n’est plus. Dieu seul a pu faire cette merveille. Roi du ciel, conservez le roi de la terre : c’est le vœu des Églises ; c’est le vœu des Evêques. » » (Oraison funèbre de Michel Le Tellier, le chancelier qui signa la révocation).

⁢iii. Des pacifistes au XVIe siècle ?

⁢a. La non-violence évangélique

Les premiers mouvements pacifistes sont nés au sein du christianisme. L’interdiction de tuer a été prise au pied de la lettre. Cette interprétation a été renforcée par le commandement de l’amour et par la certitude d’anticiper dès ici-bas le Royaume de Dieu, Royaume d’amour et de paix. Ce pacifisme chrétien implique dès l’origine une méfiance vis-à-vis des pouvoirs temporels qui n’hésitent pas à utiliser la violence et la guerre.

Durant les trois premiers siècles, les chrétiens furent nombreux à embrasser ce pacifisme surtout par désir de ne pas servir un empereur païen mais aussi parce que tuer leur paraissait incompatible avec leur vocation chrétienne. «  Le Seigneur a ôté son épée à tout soldat quand il a désarmé Pierre » écrit Tertullien⁠[1]. Il est plus légitime pour un chrétien d’être tué plutôt que de tuer⁠[2]. Tertullien toutefois estime que le pouvoir politique a le droit de maintenir l’ordre même par des moyens coercitifs.

Maurice Barbier⁠[3] présente deux non-violents comme deux exceptions. Saint Martin qui déclare, selon Sulpice Sévère⁠[4], à l’empereur Constant, vers 341, alors qu’il n’y a plus de risque d’idolâtrie dans l’armée : « Je suis soldat du Christ ; il ne m’est pas permis de combattre »[5]. Paulin de Nole⁠[6] félicite saint Victrice⁠[7] d’avoir abandonné ses armes pour suivre le Christ : « Tu as jeté les armes de sang pour revêtir des armes de paix, refusant d’être armé par le fer par ce que tu l’étais par le Christ »[8].

Si l’on cherche une position officielle, on peut citer le pape Nicolas Ier qui écrit aux Bulgares en 866 : « Les passions de la guerre et des combats, et les causes de toutes querelles, ont été inventées sans aucun doute par la fourberie de l’art diabolique, et seul l’homme avide d’étendre son pouvoir, ou esclave de la colère, de l’envie ou de quelque autre vice, pourra rechercher ces choses et s’y complaire. C’est pourquoi, hors le cas de nécessité, c’est non seulement en temps de carême, mais en tout temps, qu’il faut s’abstenir de combattre. » ⁠[9]

Mais ce sont surtout les sectes dissidentes qui vont reprendre l’exigence évangélique de non-violence⁠[10] mais elles seront tôt ou tard confrontées à la persécution ou à la défense par les armes. Certaines de ces sectes seront tentées de passer aux actes dans leur mouvement de contestation.⁠[11]


1. L’idolâtrie, 19.
2. Apologétique, 37.
3. In VITORIA Fr. de, Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Droz, 1966, p. LVI.
4. Auteur d’une Vie de saint Martin, au début du Ve siècle.
5. De vita beati Martini, 4, P.L., 20, 162.
6. Vers 353-431, saint Paulin est surtout connu comme poète.
7. Un des premiers évêques de Rouen, mort vers 415.
8. Ep. XVIII, 7, P.L., 61, 240.
9. Cité in JOURNET Ch., L’Église du Verbe incarné, I, op. cit., p. 362.
10. Les Vaudois, par exemple (du nom d’un certain Vaudès (vers 1130-1217) ou Valdès). Ce sont des laïcs guidés par la pureté de l’Église primitive, pauvres, dévoués à la prédication de l’Évangile. Cette pratique fut l’élément déterminant dans leur condamnation (1215, Latran IV) car le ministère de la parole était réservé aux clercs. Ils refusent la construction hiérarchique de l’Église, ils considèrent que les sacrements célébrés par des prêtres indignes ne sont pas valides, ils s’opposent à tout élément lié au culte : cimetières, églises, habits religieux, encens, eau bénite, images, cloches, etc., ils refusent toute pratique ou cérémonie qui n’est pas justifiée par les Écritures et surtout le Nouveau Testament : procession, jeûne, adoration de la croix, signe de croix, indulgences, prières pour les défunts. Ils refusent les serments, la peine de mort et tout acte de violence. Le mouvement vaudois s’éteint au XVIe siècle, absorbé par la Réforme. On peut aussi ranger dans ce camp de purs non-violents : les Mennonites, les Sociniens, les Huttérites au XVIe siècle, les Amish au XVIIe siècle, héritiers de l’anabaptisme pacifique. Les Quakers seront en général non violents mais n’excluent pas la participation à une guerre juste.
11. C’est le cas des Lollards au XIVe siècle, des Hussites au XVe siècle, des anabaptistes révolutionnaires et des puritains engagés dans la chasse aux sorcières.

⁢b. qu’en est-il dans le protestantisme classique ?

Luther

Luther a eu longtemps, dans la famille catholique, la réputation d’être pacifiste⁠[1], ce qui à une certaine époque était considéré comme une hérésie. Jusqu’au XXe siècle, plusieurs auteurs catholiques en furent persuadés. En 1520, le pape Léon X⁠[2], dans la bulle Exsurge Domine dénonce les erreurs de Martin Luther et, parmi celle-ci, l’affirmation « Se battre contre les Turcs, c’est s’opposer à Dieu qui par eux visite nos iniquités »[3]

En 1529, Sepùlveda dénonce le pacifisme en écrivant :  « …et je sais que non seulement tu tiens pour suspects d’impiété, mais encore pour odieux et dangereux ces hommes dont j’entends se propager les murmures, qui, sous couleur de christianisme, affirment que la tolérance chrétienne interdit que l’on s’oppose par les armes à la violence des Turcs, instruments de la colère de Dieu, que l’on doit vaincre par la patience et non par la force. »[4] Vitoria précisera : « bien que l’unanimité se fasse parmi les catholiques en cette matière, Luther, cependant, lui qui s’est même de tout en souillant tout, affirme que les chrétiens n’ont pas le droit de prendre les armes même contre les Turcs ».⁠[5] d’une manière générale, les penseurs espagnols de l’époque répéteront cette prise de position, pour la condamner.⁠[6]

qu’en est-il exactement ?

Dans son long commentaire du quatrième commandement, Luther loue l’obéissance aux « autorités supérieures », au prince, « père de tous les habitants d’un même pays » et condamne la révolte : « Celui qui est soumis, respectueux, serviable et qui s’acquitte avec plaisir des devoirs que l’honneur lui impose, est agréable à Dieu et aura pour récompense de la joie et du bonheur. Celui, au contraire, qui ne se soumet pas volontairement, mais qui résiste et se révolte, ne peut attendre ni miséricorde ni bénédiction (…). Et d’où vient que le monde est si plein d’infidélité, de honte, de misère et de meurtre, si ce n’est de ce que chacun veut être son propre maître et faire ce qui lui plaît ? »[7] Dans le commentaire du cinquième commandement, il précise que « ce commandement ne concerne pas les autorités, et que le pouvoir d’ôter la vie ne leur est pas ôté ; car Dieu a donné aux magistrats le pouvoir de punir, comme il l’avait donné autrefois aux parents qui étaient obligés de traduire eux-mêmes leurs enfants en justice et de les condamner à mort (Dt 21, 18-21). Cette défense n’est donc pas faite à ceux qui sont appelés à exercer la justice, mais à chacun de nous en particulier »[8]. Il faut donc se soumettre aux autorités supérieures et elles seules ont le droit de tuer. Comme le remarque un commentateur, « s’il faut obéir à l’autorité, c’est celle-ci et non plus l’instance de la conscience ou le Droit qui décide de la « guerre juste » et de la « guerre injuste ». Mais dans une guerre, ce sont deux autorités qui se font face et chacun des ennemis conduirait donc une guerre juste et toutes les guerres alors seraient justes puisque Luther refuse de nous soumette un quelconque critère religieux ou moral ou juridique autre que l’interdiction de pratiquer sa foi -la nouvelle foi, cela va de soi. La soumission à l’autorité qui en a décidé est donc le seul critère de la guerre juste. »[9]

Bref, l’autorité temporelle a le droit et le devoir de « porter  le glaive ».⁠[10] car c’est pour cela qu’il porte le glaive afin de maintenir dans la crainte -pour qu’ils laissent aux autres paix et repos- ceux qui ne se soucient pas de cet enseignement divin. En cela non plus il ne cherche pas son propre avantage, mais le profit du prochain et l’honneur de Dieu ; sans doute aimerait-il lui aussi se tenir tranquille et laisser reposer son épée, si Dieu n’avait pas prescrit cela pour réprimer les méchants […] ainsi, le prince qui gagne la guerre, c’est celui par qui Dieu a battu les autres » (Magnificat, 1521)
   « En premier lieu, il nous faut fonder solidement le droit temporel et le glaive, de telle manière que personne ne puisse douter qu’ils existent en ce monde de par la volonté et par l’ordre de Dieu[…] Si donc le Christ n’a pas porté le glaive, et s’il n’en a pas fait l’objet d’un enseignement, il suffit qu’il ne l’ait pas interdit ni aboli, mais reconnu. » (De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance qu’on lui doit, 1523) ]

En fonction de ces principes, comment Luther a-t-il réagi face aux conflits ou aux menaces de conflit de son temps ?

Quel attitude eut-il, par exemple, lors de la guerre des paysans qui de, 1524 à 1526, qui fit rage dans de nombreuses régions d’Allemagne. Rappelons que ces paysans qui vivaient dans des conditions misérables réclamaient avec modération plus de justice au nom de l’Évangile⁠[11].

A leur tête se trouvaient nobles mécontents et des chefs anabaptistes qui vont donner une justification religieuse à la révolte⁠[12] en faire ? L’employer à supprimer et à anéantir les méchants qui font obstacle à l’Évangile, si vous voulez être de bons serviteurs de Dieu. Le Christ a très solennellement ordonné (Lc 19, 27) : saisissez-vous de mes ennemis et étranglez-les devant mes yeux… Ne nous objectez pas ces fades niaiseries que la puissance de Dieu le fera sans le secours de votre épée ; autrement elle pourrait se rouiller dans le fourreau. Car ceux qui sont opposés à la révélation de Dieu, il faut les exterminer sans merci, de même qu’Ezéchias, Cyrus, Josias, Daniel et Elie ont exterminé les prêtres de Baal. Il n’est pas possible autrement de faire revenir l’Église chrétienne à son origine. Il faut arracher les mauvaises herbes des vignes de Dieu à l’époque de la récolte. Dieu a dit (Moïse 5, 7) : « Vous ne devez pas avoir pitié des idolâtres. Détruisez leurs autels, brisez leurs images et brûlez-les, afin que mon courroux ne s’abatte sur vous ! » » (MARX et ENGELS Fr., op. cit ., pp. 112-113). Son programme « frisait le communisme » : aucune différence de classe, aucune propriété privée, aucun pouvoir d’État, biens en commun et égalité la plus complète (id., pp. 114-115). Son langage devait plaire aux pères du communisme moderne : « Ce sont les seigneurs eux-mêmes qui sont responsables de ce que les pauvres deviennent leurs ennemis. S’ils se refusent à supprimer la cause de la révolte, comment veulent-ils supprimer la révolte elle-même ? Ah ! mes chers seigneurs, comme le Seigneur frappera joliment parmi les vieux pots avec une barre de fer ! Si vous me dites, à cause de cela, que je suis rebelle, eh bien, soit, je suis un rebelle ! » « Ecoute, j’ai placé mes paroles dans ta bouche, afin que tu déracines, brises, détruises, renverses, que tu construises et que tu plantes. Un mur de fer contre les rois, les princes, les prêtres et contre le peuple est érigé. qu’ils se battent ! la victoire est certaine, pour la ruine des puissants tyrans impies. » (Ecrits politiques de Th. Müntzer, in MARX et ENGELS, op. cit., p. 116)
   Comment la protestation religieuse a-t-elle pu s’associer à la protestation politique ? Comment la réforme a-t-elle pu susciter des hérésies radicales, il n’y a rien d’étonnant à cela selon certains auteurs : « la nature même de la réforme protestante la rendait vulnérable à d’infinies interprétations. Détrôner le pape et détruire la hiérarchie ecclésiastique encourageait toutes les dissidences ; affirmer que la foi seule sauve libérait l’action ; fonder la vérité sur les seules Écritures, offertes aux simples fidèles dans leur langue de tous les jours, faisait de tout un chacun un prêtre. Plus menaçante encore pour le Réformateur, la revendication de la liberté religieuse se doublait chez les radicaux de tout poil qui poussaient aux marges de  « sa » réforme, d’exigences sociales et politiques proprement révolutionnaires. Là où lui exaltait la « liberté » du chrétien », liberté purement spirituelle s’entend, certains s’empressaient de la traduire en liberté, ici et maintenant. Là où lui abolissait la hiérarchie de sainteté entre l’ordre sacerdotal et les simples croyants et affirmait que tous les chrétiens étaient égaux devant Dieu, eux s’écriaient qu’il ne devait pas y avoir de hiérarchie et que tous étaient égaux, ici et maintenant. » (BARNAVI Elie et ROWLEY Anthony, Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l’histoire, VIIe-XXIe siècle, Perrin, 2006, pp. 49-50). ].

Pour Luther, cette guerre est illégitime puisque les paysans nient l’autorité dont ils dépendent. C’est avec une violence extrême qu’il dénonce l’action des paysans dans un libelle intitulé « Contre les hordes criminelles et pillardes des paysans » au début du mois de mai 1525.⁠[13]

Le ton de cette lettre est très dur. Luther reprochent trois péchés aux insurgés : ils ont rompu leur vœu d’obéissance à l’autorité, ils pillent et saccagent cloîtres et châteaux et couvrent de l’Évangile leur péché. En fait, ils servent le diable. « Je crois, écrit Luther, qu’il n’y a plus un seul diable en enfer, mais que tous sont entrés dans les paysans ». Ils sont d’ailleurs menés par l’ « archidiable » qui n’est autre que Müntzer. Il n’y a « rien de plus venimeux, de plus nuisible et de plus diabolique qu’un insurgé » et donc celui qui « le premier qui peut l’égorger commet une bonne action ». Le seigneur qui « en a le pouvoir et ne châtie pas, que ce soit par meurtre ou par effusion de sang, […] est responsable de tous les meurtres commis par ces coquins » : « c’est l’heure du glaive et de la colère et non pas l’heure de la grâce ». « Pourfende, frappe et étrangle qui peut ». « Un prince peut, en répandant le sang gagner le ciel mieux que d’autres en priant. » L’autorité doit « frapper avec bonne conscience ». Il a pour lui la parole de Dieu telle qu’elle s’exprime dans l’Epître aux Romains (13, 1-4). « Le paysan qui y perdra la vie sera perdu corps et âme et appartiendra éternellement au diable »

Ainsi encouragée, la répression fut terrible. Dès le 12 mai et le 15 mais, les différentes bandes de paysans furent anéanties par des armées professionnelles mobilisées par les princes. On estime que sur 300.000 insurgés, 100.000 furent massacrés.

Cette hécatombe interpella la conscience de nombreux réformés qui tinrent Luther pour responsable de la brutalité de la riposte⁠[14].

Au mois de juillet de cette même année 1525, Luther répond longuement⁠[15] à ses détracteurs dans une lettre adressée au comte de Mansfeld.⁠[16]

Rappelant qu’il a pour lui l’épître aux Romains et maint texte de l’Ancien testament, Luther accuse : « c’est se mêler aux séditieux que de s’occuper d’eux, les plaindre, les justifier et avoir pitié d’eux, alors que Dieu n’a pas pitié d’eux mais qu’il veut les voir châtiés et détruits ». Ceux qui condamnent son livre « ce sont sûrement des partisans des paysans, des séditieux et de vrais bouchers, ou bien ils sont égarés par de telles gens. » Ce sont des « flatteurs dix fois pires des gredins criminels et des paysans cruels », des « meurtriers sanguinaires ». Le contradicteur n’est « qu’une araignée qui suce du venin de la rose ». Derrière sa « fourberie » il voit « le diable noir et hideux ». Il ne sert à rien de rappeler au réformateur le devoir de miséricorde car « les paroles qui traitent de miséricorde concernent le royaume de Dieu et les chrétiens, et non pas le royaume temporel », « royaume de la colère et de la rigueur », « le pouvoir temporel, par grande miséricorde, doit être sans miséricorde ». Il persiste donc et signe : « ce que j’ai écrit alors, je l’écris encore maintenant. Que personne n’ait la moindre pitié pour les paysans entêtés, endurcis et aveuglés qui ne se laissent rien dire, mais que frappe, pourfende, étrangle et donne des coups parmi ces gens comme parmi des chiens enragés, qui le peut et comme il le peut ». » Il renchérit : « un insurgé ne mérite pas qu’on lui réponde par la raison ; il ne l’accepte d’ailleurs pas ; mais c’est avec le poing qu’il faut répondre à ces individus, que le sang leur jaillisse par le nez. Les paysans aussi n’ont pas voulu entendre et ne se sont rien laissé dire ; il a fallu alors leur débrider les oreilles avec des pierres à arquebuse, afin que les têtes sautent en l’air ». Les autorités devaient, « sans attendre, frapper dans la foule des insurgés, sans se soucier de savoir si elles atteignent des coupables ou des innocents. Et si elles frappaient des innocents, elles ne doivent pas en faire un cas de conscience, mais reconnaître que par là, elles accomplissent le service de Dieu ».⁠[17]

Essentiellement la faute des paysans c’est de s’être insurgés⁠[18] alors qu’ils avaient la paix et la sécurité. Faisant allusion à leur situation économique, Luther estime qu’ils devraient apprendre « dorénavant à remercier Dieu d’avoir dû livrer une vache pour pouvoir jouir en paix de l’autre. » Quant à leur rêve d’égalité politique, Luther lui oppose cette sentence : « L’âne veut avoir des coups, et la plèbe être gouvernée par la force ».⁠[19]

Enfin, si certains, lors de la répression ont abusé de leur pouvoir, écrit-il, « ce n’est pas de moi qu’ils l’ont appris »

A la question de savoir « Les soldats peuvent-ils être en état de grâce ?[20], Luther répond positivement: « C’est pourquoi aussi Dieu honore si grandement le glaive, au point qu’il le nomme son ordre propre […] Ainsi donc, il faut considérer avec des yeux d’homme la raison pour laquelle l’office de la guerre ou du glaive égorge et agit avec cruauté ; on trouvera alors la preuve que cet office est divin en soi et qu’il est aussi utile et nécessaire au monde que le manger et le boire ou toute autre œuvre. […] Je serais presque tenté de me vanter que, depuis le temps des Apôtres, personne d’autre que moi n’a aussi clairement décrit et aussi excellemment exalté le pouvoir du glaive temporel et l’autorité. »

Pour ce qui est de la guerre contre les Turcs, le texte de Luther qui a inspiré à Léon X la condamnation signalée se trouve dans un opuscule de 1518 consacré à la pénitence et à l’absolution des péchés⁠[21] où le réformateur écrit : « Bien que beaucoup de gens d’Église, et non des moindres, ne songent à rien d’autre qu’à guerroyer contre le Turc, il va de soi qu’ils s’apprêtent à faire la guerre non pas à leurs injustices, mais à la verge qui châtie celle-ci, et qu’ils vont ainsi s’opposer à Dieu, lui qui nous dit : par cette verge, j’éprouve vos iniquités puisque vous-mêmes ne les éprouvez pas. »[22] Il est clair que Léon X a simplifié la pensée de Luther en négligeant tout le contexte.

Or, en 1529, Luther consacre un livre à La guerre contre les Turcs où sa position est claire : « De stupides prédicateurs font croire au peuple qu’on ne doit pas combattre les Turcs ; des extravagants enseignent qu’il est défendu aux chrétiens de leur résister les armes à la main. » Et il explique la citation de 1518 qui inspira à Léon X sa condamnation et pourquoi il écrivait que combattre les Turcs s’était s’opposer à Dieu : « C’est parce que c’était une guerre religieuse à laquelle on nous conviait, la guerre du Pape, guerre qu’il ne voulait pas lui-même sérieusement, la guerre de Dieu contre l’incrédulité. Non, le chrétien ne doit pas défendre sa foi avec des armes charnelles ; car s’il en était ainsi, c’est le Pape lui-même qu’il nous faudrait combattre. Néanmoins, dans ce péril qui nous menace, les chrétiens ont leur rôle aussi : Christianus doit combattre aussi bien que Carolus…. »

Difficile donc de considérer Luther comme un pacifiste…⁠[23] Selon un commentateur, « Luther préférait le bon vieux droit germanique aux subtilités érudites du droit romain, ce qui revient à dire que le triomphe de la force était pour lui le jugement de Dieu. »[24]

Il faut toutefois reconnaître que la position de Luther a évolué et qu’il fut très embarrassé par sa propre volonté de respecter et faire respecter l’autorité légitime à part celle du Pape. Paul (Rm 13) l’a persuadé que le chrétien doit respecter l’autorité civile pour ce qui est du royaume terrestre, de la sphère temporelle et même si cette autorité est tyrannique. On a vu que ce principe justifiait son opposition à la guerre des paysans. Le problème va se poser de nouveau lorsque les princes catholiques constituèrent une ligue de défense face aux États luthériens et que ceux-ci envisagèrent à leur tour une alliance semblable. Tous ces princes étant, par ailleurs, sujets de l’empereur catholique Charles-Quint. Luther n’était pas partisan d’une telle alliance même défensive car elle témoignait d’un manque de confiance en Dieu, risquait d’entraîner une guerre préventive en soi impie et associait des États gagnés aux théories « blasphématoires » de Zwingli⁠[25]. Il admettait une alliance avec les puissances catholiques contre les Turcs par exemple mais refusait « un pacte ou une alliance de défense sans l’existence d’un danger préalable. Il continuait également à refuser une alliance dirigée contre l’Empereur, qui restait pour lui une autorité instituée par Dieu, et donc légitime. »[26] Une attaque contre un territoire catholique était pour lui impensable et même si l’Empereur était injuste, il fallait supporter l’injustice aussi longtemps que l’Empereur serait empereur. La position de Luther ne fut guère appréciée et Luther, en 1530, finit par changer d’avis dans la mesure où il estima que l’Empereur avait agi illégitimement en exigeant, cette année-là, que les États protestants reviennent dans les six mois à l’ancienne religion en attendant qu’un concile prenne une décision. La résistance devenait légitime. Dès lors, Luther accepta mais à contrecoeur⁠[27] la Ligue de Smalkalde (1531), association d’assistance mutuelle, en lui recommandant la modération, autorisant la résistance en cas d’attaque pour motif religieux, interdisant toute guerre préventive. Si jamais l’Empereur déclenchait une guerre, ce qui ne se produisit pas, « ce serait sous l’influence des évêques et du pape, contre lesquels il est licite de se défendre. Dans une telle guerre, […] l’Empereur n’interviendrait pas en tant qu’Empereur, mais en tant que « soldat et brigand du pape » »[28]. Contre le pape, l’ « Antéchrist », la « bête de l’abîme », la révolte est un devoir.

Jean Calvin

Aussi convaincu que Luther par le chapitre 13 de l’Epître aux Romains, Calvin, la paix civile doit être respectée, de même que tout pouvoir qui vient de Dieu. Un sujet ne peut se révolter contre un pouvoir même s’il est tyrannique. Pour le Réformateur, très classiquement, « il y a des guerres justes, et il est donc légitime que les princes et magistrats organisent leurs armées et fassent même des alliances miliaires avec leurs voisins. »[29] Mais est-il permis de défendre le royaume de Jésus-Christ par les armes ?

La réponse est nuancée mais positive : « Car quand il est commandé aux rois et aux princes de faire hommage au Fils de Dieu, non seulement ils sont admonestés de s’assujettir quant à leurs personnes sous son obéissance et sa domination, mais aussi d’employer tout ce qu’ils ont de puissance pour maintenir l’Église et défendre la vraie religion. […] bien que les rois fidèles maintiennent le royaume de Jésus-Christ par le glaive, toutefois cela se fait bien d’une autre façon que les royaumes mondains n’ont coutume d’être défendus. Car comme le royaume du Christ est spirituel, ainsi il faut qu’il soit fondé en la doctrine et en la vertu su Saint-Esprit. En cette même sorte aussi se parfait son édification ; car ni les lois, ni les édits des hommes n’entrent jusque dans les consciences. Cela toutefois n’empêche point que par accident les princes ne maintiennent et défendent le royaume de Jésus-Christ ; en partie quand ils ordonnent et établissent la discipline externe, en partie quand ils prêtent leur protection et défense à l’Église contre les méchants. Toujours est-il que la perversité du monde fait que le royaume de Jésus-Christ est plus confirmé et établi par le sang des martyres que par la force des armes. »[30]

Dans la première préface de la Bible de Genève (1535), Calvin déclare : « Et vous, rois, princes et seigneurs chrétiens, qui êtes ordonnés de Dieu pour punir les iniques et entretenir les bons en paix selon la Parole de Dieu, à vous il appartient de faire publier, enseigner et entendre par tous vos pays, régions et seigneuries cette sainte doctrine tant utile et nécessaire, afin que par vous Dieu soit magnifié et son Évangile exalté, comme de bon droit il appartient que tous rois et royaumes, en toute humilité, obéissent et servent à sa gloire. Pour ce faire, il ne suffit pas de confesser Jésus-Christ et faire profession d’être siens pour en avoir le titre sans la vérité et la chose ; mais il faut donner lieu à son saint Évangile et le recevoir en parfaite obéissance et humilité, ce qui est bien l’office d’un chacun. Mais il appartient spécialement à vous de faire qu’il ait audience et qu’il soit publié par vos pays pour être entendu de tous ceux qui vous sont commis en charge, afin qu’ils vous reconnaissent serviteurs et ministres de ce grand roi, pour le servir et honorer en vous obéissant sous sa main et conduite. […] [Il faut encore] procurer que la bonne doctrine de vérité et pureté de l’Évangile demeure en son entier, que la sainte Écriture soit fidèlement prêchée et lue, que Dieu soit honoré selon la règle d’icelle, et l’Église bien policée, que tout ce qui contrevient ou à l’honneur de Dieu ou à la bonne police de l’Église soit corrigé et abattu, tellement que le règne de Jésus-Christ fleurisse en la vertu de sa Parole. »[31]

Calvin a été surtout choqué par les excès des anabaptistes et de tous les fauteurs de désordres. On sait aussi qu’il a sa part de responsabilité dans la condamnation à mort de Michel Sevret bien qu’il ait réclamé une mort moins spectaculaire et douloureuse que la mort sur le bûcher.⁠[32]


1. Disons d’emblée que Luther n’envisage pas la conversion à la « pointe de l’épée » : « Je ne suis pas pour que l’on gagne la cause de l’Évangile par la violence et les effusions de sang. C’est par la parole que le monde a été vaincu, c’est par la parole que l’Église s’est maintenue, c’est par la parole qu’elle sera remise en état, et de même que l’Antéchrist s’en est emparé sans violence, il tombera aussi sans violence. » (in Lettre à Georg Burckhard, dit Spalatin, du 16-1-1521). Spalatin (1484-1545), juriste et théologien, était le principal conseiller ecclésiastique de l’électeur de Saxe.
   Tous ne l’envisageaient pas ainsi. Dans une correspondance adressée à Martin Luther, en 1520, on peut lire cette question posée à propos des prêtres romains : « Si le déchaînement de leur furie devait continuer, il me semble qu’il n’y aurait certes meilleur moyen et remède pour le faire cesser que de voir les rois et les princes intervenir par la violence, attaquer cette engeance néfaste qui empoisonne le monde et mettre foin à leur entreprise par les armes et non par la parole. De même que nous châtions les voleurs par la corde, les assassins par l’épée, les hérétiques par le feu, pourquoi n’attaquons-nous pas plutôt ces néfastes professeurs de ruine, les papes, les cardinaux, les évêques, et toute la horde de la Sodome romaine, avec toutes les armes dont nous disposons et ne lavons-nous pas nos mains dans leur sang ? ». (Texte cité par ENGELS Friedrich, La guerre des paysans, in MARX K. et ENGELS F., Sur la religion, Ed. sociales, 1972, p. 106) ? Notons qu’Engels prête cette réflexion à Luther alors qu’en note il indique qu’il s’agit de l’« extrait d’une réponse à Martin Luther ».
2. Pape de 1513 à 1521.
3. Article 34.
4. Juan Ginès de Sepùlveda, Exhortacion al invicto Eperador Carlos Quinto, cité par MECHOULAN Henri, Le pacifisme de Luther ou le poids d’une bulle, in Mélanges de la Casa de Velàzquez, tome 9, 1973, pp. 724-725.
5. De jure belli.
6. A. de Castro : « La seconde hérésie est celle de Martin Luther ; et je ne sais s’il faut la dire plus bénigne ou au contraire plus impudente et plus farouche que la précédente. Il affirme en effet que les chrétiens n’ont pas le droit de faire la guerre aux Turcs parce que, d’après ses dires, on s’oppose ainsi à la volonté de Dieu qui instrumente par les Turcs pour corriger nos fautes. » (Adversus omnes haereses, 1534) ; Melchior Cano, Luis de Molina, Francisco Suàrez, Dominique Bañes, etc..
7. LUTHER Martin, Le Grand catéchisme, J. Cherbuliez, 1854, p.54
8. Id., p. 60.
9. PAUL Jean-Marie, Guerre juste et paix juste : saint Augustin et Luther in CAHN Jean-Paul, KNOPPER Françoise, SAINT-GILLE Anne-Marie, De la guerre juste à la paix juste : aspects confessionnels de la construction de la paix dans l’espace franco-allemand (XVIe - XXe siècle), Septentrion, 2008. (En abrégé : CAHN). J.-M. Paul est professeur émérite de l’université d’Angers. L’auteur ajoute que dans le traité de 1526, Ob Kriegsleute auch in seligem Stande sein können, Luther « introduit le droit à la désobéissance quand le maître conduit une guerre injuste. Mais cette possibilité reste théorique dans la mesure où le sujet, le soldat doit être sûr de l’injustice de son maître […]. En l’absence d’une certitude absolue, le sujet doit choisir l’obéissance.
10. « Le pouvoir temporel a le devoir de protéger ses sujets […
11. Voici les Douze articles reprenant leurs revendications :
Article 1
   Chaque communauté doit pouvoir choisir elle-même son pasteur. Elle doit pouvoir le destituer, s’il se conduit indignement. Ce guide élu doit prêcher l’Évangile dans toute sa pureté, sans y ajouter aucun point de doctrine ni d’obligation, de sa propre initiative.
   Seule l’annonce de la vraie foi, nous conduit à la grâce de Dieu. L’Écriture dit clairement que nous ne pouvons y arriver que par sa miséricorde seule qui nous rendra bienheureux. Un tel guide nous est nécessaire et notre requête est fondée sur l’Écriture.
Article 2
   Nous sommes disposés à fournir la vraie dîme des céréales qui a été établie par l’Ancien Testament. Elle est due au pasteur qui prêche la parole de Dieu dans sa pureté et ne doit être recueillie que par un serviteur de l’Église choisi par la communauté. qu’il soit donné au pasteur ce que celle-ci estime nécessaire à son entretien ainsi qu’à celui de sa famille. Une partie du surplus devra être équitablement distribué aux nécessiteux du village comme le dit la sainte Écriture. Le reste devra être mis en réserve pour pourvoir aux besoins du pays en cas de guerre.
   Les acquéreurs de dîmes, vendues par nécessité, seront remboursés équitablement dans des délais convenables. Ceux dont les ancêtres se sont appropriés la dîme par la force ne seront pas remboursés.
   Quant à la petite dîme inventée par les hommes, nous ne voulons pas la donner du tout, ni aux ecclésiastiques, ni aux laïcs car Dieu a créé le bétail pour l’homme sans poser de conditions.
Article 3
   Il est lamentable que nous soyons considérés comme des serfs vu que le Christ en donnant son sang, nous a tous sauvé et racheté, sans exception, du plus humble au plus grand. Nous voulons être absolument libres, comme nous l’apprend l’Écriture. Nous devons cependant obéir de bon cœur à toute autorité élue, ou instituée par Dieu en tout ce qu’elle ordonne de convenable et de chrétien. Vous nous affranchirez certainement en votre qualité de vrais et d’authentiques chrétiens ou vous nous montrerez dans l’Évangile que nous sommes serfs.
Article 4
   On défend aux pauvres de prendre du gibier, des oiseaux ou des poissons dans les eaux vives. Nous estimons cela inconvenant et anti-fraternel, très égoïste et contraire à la parole de Dieu. En plus l’autorité nous oblige à supporter le grand dommage que nous cause le gibier. Ces animaux privés de raison dévorent et détruisent capricieusement nos récoltes que Dieu a fait pousser pour notre service. Par notre silence, il nous faut accepter ces contraintes qui sont contraires à la volonté divine et à l’intérêt du prochain. Quand Dieu créa l’homme, il lui a donné le pouvoir sur tous les animaux, sur les oiseaux de l’air et sur les poissons de l’eau. C’est pourquoi nous demandons que celui qui détient une étendue d’eau, prouve par des titres suffisants, qu’elle a été achetée au su des paysans. Si tel devait être le cas, nous ne demanderons pas sa restitution mais il doit en user fraternellement dans un esprit communautaire chrétien. Mais celui qui ne sait pas justifier suffisamment son acquisition, est tenu de restituer ses prétendus droits à la communauté.
Article 5
   Nous sommes opprimés quant au bois. Nos seigneurs se sont approprié toutes les forêts. Quand le pauvre homme a besoin de bois, il faut qu’il l’achète au double de sa valeur.
   Les forêts détenues par les ecclésiastiques ou par des laïcs et dont le titre de propriété ne résulte pas d’un achat, doivent retourner à l’ensemble de la communauté. Celle-ci laissera chacun de ses membres chercher gratuitement le bois de chauffage qui lui est nécessaire. Il en sera de même pour les bois de construction. Celui-ci doit également être disponible gratuitement, après information d’un responsable désigné par la communauté.
   Si une forêt n’a pas été achetée honnêtement, on devra s’arranger avec le détenteur dans un esprit de fraternité chrétienne.
   Lorsqu’il s’agit d’un bien d’abord accaparé et vendu à un tiers par la suite, il faudra trouver un arrangement conforme à la situation et inspiré par l’amour fraternel et par l’Écriture sainte.
Article 6
   Nous sommes durement chargés de corvées qui augmentent de jour en jour. Nous demandons que l’on s’applique à comprendre objectivement notre situation. qu’on s’abstienne de nous charger si durement et que l’on se tienne à ce que l’on exigeait de nos parents. Tout doit se réaliser en conformité avec la parole de Dieu.
Article 7
   Nous ne voulons pas qu’à l’avenir les seigneurs nous imposent de nouvelles charges. On se tiendra aux conditions de location convenues entre le seigneur et le paysan. Le seigneur ne doit pas le contraindre à de nouvelles astreintes non rétribuées. Le paysan doit pouvoir user et jouir du bien loué, sans tracas et en toute tranquillité. Mais si le seigneur avait besoin d’un service, il sera du devoir du paysan de lui rendre volontiers et docilement, à condition que le moment choisi, ne le désavantage pas. Le service rendu doit alors être rétribué convenablement.
Article 8
   Nous nous plaignons du fait que ceux qui cultivent les terres louées, soient incapables de supporter les redevances exigées. Les paysans y perdent leur bien et se ruinent. Que les seigneurs fassent réexaminer les conditions de location des terres, par des gens objectifs et que la redevance soit établie équitablement. Le paysan ne doit pas travailler pour rien car chaque journalier mérite son salaire.
Article 9
   Nous nous plaignons au sujet des amendes, vu que l’on édicte sans cesse de nouvelles dispositions d’application. On ne nous punit pas d’après la nature des faits. Tantôt on applique une sévérité excessive tantôt on prodigue une grande faveur. Notre avis est que l’on punisse d’après les paragraphes concernés et non selon le bon vouloir des juges.
Article 10
   Nous nous plaignons de ce que plusieurs ont accaparé des prés ou des terres labourables qui appartiennent à la communauté. Nous remettrons ces terres à la disposition de tous, à moins qu’on ne les ait achetées honnêtement. Mais s’il s’agit de biens mal acquis, on devra s’entendre à l’amiable et fraternellement selon les données objectives.
Article 11
   Nous voulons que soit complètement aboli l’usage de payer une redevance en cas de décès. Jamais nous ne tolérerons ni n’admettrons que l’on dépouille honteusement les veuves et les orphelins, de ce qu’ils possèdent. Cette procédure est contraire aux lois de Dieu et de l’honneur. Cela est arrivé sous des formes multiples, en de nombreux lieux, de la part de ceux qui devraient les assister et les protéger. Ils nous ont écorchés et étrillés. Si même on leur concédait un droit restreint dans ce domaine, ils se sont arrogé ce droit dans toute son ampleur. Dieu ne tolérera plus cet excès qui doit être complètement supprimé. Personne ne sera plus obligé de donner quoi que ce soit en cas de décès.
Article 12
   Voici notre conclusion et notre avis final : Si un ou plusieurs articles ici proposés n’étaient pas conformes à la parole de Dieu, (ce que nous ne pensons pas) et si on nous expliquait par l’Écriture, qu’ils sont contraires à la parole de Dieu, nous y renoncerions. Si on admettait maintenant plusieurs articles et que l’on trouvât par la suite qu’ils fussent iniques, ils devraient être considérés aussitôt sans valeur et déclarés nuls et non avenus. De même, si on découvrait dans l’Écriture encore d’autres articles qui feraient apparaître des choses contraires à Dieu et nuisibles au prochain, nous voulons nous le réserver. Nous voulons nous exercer dans toute la doctrine chrétienne et l’appliquer. Nous prions Dieu le Seigneur de nous accorder ce que lui seul peut nous accorder. Que la paix du Christ soit avec nous tous. 
(http://www.recherche-clinique-psy.com/spip.php?page=imprimir_articulo&id_article )
12. Notamment Thomas Müntzer (1489-1525) partisan de Luther à l’origine avant que celui-ci ne le dénonce comme fauteur de troubles. Aux yeux d’Engels, Müntzer est un vrai révolutionnaire alors que Luther a pris le parti des bourgeois. Müntzer justifiait ainsi son action : « Le Christ ne dit-il pas : je ne suis pas venu vous apporter la paix, mais l’épée ? Mais qu’allez-vous [princes saxons
13. LUTHER, Oeuvres, Tome IV, Labor et Fides, 1960, pp. 172-179. Il s’agit d’une lettre adressée au conseiller du comte Albert qui se préparait à la lutte contre les insurgés.
14. Outre Thomas Müntzer qui, avec d’autres chefs, fut décapité, sa femme enceinte dut subir les derniers outrages. A posteriori, Luther s’indignera du sort qu’elle eut à subir. (Missive touchant le dur livret contre les paysans, in LUTHER, Œuvres, Tome IV, op. cit., pp. 202-203). Disons aussi que Müntzer et ses partisans ne représentaient qu’une « petite minorité dans la masse des insurgés » (MARX et ENGELS Fr., op. cit., p. 120)
15. Cette Missive est quatre fois plus longue que le livret incriminé.
16. Missive touchant le dur livret contre les paysans, op. cit., pp. 185-203.
17. « S’il y a des innocents parmi eux, Dieu les sauvera et les préservera certainement […] S’il ne le fait pas, il est sûr qu’ils ne sont pas innocents, mais que pour le moins, ils se sont tus et ont acquiescé. qu’ils aient fait cela par pleutrerie et crainte, cela est mal néanmoins et punissable aux yeux de Dieu, comme quand quelqu’un renie le Christ par crainte. […] » (Lettre à Johann Rühel, 30-5-1525, cité par PAUL Jean-Marie, op. cit., in CAHN, p. 29).
18. « Mon livre n’est pas écrit contre des malfaiteurs ordinaires, mais contre les insurgés. […] Car un meurtrier ou un autre malfaiteur laisse subsister la tête et l’autorité et ne s’attaque qu’aux membres et aux biens, car il redoute l’autorité. […] Par contre un insurgé s’attaque à la tête même et porte atteinte à son pouvoir et à sa fonction […]. L’insurrection n’est pas une plaisanterie ; aucun crime sur terre ne l’égale. […] L’insurrection ne mérite aucun débat judiciaire et aucune clémence […]. C’est pourquoi ici, il n’y a rien de plus à faire que d’égorger aussitôt et de faire à l’insurgé ce qu’il mérite. […]  Si les paysans devenaient les maîtres, le diable alors deviendrait abbé […] » (Une missive touchant le dur livret contre les paysans, op. cit., p. 199)
19. Plus crûment encore, commentant, dès le 30 mai, la pensée du Siracide (Si 33, 25) : « Le fourrage, la trique et les charges pour l’âne, au serviteur, le pain, la correction et le travail », Luther écrit : « Ce qu’il faut au paysan, c’est de la paille d’avoine ». Il ajoute : « ils n’entendent point las paroles de Dieu, ils sont stupides ; c’est pourquoi il faut leur faire entendre le fouet, l’arquebuse ; cela leur fera du bien. Prions pour eux qu’ils obéissent. Sinon, pas de pitié ! Faites parler les arquebuses, sinon ce sera bien pis ! » Puisque Müntzer a séduit les paysans, « il est grand temps, ajoute-t-il, une fois encore, de les égorger comme des chiens enragés » (Lettre à Johann Rühel, 30-5-1525, cité par PAUL Jean-Marie, op. cit., in CAHN, p. 29).
20. Ouvrage écrit en 1526.
21. Resolutiones disputationum de virtute indulgentiarum.
22. Cité in MECHOULAN H., op. cit., p. 726.
23. H. Mechoulan pense qu’en accusant Luther de pacifisme malgré ces textes connus de plusieurs, c’est Erasme qu’on voulait atteindre en le compromettant avec les hérétiques protestants. N’empêche qu’au XXe siècle encore beaucoup défendent la thèse d’un Luther iréniste (op. cit., pp. 728-729).
24. PAUL J.-M., op. cit., p. 32. De toute façon, Dieu a choisi le camp de Luther. Il écrit en 1530 : « S’il s’ensuit une guerre, qu’elle s’ensuive ; nous avons assez prié et fait. Le Seigneur les a choisis pour victimes pour les châtier selon leurs œuvres. Mais nous, son peuple, il nous libérera. » (Id., p. 30).
25. En bref, Luther croit à une présence réelle de Christ dans le pain, mais il nie la transsubstantiation. Il s’agit plutôt de consubstantiation : le pain et le vin ne deviennent pas réellement le corps et le sang de Christ, mais la présence de Christ est liée à eux et présente en eux. Si la personne qui la prend est croyante, elle reçoit le salut, sinon elle reçoit le jugement. C’est comme ça que Luther comprend 1Cor 11,29.5. Zwingli, le réformateur suisse, n’admet pas la présence corporelle de Christ dans l’eucharistie. Selon Zwingli, Christ est présent parmi les croyants pendant la sainte cène, car il vit en eux et c’est pour ça qu’il met l’accent sur la communion dans l’église, selon 1Cor 11, où Paul demande à ceux dont la relation avec un frère ou une soeur n’est pas en ordre de la régler, car Christ est présent dans son corps qui est l’église. Selon lui, le pain reste du pain et le vin du vin pendant chaque moment de la sainte cène. La présence de Christ est là par sa présence dans son corps, l’église. (Cf. http://www.la-rencontre.lu/etudesftp/lr050216.pdf )
26. GUICHARROUSSE Hubert, (université Paris X Nanterre) Luther et la légitimité de la guerre : La Ligue de Smalkalde et le droit de résistance, in CAHN, op. cit., p. 40.
27. « Tout d’abord, nous avons laissé ces sujets aux juristes. S’ils considèrent, comme c’est l’avis de certains, que le droit impérial implique dans ce cas la résistance comme un droit de légitime défense, alors, nous ne pouvons pas suspendre le droit séculier. En effet, comme théologiens, nous devons enseigner qu’un chrétien ne doit pas résister mais tout subir et ne pas utiliser le prétexte : Vim vi repellere licet. Donc, les juristes ont raison d’affirmer qu’un chrétien peut résister non comme chrétien mais comme citoyen et membrum corporis : nous ne nous opposons pas à cela. […] Mais conseiller le membrum politicum en vue d’une telle résistance, notre fonction ne le souffre pas -nous ne connaissons pas leur droit, et ils doivent le prendre eux-mêmes sur leur conscience et voir s’ils ont le droit, dans le cas présent, de résister à l’autorité, en tant que membra corporis politici. S’il s’avère qu’un tel droit existe, alors l’alliance est par le fait même nécessaire, en vertu de ce même droit. Mais cependant, il ne convient pas que nous théologiens conseillions une telle alliance, et ce serait périlleux pour nos consciences […]. » (Lettre du 18-3-1531, citée in GUICHARROUSSE Hubert, op. cit., p. 44.
28. GUICHARROUSSE Hubert, op. cit., p. 47.
29. WANEGFFELLEN Thierry, (Université de Toulouse II) Bonne paix et néfaste guerre civiles, odieuse paix et juste guerre religieuses. Un paradoxe de M. Jean Calvin ?, in CAHN, op. cit., p.92.
30. Cité par WANEGFFELLEN Thierry, op. cit., p.98.
31. Id., pp. 98-99.
32. Michel Servet, théologien et médecin espagnol, : né le 29 septembre 1511 et exécuté le 27 octobre 1553 à Genève, sur ordre du Grand Conseil. Il refusait le dogme de la Trinité « un diable et monstre à trois têtes » et considérait que le baptême des petits enfants n’est « qu’invention diabolique et sorcellerie ». Sur la responsabilité de Calvin dans sa condamnation, voir PERROT Alain, Le visage humain de Jean Calvin, Labor-Fides, 1986, pp. 93-94 et http://www.info-bible.org/histoire/reforme/calvin-servet.htm

⁢c. Et dans le camp catholique ?

Bartolomeo de Las Casas

[1]

Bartolomeo de Las Casas a certainement connu le célèbre théologien Francisco de Vitoria qu’il appellera « ce maître dont la doctrine a répandu une si grande lumière en Espagne »[2] ou, du moins, sa pensée. En tout cas, il se liera d’amitié avec les disciples du maître, notamment Domingo de Soto⁠[3], Bartolomé Carranza⁠[4], Melchior Cano⁠[5], tous dominicains.⁠[6]

On peut reprendre ici quelques faits importants de la vie de Las Casas

En 1502, il embarque pour Hispaniola, l’Ile espagnole Haïti, où l’on transpose le système de l’encomienda (repartimiento en Andalousie) imaginé lors de la reconquête : les chevaliers avaient reçu « des terres et des villages, avec juridiction sur les habitants, qui, devenus vassaux, versaient un tribut et s’acquittaient de corvées » En Amérique, on pratique de même mais l’encomendero « devait en retour entretenir une force armée et, surtout, soutenir le culte divin et se préoccuper de la conversion de « ses Indiens ». »[7]

La reine Isabelle était de bonne intention⁠[8] mais les conquérants recherchent or et esclaves. De plus, ils étaient influencés par la théorie d’Henri de Suse⁠[9], cardinal, évêque d’Ostie. Grand spécialiste du droit canon.] : « quand les païens se convertissent, tous les pouvoirs politiques et administratifs de leurs gouvernants passent au Christ, donc à son vicaire, le pape, qui peut en disposer en faveur du prince de son choix ».⁠[10]

Dès leur arrivée en 1510 en Amérique, les dominicains prirent la défense des Indiens et plaidèrent leur cause auprès du roi. En 1512, les lois de Burgos stipulèrent que le travail était limité à neuf mois par an, que les encomenderos devaient construire des églises, instruire les Indiens dans la foi, confier aux moines les fils des caciques à partir de 13 ans.

En 1513, est institué le principe du requerimiento[11] : des interprètes lisent aux Indiens un bref récit de l’histoire du monde où sont présentées la révélation chrétienne, la papauté et la donation d’Alexandre VI ; ensuite les Indiens sont « requis » de reconnaître l’Église souveraine et le roi d’Espagne qui agit en son nom et d’autoriser l’enseignement de la religion sous peine de guerre⁠[12].

Las Casas est ordonné prêtre en 1512 et en 1514 a lieu la « conversion » de Las Casas méditant le chapitre 34 de l’Ecclésiastique.

En 1515, il rentre en Espagne car il veut concilier le salut des Indiens et les intérêts des colons. Pour cela, il élabore plusieurs plans⁠[13].

En 1516, il retourne à Hispaniola comme « Procureur des Indiens ». De retour, en 1517, dans la métropole, il est chargé par Charles Quint de « remédier aux maux des Indiens »[14]

En 1519 a lieu la « controverse de Barcelone ». Juan de Quevedo, évêque du Darien (province de l’Est du Panama) l’accuse d’être un « homme peu lettré qui se mêle de s’occuper de questions qu’il ignore »[15]. Devant le roi, l’évêque déclare que les Indiens « sont des êtres inférieurs, des esclaves par nature » selon la distinction défendue par Aristote. Las Casas réplique que cet avis « est aussi éloigné de la vérité que les cieux le sont de la terre ». Il précise que les Indiens « sont des hommes très aptes à recevoir la doctrine chrétienne, à pratiquer toute espèce de vertus et à adopter des coutumes vertueuses (…) ce sont des êtres libres par nature. »⁠[16]

En 1520, il retourne aux Amériques où il prend l’habit de saint Dominique et reçoit une solide formation doctrinale. De plus, depuis leur arrivée sur les terres nouvelles, dominicains et franciscains défendent l’idée d’une évangélisation pacifique et leurs efforts seront couronnés par la promulgation, par le pape Paul III⁠[17], en 1537, des brefs Pastorale officium[18] et Veritas ipsa[19], de la constitution Altitudo divini consilii[20] et enfin de la bulle Sublimis Deus[21], documents qui traitent des affaires indiennes et en particulier de l’esclavage puni d’excommunication.

En 1537 commence l’évangélisation de la « terre de guerre », région rebelle du Guatemala. Las Casas obtient que, pendant cinq ans, aucun Espagnol ne puisse pénétrer à l’exception des missionnaires et qu’aucune encomienda n’y soit établie.

En 1539, il est de nouveau en métropole pour soutenir la cause des Indiens. Et en 1542, sont promulguées les Leyes nuevas.  Elles interdisent les concessions d’Indiens ; les encomiendas existantes retourneront à la Couronne après la mort de leurs bénéficiaires ; tous les indigènes sont appelés à devenir « libres vassaux du Roi » ; l’esclavage est aboli, et il est interdit d’utiliser les Indiens dans les pêcheries de perles.⁠[22]

En 1543, Las Casas fait partie du Conseil des Indes et est nommé évêque de Chiapa.

En 1545, il repart pour les Indes où les lois nouvelles sont mal accueillies. En 1546, l’Assemblée ecclésiastique de Mexico  déclare que « le but de l’occupation par les Espagnols est d’ordre spirituel ; les Indiens ne peuvent être enseignés que par la persuasion ; les asservissements d’Indiens opérés au cours de guerres de conquêtes sont illégitimes ». Il est décidé d’« élaborer un manuel du confesseur où seraient taxées les restitutions exigibles des conquistadors »[23]

En 1547, il retourne en métropole et en 1550 a lieu la célèbre « Controverse de Valladolid » sous la présidence de Domingo de Soto. Las Casas y est opposé au théologien Juan Ginés de Sepùlveda⁠[24]qui se présente comme l’avocat des conquistadors. Ce n’est certes pas le premier venu : spécialiste d’Aristote, il est proche du pape Adrien VI, il a été chargé par le cardinal Cajetan de revoir le texte grec du Nouveau testament ; de plus, il est le chroniqueur de Charles Quint et le précepteur du futur Philippe II. Sous le pseudonyme de Democrates, Sepúlveda développa ses idées dans deux ouvrages⁠[25].

Sepúlveda déclare que la guerre contre les Indiens est licite et que l’on peut employer la force contre les Indiens dans l’intérêt de l’évangélisation⁠[26] pour quatre raisons :

« 1° La gravité des délits des Indiens, principalement leur idolâtrie et leurs péchés contre nature. » Ils sont idolâtres.

« 2° La grossièreté de leur intelligence qui en fait une nation « servile » et barbare, destinée à être placée sous l’obédience d’hommes plus évolués comme le sont les Espagnols. » Ils sont esclaves de nature.

 « 3° Les besoins mêmes de la foi, car leur sujétion rendra plus facile et expédiente la prédication qui leur sera faite. » Leur soumission facilite la prédication.

« 4° Les maux qu’ils s’infligent les uns aux autres, tuant des hommes pour les offrir en sacrifice ou pour les manger. » Il faut délivrer les innocents qu’ils font périr.

Sepúlveda s’appuie sur les Écritures : la destruction des idoles et de leurs temples dans Dt 12, la destruction de Sodome et Gomorrhe dans Gn 18-19, les menaces de destruction lancées par Dieu à son peuple dans Lv 26, l’injonction de Lc 14 : « Force-les à entrer ») et l’exemple de rois chrétiens conseillés par des saints.

Las Casas réplique que ces exemples doivent nous inspirer la crainte mais non nous inciter à la violence, qu’il faut faire, comme saint Thomas la distinction entre l’apostat et le païen. Il rappelle aussi ce que dit st Thomas dans le De Veritate : « la contrainte dont il s’agit n’est pas coercition mais efficace persuasion »[27].

Las Casas a aussi ses références : 1 Co 5, 12-13⁠[28] ; saint Augustin 6ème sermon De puero centurionis[29] ; et Ac 16 sur la force de la doctrine.

Le rôle du pape auquel se référait Sepúlveda, est « d’empêcher les rois chrétiens d’entreprendre d’injustes guerres » et de veiller à la prédication de la foi et « les moyens à mettre en œuvre pour cette tâche ne peuvent être le vol, scandales, asservissements, massacres, dépeuplements de royaumes, toutes choses qui font prendre en exécration la foi chrétienne et qui ne peuvent être le fait que de cruels tyrans. »[30] Las Casas accuse Sepúlveda d’avoir faussement interprété ce texte comme le prouvent par ailleurs les instructions royales.

Las Casas contestera aussi la théorie selon laquelle les Indiens seraient « naturellement esclaves » en s’appuyant sur st Thomas et Aristote lui-même

Le débat ne fut jamais conclu officiellement mais le livre de Sepúlveda De las justas causas de la guerra contra los Indios, fut interdit en Espagne et le mot « conquête » fut aboli et remplacé par « nouvelles découvertes »[31].

Mais revenons aux arguments en présence.

Les trois premiers arguments de Sepúlveda repoussés par l’Ecole de Salamanque, le quatrième non. Or Las Casas, sur ce point (il faut délivrer les innocents qu’ils font périr), se montre plus intransigeant et radical que Vitoria et ses héritiers. Les innocents sont, dit-il, « de droit divin sous la protection de l’Église » mais il ne faut pas aller jusqu’à faire la guerre pour les délivrer « car de deux maux il faut choisir le moindre »[32] Pour lui, les Indiens sont de bonne foi et pensent ainsi honorer la divinité.⁠[33]

Face au 3ème argument (la soumission facilite la prédication), il va aussi plus loin que Vitoria : « Si toute la république indienne, d’un commun accord, refuse de nous écouter, nous ne pouvons pour autant lui faire la guerre »[34] Vitoria, lui, admettait l’emploi de la force si les indigènes faisaient obstruction à la prédication.

Las Casas n’admet en aucun cas le recours à la force⁠[35] et il en appelle au Pape Pie V pour qu’il excommunie ceux qui préconisent la force dans l’œuvre d’évangélisation⁠[36]. Las Casas développera sa pensée dans De unico vocationis modo omnium gentium ad veram religionem (1522-1537) : « Après avoir instruit ses apôtres, le Seigneur (…) leur donna les règles à suivre à l’égard de ceux qui ne voudraient pas les recevoir : « Si l’on refuse de vous accueillir et d’écouter vos paroles, sortez de cette maison ou de cette ville en secouant la poussière de vos souliers… » On voit clairement par ces paroles que le Christ n’a donné à ses apôtres licence et autorité pour prêcher l’Évangile qu’à l’égard de ceux qui, librement, seraient disposés à les écouter ; mais non licence de forcer ou de molester ceux qui s’y refuseraient. »[37]

« Ainsi donc il est clair que le Christ n’a donné à personne le pouvoir de contraindre ou de molester les infidèles qui se refusent à écouter la prédication de la foi ou à accueillir les prédicateurs sur leur territoire. Et s’il pouvait subsister quelque doute concernant ce point, que l’on remarque la conduite du Christ lui-même : se rendant à la cité de Jérusalem et obligé de faire un détour par la Samarie, il envoya devant lui Jacques et jean pour préparer ce qui était nécessaire à l’hébergement ; mais les Samaritains ne voulurent pas les recevoir ; et les Apôtres, indignés de cette inhumanité et d ce refus, dirent au Seigneur : « Veux-tu que nous commandions au feu du ciel de les consumer ? » Mais Jésus se tourna vers eux et leur répondit : « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes. Le Fils de l’Homme est venu non pour perdre les hommes mais pour les sauver » (Lc 9). L’Esprit du Christ est en effet un esprit de douceur. »[38]

« De même qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine raisonnable répandue dans le monde entier  (…)  il n’y a (…) qu’une seule manière d’enseigner, qui s’adresse à tous les hommes du monde, quelles que soient leurs sectes, leurs erreur, la corruption de leurs coutumes. Selon saint Ambroise (De vocatione omnium gentium), l’homme ne cesse d’être homme même par l’excès et l’horreur de ses mauvaises actions. Et, quand il se tourne vers la Bonté divine (…), il devient une nouvelle créature : non pas substantiellement une autre créature, mais une créature renouvelée, après être tombée. Ainsi donc, la substance même de l’homme ne change, ni par la faute, ni par la grâce. (…) Saint Jean Chrysostome vient appuyer notre affirmation lorsqu’il écrit, dans sa 14e homélie sur saint Matthieu : « La grâce de Dieu est toute-puissante pour redresser et ramener à la raison les esprits des Barbares - celle de ce Dieu qui changea le cœur de Nabuchodonosor (…). Elle est toute-puissante pour changer le cœur des bons comme le cœur des mauvais ». »[39]

Dans son Historia de las Indias, Las Casas n’envisage que la guerre avec les infidèles et affirme qu’ « aucun chrétien n’a le droit de faire la guerre ni de causer aucun dommage à quelque infidèle que ce soit, Arabe, Turc, Indien, à quelque loi ou secte qu’il appartienne ; sinon il commet de très graves péchés mortels et se trouve dans l‘obligation de restituer ce qu’il a pris. » Toutefois, il ajoute qu’ « il ne lui est permis de faire la guerre contre les infidèles qu’à trois conditions seulement. (…)

La première, si ces infidèles attaquent et inquiètent la chrétienté, actuellement, ou bien habituellement (c’est-à-dire s’ils se tiennent prêts à l’offensive, bien qu’ils ne soient pas encore passés à l’action, soit qu’ils ne le puissent, soit qu’ils attendent l’occasion favorable)[40] (…).

La seconde condition qui nous permet de faire une juste guerre contre les infidèles se présente lorsqu’ils persécutent malignement notre foi et religion chrétienne, qu’ils tuent sans raison ceux qui la prêchent, ou les contraignent par la force à l’abjurer (…). Mais j’ai dit « sans raison légitime » ; car si les infidèles tuent et persécutent les chrétiens à cause des maux et dommages qu’ils en ont reçus, et que les prédicateurs en subissent les funestes conséquences, non en tant que prédicateurs mais parce qu’ils appartiennent à la nation qui les a offensés, il serait tout à fait injuste à nous de leur faire la guerre et de prétendre les châtier (…) car ils ne sont nullement condamnables. 

La troisième condition qui autorise une juste guerre contre les infidèles se présente lorsque ceux-ci détiennent injustement nos royaumes et nos terres et se refusent à nous les rendre. Ce motif est très général et toute nation est ainsi autorisée par la loi naturelle à faire une juste guerre contre une autre nation. Mais il lui faudra, avant de s’y décider, bien peser son bon droit et le tort de la nation adverse surtout si la querelle est déjà ancienne (…). Car la guerre est un fléau si pestilentiel (…) que les nations chrétiennes sont dans l’étroite obligation d’examiner longuement la justice de leur cause, et de considérer les scandales, morts, dommages, de toutes sortes que la guerre entraînerait pour les infidèles, qui sont leurs prochains, ainsi que l’empêchement à leur conversion ; et aussi les risques qu’elle comporte pour beaucoup de chrétiens qui, pour la plupart, y participent avec une intention impure et y commettent de très grand péchés (…). A supposer donc que certains infidèles posséderaient des territoires qui nous appartiennent et ne voudraient pas nous les rendre, si néanmoins ils vivent en paix dans les limites de leurs frontières sans nous attaquer, et ne portent pas préjudice à notre foi, la légitimité d’une guerre que nous entreprendrions contre eux serait très douteuse devant le Tribunal de Dieu. »[41]

Sur un plan général, Las Casas s’en tient à la théorie de saint Augustin : « Il faut poursuivre la paix de toute sa volonté et ne recourir à la guerre que par nécessité absolue »[42] Il en déduit que « dans le cas des indiens, nous ne nous trouvons pas devant cette nécessité absolue de faire la guerre ».⁠[43] Pour lui ce n’est pas par les armes qu’on extirpera la coutume des sacrifices humains mais par la prédication de l’Évangile. On ne peut non plus forcer les Indiens à abandonner leurs divinités car « non seulement ils sont en droit de défendre leur religion, mais le droit naturel les y oblige, et s’ils ne vont pas jusqu’à exposer leurs vies pour défendre leurs idoles et leurs dieux, ils pèchent mortellement. La raison en est, entre beaucoup d’autres, que tous les hommes sont tenus, par loi naturelle, d’aimer et de servir Dieu plus qu’eux-mêmes, et de défendre l’honneur et le culte divins jusqu’à la mort inclusivement (…). Et il n’y a aucune différence quant à cette obligation entre ceux qui connaissent le véritable Dieu, c’est-à-dire les Chrétiens, et ceux qui ne le connaissent pas et qui estiment véritable quelque divinité (…). Car la conscience erronée oblige à l’égal de la conscience droite, licet non eodem modo⁠[44]. »⁠[45]

On peut résumer ainsi la philosophie de Las Casas : il croit à l’unité du genre humain, à l’universalité de la bonne nouvelle adressée à toutes les nations car tous les hommes sont capables de recevoir la foi, que l’Église n’a pas à exercer un pouvoir temporel direct et que le droit divin n’abolit pas le droit humain.⁠[46]

Le pacifisme de Las Casas déteignit sur Domingo de Soto. Dans son cours de 1553, De justicia et jure, on lit : « Nos armes sont l’amour et la persuasion » ; « C’est rendre la foi odieuse que de l’imposer par les armes » ; il rappelle aussi l’épître aux Romains : « Il n’est jamais permis de faire le mal pour que le bien s’ensuive » ; il doute, au contraire de Vitoria, qu’on ait le droit de punir les crimes d’anthropophagie et de sacrifices humains ; comme Las Casas, à propos du Dt 9, à propos de la conquête musclée des peuples idolâtres, il rappelle que Dieu seul a le droit de châtier les pécheurs.⁠[47] On sait aussi que, vers 1567-1568, deux jeunes missionnaires jésuites qui avaient suivi les cours de Domingo de Soto à Salamanque mirent en question la présence espagnole au Pérou. François Borgia (le futur saint)⁠[48] dut calmer leurs scrupules et chargea le P. José de Acosta⁠[49] de mettre au point une théologie missionnaire équilibrée.⁠[50]

En attendant que des structures internationales efficaces se mettent en place, on ne peut rester sans réagir aux innombrables manifestations de violence qui émaillent notre quotidien. Et on ne peut attendre indéfiniment une paix générale toujours problématique et pourtant nécessaire au développement des sociétés.

Ainsi sont apparues des théories immédiatement applicables par tout un chacun visant à juguler la violence ou à la remplacer par d’autres moyens d’action.

Le « pacifisme intégral » d’Erasme est-il vraiment intégral ?

Tout d’abord, posons-nous la question de savoir quel chrétien était Erasme⁠[51]. Etait-il protestant ou non ? Il répond lui-même à un ami réformateur : « Si (…) tu essaies de me faire embrasser la secte que tu défends, je l’aurais déjà fait depuis longtemps de moi-même, crois-moi, si mon esprit pouvait se laisser convaincre par des fables. Mais me faire embrasser une religion contre laquelle proteste ma conscience, nul ne le pourra jamais et, en tout cas dans mes dispositions actuelles, je préférerais affronter la mort. »[52]

En parcourant les différentes œuvres d’Erasme où il est question de la guerre, on ne peut être que vivement impressionné par la sévérité de son jugement. Il faut se rendre compte que l’époque était on ne peut plus agitée. Lui-même décrit ainsi l’état du « monde », c’est-à-dire de l’Europe, en 1529: « Trois grands monarques, excités par la haine, se ruent à leur perte mutuelle[53]. Il n’est pas une province chrétienne qui échappe aux horreurs de la guerre, car les grands monarques entraînent tous les autres dans leur concert belliqueux. Les esprits sont échauffés à ce point que nul ne veut céder, pas plus le Danois que le Polonais ou l’Ecossais. Naturellement, le Turc en profite pour s’agiter[54] ; de cruels dangers se préparent, tandis que la peste ravage l’Espagne, l’Angleterre, l’Italie et la France. En outre, une épidémie nouvelle[55], née de la diversité des opinions, a si bien faussé les esprits qu’il n’est plus sur terre de véritable amitié. Le frère se défie de son frère, la femme ne s’entend plus avec son mari. Si l’on en vient aux mains, après ces assauts de langue et de plume, il est permis d’espérer qu’un merveilleux conflit s’abattra sur le genre humain. »[56]

Nous mettrons à part l’Enchiridion militis christiani (1504), qui est une sorte de « manuel du soldat chrétien » truffé de termes militaires. Il est y question de guerre, mais il s’agit essentiellement du seul combat que le « soldat chrétien » doit mener sans relâche : le combat contre les mauvaises passions, le péché. Il n’est pas question de pactiser avec l’Ennemi !⁠[57]

Dans les autres œuvres où il parle de la guerre physique, comme dans le Panégyrique de Philippe le Beau (1504)⁠[58], Erasme se livre à une très éloquente diatribe contre les « vertus » des guerriers en notant que « La gloire de mépriser les dangers est commune également à une foule de gladiateurs, et (que) les plus scélérats des pirates la partagent ». Parmi les guerriers, ce sont surtout les mercenaires qu’il exècre, « cette lie détestable de scélérats »[59]

Il vaut mieux que les princes éloignent « l’ennemi par leur générosité plutôt que par la crainte ». Ainsi vaut-il mieux que Philippe le Beau soit « pacifique que victorieux ». En effet, « en temps de paix les arts sont pleinement actifs, les bonnes études sont florissantes, le respect des lois est de rigueur, la religion est en progrès, les richesses s’accroissent, les règles morales sont partout pratiquées. En temps de guerre tous ces avantages sont détruits, c’est la décadence, la confusion générale, et, accompagnant toutes les espèces de calamités, il n’est pas de lèpre morale qui ne vienne fondre partout : les objets sacrés sont profanés, le culte divin passe pour négligeable, la violence prend la place du droit. (…) Les malheureux vieillards sont plongés dans un deuil immérité, (…) les petits enfants sont privés de leur père, (…) les épouses sont arrachées à leur mari, (…) les champs dévastés, les villages abandonnés, les sanctuaires livrés aux flammes, les places-fortes démantelées, les maisons pillées, et les richesses des meilleurs citoyens passant aux mains des plus fieffés scélérats. Et de tous ces malheurs la plus grande part revient toujours aux plus innocents. » Il y a pire encore : des crimes « auxquels Dieu lui-même peut à peine porter remède (…) : accroissement du nombre des adultères, abandon de toute pudeur chez les femmes, vierges violées à l’envi ; et la jeunesse, qui d’elle-même est encline à mal faire, prend l’habitude, dans ce bouleversement général et dans l’impunité assurée, de ne faire cas d’aucune valeur, fonçant, tête baissée dans les crimes de toute sorte ! »[60]

Plus horribles encore que la guerre⁠[61], sont les séquelles de la guerre qui fait se lever la « lie de l’humanité », une « boue humaine », « une sentine » qui se répand partout. De plus une guerre en engendre une autre « et une chaîne inextricable de malheurs s’allonge démesurément ». C’est pour toutes ces raisons qu’ »un prince pieux sera parfaitement avisé à s’attacher à une paix, même injuste, plutôt que d’entreprendre même la plus juste des guerres ». A plus forte raison quand le prince est chrétien qui sait qu’il devra rendre à Dieu « le compte le plus scrupuleux de la moindre goutte de sang humain » et qui doit se rappeler que « le monde chrétien est une seule et même patrie ; l’Église du Christ est une seule et même famille ; appartenant au même peuple, à la même cité, nous sommes tous les membres d’un même corps auquel correspond une seule tête, Jésus-Christ, nous sommes vivifiés par un même Esprit, rachetés au même prix, conviés en toute égalité au même héritage, participant à des sacrements communs ! » C’est pourquoi toute guerre entre chrétiens (pensons à l’époque) est « une guerre civile », « domestique ». Erasme conclut : « la meilleure forme de régime politique n’est pas celle qui étend les frontières de son empire par des préoccupations guerrières, mais celle qui se rapproche le plus de l’image de la cité céleste. Son bonheur n’est fait de rien d’autre que de la sérénité, de la paix et de la concorde. Ainsi donc, pour le prince chrétien, qui a l’obligation de ne jamais écarter ses yeux de cet exemple, que sa plus haute gloire consiste à protéger, honorer, étendre de toutes ses forces et de tout son pouvoir, le meilleur et le plus doux héritage que nous a laissé le Christ, Prince des Princes, je veux dire, la paix ! »[62]

Cet amour de la paix le poussa à détester le pape Jules II⁠[63], pape belliqueux et conquérant qui se faisait appeler « Jupiter Très bon Très grand ».⁠[64] Il oppose « Jules, un pape qui certes n’avait pas l’approbation de tous » et qui « a pu déchaîner cette tempête guerrière » à Léon (Léon X) « un homme intègre et pieux » qui, espère-t-il, pourra apporter la paix. ⁠[65] Malheureusement, « …​à l’heure présente, ceux qui se glorifient d’être les vicaires et les successeurs de Pierre, chef de l’Église, et des autres Apôtres, placent le plus souvent toute leur confiance dans les moyens humains »[66] « Que Jules possède la gloire de la guerre, qu’il garde ses victoires, qu’il garde ses triomphes magnifiques. Quelles sont les activités qui conviennent au Pape ? Il n’appartient guère à des gens comme moi de se prononcer là-dessus. Je dirai seulement ceci : la gloire de ce vainqueur, si éclatante qu’elle ait été, s’est trouvée liée à la perte et aux souffrances d’un très grand nombre d’hommes. La paix rendue au monde vaudra à notre Léon une gloire beaucoup plus authentique que n’en valurent à Jules tant de guerres entreprise avec vaillance ou menées avec bonheur par tout l’univers[67]

Dans la Lettre à Antoine de Berghes (1514)⁠[68], Erasme montre que les hommes sont plus cruels que les fauves qui ne se font pas la guerre entre eux, n’utilisent que leurs armes naturelles et non des « machines » « des armes contre nature, inventées par l’artifice des démons »[69]. Ils ne combattent que pour la nourriture ou pour défendre leurs petits⁠[70] et non pour des motifs futiles et comme si la vie devait durer éternellement⁠[71]et non déboucher sur l’éternité. Le Christ n’a enseigné que la douceur. Quant au droit des princes qui, dit-on, doit être défendu, non seulement il ne s’agit souvent que d’un prétexte mais bien des conflits pourraient être évités par la négociation et l’arbitrage des « hommes sages et honnêtes », en bref, de l’Église. Un chrétien doit « supporter, rester en repos », se résigner aux malheurs comme l’enseignent le Christ, les apôtres, les Pères ou du moins calculer ce que coûtera la revendication du droit. Quel spectacle pour les non-chrétiens (les Turcs en l’occurrence) de voir les chrétiens s’entredéchirer !⁠[72]

« Vous voulez amener les Turcs au Christ ? écrit-il dans La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite (1515), Ne faisons pas étalage de richesses, de troupes, de forces. qu’ils voient en nous non seulement le nom mais aussi ces marques certaines du chrétien : une vie pure, le désir de faire du bien même à des ennemis, la patience inaltérable devant toutes les offenses, le mépris de l’argent, l’oubli de la gloire, le peu de prix accordé à la vie ; qu’ils apprennent l’admirable doctrine qui concorde avec une existence de ce genre. » « Jugez-vous que ce soit un acte chrétien de tuer les infidèles ? - c’est nous qui les jugeons tels, alors qu’ils sont des hommes pour le salut de qui le Christ est mort (…) ». « Nous crachons sur les Turcs et nous nous faisons l’effet, ainsi, d’être de parfaits chrétiens, alors que nous sommes peut-être plus en abomination à Dieu que les Turcs eux-mêmes. » De même avec ceux que nous jugeons hérétiques, poursuit-il, ils sont peut-être plus orthodoxes que nous. « C’est un mal moindre d’être un Turc ou un Juif déclaré qu’un chrétien hypocrite ». « Je préfère un vrai Turc à un faux chrétien »[73]. Il vaut mieux prier pour les Turcs, conclura-t-il, et être des exemples pour eux.⁠[74]

Toujours dans La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, Erasme essaie de comprendre comment l’homme en est venu à la violence.

L’homme a été créé « pacifique », « nu, faible, tendre, désarmé », doué de parole et de raison « comme une réplique » de Dieu. Les guerriers, eux, sont une « pestilence » et la guerre, un « fléau universel », « un meurtre multiplié et réciproque, un banditisme », « le royaume du Diable ». Erasme explique comment « progressivement » l’homme pacifique est devenu pire que les fauves. L’homme a commencé par se défendre contre les bêtes sauvages puis les a chassées pour la gloire, pour leur peau, puis les a mangées. Il s’en est pris ensuite aux « animaux innocents », puis à leurs semblables, un contre un, puis foule contre foule pour la gloire puis avec l’assentiment et la participation des clercs. Or le Christ n’a enseigné que la paix et la charité : « Il a défendu de résister aux méchants. En résumé, de même que toute sa doctrine prêche la patience et l’amour, de même toute sa vie n’enseigne que la mansuétude. » En témoignent notamment les Béatitudes puis les épîtres de Paul. Comment se fait-il que la guerre se soit répandue parmi les chrétiens ? C’est « peu à peu » et « sous l’apparence du bien », d’abord par le « savoir », « l’éloquence », la controverse pour réfuter les hérétiques. Puis par l’étude d’Aristote, du droit romain, puis par goût de l’argent et du pouvoir temporel et au mépris des règles que même les païens respectaient. Les Juifs se battaient sur un ordre divin: « Pour eux, la différence de religion et l’adoration d’autres dieux causèrent la discorde ; nous, c’est une colère puérile, la cupidité ou la gloriole, souvent l’appât d’un salaire malpropre qui nous y conduit.(…) Mais depuis que le Christ a ordonné de rentrer le glaive au fourreau[75], il est indigne des chrétiens de combattre, si ce n’est dans cet admirable combat livré contre les plus affreux ennemis de l’Église : contre la cupidité, contre la colère, contre l’ambition, contre la crainte de la mort. » « Cette guerre seule engendre la paix véritable ». Depuis la venue du Christ, « la guerre, qui paraissait permise auparavant, était désormais interdite ». Le Christ a toléré que Pierre se trompe pour bien nous le signifier⁠[76]

Plus concrètement, dans L’institution du prince chrétien (1516), il décrit pour le futur Charles Quint les devoirs et les droits du prince chrétien en temps de paix comme en temps de guerre. Ce texte fut traduit dès le XVIe siècle en de nombreuses langues. Dans le chapitre XI intitulé De la guerre, il stipule qu’ « un bon prince n’entreprendra jamais aucune guerre excepté quand, après avoir tout tenté, il ne peut l’éviter par aucun moyen. »⁠[77] Précision qui nuance le pacifisme d’Erasme, qui, jusque là paraissait radical. Nous y reviendrons.

Mais le plus célèbre et le plus complet des textes « pacifistes » d’Erasme est La complainte de la paix qui fut écrite en 1517, l’année même où fut signé le Traité de Cambrai⁠[78] entre Maximilien du Saint Empire, François Ier et Charles Quint. Dans cette alliance défensive, les trois monarques s’engageaient à garantir leurs possessions et évoquaient un projet de croisade contre les Turcs. Projet chimérique car il eût été fort coûteux.⁠[79]

La paix, se plaint de n’avoir été reçue nulle part. Alors que les animaux, les plantes, la faiblesse humaine, toute la nature « enseigne la paix et la concorde »[80], elles ne sont reçues nulle part dans les sociétés humaines : ni par les chrétiens qui parlent d’elle abondamment, ni par les princes ou les grands, ni par les savants, ni par les prêtres, les religieux, les moines, par aucun individu toujours en lutte avec lui-même. Et même, « les mauvais génies qui ont les premiers rompu la paix entre Dieu et les hommes et qui n’ont pas cessé de poursuivre leur oeuvre de destruction, sont unis entre eux et toujours d’accord pour la protéger. »[81]

Erasme relève dans les Écritures tous les passages essentiels qui montrent que la paix, le souci de l’unité, est indissociable de la personne de Dieu comme en témoignent Isaïe, le Christ lui-même, toutes les paroles du Pater, les sacrements du baptême et de l’eucharistie, le signe de la Croix où la victoire sur la mort et le mal est obtenue par le sacrifice suprême.

Alors que les Juifs qui n’étaient pas totalement éclairés se battaient sur ordre de Dieu, contre des étrangers et pour des motifs graves, les chrétiens, ecclésiastiques compris⁠[82], prennent les armes pour des raisons futiles et honteuses. Même les païens Romains n’ont pas agi comme cela. La guerre naît de « passions absurdes et condamnables », d’un attachement excessif aux biens de la terre⁠[83].

Que faire ? Que les princes agissent comme des pères de famille, soucieux uniquement non de leur intérêt personnel mais du bonheur, de la vertu de la richesse et de la liberté de leurs peuples qui seuls pâtissent des guerres. Que les nobles et les magistrats aient les mêmes dispositions. Il faut « régner plutôt par les lois que par les armes. » ⁠[84]

Plus concrètement, Erasme décrit l’attitude que les souverains doivent adopter pour éviter les guerres : ne contracter mariage qu’à l’intérieur du royaume ; fixer une fois pour toutes leurs frontières ; ne s’unir entre eux que par « amitié sincère et pure » ; veiller à ce que l’héritier soit le fils aîné ou, parmi les princes de sang, « celui que le suffrage du peuple estimera le plus capable » ; éviter de passer les frontières de leur pays même pour voyager ; écarter de leur conseil les bellicistes au profit de vieillards patriotes « prudents et raisonnables » ; fermer les yeux sur certains droits en évaluant le coût d’une guerre ; ne faire la guerre « qu’avec le consentement de toute la nation ». Les ecclésiastiques ont un rôle important à jouer en ne prêchant que la paix et « s’ils ne peuvent empêcher le conflit armé, que du moins, ils ne l’approuvent pas, qu’ils n’y assistent jamais, afin de ne pas encourager par leur présence les honneurs décernés pour une chose aussi odieuse, ou tout au moins suspecte. »[85]

Toutes ces considérations générales peuvent se résumer ainsi : « la guerre est une monstruosité et une folie sans nom, dont les motifs sont plus futiles les uns que les autres ; elle est plus monstrueuse encore, et véritablement sacrilège, pour le chrétien, qu’elle accule à trahir à chaque instant la lettre et l’esprit de l’Évangile. »[86]

Voyons à présent quelques points particuliers.

Erasme admet-il la légitime défense ?

Il répond⁠[87] qu’on essaye de la justifier par des « distinctions rabbiniques » en citant certains papes comme Jules II, certains Pères comme Augustin, certains théologiens comme Bernard⁠[88] ou Thomas mais tous ces écrits ne dépassent pas l’enseignement du Christ.⁠[89] Donc, « mieux vaut laisser impuni le méfait de quelques-uns que de réclamer de l’un ou de l’autre un châtiment incertain et d’exposer certainement à de graves périls aussi bien les nôtres que nos ennemis - c’est le nom que nous leur donnons - alors qu’ils sont nos voisins et qu’ils ne nous font pas de mal. » Il vaut « mieux maintenir une paix injuste que de poursuivre la plus juste des guerres. […] « Pour un prince chrétien, il est plus glorieux d’abandonner une partie de sa puissance au prix de la paix et de la tranquillité de l’État, que de remporter des triomphes brillants et fastueux achetés par de telles souffrances humaines. »[90]

Que pense Erasme de la peine de mort ?

« Ce n’est pas sans raison que le prince porte un glaive, je le concède ; par contre, ce qui à coup sûr appartient en propre aux théologiens et aux évêques, c’est le devoir d’instruire, de reprendre, de guérir ; d’instruire ceux qui font erreur, de reprendre ceux qui sont trop hardis, de guérir ceux qu’on a trompés ; quant à la parabole du Seigneur qui nous avertit de ne pas arracher l’ivraie, elle se rapporte ou bien aux débuts d’une Église inexpérimentée, ou bien aux missionnaires de l’Évangile, auxquels on n’a pas confié de glaive, sinon ce glaive évangélique qu’est la parole de Dieu. (…) Considérons en revanche une hérésie comportant un blasphème manifeste, comme celle qui refuse au Christ la nature divine ou qui accuse les Livres Saints de mentir ; considérons le cas des hérétiques qui, usant de procédés malhonnêtes, ont comme objectif, à travers le désordre et la sédition, de s’enrichir, de s’arroger le pouvoir, de jeter la confusion dans les affaires humaines ; est-ce que dans ces cas nous allons immobiliser le glaive dans les mains du prince ? A supposer qu’il ne soit pas permis de mettre à mort des hérétiques, on a certainement le droit de mettre à mort des blasphémateurs et des séditieux, c’est même nécessaire pour protéger l’État. Ainsi donc, de même qu’il y a péché à traîner des hommes au bûcher pour n’importe quelle erreur, de même y a-t-il péché à croire que le magistrat séculier n’a le droit de faire périr aucun hérétique. » ⁠[91]

Notons que d’une part, Erasme reconnaît au prince le droit de ‘porter le glaive’ et qu’il peut mettre à mort certains hérétiques. « En réalité, retirer en toute circonstance le droit de glaive aux princes laïques ainsi qu’aux magistrats, c’est ni plus ni moins provoquer la subversion totale de l’État, livrer les biens et la vie des citoyens à l’audace des criminels ; en revanche, il n’est pas possible de fournir un seul bon exemple de prêtre, je ne dirai pas qui fasse la guerre lui-même, mais qui soit impliqué dans des négociations de guerre. La guerre est une affaire tellement temporelle qu’on pourrait presque la dire païenne. »[92]

A partir de là, on peut légitimement se poser la question de savoir si certaines guerres ne sont pas permises, voire souhaitables malgré tout ce qui a été dit plus haut.

Nous allons constater qu’Erasme, ici et là, reprend certaines caractéristiques de la guerre juste, telles qu’elles avaient été établies par saint Augustin et propagées par divers auteurs.

« Aucune guerre assurément, ne devrait être engagée d’aucune manière, à moins que la nécessité y contraignît. »[93] Tel est le principe qu’il répète en plusieurs endroits. Il est encore plus explicite ailleurs : « Il est des personnes (…) pour estimer que, d’une manière absolue, le droit de faire la guerre est interdit aux Chrétiens. Opinion que j’estime trop absurde pour avoir besoin de la réfuter. »[94]

Ainsi, en 1513, Erasme épouse la cause d’Henri VIII qui le protège et qui avait vaincu les Français.⁠[95], débarque le 30 juin 1513 à Calais et se joint aux troupes menées par l’empereur Maximilien Ier. Six semaines plus tard, les Français (Louis XII) sont surpris et écrasés par les armées de la Sainte Ligue à Guinegatte (aujourd’hui Enguinegatte, près de Saint-Omer), le 16 août 1513. Cette bataille fut aussi appelée « Journée des éperons » car la cavalerie française se servit plus de ses éperons (pour manœuvrer) que de ses armes (pour combattre).] Il déclare son admiration pour le vainqueur dans une lettre⁠[96] : « les vers que voici m’ont plu infiniment  : « Tandis qu’au loin, séparé du royaume anglais, tu brises la force française et circules vainqueur, parce qu’ils se mettent admirablement la chose sous les yeux. Je crois voir en effet le grand Alexandre s’avançant en armes jusqu’au-delà de l’Inde et, l’Océan passé, à la recherche d’un autre univers à vaincre, puis avec ses troupes victorieuses se répandant au loin à travers tous les peuples, tandis que tout ce qui faisait obstacle était pris, vaincu, soumis…​ » ».

Quelles guerres seraient permises ? A quelles conditions ?

« Si on ne peut vraiment pas l’éviter, à cause de la perversité générale, il sera bon, après n’avoir négligé aucune tentative, après avoir fait flèche de tout bois pour défendre la paix, de veiller à ce que seules de méchantes gens soient impliquées dans une aussi méchante affaire et à ce qu’elle coûte finalement le moins possible de sang humain. »[97]

« Il se peut qu’un bon prince fasse un jour la guerre, mais alors c’est qu’une nécessité extrême l’y aura poussé à la fin, après qu’il ait tout tenté vainement. »⁠[98]

« C’est « l’intérêt public (qui) doit être avant tout la cause essentielle d’une guerre. » et « le prince qui n’a pour dessein que l’intérêt public, n’entreprend pas facilement la guerre » car même s’il existe « une cause de guerre parfaitement juste et dont l’issue sera aussi heureuse que possible », encore faut-il calculer « tous les dommages et les avantages réalisés par la victoire ». Erasme décrit alors de nouveau les malheurs qui découlent de la guerre : malheurs humains, moraux, financiers, commerciaux, culturels. Finalement il déclare qu’aucune injure, aucune injustice ne mérite une telle décadence.⁠[99]

La guerre en dernier recours, une juste cause, une issue heureuse et un emploi proportionné de la force, telles sont les restrictions classiques auxquelles Erasme se réfère et qui relativisent son pacifisme.

Un exemple de juste cause est la guerre contre les Turcs.

Il faut se rappeler que depuis le XIe siècle déjà, les Turcs repoussent les Byzantins et peu à peu se constitue un empire ottoman qui de siècle en siècle va s’étendre toujours plus loin. A l’époque d’Erasme, cet empire couvre l’Anatolie, l’Arménie, une partie de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan, le Kurdistan, la Mésopotamie, La Mecque, la Syrie, l’Égypte, Alger, Tunis, Tripoli, l’Irak, la Serbie, la Bulgarie, la Bosnie, l’Albanie, toute la péninsule balkanique, la Grèce, la Crimée, Rhodes et une grande partie de la méditerranée, la Hongrie. En 1529, les Turcs mettent le siège devant Vienne.

Il parle de la menace turque dans sa Lettre à Sigismond Ier de Pologne ⁠[100] et François Ier, roi de France se disputent la suprématie en Europe et plus particulièrement en Italie. Défait à pavie et fait prisonnier, François Ier doit renoncer à toutes ses prétentions sur l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Italie[Italie], à certaines places fortes de la Picardie et restituer la Franche-Comté aux Habsbourg. En mai 1526, le pape Clément VII (Jules de Médicis), jouant sur le désir de revanche de François Ier, se fait le promoteur d’une ligue anti-impériale appelée la Sainte Ligue. Clément craint la main mise de l’Empereur sur toute l’Italie et la disparition de l’état pontifical. La Ligue se compose en plus du pape, du roi de France, du roi d’Angleterre (Henri VIII), du duché de Milan, de la République de Venise, de la République de Gênes ainsi que la Florence des Médicis. L’Empereur tente sans succès de reconquérir l’alliance du pape avec l’intention de contrôler momentanément l’Italie septentrionale : c’est pourquoi il décide d’intervenir militairement en lançant contre l’état pontifical la puissante famille romaine des Colonna, depuis toujours ennemie de la famille Médicis. Les soldats du cardinal Pompeo Colonna saccagent Rome, le 20 septembre 1526. Clément VII, assiégé, est obligé de demander l’aide de l’Empereur avec la promesse en échange de quitter l’alliance avec le roi de France. Colonna se retire et Clément VII, une fois libre, rompt le traité signé sous la contrainte avec l’Empereur et appelle à son aide François Ier. Dans cette situation, l’Empereur décide d’une intervention armée contre l’état pontifical, sous les ordres du duc Charles III de Bourbon qui fut connétable de France avant de passer au service de Charles Quint et qui meurt durant l’assaut. Clément VII, réfugié au château Saint-Ange, dut finalement se rendre et accepter les conditions des vainqueurs. L’armée impériale forte de 35.000 hommes, allemands, italiens et espagnols, surtout de lansquenets impériaux (12 à 15.000) mobilisés par Charles et commandés par des chef luthériens antipapistes va de saccager Rome pour se payer et en grande partie par haine anticatholique : vols, sacrilèges, massacres, tombes des papes violées, cadavres profanés, religieuses violées. La peste et la famine achèveront la Ville. En tout il y eut 20.000 morts sur 55.000 habitants et de graves dommages au patrimoine artistique.
   A propos de Clément VII (1478-1534), pape de 1523-1534, Erasme met en cause sa responsabilité : il « agirait lui-même avec plus de bonheur, et les princes souverains engageraient moins fréquemment entre eux des guerres de cette sorte, si persuadé pour son propre compte de l’excellence de la paix, il ne signait de traité avec aucun monarque, mais se présentait aux yeux de tous à égalité comme un père. » (op. cit., p. 302). Plus tard, en 1529, il écrira : « Seul le pape s’emploie avec zèle à prêcher la concorde, mais en vain ; autant vouloir blanchir un nègre ». (Charon, op. cit., p. 318). Clément avait alors signé le traité de Barcelone avec Charles Quint qu’il couronna à Bologne en 1530. ]. Non seulement Erasme était très prisé en Pologne par les cercles religieux et intellectuels anti-luthériens mais il avait aussi une grande admiration pour le roi dont il ne cesse de chanter les louanges. Sigismond apparaît comme le modèle des princes chrétiens, qui aurait été suscité par Dieu pour apaiser les « flots déchaînés » par sa piété, sa sagesse et son autorité⁠[101] et son souci de la paix.

Au début de son règne Sigismond mena plusieurs guerres contre les Moscovites, les Valaques, les Tatars et les Prussiens. Il a montré, écrit Erasme, « une hauteur d’âme manifestement royale ». Il a préféré chercher la paix ou livrer un combat limité malgré sa position de force, en dépit des oppositions internes et au détriment de sa réputation. Il a refusé des prises faciles, une succession légitime (Hongrie) et s’est efforcé de réconcilier des adversaires.⁠[102]

« Et si les princes, poursuit Erasme, suivant votre exemple et méprisant leurs passions privées, tournaient leurs yeux, comme d’un observatoire élevé, vers la piété, c’est-à-dire la gloire du Christ et le salut du peuple chrétien, et faisaient passer la paix publique et universelle avant je ne sais quels intérêts privés, ces intérêts qui font souvent commettre des fautes et, même dans le cas contraire, sont achetés à un prix trop cher : tout d’abord, unis entre eux par la concorde, ils règneraient d’une manière beaucoup plus heureuse et beaucoup plus glorieuse ; de plus ils desserreraient facilement de la gorge des Chrétiens l’étreinte du Turc, et apaiseraient ce funeste conflit au sein de l’Église avec d’excellents arguments. » Mais Erasme ne se fait guère d’illusion car « la plupart des guerres sont inspirées par la colère, par l’ambition, ou par quelque autre passion particulière, bien plutôt que par la considération du devoir ou de l’intérêt de l’État ; quant aux traités, nous constatons leur faiblesse et leur caractère éphémère, et, chose plus grave, ce sont eux qui engendrent souvent de nouvelles guerres. »⁠[103] Il vaudrait mieux renoncer aux possessions éloignées, renoncer à un grand empire difficile à administrer mais les princes veulent accumuler les possessions comme les ecclésiastiques accumulent (achètent) les charges. ⁠[104]

Erasme regrette que les querelles entre monarques chrétiens aient ouvert « la voie au Turc, si bien qu’il a commencé par envahir Rhodes[105], et aussi tout récemment la Hongrie[106]. Trop heureuse cruauté, destinée à pénétrer encore plus profondément chez nous, à moins que, nous mettant d’accord et joignant nos boucliers, nous opposions un barrage à cette entreprise. » Il déclare à Sigismond : « vous n’avez pas renoncé à la poursuite de pourparlers d’armistice avec les Turcs ; même avec les Scythes, vous êtes favorable à la conclusion d’un traité, à moins que, par leurs incursions scélérates et dignes de bêtes féroces plutôt que d’êtres humains, ils continuent sans trêve à attaquer votre empire. Détourner leur cruauté sauvage et implacable des possessions et de la gorge de vos propres sujets, c’est un devoir sacré plutôt qu’une action guerrière ; et si guerre il y a, elle appartient à la catégorie de celles qu’on ne peut éviter en aucune manière sans laisser s’accomplir un crime épouvantable »[107]

Erasme est d’autant plus attaché à la personne de Sigismond qu’il est souvent déçu par les rois⁠[108], même par ceux avec lesquels il entretenait des relations et auxquels il destinait certains de ses ouvrages sur la paix, comme François Ier ou Charles-Quint.⁠[109]

Erasme est déçu aussi, on l’a vu, par l’attitude des papes et pas seulement par Jules II. Bien sûr, Léon X⁠[110], ordonné prêtre quatre jours après avoir été élu pape, était d’un caractère pacifique mais il avait nommé son frère chef des armées pontificales qui menèrent des guerres et grevèrent les finances pontificales qu’il alimenta en, intensifiant la campagne des indulgences qui allait hâter la révolte luthérienne dont il ne comprit pas le fond. Il envisagea sans succès de lancer une croisade contre les Turcs. Généreux mécène et grand humaniste, plus préoccupé d’art, de culture et de politique que de réforme spirituelle, Léon laissa « se répandre autour de lui un paganisme et un amoralisme avoués »[111]. Adrien VI qui lui succède⁠[112], ancien collègue d’Erasme à Louvain, précepteur de Charles Quint à partir de 1507, déçoit Erasme : « Un espoir était permis avec notre nouveau pontife, d’abord comme théologien, et comme théologien dont l’intégrité morale était éprouvée depuis ses jeunes années. Or je ne sais comment il se fait que l’autorité pontificale prévaut bien davantage pour susciter la guerre chez les princes que pour les amener à composition. »[113]. Adrien VI, en effet, tenta, en vain, d’organiser une croisade contre les Turcs.

Comme dit précédemment Erasme n’est pas opposé à l’idée d’une guerre contre les Turcs mais, écrit-il, « commençons par faire en sorte que nous soyons nous-mêmes de vrais Chrétiens ; après, si nous le croyons bon, attaquons les Turcs ! »[114] Erasme ne supporte pas les guerres que les Chrétiens se livrent entre eux. Mais il fait remarquer : « Je ne suis pas, certes, du même avis, quand il est question de guerre où les Chrétiens, animés par un zèle unique et pieux, repoussent la violence du barbare envahisseur et défendent au péril de leur vie, la tranquillité publique. (…) Mais si la guerre, cette maladie funeste, est, à ce point inhérente à la nature humaine que nul ne puisse subsister sans elle, pourquoi les Chrétiens ne déchaînent-ils pas ce mal sur les Turcs ? Il serait, naturellement préférable de convertir les Turcs au christianisme, par la persuasion, par les bienfaits, et par l’exemple d’une vie pure, plutôt que par les armes : cependant, si la guerre est absolument inévitable, ce malheur serait moins grave que si les Chrétiens se déchiraient et se tuaient entre eux. Si l’amour réciproque n’est pas de nature à les unir, que du moins ils soient unis contre l’ennemi commun, le Turc, qui sera de quelque façon que ce soit invincible, dès que la discorde les séparera. »  »⁠[115]

Il aborde encore la question du péril turc dans un ouvrage au titre explicite : « Devons-nous porter la guerre aux Turcs ? », écrit en 1530⁠[116]. Rappelons-nous qu’en 1529, les Turcs étaient devant Vienne.

Face à cette menace, l’Europe est désunie : la France, en particulier, n’obéissant qu’à ses intérêts particuliers, fait alliance avec Soliman II contre Charles Quint et obtient ainsi un régime privilégié dans l’Empire ottoman⁠[117] par la concession de « capitulations » (conventions) qui restèrent en vigueur jusqu’au XXe siècle. La France acquit ainsi des avantages sur les plans commercial, fiscal, religieux, pénal, etc..

Erasme, lui, ne veut pas d’une croisade , il ne veut pas d’une guerre à n’importe quel prix et ne partage pas non plus le point de vue de Luther qui estimait que cette invasion était un châtiment divin auquel il ne fallait pas s’opposer : « S’il est vrai que toute guerre engagée contre les Turcs n’est pas forcément légitime et pieuse[118], il arrive aussi que la non-résistance au Turc ne soit rien d’autre que l’abandon des Chrétiens à des ennemis particulièrement cruels, la soumission de nos frères à leur indigne asservissement. »⁠[119]

Certes, cette « race barbare » qui se livre à de terribles massacres profite de l’indolence et des fautes chrétiennes mais il faut « porter secours aux peuples frères en détresse »[120]

Comment expliquer le succès des Turcs et la défaite des Chrétiens ? « C’est à nos vices qu’ils doivent leurs victoires » : les dissensions, l’ambition, la perfidie.⁠[121]

Ceci dit, comment mener une guerre « légitime et pieuse » ?

« On fait preuve d’une extrême impiété en estimant que l’art médical peut chasser la maladie malgré Dieu. Nous nous trouvons dans une situation semblable quand nous estimons pouvoir, malgré la colère de Dieu, repousser le désastre par nos propres forces, alors que nous reconnaissons dans les incursions des Turcs le moyen de nous inciter à une vie meilleure et à une concorde mutuelle. (…) Si nous désirons réussir dans notre entreprise d’arracher notre gorge à l’étreinte turque, il nous faudra, avant de chasser la race exécrable des Turcs, extirper de nos cœurs l’avarice, l’ambition, l’amour de la domination, la bonne conscience, l’esprit de débauche, l’amour de la volupté, la fraude, la colère, la haine, l’envie, et après les avoir jugulés avec le glaive spirituel, adopter un état d’âme véritablement chrétien ; alors, si la situation l’exige, nous pourrons combattre sous l’étendard du Christ l’adversaire turc, et le vaincre avec le même champion »[122]

En tout cas, nous ne devons pas combattre « les Turcs en Turcs »[123]. « Notre but unique, notre principal dessein : augmenter la puissance du Christ plutôt que la nôtre. »[124] Le soldat chrétien ne peut donc être animé de mauvais sentiments : « Si c’est le souci de la paix publique qui te fait sortit l’épée du fourreau, le souvenir de tes opprimés ou l’amour de la religion, si tout l’espoir d’une victoire est placé dans le secours de Dieu, si ton regard droit ne fixe rien d’autre que la gloire du Christ et l’intérêt du troupeau des Chrétiens, alors dis-toi que, par un effet de la volonté divine, une réponse te sera donnée en moyen propitiatoire: « Attaque, et tu vaincras ! » (…) Si c’est la cruauté, la passion d’étendre ta domination, le désir de rapines, qui t’appelle aux armes, sache bien qu’aucun oiseau ne peut voler sous de plus funestes auspices. En effet même si parfois quelque succès semble favoriser ceux qui font la guerre avec de tels augures, ce n’est pas une situation heureuse, mais une proie fallacieuse dont la séduction entraîne vers des calamités plus redoutables…​ »[125]

Encore faut-il que la guerre « s’engage sous la direction des plus grands monarques légitimes, et en pleine communion de vues »[126] Nous retrouvons ici une des conditions classiques de la guerre juste : qu’elle soit déclarée par une autorité légitime.

Quant à l’argent nécessaire, au lieu de faire porter au peuple cette charge financière, Erasme prévoit cette solution : « pour éviter de faire peser sur le peuple les lourdes charges financières nécessitées par la guerre, une méthode pourrait être mise en oeuvre, consistant pour les princes à réduire leurs dépenses superflues : en agissant ainsi, ils verront quelle énorme contribution s’ajoute à leurs revenus. Qui ferait en effet honnêtement le compte des sommes d’argent englouties dans les cérémonies, les prodigalités, les festins, les ambassades tapageuses, les plaisirs et les jeux ? S’ils estiment que faire la guerre aux Turcs est une sainte et pieuse action, pourraient-ils garantir à Dieu d’aumône plus agréable que d’augmenter le revenu de leurs impôts par leur économie et dépenser pour la piété ce qu’ils auraient soustrait aux folies bruyantes ?

Quand je parle des princes, la même opinion peut s’appliquer aux riches, quels qu’ils soient. Dieu sera doublement satisfait si l’argent dépensé pour la piété est soustrait aux vices. Le résultat de cette pratique sera que personne ne s’appauvrira par ses prodigalités, mais s’enrichira plutôt par un accroissement de vertu. En outre, la méfiance du peuple diminuera si les projets envisagés sont menés à leur terme. Jusqu’ici la collecte de l’argent s’est faite avec célérité, mais la poursuite de l’entreprise a été d’une lenteur remarquable, pour ne pas parler d’abandon. »[127]

N’empêche que pour Erasme, la guerre reste l’ultime recours : « une guerre contre les Turcs n’est pas de mon goût, à moins que ne nous y contraigne une nécessité inéluctable. Et j’avoue que nous devons à peine espérer la victoire si le Seigneur ne se tient pas à nos côtés ; mais si nous nous appliquons à nous le rendre favorable, quand bien même nous lutterions à cent contre dix mille, la victoire nous est assurée. »[128]

Comment se rendre Dieu favorable sinon en se convertissant et il importe même « que les princes de l’Église se détachent de toute espèce de luxe, d’ambition, d’avarice et de tyrannie. »[129] et que les combattants combattent en vrais chrétiens.⁠[130] « Il n’existe aucun bouclier fait de main d’homme qui puisse garantir tout le corps contre les blessures ; c’est même parfois le bouclier qui cause la perte de celui qui le porte ; mais lorsqu’on est couvert par le bouclier de Dieu, on est invulnérable de toutes parts. »⁠[131]

A l’instar de saint Augustin, il répète : « je ne dissuade pas de faire la guerre, mais, je veux, dans la mesure de mes moyens, travailler à ce qu’elle soit engagée et conduite avec bonheur. » Il ne faudrait pas qu’elle tourne à la catastrophe : « C’est dur, je l’avoue, mais mieux vaut encore supporter notre sort, si dur soit-il, si c’est la volonté de Dieu, plutôt que d’attirer sur nous une catastrophe totale. » ⁠[132]

Car la paix, la véritable paix, est un bien inestimable. Encore faut-il distinguer la vraie paix de la fausse paix : « Par nature, sans doute, tous les hommes sont à la poursuite de la paix ; ils sont en quête d’un endroit où leur esprit puisse se reposer ; mais comme ils accrochent leurs nids à des réalités vaines et périssables, plus ils s’affairent pour trouver le repos, plus ils s’enfoncent dans les tracas.(…) L’un pose son nid dans la science, l’autre dans la paresse, l’autre dans la volupté, certains, dans cette disposition vertueuse qu’ils appellent sagesse, d’autres encore, dans l’acte même et l’exercice de la vertu. Mais tous ces gens-là, comme le dit Paul, « ont perdu le sens commun de leurs réflexions » (Rm 1, 21) : alors qu’en paroles, et en paroles grandiloquentes, ils promettaient aux autres l’euthumia , leur cœur à eux-mêmes ne connaissait aucun repos. Et pourquoi cela ? Parce que ce n’est pas dans le Dieu vivant qu’ils cherchaient leur joie. »[133]

Il n’y a donc pas lieu de parler de pacifisme absolu à propos d’Erasme. Nous avons retrouvé dans ses réflexions les principes traditionnels de la guerre juste mais, on l’a vu, Erasme l’envisage dans le cadre d’une action militaire contre la menace turque et se montre, à juste titre, extrêmement sévère pour les guerres que les chrétiens, princes et papes, mènent entre eux.

La fin d’un monde

St Vincent de Paul , témoin d’un temps révolu ?

Il est intéressant de s’arrêter un instant à la vie de « Monsieur Vincent »⁠[134] connu tout particulièrement pour son action inlassable lutte contre les misères matérielles et spirituelles⁠[135]. Ce que l’on sait moins, ce sont ses relations politiques au plus haut niveau de l’État⁠[136]. A cette époque de guerres à l’extérieur et à l’intérieur du Royaume⁠[137], il travaille au soulagement de toutes les souffrances endurées par les militaires comme par les civils mais il est partisan de certaines interventions armées. Il cherche certes à rassembler des fonds pour racheter les captifs tombés aux mains des barbaresques mais aussi, en 1658, pour soutenir une expédition militaire susceptible d’aller les délivrer, pour, comme il l’écrit, « tirer justice des Turcs ».⁠[138]

Auparavant, entre 1656 et 1659, il avait soutenu de ses prières⁠[139] et par la recherche de fonds⁠[140] la lutte du royaume de Pologne⁠[141] face aux Suédois, aux Tartares et aux « Moscovites ».

Le souci de Vincent de Paul est de défendre les vies chrétiennes contre les leurs ennemis et les catholiques contre les hérétiques⁠[142] « et cela pour donner la paix qui est le but de la guerre »[143].

Ses prises de position, St Vincent les justifie en citant très souvent l’Eloge de la Milice nouvelle de saint Bernard que nous avons déjà évoquée. Le problème vient de ce qu’il lit l’actualité avec les critères anciens alors que les luttes dans lesquelles il prend position n’ont pas le caractère tranché qu’il leur prête comme en témoigne W. Cavanaugh  dans son livre Le mythe de la violence religieuse[144]. Cet auteur montre que les « guerres de religion » des XVIe et XVIIe siècles portent fort mal leur nom. Si l’Église a été impliquée profondément dans ces guerres, c’est parce qu’elle « a été de plus en plus identifiée avec le projet de construction de l’État qui l’a même absorbée. »[145] Ainsi, pour revenir à la guerre de Trente ans qui a fortement marqué la sensibilité de saint Vincent de Paul, ce n’est pas purement et simplement une lutte entre catholiques et hérétiques puisqu’on constate que la France catholique s’est alliée à la Suède luthérienne et que, par la suite, la guerre fut essentiellement un affrontement entre Habsbourgs et Bourbons, les deux grandes dynasties catholiques d’Europe.

Vincent de Paul ne s’est pas rendu compte -il n’avait pas suffisamment de recul- que le monde avait changé, plus exactement qu’un acteur -l’État- venait de changer de rôle :

« Le tournant des XVIe et XVIIe siècles, écrit J.-Fr. Thibault, apparaît (…) comme une période charnière où s’opère un basculement majeur de la pensée politique, qui voit l’État s’imposer, et le droit souverain s’affirmer. »[146]

Randall Lesaffer⁠[147] confirme : « l’émergence de l’État souverain - ou plutôt de la monarchie souveraine - à partir du haut Moyen Age et surtout de la Réforme au seizième siècle (a) détruit le système international médiéval de la res publica christiana et (…) précipité l’Europe dans une grave crise structurelle. » De 1530 aux traités de Westphalie (1648)⁠[148], on constate « l’absence relative d’un droit international aux dimensions européennes » et « la domination de droits internationaux particuliers ou bilatéraux ».⁠[149] Le pape et l’empereur ont perdu leur suprématie théorique et « le droit canon, mais aussi le droit féodal et le droit romain, perdirent rapidement leur signification comme base du droit international en Europe »[150]. On se souvient que pour saint Thomas, trois conditions devaient être remplies pour qu’une guerre soit déclarée juste : être déclarée par le souverain, avoir une juste cause et une intention droite. A partir du 16ème siècle, les deux dernières conditions ne peuvent plus être remplies car manque « un consensus réel concernant le droit international qui déterminait les droits des différents États » et s’est effacée « la présence d’un pouvoir supranational qui pouvait décider de la justice des revendications de belligérants potentiels. »[151] « L’analyse plus générale de la pratique des traités des Temps modernes a démontré que la souveraineté externe - soit l’absence d’un pouvoir international ou supranational efficace - était acquise dès les années 1530-1540. »[152]

Dans la pratique guerrière, on constate quelques modifications significatives : l’amnistie, la libération des prisonniers sans rançon, le refus de se prononcer sur la responsabilité de la guerre, l’abandon des représailles soulignent le caractère non discriminatoire de la paix. On atténue le caractère juridique des légitimations de guerre, on invoque la violation actuelle ou potentielle des droits, la violation d’intérêts politiques. L’important c’est la sécurité et la tranquillité des États. Et « la définition de la sécurité d’un État souverain [est] sujette à la discrétion du souverain »[153]et on se soucie de garantir les droits commerciaux. La notion de casus belli s’élargit donc.

Si même jusqu’au dix-septième siècle on trouve dans les traités de paix ou d’alliance référence à la res publica christiana, concept « entre autres invoqué afin de légitimer une guerre ou une paix sur la base de l’argument que l’unité et la stabilité interne de la chrétienté était une condition sine qua non pour la défendre contre ses ennemis externes, en première instance contre le Turc. Après la Réforme, le même raisonnement fut retenu par les adhérents des différents courants dans le monde chrétien vis-à-vis de leurs ennemis respectifs, catholiques ou protestants. »[154] Apparaît aussi progressivement une référence plus ou moins explicite à l’équilibre européen : cette théorie se substitue « à l’idée de l’unité chrétienne face à ses ennemis externes, comme principe de base de la société internationale » et vise « à garantir la souveraineté et la liberté de chaque pouvoir souverain ».⁠[155]

« Tout cela indique manifestement que la guerre était de moins en moins considérée comme une voie de recours ultime à caractère juridique, mais qu’elle était devenue un instrument politique à utiliser discrétionnairement par les États. »⁠[156]

« Le mécanisme très délicat d’éducation à la paix que constituait la théorie de la guerre juste dans la Chrétienté »[157] et, a fortiori, les efforts plus pacifistes d’un Las Casas ou d’un Erasme, sont mis à mal par le divorce entre les fins temporelles et les fins spirituelles et par la rupture de l’unité chrétienne. De son côté, la Réforme protestante a supprimé le rôle d’arbitre moral que pouvait jouer l’Église et a favorisé le développement des nationalismes en permettant à la religion d’être au service des politiques nationales et de leurs guerres.⁠[158]

Et la papauté n’arrive pas à combattre cette tendance.


1. 1474-1566.
2. Cité in LAS CASAS Barthélemy de, L’Évangile et la force, Présentation, choix de textes et traduction par Marianne Mahn-Lot, Cerf, 1964, p. 48.
3. 1494-1560, fut aussi professeur à l’université de Salamanque.
4. 1503-1576, participa au Concile de Trente et à la Controverse de Valladolid, fut le confesseur de Marie Tudor, archevêque de Tolède, arrêté par l’Inquisition qui le suspecte d’hérésie, condamné par Grégoire XIII bien que son travail au Concile ait été déclaré orthodoxe. Le pape rédigea toutefois cette épitaphe : « Bartolomé Carranza, navarrais, dominicain, Archevêque de Tolède, Primat des Espagnes, homme illustre par son lignage, par sa vie, par sa doctrine, par sa prédication et par ses aumônes ; d’esprit modeste dans les événements heureux et d’humeur égale dans l’adversité ». Proposer une meilleure traduction .
5. 1509-1560, participa au Concile de Trente et à la Controverse de Valladolid, fut professeur à Salamanque et Valladolid.
6. La pensée de Vitoria influença d’autres théologiens encore comme Domingo Bañez (1528-1604), directeur de conscience de sainte Thérèse et professeur à Salamanque, condamné par l’Inquisition en 1599 à ne plus enseigner ; le jésuite Luis Molina (1536-1600), professeur à Evora puis à Madrid, à l’origine d’une grande controverse avec les dominicains sur le libre-arbitre et la prédestination ; un autre jésuite, Francisco Suarez (1548-1617), qui enseigna à Avila, Ségovie, Valladolid, Rome, Alcala, Salamanque et Coimbra. Même des juristes protestants comme Alberico Gentili (1552-1608) qui fut professeur à Oxford, auteur d’un De jure belli et et Hugo Grotius (1583-1645) auteur du De jure belli ac pacis (1625) s’inspirèrent de Vitoria. L’œuvre de ce grand dominicain sombra ensuite dans l’oubli pratiquement jusqu’au XXe siècle.
7. LAS CASAS B. de, op. cit., p. 15.
8. Dans le codicille de son testament elle écrit : « Notre dessein principal étant d’inviter les peuples de là-bas à se convertir à notre sainte foi (…), je supplie le roi mon mari de ne pas consentir à ce que les Indiens soient lésés dans leur personne ou dans leurs biens… » (id., p. 17).
9. Henri de Suse, dit «  Hostiensis », vers 1200-http://fr.wikipedia.org/wiki/1271[1271
10. LAS CASAS B. de, op. cit., p.19.
11. Il fut aboli en 1543.
12. LAS CASAS B., op. cit., p. 20.
13. Un temps, il pense aux esclaves noirs pour remplacer les Indiens. On l’accuse d’ailleurs d’avoir été le premier à demander licence d’importer des esclaves noirs. En espagnol, « primero » signifie à la fois « premier » et « d’abord ». Le P. ANDRE-VINCENT (Las Casas, apôtre des Indiens, Nouvelle Aurore, 1975, p. 181) traduit : il a d’abord, dans un premier temps, demandé licence d’importer… Ce qui est plus vraisemblable puisqu’en 1502 déjà, des Noirs avaient été amenés à Hispaniola. d’autre part, Las Casas poursuit son récit, toujours à la troisième personne : « Depuis qu’il eut compris de quelle façon inique ces Noirs avaient été asservis par les Portugais, il n’aurait pour rien au monde renouvelé une pareille demande (…), il ne fut jamais certain que l’ignorance où il avait vécu à ce sujet lui servirait d’excuse devant le tribunal de Dieu »
   Telle est la traduction du P. André-Vincent. Par contre, Marianne Mahn-Lot écrit (pp. 27 et 28) : « Le clerc Las Casas fut le premier à demander licence d’importer des esclaves noirs » elle commente : « en réalité, il fut peut-être le premier à le « redemander », car des Noirs avaient été introduits à Hispaniola en 1502, mais comme ils avaient participé à une révolte aux côtés des Indiens, le gouverneur Ovando avait supplié le roi de ne plus permettre qu’on en introduisît ». Las Casas poursuit : « Depuis qu’il eut compris de quelle façon inique ces Noirs avaient été asservis par les Portugais, il n’aurait pour rien au monde renouvelé une pareille demande (…), il ne fut jamais certain que l’ignorance où il avait vécu à ce sujet lui servirait d’excuse devant le tribunal de Dieu. » Marianne Mahn-Lot commente : « On a souvent fait remarquer que les Européens n’avaient pas « inventé » l’esclavage des Noirs qui existait déjà en Afrique. Las Casas n’y aurait pas vu une excuse. Il écrit judicieusement : « Depuis longtemps les Portugais ont accoutumé de pratiquer des razzias en Guinée pour s’y procurer des esclaves ; voyant donc que nous, Espagnols, avions tant besoin d’esclaves et les leur achetions un bon prix, ils se mirent à en capturer de plus en plus. Et les Noirs eux-mêmes, voyant avec quelle avidité on les recherche, se sont mis à se faire entre eux d’injustes guerres et à se vendre les uns les autres aux Portugais, si bien que nous portons la responsabilité des péchés qu’ils commettent ainsi. » »
   Si nous nous en remettons au texte espagnol (Ed. Miguel Ginesta, 1875, édition digitale de la Biblioteca virtual Miguel de Cervantes, 2007 sur le site www.cervantesvirtual.com, au tome IV, Livre III, chapitre CII, p. 380), on lit : « Otras muchas y diversas mercedes se les prometieron, harto provocativas, à venir à poblar estas tierras, de los que las oian ; y porque algunos de los españoles desta isla dijeron al clérigo Casas, viendo lo que pretendia y que los religiosos de Sancto Domingo no quieran absolver à los que tenian indios, si no los dejaban, que si les traia licencia del Rey para que pudiesen traer de Castilla una docena de negros esclavos, que abririan mano de los indios, acordàndose desto el Clérigo dijo en sus memoriales, que le hiciese merced à los españoles vecinos dellas de darles licencia para traer de España una docena màs o ménos, de esclavos negros, porque con ellos se sustentarian en la tierra y dejarian libres los indios. Este aviso, de que se diese licencia para taer esclavos negros à estas tierras, dio primero_ el clérigo Casas, no advirtiendo la injusticia con que los portugueses los toman y hacen esclavos, el cual, despues, de que cayo en ello, no lo diera por cuanto habia en el mundo, porque siempre los tuvo por injusta y tirànicamente hechos esclavos, porque la misma razon es dellos que de los indios. »  _Primero employé adverbialement, est opposé à despues : d’abord… ensuite. Le P. André-vincent a donc raison de protester contre la traduction de primero par « le premier ». Plus loin (Tome V, livre III, chapitre 129, pp. 30-31 : « Deste aviso que dio el Clérigo, no poco despues se hallo arrepiso, juzgàndose culpado por inadvertencia, porque como despues vido y averiguo, segun parecerà, ser tanto injusto el captiverio de los negros como el de los indios, no fué discreto remedio el que aconsejo que se trujesen negros para que se libertasen los indios, aunque él suponia que eran justamente captivos, aunque no estuvo cierto que la ignorancia que en ésto tuvo y buena voluntad lo excusase delante el juicio divino.  […] siguiose de aqui tambien que como los portugueses de muchos años atràs han tenido cargo de robar à Guinea, y hacer esclavos à los negros, harto injustamente, viendo que nosotros mostràbamos tanta necesidad, y que se los compràbamos bien, diéron y dànse cada cada dia priesa à robar y captivar dellos, por cuàntas via smalas é inicuas captivarlos pueden ; item, como los mismos ven que con tanta ànsia los buscan y quieren, unos à otros se hacen injustas guerras y por otras vias ilicitas se hurtan y venden à los portugueses, por manera que nosotros somos causa de todos los pecados que los unos y los otros cometen, sin los nuestros que en comprallos cometemos. »
   GIROUD Nicole, dans une remarquable étude particulièrement bien documentée, est formelle : « L’opinion fréquente qui affirme que Las Casas est le premier à avoir amené des esclaves Noirs aux Indes pour libérer les Indios est fausse. Les premiers esclaves noirs sont arrivés, avec l’accord de la couronne espagnole, dès le début du XVIe siècle. […] En fait, comme il le raconte lui-même, […] Las Casas propose effectivement dans sa lutte contre l’esclavage des Indios de 1516 à 1543, la venue d’esclaves noirs aux Indes pour soulager le travail des Indios dans les mines, car les Noirs sont plus forts et plus résistants. Il croyait encore que leur esclavage était dû à une guerre juste. […] Entre 1556 et 1560, il commence à dénoncer aussi cet esclavage. Cet épisode montre bien que Las casas n’a pas mis en cause l’institution de l’esclavage, mais il s’y oppose lorsqu’il est le fruit d’une guerre injuste. Lorsqu’il saura que c’est le cas en Afrique, il défendra de la même façon les droits des Noirs et des Indios. » L’auteur ajoute que « ce repentir, souvent jugé tardif, est, en fait, historiquement précoce » puisque « les premiers textes qui condamnent réellement l’esclavage des Noirs, après Las Casas, apparaîtront à la fin du XVIIe siècle seulement ». (Une mosaïque de Fr. Bartolomé de Las Casas (1484-1566), Histoire de la réception dans l’histoire, la théologie, la société, l’art et la littérature, Editions universitaires de Fribourg Suisse, 2002, pp. 148-149). Nicole Giroud est docteur en théologie et travaille à l’université de Fribourg.
14. LAS CASAS B. de, op. cit., p. 29.
15. Id., p. 30.
16. Id..
17. Rappelons que le pape Paul III, né Alexandre Farnèse, fut un prince typique de la Renaissance, mondain et frivole dans sa jeunesse. Il eut quatre enfants alors qu’il était déjà cardinal-diacre (grâce à Alexandre VI qui avait une liaison avec sa sœur) puis évêque. Néanmoins, c’est lui qui convoque en 1536 le concile de trente et qui entame la réforme de l’Église. C’est lui aussi qui nomma Michel-Ange architecte du Vatican et lui fit exécuter les fresques de la Sixtine.
18. Bref adressé au cardinal Juan de Tavera, archevêque de Tolède, où on peut lire : « Il est parvenu à notre connaissance que pour faire reculer ceux qui, bouillonnant de cupidité, sont animés d’un esprit inhumain à l’égard du genre humain, l’empereur des Romains Charles a interdit par un édit public à tous ses sujets que qui que ce soit ait l’audace de réduire en esclavage les Indiens occidentaux ou ceux du Sud, ou de les priver de leurs biens.
   Puisque nous voulons que ces Indiens, même s’ils se trouvent en dehors du sein de l’Église, ne soient pas pour autant privés de leur liberté ou de la disposition de leurs biens, ou considérés comme devant l’être, du moment que ce sont des hommes et par conséquent capables de croire et de parvenir au salut, qu’ils ne soient pas détruits par l’esclavage mais invités à la vie par des prédications et par l’exemple, et puisque en outre, Nous désirons contenir les entreprises si infâmes de ces impies et pourvoir à ce qu’ils ne soient pas moins enclins à embrasser la foi du Christ parce qu’ils auront été révoltés par les injustices et les torts qu’ils auront subis.
   Nous demandons (…) à ta prudence que tu (…) interdises avec une très grande sincérité, sous peine d’excommunication portée d’avance, à tous et à chacun, quel que soit son rang, d’oser réduire en esclavage les indiens précités, de quelque façon que ce soit, ou de les dépouiller de leurs biens. » (DZ 1495). 
19. « La Vérité elle-même, qui ne peut ni tromper ni se tromper ni être trompée ni devenir trompée, a dit clairement lorsqu’elle destinait les prédicateurs de la foi au ministère de la parole : « Allez enseigner toutes les nations ». Elle a dit toutes, sans exception, puisque tous les hommes sont capables de recevoir l’enseignement de la foi. Ce que voyant, le jaloux adversaire du genre humain, toujours hostile aux œuvres humaines afin de les détruire, a découvert une nouvelle manière d’empêcher que la parole de _Dieu soit annoncée, pour leur salut, aux nations. Il a poussé certains de ses suppôts, avides de satisfaire leur cupidité, à déclarer publiquement que les habitants des Indes occidentales et méridionales, et d’autres peuples encore qui sont parvenus à notre connaissance ces temps-ci, devaient être utilisés pour notre service, comme des bêtes brutes, sous prétexte qu’ils ne connaissent pas la foi catholique. Ils les réduisent en esclavage en leur imposant des corvées telles qu’ils oseraient à peine en infliger à leurs propres animaux domestiques._
   Or Nous, qui, malgré notre indignité, tenons la place du Seigneur sur terre, et qui désirons, de toutes nos forces, amener à Son bercail les brebis de Son troupeau qui nous sont confiées et qui sont encore hors de Son bercail, considérant que ces Indiens, en tant que véritables êtres humains, ne sont pas seulement aptes à la foi chrétienne, mais encore, d’après ce que Nous avons appris, accourent avec hâte vers cette foi, et désirant leur apporter tous les secours nécessaires, Nous décidons et déclarons, par les présentes lettres, en vertu de Notre Autorité apostolique, que lesdits Indiens et tous les autres peuples qui parviendraient dans l’avenir à la connaissance des chrétiens, même s’ils vivent hors de la foi ou sont originaires d’autres contrées, peuvent librement et licitement user, posséder et jouir de la liberté et de la propriété de leurs biens, et ne doivent pas être réduits en esclavage. Toute mesure prise en contradiction avec ces principes est abrogée et invalidée.
   De plus, Nous déclarons et décidons que les Indiens et les autres peuples qui viendraient à être découverts dans le monde doivent être invités à ladite foi du Christ par la prédication de la parole de Dieu et par l’exemple d’une vie vertueuse. Toutes choses passées ou futures contraires à ces dispositions sont à considérer comme nulles et non avenues. » (2 juin 1537).
20. Cette constitution s’attaque notamment au problème posé par la conversion d’indiens polygames. Elle stipule, en bref que le converti conserve la première femme qu’il avait dans le paganisme, la première femme non pas forcément dans le temps, mais selon le droit. Et « au cas où il ne se rappelle pas quelle fut sa première femme légitime, le polygame converti choisit qui il lui plaît parmi celles qui vécurent avec lui maritalement, qu’elle soit encore païenne ou qu’elle soit devenue catholique. » (Cf. GRECO Joseph, sj, Le pouvoir du Souverain Pontife à l’égard des infidèles, Presses de l’Université grégorienne, 1967, p. 15.
21. « Le Pape Paul III, à tous les Chrétiens fidèles auxquels parviendra cet écrit, santé dans le Christ notre Seigneur et bénédiction apostolique. Le Dieu sublime a tant aimé le genre humain, qu’Il créa l’homme dans une telle sagesse que non seulement il puisse participer aux bienfaits dont jouissent les autres créatures, mais encore qu’il soit doté de la capacité d’atteindre le Dieu inaccessible et invisible et de le contempler face à face ; et puisque l’homme, selon le témoignage des Écritures Sacrées, a été créé pour goûter la vie éternelle et la joie, que nul ne peut atteindre et conserver qu’à travers la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ, il est nécessaire qu’il possède la nature et les facultés qui le rendent capable de recevoir cette foi et que quiconque est affecté de ces dons doit être capable de recevoir cette même foi.
   Ainsi, il n’est pas concevable que quiconque possède si peu d’entendement que, désirant la foi, il soit pourtant dénué de la faculté nécessaire qui lui permette de la recevoir. d’où il vient que le Christ, qui est la Vérité elle-même, qui n’a jamais failli et ne faillira jamais, a dit aux prédicateurs de la foi qu’il choisit pour cet office « Allez enseigner toutes les nations ». Il a dit toutes, sans exception, car toutes sont capables de recevoir les doctrines de la foi.
   L’Ennemi du genre humain, qui s’oppose à toutes les bonnes actions en vue de mener les hommes à leur perte, voyant et enviant cela, inventa un moyen nouveau par lequel il pourrait entraver la prédication de la parole de Dieu pour le salut des peuples : Il inspira ses auxiliaires qui, pour lui plaire, n’ont pas hésité à publier à l’étranger que les Indiens de l’Occident et du Sud, et d’autres peuples dont Nous avons eu récemment connaissance, devraient être traités comme des bêtes de somme créées pour nous servir, prétendant qu’ils sont incapables de recevoir la Foi Catholique.
   Nous qui, bien qu’indigne de cet honneur, exerçons sur terre le pouvoir de Notre-Seigneur et cherchons de toutes nos forces à ramener les brebis placées au-dehors de son troupeau dans le bercail dont nous avons la charge, considérons quoi qu’il en soit, que les Indiens sont véritablement des hommes et qu’ils sont non seulement capables de comprendre la Foi Catholique, mais que, selon nos informations, ils sont très désireux de la recevoir. Souhaitant fournir à ces maux les remèdes appropriés, Nous définissons et déclarons par cette lettre apostolique, ou par toute traduction qui puisse en être signée par un notaire public et scellée du sceau de tout dignitaire ecclésiastique, à laquelle le même crédit sera donné qu’à l’original, que quoi qu’il puisse avoir été dit ou être dit de contraire, les dits Indiens et tous les autres peuples qui peuvent être plus tard découverts par les Chrétiens, ne peuvent en aucun cas être privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de Jésus-Christ ; et qu’ils peuvent et devraient, librement et légitimement, jouir de la liberté et de la possession de leurs biens, et qu’ils ne devraient en aucun cas être réduits en esclavage ; si cela arrivait malgré tout, cet esclavage serait considéré nul et non avenu.
   Par la vertu de notre autorité apostolique, Nous définissons et déclarons par la présente lettre, ou par toute traduction signée par un notaire public et scellée du sceau de la dignité ecclésiastique, qui imposera la même obéissance que l’original, que les dits Indiens et autres peuples soient convertis à la foi de Jésus Christ par la prédication de la parole de Dieu et par l’exemple d’une vie bonne et sainte.
   Donné à Rome, le 29 mai de l’année 1537, la troisième de Notre Pontificat. »
22. La mesure concernant l’encomienda fut révoquée car l’institution était trop ancienne et intéressante. Elle fut néanmoins réglementée.
23. MAHN-LOT Marianne in LAS CASAS B. de, op. cit., pp. 55-56.
24. Vers 1490-1573.
25. De convenientia militaris disciplinae cum christiana religione, dialogus que inscribitur Democrates. Et Demócrates Segundo o De las justas causas de la guerra contra los Indios,
26. Cf. le Sumario que D. de Soto rédigea respectant scrupuleusement le discours de Sepúlveda (1ère controverse) puis celui de Las Casas à partir de son Argumentum Apologiae (cité par MAHN-LOT M., in op. cit. pp. 181 et svtes.
27. Qu. 22, a. 9.
28. « Est-ce à moi, en effet de juger ceux du dehors ? N’est-ce pas ceux du dedans que vous avez à juger ? Ceux du dehors, Dieu les jugera… »
29. « Beaucoup de païens ont des idoles abominables. Faudra-t-il que nous les brisions ? Bien plutôt agissons de telle sorte que nous brisions les idoles dans leurs cœurs ; une fois devenus chrétiens, ils nous demanderons eux-mêmes de les briser, ou ils s’en chargeront. Pour le moment, ce qu’il nous faut c’est prier pour eux, et non pas les irriter. »
30. Cité MAHN-LOT M., op . cit., p. 187.
31. Dans son Memorial de remedios (1543), Las Casas écrit : « Ce mot de « conquête » appliqué aux terres et royaumes des Indes découverts ou à découvrir, est un vocable digne de mahométans, inique, tyrannique, infernal ». (cité par MAHN-LOT M., in LAS CASAS B. de, op. cit., p. 59-60).
32. Cité par MAHN-LOT M., id, p. 60
33. Il semble qu’au moment de la controverse, le problème des sacrifices humains ne se posait pratiquement plus selon l’avis de M. Mahn-Lot. Dans son Historia de las Indias (tome IV, livre III, chap. 117, pp. 462-463, op. cit.), Las Casas explique : « …si l’on n’a pas d’abord, pendant un grand laps de temps, enseigné la doctrine chrétienne aux Indiens, comme d’ailleurs à toute autre nation idolâtre, c’est une grande absurdité que de prétendre leur faire abandonner leurs idoles. Jamais ils ne le font de bon gré ; car il n’est personne qui abandonne volontiers et de bon cœur le dieu que depuis bien des années il estime pour véritable, les croyances qu’on lui a enseignées à la mamelle et tout ce que ses ancêtres ont vénéré. »
34. Cité par MAHN-LOT M., id., p. 61
35. Le franciscain Motolinia qui vécut avec les Indiens au Mexique se plaint de Las Casas et écrit à Charles Quint : « Ceux qui ne voudront pas écouter l’Évangile de leur plein gré, qu’ils l’écoutent donc de force, car, comme dit le proverbe : « Mieux vaut le bien fait par contrainte que le mal commis volontiers ». » (Cité par MAHN-LOT M., id., p. 85).
36. Le pape institua en 1568 une commission chargée de « présider au développement de la religion chrétienne chez les Indiens » (MAHN-LOT M., id., p. 87), en 1622 est créée la Congrégation de la propagande ; en 1704, Clément XI confirmera la bulle Sublimis Deus de Paul III.
37. Chap. V, §17, p.176.
38. Id., p.179. 
39. Chap. V, §36, 384, 386, 388 et 390.
40. Las Casas cite « le cas des Turcs et des Maures de Barbarie et d’Orient, dont nous avons, écrit-il, chaque jour à pâtir. Contre ceux-ci, il est certain que nous sommes autorisés à faire une guerre juste, non seulement quand ils la suscitent, mais même quand ils cessent de nous la faire, car nous avons une longue expérience de leur intention de nous porter tort ; cette guerre mérite donc le nom de guerre de légitime défense. »
41. Tome 1, livre 1, chap. XXV, cité in LAS CASAS B. de, op. cit., pp. 195-200.
42. Cité par Las Casas avec la référence 23, q.1a, ch. Noli, in MAHN-LOT M., op. cit., p. 191.
43. Id..
44. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, Ia IIae, qu. 19, a. 5 et 6.
45. Cité in MAHN-LOT M., op. cit., p. 192.
46. Un dernier mot à propos de Las Casas. Il écrit dans son Apologie que les Espagnols  « ont fait mourir misérablement plus de vingt millions de personnes ». Cette affirmation a contribué à nourrir la « légende noire » de l’Espagne, légende développée et propagée par les ennemis de l’Espagne. Au terme d’une enquête sérieuse sur cette question, Joseph Pérez, ancien directeur de la Casa de Vélazquez de Madrid et professeur émérite de civilisation de l’Espagne et de l’Amérique latine à l’Université de Bordeaux III, conclut avec les historiens contemporains que les encyclopédistes français du XVIIIe siècle « peu suspects de sympathie pour une Espagne qu’ils qualifiaient volontiers de fanatique et de rétrograde » avaient porté un jugement correct sur cette affaire: « Las Casas a beaucoup exagéré ; il a idéalisé les Indiens ; les conquistadores se sont conduits en tyrans sanguinaires et cupides, mais leurs crimes ont été perpétré en violation de la législation que les autorités coloniales s’efforçaient de promulguer et qu’elles étaient rarement en mesure de faire respecter sur le terrain. » (PEREZ J., La légende noire de l’Espagne, Fayard, 2009, pp. 146-147).
   Nicole Giroud sur la base des études les plus récentes estime « qu’il sera toujours très difficile de définir la précision et l’exactitude de ces chiffres étant donné le manque de données quant au nombre d’Indios avant l’arrivée des Espagnols. » N’empêche que beaucoup furent décimés par la malnutrition, les guerres, les suicides, les maladies. Par contre, continue-t-elle, « les descriptions des méfaits commis par les Espagnols semblent plus susceptibles d’être mis en cause. » De toute façon, le but de Las Casas « n’a jamais été de porter préjudice à l’Espagne, au contraire. Il cherche la conversion de cette nation, afin qu’elle puisse accomplir au mieux sa mission évangélisatrice. » C’est « l’utilisation idéologique » de ses écrits par les Italiens et les Français qui est à l’origine de « la légende noire ». En réaction, les Espagnols tenteront  « de déprécier l’œuvre et la personne de fr. Bartolomé ». (op. cit., pp. 150-151).
47. Id., pp. 62-63.
48. François, fils aîné du duc Jean de Borgia, naquit en 1510 à Gandie, dans le royaume de Valence. Après une éducation raffinée à la cour de l’empereur Charles-Quint, il épousa en 1529 Éléonore de Castro, dont il eut huit fils. En 1542, il succéda à son père comme duc de Gandie ; mais après la mort de sa femme il renonça à son duché et, ses études de théologie achevées, fut ordonné prêtre en 1551. Entré dans la Compagnie, il fut élu troisième Général en 1565. Il fit beaucoup pour la formation et la vie spirituelle de ses religieux, pour les collèges qu’il fit fonder en divers lieux et pour les missions. Il mourut à Rome le 30 septembre 1572 et fut canonisé par Clément X en 1671. (www.jesuites.com)
49. 1539-1600. De 1559 à 1588, il enseigna la théologie au Pérou, fonda des collèges en Bolivie, au Pérou et au Panama, occupa différentes charges au Mexique. Il enseigna aussi à l’université grégorienne et fut recteur du collège de Salamanque. Il rencontra une opposition considérable de la part du vice-roi Francisco de Toledo (1515-1582) mais fut écouté de Philippe II. Il écrivit notamment, à propos du sujet qui nous préoccupe : De promulgatione Evangelii apud Barbaros, sive De Procuranda Indorum salute
50. Cf. MAHN-LOT M., op. cit., p. 78 qui cite MATROS F., El mito de Las Casas, in Razon y Fé, t. 167, n° 781, 1963.
51. MARGOLIN J.-Cl., in Erasme, Guerre et paix, Aubier-Montaigne, 1973, p. 13. Erasme (vers 1466-1469, mort en 1536). Tous les textes d’Erasme cités ici se trouvent dans ce livre.
52. Lettre contre de soi-disant évangéliques (1529).
53. Henri VIII d’Angleterre, François Ier de France, Charles Quint.
54. Allusion à la victoire des Turcs sur les Hongrois en 1526.
55. Il s’agit de la Réforme luthérienne.
56. Charon, 1529, op. cit., p. 315.
57. Op. cit., pp. 29-30.
58. Philippe de Habsbourg, né à Bruges en 1478, mort à Burgos en 1506, roi de Castille et de Léon, héritier de l’Empire des Habsbourg et dernier duc de Bourgogne, père de Charles Quint.
59. Op. cit., p. 235. Il y revient en plusieurs endroits : dans La confession du soldat, en 1522, le Dialogue satirique (pp. 257-261) et Le soldat et le chartreux (1524) (pp.284-290).
60. Op. cit., pp. 36-40.
61. Il n’y a pas « pire folie » écrira-t-il dans L’éloge de la folie (vers 1510), op. cit., p. 47.
62. Op. cit., pp. 40-43.
63. 1443-1513. Pape de 1503-1513. On peut ajouter que ce pape-soldat, « peu soucieux de la réforme spirituelle de l’Église, (…) laissa toute licence aux humanistes, fut un fastueux mécène et sut utiliser le génie de Michel-Ange, de Raphaël, de Bramante. En 1506, Jules II posa la première pierre de la nouvelle basilique Saint-Pierre, en faveur de laquelle il lança la campagne d’indulgences qui fut plus tard le prétexte de la révolte de Luther ». (Mourre).
64. Op. cit., p. 50. Erasme est peut-être l’auteur du dialogue satirique « Jules, chassé du ciel » (1513?) (op. cit., pp. 48-103) où l’on voit saint Pierre refuser l’entrée du Ciel à Jules II. Si ce texte n’est pas d’Erasme, il représente bien sa pensée.
65. Lettre à A de B, op. cit., p. 107.
66. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., p. 142.
67. Id., p. 148.
68. 1455-1532. Abbé de Saint-Bertin (St-Omer), conseiller de l’archiduc Philippe.
69. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., p. 118. Ailleurs, il écrit : « Ne sont-ce pas les Chrétiens qui ont inventé le canon ? Et pour que l’indignité de cette chose soit encore plus révoltante, on leur a donné le nom des Apôtres, on peint sur eux des figures représentant des saints. »(La complainte de la paix, op. cit , p. 327) N’y a-t-il pas quelque exagération de la part de l’auteur ? Les feux grégeois (grecs) venaient de Perse et avaient été repris par les Arabes. Les Chinois, les Indiens, les Mongols et les persans employèrent des substances explosives dès la plus haute antiquité. Déjà à partir du 11e siècle, les Chinois utilisaient la poudre noire militairement et ils auraient inventé le canon vers 1280. Les premières « bouches à feu », disent certains historiens, apparaissent au XIVe siècle, en occident. Un document attestant l’usage de ce type d’engin, d’origine arabe, date de 1304. d’autres disent que le premier coup de canon fut tiré vraisemblablement par un Arabe à la fin du 13e siècle, un certain Abou-Youssouf sultan du Maroc en 1275. d’autres encore que le premier coup de canon fut allemand, à la bataille de Cividale, en Italie, en 1331. d’autres affirment encore que le premier canon du monde date de 1332. Une légende raconte qu’entre 1320 et 1330 un moine franciscain allemand Berthold surnommé Schwarz (le noir) bien sûr, aurait réussi à faire exploser des corps solides et aurait inventé une bouche à feu. (www.china.org )
   Selon d’autres sources (www.afpyro.org), déjà en 950, les habitants de Tunis auraient utilisé des mortiers contre le roi des Maures de Séville ; en 1073 Belgrade aurait été bombardée par Salomon de Hongrie et en 1098, les Grecs auraient utilisé leur artillerie contre les Pisans. Ce n’est qu’en 1218, au siège de Damiette, que les Croisés auraient fait connaissance avec le feu grégeois. Toujours est-il que Bacon (1214-1292) donne une description de la poudre noire dans son Opus major, en 1250.
   Quoi qu’il en soit, il est difficile de prétendre que ce sont les chrétiens qui ont inventé le canon.
70. Op. cit., pp. 105-106.
71. Cf. La complainte de la paix, op. cit., p. 238.
72. Lettre à A. de Berghes, op. cit., pp. 106-107.
73. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., pp. 141-143.
74. Lettre à Paul Volz, 14-8-1518, op. cit., p. 254.
75. Mt 26, 52 ; Jn 18, 11.
76. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., pp. 114-135.
77. Op. cit., p. 159.
78. A ne pas confondre avec la Paix de Cambrai de 1508 appelée aussi et plus justement sans doute Ligue de Cambrai (qui réunissait en vue d’une guerre contre Venise, le Pape, l’empereur Maximilien, Louis XII, Ferdinand le catholique, les ducs de Ferrare et de Mantoue) ni avec le Traité de Cambrai de 1529 appelé aussi Paix des Dames entre Louise de Savoie au nom de François Ier et de Marguerite d’Autriche au nom de Charles Quint pour mettre fin à la guerre entre la France et la maison d’Autriche. Cette paix n’empêcha pas la guerre de reprendre en 1536. (Mourre)
79. Le secrétaire d’Antoine Duprat (1463-1535), cardinal et chancelier de François Ier écrit : « De toutes ces consultations de faire la guerre au Turc, n’est sorty aucun effect. » cité in LA RONCIERE Ch. de, op. cit., p. 224.
80. Op. cit., p. 209.
81. Id., p. 207.
82. Ils sont allés « jusqu’à détourner sans scrupule, pour ne pas dire avec impiété, les paroles de la Sainte Écriture ». Pour faire la guerre, « ils en appelaient tantôt au Pape Jules II, tantôt aux rois afin qu’ils hâtassent la guerre, comme s’ils n’avaient pas été assez fous eux-mêmes (…). » (op. cit., p.224) « Dès qu’un Pape en appelle à la guerre, on s’empresse d’accourir ; appelle-t-il à la paix ? Personne ne se hâte d’obéir. Si les princes aiment la paix, pourquoi étaient-ils si complètement soumis au Pape Jules, instigateur de la guerre ? » (id., p. 227).
83. Id..
84. Id., p. 240.
85. Id., pp. 229-230.
86. MARGOLIN J.-Cl., op. cit., p. 111.
87. Cf. op. cit., pp. 135-138. Erasme reprend l’argument dans L’institution du prince chrétien (p. 191).
88. Bernard de Clairvaux (1091-1153) prêcha la seconde croisade.
89. Erasme très critique vis-à-vis de la scolastique. Pour l’imitation de J.-C., contre une vision trop rationnelle de la foi.
90. Lettre à François Ier, 1523, op.cit., pp.268-269.
91. Lettre contre de soi-disant évangéliques, 1529, op. cit., p. 323.
92. Op. cit., p. 355.
93. Panégyrique, op. cit., p. 42.
94. Devons-nous porter la guerre aux Turcs ?, op. cit., p. 351.
95. Henri VIII, roi d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Angleterre[Angleterre
96. Lettre adressée à André Ammonius, ami italien et confident d’Erasme, op. cit., p. 51. Il ne s’agit pas de Johann Agricola Ammonius (1496-1570), médecin et professeur de grec ni, bien sûr, d’Ammonius Saccas, philosophe néo-platonicien du IIIe siècle.
97. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., p. 146.
98. Lettre à François Ier, 1523.
99. La complainte de la paix, op. cit., pp. 231-236.
100. 1467-1548. Roi de 1506-1548. La Lettre à Sigismond Ier a été écrit en 1527, l’année du sac de Rome. Depuis 1526, Charles Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique et roi d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Espagne[Espagne
101. Op. cit., p. 297.
102. Id., pp. 299-300.
103. Id., p. 301.
104. Id., pp. 301-302.
105. Décembre 1522.
106. Août 1526.
107. Op. cit., pp. 299-300.
108. Pourtant Erasme est opposé au rêve de monarchie universelle très à la mode à cette époque. Il oppose à cette idée la figure du prince chrétien qui règne « à l’image de Dieu »… (Op. cit., p. 372).
109. Erasme dédie ses paraphrases sur les évangiles aux quatre grands princes : Marc à François Ier, Luc à Henri VIII, Jean à Ferdinand de Habsbourg frère de Charles-Quint, Matthieu à Charles-Quint. Vis-à-vis de leur politique, il reste prudent : « Il ne m’appartient pas de prendre personnellement position à l’égard d’aucun parti, en condamnant sa cause ou en la soutenant. » (Lettre à François Ier, 1523, op. cit., p. 268). Erasme accuse surtout les conseillers (id., p. 275).
   Même si François Ier estimait que certains textes d’Erasme favorisaient l’hérésie (op. cit., p. 292), la familiarité de l’humaniste avec le roi lui évitera des ennuis lorsque Noël Béda (1470-1537), recteur de la faculté de théologie de la Sorbonne, attaqua Erasme accusé d’ignorance crasse. Béda qui traquait luthériens et humanistes réussit tout de même à envoyer au bûcher Louis de Berquin, ami du roi, traducteur de Luther (dont il ne partageait pas toutes les thèses) et d’Erasme (Eloge du mariage et Complainte de la paix). Il fit aussi condamner le Pantagruel de Rabelais et Le miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre, la soeur du roi gagnée aux idées de la Réforme. Son imprimeur (Antoine Augereau, 1485-1534) sera pendu et brûlé sur son ordre. (www.renaissance-france.org). A propos de Béda et de deux autres religieux qui furent des ennemis acharnés d’Erasme, celui-ci écrit : « Je prie pour qu’ils trouvent en Dieu un juge plus clément qu’ils ne l’ont eux-mêmes été pour les autres. Aux gens de leur espèce je rappelle la douceur chrétienne pour que, comme il convient à des hommes d’Église, ils soient plus attentifs à guérir qu’à faire périr. » (Lettre contre de soi-disant évangéliques, 1529, op. cit., p. 323)
110. 1475-1521, pape de 1513 à 1521.
111. Mourre.
112. 1459-1523, pape de 1522à 1523.
113. Les lois de la guerre et le pacte des muses, 1522, op. cit., p. 264.
114. L’institution du prince chrétien, op. cit., p. 195.
115. Op. cit., pp. 230-231.
116. Op. cit., pp. 328-374.
117. Mourre.
118. « …​les Chrétiens, d’une manière générale, estiment à tort que n’importe qui a le droit de tuer un Turc comme s’il s’agissait d’un chien enragé pour la seule raison qu’il est Turc. » (op. cit., p. 354).
119. Op. cit., pp. 350-351). « Que de fois je me suis étonné, lorsqu’il y a peu de temps nous apprenions les désastres répétés de la Hongrie, récemment la fin misérable de Louis, le sort lamentable de la reine marie, actuellement l’occupation du royaume de Hongrie et la dévastation si cruelle de l’Autriche, que de fois, dis-je, je me suis étonné de voir nos pays, et surtout l’Allemagne, rester tout aussi froids que si ces événements ne nous concernaient en rien ! Nous réduisons nos troupes et nous dépensons en plaisirs et en fadaises ce que nous nous refusons à dépenser pour protéger des Chrétiens. » (p. 361) Erasme s’en prend aussi, au passage, à la velléité ou à l’impuissance des souverains pontifes : « La comédie a été si souvent jouée par les pontifes romains, et chaque fois, le dénouement en fut ridicule. En effet ou l’affaire ne progressait pas, ou alors la situation allait en empirant. L’argent recueilli, entend-on dire, reste accroché aux mains des pontifes, des cardinaux, des moines, des ducs et des princes.(…) Aucune dépense n’a été consacrée à l’usage pour lequel l’argent avait été collecté. » (id., pp. 361-362).
120. Op. cit., pp. 339-340.
121. Id., p. 350.
122. Id., pp. 356-357.
123. Id., p. 350.
124. Id., p. 357.
125. Id., p. 359.
126. Id., p. 364.
127. Id., p. 367. Il faudra attendre 1570 pour que le pape Pie V suscite enfin, avec succès, une ligue chrétienne limitée (213 navires espagnols, vénitiens, pontificaux, maltais, génois) qui, sous le commandement de Don Juan d’Autriche triompha de la flotte ottomane (300 vaisseaux) à Lépante en 1571. Toutes les tentatives qui avaient été faites précédemment en vue d’une coalition européenne avaient échoué. Mais le reflux ottoman ne s’amorça vraiment qu’à partir de 1683. (Mourre)
128. Id., p. 370.
129. Id., p. 371.
130. «  Ce qui serait souhaitable au plus haut point, ce serait de pouvoir soumettre les territoires de l’empire turc de la manière dont les Apôtres ont soumis toutes les nations du monde à l’empire du Christ. Ce qu’il faut souhaiter en second lieu, c’est de faire usage de ses armes en visant essentiellement à ce que les ennemis se réjouissent d’avoir été vaincus. Ce résultat sera atteint plus utilement s’ils se rendent compte que le christianisme n’est pas une affaire de mots, et qu’ils découvrent en nous un comportement et une âme dignes de l’Évangile. Il faudra aussi envoyer pour faire la moisson des hérauts intègres, qui ne recherchent aucun avantage pour eux, mais seulement pour Jésus Christ. Enfin, que ceux qui n’auront pas encore pu se laisser séduire soient autorisés à vivre quelque temps sous leurs propres lois, en attendant qu’ils se fondent peu à peu avec nous. » (Id., p. 373)
131. Id., p. 379.
132. Id., p. 373.
133. Sur la concorde qui doit régner dans l’Église, id., p. 378. Un peu rapidement peut-être, mais en ayant sans doute Luther en point de mire, Erasme écrira que « si nous parlons en vérité, nul n’est plus épicurien qu’un chrétien authentique ». Illustrant la béatitude du pauvre, il ajoute : « Ce franciscain aux pieds nus, avec sa corde à noeuds et son froc pauvre et grossier, cet homme amaigri par les jeûnes, les veilles et les travaux, sans rien sur terre qui vaille un sou, mais à qui sa conscience ne fait aucun reproche, connaît une vie plus délectable, que six cents Sardanapales réunis. » (Les colloques d’Erasme, Presses académiques européennes, 1971, pp. 119 et 121, cités in CHANTRAINE G., Erasme et Luther : un autre débat, in Communio, VII, 1982, n° 2, p. 86).
134. 1581( ?)-1660.
135. Il a fondé, entre autres, la Congrégation de la mission (Lazaristes), la Compagnie des Filles de la Charité (avec l’aide de Louise de Marillac), l’œuvre des Enfants trouvés. Il entreprit aussi diverses actions pour améliorer la formation des prêtres (Conférences du mardi, etc.).
136. Il fut aumônier à la cour de la Reine Margot, première épouse d’Henri IV, précepteur des enfants de Philippe Emmanuel de Gondi, Lieutenant Général des Galères, en contact avec Richelieu et Mazarin, confesseur et d’Anne d’Autriche veuve de Louis XIII.
137. La guerre de trente ans, 1618-1648 et la Fronde (1648-1653)
138. Lettre de 1658 citée in SALEM Yves, Saint Vincent de Paul et l’armée, Le fer de lance, Ed. du Cèdre, 1974, p. 24. Le Chevalier Paul de Saumur (1597-1667) envisageait une telle expédition qui eut lieu au moment où Monsieur Vincent mourait mais qui n’eut pas le succès escompté. Ce marin mena la guerre contre les Turcs et les Espagnols en Méditerranée, Frère servant d’armes et chevalier de grâce de l’Ordre de malte, nommé capitaine de vaisseau par Richelieu, il fut chef d’escadre puis vice-amiral avant de recevoir le commandement général de la flotte de Toulon. (Mourre). Le 14 juin 1658, Vincent de Paul écrit à son propos : « Je me propose de célébrer la messe (…) pour prier sa divine bonté qu’il le conserve pour le bien de l’État et bénisse ses armes de plus en plus. » (in SALEM Yves, op. cit., p. 28).
139. Il appelle  de « nouvelles bénédictions sur les armes et les conduites du roi (…) pour en chasser les ennemis et y rétablir la paix qui est à désirer pour le soulagement du pauvre peuple. » (cité in SALEM Yves, op. cit., p. 36).
140. « Ce serait le fait d’un grand seigneur vraiment chrétien (…) de leur prêter la main dans cette persécution. J’ai su que pour le présent 30.000 livres leur viendraient fort à propos pour leur avoir des officiers, ce qui est leur plus pressant besoin. » (Lettre du 7 avril 1657, in SALEM Yves, op. cit., p. 35.)
141. La Française Louise-Marie de Gonzague (1611-1667) était devenue reine de Pologne en 1646 en épousant Ladislas IV Vasa puis son frère Jean II Casimir Vasa.
142. Il rappelle avec reconnaissance la campagne menée par Louis IX contre les Cathares : « Que ne fit point encore ce grand et généreux roi à la guerre des Albigeois ? Le comte de Toulouse s’était révolté dans le Languedoc, la Gascogne, une bonne partie de la Guyenne, la Provence, à l’occasion d’une hérésie qui s’était semée en peu de temps parmi toutes ces provinces. St Louis y envoya ses prédicateurs : St Dominique y fut et ces docteurs que vous savez et dont il est parlé et qui firent de merveilleux fruits, et ensuite, il y fut lui-même à main armée pour réduire à la raison toutes ces provinces révoltées ; ce qu’il fit avec tant de courage et de générosité que cela est admirable (…) or cela nous fait voir, mes frères, que l’humilité n’est point contraire à la générosité (…) puisque St Louis a été grandement humble et fort généreux. » (25 août 1655). (in SALEM Yves, op. cit., pp. 63-64).
143. St Vincent cité in Y. Salem, op. cit., p. 65.
144. Editions de L’Homme Nouveau, 2009. William Cavanaugh enseigne la théologie à l’Université Saint-Thomas à Saint-Paul, Minnesota, États-Unis. Rappelons que, sur la base d’une abondante documentation historique scientifique, l’auteur se refuse à séparer la violence religieuse et la violence séculière comme si la première était irrationnelle et fanatique tandis que la seconde serait « rationnelle et pacifique, et parfois malheureusement nécessaire pour contenir » la première (p. 8). Cette présentation est l’œuvre de l’État-nation libéral qui veut ainsi se présenter comme pacificateur « en reléguant la religion dans la vie privée et en unissant des peuples de différentes religions autour de la loyauté envers l’État souverain » ( p. 16).
145. CAVANAUGH W., op. cit., p. 19.
146. THIBAULT Jean-François, Lecture de Grotius, in Politique et société, vol. 19, n° 1, 2000, p. 163. (texte disponible sur http://id.erudit.org/iderudit/040212ar). J.-Fr. Thibault est professeur à l’Université d’Ottawa.
147. Paix et guerre dans les grands traités du dix-huitième siècle, in Journal of the History of International Law, 7, 2005, pp. 25-4. Randall Lesaffer est professeur d’histoire du droit à l’Université de Tilburg (NL) et à la KUL.
148. Traités qui mirent fin à la guerre de trente ans (guerre religieuse et politique), conclus, d’une part, entre l’Empire et la France et, d’autre part, entre l’Empire et la Suède. Ces traités comportaient des clauses territoriales redessinant la carte de l’Europe. Les clauses constitutionnelles stipulait que « Tout État immédiat d’Empire a chez lui la supériorité territoriale, qui s’étend sur l’ecclésiastique comme sur le temporel ; tout État immédiat a séance et suffrage à la diète impériale ; nulle loi ou interprétation de loi, nulle déclaration de guerre d’Empire, nulle paix ou alliance d’Empire, nulle taxe, levée, constructions de forts, etc., ne peut avoir lieu sans le consentement des États de l’Empire réunis en diète ; les villes impériales jouissent des mêmes privilèges ».(Mourre) Les traités comportaient aussi des clauses religieuses qui « confirmèrent la Paix d’Augsbourg (1555) (entre catholiques et luthériens) et étendirent le bénéfice de la liberté religieuse aux calvinistes allemands ; le principe cujus regio, ejus religio fut ratifié, sauf dans les régions où la tolérance existait en fait avant 1624 ; toute persécution fut proscrite ; le « reservatum ecclesiasticum » fut maintenu pour l’avenir, mais les luthériens furent autorisés à garder les biens ecclésiastiques dont ils s’étaient emparés avant le 1er janvier 1624 ; à la Diète et au collège des Electeurs, l’égalité absolue fut établie entre catholiques et protestants. » (Mourre) Il n’est pas inutile d’ajouter que « l’acceptation du principe cujus regio, ejus religio par les traités des Westphalie provoqua la condamnation de ceux-ci par Innocent X dans la bulle Zelo Dominus Dei (26-11-1648). » (Mourre) Les textes sont disponibles sur le site : cf. Die Westfälischen Friedensverträge vom 24 Oktober1648. Texte und Übersetzungen (Acta Pacis Westphalicae.Supplementa electronica,1).(http://www.pax-westphalica.de/ 7-4-2011).
   A propos d’Innocent X, rappelons que ce pape, dominé et manipulé par sa belle-sœur (Olimpia Maidalchini) avide d’argent, condamna néanmoins les cinq propositions tirées de l’Augustinus de Jansenius par la bulle Cum occasione (31 mars 1653). Il fit construire neuf prisons avec des critères caractérisés par une humanité peu commune pour l’époque. Il écrivit au tsar Alexis Ier de Russie en plaidant la cause des serfs et de la glèbe et en demandant leur affranchissement.
149. LESAFFER Randall, op. cit., p. 27
150. Id., p. 29.
151. Id., p. 30.
152. Id., p. 35.
153. Id., p. 36.
154. Id., p. 37.
155. Id., p. 39.
156. Id., p. 40.
157. JOBLIN P. Joseph, De la guerre juste à la construction de la paix, in DC n°2206, 20-6-1999, p. 590.
158. La Commission mixte catholique/luthérienne déclare : « L’enseignement des deux royaumes que Luther avait proposé pour libérer la société de l’emprise papale fut exploité pour légitimer l’abandon par l’Église de sa responsabilité dans le domaine social et politique », in DC, 1983, pp. 694-697, § 19, cité in JOBLIN, op. cit., p. 590.

⁢d. Grotius

Dans ce contexte, la main passe…

… des théologiens et moralistes aux juristes, aux philosophes et aux hommes politiques ainsi que le montre l’œuvre de Grotius, à la charnière de deux conceptions du droit naturel. La main passe à des gens qui considèrent que l’Église a trahi son message.⁠[1] Dans une société hiérarchisée selon la traditionnelle tripartition fonctionnelle, l’Église, du moins dans son haut clergé, est le plus souvent à côté de la noblesse pour soutenir l’ordre social et contenir les velléités de rébellion du peuple des campagnes ou des villes⁠[2] soutenu d’ailleurs par des mouvements hérétiques qui contestent les hiérarchies établies.⁠[3]

Grotius⁠[4] a été et est l’objet d’interprétations diverses. On peut affirmer que, « l’intelligibilité de l’œuvre de Grotius doit être appréciée à rebours, c’est-à-dire en fonction de ses prédécesseurs »[5] comme Francisco de Vitoria, Balthazar Ayala (1548-1584)⁠[6], Francisco Suarez (1548-1617)⁠[7] ou Alberico Gentili (1552-1608)⁠[8]. Dans un sens, « Grotius participerait en fait d’une tradition doctrinale, celle du droit de la guerre (ius belli), que l’on pourrait qualifier de « primitive » dans la mesure où elle ne fait pas plus la distinction entre autorité légale et autorité morale qu’entre une sphère juridique gouvernant les cas particuliers et une sphère juridique gouvernant les seuls souverains. »[9] Mais certains auteurs insistent plutôt sur la modernité de Grotius qui serait le premier des modernes, celui « qui s’est libéré des impasses scolastiques et de l’autorité d’Aristote » et qui a ouvert la voie à Hobbes, Spinoza, Pufendorf, Locke. Il serait même, pour certains, l’inventeur du droit naturel !⁠[10]

Certes, sa pensée n’est pas toujours homogène et son style est très encombré d’une vaste érudition humaniste mais on peut essayer de mesurer la relative modernité de la position de Grotius par rapport à ses prédécesseurs.⁠[11] Pour cela, il importe de replacer son œuvre majeure De jure belli ac pacis (1625) non seulement dans son contexte historique mais aussi dans la perspective de l’ensemble de son œuvre.

Que peut-on dire de sûr ?⁠[12] Grotius fait le lien entre les théologiens de la paix et les constructeurs de plans de paix que nous avons évoqués dans le volume précédent. Il n’est pas un simple continuateur des théologiens de la paix. Il n’est pas non plus totalement moderniste. Il n’est certainement pas utopiste ni tout-à-fait iconoclaste.⁠[13]

Grotius est confronté à un grave problème : le désordre moral, religieux et politique de son temps : « Quant à moi, écrit-il en pleine guerre de Trente ans, convaincu par les raisons que je viens d’exposer de l’existence d’un droit commun à tous les peuples et valant pour la guerre et dans la guerre, j’ai eu de nombreuses et graves raisons, pour me déterminer à écrire sur ce droit. Je voyais, dans l’univers chrétien, une débauche de guerre qui eut fait honte même aux nations barbares ; pour des causes légères ou nulles on court aux armes et, celles-ci une fois prises, on ne respecte ni droit divin, ni droit humain, comme si, en vertu d’un mot d’ordre général, la folie avait été déchaînée, ouvrant la voie à tous les crimes »[14]. La guerre se fait sans règle, sans qu’il soit possible de distinguer le juste et l’injuste. L’Église n’est plus qu’un facteur de division et non de paix et d’unité. Les querelles théologiques se durcissent et les positions deviennent inconciliables. De plus, la réforme a introduit par son scepticisme un relativisme moral qui s’accommode du respect de la diversité des coutumes locales.

Comment sortir de ce désordre, comment répondre au scepticisme  sinon en trouvant des règles universelles, un droit naturel qui s’impose à tous mais un droit naturel rationnel séparé « d’un contenu théologique exposé au doute sceptique »[15]. Il y a un « ordre normatif » légal et moral qui transcende « la volonté ou l’autorité des acteurs » et qui relève du droit naturel fondé sur la nature sociale de l’homme.⁠[16] Grotius retrouve l’argument stoïcien de la sociabilité : « une certaine inclination à vivre avec ses semblables, non pas de quelque manière que ce soit, mais paisiblement et dans une communauté de vie aussi bien réglée que ses lumières le lui suggèrent »[17]. De là découlent trois règles fondamentales : le respect de la propriété, la réparation des dommages que l’on cause et le respect de la parole donnée. Ces principes de droit naturel rationnel se suffisent à elles-mêmes : « Tout ce que nous venons de dire aurait lieu en quelque manière, quand même on accorderait, ce qui ne se peut sans un crime horrible, qu’il n’y a point de Dieu ou, s’il y en a un, qu’il ne s’intéresse pas aux choses humaines. »[18] N’empêche, ajoute-t-il, que ces règles s’accordent avec le droit qui procède de la volonté divine et que nous pouvons connaître par la Révélation⁠[19] et qu’elles sont aussi l’objet d’un « consensus commun à tous les peuples, du moins aux plus civilisés. »[20]

L’intention de Grotius est claire : régler la guerre par « des lois perpétuelles, qui sont faites pour tous les temps », par une « jurisprudence naturelle, commune à tous les temps et à tous les lieux. »[21] C’est ce droit naturel qui détermine la validité du droit volontaire humain qu’il soit public, « civil » (le droit de l’État), privé ou international (le droit des gens). Attention toutefois au fait que si le droit naturel détermine la validité du droit volontaire, celui-ci ne découle pas de celui-là comme chez les scolastiques. Le droit des gens naturel est « fondé en raison et commandé par le principe de sociabilité », dont les règles sont nécessaires moralement et le droit des gens positif (volontaire) qui ne dérive pas du droit naturel, est aussi rationnel mais commandé par le principe « pacta sunt servanda »[22] puisqu’il n’y a pas de supérieur commun aux États, civil ou religieux.

A la lumière de  ces principes, Grotius va réexaminer les théories de la guerre juste et « juridiciser » la guerre et la paix. La violation du droit -ce qui est juste- justifie la guerre : que ce soit le droit à la vie, à la propriété, au respect des promesses et des contrats. Et l’objectif de la guerre est d’établir la paix par le droit. Cette omniprésence du droit montre que « le problème de la guerre doit être considéré non pas à la seule lumière des requêtes de la conscience morale réglant le jeu des armes quand un conflit éclate entre des puissances ennemies, amis conformément aux termes des pactes qui, expressément ou tacitement, engagent les nations les unes envers les autres. Le droit des gens positif gouverne la guerre. Le jus belli étant à la fois jus ad bellum et jus in bello, il gouverne de part en part tout conflit armé : il règle l’ouverture des hostilités ; il est, dans le cours de la guerre, l’instrument régulateur des actes de belligérance ; il préside, au terme de la guerre, à la conclusion du conflit et, de la sorte, joue un rôle de premier plan eu égard à la paix. »[23] Seule la guerre qui, depuis sa déclaration en bonne et due forme jusqu’à sa conclusion par un traité, respecte les règles du droit peut être considérée comme légitime et juste.

Le jus in bello va nous permettre de comprendre l’écart que Grotius met entre le droit des gens naturel et le droit des gens volontaire ou positif. Dans les chapitres IV à IX du livre III⁠[24], il ne fait pas de différence entre les soldats et les civils : les femmes, les enfants, les vieillards sont des ennemis ; on peut parfois se livrer au pillage, réduire les prisonniers en esclavage ou les tuer. Puis, au chapitre X, il retourne sur ses pas pour « ôter, écrit-il, à ceux qui font la guerre presque tout ce qu’il peut sembler que nous leur ayons accordé effectivement ». Et de condamner ce qui était autorisé précédemment. Comment expliquer ce revirement ? Voici ce qu’écrit Grotius : « en commençant à traiter ces matières du droit des gens , nous avons déclaré que plusieurs choses sont dites être de droit ou permises, soit parce qu’on les fait impunément, soit à cause que les tribunaux de justice prêtent leur autorité à ceux qui les font ; quoiqu’elles soient contraires aux règles ou de la justice proprement ainsi nommée, ou des autres vertus ou que, du moins, ceux qui s’abstiennent de ces sortes de choses, agissent d’une manière plus honnête et plus louable dans l’esprit des gens de bien. »[25] Entre le droit des gens et la conscience morale, il n’y a donc pas de correspondance parfaite⁠[26] et il invite à « relâcher de son droit » c’est-à-dire à faire preuve de modération, d’humanité, à « passer de l’utile à l’honnête, de ce qui est permis à ce qui est louable »[27]. Mais toujours dans le cadre du droit car la morale n’est pas, en soi, effective. Autrement dit, il faut que les interdits du droit naturel, obligatoires, passent dans le droit positif, volontaire, qui les rendra effectifs. Autrement dit encore, il faut « juridiciser les conduites des hommes dans le cours de la guerre »[28]. « Il apparaît en définitive, conclut Simone Goyard-Fabre, que le contenu des dispositions du droit des gens importe moins que, entre les belligérants, le respect de la foi jurée et des conventions établies : toute promesse engage ; tout engagement oblige ; l’obligation juridique se surajoute à l’obligation morale. Il ne s’agit donc pas dans le droit de la guerre, de donner seulement effet aux droits naturels de l’homme mais aussi de reconnaître la force normative des règles institutionnelles acceptées par le consensus gentium. »[29]

Pour conclure, disons que Grotius « a opéré une synthèse entre la théologie scolastique telle qu’elle lui est apparue chez les docteurs de l’Ecole de Salamanque, et de l’esprit rationaliste à son éveil. En cette synthèse, il entend allier la vieille idée de la justice des guerres avec l’exigence humaniste du contrôle de leurs moyens et de la limitation de leurs effets par un ensemble de normes rationnelles à valeur universelle. »[30] Comme Grotius récuse l’autorité universelle de l’Église et estime qu’un immense État planétaire n’est ni possible ni souhaitable, comme « il n’y a [donc] pas de supérieur commun, pas de volonté une à laquelle se rapporter, on est plus facilement porté à soutenir que les rapports rationnels obligent par eux-mêmes. »[31] Les rapports rationnels entre les États comme entre les citoyens sont tellement importants aux yeux de Grotius que « la justice se trouve réduite à la seule justice des échanges , ou à la justice pénale ».⁠[32]

La modernité de Grotius réside donc, d’abord, dans le fait que le droit naturel est purement rationnel, « indépendant de toute institution, serait-elle divine », soustrait à l’autorité des théologiens⁠[33], et, ensuite, dans l’importance prépondérante qu’il accorde aux contrats dans la vie sociale et internationale.

Désormais, comme dit plus haut, ce ne sont plus l’Église et ses théologiens qui serviront de guides dans les relations entre États mais la raison libérée de tout ce qu’elle ne peut concevoir, de tout ce qui pourrait la limiter ou la baliser, une raison néanmoins qui se met au service de causes et d’intérêts divers. A tel point qu’un auteur comme le Suisse Emer de Vattel (1714-1767) s’il reprend bien des éléments des théories de la guerre juste, invoque « néanmoins l’égalité et l’indépendance des nations pour affirmer l’idée que chaque belligérant pouvait en même temps mener une guerre légitime. »[34]

Le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt⁠[35] va plus loin. Dans un de ses livres majeurs, Le Nomos de la terre[36], il confirme l’apparition, en Europe, entre la fin du XVIe siècle et la fin du XVIIe, d’un ordre juridique interétatique qui « déthéologise » la vie publique et la guerre⁠[37]. Les grandes puissances de l’époque, pour circonscrire la guerre, veillent à ne pas perturber l’équilibre continental. Ainsi se bat-on sur la mer ou dans les colonies et non sur la terre. Ce sont les États qui autorisent et organisent la guerre qui, selon Schmitt, ressemble désormais au duel. En effet, « un duel, précise Schmitt, n’est pas juste parce que la juste cause triomphe toujours, mais parce que le respect de la forme présente certaines garanties. » C’est la souveraineté des États qui permet l’analogie avec une personne. Et cette personnification rend les relations entre États souverains susceptibles de courtoisie autant que de juridicité. L’adversaire est un ennemi mais non un criminel comme c’était le cas dans la perspective de la guerre juste. On parlait jadis de guerre juste parce qu’on croyait à un point de vue « neutre », « universel », « transnational », « impartial », « philosophique », au-delà de la cité. Or, les guerres ont interdit, « par hypothèse tout accord sur une commune conception de la justice », chacun en ayant sa propre conception. Et donc la théorie de la guerre juste ne séparait pas les bonnes guerres des autres mais radicalisait le conflit, délégitimait l’opposant, introduisait la guerre civile dans l’espace européen au nom de principes moraux ou religieux qui permettait les pires cruautés⁠[38] Le concept de guerre juste pouvait avoir quand même un sens au Moyen Age dans la mesure où l’occident référait plus ou moins à la même autorité religieuse, à un droit naturel commun, à une théologie politique commune. Ces références disparues ou refusées par certains, l’ordre juridique national se substitue au rêve d’ordre juridique universel. Le Nomos, la loi, ne se conçoit que par rapport à un territoire, une terre.[39] Il n’y a pas de droit naturel, universel, pas de vérité qui transcende les hommes et permette de distinguer l’ami de l’ennemi. Comme il n’y a ni juste ni injuste en soi, « l’égalité des souverains fait d’eux des belligérants jouissant de droits égaux et tient à l’écart les méthodes de la guerre d’anéantissement », affirme Schmitt. Pour cet auteur, la guerre moderne jusqu’au XXe siècle s’est civilisée en refoulant l’idée de guerre juste. Durant cette période, « au lieu de partir de la notion de Justa Causa, ce droit des gens est parti du justus hostis et qualifie toute guerre inter-étatique entre souverains de conforme au droit. Alain Finkielkraut conclut : « Par cette formalisation juridique, on a réussi pour deux cents ans à rationaliser, à humaniser, à circonscrire la guerre. La justice d’une guerre ne résidait plus dans la conformité avec la teneur de certaines normes théologiques ou morales mais dans la qualité des entités politiques qui se font la guerre. En l’absence d’autorité plus haute, chaque personne étatique souveraine décide de la cause qui lui paraît légitimer une guerre, en sachant que l’autre bénéficie d’un même jus ad bellum » Et de citer Schmitt : « Le principe de l’égalité juridique des États rend impossible une discrimination entre l’État qui mène une guerre étatique juste et celui qui mène une guerre étatique injuste. Sinon, un souverain deviendrait juge de l’autre et cela contredit l’égalité juridique des souverains ».⁠[40]


1. BAYLE Pierre (1647-1706) protestant, privé d’enseignement sur ordre de Louis XIV et exilé à Rotterdam se plaint en ces termes : « Il est donc vrai que l’esprit de notre sainte religion ne nous rend pas belliqueux ; et cependant il n’y a point sur la terre des nations plus belliqueuses que celles qui font profession de christianisme (…) Ce sont les Chrétiens qui perfectionnement tous les jours l’art de la guerre en inventant une infinité de machines pour rendre les sièges plus meurtriers et plus affreux : et c’est de nous que les Infidèles apprennent à se servir des meilleures armes » « Je sais bien que nous ne faisons pas cela en tant que Chrétiens (…) mais néanmoins je trouve ici une raison très convaincante, pour prouver que l’on ne suit pas dans le monde les principes de sa Religion, puisque je fais voir que les Chrétiens emploient tout leur esprit et toutes leurs passions à se perfectionner dans l’art de la guerre, sans que la connaissance de l’Évangile traverse le moins du monde ce cruel dessein. » (Cité in COMBLIN J., op. cit., II, p. 113). Dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire opposera la « religion naturelle » qui « a mille fois empêché des citoyens de commettre des crimes » à la « religion artificielle » qui « encourage à toutes les cruautés qu’on exerce de compagnie, conjurations, séditions, brigandages, embuscades, surprises de villes, pillages, meurtres. Chacun marche gaiement au crime sous la bannière de son saint. » Il s’en prend aux prédicateurs : « dans tous ces discours, il n’y en a pas un seul où l’orateur ose s’élever contre ce fléau et ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux et tous les crimes. » A l’exception, reconnaît-il de ce « Gaulois nommé Massillon [1663-1742, évêque de Clermont], qu’un honnête homme peut lire sans dégoût ; mais, (op. cit., p. 219).
2. Sont innombrables, du moyen-âge aux temps modernes, les guerres de paysans ou les soulèvements urbains à travers toute l’Europe.
3. C’est le cas des Cathares, Vaudois, Wiclefites, Hussites, Puritains et Calvinistes.
4. Pseudonyme d’Hugo de Groot, 1583-1645. Juriste et théologien, il fut avocat de la Compagnie des Indes. Adepte de l’arminianisme, « remontrant » un courant protestant fondé par Jacobus Arminius, il s’oppose aux gomaristes (du nom de Gomar) calvinistes. En 1619, dans la déroute des arminiens pourchassés par le pouvoir politique, il est condamné à l’emprisonnement à vie, s’évade en 1621 et s’exile en France où il devient, en 1634, ambassadeur de Christine de Suède. Il meurt en 1645 dans le naufrage du bateau qui l’emmenait en Suède.
5. C’est le cas de HAGGENMACHER Peter, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Presses universitaires de France, 1983.
6. AYALA Balthazar, est un jurisconsulte, né à Anvers en 1548, mort à Alost, le 1er septembre 1584. Sa famille était d’origine espagnole. Balthazar fit ses études à l’Université de Louvain.
   Ayala est auteur d’un ouvrage dédié au duc de Parme, intitulé : De jure, officiis bellicis et disciplina militari, libri III. Duaci, ex typis Johannis Bogardi, 1582 ; in-8°, un recueil, nous dit-on, indigeste de lieux communs sur la guerre et la paix dans l’antiquité.
7. SUAREZ Francisco est l’auteur de majestueux ouvrages de philosophie juridique, comme son Tractatus de legibus ac de legislatore Deo (1612). Les événements en Angleterre, suite à l’accession sur le trône de Jacques Ier (1606), lui firent rédiger une Defensio fidei (1613), un classique sur les origines de l’autorité civile, les relations entre l’Église et l’État et le droit de rébellion contre les tyrans. Le livre fut brûlé publiquement à Londres et à Paris en 1614.
   GASTON Richard rend compte de la petite étude de CARRERAS y ARTAU Joaquin, Doctrinas de Francisco Suarez acerca del Derecho de gentes y sus relaciones con el Derecho natural (brochure in -8°, IV-55 pages), article paru dans le Bulletin Hispanique, Année 1926, Volume 28, Numéro 3 : « Le De legibus ac Deo legislatore de Suarez est une œuvre qui fait date dans l’histoire des idées morales et politiques. A peine postérieure au De jure belli ac pacis de Grotius, conçue indépendamment de lui et dans un tout autre milieu, elle suffirait à attester que la doctrine moderne du droit n’est pas résultée, comme l’enseignent couramment les paresseux disciples d’Auguste Comte, de la décomposition de la société catholique par l’esprit de la Réforme, mais qu’à travers saint Thomas d’Aquin, le stoïcisme et Aristote, elle se rattache au rationalisme gréco-romain. L’objet propre de Carrera est de montrer que si Suarez a tiré du droit naturel enseigné par saint Thomas une doctrine de droit international applicable à la paix et à la guerre, il n’a fait autre chose dans le De legibus et dans le De Charitate que de reprendre avec plus de méthode les idées formulées par un auteur espagnol du XVIe siècle, Francisco de Vitoria, dans la Relectio de Indisposterior seu de bello. Vitoria était un « penseur aigu et perspicace qui entrevoyait déjà la notion d’une communauté ou société des nations fondée sur la nécessité de l’aide mutuelle » (p. 26). Suarez s’est donné pour tâche de rattacher déductivement cette doctrine aux principes posés dans la Somme théologique (Iae, IIa quest. XCIV) pour en conclure que le pape est normalement l’arbitre des princes catholiques. »
8. Alberico Gentili est un juriste italien (1552-1608 à Londres), protestant, professeur à Oxford, auteur d’un traité De legationibus (1585). En discutant les travaux de théoriciens du 16e siècle, de Francisco de Vitoria et Alberico Gentili, Andreas Wagner confronte deux conceptions différentes d’une communauté juridique internationale. For Vitoria the legal bindingness of ius gentium necessarily presupposes an integrated character of the global commonwealth that leads him to as it were ascribe legal personality to the global community as a whole.Pour Vitoria le caractère contraignant juridique de ius gentium suppose nécessairement un caractère intégré de la république mondiale qui le conduit à attribuer en quelque sorte la personnalité juridique à la communauté mondiale dans son ensemble. But then its legal status and its consequences have to be clarified.For Gentili on the other hand, sovereign states in their plurality are the pinnacle of the legal order(s). Pour Gentili, les États souverains dans leur pluralité sont le pinacle de l’ordre juridique. Les États doiventHis model of a globally valid ius gentium then oscillates between being analogous to private law, depending on individual acceptance by states and being natural law, appearing in a certain sense as a form rather of morality than of law. accepter individuellement la loi naturelle, inscrite dans un certain sens comme une forme de morale plutôt que de droit. (Cf. WAGNER Andreas Francisco de Vitoria et Alberico Gentili sur le caractère juridique de la Communauté mondiale, in Oxford Journal of Legal Studies 31, mars 2011 ; pp. 565-582).
9. THIBAULT Jean-François, op. cit., p. 164.
10. BARBEYRAC Jean, Préface à Pufendorf, Droit de la nature et des gens, Amsterdam, 1709, cité par LARRERE Catherine (Université de Paris 1- Panthéon-Sorbonne), Grotius, droit naturel et sociabilité, in Droit naturel : relancer l’histoire ?, Bruylant, 2008, p. 294. Jean Barbeyrac est le premier traducteur de Grotius (1674-1744). Ce juriste calviniste enseigna à Berlin, Lausanne et Groningue.
11. GOYARD-FABRE Simone note que si les prédécesseurs « ont laissé comme (…) le dit [Grotius] « beaucoup à faire après eux », ils lui ont néanmoins ouvert la voie ; il le sait et il leur rend hommage. Bien qu’il ne traite pas du problème de la guerre dans le même esprit qu’eux, sa doctrine demeure, en bien des points, tributaire de l’apport considérable de la pensée médiévale. » (La construction de la paix ou le travail de Sisyphe, Vrin, 1994, p. 36, en note).
12. Nous suivrons ici, sur un plan général, Catherine Larrère, op. cit., pp. 293-329 et l’article Grotius Hugo, 1583-1645, in Dictionnaire de philosophie politique, sous la direction de RAYNAUD Philippe et RIALS Stéphane, PUF, coll. « Quadrige/Dicos poche », 2003. Et surtout, en ce qui concerne la guerre et la paix, GOYARD-FABRE Simone, dans son livre déjà cité : La construction de la paix ou le travail de Sisyphe, Vrin, 1994, pp. 35-60.
13. Cf. GOYARD-FABRE Simone, op. cit., p. 60.
14. De jure belli ac pacis, Prolégomènes, § XXIX.
15. LARRERE Catherine, Grotius Hugo, 1583-1645, op. cit.
16. THIBAULT Jean-François, Lecture de Grotius, in Politique et Sociétés, vol. 19, n°1, 2000, p. 165.
17. GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 5, cité in LARRERE Catherine, Grotius : Droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 299.
18. GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 10, cité in LARRERE Catherine, Grotius : Droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 299.
19. « Dieu, par les lois qu’il a publiées a rendu ces principes plus clairs et plus sensibles, les mettant à portée de ceux qui ont peu de pénétration d’esprit ». GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 11, cité in LARRERE Catherine, in Grotius : droit nturel et sociabilité, op. cit., p. 300. En conservant au droit une origine divine, note GOYARD-FABRE Simone (op. cit., p. 40), Grotius « prouve la force du rationalisme ». Dieu n’est plus la source de la vérité mais le garant de la vérité.
20. LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 299.
21. GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 17 et §XXXII, p. 21, cités in LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 300.
22. Cf. GOYARD-FABRE Simone, op. cit. , p. 50.
23. GOYARD-FABRE Simone, op. cit., p. 51.
24. De jure belli ac pacis, t. II, pp. 765-852.
25. De jure belli ac pacis, III, X (t. II, p. 852), cité in LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 324..
26. GOYARD-FABRE Simone, op. cit ., p. 54.
27. LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 324.
28. GOYARD-FABRE Simone, op. cit., p. 54.
29. Id..
30. Id., p. 59.
31. LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 327.
32. Cf. id., p. 320.
33. Id., pp. 310-311.
34. LESAFFER Randall, op. cit., p. 31.
35. 1888-1985. Il fut membre du parti nazi et protégé par Herman Goering quand sa sincérité antisémite fut mise en cause.
36. Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du Jus publicum europeanum, (1950), PUF, 2001. Carl Schmitt considérant ce livre comme le plus important de toute son oeuvre.
37. Cf. FINKIELKRAUT Alain, Philosophie et modernité, chap. VII, Carl Schmitt et la question de la guerre, PUF, 2009, pp. 85-96.
38. Cf. PERREAU-SAUSSINE Emile, Carl Schmitt contre la guerre juste, in Commentaire, 96, hiver 2001-2002, pp. 972-974. E. Perreau-Saussine (1972-2010) fut professeur d’histoire de la pensée politique à Paris, Chicago et Cambridge.
39. C’est l’argument de Thrasymaque dans La République de Platon (Livre I, 338, d) : « …chaque gouvernement établit les lois pour son propre avantage : la démocratie des lois démocratiques, la tyrannie des lois tyranniques et les autres de même ; ces lois établies, ils déclarent juste, pour les gouvernés, leur propre avantage, et punissent celui qui le transgresse comme violateur de la loi et coupable d’injustice. Voici donc, homme excellent, ce que j’affirme : dans toutes les cités le juste est une même chose : l’avantageux au gouvernement constitué ; or celui-ci est le plus fort, d’où il suit, pour tout homme qui raisonne bien, que partout le juste est une même chose : l’avantageux au plus fort. »
40. FINKIELKRAUT A., op. cit..

⁢iv. Faisons le point

« On a réussi pour deux cents ans à rationaliser, à humaniser, à circonscrire la guerre » écrit Alain Finkelkraut. Dans l’absence de normes morales, dans l’absence d’une « autorité plus haute ».

On a l’impression qu’un progrès, paradoxalement, a été accompli comme si les théories de la guerre juste, du jus ad bellum comme du jus in bello n’avaient pas été des tentatives pour réduire le plus possible la barbarie de la guerre, l’encadrer de règles.

De plus, cette analyse ne tient compte que des guerres inter-étatiques classiques. Mais qu’en est-il des révoltes et des révolutions ? qu’en est-il, pour employer le jargon militaire, des guerres « dissymétriques » qui caractérisent l’époque contemporaine et qui opposent le faible et le fort dans le cadre d’une guerre régulière avec des cibles militaires ?⁠[1] qu’en est-il des guerres « asymétriques », guerilla ou terrorisme, qui opposent la force armée d’un État à des combattants matériellement insignifiants ?⁠[2]

Cette analyse tient-elle compte de l’apparition de la notion de guerre totale, peuple contre peuple ?

Autrement dit, nous allons devoir continuer à réfléchir au déroulement de l’histoire car bien des « nouveautés » sont apparues à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, sur le continent européen d’abord avant de se répandre à travers le monde.

Le rêve d’une « autorité plus haute » est-il perdu ?

Toute référence morale est-elle définitivement obsolète ?

Et l’Église va-t-elle retrouver, d’une manière ou d’une autre, une place dans le concert des voix qui réclament la paix, plus que jamais ?


1. On pense, par exemple, à la guerre qui opposa les États-Unis et l’Irak en 1991.
2. Telle qu’elle est déjà décrite par le général chinois SUN TZU (544-496 av. J.-C.) dans son livre L’art de la guerre. (Texte disponible sur http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Art_de_la_guerre ).