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a. La légitime défense est-elle permise ?

La question est plus délicate car s’opposent sur la question des opinions autorisées bien tranchées. Thomas convoque, d’une part, le livre de l’Exode⁠[1] et, d’autre part, l’apôtre Paul⁠[2], le Pape Nicolas Ier⁠[3] et l’auteur dont il s’inspire constamment dans les questions qui touchent à la guerre et à la violence, saint Augustin⁠[4]. Il a été établi à la question 40 que la société a un droit de légitime défense vis-à-vis de qui menace gravement le bien commun. Dès lors celui qui est investi d’une autorité publique, soldat, agent préposé au maintien de l’ordre peut « avoir directement l’intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais en rapportant cette action au bien public » et sans se laisser « entraîner par une passion personnelle ». En dehors de ce cas, tuer peut être licite si l’intention directe est de protéger sa vie « puisqu’il n’y a rien de plus naturel à un être que de se maintenir de tout son pouvoir dans l’existence ». La mort de l’agresseur est un effet indirect de l’acte. Encore faut-il que la défense soit proportionnée à l’agression⁠[5] : « Il peut arriver cependant qu’un acte accompli dans une bonne intention devienne mauvais quand il n’est pas proportionné à la fin que l’on se propose. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne convient, ce ne sera pas sans péché ; mais si l’on repousse une attaque avec la mesure opportune ce sera un cas de légitime défense. Les Droits civil et canonique statuent en effet : « Il est permis d’opposer la violence à la violence, en la mesurant toutefois aux nécessités de la sécurité menacée ». »[6]


1. « Si le voleur est surpris sapant un mur ou enfonçant la porte pour pénétrer dans une maison, et qu’alors il soit blessé mortellement, celui qui l’a frappé ne sera pas responsable du sang versé » (Ex 22, 2).
2. « Bien-aimés, ne vous défendez pas » (Rm 12, 19).
3. (858-867) « Vous m’avez consulté au sujet de ces clercs qui pour se défendre ont tué un païen, afin de savoir si, après avoir fait pénitence, ils pourraient être réintégrés dans leur ancien état ou même être promus à un office supérieur. Eh bien, pour nous, nous n’admettons aucun prétexte et nous leur dénions absolument le droit de tuer un homme quel qu’il soit et en quelque circonstance que ce soit. » (Décret de Gratien, 50).
4. « Je trouve mauvais de conseiller à quelqu’un de tuer d’autres hommes pour empêcher d’être tué par eux, à moins toutefois que ce conseil ne s’adresse à un soldat ou à un agent de l’ordre public ; de telle sorte qu’il n’agisse pas pour son propre intérêt mais celui des autres, et parce qu’il en a reçu personnellement le pouvoir légitime » (Lettre XLVII, 154) ; On peut aussi méditer ce dialogue entre Evode et Augustin dans son Traité du libre arbitre ( I, 5, 11et 12) : « E. Il faut (…) examiner si la passion est complètement étrangère à l’homicide commis dans le but de défendre sa vie, sa liberté et sa pudeur contre un homme brutal qui fond sur nous avec violence, ou contre un sicaire qui nous attaque traîtreusement.— A. Comment être d’avis que la passion n’est pour rien dans cette sorte de meurtres, puisque ceux qui les commettent tirent l’épée pour des choses qu’ils peuvent perdre malgré eux ? Car s’ils ne les peuvent perdre ainsi, comment en venir, pour cela, jusqu’à tuer un homme ?— E. Elles ne sont donc pas justes, les lois qui donnent la faculté au voyageur de tuer le brigand de peur d’être tué par lui ; à l’homme et à la femme, menacés d’attentat à la pudeur, de tuer, s’ils le peuvent, l’agresseur avant la perpétration du crime ? Les lois veulent encore que les soldats tuent les ennemis, et s’ils s’abstiennent de le faire, ils sont punis par leur chef. Oserons-nous dire que ces lois sont injustes, ou plutôt qu’elles ne sont pas des lois ? Car à mon avis, une loi injuste n’est pas une loi.
   A. Je trouve cette législation assez bien défendue en elle-même contre une semblable accusation. En effet, elle permet aux peuples qu’elle régit des attentats moindres, pour en éviter de plus grands. Il serait par trop rigoureux de préférer la vie de l’agresseur à celle de l’innocent qui ne fait que se défendre ; et il serait bien plus inhumain de vouloir qu’un homme souffrît malgré lui un attentat à sa pudeur, que de voir celui qui veut l’outrager tué par lui. Quant au soldat, en tuant l’ennemi, il est le ministre de la loi, et il lui est facile de faire son office sans passion. Pour ce qui est de la loi même de la guerre, portée pour la défense du peuple, on ne peut non plus l’accuser de passion. Car si le législateur l’a portée par l’ordre de Dieu, c’est-à-dire conformément aux prescriptions de l’éternelle justice, il a pu la décréter sans passion aucune. Lors même qu’une passion quelconque a été le mobile d’un législateur, il ne suit pas nécessairement de là que ceux qui se conforment à la loi cèdent à la passion. Un méchant peut faire une bonne loi. Par exemple, un homme parvenu à la tyrannie reçoit de l’argent d’un citoyen à qui cela est utile, pour porter une loi qui défende le rapt, même en vue d’épouser ; cette loi ne sera pas mauvaise, bien que celui qui l’a faite ait été un homme injuste et corrompu. Le soldat peut donc, sans agir par passion, se conformer à la loi qui lui ordonne de repousser la force par la force pour défendre ses concitoyens. Il faut en dire autant de tous les subordonnés, obéissant aux pouvoirs constitués dans quelque ordre et hiérarchie que ce soit.
   Mais pour les autres, je ne vois pas comment, après avoir disculpé la loi, on peut les innocenter eux-mêmes. Car la loi ne les contraint pas à tuer, seulement elle les laisse libres. Ils peuvent donc ne tuer personne pour défendre ces sortes de biens qu’on peut perdre malgré soi, et que pour cette cause on ne doit pas aimer. Et en effet, d’abord, quand on tue le corps, ôte-t-on la vie à l’âme ? Si on peut l’ôter, c’est un bien méprisable, et si on ne peut l’ôter, il n’y a rien à craindre. Quant à la pudeur, personne ne doute qu’elle n’ait son siège dans l’âme, puisqu’elle est une vertu. Comment donc la violence d’un homme brutal pourrait-elle l’enlever ? En résumé, l’homme sur lequel on commet un meurtre, dans ces sortes de circonstances, ne nous enlève que des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, des choses qui, à parler exactement et pour quelqu’un qui réfléchit, ne sont pas vraiment à nous. C’est pourquoi je ne blâme pas la loi qui autorise ces sortes de meurtres ; mais d’un autre côté je ne vois pas comment on peut justifier ceux qui les commettent.
   13. E. Je vois moins encore pourquoi tu cherches à défendre des hommes qu’aucune loi ne tient pour coupables. — A. Aucune de ces lois extérieures et qu’on lit dans les codes, je l’admets. Mais ne sont-ils pas liés par une autre loi plus puissante et plus secrète, puisque nous admettons que rien en ce monde n’échappe à l’action de la Providence de Dieu. Comment peuvent-ils être exempts de péché à ses yeux, ces hommes qui se souillent de sang humain pour défendre des choses que l’on doit mépriser ? A mon avis, c’est donc avec raison que cette loi écrite en vue de gouverner les peuples permet ces actes, et que la Providence divine les punit. Car cette loi ne punit qu’autant qu’il le faut pour maintenir la paix parmi des hommes sans expérience et que le comporte le gouvernement d’un mortel. Mais quant à ces fautes dont j’ai parlé, je crois qu’il existe pour elles des peines proportionnées, que la sagesse seule peut faire éviter. »
5. « …il n’est pas de nécessité de salut que l’homme renonce à l’acte d’une défense mesurée pour éviter le meurtre d’un autre ; car il est davantage tenu de pourvoir à sa propre vie qu’à celle de son prochain. » (IIa IIae, qu. 64, art. 7) (cf. également : Ia IIae, qu. 87, art. 3, sol. 1). Le droit romain établissait cette règle : « poena debet commensurari delicto » (la peine doit être proportionnée au délit »). La peine capitale est, comme toute peine, expiatoire pour le coupable, elle répare l’ordre social perturbé et prévient les crimes par intimidation. Si l’on estime qu’il y a disproportion entre la faute et le châtiment, c’est que l’on oublie que le bien social l’emporte sur le bien individuel. Toutefois, saint Thomas  envisage la prison perpétuelle ou l’exil comme châtiment possible de l’homicide montrant ainsi que l’application de la peine dépend de diverses circonstances qui peuvent être atténuantes : « …parce que l’adultère ou l’homicide se commettent en un moment, ce n’est pas une raison de les châtier par une peine d’un moment. Au contraire, on les punit quelquefois de prison perpétuelle ou d’exil, quelquefois même de la mort » (id.). (Cf. SPICQ C., in Somme théologique, La justice, Tome II, Ed. de la Revue des Jeunes, 1947, pp. 213-216).
6. IIa IIae, qu. 64, art. 7. Revenant sur les citations qui semblent condamner celui qui donne la mort pour se défendre, Thomas fait remarquer qu’Augustin dénonce une « intention formelle de meurtre » ; Paul, interdit « de se défendre avec un désir de vengeance » comme le précise la Glose : « Ne vous défendez pas ; entendons : ne cherchez pas à rendre à vos adversaires tous les coups qu’ils vous ont portés. » Enfin, à propos de la décision du pape Nicolas Ier (820-867), Thomas fait remarquer que « tout homicide même si l’on n’en est pas responsable » entraîne une « irrégularité ». Encore aujourd’hui le droit canon (can. 1044) stipule qu’est irrégulier pour l’exercice des ordres reçus celui qui a commis un homicide volontaire. La dispense d’une irrégularité est réservée au seul Siège Apostolique (can. 1047).