Saint Thomas, lui, va structurer, à partir des réflexions éparses de saint Augustin, une théorie de la guerre juste.[1]
A l’instar de saint Augustin dont il s’inspire largement, saint Thomas[2] développe lui aussi une théologie de la paix[3] dans laquelle s’inscriront ses réflexions sur la guerre notamment.
A la question de savoir comment la paix, Thomas précise qu’elle implique que la concorde entre les hommes : « la concorde implique l’union des tendances affectives de plusieurs personnes, tandis que la paix suppose en outre l’union des appétits dans la même personne. »[4]
La paix a donc deux dimensions, l’une intérieure et l’autre extérieure, que lon ne peut dissocier.
Ces deux dimensions de la paix correspondent aux deux dimensions de la charité qui oriente l’homme vers Dieu et le prochain. Ajusté à Dieu, l’homme est intérieurement pacifié et ajusté au prochain, l’homme est en accord avec les autres hommes :
« La paix (…) implique une double union ; l’une qui résulte de l’ordination de nos appétits propres à un seul but ; l’autre qui se réalise par l’accord de notre appétit propre avec celui d’autrui. Ces deux unions sont produites par la charité. La première, selon que nous aimons Dieu de tout notre coeur au point de lui rapporter tout ; et ainsi tous nos appétits sont unifiés. La seconde, parce que, en aimant le prochain comme nous-même, nous voulons l’accomplissement de sa volonté comme de la nôtre. C’est pourquoi Aristote a mis l’identité du choix parmi les éléments de l’amitié, et que Cicéron affirme : « Chez des amis il y a même vouloir et même non-vouloir ». »[5] C’est pourquoi l’on peut dire que « l’unité de la charité fait l’unité de la paix »[6].
Dès lors, tout manque de charité rend la paix improbable :
« La vraie paix ne peut donc exister que chez les bons et entre les bons. Et la paix des méchants est apparente, non véritable » [7]
C’est à partir du moment où les hommes cherchent Dieu comme leur souverain bien qu’ils peuvent trouver la paix intérieure et c’est dans la mesure où ils s’accordent entre eux dans l’amour de Dieu que la concorde, ou mieux la vraie paix extérieure, peut s’établir.
Cette paix ne sera parfaite que dans la vie éternelle. Ici-bas, sa forme est toujours imparfaite. En effet, « La vraie paix ne peut concerner que le bien ; mais comme on peut posséder un vrai bien de deux façons, parfaitement ou imparfaitement, de même il y a deux sortes de paix véritable. L’une, parfaite, qui consiste dans la jouissance parfaite du bien suprême, qui unit et apaise tous les désirs : là est la fin dernière de la créature raisonnable, selon la parole du Psaume (147, 14) : « Il a établi la paix à tes frontières. » L’autre, imparfaite, est celle que l’on possède en ce monde. Parce que, si le désir primordial de l’âme trouve son repos en Dieu, bien des assauts, et du dedans et du dehors, viennent troubler cette paix ».[8]
Il n’empêche que, dès ici-bas, les volontés humaines peuvent s’accorder sur des biens essentiels : « L’amitié, remarque Aristote, ne comporte pas l’accord en matière d’opinions, mais en matière de biens utiles à la vie, et surtout des plus importants ; car le dissentiment dans les petites choses est compté pour rien. C’est ce qui explique que les hommes ayant la charité aient des opinions différentes, ce qui d’ailleurs ne s’oppose pas à la paix, puisque les opinions sont affaire d’intelligence et que celle-ci vient avant l’appétit, qui par la paix fait l’unité. De même, pourvu que l’on soit d’accord sur les biens fondamentaux, un désaccord sur des choses minimes ne va pas contre la charité. Il provient en effet d’une diversité d’opinions ; l’un pense que ce qui est en question est essentiel pour tel bien sur lequel on est d’accord, et l’autre ne le croit pas. Ainsi pareil dissentiment en matière légère, et portant sur de simples opinions, n’est pas compatible, en vérité, avec la paix parfaite, qui suppose la vérité pleinement connue et tous les désirs comblés. Mais il peut coexister avec cette paix imparfaite qui est notre lot ici-bas. »[9]
Faire la paix est non seulement désirable mais est aussi un devoir qui découle du devoir de charité : « La paix, dit saint Thomas, est de précepte, parce qu’elle est un acte de charité »[10]
A côté de cette paix imparfaite mais nécessaire, il est une paix apparente, trompeuse, qui est celle des pécheurs, et surtout celle des hommes qui font la guerre. Ils souhaitent la paix comme Augustin l’a aussi souligné. Mais si cette paix désirée exclut Dieu et la charité, l’accord sera trompeur. La paix ne plaira qu’au vainqueur et sera frustrante pour le vaincu. Ce sera un répit avant une autre guerre. Il n’y a pas d’ « ordre véritable c’est-à-dire un ordre où chacun trouve satisfaction » sans justice[11]. Certes la charité produit directement la paix « parce qu’elle la cause en raison de sa nature propre. L’amour est en effet, selon la parole de Denys, « une force unifiante », et la paix est l’union des inclinations appétitives ». Mais « La justice produit la paix indirectement, en écartant ce qui lui ferait obstacle. ».[12]
A la lumière de cette analyse, on se rend compte que la paix ne peut être que le fruit d’une volonté constante. La paix n’est jamais établie une fois pour toutes. Aucun traité, aucune organisation ne peut la garantir. d’autre part, s’il est des causes économiques, politiques aux guerres, ce sont toujours des hommes qui, à l’origine, en décident. La paix est donc tributaire de la volonté d’« hommes intérieurement pacifiés, en accord avec leur vraie vocation humaine ».[13] Enfin, comme le souligne le P. Comblin, Thomas a rangé la question de la paix dans le chapitre consacré à la charité et non dans celui où il traite de la justice. C’est là que réside, à la suite d’Augustin, la plus grande originalité de Thomas qui, après hésitation[14], a estimé qu’on ne pouvait prendre dans un sens trop absolu la citation d’Isaïe : « la paix est l’œuvre de la justice »[15]. Grande originalité par rapport à une vieille tradition occidentale qui a conservé la nostalgie de la pax romana et à la pensée contemporaine qui estiment que la paix découle d’un ordre social juste que celui-ci soit identifié à l’ordre établi qu’il faut maintenir ou rétablir, ou à un nouvel ordre à instaurer. S’appuyant sur l’histoire, le P. Comblin n’hésite pas à écrire que « la notion de justice a plus souvent provoqué la guerre que la paix. »[16] Certes, la justice, chez Aristote et saint Thomas, est une vertu morale, « une certaine disposition de la personne par rapport à son semblable »[17] mais aujourd’hui, elle renvoie à un ordre social dont les conceptions diffèrent et s’opposent. La justice peut engendrer la paix « quand les différents partenaires se soumettent à la même règle, reconnaissent conjointement la pertinence des mêmes critères. C’est dire que la paix suppose la charité d’abord : elle suppose le dialogue. » Le dialogue naît de l’amour du prochain puisqu’il suppose qu’on abandonne sa propre conception de la justice pour s’ouvrir à la celle de l’autre.
Le monde vit dans une situation où se mêlent paix imparfaite et paix apparente. C’est dans ce cadre que se pose la question de la guerre.
Tomas, en s’inspirant toujours de saint Augustin, établit trois conditions pour qu’une guerre soit juste : les deux premières concernent ce qu’on appellera le jus ad bellum ; la troisième, le jus in bello.
\1. « L’autorité du prince, sur l’ordre de qui on doit faire la guerre. Il n’est pas du ressort d’une personne privée d’engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunal de son supérieur ; parce qu’aussi le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour la guerre, n’appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires publiques a été confié aux princes, c’est à eux qu’il appartient de veiller au bien public de la cité, du royaume ou de la province soumis à leur autorité. De même qu’ils le défendent licitement par le glaive contre les perturbateurs du dedans quand ils punissent les malfaiteurs, selon cette parole de l’Apôtre (Rm 13, 4) : « Ce n’est pas en vain qu’il porte le glaive ; il est ministre de Dieu pour faire justice et châtier celui qui fait le mal » ; de même aussi il leur appartient de défendre le bien public par le glaive de la guerre contre les ennemis du dehors. C’est pour cela qu’il est dit aux princes dans le Psaume (82, 4) : « Soutenez le pauvre, et délivrez le malheureux de la main des pécheurs » et que S. Augustin écrit (Contre Fauste 25, 75) : « L’ordre naturel, appliqué à la paix des mortels, demande que l’autorité et le conseil pour engager la guerre appartiennent aux princes ». » En bref, si seule l’autorité publique a le droit de déclarer la guerre c’est parce qu’elle a la responsabilité du bien commun. Seule la défense du bien commun peut légitimer la guerre.
\2. « Une cause juste : il est requis que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute. C’est pour cela que S. Augustin écrit : « On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple, de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par un des siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par violence » (Question sur l’Heptateuque. VI, qu. 10) ». On ne part pas en guerre pour des motifs économiques ou politiques. On part en guerre contre une injustice, un désordre, un péché qui menace la société et sans garantie que la justice triomphe. La guerre n’est pas un jugement de Dieu : ne parle-t-on pas de la « fortune » des armes ? Ce second principe nous renvoie au respect absolu dû à la vie innocente. On ne sacrifie pas la vie humaine à n’importe quel bien.
\3. « Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. C’est pour cela que S. Augustin écrit (Livre sur le Verbe du Seigneur) : « Chez les vrais adorateurs de Dieu, les guerres mêmes sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons. » En effet, même si l’autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une intention mauvaise. S. Augustin écrit en effet (Contre Fauste, 22, 74) : « Le désir de nuire, la cruauté dans la vengeance, la violence et l’inflexibilité de l’esprit, la sauvagerie dans le combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui dans les guerres est jugé coupable par le droit ». » Le but de la guerre étant la paix et non la destruction de l’adversaire, il s’agit de brider ou d’éliminer les violents pour rétablir le dialogue. La guerre est donc mesurée dans ses moyens par sa finalité.
Thomas répond ensuite à quelques objections : Comment entendre cette parole du Christ : « Tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » (Mt 26, 52) ? Encore une fois, il va s’appuyer sur l’enseignement d’Augustin : « Comme le dit saint Augustin, « celui-là prend » l’épée qui, sans autorité supérieure ou légitime le commandant ou le permettant, s’arme pour verser le sang de quelqu’un ». Mais celui qui, par l’autorité des princes ou des juges, s’il est une personne privée ou par zèle de la justice et comme par l’autorité de Dieu, s’il est une personne publique, se sert de l’épée, celui-là ne prend pas lui-même l’épée mais se sert de l’épée qu’un autre lui a confiée. Il n’encourt donc pas de peine. Par ailleurs, ceux qui prennent l’épée en péchant ne meurent pas toujours par l’épée car ayant péché en la prenant, ils encourent la peine éternelle, à moins qu’ils ne fassent pénitence. »
Et comment entendre cette autre parole : « Je vous dis de ne pas résister au méchant » (Mt 5, 39) ? « Ces sortes de préceptes, explique saint Augustin, doivent toujours être observés à titre de préparation de l’âme : l’homme doit toujours être prêt à ne pas résister ou à ne pas se défendre si l’occasion le veut. Mais il faut parfois agir autrement en raison du bien commun ou même pour le bien de ceux avec qui l’on se bat. »
Enfin, la paix étant une vertu, la guerre n’est-elle pas un péché ? Thomas répond : « Ceux qui mènent des guerres justes recherchent la paix. Et ainsi, ils ne s’opposent pas à la paix, sinon à cette paix mauvaise que le Seigneur « n’est pas venu apporter sur la terre » (Mt 10, 34). C’est pourquoi saint Augustin écrit : « On ne cherche pas la paix pour faire la guerre mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois donc pacifique en combattant, afin de conduire par ta victoire ceux que tu combats à l’utilité de la paix. »[18]
St Thomas ajoute que « la guerre est tout à fait incompatible avec les fonctions exercées par les évêques et les clercs ». Ils n’ont pas à s’encombrer « des affaires du siècle » puisqu’ils sont voués aux choses divines et qu’ils doivent plutôt « être prêts à verser leur propre sang pour le Christ » plutôt que de tuer et verser le sang. [19]
Dans la conduite de la guerre, rappelle avec saint Ambroise qu’il y a « des droits de la guerre et des conventions qui doivent être observées, même entre ennemis. »[20] Ailleurs il précise : « Celui qui doit exécuter un ordre doit considérer, avant d’obéir, dans quelle mesure il est de son devoir de l’exécuter. (…) En conséquence, le chrétien est tenu d’obéir exclusivement dans la mesure où le pouvoir est issu de Dieu, et pas autrement. (…) Quant à l’abus de pouvoir, il peut également être double. d’une part, si ce qui est ordonné par le chef est contraire à la fin pour laquelle le pouvoir a été établi : par exemple, s’il ordonne de faire un péché, contraire à la vertu, alors que le pouvoir est établi pour inciter à la vertu et pour la maintenir. Dans ce cas, non seulement on n’est pas tenu d’obéir à un tel chef, mais encore on ne doit pas lui obéir, à l’exemple des saints martyrs qui ont souffert la mort plutôt que d’obéir aux ordres impies des tyrans. d’autre part, si l’on est contraint au-delà de la compétence du pouvoir établi : par exemple, si un maître exige un impôt que son dépendant n’est pas tenu de donner, ou autres excès semblables. En ce cas, le sujet est libre d’obéir ou de ne pas obéir. »[21]
Enfin si la nécessité le demande, on peut faire la guerre les jours de fête « mais, en l’absence de nécessité, il n’est pas permis de faire la guerre les jours de fête »[22].
La réflexion de saint Thomas sur la guerre doit être mise en relation avec la question de l’homicide où il revient sur le droit de légitime défense et le droit d’exécuter les malfaiteurs.[23], Thomas y rappelle que le prince et le prince seul en tant que gardien du bien commun a le droit de mettre à mort l’individu qui « devient un péril pour la société » et dont le péché est « contagieux pour les autres » mais à condition que cette sanction ne frappe pas en même temps les bons ou les mette en péril et en épargnant « dans l’espoir d’une repentance, ceux dont les exemples ne sont pas si dangereux pour leur prochain. ».[24] Mais n’est-ce pas manquer à la charité ? Thomas répond : « Dans les méchants, on peut considérer deux choses : la nature et la faute. Par leur nature qu’ils tiennent de Dieu, ils sont capables de la béatitude, sur la communication de laquelle est fondée la charité ; et par le fait même, il faut les aimer de charité quant à leur nature. Mais leur faute les dresse contre Dieu et les empêche de recevoir la béatitude. Aussi, à cause du péché, qui les rend ennemis de Dieu, faut-il les haïr, quels qu’ils soient, père, mère ou proches, comme le dit saint Luc (Lc 14, 26). Car nous devons haïr dans les pécheurs, ce qui les rend pécheurs, et nous devons les aimer en tant qu’hommes et capables de la béatitude. C’est là véritablement les aimer par charité et à cause de Dieu. » Et s’appuyant cette fois sur Aristote (Ethique 9, 3), il en vient au châtiment suprême : « quand des amis commettent des fautes, il ne faut pas leur retirer les dévouements de l’amitié, aussi longtemps qu’on peut espérer les guérir. Il faut, au contraire, les aider à recouvrer la vertu, bien plus qu’on ne les aiderait à recouvrer leur fortune s’ils l’avaient perdue ; d’autant plus que la vertu a plus d’affinité avec l’amitié que l’argent. Mais, lorsqu’ils tombent dans une extrême malice et qu’ils sont incorrigibles, alors il n’y a plus à traiter familièrement avec eux. De là vient que, s’ils sont jugés plus nuisibles autres que susceptibles d’amendement, la loi divine comme la loi humaine ordonnent leur mort. -Et cependant cette peine, le juge ne l’applique point par haine, mais par amour de charité ; il fait passer le bien commun avant l’existence d’un individu. De plus, la mort infligée par le juge sert au pécheur, s’il se convertit, à l’expiation de sa faute ; et, s’il ne se convertit pas, elle met un terme à son crime, en lui ôtant la possibilité d’en commettre d’autres. »[25]
Et qu’en est-il de l’innocent ? « A considérer l’homme en lui-même, il n’est jamais permis de le tuer, parce que dans tout homme ; fût-il pécheur, nous devons aimer sa nature qui est l’œuvre de Dieu et que le meurtre supprime. Si la mort du pécheur peut devenir licite, ce n’est, on l’a déjà vu, que pour préserver le bien commun contre les atteintes que lui porte le péché. Mais la vie des justes au contraire est une sauvegarde pour le bien commun et un facteur de prospérité. Les justes, en effet, sont l’élite de la société. Il s’ensuit qu’il ne sera jamais permis de tuer un innocent. »[26]