⁢i. Saint Augustin et la guerre juste

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C’est saint Augustin qui va offrir au monde une série de réflexions approfondie sur la question de la guerre et son influence sera considérable. On va découvrir, dans son œuvre, des règles à respecter pour qu’une guerre soit juste. Nous retrouverons un écho de ces règles encore dans divers documents aux XXe et XXIe siècles notamment dans des règlements militaires.

Sa réflexion est alimentée par les événements tragiques auxquels il assiste. Né en 354 et mort en 430, Augustin a vécu l’effondrement de l’empire romain.⁠[2] Les institutions politiques et administratives sont ébranlées, restent, comme seules autorités stables, les chefs des Églises qui vont devoir apporter des réponses à des problèmes temporels. Dans la Cité de Dieu[3], il décrit les guerres qui ont ravagé Rome depuis sa fondation. Des guerres qui touchent les combattants comme les civils⁠[4], guerres contre l’étranger ou guerres civiles⁠[5].


1. Selon FLORI J., il vaudrait mieux parler de guerre « justifiable » chez Augustin. (Croisade et chevaliers (XIe-XIIe s), De Boeck, 1998, p. 12.
2. Rappelons quelques dates : en 395, l’empire est partagé ; dès 406, les Vandales et les Alains menacent la Gaule ; en 409, les Vandales sont en Espagne ; en 410 Alaric, roi des Wisigoths (acquis à l’arianisme) s’empare de Rome ; en 425, les provinces romaines sont occupées par les barbares ; en 429, Genséric entre en Afrique et sera le premier roi Vandale de cette région.
3. Livre III.
4. Evoquant les guerres puniques, il écrit : « Que de régions et de territoires dévastés sur une vaste étendue ! Que de fois les combattants furent tour à tour vainqueurs et vaincus ! Quelles pertes d’hommes parmi les combattants et parmi les populations désarmées ! Que de navires coulés dans les batailles navales ou engloutis par toutes sortes de tempêtes ! Si nous tentions de raconter ou d’évoquer ces désastres, nous ne ferions rien d’autre que réécrire à notre tour l’histoire. » (La Cité de Dieu, III, 18)
5. Entre Rome et Albe : « Cette guerre ne fut-elle pas plus que civile, puisque la cité fille y combattit contre la cité mère ? » (La Cité de Dieu, III, 14). A propos de l’enlèvement des Sabines : « A combien de proches et d’alliés cette victoire coûta-t-elle la vie, et de part et d’autres quel nombre de blessés ! (Id., III, 13) Et « La guerre de César et de Pompée n’était que la lutte d’un seul beau-père contre un seul gendre, et encore, quand elle éclata, la fille de César, l’épouse de Pompée n’était plus ; et cependant, c’est avec un trop juste sentiment de douleur que Lucain s’écrie : « Je chante cette guerre plus que civile, terminée aux champs de l’Emathie et où le crime fut justifié par la victoire ». » (Id..). Et que dire de Sylla ? « Sylla qui vint tirer vengeance de ces cruautés au prix de tant de sang, mit fin à la guerre ; mais comme sa victoire n’avait pas détruit les inimitiés, elle rendit la paix encore plus meurtrière. (…) Bientôt Sylla entra victorieux à Rome, après avoir fait égorger dans une ferme publique sept mille hommes désarmés et sans défense. Ce n’était plus la guerre qui tuait, c’était la paix ; on ne se battait plus contre ses ennemis, un mot suffisait pour les exterminer. » (Id., III, 28)

⁢a. Un théologien de la paix

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Si l’on présente saint Augustin comme un « théoricien » (et le mot est un peu fort, comme nous le verrons) de la guerre juste, il est fondamentalement et premièrement convaincu que le chrétien est et doit être un artisan de paix.⁠[2]

Commentant le passage de l’Évangile où il nous est demandé de présenter la joue gauche après avoir été frappé sur la joue droite, il fait cette recommandation : « il faut prendre garde que le plaisir de la vengeance ne nous fasse perdre, pour ne rien dire de plus, cette patience elle-même qui est d’un bien plus grand prix que tout ce que peut nous ôter un ennemi, même malgré nous. »[3]

Il rappelle volontiers⁠[4] que « Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix »[5] ; « Heureux ceux qui font œuvre de paix, ils seront appelés fils de Dieu »[6]. « La guerre, écrit-il, étant le contraire de la paix, comme la misère l’est à la béatitude et la mort à la vie, on peut demander si à la paix dont on jouira dans le souverain bien répond une guerre dans le souverain mal. »[7]

La guerre est « …une plaie, une vraie misère », qui « n’est pas touché du malheur de la guerre est d’autant plus malheureux qu’il a perdu tout sens humain. »[8] La guerre offre « de beaux spectacles et de riches festins » aux démons⁠[9]. Si certaines guerres romaines paraissent avoir apporté quelque bien – ne parle-t-on pas, avec bienveillance, dans les livres d’histoire, de la pax romana ? – « au prix de combien de guerres et de quelles guerres, au prix de quels massacres d’hommes, de quelle effusion de sang humain, n’a-t-il pas fallu l’acheter ? »[10]

La guerre, en fait, contredit le dessein de Dieu : « Si Dieu a fait sortir le genre humain d’un seul homme, c’est pour montrer aux hommes combien il appréciait l’unité dans la pluralité »[11]. Dieu veut « unir les hommes en une seule société par la similitude de la nature » mais aussi les « rassembler, grâce aux nœuds de la parenté, en une harmonieuse unité par les liens de la paix »[12]. C’est le péché de l’homme qui a introduit la guerre : « Dieu n’ignorait pas d’ailleurs que l’homme pécherait et que désormais, voué à la mort, il engendrerait des fils destinés à mourir ; et ces mortels porteraient si loin leur férocité criminelle que les bêtes, sans raison, sans volonté, aux souches nombreuses pullulant des eaux et des terres, vivraient entre elles en leur espèce avec plus de sécurité et d paix que les hommes dont la race était née d’un seul en gage de concorde. Ni les lions en effet, ni les dragons n’ont jamais déchaîné entre eux des guerres semblables à celles des hommes. »[13] La liberté sans Dieu s’enlise dans la passion de dominer qui « bouleverse et broie le genre humain par de grandes calamités. »[14] Guerre et pais appartiennent à deux amours incompatibles, à deux cités différentes : « L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une dans ses chefs ou dans les nations qu’elle subjugue, est dominée par la passion de dominer ; dans l’autre on se rend mutuellement service par la charité »[15]. « Ceux qui se plaisent aux combats resteront étrangers à toute paix, aux prises avec les pires difficultés, car ces difficultés ont pour principe la guerre et la rivalité ».⁠[16]

La paix est le plus grand bien⁠[17], si grand « que même dans les affaires terrestres et périssables on ne peut rien entendre de plus agréable, rien chercher de plus enviable, rien trouver de meilleur »[18]. Preuve en est que tous les hommes la recherchent au même titre que le bonheur : « Puisque même ceux qui veulent la guerre ne veulent rien d’autre assurément que la victoire, c’est donc à une paix glorieuse qu’ils aspirent à parvenir en faisant la guerre. qu’est-ce vaincre en effet, sinon abattre toute résistance ? Cette œuvre accomplie, ce sera la paix. C’est donc en vue de la paix que se font les guerres, et cela même par ceux qui s’appliquent à l’exercice des vertus guerrières dans le commandement et le combat. d’où il est clair que la paix est le but recherché par la guerre, et nul ne cherche la guerre en faisant la paix. »[19]

Toutefois le sage peut être contraint de faire la guerre. Certes, « Il vaut mieux abolir la guerre par un mot, que de tuer des hommes, et d’obtenir la paix par la volonté que par la guerre. (…) On doit vouloir la paix et ne faire la guerre que par nécessité. (…) pour obtenir la paix. »[20]. « C’est l’injustice de l’ennemi qui impose de faire une juste guerre. »[21]

Il trouve la justification de cette nuance dans l’Évangile : « Si la doctrine chrétienne condamnait toutes les guerres, on aurait répondu aux soldats dont il est parlé dans l’Évangile qu’ils n’avaient qu’à jeter leurs armes et à se soustraire au service militaire. Mais au contraire il leur a été dit : « Ne faites ni violence ni tromperie à l’égard de personne ; contentez-vous de votre paie (Lc 3, 14). » En prescrivant aux soldats de se contenter de leur paie, l’Évangile ne leur interdit pas la guerre. »[22] Et, se référant à la réponse de Jean Baptiste, il déclare encore : « Réellement, mes frères, si les soldats agissaient ainsi, l’État serait heureux. (…) Nous voulons que les soldats soient dociles aux leçons du Christ ; soyons-y dociles nous-mêmes. (…) Tous écoutons-le et vivons cordialement en paix. »[23]

Son développement théologique du thème de la paix confirme bien son absolue prééminence et son prix inestimable : « Ainsi, la paix du corps réside dans le juste tempérament de ses parties, et celle de l’âme sensible dans le calme régulier de ses appétits satisfaits. La paix de l’âme raisonnable, c’est en elle le parfait accord de la connaissance et de l’action ; et celle du corps et de l’âme, c’est la vie bien ordonnée et la santé de l’animal. La paix entre l’homme mortel et Dieu est une obéissance réglée par la foi et soumise à la loi éternelle ; celle des hommes entre eux, une concorde raisonnable. La paix d’une maison, c’est une juste correspondance entre ceux qui y commandent et ceux qui y obéissent. La paix d’une cité, c’est la même correspondance entre ses membres. La paix de la Cité céleste consiste dans une union très réglée et très parfaite pour jouir de Dieu, et du prochain en Dieu. L’ordre est ce qui assigne aux choses différentes la place qui leur convient. (…) Or, quand ils [les malheureux] souffrent, la paix est troublée à cet égard ; mais elle subsiste dans leur nature, que la douleur ne peut consumer ni détruire, et à cet autre égard, ils sont en paix. (…) Aussi bien celui qui s’afflige d’avoir perdu la paix de sa nature ne s’afflige que par certains restes de paix qui font qu’il aime sa nature. (…) Dieu donc, qui a créé toutes les natures avec une sagesse admirable, qui les ordonne avec une souveraine justice et qui a placé l’homme sur la terre pour en être le plus bel ornement, nous a donné certains biens convenables à cette vie, c’est-à-dire la paix temporelle, dans la mesure où l’on peut l’avoir ici-bas, tant avec soi-même qu’avec les autres (…). De même qu’il y a quelque vie sans douleur, et qu’il ne peut y avoir de douleur sans quelque vie ; ainsi il y a quelque paix sans guerre, mais il ne peut y avoir de guerre sans quelque paix, puisque la guerre suppose toujours quelque nature qui l’entretienne, et qu’une nature ne saurait subsister sans quelque sorte de paix. Ainsi, il existe une Nature souveraine où il ne se trouve point de mal et où il ne peut même s’en trouver ; mais il ne saurait exister de nature où ne se trouve aucun bien. »[24]

Au mal, à la violence, il faut s’efforcer d’opposer le bien. Cette sagesse n’avait pas échappé aux Anciens. Augustin l’invoque pour répondre à ceux qui accusent le christianisme de mettre l’État en péril avec ses préceptes non-violents⁠[25]. On dit, écrit-il, « que la prédication et la doctrine du Christ sont incompatibles avec les besoins des États. Ne rendre à personne le mal pour le mal[26] ; après avoir été frappé sur une joue, présenter l’autre ; donner notre manteau à celui qui veut nous prendre notre tunique ; si un homme veut nous obliger de marcher avec lui, faire le double de chemin qu’il nous demande[27]  : ce sont là des préceptes contraires au bon ordre des États. Qui supportera qu’un ennemi lui enlève quelque chose, ou bien qui donc, par le droit de la guerre, ne rendra pas le mal pour le mal au ravageur d’une province romaine ? » Si je n’avais pas affaire à des hommes instruits dans les lettres, peut-être faudrait-il mettre plus de soin à réfuter ces objections inspirées, soit par la haine du christianisme, soit par le sincère désir de s’éclairer. Mais qu’est-il besoin de chercher longtemps ? qu’on veuille bien nous dire comment les Romains, qui aimaient mieux pardonner une injure que la venger[28], sont parvenus à gouverner et à agrandir leur république, et, de pauvre et petite qu’elle était à la faire grande et riche ? qu’on nous dise comment Cicéron, élevant jusqu’aux cieux César et ses moeurs, louait le chef de la république de ce qu’il avait coutume de ne rien oublier que les injures[29] ! Car ces paroles de Cicéron renfermaient ou une grande louange ou une grande flatterie ; dans le premier cas, c’est qu’il connaissait César tel ; dans le second, c’est qu’il montrait que le chef d’un gouvernement devait avoir les qualités qu’il prêtait faussement à César. Mais qu’est-ce de ne pas rendre le mal pour le mal ? C’est de repousser le plaisir de la vengeance, c’est de mieux aimer pardonner que de venger une injure et ne rien oublier que le mal qu’on a reçu.

Lorsqu’on lit ces maximes dans les auteurs païens, on admire, on applaudit ; on ne se lasse pas de louer ces mœurs généreuses, et l’on trouve que la république qui aimait mieux pardonner que de venger une injure était bien digne de commander à tant de nations. Mais quand c’est l’autorité divine qui enseigne qu’il ne faut prendre le mal pour le mal, quand cette salutaire exhortation retentit de haut à tous les peuples et comme à des écoles publiques de tout sexe, de tout âge, de tout rang, on accuse la religion d’être ennemie de la république ! Si cette religion était entendue comme elle devrait l’être, elle établirait, consacrerait, affermirait, agrandirait une république mieux que n’ont jamais su faire Romulus, Numa, Brutus et d’autres hommes illustres de la nation romaine »[30]

Le christianisme va dans le même sens, préférant le pardon à la vengeance pour vaincre le mal par le bien : « lorsqu’on est frappé sur une joue, présenter l’autre ; donner son manteau à celui qui veut nous enlever notre tunique, faire le double du chemin avec celui qui veut nous obliger à marcher. — Cela se fait pour que le méchant soit vaincu par le bon, ou plutôt pour que le mal dans l’homme méchant soit vaincu par le bien, et que l’homme soit délivré du mal, non extérieur et étranger, mais intime, personnel, et dont le ravage est beaucoup plus terrible que le ravage d’un ennemi extérieur, quel qu’il soit. Celui qui triomphe du mal par le bien se résigne patiemment à la perte des avantages temporels, pour qu’on sache combien la foi et la justice doivent mépriser des biens qui, trop aimés, inspirent des sentiments pervers : l’homme coupable d’iniquités apprend ainsi de l’homme même envers qui il a des torts ce que valent les choses pour lesquelles il a commis une injustice ; le repentir le fait rentrer dans l’union ; si utile au bien public ; il n’est pas vaincu par la violence, mais par la bonté de celui qui a eu tant à supporter. On se conforme au véritable esprit de ces maximes lorsqu’on les suit en vue même du bien de celui pour qui l’on agit ainsi : ce bien, c’est le redressement et l’union. Ce sentiment doit toujours nous animer, quand même nous n’obtiendrions pas les résultats désirés, c’est-à-dire le retour à des idées meilleures et l’apaisement, quand même fa guérison ne suivrait pas l’emploi de ce religieux remède.

 d’ailleurs, si on veut regarder aux mots, ce n’est pas la joue droite qu’il faut présenter si on est frappé sur la joue gauche. « Si quelqu’un, dit l’Évangile, vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la gauche[31] ; » c’est plutôt la joue gauche qui est frappée par la main droite, parce qu’elle se prête mieux au coup de l’agresseur. Voici donc comment il faut entendre ces paroles : si quelqu’un atteint en vous ce qu’il y a de meilleur, présentez-lui ce qu’il y a de moindre, de peur que, plus occupé de vengeance que de patience, vous ne délaissiez les biens éternels pour les temporels, au lieu de mépriser les choses du temps pour vous attacher aux choses éternelles, comme on préfère à la main gauche la main droite. Telle fut toujours la pensée des saints martyrs : il n’est juste de demander la dernière vengeance qu’en présence d’un amendement impossible, c’est-à-dire au jour du suprême et souverain jugement. Maintenant, il faut prendre garde que le plaisir de la vengeance ne nous fasse perdre, pour ne rien dire de plus, cette patience elle-même qui est d’un bien plus grand prix que tout ce que peut nous ôter un ennemi, même malgré nous. Un autre évangéliste[32], rapportant cette maxime, ne parle pas de la joue droite, mais seulement des deux joues[33], ce qui tend à recommander simplement la patience, tandis que le premier évangéliste insinue la distinction que je viens de signaler. C’est pourquoi l’homme de justice et de piété doit supporter patiemment la malice de ceux qu’il cherche à ramener, afin qu’il contribue à accroître le nombre des bons, au lieu d’accroître le nombre des méchants en faisant comme eux.

Enfin ces préceptes tiennent plus à la préparation intérieure du cœur qu’aux œuvres extérieures ; ils ont pour but d’entretenir dans le secret de l’âme les sentiments de bonté patiente et de nous inspirer, dans la conduite extérieure, ce qui vaut le mieux à l’égard d’autrui ; le Seigneur Jésus, modèle unique de patience, l’a fait voir dans les paroles adressées à celui qui venait de le frapper sur la face : « Si j’ai mal parlé, montre-le ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ?[34] » Si on regarde aux mots, le Seigneur n’a pas suivi son propre précepte. Car il n’a pas présenté (autre joue à celui qui venait de le frapper, mais plutôt il a voulu empêcher qu’on ne recommençât ; et cependant il était venu, non-seulement disposé à recevoir des coups sur la face, mais encore à mourir sur la croix pour ses insulteurs et ses bourreaux ; suspendu à la croix, il dit en leur faveur : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[35]. » L’apôtre Paul n’aurait pas accompli non plus le commandement de son Maître, lorsque, frappé à la face, il dit au prince des prêtres : « Dieu vous frappera, muraille blanchie. Vous êtes là pour me juger selon la loi, et contre la loi vous ordonnez « que je sois frappé ! » Et comme les assistants reprochaient à l’Apôtre de manquer de respect envers le prince des prêtres, il voulut faire entendre ironiquement, à ceux d’entre eux qui pouvaient le comprendre, que l’avènement du Christ devait détruire la muraille blanchie, c’est-à-dire l’hypocrisie du sacerdoce des juifs. « Je ne savais pas, frères, répondit-il, que ce fût le prince ; car il est écrit : Vous ne maudirez point le prince de votre peuple[36]. » Il est hors de doute que Paul, qui avait grandi au milieu de ce même peuple et qui était instruit dans la loi, n’ignorait pas qu’Ananias fût le prince des prêtres : son langage ne pouvait tromper non plus ceux dont il était si connu.

Le cœur ne doit donc jamais oublier ces préceptes de patience, et la bienveillance doit être toujours entière dans la volonté, pour empêcher qu’on ne rende le mal pour le mal. Toutefois il arrive souvent qu’il faut employer contre des résistances une certaine sévérité qui a son principe dans le désir du bien ; on consulte alors non pas la volonté, mais l’intérêt de ceux qu’on punit : cette conduite a été fort bien louée dans un chef de république par les auteurs païens. Quelque rude que soit la correction infligée à un fils, l’amour paternel est toujours là. C’est en faisant ce qu’il ne veut pas et ce qui est une souffrance, qu’on cherche à le guérir par la douleur. Ainsi donc, si les sociétés politiques gardaient ces préceptes chrétiens, les guerres elles-mêmes ne se feraient pas sans une certaine bonté, et les vaincus seraient plus aisément ramenés à la paix sociale qui repose sur la piété et la justice. La victoire est utile lorsqu’elle ôte au vaincu le pouvoir de faire le mal. Rien n’est plus malheureux que la prospérité des méchants ; elle nourrit l’impunité vengeresse, elle fortifie la volonté mauvaise comme un ennemi intérieur. Mais les mortels, dans l’égarement de leur corruption, croient que les choses humaines prospèrent, quand de splendides palais s’élèvent et que les âmes tombent en ruines ; quand on bâtit des théâtres et que les fondements des vertus sont renversés ; quand on met de la gloire à dépenser follement et qu’on se raille des oeuvres de miséricorde ; quand les histrions s’enivrent des prodigalités des riches et, que les pauvres ont à peine le nécessaire ; quand des peuples impies blasphèment le Dieu qui, par les prédicateurs de sa doctrine, condamne ce mal public, et qu’on s’empresse autour des dieux en l’honneur de qui se donnent des représentations théâtrales qui déshonorent le corps et l’âme. C’est surtout en permettant ces choses, que Dieu laisse voir sa colère ; en les laissant impunies, il les punit plus terriblement. Au contraire, lorsqu’il détruit ce qui aide à soutenir les vices, et qu’il substitue la pauvreté aux richesses dangereuses, il frappe miséricordieusement. Il faudrait même, si c’était possible, que les gens de bien fissent miséricordieusement la guerre pour dompter de licencieuses cupidités et détruire des vices que, l’autorité publique devrait extirper ou réprimer. »[37]


1. Cf. l’article de NEUSCH Marcel (augustin de l’Assomption) Le défi de la guerre dans la pensée d’Augustin, publié sur www.assomption.org
2. Parmi les textes où la guerre est dénoncée on peut citer : Contra Faustum manicheum (398) ; Lettres à Marcellin (412) ; Lettres à Boniface (418) ; Lettres à Darius (429).
3. Lettre CXXXVIII à Marcellin.
4. Cf., par exemple, le Sermon CCCLVII prononcé en 411.
5. Jc 3, 18. 
6. Mt 5, 9.
7. De Civitate Dei XIX 28.
8. Lettre CLXXXIX à Boniface. Le comte Boniface, général de l’empire d’occident fut nommé gouverneur de l’Afrique en 422 (Mourre).
9. De Civitate Dei 3, 18.
10. La Cité de Dieu, XIX, 7 : « Mais (…) voici qu’une Cité faite pour l’empire, en imposant sa loi aux nations vaincues, leur a donné sa langue, de sorte que les interprètes, loin de manquer, sont en grande abondance. Cela est vrai ; mais combien de guerres gigantesques, de carnage et de sang humain a-t-il fallu pour en venir là ? Et encore, ne sommes-nous pas au bout de nos maux. Sans parler des ennemis extérieurs qui n’ont jamais manqué à l’empire romain et qui chaque jour le menacent encore, la vaste étendue de son territoire n’a-t-elle pas produit ces guerres mille fois plus dangereuses, guerres civiles, guerres sociales, fléaux du genre humain, dont la crainte seule est un grand mal ? ».
11. La Cité de Dieu, XII, 22-23.
12. La Cité de Dieu, XIV, 1.
13. La Cité de Dieu, XII, 23.
14. La Cité de Dieu, III, 14.
15. La Cité de Dieu, XIV, 28.
16. La Cité de Dieu, XIX, 11.
17. Voici une série de définitions qu’Augustin donne de la paix : « Ainsi la paix du corps réside dans le juste tempérament de ses parties, et celle de l’âme sensible dans le calme régulier de ses appétits satisfaits. La paix de, l’âme raisonnable, c’est en elle le parfait accord de la connaissance et de l’action ; et celle du corps et de l’âme, c’est la vie bien ordonnée et la santé de l’animal. La paix entre l’homme mortel et Dieu est une obéissance réglée par la foi et soumise à la loi éternelle ; celle des hommes entre eux, une concorde raisonnable. La paix d’une maison, c’est une juste correspondance entre ceux qui y commandent et ceux qui y obéissent. La paix d’une cité, c’est la même correspondance entre ses membres. La paix de la Cité céleste consiste dans une union très-réglée et très-parfaite pour jouir de Dieu, et du prochain en Dieu ; et celle de toutes choses, c’est un ordre tranquille. L’ordre est ce qui assigne aux choses différentes la place qui leur convient. » (La Cité de Dieu, XIX, 13, 1)
18. La Cité de Dieu, XIX, 11.
19. La Cité de Dieu, XIX, 12.
20. Lettre CLXXXIX à Boniface.
21. La Cité de Dieu, XIX, 7.
22. Lettre CXXXVIII à Marcellin. L’empereur Honorius (395-423) devant les divisions religieuses qui affaiblissent encore la région d’Afrique face aux menaces barbares et qu’il ne peut supporter pas en raison de sa volonté de défendre la foi catholique, ordonne, le 14 octobre 410, au tribun Flavius Marcellin de réunir à Carthage les évêques catholiques et les évêques donatistes pour en finir avec le schisme. Il nomme Flavius Marcellin juge et suprême ordonnateur de la conférence. Au terme de cette conférence qui se déroula en juin 411 et où brilla saint Augustin, Marcellin donna raison aux catholiques, interdit aux donatistes toute assemblée religieuse et ordonna que leurs églises reviennent aux catholiques. Marcellin payera plus tard de sa vie ce jugement.
   Le donatisme (du nom de son initiateur Donat) naît après la persécution de 303-305. Ses adeptes bannirent de l’Église ceux qui avaient livrés les livres des Écritures, les « traditeurs », à cause de la persécution. De plus, « ils furent amenés à proclamer que la validité des sacrements dépendait de la sainteté des ministres » (Lacoste)
23. Sermon CCCII, 15.
24. De civitate Dei, XIX, 13.
25. Ces critiques avaient été développées par Volusianus, proconsul d’Afrique qui se convertit à sa mort. Augustin reprend ses objections dans la Lettre CXXXVI ( 2) : « Car ne rendre à personne le mal pour le mal (Rm 12, 17) ; après avoir été frappé sur une joue, tendre l’autre ; donner son manteau à celui qui veut nous voler notre tunique ; si quelqu’un veut nous forcer à marcher avec lui, l’accompagner deux fois plus loin qu’il n’e l’exige (Mt 5, 39) ; toutes ces choses ordonnées par le précepte chrétien sont contraires aux moeurs d’une république. Qui se laisserait, en effet, enlever quelque chose par un ennemi ? Qui, selon les droits de la guerre, ne rendrait pas le mal pour le mal à celui qui ravagerait une province romaine […]  ? Beaucoup de maux sont arrivés à la république par des empereurs chrétiens qui oint voulu observer, en grande partie, les maximes de la religion chrétienne. » Avant la lettre, Volusianus oppose l’éthique de conviction du Sermon sur la Montagne à l’éthique de responsabilité qui anime l’homme politique. WEBER Max (1864-1920, cité par NEUSCH Marcel, Le christianisme est-il incompatible avec les mœurs d’une République ? sur www.assomption.org) à sa suite, opposera « l’éthique de l’indignité » à la « dignité virile » qui dit : « Résiste au mal, sinon tu auras une part de responsabilité s’il l’emporte. » Il explique : « S’il est dit, en conséquence de l’éthique d’amour acosmique : « Tu ne dois pas résister au mal par la violence », la proposition qui vaut pour l’homme politique est au contraire ; « Tu dois résister au mal par la violence, faute de quoi tu es responsable de sa propagation. » Et il ajoute : même s’il faut « s’accommoder de moyens douteux ou au moins dangereux du point de vue moral. » (Le savant et le politique, La découverte/Poche, 2003, pp. 98, 190 et 193). Nous allons voir que, pour Augustin, il n’y a pas à choisir entre l’une et l’autre éthique. Elles doivent au contraire se conjuguer.
26. Rm 12, 17.
27. Mt 10, 39-41.
28. SALLUSTE, Guerre de Catilina.
29. Pro Ligario.
30. Lettre CXXXVIII, 9-10.
31. Mt 5, 39.
32. Lc 6, 29.
33. Lc 6, 29.
34. Jn, 18, 23.
35. Lc, 23, 34.
36. Ac 23, 3, 5.
37. Lettre CXXXVIII, 11-14.

⁢b. qu’est-ce qu’une guerre juste ?

[1]

Pour affiner sa position, saint Augustin s’est bien sûr inspiré des textes de la Bible, des récits de guerre si nombreux dans l’Ancien Testament⁠[2] et de l’exigence de paix clairement affirmée dans les Béatitudes. Il s’est servi aussi, comme nous l’avons déjà vu, de la pensée païenne quand elle se réfère à la loi naturelle.

Saint Augustin cite notamment des extraits perdus du troisième livre du traité de la République de Cicéron où l’auteur « soutient qu’une sage république n’entreprend jamais de guerre, hormis pour le devoir et le salut » et déclare que « toutes les guerres entreprises sans motif sont injustes »[3]. « Cicéron, écrit-il encore, s’applique à réfuter cette opinion que l’injustice est nécessaire au gouvernement de l’État. Bien au contraire, conclut-il, la République ne fleurit et ne prospère que par la justice. Les actes de l’État n’échappent pas à la loi morale, ils doivent respecter toujours la loi naturelle[4]. Pour être permise, la guerre doit être juste. »[5]

Les idées de Cicéron, nous les retrouvons développées dans le De officiis[6] où il présente les « règles morales à observer même envers ceux qui nous ont fait du tort » car « il y a une mesure à garder dans la vengeance et le châtiment et je ne sais s’il ne suffit pas d’amener le coupable à regretter l’injustice qu’il a commise de telle façon qu’il n’y retombe pas et que les autres y soient moins enclins. Quand il s’agit des affaires de l’État, il faut observer très rigoureusement les lois de la guerre. » Pourquoi cette retenue ? Comment justifie-t-il cet appel à la modération ? « Il y a en effet, explique-t-il, deux façons de lutter : on défend sa cause par la parole ou l’on use de la force ; l’un de ces moyens est propre à l’homme, l’autre aux bêtes et l’on y a recours quand on ne peut employer le premier. C’est donc pour vivre en paix sans injustice qu’il faut entreprendre une guerre. » La guerre « pour l’empire et pour la gloire »[7] doit avoir de « justes motifs ». Elle n’a donc comme cause légitime qu’une injustice subie et, comme but, la paix mais pas n’importe quelle paix à n’importe quel prix : « on doit toujours avoir en vue une paix qui n’expose aucun des adversaires à tomber dans un piège ».

Cicéron insiste sur le respect de l’adversaire. Tout d’abord, « une guerre ne peut être juste si elle n’a pas été précédée d’une réclamation en forme ou d’une dénonciation et d’une déclaration. » Cicéron ensuite se réjouit qu’on ait perdu l’usage de désigner l’ennemi par un vocabulaire trop rude : « on a donné le nom de « hostis » à celui qui précédemment s’appelait « perduellis », comme pour atténuer par une désignation plus humaine ce que la condition d’ennemi a d’affreux. Ce mot de « hostis » en effet s’appliquait au temps de nos ancêtres à ceux que nous appelons « étrangers ». (…) Quel adoucissement ajouter à celui dont témoigne le fait de donner pareille appellation à ceux qui sont nos adversaires dans une guerre ? Il est vrai que par l’usage ce mot a acquis un sens plus fort : il a cessé de s’appliquer à l’étranger et s’emploie pour désigner celui qui porte les armes contre la cité. »[8] Enfin une fois « la victoire acquise, on doit laisser vivre les adversaires qui, pendant la durée des hostilités, n’ont pas montré de cruauté, pas offensé l’humanité. »[9] « Il faut penser aussi au salut de ceux qu’on a vaincus, recevoir en grâce tous ceux qui s’en remettent à la loyauté du général victorieux, même si le bélier a battu les murs de leur cité. Cette forme de la justice a été en si grand honneur parmi nos ancêtres que des cités, des nations vaincues sont devenues les clientes de leurs propres vainqueurs. Et les lois de la guerre ont trouvé dans le code fécial[10]une consécration religieuse. » De plus, « si, en raison de circonstances particulières, quelqu’un a fait à l’ennemi une promesse, il doit la tenir loyalement »[11]

Telle est la sagesse des Anciens. Reste à la confronter aux enseignements des Écritures où l’Ancien Testament regorge de récits guerriers alors que le Nouveau peut paraître pacifiste.

« On définit ordinairement les guerres justes, écrit-il, celles qui ont pour objet de venger des injures, soit que la ville ou la nation qu’on attaque, ait négligé de réparer les injustices commises par les siens, soit qu’elle n’ait pas rendu ce qui a été pris injustement. Il est évident qu’on doit aussi considérer comme une guerre juste, celle que Dieu commande : car il n’y a pas d’iniquité en lui, et il sait ce qu’il convient de faire à chacun (Rm 9, 14). (…) Dans une guerre de ce genre, le chef de l’armée et le peuple lui-même sont moins les acteurs de la guerre que les exécuteurs des desseins de Dieu »[12]

Cette réflexion justifie-t-elle les guerres de religion ? On peut répondre non puisqu’il nous demande de considérer « aussi les temps du Nouveau Testament, lorsqu’il a fallu non plus seulement garder au cœur la douceur de la charité, mais la mettre en lumière, lorsque le glaive de Pierre a été remis au fourreau par le commandement du Christ, afin de montrer qu’il ne fallait pas tirer l’épée pour le Christ lui-même »[13]. Dieu, en effet, après avoir élu un peuple inséré dans les réalités de son temps, « élit » toute l’humanité.

Mais n’y a-t-il pas contradiction ou du moins exception quand on lit cette remarque qu’Augustin fonde sur Lc 14, 15-24⁠[14] : « Si nous voulons nous en tenir à la vérité, nous reconnaîtrons que la persécution injuste est celle des impies contre l’Église du Christ, et que la persécution juste est celle de l’Église du Christ contre les impies. Elle est donc bienheureuse de souffrir persécution pour la justice, et ceux-ci sont misérables de souffrir persécution pour l’iniquité. L’Église persécute par amour et les impies par cruauté. »[15]

Ce passage isolé du contexte historique et de l’ensemble de la lettre dont il est extrait peut être utilisé dangereusement⁠[16]. Il vaut donc la peine de s’y arrêter.

Notons tout d’abord qu’Augustin ne réclama jamais la coercition du pouvoir contre les Juifs dont il respectait la liberté de culte, ni contre les païens même s’il approuvait les lois interdisant le culte des idoles, ni contre les manichéens avec lesquels il débattait⁠[17].

Cette coercition, il s’y résout face à la crise donatiste⁠[18]. Devant les excès des donatistes, « leurs insultes », « leurs agressions », « leurs brigandages »[19], « quelle doit être la conduite de la charité ? » se demande Augustin, « que doit donc faire l’amour fraternel ? ». Au départ, explique Augustin, « nous pensions que, malgré la rage de ce parti, il ne fallait pas demander aux empereurs la destruction de l’hérésie en prononçant des peines contre les adhérents. (…) Plusieurs de mes frères et moi-même pensions que, malgré la rage de ce parti, il ne fallait pas demander aux empereurs la destruction de l’hérésie en prononçant des peines contre les adhérents ; il nous semblait qu’il suffisait de protéger contre ses violences ceux qui annonceraient la foi catholique par des discours ou des lectures. Nous étions d’avis que cela pouvait se faire à l’aide de la loi de Théodose, de très pieuse mémoire, contre tous les hérétiques ; cette loi condamne tout évêque ou clerc non catholique, en quelque lieu qu’on le trouve, à une amende de dix livres d’or ; nous désirions qu’on l’appliquât plus expressément aux donatistes qui prétendaient n’être pas hérétiques ; et toutefois nous ne voulions pas les soumettre tous à cette peine ; seulement dans chaque pays où l’Église catholique aurait eu à souffrir de la part de leurs clercs, de leurs circoncellions ou de leurs peuples, les évêques ou d’autres ministres de ce parti, sur la plainte des catholiques, auraient été condamnés par les magistrats au paiement de l’amende. Cette menace les aurait empêchés de rien entreprendre ; il nous paraissait qu’on pourrait ainsi prêcher et pratiquer librement la vérité catholique ; chacun aurait été libre de la suivre sans obéir à aucun sentiment de crainte et nous n’aurions pas eu des catholiques faux et simulés. » Malgré des frères « avancés en âge » qui pensaient autrement parce qu’ils avaient constaté l’efficacité des anciennes lois impériales « qui forçaient à rentrer dans l’unité », le concile de Carthage du 26 juin 404 se rallia à la thèse défendue par Augustin.⁠[20]

Il le confirme dans une autre lettre : « …mon premier sentiment était de ne contraindre personne à l’unité du christianisme, mais d’agir par la parole, de combattre par la discussion, de vaincre par la raison, de peur de changer en catholiques dissimulés ceux qu’auparavant nous savions être ouvertement hérétiques. Ce ne sont pas des paroles de contradiction, mais des exemples de démonstration qui ont triomphé de cette première opinion que j’avais. On m’opposait d’abord ma propre ville qui appartenait tout entière au parti de Donat, et s’est convertie à l’unité catholique par la crainte des lois impériales ; nous la voyons aujourd’hui détester si fortement votre funeste opiniâtreté qu’on croirait qu’il n’y en a jamais eu dans son sein. Il en a été ainsi de beaucoup d’autres villes dont on me citait les noms, et je reconnais qu’ici encore pouvaient fort bien s’appliquer ces paroles : « Donnez au sage l’occasion et il se fera plus sage » (Pr 9, 9). Combien en effet, nous en avons les preuves certaines, frappés depuis longtemps de la vérité, voulaient être catholiques, et différaient de jour en jour parce qu’ils redoutaient les violences de ceux de leur parti ! »[21] Les faits donc lui montrent que sa politique de dialogue ne porte pas les fruits escomptés. Le climat d’insécurité croissant, l’urgence de rétablir l’unité de l’empire menacé poussent Augustin à recourir à la coercition. Son attitude pleine de mansuétude se heurte à des « beaucoup d’âmes perverses et froides ». De plus, quelques évêques « qui avaient eu beaucoup à souffrir (…) et avaient même été expulsés de leurs sièges », avaient déposé « des plaintes graves ». Enfin, l’évêque de Bagaïe, Maximien, qui avait eu à souffrir, comme d’autres⁠[22], d’ « horribles violences » et avait été laissé pour mort après une agression, demanda du secours à l’empereur « moins pour venger sa cause que pour défendre l’Église confiée à ses soins. S’il n’eût pas fait cela, il n’eût pas mérité des éloges pour sa patience, mais il eût mérité le blâme pour sa négligence. »[23] Dès lors, et à l’instar des Paul qui avait invoqué les lois romaines et demandé le secours du païen César, « un religieux et pieux empereur, ayant pris connaissance de tant d’actes détestables, a mieux aimé attaquer une erreur impie par des lois et ramener à l’unité catholique par la crainte et la force ceux qui portaient contre le Christ l’étendard du Christ, que de se borner à réprimer des violences et de laisser à chacun la liberté d’errer et de périr. »[24]

Reste à Augustin la tâche de justifier théologiquement ce recours à la force.

Pour lui, la persécution exercée par l’Église n’est pas de même nature que celle à laquelle se livrent les donatistes. En effet, l’Église « veut ramener, les autres veulent détruire ; elle veut tirer de l’erreur, et les autres y précipitent. L’Église poursuit ses ennemis et ne les lâche pas jusqu’à ce que le mensonge périsse en eux et que la vérité triomphe ; quant aux donatistes, ils rendent le mal pour le bien ; pendant que nous travaillons à leur procurer le salut éternel, ils s’efforcent de nous ôter le salut même temporel ; ils ont un si grand goût pour les homicides, qu’ils se tuent eux-mêmes lorsqu’ils ne peuvent tuer les autres[25]. Tandis que la charité de l’Église met tout en œuvre pour les délivrer de cette perdition afin que nul d’entre eux ne périsse, leur fureur cherche à nous tuer pour assouvir leur passion de meurtre, ou à se tuer eux-mêmes, de peur de paraître se dessaisir du droit qu’ils s’arrogent de tuer les hommes. »[26]

L’Église « souhaite ardemment que tous vivent, mais elle travaille encore plus pour empêcher que tous ne périssent ». « Il vaut mieux (qui en doute ?) amener par l’instruction les hommes au culte de Dieu que de les y pousser par la crainte de la punition ou par la douleur ; mais parce qu’il y a des hommes plus accessibles à la vérité, il ne faut pas négliger ceux qui ne sont pas tels. (…) ; les meilleurs sont ceux qu’on mène avec le sentiment, mais c’est la crainte qui corrige le plus grand nombre. » Augustin trouve à cette idée quelque soutien dans le livre des Proverbes[27] mais aussi dans la vie de Paul « renversé par terre » : « le Christ le force, puis l’instruit, il le frappe, et puis le console ». Pour Augustin, « il faut admirer comment celui qu’une punition corporelle a contraint d’entrer dans l’Évangile a fait plus pour l’Évangile que tous ceux qui ont été appelés par la parole seule du Sauveur[28] : celui qu’une crainte plus grande pousse vers la charité met dehors toute crainte pour la perfection même de cette charité. » Ainsi, « plusieurs, comme de mauvais serviteurs et en quelque sorte de méchants fugitifs, sont ramenés à leur Seigneur par le fouet des douleurs temporelles. (…) Pourquoi l’Église ne forcerait-elle pas au retour les enfants qu’elle a perdus, puisque ces enfants perdus forcent les autres à périr ? Si, au moyen de lois terribles, mais salutaires, elle retrouve ceux qui n’ont été que séduits, cette pieuse mère leur réserve de plus doux embrassements et se réjouit de ceux-ci beaucoup plus que de ceux qu’elle n’avait jamais perdus. Le devoir du pasteur n’est-il pas de ramener à la bergerie du maître, non seulement les brebis violemment arrachées, mais même celles que des mains douces et caressantes ont enlevées au troupeau, et, si elles viennent à résister, ne doit-il pas employer les coups et même les douleurs ? » Augustin cite 2 Cor 10, 6 : « …nous nous tenons prêts à punir toute désobéissance dès que votre obéissance sera totale. » A la lumière de cette citation, il explique Lc 14, 16-24 : « …si par la puissance qu’elle a reçue de la faveur divine et au temps voulu, au moyen de la piété et de la foi des rois, l’Église force d’entrer ceux que l’on rencontre le long des chemins et des haies, c’est-à-dire dans les hérésies et les schismes, ceux-ci ne doivent pas se plaindre d’être contraints, mais ils doivent faire attention à quoi on les contraint. Le festin du Seigneur c’est l’unité du corps du Christ, non seulement dans le sacrement de l’autel, mais encore dans le lien de la paix. Nous pouvons assurément dire des donatistes en toute vérité qu’ils ne forcent personne au bien, car lorsqu’ils forcent c’est toujours au mal. (…)  Quiconque pense qu’en de telles extrémités l’Église aurait dû tout souffrir plutôt que de demander le secours de Dieu par les empereurs chrétiens, réfléchit peu à l’impossibilité de donner de bonnes raisons pour justifier une semblable négligence. Ceux qui ne veulent pas que des lois justes soient établies contre leurs impiétés, nous disent que les apôtres ne demandèrent rien de pareil aux rois de la terre ; ils ne font pas attention que c’était alors un autre temps que celui où nous sommes, et que tout vient en son temps. » Les rois de l’Ancien Testament lui inspirent cette conviction⁠[29] : « Comment donc les rois servent-ils le Seigneur avec crainte, si ce n’est en empêchant ou en punissant, par une sévérité religieuse, ce qui se fait contre les commandements du Seigneur ? On ne sert pas Dieu de la même manière comme homme, et de la même manière comme roi ; comme homme, on sert Dieu par une vie fidèle ; mais comme roi, on le sert en faisant des lois, avec une vigueur convenable, pour ordonner ce qui est juste et empêcher ce qui ne l’est pas. »[30]

La contrainte des lois peut entraîner des conversions simulées. Mais Augustin est optimiste car, nous dit-il, « un grand nombre (…) à force d’entendre prêcher la vérité (…) revinrent sincèrement. »[31]

Envisage-t-il la contrainte jusqu’à la peine capitale ? Théoriquement, elle est envisageable : « Qui de nous veut qu’un seul d’entre eux périsse ou même qu’il perde quoi que ce soit ? Mais si la maison de David ne put pas avoir la paix sans la mort d’Absalon qui avait déclaré la guerre à son père, malgré tout le soin du roi à ordonner qu’on lui rendît, autant que possible, vivant et sauf ce fils à qui son paternel amour réservait le pardon, que fit David ? Il ne lui resta plus qu’à pleurer le fils qu’il avait perdu, et à chercher le rétablissement de la paix de son royaume une consolation à sa douleur. »[32] Et donc « si l’Église en retrouve un grand nombre en en perdant quelques-uns, et ce n’est pas dans une guerre qu’elle les perd, comme David perdit Absalon, c’est d’une mort volontaire que ceux-ci périssent, elle adoucit ou guérit la douleur de son cœur maternel, par la pensée que tant de peuples sont délivrés. »[33] Néanmoins, il écrivit à Marcellin : « Quelle que soit l’énormité des crimes avoués par les coupables, épargnez-leur la peine de mort ; je vous le demande, pour le repos de notre conscience, et pour mieux montrer aux hommes la mansuétude catholique. L’avantage que nous tirons de l’aveu des criminels est de procurer à l’Église catholique l’occasion de signaler sa douceur envers ses plus grands ennemis (…) Si quelques-uns des nôtres, indignés de l’atrocité de leurs crimes, vous accusent de relâchement et de négligence, une fois cette indignation, qui est la suite ordinaire des faits récents, apaisée, on reconnaîtra toute l’étendue de votre bonté. »[34]

En tout cas, le pardon est toujours offert aux repentis : « qu’ils détestent donc leur erreur passée avec une aussi amère douleur que Pierre détesta son lâche mensonge, et qu’ils reviennent à la véritable Église du Christ, c’est-à-dire à l’Église catholique leur mère ; qu’ils y soient clercs, qu’ils y soient de bons évêques, ceux qui auparavant s’étaient si cruellement armés contre elle. Nous n’en sommes point jaloux, mais plutôt nous les embrassons, nous les souhaitons, nous les exhortons, et ceux que nous trouvons le long des chemins et des haies, nous les forçons d’entrer, quoiqu’il s’en rencontre parmi eux à qui nous ne puissions pas persuader que ce n’est pas leurs biens que nous cherchons, mais eux-mêmes. (…) qu’ils viennent ; que la paix se fasse dans la forteresse de Jérusalem, c’est-à-dire dans la charité (…) »⁠[35]. L’amour, en effet, doit toujours l’emporter. Le chrétien ne peut être tout entier à la colère, à la sévérité, à la punition : « Le cœur ne doit (…) jamais oublier ces préceptes de patience, et la bienveillance doit être toujours entière dans la volonté, pour empêcher qu’on ne rende le mal pour le mal. Toutefois il arrive souvent qu’il faut employer contre les résistances une certaine sévérité qui a son principe dans le désir du bien ; on consulte alors non pas la volonté, mais l’intérêt de ceux qu’on punit : cette conduite a été fort bien louée dans un chef de république par les auteurs païens. Quelque rude que soit la correction infligée à un fils, l’amour paternel est toujours là. C’est en faisant ce qu’il ne veut pas et ce qui est une souffrance, qu’on cherche à le guérir par la douleur. Ainsi donc, si les sociétés politiques gardaient ces préceptes chrétiens, les guerres elles-mêmes ne se feraient pas sans une certaine bonté, et les vaincus seraient plus aisément ramenés à la paix sociale qui repose sur la piété et la justice. (…) Il faudrait même, si c’était possible, que les gens de bien fissent miséricordieusement la guerre pour dompter de licencieuses cupidités et détruire des vices que l’autorité publique devrait extirper ou réprimer. »[36]

Après cette importante mise au point, revenons à la question de la guerre proprement dite.

Les conditions de la guerre juste

Si le souci de l’unité, de la charité et du salut des âmes pousse, en dernier ressort, Augustin à faire appel au bras séculier contre les donatistes, il va de même, tout en reconnaissant l’horreur de la guerre, l’admettre mais à certaines conditions. En rassemblant une série de prises de position éparses dans son œuvre, Gratien⁠[37] puis saint Thomas esquisseront ce qu’on appellera plus tard le jus ad bellum et le jus in bello.⁠[38]

Quelles sont ces prises de position ?

Il faut un motif légitime pour faire la guerre. Elle ne peut être entreprise que pour combattre une injustice avérée : « Mais, dira-t-on, le sage n’entreprendra que des guerres justes. Eh ! n’est-ce pas cette nécessité même de prendre les armes pour la justice qui doit combler le sage d’affliction, si du moins il se souvient qu’il est homme ? Car enfin, il ne peut faire une guerre juste que pour punir l’injustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce qu’un homme ne peut pas ne pas déplorer. Certes, quiconque considérera des maux si grands et si cruels tombera d’accord qu’il y a là une étrange misère. Et s’il se rencontre un homme pour subir ces calamités ou seulement pour les envisager sans douleur, il est d’autant plus misérable de se croire heureux, qu’il ne se croit tel pour avoir perdu tout sentiment humain. »[39]

« Il ne peut faire une guerre juste que pour punir l’injustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce qu’un homme ne peut pas ne pas déplorer. »[40]

Rappelons-nous la définition que saint Augustin nous a donnée plus haut de la guerre juste : elle a pour objet « de venger des injures, soit que la ville ou la nation qu’on attaque, ait négligé de réparer les injustices commises par les siens, soit qu’elle n’ait pas rendu ce qui a été pris injustement.[41] Une « injure » (injuria) est une violation du droit ; « venger une injure » (vindicare), c’est punir une injustice. La guerre juste est donc une guerre qui est conforme à la justice, au droit et, par extension, à l’équité.⁠[42] Il n’y a pas de paix sans justice : « Supprimée dès lors la justice, que sont les royaumes sinon de vastes brigandages ? Car les brigandages eux-mêmes que sont-ils sinon de petits royaumes »[43] L’établissement de la justice éloigne le spectre de la guerre aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur et la puissance de l’État ne trouve sa justification qu’au service de la justice : « Non que la puissance soit à fuir comme un mal : mais il faut respecter l’ordre en vertu duquel la justice est première. »[44] L’État a besoin de la force pour se maintenir⁠[45] et garantir la justice : « Là où il n’y a pas de justice, il n’y a pas d’État »[46] Ainsi, au comte Boniface il conseille de ne pas « quitter la profession des armes », pour assurer le salut de l’État⁠[47].

La guerre doit être décrétée par une autorité légitime, le prince ou Dieu lui-même :

« Il importe assurément de voir pour quelle raison et par ordre de qui la guerre est entreprise ; cependant l’ordre naturel exige, dans l’intérêt de la paix du genre humain, que le pouvoir de la commander appartienne au prince, et que le devoir de la faire, pour la paix et le bien général, incombe au soldat (Contra Faust. XXII, 75). Nul ne doit se contenter de dire : Dieu sait que je ne voulais pas qu’on fît cela. Ne pas y avoir pris part, n’y avoir pas consenti : voilà bien deux choses ; mais ce n’est pas encore assez. Il ne suffisait point de ne pas consentir, il fallait encore s’opposer. Il ya pour les méchants des juges, il y a des pouvoirs établis. « Ce n’est pas s ans raison, dit l’Apôtre, que le pouvoir porte le glaive ; car il est le ministre de Dieu dans sa colère : mais contre celui qui fait le mal. Le ministre de la colère divine contre le mal. Si donc tu fais le mal, poursuit-il, crains. Ce n’est pas sans raison qu’il porte le glaive. »[48]

« Ce qui intéresse dans les guerres qui sont entreprises, ce sont les causes qui les font entreprendre et ceux qui en sont les auteurs. Cependant l’ordre naturel, qui veut la paix entre les hommes, demande que le pouvoir de déclarer la guerre et de conduire la guerre appartienne au prince, tandis que les militaires ont, pour obligation, d’exécuter les ordres de guerre qui leur sont donnés dans l’intérêt de la paix et du salut de tous. Quant à la guerre qu’on n’entreprend de faire que sur ordre de Dieu, nul ne saurait douter qu’il soit juste de l’entreprendre, soit pour effrayer, soit pour anéantir, soit pour subjuguer l’orgueil des hommes. »[49] Est juste la guerre « que Dieu commande : car il n’y a pas d’iniquité en lui, et il sait ce qu’il convient de faire à chacun (Rm 9, 14). (…) Dans une guerre de ce genre, le chef de l’armée et le peuple lui-même sont moins les acteurs de la guerre que les exécuteurs des desseins de Dieu »[50]

« On ne s’étonnera point des guerres faites par Moïse, on n’en aura point horreur, attendu qu’en cela, il n’a fait que suivre les ordres mêmes de Dieu. Il n’a point cédé à la cruauté, mais à l’obéissance. Quant à Dieu, en donnant de tels ordres, il ne se montrait point cruel, il ne faisait que traiter ces hommes et les effrayer comme ils le méritaient. En effet, que trouve-t-on à blâmer dans la guerre ? Est-ce parce qu’on y tue des hommes qui doivent mourir un jour, pour en soumettre qui doivent encore vivre en paix ? Faire à la guerre de semblables reproches serait le propre d’hommes pusillanimes, non point d’hommes religieux. »[51]

Il est important de ne pas se substituer à ces autorités légitimes : « Nous vous recommandons, nous vous prions, au nom du Seigneur et de sa mansuétude, de vivre avec douceur, de vivre en paix. Laissez les autorités accomplir tranquillement les devoirs dont elles rendront compte à Dieu et à leurs supérieurs. »[52] Dans une guerre demandée par Dieu, les chefs et les soldats ne sont pas les auteurs mais les exécuteurs du dessein de Dieu. L’erreur serait de faire de sa volonté un dessein de Dieu.

On peut aussi penser que la guerre entreprise par une autorité légitime pour réparer une injustice sera un dernier recours puisqu’il vaut mieux, écrit Augustin, « tuer la guerre par la parole plutôt que les hommes par le glaive »[53], c’est-à-dire d’abord négocier.

S’esquisse aussi ce qu’on appellera le jus in bello. En effet, dans la guerre, le souci de la justice, du bien, et surtout de la paix doit subsister :

« Ce qu’on blâme avec raison dans la guerre, c’est le désir de faire du mal, la cruauté dans la vengeance, une âme implacable, ennemie de la paix, la fureur des représailles, la passion de domination et tous autres sentiments semblables. »[54] « Un juste engagé comme soldat sous un roi, même sacrilège, a droit de demander à combattre par son commandement, en respectant l’ordre et la paix chez les citoyens, quand il est assuré que ce qu’on exige de lui n’est point contre la loi de Dieu, ou du moins quand il n’est pas sûr du contraire, en sorte que l’injustice de l’ordre rende peut-être le roi coupable, pendant que l’obéissance excuse le soldat. »[55]

Tout n’est pas permis. Il faut demeurer en toute circonstance fidèle à sa foi et continuer à chercher la paix : « Songez avant tout, quand vous êtes armé pour marcher au combat, que votre force corporelle est aussi un don de Dieu, et cette pensée vous empêchera de tourner un don de Dieu contre Dieu même. La foi promise doit être gardée même envers un ennemi contre lequel on est en guerre ; combien plus doit-elle l’être à l’égard d’un ami en faveur duquel on combat. Nous devons vouloir la paix, et ne faire la guerre que par nécessité, afin que Dieu nous délivre de cette nécessité et nous conserve dans la paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre, mais on fait la guerre pour avoir la paix. Aimez donc la paix même en combattant, afin de ramener par la victoire au bonheur de la paix ceux que vous combattez ».⁠[56]

Dans une autre lettre au Comte Darius il écrit : « Ils sont grands, et grands d’une gloire qui leur est propre, les guerriers qui se distinguent par leur courage et ce qui est beau encore, par leur fidélité à leurs devoirs sous l’aile et la protection du Seigneur, triomphent par leurs fatigues et leur valeur dans les dangers des ennemis de la patrie et rendent le calme et la paix aux provinces de la République. Mais ce qui est plus précieux encore, c’est de tuer la guerre par la parole plutôt que les hommes par le glaive, et de gagner ou d’obtenir la paix par la paix elle-même plutôt que par la guerre. Ceux qui livrent des combats veulent sans doute la paix s’ils sont des gens de bien, mais ils n’y arrivent qu’en répandant le sang. Vous au contraire, vous êtes envoyés pour empêcher que le sang de personne ne coule. Aux autres cette triste nécessité ; à vous cette joie et ce bonheur. »[57]

Le chrétien ne peut ressembler au méchant : « Tu le condamnes et tu fais comme lui ? Tu veux par le mal triompher du mal ? Triompher de la méchanceté par la méchanceté ? Il y aura alors deux méchancetés qu’il faudra vaincre l’une et l’autre. »[58] Et un peu plus loin, il évoque l’exemple de Paul en disant « Mais il a fait attention : il a médité, pesé, adapté, châtié son langage. Remarquez bien ces mots : « Fais le bien, et par elle [la puissance] tu seras glorifié » ; soit qu’elle te loue elle-même, si elle est bonne ; soit que, si elle est injuste et que tu meures pour la foi, pour la justice, pour la vérité, elle travaille à ta gloire par ses cruautés mêmes, non pas en te louant, mais en te donnant l’occasion de mériter des louanges. Ainsi donc fais le bien, et tu en jouiras avec sécurité. »[59]

Son intention doit être droite. Est injuste la guerre que l’on fait par orgueil ou soif de pouvoir ou esprit de possession : « Quand elle est entreprise par l’ordre de Dieu même, on ne peut sans crime douter qu’elle soit juste, et quand son but soit ou d’effrayer, ou d’écraser ou de subjuguer l’orgueil humain[60]. « Faire la guerre à ses voisins, attaquer des peuples dont on n’a reçu aucune offense et seulement pour satisfaire son ambition, qu’est-ce autre chose que du brigandage en grand ?[61] La guerre juste doit procurer un bien ou éviter un mal. Le but n’est pas la victoire mais la paix dans la justice « On doit vouloir la paix et ne faire la guerre que par nécessité, pour que Dieu vous délivre de la nécessité de tirer l’épée et vous conserve dans la paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Restez donc amis de la paix, même en combattant, afin que la victoire vous serve à ramener l’ennemi aux avantages de la paix. »[62] La réparation du dommage ne suffit donc pas à l’intention droite, encore faut-il vouloir la paix.

Augustin a donc bien inscrit ces réflexions sur la guerre « juste » dans une théologie de la paix.

Augustin n’oppose pas l’amour chrétien et l’emploi de la force. Il n’oppose pas, comme nous disions, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Il y a un usage illégitime et un usage légitime de la force. On pourrait, dans le premier cas, parler de violence et dans le second cas de force, de correction, de châtiment qui se présente comme « une forme de miséricorde »[63]. Si personnellement, je peux sous la menace, choisir de laisser « l’épée au fourreau », il se peut aussi que je doive me défendre pour protéger le bien commun ou dans l’intérêt de l’agresseur « car celui que l’on prive du pouvoir de mal faire subit une défaite profitable. Rien n’est plus malheureux en effet que l’heureux succès des pécheurs, car l’impunité qui est leur peine s’en trouve nourrie, et leur mauvaise volonté, qui est leur ennemi intérieur, s’en trouve fortifiée. »[64] Dans quelque situation, toute méchanceté (malitia) doit être bannie, toute action doit se faire en vue du bien et de la paix.

Il nous reste à évaluer l’influence de la pensée d’Augustin et le sort qui lui sera réservé dans le temps par les théologiens et le Magistère de l’Église.

En gros, après Augustin, on reconnaîtra la légitimité du service militaire et de la guerre à certaines conditions. C’est le cas chez saint Maxime de Turin (+ 465) et saint Grégoire le Grand (+604). Une peine canonique est prévue pour ceux qui ont versé le sang jusqu’au milieu du XIe siècle mais Augustin va s’imposer en Occident et au XIIe siècle, Gratien va synthétiser son enseignement dans son traité de science canonique : Decreta concordia discordantium canonum.⁠[65]


1. MINOIS G., L’Église et la guerre, Fayard 1994, p. 71-72 : « C’est par un abus de langage que l’on parle de la théorie de la guerre juste chez Saint Augustin. En effet, le contexte dans lequel il se situe est plutôt celui de la guerre sainte : il s’agit des luttes entre l’Empire romain assimilé à la chrétienté, et le monde barbare, assimilé au paganisme ou à l’hérésie. Ce sont en fait des combats pour Dieu, formes de guerre légitimes par excellence : pour quel meilleur motif pourrait-on se battre ? Ce n’est qu’une fois ce type de guerre admis que l’on pourra chercher si d’autres justifications sont possibles. Mais cela ne viendra que plus tard. Chez Saint Augustin, le terme de guerre juste sous-tend en réalité la guerre sainte. (…) Les perspectives changent complètement. Certes la guerre apparaît plus que jamais comme une nécessité, mais une nécessité monstrueuse et non plus triomphante. La guerre, c’est d’abord un cortège de maux innombrables. (…) Il ne faut donc se lancer dans la guerre qu’en dernière extrémité, lorsque toutes les autres possibilités de rétablir la paix sont épuisées. »
2. La distinction entre guerre juste et guerre injuste est sans doute sommaire et tributaire des mœurs du temps, mais elle existe. Les guerres justes sont les guerres du Seigneur, guerres qu’il suscite pour la survie de son peuple ou des guerres déclarées par les chefs du peuple pour punir l’injure, le crime ou l’insulte ou encore pour défendre les alliés. Est injuste, par définition, la guerre menée pour une cause injuste, par orgueil, par volonté de puissance. La guerre juste est gagnée, la guerre injuste est perdue. De plus, les Hébreux sont tenus de respecter la loi mosaïque, de déclarer la guerre avant de la mener et de proposer la paix en demandant la soumission avant d’attaquer (Dt 20, 10). Enfin, toute une série d’exactions, de « crimes de guerre » sont interdits : rapts et rapines (Ex 20, 15 et 17 ; Dt 5, 19 et 21 ; Am 3, 10) et, dans le livre d’Amos, Yahvé s’emporte contre des crimes commis par les nations voisines d’Israël et par Israël lui-même.
3. Ces citations sont reprises sur http://remacle.org/bloodwolf/orateurs/republique3.htm. Elles reprennent des extraits du troisième livre de la République qui ne nous sont parvenus que par le biais d’autres auteurs comme Augustin ou Isidore de Séville (560/570-636). Le manuscrit du Vatican que nous avons est, en effet, très mutilé. Isidore de Séville, comme on le sait, utilise dans ses Etymologies les auteurs latins. Il utilise Cicéron (De Republica III, XXXV) pour définir la guerre juste : « Sont injustes les guerres qu’on entreprend sans une juste cause. Donc, à l’exception de celles qu’on déclare pour venger une injure ou repousser un envahisseur, il n’existe aucune guerre que l’on considère juste. (…) On ne peut considérer juste aucune guerre si elle n’a été annoncée, déclarée et qu’elle n’ait comme motifs des faits répétés. » (traduit de l’espagnol d’après Etimologias, Edicion bilingüe preparada por José Oroz Reta, , Biblioteca de autores cristianos, 1982, II, p. 383)  
4. Cicéron écrit : « Il est une loi véritable, la droite raison, conforme à la nature, universelle, immuable, éternelle, dont les ordres invitent au devoir, dont les prohibitions éloignent du mal. Soit qu’elle commande, soit qu’elle défende, ses paroles ne sont ni vaines auprès des bons, ni puissantes sur les méchants. Cette loi ne saurait être contredite par une autre, ni rapportée en quelque partie, ni abrogée tout entière. Ni le sénat, ni le peuple, ne peuvent nous délier de l’obéissance à cette loi. Elle n’a pas besoin d’un nouvel interprète, ou d’un organe nouveau. Elle ne sera pas autre, dans Rome, autre, dans Athènes ; elle ne sera pas demain autre qu’aujourd’hui : mais, dans toutes les nations et dans tous les temps, cette loi régnera toujours, une, éternelle, impérissable ; et le guide commun, le roi de toutes les créatures, Dieu même donne la naissance, la sanction et la publicité à cette loi, que l’homme ne peut méconnaître, sans se fuir lui-même, sans renier sa nature, et par cela seul, sans subir les plus dures expiations, eût-il évité d’ailleurs tout ce qu’on appelle supplice. »  (République, livre III, XVII).
5. St Augustin cité par S. Bonnefoi sur le site indiqué plus haut.
6. De Officiis, I, XI-XIII.
7. Il n’empêche que Cicéron envisage aussi des « guerres où il s’agit d’assurer son prestige » mais celles-ci « doivent, écrit-il, être conduites avec moins de rudesse que les autres. »
8. Si « hostis » en latin classique désigne bien « l’ennemi », « perduellis » désigne un « ennemi acharné », « perduellio » signifie « crime de haute trahison », « attentat ».
9. Il ajoute : « C’est ainsi qu’en ont usé nos ancêtres : ils ont même admis dans la cité les Tusculans, les Èques, les Volsques, les Sabins, les Herniques, mais ont entièrement rasé Carthage et Numance. Je voudrais qu’ils n’en eussent pas fait autant à Corinthe, mais ils ont eu, je crois, quelque motif particulier de détruire cette ville : ils craignaient que sa situation naturellement trop forte n’incitât quelque jour les habitants à recommencer la guerre. »
10. Le nom « fécial » (fecialis) est « donné à des prêtres de Jupiter italique, institués à Rome, suivant la tradition, par Numa ou par Ancus Martius, qui jouaient un grand rôle dans les rapports internationaux et dans la conclusion des traités de paix. C’étaient eux qui, dans les querelles que Rome avait avec ses voisins, étaient d’abord envoyés pour demander satisfaction, et puis, en cas de refus, déclaraient la guerre. Lorsqu’il s’agit de déclarer la guerre à Philippe et à Antiochus, on consulta les féciaux pour savoir s’il fallait la leur dénoncer à eux-mêmes en personne, ou s’il suffirait de le faire à la première place de leur obéissance ». [Rollin Charles (1661-1741), Histoire ancienne]. On utilise aussi le mot fécial comme adjectif : le droit fécial.
11. Cicéron cite plusieurs exemples de justes comportements durant les guerres : « C’est ainsi que, dans la première guerre punique, Regulus, prisonnier des Carthaginois, envoyé à Rome pour traiter de l’échange des captifs, émit d’abord au sénat l’avis qu’il ne fallait pas consentir à l’échange, puis, malgré ses proches et ses amis qui voulaient le retenir, aima mieux retourner à Carthage pour y subir un supplice que manquer à la foi jurée à l’ennemi. Dans la deuxième guerre punique, après la bataille de Cannes, Hannibal envoya à Rome pour traiter du rachat des captifs dix prisonniers qui avaient prêté serment de revenir s’ils échouaient et les censeurs les retinrent tous en prison leur vie entière, sans excepter celui d’entre eux qui avait usé d’un moyen malhonnête pour se délier de son serment : sorti du camp avec la permission d’Hannibal, il y était rentré un instant après, disant qu’il avait oublié quelque chose. En étant ressorti ensuite il pensait n’être plus tenu par son serment ; au sens littéral il ne l’était plus, en réalité il l’était encore, car c’est la signification, non les mots d’une formule qu’il faut toujours avoir dans l’esprit. » Et même les ennemis peuvent respecter un code de bonne conduite. Ainsi Pyrrhus, roi d’Epire, en guerre contre Rome au IIIe siècle avant J.-C., tint-il un « langage royal » en rendant les prisonniers : « Ce n’est pas de l’or que je réclame et vous n’aurez pas à me payer rançon ! Nous ne sommes pas, vous et moi, des trafiqueurs de la guerre, mais des guerriers ; dans la lutte vitale que nous soutenons, c’est le fer et non l’or qui doit décider. À qui le destin, notre maître, donnera-t-il de régner ? Que le meilleur emporte le prix de cette épreuve. Et toi, Fabricius, écoute ce que je vais te dire : que ceux de vos valeureux guerriers qu’aura épargnés la fortune des combats en soient certains : je ne leur ravirai pas la liberté. Bien plutôt, les dieux le voulant, la recevront-ils en présent de moi. » Les Romains ne furent pas en reste : « Nos ancêtres ont donné un très bel exemple de justice envers l’ennemi quand un transfuge de l’armée de Pyrrhus promit au sénat qu’il donnerait du poison au roi et le ferait périr. Le sénat et C. Fabricius envoyèrent le transfuge à Pyrrhus : ils se refusaient à sanctionner un attentat criminel contre la vie d’un roi puissant qui leur faisait la guerre. »
12. Questions sur l’Heptateuque, Livre VI, Questions sur Josué, X (Jos 8, 2).
13. Cf. sa méditation sur Mt 26,52 dans sa Lettre XCIII à Vincent, 8 (en 408).
14. « Le maître dit alors au serviteur : « Va-t’en par les routes et les jardins, et force les gens à entrer, afin que ma maison soit remplie. Car je vous le dis, aucun de ceux qui avaient été invités ne goûtera de mon dîner. »
15. Lettre CLXXXV (415 ?) adressée au comte Boniface.
16. Hans Küng écrit notamment : « L’évêque Augustin, qui savait parler de manière si convaincante de l’amour de Dieu et des hommes, va servir de caution au long des siècles, en raison de son argumentation fatale dans la crise donatiste. Caution de quoi ? De la justification théologique des conversions forcées, de l’Inquisition et de la guerre sainte contre les déviationnistes de tout genre. » (Cité, sans références, par NEUSCH Marcel, in Le combat pour l’unité, Augustin face aux Donatistes, Itinéraires augustiniens, sur www.assomption.org).
17. Cf. NEUSCH Marcel, op. cit..
18. Lors des grandes persécutions, notamment celle de Dioclétien en 303, « on exigea des chrétiens qu’ils sacrifient aux dieux de l’Empire et qu’ils livrent les Écritures ». Ceux qui avaient tenu bon dénoncèrent les « traditores » (du verbe tradere), ceux qui avaient remis les livres saints. Ils devaient faire pénitence avant d’être rebaptisés. Donat, évêque de Carthage de 313 à 353, fut la figure de proue d’une nouvelle église de « purs » qui fut relativement tolérée par le pouvoir impérial jusqu’à ce que Théodose fasse du catholicisme une religion d’État par l’édit de Thessalonique en 380. Pour refaire l’unité, le combat d’Augustin fut d’abord théologique. Il lui fallait rappeler que la vraie église est universelle, ouverte et non pas un camp retranché réservé aux gens intègres. Les donatistes oubliaient aussi que la validité d’un sacrement comme le baptême ne dépend pas « de la qualité morale du ministre mais de l’action salvifique du Christ » (Cf. sa théorie du baptême dans le Commentaire sur l’Évangile de saint Jean VI, 7). Enfin, Augustin souligne que la rupture d’unité met en péril le salut. (Cf. NEUSCH Marcel, Le combat pour l’unité, Augustin face aux donatistes, Itinéraires augustiniens, www.assomption.org). Outre la lettre CLXXXV que nous allons longuement citer, on peut aussi lire les Lettres LXXXIX à Festus catholique qui avait des fermiers et des paysans donatistes (402), LXXXVIII à Janvier évêque donatiste de Cases-Noires (Numidie) et primat de son parti (406), XCIII à Vincent (408), CXXXIV à Apringius (412), CXXXIX à Boniface (415) ou encore Contre les lettres de Pétilianus
19. Aux donatistes s’allièrent les « circoncellions », ouvriers agricoles journaliers en révolte contre Rome et les propriétaires. Ils constituèrent l’aile violente du donatisme. On les appelait circoncellions car ils « rôdaient autour des granges » (circum cellas) et « des chapelles » (cellae).
20. Lettre CLXXXV.
21. Lettre XCIII, en 408.
22. Parmi les évêques et les clercs, « quelques-uns ont eu les yeux crevés ; un évêque a eu les mains et la langue coupées ; plusieurs même ont été massacrés ». Augustin évoque aussi des « meurtres commis avec des raffinements de cruautés, [des] maisons pillées dans des attaques de nuit, [des] habitations particulières incendiées et aussi [des] églises livrées aux flammes », des livres saints jetés au feu.
23. Lettre CLXXXV.
24. Id..
25. Le texte décrit comment les donatistes cherchent la mort allant même jusqu’à menacer de mort ceux qui ne les tuent pas. Cette pratique est clairement démoniaque pour Augustin évoquant la tentation de Jésus en Luc 4, 9 ou encore, d’après Marc 5, 13, le troupeau de porcs qui se précipite dans la mer.
26. Lettre CLXXXV.
27. Pr 13, 24 ; 23, 14 ; 29, 19.
28. 1 Cor 15, 10.
29. Augustin cite Ps 2 ; 2 R 18, 4 ; 2 R 23, 4-5 ; Jon 3, 6-9 ; Dn 4 et 6. Augustin note qu’ « au temps des apôtres, les rois ne servaient pas le Seigneur, mais au contraire, selon les prophéties, méditaient des choses vaines contre le Seigneur et contre son Christ… ».
30. Lettre CLXXXV. Nous savons que l’Ancien Testament ne connaît pas le principe de la distinction des pouvoirs qui émergera lentement à travers les siècles ni celui de la liberté religieuse telle qu’il sera défini au concile Vatican II. Il n’empêche que selon Dignitatis humanae, le pouvoir politique doit défendre l’ « ordre public juste » ( § 2, 3, 4), l’ « ordre moral objectif » (§7). Ne peut-on en percevoir l’annonce dans l’évocation des « commandements du Seigneur » si ceux-ci sont bien une expression du droit naturel ?
31. Id..
32. Cf. 2 S 18 et 19.
33. Lettre CLXXXV.
34. Lettre CXXXIX.
35. Lettre CLXXXV.
36. Lettre CXXXVIII à Marcellin.
37. Mort vers 1179. Ce moine bénédictin composa un recueil de décisions papales appelé « Décret de Gratien » qui eut une influence considérable sur le droit ecclésiastique médiéval et constitua plus tard la première partie du Code de droit canonique jusqu’à sa révision en 1917(Mourre).
38. Ces expressions apparaîtront à l’époque de la Société des nations. Tout au plus peut-on en trouver l’annonce dans les Prolégomènes (§ 28) du De iure belli ac pacis (1625) de Grotius lorsqu’il se dit « pleinement convaincu, par les considérations avancées, qu’il y a un droit commun entre les nations, valable autant pour procéder à la guerre que dans la guerre. » (Cf. l’article très documenté de KOLB Robert, Sur l’origine du couple terminologique ius ad bellum/ius in bello, in Revue internationale de la Croix Rouge, 31-10-1997, n° 827, pp. 593-602).
39. La Cité de Dieu, XIX, 7.
40. Id..
41. Questions sur l’Heptateuque, Livre VI, Questions sur Josué, X (Jos 8, 2).
42. GUYON Gérard D., Les prémisses françaises d’un droit international public, in Cuadernos de Historia del Derecho, 2005, 12, p. 32.
43. La Cité de Dieu, IV, 4 .
44. De Trinitate, XIII, 13, 17.
45. La Cité de Dieu, XXII, 2.
46. La Cité de Dieu, XIX, 21.
47. Lettre CCXX, 12
48. Sermon CCCII, 11.
49. Contra Faustum, XXII, 75.
50. Questions sur l’Heptateuque, Livre VI, Questions sur Josué, X (Jos 8, 2).
51. Contre Fauste, XXII, 74.
52. Sermon CCCII, 21.
53. Lettre CCXXIX, 2.
54. Contre Fauste, XXII, 74. 
55. Contre Fauste, XXII, 75.
56. Lettre CLXXXIX, 6 au Comte Boniface.
57. Lettre CCXXIX.
58. Sermon CCCII, 10.
59. Id., CCCII, 12.
60. Contre Fauste, XXI, 75. L’Ancien testament nous présente plusieurs exemples de ces guerriers : 1 R 20, 3 ; 2 R 14, 8 ;  2 Ch 25, 20-23.
61. La Cité de Dieu, IV, 6.
62. Lettre CLXXXIX à Boniface, 6.
63. Religions et violences, Sources et interactions, Symposium sous la direction de Anand Nayak, Editions Universitaires, Fribourg, Suisse, 2000, p. 196.
64. Lettre CXXXVII, 2.
65. Ce Décret servit de base au Corpus juris cononici de 1582, qui sera en vigueur jusqu’au Code de droit canonique de 1917.

⁢ii. Thomas d’Aquin

Saint Thomas, lui, va structurer, à partir des réflexions éparses de saint Augustin, une théorie de la guerre juste.⁠[1]

A l’instar de saint Augustin dont il s’inspire largement, saint Thomas⁠[2] développe lui aussi une théologie de la paix⁠[3] dans laquelle s’inscriront ses réflexions sur la guerre notamment.

A la question de savoir comment la paix, Thomas précise qu’elle implique que la concorde entre les hommes : « la concorde implique l’union des tendances affectives de plusieurs personnes, tandis que la paix suppose en outre l’union des appétits dans la même personne. »[4]

La paix a donc deux dimensions, l’une intérieure et l’autre extérieure, que lon ne peut dissocier.

Ces deux dimensions de la paix correspondent aux deux dimensions de la charité qui oriente l’homme vers Dieu et le prochain. Ajusté à Dieu, l’homme est intérieurement pacifié et ajusté au prochain, l’homme est en accord avec les autres hommes :

« La paix (…) implique une double union ; l’une qui résulte de l’ordination de nos appétits propres à un seul but ; l’autre qui se réalise par l’accord de notre appétit propre avec celui d’autrui. Ces deux unions sont produites par la charité. La première, selon que nous aimons Dieu de tout notre coeur au point de lui rapporter tout ; et ainsi tous nos appétits sont unifiés. La seconde, parce que, en aimant le prochain comme nous-même, nous voulons l’accomplissement de sa volonté comme de la nôtre. C’est pourquoi Aristote a mis l’identité du choix parmi les éléments de l’amitié, et que Cicéron affirme : « Chez des amis il y a même vouloir et même non-vouloir ». »[5] C’est pourquoi l’on peut dire que « l’unité de la charité fait l’unité de la paix »[6].

Dès lors, tout manque de charité rend la paix improbable :

« La vraie paix ne peut donc exister que chez les bons et entre les bons. Et la paix des méchants est apparente, non véritable »[7]

C’est à partir du moment où les hommes cherchent Dieu comme leur souverain bien qu’ils peuvent trouver la paix intérieure et c’est dans la mesure où ils s’accordent entre eux dans l’amour de Dieu que la concorde, ou mieux la vraie paix extérieure, peut s’établir.

Cette paix ne sera parfaite que dans la vie éternelle. Ici-bas, sa forme est toujours imparfaite. En effet, « La vraie paix ne peut concerner que le bien ; mais comme on peut posséder un vrai bien de deux façons, parfaitement ou imparfaitement, de même il y a deux sortes de paix véritable. L’une, parfaite, qui consiste dans la jouissance parfaite du bien suprême, qui unit et apaise tous les désirs : là est la fin dernière de la créature raisonnable, selon la parole du Psaume (147, 14) : « Il a établi la paix à tes frontières. » L’autre, imparfaite, est celle que l’on possède en ce monde. Parce que, si le désir primordial de l’âme trouve son repos en Dieu, bien des assauts, et du dedans et du dehors, viennent troubler cette paix ».⁠[8]

Il n’empêche que, dès ici-bas, les volontés humaines peuvent s’accorder sur des biens essentiels :  « L’amitié, remarque Aristote, ne comporte pas l’accord en matière d’opinions, mais en matière de biens utiles à la vie, et surtout des plus importants ; car le dissentiment dans les petites choses est compté pour rien. C’est ce qui explique que les hommes ayant la charité aient des opinions différentes, ce qui d’ailleurs ne s’oppose pas à la paix, puisque les opinions sont affaire d’intelligence et que celle-ci vient avant l’appétit, qui par la paix fait l’unité. De même, pourvu que l’on soit d’accord sur les biens fondamentaux, un désaccord sur des choses minimes ne va pas contre la charité. Il provient en effet d’une diversité d’opinions ; l’un pense que ce qui est en question est essentiel pour tel bien sur lequel on est d’accord, et l’autre ne le croit pas. Ainsi pareil dissentiment en matière légère, et portant sur de simples opinions, n’est pas compatible, en vérité, avec la paix parfaite, qui suppose la vérité pleinement connue et tous les désirs comblés. Mais il peut coexister avec cette paix imparfaite qui est notre lot ici-bas. »[9]

Faire la paix est non seulement désirable mais est aussi un devoir qui découle du devoir de charité : « La paix, dit saint Thomas, est de précepte, parce qu’elle est un acte de charité »[10]

A côté de cette paix imparfaite mais nécessaire, il est une paix apparente, trompeuse, qui est celle des pécheurs, et surtout celle des hommes qui font la guerre. Ils souhaitent la paix comme Augustin l’a aussi souligné. Mais si cette paix désirée exclut Dieu et la charité, l’accord sera trompeur. La paix ne plaira qu’au vainqueur et sera frustrante pour le vaincu. Ce sera un répit avant une autre guerre. Il n’y a pas d’ « ordre véritable c’est-à-dire un ordre où chacun trouve satisfaction » sans justice⁠[11]. Certes la charité produit directement la paix « parce qu’elle la cause en raison de sa nature propre. L’amour est en effet, selon la parole de Denys, « une force unifiante », et la paix est l’union des inclinations appétitives ». Mais  « La justice produit la paix indirectement, en écartant ce qui lui ferait obstacle. ».⁠[12]

A la lumière de cette analyse, on se rend compte que la paix ne peut être que le fruit d’une volonté constante. La paix n’est jamais établie une fois pour toutes. Aucun traité, aucune organisation ne peut la garantir. d’autre part, s’il est des causes économiques, politiques aux guerres, ce sont toujours des hommes qui, à l’origine, en décident. La paix est donc tributaire de la volonté d’« hommes intérieurement pacifiés, en accord avec leur vraie vocation humaine ».⁠[13] Enfin, comme le souligne le P. Comblin, Thomas a rangé la question de la paix dans le chapitre consacré à la charité et non dans celui où il traite de la justice. C’est là que réside, à la suite d’Augustin, la plus grande originalité de Thomas qui, après hésitation⁠[14], a estimé qu’on ne pouvait prendre dans un sens trop absolu la citation d’Isaïe : « la paix est l’œuvre de la justice »[15]. Grande originalité par rapport à une vieille tradition occidentale qui a conservé la nostalgie de la pax romana et à la pensée contemporaine qui estiment que la paix découle d’un ordre social juste que celui-ci soit identifié à l’ordre établi qu’il faut maintenir ou rétablir, ou à un nouvel ordre à instaurer. S’appuyant sur l’histoire, le P. Comblin n’hésite pas à écrire que « la notion de justice a plus souvent provoqué la guerre que la paix. »[16] Certes, la justice, chez Aristote et saint Thomas, est une vertu morale, « une certaine  disposition de la personne par rapport à son semblable »[17] mais aujourd’hui, elle renvoie à un ordre social dont les conceptions diffèrent et s’opposent. La justice peut engendrer la paix « quand les différents partenaires se soumettent à la même règle, reconnaissent conjointement la pertinence des mêmes critères. C’est dire que la paix suppose la charité d’abord : elle suppose le dialogue. » Le dialogue naît de l’amour du prochain puisqu’il suppose qu’on abandonne sa propre conception de la justice pour s’ouvrir à la celle de l’autre.

Le monde vit dans une situation où se mêlent paix imparfaite et paix apparente. C’est dans ce cadre que se pose la question de la guerre.

Tomas, en s’inspirant toujours de saint Augustin, établit trois conditions pour qu’une guerre soit juste : les deux premières concernent ce qu’on appellera le jus ad bellum ; la troisième, le jus in bello.

\1. « L’autorité du prince, sur l’ordre de qui on doit faire la guerre. Il n’est pas du ressort d’une personne privée d’engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunal de son supérieur ; parce qu’aussi le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour la guerre, n’appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires publiques a été confié aux princes, c’est à eux qu’il appartient de veiller au bien public de la cité, du royaume ou de la province soumis à leur autorité. De même qu’ils le défendent licitement par le glaive contre les perturbateurs du dedans quand ils punissent les malfaiteurs, selon cette parole de l’Apôtre (Rm 13, 4) : « Ce n’est pas en vain qu’il porte le glaive ; il est ministre de Dieu pour faire justice et châtier celui qui fait le mal » ; de même aussi il leur appartient de défendre le bien public par le glaive de la guerre contre les ennemis du dehors. C’est pour cela qu’il est dit aux princes dans le Psaume (82, 4) : « Soutenez le pauvre, et délivrez le malheureux de la main des pécheurs » et que S. Augustin écrit (Contre Fauste 25, 75) : « L’ordre naturel, appliqué à la paix des mortels, demande que l’autorité et le conseil pour engager la guerre appartiennent aux princes ». » En bref, si seule l’autorité publique a le droit de déclarer la guerre c’est parce qu’elle a la responsabilité du bien commun. Seule la défense du bien commun peut légitimer la guerre.

\2. « Une cause juste : il est requis que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute. C’est pour cela que S. Augustin écrit : « On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple, de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par un des siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par violence » (Question sur l’Heptateuque. VI, qu. 10) ». On ne part pas en guerre pour des motifs économiques ou politiques. On part en guerre contre une injustice, un désordre, un péché qui menace la société et sans garantie que la justice triomphe. La guerre n’est pas un jugement de Dieu : ne parle-t-on pas de la « fortune » des armes ? Ce second principe nous renvoie au respect absolu dû à la vie innocente. On ne sacrifie pas la vie humaine à n’importe quel bien.

\3. « Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. C’est pour cela que S. Augustin écrit (Livre sur le Verbe du Seigneur) : « Chez les vrais adorateurs de Dieu, les guerres mêmes sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons. » En effet, même si l’autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une intention mauvaise. S. Augustin écrit en effet (Contre Fauste, 22, 74) : « Le désir de nuire, la cruauté dans la vengeance, la violence et l’inflexibilité de l’esprit, la sauvagerie dans le combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui dans les guerres est jugé coupable par le droit ». » Le but de la guerre étant la paix et non la destruction de l’adversaire, il s’agit de brider ou d’éliminer les violents pour rétablir le dialogue. La guerre est donc mesurée dans ses moyens par sa finalité.

Thomas répond ensuite à quelques objections : Comment entendre cette parole du Christ : « Tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » (Mt 26, 52) ? Encore une fois, il va s’appuyer sur l’enseignement d’Augustin : « Comme le dit saint Augustin, « celui-là prend » l’épée qui, sans autorité supérieure ou légitime le commandant ou le permettant, s’arme pour verser le sang de quelqu’un ». Mais celui qui, par l’autorité des princes ou des juges, s’il est une personne privée ou par zèle de la justice et comme par l’autorité de Dieu, s’il est une personne publique, se sert de l’épée, celui-là ne prend pas lui-même l’épée mais se sert de l’épée qu’un autre lui a confiée. Il n’encourt donc pas de peine. Par ailleurs, ceux qui prennent l’épée en péchant ne meurent pas toujours par l’épée car ayant péché en la prenant, ils encourent la peine éternelle, à moins qu’ils ne fassent pénitence. »

Et comment entendre cette autre parole : « Je vous dis de ne pas résister au méchant » (Mt 5, 39) ? « Ces sortes de préceptes, explique saint Augustin, doivent toujours être observés à titre de préparation de l’âme : l’homme doit toujours être prêt à ne pas résister ou à ne pas se défendre si l’occasion le veut. Mais il faut parfois agir autrement en raison du bien commun ou même pour le bien de ceux avec qui l’on se bat. »

Enfin, la paix étant une vertu, la guerre n’est-elle pas un péché ? Thomas répond : « Ceux qui mènent des guerres justes recherchent la paix. Et ainsi, ils ne s’opposent pas à la paix, sinon à cette paix mauvaise que le Seigneur « n’est pas venu apporter sur la terre » (Mt 10, 34). C’est pourquoi saint Augustin écrit : « On ne cherche pas la paix pour faire la guerre mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois donc pacifique en combattant, afin de conduire par ta victoire ceux que tu combats à l’utilité de la paix. »[18]

St Thomas ajoute que « la guerre est tout à fait incompatible avec les fonctions exercées par les évêques et les clercs ». Ils n’ont pas à s’encombrer « des affaires du siècle » puisqu’ils sont voués aux choses divines et qu’ils doivent plutôt « être prêts à verser leur propre sang pour le Christ » plutôt que de tuer et verser le sang. ⁠[19]

Dans la conduite de la guerre, rappelle avec saint Ambroise qu’il y a « des droits de la guerre et des conventions qui doivent être observées, même entre ennemis. »[20] Ailleurs il précise : « Celui qui doit exécuter un ordre doit considérer, avant d’obéir, dans quelle mesure il est de son devoir de l’exécuter. (…) En conséquence, le chrétien est tenu d’obéir exclusivement dans la mesure où le pouvoir est issu de Dieu, et pas autrement. (…) Quant à l’abus de pouvoir, il peut également être double. d’une part, si ce qui est ordonné par le chef est contraire à la fin pour laquelle le pouvoir a été établi : par exemple, s’il ordonne de faire un péché, contraire à la vertu, alors que le pouvoir est établi pour inciter à la vertu et pour la maintenir. Dans ce cas, non seulement on n’est pas tenu d’obéir à un tel chef, mais encore on ne doit pas lui obéir, à l’exemple des saints martyrs qui ont souffert la mort plutôt que d’obéir aux ordres impies des tyrans. d’autre part, si l’on est contraint au-delà de la compétence du pouvoir établi : par exemple, si un maître exige un impôt que son dépendant n’est pas tenu de donner, ou autres excès semblables. En ce cas, le sujet est libre d’obéir ou de ne pas obéir. »[21]

Enfin si la nécessité le demande, on peut faire la guerre les jours de fête « mais, en l’absence de nécessité, il n’est pas permis de faire la guerre les jours de fête »[22].

La réflexion de saint Thomas sur la guerre doit être mise en relation avec la question de l’homicide où il revient sur le droit de légitime défense et le droit d’exécuter les malfaiteurs.⁠[23], Thomas y rappelle que le prince et le prince seul en tant que gardien du bien commun a le droit de mettre à mort l’individu qui « devient un péril pour la société » et dont le  péché est « contagieux pour les autres » mais à condition que cette sanction ne frappe pas en même temps les bons ou les mette en péril et en épargnant « dans l’espoir d’une repentance, ceux dont les exemples ne sont pas si dangereux pour leur prochain. ».⁠[24] Mais n’est-ce pas manquer à la charité ? Thomas répond : « Dans les méchants, on peut considérer deux choses : la nature et la faute. Par leur nature qu’ils tiennent de Dieu, ils sont capables de la béatitude, sur la communication de laquelle est fondée la charité ; et par le fait même, il faut les aimer de charité quant à leur nature. Mais leur faute les dresse contre Dieu et les empêche de recevoir la béatitude. Aussi, à cause du péché, qui les rend ennemis de Dieu, faut-il les haïr, quels qu’ils soient, père, mère ou proches, comme le dit saint Luc (Lc 14, 26). Car nous devons haïr dans les pécheurs, ce qui les rend pécheurs, et nous devons les aimer en tant qu’hommes et capables de la béatitude. C’est là véritablement les aimer par charité et à cause de Dieu. » Et s’appuyant cette fois sur Aristote (Ethique 9, 3), il en vient au châtiment suprême : « quand des amis commettent des fautes, il ne faut pas leur retirer les dévouements de l’amitié, aussi longtemps qu’on peut espérer les guérir. Il faut, au contraire, les aider à recouvrer la vertu, bien plus qu’on ne les aiderait à recouvrer leur fortune s’ils l’avaient perdue ; d’autant plus que la vertu a plus d’affinité avec l’amitié que l’argent. Mais, lorsqu’ils tombent dans une extrême malice et qu’ils sont incorrigibles, alors il n’y a plus à traiter familièrement avec eux. De là vient que, s’ils sont jugés plus nuisibles autres que susceptibles d’amendement, la loi divine comme la loi humaine ordonnent leur mort. -Et cependant cette peine, le juge ne l’applique point par haine, mais par amour de charité ; il fait passer le bien commun avant l’existence d’un individu. De plus, la mort infligée par le juge sert au pécheur, s’il se convertit, à l’expiation de sa faute ; et, s’il ne se convertit pas, elle met un terme à son crime, en lui ôtant la possibilité d’en commettre d’autres. »[25]

Et qu’en est-il de l’innocent ? « A considérer l’homme en lui-même, il n’est jamais permis de le tuer, parce que dans tout homme ; fût-il pécheur, nous devons aimer sa nature qui est l’œuvre de Dieu et que le meurtre supprime. Si la mort du pécheur peut devenir licite, ce n’est, on l’a déjà vu, que pour préserver le bien commun contre les atteintes que lui porte le péché. Mais la vie des justes au contraire est une sauvegarde pour le bien commun et un facteur de prospérité. Les justes, en effet, sont l’élite de la société. Il s’ensuit qu’il ne sera jamais permis de tuer un innocent. »[26]


1. FLORI Jean, Croisade et chevalerie (XIe-XIIe s.), De Boeck, 1998 p. 198.
2. Thomas avait à sa disposition le fameux Décret de Gratien (notamment Décret, Pars II, causa XXIII, De re militari et bello, qu. I à VIII), où sont repris les textes bibliques qui touchent au problème de la guerre, les textes patristiques de saint Ambroise (De officiis, I, 35 (« In ipsis rebus bellicis, justa bella an injusta sint spectandum est », saint Athanase (Epist. Ad Amonem, PG t. XXVI, 1173), saint Jean Chrysostome (Hom. VII in Tim. PG t. LXII, 354), saint. Maxime de Turin (Hom. LXIV, I), saint Léon, (Epist. CLXVII, 14) et les textes augustiniens fondamentaux où Thomas puisa son argumentation (Cf. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1962, p. 359). Comme le Décret de Gratien est un recueil de textes, il est facile d’en tirer une vision partiale du problème. Ainsi, BAYET Albert, in Le suicide et la morale, Felix Alcan, 1922, p. 515, offre cette caricature : . « Le Décret de Gratien admet sans hésitation la peine de mort et les justes guerres. On peut se battre sans crime, même quelquefois sous un roi sacrilège. Et encore : non est crudelis qui crudeles jugulat. On ne peut incriminer celui qui fait métier de donner la question. Les ennemis de la religion, etiam bellis sunt coercendi. Le chef doit tuer ceux de ses sujets qui vont apostasier. Non sunt homicidoe qui adversus excommunicatos zelo matris ecclesiae armantur. Le Pape peut pousser à la guerre contre ceux qui l’oppriment. Innocens est qui non iratus sed propter dusciplinam aliquem casu peremit. L’Église fait appel au bras séculier pour punir certains crimes : hérésie, sorcellerie, rapt de religieuses, bestialité. Enfin, la guerre contre l’hérétique est tenue pour œuvre pie, et le Décret reprend la formule : « Vous hérétiques, quand vous combattez, vous êtes pareils au serviteur du grand-prêtre qui frappa Jésus ; nous, nous sommes pareils à saint Pierre, qui tira l’épée. » »
3. IIa IIae, qu. 29.
4. IIa IIae, qu. 29, art. 1.
5. IIa IIae, qu. 29, art. 3.
6. COMBLIN J., Théologie de la paix, II Applications, Ed. universitaires, 1963, p. 256.
7. IIa IIae, qu. 29, art.2, sol. 3.
8. IIa IIae, qu. 29, art. 2, sol. 4.
9. IIa IIae, qu. 29, art. 3, sol. 2.
10. IIa IIae, qu. 29, art. 4, sol. 1. 
11. J.Comblin, op. cit., p. 258.
12. IIa IIae, qu. 29, art. 3, sol. 3.
13. COMBLIN J., op. cit., p. 263.
14. Cf. IIa IIae, qu. 29, art. 3, 1.
15. Is 32, 17.
16. COMBLIN J., op. cit., p. 265.
17. Id..
18. IIa IIae, qu. 40, art 1.
19. IIa IIae, qu. 40, art. 2. Thomas évoque le cas, courant à l’époque, où des prélats sont devenus des seigneurs temporels: « Lorsque les supérieurs ecclésiastiques sont investis d’un pouvoir temporel, ils ne sauraient décréter eux-mêmes une mise à mort, mais ils peuvent déférer les criminels aux tribunaux soumis à leur autorité. » (Id., art. 4)
20. IIa IIae, qu. 40, art. 3.
21. Commentaire du livre II des Sentences de Pierre Lombard, dist. XLIV, qu. II, art. 2.
22. IIa IIae, qu. 40, art. 4.
23. IIa IIae, qu. 64.
24. IIa IIae, qu. 64, art. 2. Faut-il supprimer, faut-il guérir le délinquant ? La législation chrétienne, depuis fort longtemps a hésité. En 1208, le pape Innocent III déclare : « Au sujet du pouvoir séculier peut, nous affirmons qu’il peut, sans péché mortel, exercer un jugement portant effusion de sang, pourvu que pour exercer la vindicte, il ne procède pas par haine mais par un jugement, ni avec imprudence mais avec modération. » (Lettre Eius exemplo, à l’archevêque de Tarragone)(DZ 795). Les ordalies (jugements de Dieu par l’eau ou le feu) encore très usitées au XIIe siècle furent condamnées par Honorius III (1216-1227). St Thomas lui-même reconnaît que l’autorité publique est libre d’appliquer ou de changer la législation concernant la juste mise à mort des malfaiteurs et ennemis de l’État (Ia IIae, qu. 100, art8, sol. 3)
25. IIa IIae, qu. 25, art. 6.
26. IIa IIae, qu. 64, art. 6.

⁢a. La légitime défense est-elle permise ?

La question est plus délicate car s’opposent sur la question des opinions autorisées bien tranchées. Thomas convoque, d’une part, le livre de l’Exode⁠[1] et, d’autre part, l’apôtre Paul⁠[2], le Pape Nicolas Ier⁠[3] et l’auteur dont il s’inspire constamment dans les questions qui touchent à la guerre et à la violence, saint Augustin⁠[4]. Il a été établi à la question 40 que la société a un droit de légitime défense vis-à-vis de qui menace gravement le bien commun. Dès lors celui qui est investi d’une autorité publique, soldat, agent préposé au maintien de l’ordre peut « avoir directement l’intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais en rapportant cette action au bien public » et sans se laisser « entraîner par une passion personnelle ». En dehors de ce cas, tuer peut être licite si l’intention directe est de protéger sa vie « puisqu’il n’y a rien de plus naturel à un être que de se maintenir de tout son pouvoir dans l’existence ». La mort de l’agresseur est un effet indirect de l’acte. Encore faut-il que la défense soit proportionnée à l’agression⁠[5] : « Il peut arriver cependant qu’un acte accompli dans une bonne intention devienne mauvais quand il n’est pas proportionné à la fin que l’on se propose. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne convient, ce ne sera pas sans péché ; mais si l’on repousse une attaque avec la mesure opportune ce sera un cas de légitime défense. Les Droits civil et canonique statuent en effet : « Il est permis d’opposer la violence à la violence, en la mesurant toutefois aux nécessités de la sécurité menacée ». »[6]


1. « Si le voleur est surpris sapant un mur ou enfonçant la porte pour pénétrer dans une maison, et qu’alors il soit blessé mortellement, celui qui l’a frappé ne sera pas responsable du sang versé » (Ex 22, 2).
2. « Bien-aimés, ne vous défendez pas » (Rm 12, 19).
3. (858-867) « Vous m’avez consulté au sujet de ces clercs qui pour se défendre ont tué un païen, afin de savoir si, après avoir fait pénitence, ils pourraient être réintégrés dans leur ancien état ou même être promus à un office supérieur. Eh bien, pour nous, nous n’admettons aucun prétexte et nous leur dénions absolument le droit de tuer un homme quel qu’il soit et en quelque circonstance que ce soit. » (Décret de Gratien, 50).
4. « Je trouve mauvais de conseiller à quelqu’un de tuer d’autres hommes pour empêcher d’être tué par eux, à moins toutefois que ce conseil ne s’adresse à un soldat ou à un agent de l’ordre public ; de telle sorte qu’il n’agisse pas pour son propre intérêt mais celui des autres, et parce qu’il en a reçu personnellement le pouvoir légitime » (Lettre XLVII, 154) ; On peut aussi méditer ce dialogue entre Evode et Augustin dans son Traité du libre arbitre ( I, 5, 11et 12) : « E. Il faut (…) examiner si la passion est complètement étrangère à l’homicide commis dans le but de défendre sa vie, sa liberté et sa pudeur contre un homme brutal qui fond sur nous avec violence, ou contre un sicaire qui nous attaque traîtreusement.— A. Comment être d’avis que la passion n’est pour rien dans cette sorte de meurtres, puisque ceux qui les commettent tirent l’épée pour des choses qu’ils peuvent perdre malgré eux ? Car s’ils ne les peuvent perdre ainsi, comment en venir, pour cela, jusqu’à tuer un homme ?— E. Elles ne sont donc pas justes, les lois qui donnent la faculté au voyageur de tuer le brigand de peur d’être tué par lui ; à l’homme et à la femme, menacés d’attentat à la pudeur, de tuer, s’ils le peuvent, l’agresseur avant la perpétration du crime ? Les lois veulent encore que les soldats tuent les ennemis, et s’ils s’abstiennent de le faire, ils sont punis par leur chef. Oserons-nous dire que ces lois sont injustes, ou plutôt qu’elles ne sont pas des lois ? Car à mon avis, une loi injuste n’est pas une loi.
   A. Je trouve cette législation assez bien défendue en elle-même contre une semblable accusation. En effet, elle permet aux peuples qu’elle régit des attentats moindres, pour en éviter de plus grands. Il serait par trop rigoureux de préférer la vie de l’agresseur à celle de l’innocent qui ne fait que se défendre ; et il serait bien plus inhumain de vouloir qu’un homme souffrît malgré lui un attentat à sa pudeur, que de voir celui qui veut l’outrager tué par lui. Quant au soldat, en tuant l’ennemi, il est le ministre de la loi, et il lui est facile de faire son office sans passion. Pour ce qui est de la loi même de la guerre, portée pour la défense du peuple, on ne peut non plus l’accuser de passion. Car si le législateur l’a portée par l’ordre de Dieu, c’est-à-dire conformément aux prescriptions de l’éternelle justice, il a pu la décréter sans passion aucune. Lors même qu’une passion quelconque a été le mobile d’un législateur, il ne suit pas nécessairement de là que ceux qui se conforment à la loi cèdent à la passion. Un méchant peut faire une bonne loi. Par exemple, un homme parvenu à la tyrannie reçoit de l’argent d’un citoyen à qui cela est utile, pour porter une loi qui défende le rapt, même en vue d’épouser ; cette loi ne sera pas mauvaise, bien que celui qui l’a faite ait été un homme injuste et corrompu. Le soldat peut donc, sans agir par passion, se conformer à la loi qui lui ordonne de repousser la force par la force pour défendre ses concitoyens. Il faut en dire autant de tous les subordonnés, obéissant aux pouvoirs constitués dans quelque ordre et hiérarchie que ce soit.
   Mais pour les autres, je ne vois pas comment, après avoir disculpé la loi, on peut les innocenter eux-mêmes. Car la loi ne les contraint pas à tuer, seulement elle les laisse libres. Ils peuvent donc ne tuer personne pour défendre ces sortes de biens qu’on peut perdre malgré soi, et que pour cette cause on ne doit pas aimer. Et en effet, d’abord, quand on tue le corps, ôte-t-on la vie à l’âme ? Si on peut l’ôter, c’est un bien méprisable, et si on ne peut l’ôter, il n’y a rien à craindre. Quant à la pudeur, personne ne doute qu’elle n’ait son siège dans l’âme, puisqu’elle est une vertu. Comment donc la violence d’un homme brutal pourrait-elle l’enlever ? En résumé, l’homme sur lequel on commet un meurtre, dans ces sortes de circonstances, ne nous enlève que des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, des choses qui, à parler exactement et pour quelqu’un qui réfléchit, ne sont pas vraiment à nous. C’est pourquoi je ne blâme pas la loi qui autorise ces sortes de meurtres ; mais d’un autre côté je ne vois pas comment on peut justifier ceux qui les commettent.
   13. E. Je vois moins encore pourquoi tu cherches à défendre des hommes qu’aucune loi ne tient pour coupables. — A. Aucune de ces lois extérieures et qu’on lit dans les codes, je l’admets. Mais ne sont-ils pas liés par une autre loi plus puissante et plus secrète, puisque nous admettons que rien en ce monde n’échappe à l’action de la Providence de Dieu. Comment peuvent-ils être exempts de péché à ses yeux, ces hommes qui se souillent de sang humain pour défendre des choses que l’on doit mépriser ? A mon avis, c’est donc avec raison que cette loi écrite en vue de gouverner les peuples permet ces actes, et que la Providence divine les punit. Car cette loi ne punit qu’autant qu’il le faut pour maintenir la paix parmi des hommes sans expérience et que le comporte le gouvernement d’un mortel. Mais quant à ces fautes dont j’ai parlé, je crois qu’il existe pour elles des peines proportionnées, que la sagesse seule peut faire éviter. »
5. « …il n’est pas de nécessité de salut que l’homme renonce à l’acte d’une défense mesurée pour éviter le meurtre d’un autre ; car il est davantage tenu de pourvoir à sa propre vie qu’à celle de son prochain. » (IIa IIae, qu. 64, art. 7) (cf. également : Ia IIae, qu. 87, art. 3, sol. 1). Le droit romain établissait cette règle : « poena debet commensurari delicto » (la peine doit être proportionnée au délit »). La peine capitale est, comme toute peine, expiatoire pour le coupable, elle répare l’ordre social perturbé et prévient les crimes par intimidation. Si l’on estime qu’il y a disproportion entre la faute et le châtiment, c’est que l’on oublie que le bien social l’emporte sur le bien individuel. Toutefois, saint Thomas  envisage la prison perpétuelle ou l’exil comme châtiment possible de l’homicide montrant ainsi que l’application de la peine dépend de diverses circonstances qui peuvent être atténuantes : « …parce que l’adultère ou l’homicide se commettent en un moment, ce n’est pas une raison de les châtier par une peine d’un moment. Au contraire, on les punit quelquefois de prison perpétuelle ou d’exil, quelquefois même de la mort » (id.). (Cf. SPICQ C., in Somme théologique, La justice, Tome II, Ed. de la Revue des Jeunes, 1947, pp. 213-216).
6. IIa IIae, qu. 64, art. 7. Revenant sur les citations qui semblent condamner celui qui donne la mort pour se défendre, Thomas fait remarquer qu’Augustin dénonce une « intention formelle de meurtre » ; Paul, interdit « de se défendre avec un désir de vengeance » comme le précise la Glose : « Ne vous défendez pas ; entendons : ne cherchez pas à rendre à vos adversaires tous les coups qu’ils vous ont portés. » Enfin, à propos de la décision du pape Nicolas Ier (820-867), Thomas fait remarquer que « tout homicide même si l’on n’en est pas responsable » entraîne une « irrégularité ». Encore aujourd’hui le droit canon (can. 1044) stipule qu’est irrégulier pour l’exercice des ordres reçus celui qui a commis un homicide volontaire. La dispense d’une irrégularité est réservée au seul Siège Apostolique (can. 1047).

⁢b. Et qu’en est-il du tyrannicide ?

Peut-on le considérer comme une manifestation de légitime défense ? A la question de savoir si un simple particulier peut tuer un pécheur⁠[1], Thomas a répondu que c’est l’autorité compétente qui a droit de punir le malfaiteur. Mais il établit aussi le principe qu’à certaines conditions, le particulier peut se défendre et indirectement sans l’avoir voulu, tuer l’agresseur. Le problème se complique évidemment avec le tyran dans la mesure où il a été écrit aussi que « tout pouvoir vient de Dieu »[2].

Nous allons voir que la position de Thomas est très nuancée.

Tout d’abord, il condamne clairement le régime tyrannique : « Le régime tyrannique n’est pas juste parce qu’il n’est pas ordonné au bien commun, mais au bien privé de celui qui détient le pouvoir, comme le montre Aristote. C’est pourquoi le renversement de ce régime n’est pas une sédition ; si ce n’est peut-être dans le cas où le régime tyrannique serait renversé d’une manière si désordonnée que le peuple qui lui est soumis éprouverait un plus grand dommage du trouble qui s’ensuivrait que du régime tyrannique. C’est davantage le tyran qui est séditieux, lui qui nourrit dans le peuple les discordes et les séditions, afin de pouvoir le dominer plus sûrement. C’est de la tyrannie, puisque c’est ordonné au bien propre du chef, en nuisant au peuple. »[3]

La question qui nous préoccupe reste entière. Certes renverser un tel régime n’est pas une sédition mais comment renverser ce régime ? Peut-on tuer le tyran ?

C’est dans le De Regno que Thomas avait examiné de plus près ce problème.⁠[4]

Il y est clairement affirmé, comme plus tard dans la Somme théologique, que « le gouvernement d’un tyran est le pire ». En effet,  « Plus un gouvernement s’éloigne du bien commun, plus il est injuste » et  « l’on s’éloigne davantage encore de ce bien commun dans la tyrannie où le seul bien d’un seul homme est recherché (…)  La même évidence se dégage encore très clairement quand on considère les maux qui proviennent de la tyrannie ; comme le tyran recherche son intérêt privé au mépris du bien commun, il s’ensuit qu’il accable de diverses manières ses sujets, selon qu’il est la proie de diverses passions qui le poussent à ambitionner certains biens. » Et, « Ce n’est pas seulement dans les choses corporelles que le tyran accable ses sujets, mais il empêche aussi leurs biens spirituels, parce que ceux qui désirent plus gouverner qu’être utiles, entravent tout progrès chez leurs sujets, interprétant toute excellence chez ceux-ci comme un préjudice à leur domination inique. En effet, ce sont les bons plus que les méchants qui sont suspects aux tyrans, et ceux-ci s’effrayent toujours de la vertu d’autrui. Les tyrans dont nous parlons s’efforcent donc d’empêcher que leurs sujets devenus vertueux, n’acquièrent la magnanimité et ne supportent pas leur domination inique ; ils s’opposent à ce qu’aucun pacte d’amitié ne s’affermisse entre leurs sujets ni qu’ils jouissent des avantages réciproques de la paix, afin qu’ainsi, personne n’ayant confiance en autrui, on ne puisse rien entreprendre contre leur domination. A cause de cela, ils sèment des discordes entre leurs sujets eux-mêmes, ils alimentent celles qui sont nées, et ils prohibent tout ce qui tend à l’union des hommes, comme les mariages et les festins en commun et toutes les autres manifestations de ce genre qui ont coutume d’engendrer l’amitié et la confiance entre les hommes. Ils s’efforcent encore d’empêcher que leurs sujets ne deviennent puissants ou riches, parce que, soupçonnant les sujets d’après la conscience qu’ils ont de leur propre malice, comme eux-mêmes ils usent de la puissance et des richesses pour nuire, de même ils craignent que la puissance et les richesses de leurs sujets ne leur deviennent nuisibles. C’est pourquoi dans le livre de Job (XV, 21), il est dit du tyran : « Des bruits de terreur obsèdent sans cesse ses oreilles ; et même au sein de la paix », c’est-à-dire alors que personne ne cherche à lui faire de mal, « il soupçonne toujours des embûches. » Il découle de ceci que les chefs, qui devraient conduire leurs sujets à la pratique des vertus, jalousant indignement la vertu de leurs sujets et l’entravant dans la mesure de leur pouvoir, on trouve peu d’hommes vertueux sous le règne des tyrans. Car, selon la sentence du Philosophe : « On trouve les hommes de courage auprès de ceux qui honorent tous ceux qui sont les plus courageux », et, comme dit Tullius Cicéron, « elles sont toujours gisantes et ont peu de force les valeurs qui sont réprouvées de chacun ». Il est naturel aussi que des hommes nourris dans la crainte s’avilissent jusqu’à avoir une âme servile et deviennent pusillanimes à l’égard de toute œuvre virile et énergique, on peut le constater d’expérience dans les provinces qui furent longtemps sous la domination de tyrans. C’est pourquoi l’Apôtre dit (Ep. aux Colossiens III, 21) : « Pères, ne provoquez pas vos fils à l’irritation, de peur qu’ils ne deviennent pusillanimes. » C’est en considérant ces méfaits de la tyrannie que le roi Salomon (Prov. XXVIII, 12) dit : « Quand les impies règnent, c’est une ruine pour les hommes », c’est-à-dire qu’à cause de la méchanceté des tyrans, les sujets abandonnent la perfection des vertus. Il dit encore (XXIX, 2) : « Quand les impies se sont emparés du pouvoir, le peuple gémit », comme ayant été emmené en servitude. Et encore (XXVIII, 28) : Quand les impies se sont levés, les hommes se cachent s, afin d’échapper à la cruauté des tyrans. Et ceci n’est pas étonnant, parce que l’homme qui gouverne en rejetant la raison et en obéissant à sa passion ne diffère en rien de la bête, ce qui fait dire à Salomon (Ibid., XXVIII, 15) : « Un lion rugissant, un ours affamé, tel est le prince impie dominant sur un peuple pauvre. » C’est pourquoi les hommes se cachent des tyrans comme des bêtes cruelles, et il semble que ce soit la même chose d’être soumis à un tyran ou d’être la proie d’une bête en furie. »[5]

Ceci dit, comment s’opposer à ce régime malfaisant ? Thomas envisage deux cas.

Tout d’abord, « s’il n’y a pas excès de tyrannie, il est plus utile de tolérer pour un temps une tyrannie modérée, que d’être impliqué, en s’opposant au tyran, dans des dangers multiples, qui sont plus graves que la tyrannie elle-même. Il peut en effet arriver que ceux qui luttent contre le tyran ne puissent l’emporter sur lui, et qu’ainsi provoqué, le tyran sévisse avec plus de violence. Que si quelqu’un peut avoir le dessus contre le tyran, il s’ensuit souvent de très graves dissensions dans le peuple, soit pendant l’insurrection contre le tyran, soit qu’après son renversement, la multitude se sépare en factions à propos de l’organisation du gouvernement.

Il arrive aussi que parfois, tandis que la multitude chasse le tyran avec l’appui d’un certain homme, celui-ci, ayant reçu le pouvoir, s’empare de la tyrannie, et craignant de subir de la part d’un autre ce que lui-même a fait à autrui, il opprime ses sujets sous une servitude plus lourde. Il se produit en effet habituellement dans la tyrannie, que le nouveau tyran est plus insupportable que le précédent, puisqu’il ne supprime pas les anciennes charges, et que, dans la malice de son cœur, il en invente de nouvelles. C’est pourquoi, comme jadis les Syracusains désiraient tous la mort de Denys, une vieille femme priait continuellement pour qu’il reste sain et sauf et qu’il survive. Quand le tyran connut ceci, il lui demanda pourquoi elle agissait ainsi : « Quand j’étais jeune fille, répondit celle-ci, comme nous avions à supporter un dur tyran, je désirais sa mort ; puis, celui-ci tué, un autre lui succéda un peu plus dur ; j’estimais aussi que la fin de sa domination serait d’un grand prix ; nous t’eûmes comme troisième maître beaucoup plus importun. Ainsi, si tu étais supprimé, un tyran pire que toi te succéderait. » »

Même face à l’excès de tyrannie, Thomas recommande la patience car il n’appartient pas à une initiative personnelle de pouvoir tuer le tyran. De plus, la patience est méritoire, sur le plan surnaturel.

« Mais, si cet excès de tyrannie est intolérable, il a paru à certains qu’il appartenait à la vertu d’hommes courageux de tuer le tyran et de s’exposer à des risques de mort pour la libération de la multitude ; il y a même un exemple de ceci dans l’Ancien Testament (Juges III, 15 et suiv.). En effet un certain Aioth tua, en lui enfonçant son poignard dans la cuisse, Eglon, roi de Moab, qui opprimait le peuple de Dieu d’une lourde servitude, et il devient juge du peuple. Mais cela n’est pas conforme à l’enseignement des Apôtres. Saint Pierre, en effet, nous enseigne d’être respectueusement soumis non seulement aux maîtres bons et modérés, mais aussi à ceux qui sont difficiles (I Pierre II, 18) : « C’est, en effet, une grâce, si, pour rendre témoignage à Dieu quel qu’un supporte des afflictions qui l’atteignent injustement. » C’est pourquoi, alors que beaucoup d’empereurs romains persécutaient la foi du Christ d’une manière tyrannique, et qu’une grande multitude tant de nobles que d’hommes du peuple se convertissaient à la foi, ceux qui sont loués ne le sont pas pour avoir résisté, mais pour avoir supporté avec patience et courage la mort pour le Christ, comme il apparaît manifestement dans l’exemple de la sainte légion des Thébains. Et l’on doit juger qu’Aioth a tué un ennemi, plutôt qu’un tyran, chef de son peuple. C’est aussi pourquoi on lit dans l’Ancien Testament (IV, Rois XIV, 5-6) que ceux qui tuèrent Joas, roi de Juda, furent tués, quoique Joas se fût détourné du culte de Dieu, et que leurs fils furent épargnés selon le précepte de la loi.

Il serait, en effet, dangereux pour la multitude et pour ceux qui la dirigent, si, présumant d’eux-mêmes, certains se mettaient à tuer les gouvernants, même tyrans. Car, le plus souvent, ce sont les méchants plutôt que les bons qui s’exposent aux risques d’actions de ce genre. Or le commandement des rois n’est habituellement pas moins pesant aux méchants que celui des tyrans, parce que selon la sentence de Salomon (Prov. XX, 26) : « Le roi sage met en fuite les impies. » Une telle initiative privée (praesumptio) menacerait donc plus la multitude du danger de perdre un roi qu’elle ne lui apporterait le remède de supprimer un tyran. »

S’il l’initiative personnelle n’est pas recommandable, l’autorité publique, elle, peut supprimer le tyran.

« Mais il semble que contre la cruauté des tyrans il vaut mieux agir par l’autorité publique que par la propre initiative privée de quelques-uns.

d’abord s’il est du droit d’une multitude de se donner un roi, cette multitude peut sans injustice destituer le roi qu’elle a institué ou réfréner son pouvoir, s’il abuse tyranniquement du pouvoir royal. Et il ne faut pas penser qu’une telle multitude agisse avec infidélité en destituant le tyran, même si elle s’était auparavant soumise à lui pour toujours, parce que lui-même, en ne se comportant pas fidèlement dans le gouvernement de la multitude, comme l’exige le devoir d’un roi, a mérité que ses sujets ne conservassent pas leurs engagements envers lui.[6]

Il faut recourir à une autorité supérieure, s’il y a lieu.

« Mais si le droit de pourvoir d’un roi la multitude revient à quelque supérieur, c’est de lui qu’il faut attendre un remède contre la perversion du tyran. Ainsi Archélaüs, qui avait commencé à régner en Judée à la place d’Hérode son père, imitait la méchanceté de celui-ci. Comme les Juifs avaient porté plainte contre lui auprès de César-Auguste, on diminua d’abord son pouvoir en le privant du titre de roi, et en divisant une moitié de son royaume entre ses deux frères ; ensuite, comme, même ainsi, il ne faisait pas cesser sa tyrannie, il fut relégué en exil par Tibère Auguste à Lyon, cité de Gaule. »

Et pourquoi ne pas recourir à Dieu, qui a pouvoir sur le tyran ?

« Que si l’on ne peut absolument pas trouver de secours humain contre le tyran, il faut recourir au roi de tous, à Dieu, qui dans la tribulation secourt aux moments opportuns. Car il est en sa puissance de convertir à la mansuétude le cœur cruel du tyran, selon la sentence de Salomon (Prov. XXI, 1) : « Le cœur du roi est dans la main de Dieu qui l’inclinera dans le sens qu’il voudra. » C’est Lui, en effet, qui changea en mansuétude la cruauté du roi Assuérus qui se préparait à faire mourir les Juifs. C’est Lui qui a converti le cruel Nabuchodonosor au point d’en faire un héraut de la puissance divine. « Maintenant donc, dit-il, moi Nabuchodonosor, je loue, je magnifie et je glorifie le roi du ciel, parce que ses œuvres sont vraies et parce que ses voies sont justes et qu’il peut humilier ceux qui marchent dans l’orgueil. » (Daniel IV, 34). Quant aux tyrans qu’il juge indignes de conversion, il peut les supprimer ou les réduire à un état très bas, selon cette parole du Sage, dans l’Ecclésiastique (X, 17) : « Dieu a détruit le trône des chefs orgueilleux et à leur place, il a installé des hommes doux. » C’est Lui, en effet, qui, voyant l’affliction de son peuple en Égypte et entendant sa clameur, jeta à la mer le tyran Pharaon et son armée. C’est Lui qui, non seulement chassa du trône royal ce même Nabuchodonosor mentionné plus haut, auparavant plein d’orgueil, mais encore, l’ôtant de la société des hommes, Il le rendit semblable à une bête. Car son bras ne s’est pas raccourci, au point qu’Il ne puisse libérer son peuple des tyrans.

Il promet en effet à son peuple, par la voix d’Isaïe, qu’Il lui donnera le repos, en le retirant de la peine, de la confusion et de la dure servitude à laquelle il était auparavant soumis. Et il dit, par la voix d’Ezéchiel (XXXIV, 10) : « Je délivrerai mon troupeau de leur gueule », c’est-à-dire de la gueule des pasteurs qui se paissent eux-mêmes. Mais, pour que le peuple mérite d’obtenir ce bienfait de Dieu, il doit se libérer du péché, parce que c’est pour la punition des péchés que les impies, par une permission divine, reçoivent le pouvoir, comme le dit le Seigneur par la bouche d’Osée (XIII, 11) : « Je te donnerai un roi dans ma fureur », et., au livre de Job (XXXIV, 30), il est dit que Dieu « fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple ». Il faut donc ôter le péché, pour que cesse la plaie de la tyrannie. »[7]

Comme on le voit, face à un pouvoir légitime, Thomas, exclut l’action d’un particulier qui ne serait pas investi d’une mission officielle.⁠[8] C’est le peuple ou une autorité supérieure qui peut destituer l’oppresseur. Le destituer. La condamnation à mort relèverait de la punition à infliger aux malfaiteurs. Ce ne serait pas un tyrannicide mais la punition d’un souverain qui aurait gravement abusé de son pouvoir.

La prudence de Thomas est confortée par les exemples que l’histoire sainte ou profane lui fournit. Les risques de l’action entreprise contre le tyran sont tels qu’il faut éviter l’aventure d’autant plus que le pouvoir d’un tyran n’est pas aussi solide qu’on le croit souvent et qu’il ne peut durer.

En effet, il ne peut jouir du meilleur ciment d’un état qui est l’amitié que les sujets portent à leur prince. Dès lors le pouvoir tyrannique reste incertain et précaire⁠[9]. Ne pouvant compter sur l’amitié et la fidélité de son peuple, le tyran règne par la crainte qui est un fondement fragile⁠[10] comme le révèle l’histoire⁠[11]. Enfin, comme il est rare que les tyrans se repentent⁠[12], le châtiment éternel est leur punition⁠[13] : « Leur péché est encore aggravé par la dignité de l’office qu’ils ont assumé. »[14]


1. IIa IIae, qu. 64, art. 3.
2. Rm 13, 1.
3. IIa IIae, qu. 42, art. 2, sol. 3.
4. De Regno ad Regem Cypri Livre I. Toutes les citations sont extraites des chapitres 3-11. Cet ouvrage appelé aussi De Regimine principum, aurait été écrit dans les années 1265-1267 et est resté inachevé sans doute à cause de la mort prématurée de son destinataire.
5. Dieu permet les tyrans pour punir le peuple : « Ceci devient encore plus manifeste quand on considère le jugement de Dieu. En effet, comme il est dit dans le Livre de Job (XXX IV, 30) : « Dieu fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple. » Or personne ne peut être appelé hypocrite avec plus de vérité que celui qui assume l’office de roi et se montre un tyran. Car on appelle hypocrite celui qui joue le rôle d’un autre, comme on a coutume de le faire dans les spectacles de théâtre. Ainsi donc Dieu a permis la domination des tyrans pour punir les péchés des sujets. Une telle punition est ordinairement appelée dans l’Écriture « colère de Dieu ». C’est pourquoi le Seigneur dit par la bouche d’Osée (XIII, 30) : « Je vous donnerai un roi dans ma colère. » Mais malheureux le roi qui est accordé au peuple dans la colère de Dieu. Car sa domination ne peut être stable : parce que « Dieu n’oubliera jamais d’avoir pitié et que dans Sa colère, Il n’oubliera jamais Sa miséricorde » (Psaume LXXVI, 10). N’est-il pas dit dans Joël (II, 13) : « qu’a Il est compatissant, plein de miséricorde, et s’afflige du mal qu’Il envoie ». Dieu donc ne permet pas aux tyrans de régner longtemps, mais après la tempête déchaînée par eux sur le peuple, Il amènera, par leur rejet, la tranquillité. C’est pourquoi il est dit dans l’Ecclésiastique (X, 17) : « Dieu a détruit le trône des chefs superbes et Il a fait asseoir les doux à leur place. » » (De Regno, I, chap. 6)
6. « Ainsi les Romains chassèrent de la royauté Tarquin le Superbe, qu’ils avaient pris pour roi, à cause de la tyrannie que lui et ses fils faisaient peser, et lui substituèrent un pouvoir moindre, le pouvoir consulaire. Ainsi encore comme Domitien, qui avait succédé à des empereurs très modérés, son père Vespasien et son frère Titus, exerçait la tyrannie, il fut mis à mort sur ordre du sénat romain, et par un sénatus-consulte toutes les lois que dans sa perversion, il avait décrétées pour les Romains furent justement et salutairement gouvernés. Ceci eut pour conséquence que le Bienheureux Jean l’Evangéliste, le disciple bien-aimé de Dieu, qui avait été relégué en exil dans l’île de Pathmos, par Domitien lui-même, fut renvoyé à Ephèse par un sénatus-consulte. »
7. De Regno, chap. 6.
8. Le 23 novembre 1407, Louis d’Orléans, chef des Armagnacs, avait été tué sur ordre de son cousin Jean sans Peur, duc de Bourgogne. Jean petit, maître de l’université de Paris, avait justifié ce crime (8 mars 1408) en le présentant comme un tyrannicide légitime. En 1413, un concile de Paris condamna les neuf thèses tirées de la Iustificatio ducis Burgundiae de Petit . Les partisans de Petit firent appel à Rome. Le concile de Constance examina l’affaire et, le 6 juillet 1415, décréta :  « La proposition : « Tout tyran peut et doit licitement et méritoirement être tué par n’importe lequel de ses vassaux ou sujets, même en recourant à des pièges, à la flagornerie ou à la flatterie, nonobstant tout serment ou alliance contractée avec lui, et sans attendre la sentence ou l’ordre de quelque juge que ce soit », … est erronée en matière de foi et de mœurs, et le concile la réprouve comme hérétique, scandaleuse, séditieuse et prêtant aux fraudes, aux tromperies, aux mensonges, aux trahisons et aux parjures. De plus, il déclare, décide et définit que ceux qui soutiennent avec entêtement cette doctrine très pernicieuse sont hérétiques. » (DZ 1235). Le Pape Paul V condamna le tyrannicide dans la constitution Cura dominici gregis du 24 janvier 1615.
9. « Il n’est donc pas facile d’ébranler le pouvoir d’un prince que le peuple aime d’une affection si unanime ; c’est pourquoi Salomon dit au livre des Proverbes XXIX, 14) : « Un roi qui juge les pauvres avec justice, son trône sera affermi pour l’éternité. » Mais le pouvoir des tyrans ne peut pas être durable, puisqu’il est odieux à la multitude. Car ce qui répugne aux vœux du grand nombre ne peut être conservé longtemps. En effet, difficilement quelqu’un peut traverser la vie présente sans qu’il souffre quelques adversités. Or, au temps de l’adversité, l’occasion ne peut manquer de s’insurger contre le tyran, et dès que l’occasion se présentera, il se trouvera au moins un homme, parmi la multitude, pour en profiter. Le peuple accompagne de ses voeux celui qui s’insurge, et ce qui est tenté avec la faveur de la multitude manquera difficilement d’aboutir. Il ne peut donc guère arriver que la domination du tyran se prolonge longtemps. »
10. « Ceci apparaît encore manifestement, si l’on considère par quoi la domination d’un tyran est conservée. Car ce ne peut être par l’affection, puisque l’amitié de la multitude sujette pour le tyran est petite ou nulle, comme nous l’avons vu plus haut. Quant à la fidélité des sujets, les tyrans ne peuvent s’y fier. Car on ne trouve pas dans une multitude une vertu si grande, qu’elle soit retenue, par sa fidélité, de rejeter le joug d’une injuste servitude, si elle en a la possibilité. Probablement même, selon l’opinion de beaucoup, on n’agirait pas contrairement à la fidélité, en s’opposant d’une manière ou d’une autre à l’iniquité du tyran. Il reste donc que le gouvernement du tyran n’est soutenu que par la seule crainte ; c’est pourquoi celui-ci applique tous ses efforts à se faire craindre de ses sujets. Or la crainte est un fondement débile. Car ceux qui sont sous l’emprise de la crainte, s’il arrive une occasion qui leur laisse espérer l’impunité, se révoltent contre ceux qui les commandent, avec d’autant plus d’ardeur que leur volonté était plus contrainte par cette seule crainte. De même une eau contenue par violence, s’écoule avec plus d’impétuosité quand elle a trouvé une issue. Mais la crainte elle-même n’est pas sans danger, car un grand nombre sous l’effet d’une crainte excessive sont tombés dans le désespoir. Or quand on désespère de son salut, on se précipite sou vent avec audace vers n’importe quelles tentatives. La domination d’un tyran ne peut donc pas être de longue durée. »
11. « …si l’on considère les faits et gestes des anciens et les événements de l’époque moderne, on trouve difficile ment quelque tyran dont la domination ait duré longtemps. C’est pourquoi Aristote, dans sa Politique (Lib. V, cap. IX, 23), après avoir énuméré de nombreux tyrans, montre que leur domination à tous a pris fin après un temps court ; quelques-uns d’entre eux cependant commandèrent plus longtemps, parce qu’ils n’excédaient point beaucoup dans la tyrannie, mais en beaucoup de points imitaient la modération d’un roi. »
12. « …enflés du vent de l’orgueil, abandonnés justement de Dieu pour leurs péchés, et corrompus par les flatteries des hommes, rarement de tels hommes se repentent, et plus rarement encore peuvent-ils donner une juste satisfaction. Quand, en effet, restitueront-ils tout ce qu’ils ont enlevé, en passant outre le devoir de justice ? Cependant personne ne doute qu’ils ne soient tenus de restituer tout cela. Quand donc indemniseront-ils ceux qu’ils ont oppressés et qu’ils ont injustement lésés d’une manière ou d’une autre ?
   Ce qui s’ajoute encore à leur impénitence, c’est qu’ils estiment que tout ce qu’ils ont pu faire impunément, sans rencontrer de résistance, leur est permis, d’où non seulement ils ne se tourmentent pas pour réparer les maux qu’ils ont commis, mais usant de leur habitude comme d’une autorité, ils transmettent à leurs successeurs l’audace de pécher, et ainsi ils sont tenus coupables devant Dieu non seulement de leurs propres crimes, mais encore des crimes de ceux à qui ils ont donné l’occasion de pécher. »
13. « Le tyran est en outre privé de la béatitude la plus élevée, qui est due comme récompense aux rois, et, ce qui est plus grave, il se réserve le plus grand tourment comme châtiment. Si, en effet, celui qui dépouille un homme, le réduit en servitude, ou le tue, mérite le plus grand châtiment qui, quant au jugement des hommes, est la mort, quant au jugement de Dieu, la damnation éternelle, à combien plus forte raison faut-il penser que le tyran mérite les pires supplices, lui qui vole partout et à tous, qui entreprend contre la liberté de tous, qui tue n’importe qui pour le bon plaisir de sa volonté ? »
14. « De même, en effet, qu’un roi de la terre punit plus sévèrement ses ministres, s’il découvre qu’ils lui sont opposés, ainsi Dieu punira davantage ceux qu’Il a faits les agents et les ministres de son gouvernement, s’ils agissent mal et tournent en amertume le jugement de Dieu. C’est pourquoi il est dit aux rois iniques, dans le Livre de la Sagesse (VI, 4) : « Parce que, quand vous étiez les ministres de Sa royauté, vous n’avez pas jugé avec droiture, ni observé la loi de notre justice, ni marché selon la volonté de Dieu, Il vous apparaîtra terrible et soudain, parce qu’un jugement très rigoureux s’exerce sur ceux qui ont le pouvoir. Car au petit on accorde la miséricorde, mais les puissants seront puissamment châtiés ». Et il est dit à Nabuchodonosor, dans Isaïe (XIV, 15) : « Tu seras entraîné dans les enfers au fond de l’abîme. Ceux qui te verront se pencheront vers toi et ils te regarderont » comme si tu étais plongé plus profondément dans les châtiments. » (De Regno, I, chap. 11).

⁢c. Dans la guerre, face à la violence des particuliers ou des princes, qu’en est-il de la charité ?

Deux distinctions sont à envisager.

Tout d’abord, il faut bien distinguer le péché et le pécheur.

Thomas rappelle que la charité est due aux pécheurs. Il faut les aimer eux mais non pas leur péché⁠[1]comme il faut faire du bien à ses ennemis et les aimer non en tant qu’ennemis mais en tant que participant à une même nature. Ainsi le dévouement de la charité est même dû à un ennemi en grande nécessité.⁠[2]

Il faut ensuite aussi distinguer le pécheur et l’Église.

La question se pose en particulier pour les hérétiques⁠[3]. Si l’on considère les hérétiques en eux-mêmes, « assurément il y a un péché par lequel ils ont mérité non seulement d’être séparés de l’Église par l’excommunication mais aussi d’être retranchés du monde par la mort. Il est en effet beaucoup plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l’âme que de falsifier la monnaie qui permet de subvenir à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux monnayeurs ou autres malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers, bien davantage les hérétiques, aussitôt qu’ils sont convaincus d’hérésie, pourraient-ils être non pas seulement excommuniés mais très justement mis à mort. » L’Église, elle, envisage autrement l’hérésie : « Du côté de l’Église (…), il y a une miséricorde en vue de la conversion de ceux qui sont dans l’erreur. C’est pourquoi elle ne condamne pas tout de suite, mais « après un premier et un second avertissement », comme l’enseigne l’Apôtre. Après cela, en revanche, s’il se trouve que l’hérétique s’obstine encore, l’Église n’espérant plus qu’il se convertisse pourvoit au salut des autres en le séparant d’elle par une sentence d’excommunication, et ultérieurement elle l’abandonne au jugement séculier pour qu’il soit retranché du monde par la mort. »[4] Les armes de l’Église sont, en effet, strictement spirituelles : « Les prélats doivent résister, non seulement aux loups qui, spirituellement tuent le troupeau, mais encore aux ravisseurs et aux tyrans qui le maltraitent corporellement. Non pas toutefois en usant personnellement d’armes matérielles, mais d’armes spirituelles selon cette parole de l’Apôtre (2 Co 10, 4) : « Les armes de notre combat ne sont pas charnelles, mais spirituelles. » Entendons par là les avis salutaires, les prières ferventes et, contre les obstinés, les sentences d’excommunication. » ⁠[5]

Pour résumer la pensée de Thomas d’Aquin, on peut répondre à la violence par une défense légitime même si elle entraîne la mort de l’adversaire à condition que ces principes soient tous respectés : l’agression doit être injuste ; la riposte doit être décidée par une autorité légitime ; cette riposte doit être proportionnée à l’attaque.


1. IIa IIae, qu. 25, art. 6.
2. IIa IIae, qu. 25, art. 8.
3. Thomas distingue deux sortes d’infidélité : celle de ceux qui n’ont pas la volonté d’adhérer au Christ, comme les païens et les Juifs et celle de ceux qui adhérant au Christ suivent ce que leur propre esprit leur suggère. Ceux-ci sont hérétiques. (IIa IIae, qu. 11, art 1).
4. IIa IIae, qu. 11, art. 3. Saint Thomas s’appuie ici sur saint Jérôme : « Il faut couper les chairs pourries et chasser de la bergerie la brebis galeuse, de peur que toute la maison, toute la masse, tout le corps et tout le troupeau, ne souffre, ne se corrompe, ne pourrisse et périsse. Arius dans Alexandrie fut une étincelle ; mais parce qu’il n’a pas été aussitôt étouffé, sa flamme a ravagé tout le globe. » (Commentaire sur l’épître aux Galates, III, 5, 9). L’Église demanda pour la première fois l’intervention du pouvoir séculier au XIIe siècle, aux conciles de Toulouse (1119), Latran (1139), Montpellier (1162), Tours (1163). Il s’agissait alors d’emprisonnement et de confiscation de biens. C’est au XIIIe s que la peine de mort fut décrétée à l’encontre des Cathares et des Vaudois dont les thèses étaient anti-sociales. En 1252, Innocent IV rédige une bulle qui ordonne « aux autorités laïques de soumettre les hérétiques à la torture (quaestio) « en évitant toute mutilation de membre et tout danger de mort », pour les obliger à avouer leurs erreurs et à dénoncer leurs complices. » (C. Spicq, op. cit., p. 219). Cela n’empêcha pas certains prélats de faire condamner au bûcher certains hérétiques… Par ailleurs, le Saint Office (qui devint l’Inquisition) créé par Grégoire IX en 1232 et souvent confié aux Dominicains, influença les tribunaux civils…. Le problème est qu’à l’époque, on n’a pas une vision claire de la distinction des pouvoirs. En effet, Thomas déclare : « La puissance séculière est soumise à la puissance spirituelle comme le corps à l’âme. Il n’y a par conséquent aucune usurpation de pouvoir si le supérieur spirituel intervient dans l’ordre temporel quant aux choses où la puissance séculière lui est soumise. » (IIa IIae, qu. 60, art. 6, sol. 3). Pire, en 1520, Léon X (Bulle Exsurge), condamne cette proposition de Luther : « Brûler les hérétiques est contre la volonté du Saint-Esprit » sans préciser le juge ni l’exécuteur…
5. IIa IIae, qu. 40, art. 2, sol. 1.

⁢iii. Francisco de Vitoria

[1]

L’enseignement de Vitoria fut centré sur la Somme théologique de saint Thomas qu’il commenta de 1526 à 1540. Thomas lui fournit les références essentielles quand il prendra position en 1539 sur la question indienne et sur le droit de guerre⁠[2]. Les deux problèmes étant liés. Il n’est donc pas inutile de revenir donc sur l’essentiel de ce que Vitoria a établi dans sa leçon sur les Indiens.

Trois idées importantes sont à retenir.⁠[3]

« L’empereur n’est pas le maître du monde entier. »[4] Ni le droit naturel, ni le droit divin ni le droit humain ne fondent un tel pouvoir et « les Espagnols ne peuvent s’emparer des territoires des Indiens »[5]

« Le pape n’est pas le maître temporel du monde »[6] et « même si le pape était le maître temporel du monde, il ne pourrait transmettre son pouvoir aux princes »[7] Et donc la bulle In caetera de 1493 par laquelle Alexandre VI⁠[8] concédait à l’Espagne le Nouveau-Monde ne peut s’interpréter que comme un mandat missionnaire mais non un mandat politique.⁠[9] S’il est vrai que « le pape n’a de pouvoir temporel qu’en vue du spirituel », comme « il n’a pas de pouvoir spirituel sur les infidèles », « il n’a donc pas non plus de pouvoir temporel sur eux. »[10] Et « Les Espagnols ne peuvent faire la guerre aux Indiens, même s’ils refusent la foi »[11].

Enfin, Vitoria affirme que tous les hommes, chrétiens ou non, appartiennent à une communauté universelle⁠[12]. Déjà, en 1528, dans sa Leçon sur le pouvoir politique, il écrivait : « …chaque État est une partie du monde entier et chaque province chrétienne, une partie de l’État tout entier. Si donc une guerre est utile à une province ou à un État mais porte préjudice au monde ou à la Chrétienté, je pense qu’elle est injuste par le fait même. »[13] Plus loin, il précise le pouvoir de cette communauté universelle : « Le droit des gens ne tient pas seulement sa valeur d’un pacte ou d’un accord entre les hommes, mais il a aussi valeur de loi. Car le monde entier, qui forme, d’une certaine manière, une seule communauté politique, a le pouvoir de faire des lois justes et bonnes pour tous, comme celles qui se trouvent dans le droit des gens. Il en ressort clairement que ceux qui violent le droit des gens, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, commettent un péché mortel, mais à condition que ce soit sur des points assez importants, comme l’immunité des ambassadeurs. Et il n’est permis à aucun État de refuser de se soumettre au droit des gens, car c’est en vertu de l’autorité du monde entier qu’il a été établi. »[14]

qu’entend-il par « droit des gens », droit, nous dit-il, « qui est ou du droit naturel ou dérivé du droit naturel » ? Vitoria emprunte sa définition au juriste romain Gaius⁠[15] qui avait établi que « Ce que la raison naturelle a établi entre tous les hommes [homines] est observé de la même manière par tous les peuples et est appelé droit des gens pour autant que tous les peuples utilisent ce droit ». Vitoria reprend cette définition mais remplace « homines » par « gentes » : « on appelle droit des gens ce que la raison naturelle a établi entre tous les peuples [gentes] ».⁠[16] Dès lors, le droit des gens n’est plus simplement un droit entre les hommes mais un droit entre les nations, autrement dit, un droit international qui est un droit naturel mais peut-être aussi un droit positif.⁠[17]

Toujours est-il que Vitoria, à travers « le droit naturel de société et de communication »[18] affirme l’existence d’une communauté politique mondiale naturelle qui est responsable du bien commun de l’univers. Elle n’est pas le fruit d’un accord entre les États puisqu’elle est de droit naturel : « Tous les hommes et tous les États en font partie de plein droit et tout ce qui est nécessaire au gouvernement de l’univers est de droit naturel. »[19] L’idée d’une communauté mondiale est déjà présente dans la philosophie stoïcienne, chez Cicéron notamment mais elle s’impose à Vitoria à la lumière du livre de la Genèse : « Au commencement du monde, alors que tout était commun, il était permis à chacun d’aller et de voyager dans tous les pays qu’il voulait. Or cela ne semble pas avoir été supprimé par la division des biens. Car les nations n’ont jamais eu l’intention d’empêcher, par cette division, les rapports des hommes entre eux ; et, au temps de Noé, cela aurait certainement été inhumain. »[20]

Ces principes fondamentaux rappelés, nous pouvons examiner de plus près la question de la guerre.

Il était logique qu’après avoir abordé la question des Indiens, Vitoria en vienne à la question du droit de guerre puisque la conquête du Nouveau monde pouvait se justifier par ce droit. Déjà dans la Leçon sur les Indiens, Vitoria s’était posé la question de savoir si les Espagnols avaient quelque titre légitime pour « dominer les barbares ». Parmi les titres évoqués, il citait notamment : « la tyrannie des chefs barbares eux-mêmes ou les lois tyranniques qui oppriment injustement des innocents, en permettant, par exemple, de sacrifier des hommes innocents ou même de mettre à mort des hommes non coupables pour les manger. J’affirme que, même sans autorisation du pape, les Espagnols peuvent empêcher les barbares de pratiquer toute coutume ou cérémonie injuste, car ils peuvent défendre les innocents d’une mort injuste. »[21] On trouve ici l’affirmation d’un « droit d’intervention pour raison d’humanité ». « En effet, « Dieu a donné à chacun des commandements à l’égard de son prochain » [Si 17, 14]. Or tous ces barbares sont notre prochain. N’importe qui peut donc les défendre contre une telle tyrannie et une telle oppression, et cela revient principalement aux princes.

En outre, l’Écriture dit : « Délivre ceux qu’on envoie à la mort et sauve ceux qu’on traîne au supplice » (Pr 24, 11). On ne doit pas seulement entendre cela du cas où des innocents sont effectivement conduits à la mort, mais on peut aussi obliger les barbares à abandonner de telles coutumes. S’ils ne le veulent pas, on peut, pour cette raison, leur faire la guerre et exercer contre eux les droits de la guerre. Si on ne peut supprimer autrement ces coutumes abominables, on peut changer les chefs et établir un nouveau gouvernement. L’opinion d’Innocent IV et de saint Antonin, selon laquelle on peut punir les barbares à cause de leurs péchés contre nature, est vraie dans ce cas.⁠[22]

Que tous les barbares acceptent de telles lois et de tels sacrifices et qu’ils ne désirent pas que les Espagnols les en délivrent, cela n’est pas un obstacle. Car, dans ce domaine, ils ne sont pas libres au point de pouvoir se livrer à la mort, eux ou leurs enfants. »[23]

Vitoria établit aussi un « Droit d’assistance aux alliés » : « En effet, les barbares eux-mêmes font parfois des guerres légitimes entre eux et la partie qui a subi une injustice a le droit de faire la guerre ; elle peut donc appeler les Espagnols à son secours et partager avec eux les fruits de la victoire. »[24]

Dans la Leçon sur le droit de guerre, et malgré ce titre⁠[25], l’objectif de Vitoria, fidèle à saint Thomas⁠[26], est de sauver la paix à tout prix : « Lorsqu’un prince a le pouvoir de faire la guerre, il doit tout d’abord non pas chercher des occasions et des causes de guerre, mais vivre en paix avec tous les hommes si possible, comme l’ordonne saint Paul (Rm 12, 18)⁠[27]. Il doit se rappeler que les autres hommes sont notre prochain que nous devons aimer comme nous-mêmes et que nous avons tous un seul et même Seigneur au tribunal duquel nous devons rendre compte. Chercher des raisons - et se réjouir lorsqu’on en trouve - pour tuer et anéantir des hommes que Dieu a créés et pour lesquels le Christ est mort, c’est bien la dernière abomination. Mais c’est par contrainte et malgré soi que l’on doit en venir à l’extrémité de la guerre. »[28]

Quelle est cette contrainte qui, en dernière extrémité, fait de la guerre un devoir ? C’est l’injustice : toute guerre juste est une guerre qui punit une injustice⁠[29].

Ainsi, « on ne peut avoir de doute en ce qui concerne la guerre défensive, car il est permis de repousser la force par la force »[30], plus exactement de repousser une injustice⁠[31].

Et la guerre offensive doit viser « à punir l’injustice reçue » et détourner les ennemis de l’injustice par la crainte du châtiment.⁠[32] En effet, « le but de la guerre est la paix et la sécurité de l’État »[33] et même, ajoute Vitoria, du monde, car il faut rechercher « le bien de l’univers tout entier »[34]. « Lorsqu’il est évident que l’on fait la guerre pour de justes raisons, il faut la faire non pour la perte de la nation contre laquelle on doit combattre, mais pour la poursuite de son droit, la défense de la patrie et de son État et pour obtenir qu’un jour la ; paix et la sécurité soient le résultat de cette guerre. »[35] La guerre juste a donc quatre buts : « on fait la guerre premièrement pour se défendre, soi et ses biens, deuxièmement pour recouvrer les choses enlevées, troisièmement pour punir l’injustice subie, quatrièmement pour assurer la paix et la sécurité »[36].

Dans sa présentation du jus ad bellum et du jus in bello, Vitoria reprend les trois conditions de la guerre juste telles qu’elles ont été édictées par saint Thomas : autorité légitime, juste cause et intention droite.


1. Entre 1480 et 1492-1546. De 1509 à 1516, il se forme à l’université de Paris. De 1516 à 1523, il y enseigne et participe au renouveau du thomisme. En 1523, il enseignera au studium dominicain de Valladolid puis de 1526 à sa mort, à l’université de Salamanque. Francisco de Vitoria, professeur brillant, clair et vivant, fut un intellectuel ouvert aux problèmes du temps. Il s’engagea dans les discussions sur l’orthodoxie d’Erasme ; il donna son avis sur le divorce d’Henri VIII dans sa Leçon sur le mariage. Soucieux de la paix en Europe, il prit position sur le conflit entre François Ier et Charles-Quint. Au sein de son université, il fut attentif à la situation matérielle des étudiants et du personnel et est considéré comme l’initiateur de l’Ecole économique de Salamanque. Mais il est surtout célèbre pour son enseignement sur les problèmes posés par la découverte et la conquête du Nouveau-Monde. (Cf. BARBIER Maurice in Fr. de Vitoria, Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Introduction, traduction et notes par Maurice Barbier, o.p., Droz, 1966, pp. XII-XV).(Toutes nos références aux textes de Vitoria viennent de cette édition).
2. Notons aussi que Vitoria était au courant de ce qui se passait en Amérique grâce à des missionnaires revenus au pays.
3. Vitoria s’oppose à tout un courant de théologiens-juristes dont le célèbre canoniste Henri de Suse (1200-1271), cardinal d’Ostie surnommé Ostiensis ou Hostiensis. Sa théorie : « quand les païens se convertissent, tous les pouvoirs politiques et administratifs de leurs gouvernants passent au Christ, donc à son vicaire, le pape, qui peut en disposer en faveur du prince de son choix ». (cité par MAHN-LOT Marianne, in B. de Las Casas, L’Évangile et la force, Cerf, 1964, p. 19.
4. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 112.
5. Id., § 133.
6. Id., § 138. Sur ce point, Vitoria s’oppose explicitement à divers auteurs dont saint Antonin (Somme théologique) et émet des réserves sur tel passage du Commentaire les Sentences de Pierre Lombard où saint Thomas semble accréditer cette thèse du pouvoir temporel universel du pape.
7. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 145.
8. Dans cette bulle Alexandre VI partage le monde en deux autour d’un méridien de démarcation passant à cent lieues à l’ouest des îles du cap Vert. La souveraineté sur les terres à découvrir à l’ouest appartient à la castille, à l’est au Portugal. Le traité de Tordesillas de 1494 entre la Castille et le Portugal repousse le méridien à 370 lieues à l’est du même archipel. (cf. MOLINIE-BERTRAND Annie et DUVIOLS Jean-Paul, Charles-Quint et la monarchie universelle, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2001, p. 146).
9. La Bulle d’Alexandre VI allait bien au-delà de l’attribution d’une mission d’évangélisation : « Par l’autorité de Dieu tout-puissant à Nous transférée par saint Pierre, et par celle du Vicariat de Jésus-Christ que nous exerçons sur ces terres, et sur toutes leurs seigneuries, leurs villes, leurs forces, leurs lieux, leurs cités, leurs droits de juridiction et toutes leurs appartenances, par la teneur des présentes Nous vous les donnons, concédons et octroyons à perpétuité, à vous et aux Rois de Castille et de Léon, vos héritiers et successeurs. Et nous vous faisons, constituons et députons, ainsi qu’à vos héritiers et successeurs, leurs maîtres avec libre, plein et absolu pouvoir, autorité et juridiction. Nous déclarons que par cette donation, concession et adjudication il ne faut pas entendre que l’on dépossède ou que l’on puisse déposséder de quelque droit acquis quelque prince chrétien qui possèderait actuellement, jusqu’au susdit jour de Noël, ces îles ou ces terres continentales. En outre, Nous vous obligeons en vertu de sainte obéissance, conformément à votre promesse et comme il convient à votre grande dévotion et royale magnanimité, à envoyer sur ces îles et terres fermes des hommes bons, craignant Dieu, doctes, savants, experts, pour instruire leurs naturels et habitants dans la foi catholique et leur apprendre les bonnes coutumes, et à vous occuper de cela avec toute la diligence nécessaire. Et Nous défendons absolument à quiconque, de quelque dignité —fût-elle royale ou impériale — état, grade, ordre ou condition que ce soit, sous peine d’excommunication dans laquelle il encourrait ipso facto, d’aller chercher des biens marchands, ou d’aller pour n’importe quel autre motif sans disposer de votre autorisation spéciale ou celle de vos héritiers et successeurs, sur ces îles et terres fermes découvertes et à découvrir vers l’Occident et vers le Midi à partir de ladite ligne […]. Donné à Rome, près de Saint Pierre, le 4 mai de l’an 1493 de l’incarnation de N. S. J. C., premier de notre pontificat. » (Cité in ZAVALA Silvio : Amérique latine : philosophie de la conquête, Mouton, Paris, 1977, pp. 131-132.)
10. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 152.
11. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 194-196: « Même si la foi a été annoncée aux barbares d’une manière acceptable et suffisante, cependant, s’ils n’ont pas voulu la recevoir, il n’est pas permis pour autant de leur faire la guerre et de s’emparer de leurs biens. C’est la conclusion expresse de saint Thomas. Il dit, en effet, dans la Somme de théologie (II-II, q. 10, a. 8), que les infidèles qui n’ont jamais reçu la foi, comme les païens et les Juifs, ne doivent être en aucune manière obligés à la recevoir. Et c’est la conclusion commune des docteurs, même des docteurs en droit canon et en droit civil. Croire est, en effet, un acte de la volonté ; or la crainte diminue beaucoup la liberté, comme le dit Aristote dans l’Ethique (I. III). d’autre part, c’est un sacrilège de s’approcher des mystères et des sacrements du Christ sous le seul effet d’une crainte servile. »
12. Il rompt ainsi avec la conception moyenâgeuse qui envisageait uniquement la communauté universelle des chrétiens (la chrétienté).
13. VITORIA Fr. de, Leçon sur le pouvoir politique, Introduction, traduction et notes par Maurice Barbier, Vrin, 1980, § 14.
14. Id., § 21.
15. Si Gaius (IIe siècle) reste un personnage mal connu, voire inconnu, son œuvre les Institutes a eu une influence considérable. On les retrouve dans le Code de Justinien (Corpus juris civilis romani) (529et 534) vaste compilation de textes de droit empruntés à la tradition romaine dans son ensemble des origines à Justinien et accordés au christianisme. Il contient quatre mille sept cents articles et est le fondement du droit civil moderne.
16. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 231.
17. La question était disputée déjà parmi les juristes romains : le droit des gens est-il ou non de droit naturel ? Pour Gaius, il l’était ; pour Ulpien (IIIe s), non ; pour Augustin, oui ; pour saint Isidore, non ; saint Thomas penchait pour l’opinion de Gaius mais sa position n’était pas très claire. Vitoria lui-même dans son commentaire sur saint Thomas estime qu’il s’agit plutôt d’un droit positif avant d’affirmer dans la Leçon sur les Indiens que « le droit des gens est ou du droit naturel ou dérivé du droit naturel ».
18. Leçon sur les Indiens, op. cit ., § 230.
19. BARBIER Maurice, in Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, op. cit., p. XLIII.
20. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 232.
21. Leçon sur les Indiens, § 290. Il ne s’agit pas de punir des fautifs mais de sauver des innocents : « Même en vertu de l’autorité du pape, les princes chrétiens ne peuvent obliger les barbares à se détourner de leurs péchés contre la loi naturelle ni les punir à cause de ces péchés. » (Leçon sur les Indiens, § 205).
22. Cf. Leçon sur les Indiens, § 204 et note 1.
23. Id., § 291-293.
24. Id., § 296.
25. Vitoria intitule cette leçon : Deuxième leçon sur les Indiens ou sur le droit de guerre des Espagnols contre les barbares.
26. Pour l’essentiel, il va reprendre ce qu’écrivaient saint Augustin et saint Thomas. Un chrétien peut être soldat et faire la guerre contrairement à ce qu’ont prétendu Tertullien et Luther qui, bien qu’il conserve, en grande partie, la théorie scolastique classique, s’opposait à la croisade contre les Turcs. Luther écrit : « Combattre contre les Turcs, c’est s’opposer à Dieu qui visite nos iniquités par leur intermédiaire » (Resolutiones Disputationis de Virtute Indulgentiarum (1518) ; proposition condamnée par Léon X dans la bulle Exsurge Domine (15-6-1520) (DZ 1484). Vitoria se penchera aussi sur les réflexions de quelques prédécesseurs et contemporains qu’il cite : le Décret de Gratien, le Digeste, les Décrétales, Bartole (jurisconsulte + 1356), saint Antonin (archevêque de Florence 1459), Nicolas de Tudeschis (archevêque de Palerme +1445), Adrien VI (pape + 1523), Sylvestre de Prierio (théologien + 1523), les Pères de l’Église saint Ambroise ( 397), saint Jérôme (+ 420) et saint Isidore (évêque de Séville, + 636). Il se réfère aussi à des auteurs païens : Aristote principalement, Cicéron et incidemment Térence, Horace et Salluste. Dans le Bible, il cite de nombreuses fois Dt 20, 10-14 ; Dt 25, 2 ; Ps 82, 4 ; 1 M 9, 32-42 ; Mt 22, 21 ; Lc 3, 14 ; Rm 13, 1, 4 et 6-7 ; Jc 1, 25 et 2, a. 4.
27. « S’il est possible, pour autant que cela dépend de vous, vivez en paix avec tous les hommes ».
28. Leçon sur le droit de guerre, § 154.
29. Cf. Id., § 12.
30. Id., § 11.
31. Contrairement à ce qu’il écrit, Vitoria cite ici non le Digeste (Digesta Iustitiani : recueil de citations de juristes romains de la république ou de l’empire) mais les Décrétales : « Toutes les lois permettent de repousser la force par la force [vim vi]… Cependant, cela doit être fait en gardant le souci d’une défense irréprochable, non pour se venger mais pour repousser l’injustice ». (Cité in VITORIA, op. cit., p. 113, note 2).
32. Leçon sur le droit de guerre, § 12 et 13.
33. Id., § 14.
34. Id.., § 15.
35. Id., § 155.
36. Id., § 126.

⁢a. Qui a autorité pour déclarer ou faire la guerre ?

En cas de guerre défensive, « n’importe qui, même une personne privée (…), n’importe qui peut, sans autorisation de personne, faire une telle guerre pour défendre non seulement sa personne mais aussi ses biens matériels ».⁠[1]

Un État, lui, « a autorité non seulement pour se défendre, mais aussi pour se venger, lui et les siens, et punir les injustices ». ⁠[2]

qu’est-ce qu’une juste cause ?

Ce ne peut être ni la différence de religion⁠[3], ni l’agrandissement de l’Empire, ni la gloire ou tout autre intérêt du prince⁠[4] : « seule une injustice peut constituer une cause de guerre ».⁠[5] Et encore, pas n’importe quelle injustice : « En effet, il n’est pas permis pour n’importe quelle faute d’infliger aux citoyens et aux indigènes eux-mêmes des peines cruelles, comme la mort, l’exil ou la confiscation des biens. Puisque tout ce qui arrive dans une guerre - meurtres, incendies, dévastations - est atroce et cruel, il n’est donc pas permis, en cas d’injustices légères, d’en poursuivre les auteurs par la guerre, car les châtiments doivent être proportionnés à la gravité du délit (Dt 25, 2[6]). »[7]


1. Leçon sur le droit de guerre, § 17. Toutefois, si toute personne peut se défendre, soi et ses biens, elle « n’a pas le droit de punir une injustice, ni même de recouvrer, après un espace de temps, les biens enlevés. Mais la défense doit avoir lieu devant un danger présent, « incontinent », disent les juristes. C’est pourquoi le droit de se battre cesse dès que la nécessité de se défendre disparaît. » (Id., § 22)
2. Leçon sur le droit de guerre, § 23. A la suite d’Aristote (Politique, 1, III, c. 1, 1275 b 20-21), Vitoria définit l’État comme une communauté parfaite, complète, « qui n’est pas une partie d’un autre État, mais qui a ses lois propres, son conseil propre et ses magistrats propres » (§ 26) Le prince, en vertu du choix de l’État, en exerce l’autorité et peut déclarer la guerre même si ce prince est lui-même vassal d’un autre mais pour autant qu’il soit à la tête d’un État parfait. Les autres princes d’États imparfaits ne peuvent déclarer la guerre qu’en vertu d’une coutume antique ou par nécessité. (§24-29). Deux exceptions que refusera Francisco Suarez (1548-1617). Notons en passant cette réflexion de Vitoria : « il n’y a de prince qu’en vertu du choix de l’État » (§ 24) : si tout pouvoir a Dieu pour origine et auteur, « sa désignation relève de la communauté politique qui choisit la forme de gouvernement et le sujet de l’autorité publique. » (BARBIER M., op. cit., p. 118, note 4).
3. Il ne s’agit pas seulement des Indiens (Leçon sur les Indiens, § 186-187 et 194-200) mais de tous les infidèles : on ne peut leur faire la guerre en raison de leur infidélité, pour les forcer à croire mais seulement à cause de leurs injustices, parce qu’ils font obstacle, par exemple, à la foi chrétienne. Telle est l’opinion du canoniste Henri de Suse (1200-1271, du pape Innocent IV (1243-1254), de saint Thomas et de son commentateur Cajetan (1469-1534).
4. Leçon sur le droit de guerre, § 30-35.
5. Id., § 36. C’est bien l’enseignement de saint Paul : « Ce n’est pas sans raison que l’autorité porte le glaive ; elle est, en effet, un instrument de Dieu pour punir et châtier celui qui fait le mal » (Rm 13, 4).
6. « Si le coupable mérite des coups, le juge le fera mettre à terre, et lui fera donner en sa présence un nombre de coups proportionné à sa culpabilité. »
7. Leçon sur le droit de guerre, § 40.

⁢b. Enfin, qu’est-il permis de faire dans une guerre juste ?

Dans le jus in bello donc, l’intention droite implique tout d’abord qu’ « il est permis de faire tout ce qui est nécessaire pour défendre le bien public [1], (…) de recouvrer tous les biens perdus ou leur équivalent »[2] et « de payer sur les biens de l’ennemi les dépenses de la guerre et tous les dommages injustement causés par l’ennemi. »[3] De plus, le prince « peut, par exemple, détruire une citadelle ennemie et même construire des fortifications sur le territoire des ennemis, si c’est nécessaire pour écarter tout danger de leur part. »[4] Enfin, « après la victoire et le recouvrement des biens, on peut exiger des ennemis des otages, des navires, des armes et les autres choses qui sont honnêtement et loyalement nécessaires pour maintenir les ennemis dans le devoir et écarter tout danger de leur part »[5] Et « il est permis de punir l’injustice commise par les ennemis, de sévir contre eux et de les châtier pour leur injustice. »[6]

Tout ce qui est permis doit être accompli avec modération : « Après la victoire, lorsque la guerre est terminée, c’est avec une mesure et une modération toutes chrétiennes qu’il faut profiter de sa victoire. Le vainqueur doit considérer qu’il est juge entre deux États : l’un est lésé, l’autre a commis une injustice. Ce n’est donc pas en qualité d’accusateur mais de juge qu’il portera une sentence qui puisse cependant donner satisfaction à l’État lésé. Mais, après avoir puni les coupables d’une manière convenable, que l’on réduise, autant que possible, au minimum le désastre et le malheur de l’État coupable, d’autant plus que, généralement, chez les chrétiens, toute la faute revient aux princes. Car c’est de bonne foi que les sujets combattent pour leurs princes et il est tout à fait injuste que, selon le mot du poète : « Les Achéens soient punis pour toutes les folies de leurs rois »[7]. »[8] 

Comment le vainqueur peut-il se considérer comme juge entre les deux États ? Nous dirions qu’il est juge et partie ! Vitoria s’appuie sur l’exemple de ce qu’un État peut faire contre les « ennemis de l’intérieur » c’est-à-dire les « mauvais citoyens » : celui qui « a commis une injustice envers un citoyen, non seulement le magistrat oblige l’auteur de l’injustice à faire réparation à la victime, mais encore, s’il inspire quelque crainte à celle-ci, on l’oblige à fournir une garantie ou à quitter la cité, de manière à écarter tout danger de sa part. »[9] Entre deux États, qui peut-être juge ? A cet endroit, Vitoria qui a déjà montrer son attention au bien commun universel, exprime un regret : « S’il y avait un juge légitime agréé par les deux parties belligérantes, il devrait condamner les agresseurs injustes et les auteurs d’injustice non seulement à restituer les choses prises mais encore à supporter les dépenses de la guerre et à réparer tous les dommages. »[10] Ce juge institué par la communauté politique mondiale n’existe pas à l’époque de Vitoria. C’est donc le prince de la juste cause qui remplira cet office au nom du droit naturel qui investit les princes d’une autorité politique mondiale.⁠[11]

Vitoria, nous venons de le voir, ne se contente pas de répéter ce que ses prédécesseurs ont écrit, il ajoute déjà, dans sa présentation générale des trois conditions, des éléments intéressants. Mais il va plus loin encore. Dans les deuxième et troisième parties de son ouvrage, il va répondre avec force détails à des questions supplémentaires que l’on peut se poser à propos de la justice de la guerre et de la conduite de la guerre.

En ce qui concerne la justice de la guerre, « est-il suffisant, pour que la guerre soit juste, que le prince croie défendre une juste cause ? » Non, répond Vitoria, « ce n’est pas toujours suffisant » : le prince peut commettre une « erreur vincible » dont il sera responsable. « Pour que la guerre soit juste, il faut examiner avec beaucoup de soin la légitimité et les causes de la guerre et entendre aussi les raisons des adversaires, s’ils veulent discuter d’une manière équitable et honnête. » Vitoria invite donc à la négociation et aussi à la consultation « des hommes honnêtes et sages, capables de parler librement, sans colère, ni haine, ni cupidité. »[12] Finalement, c’est la communauté politique qui va se prononcer par ses représentants : « Les notables, les vassaux et, d’une manière générale, ceux qui sont admis ou appelés au conseil de l’État ou du prince ou même ceux qui y viennent spontanément sont tenus d’examiner si la cause de la guerre est juste. »[13] Vitoria conclut : « On ne doit donc pas entreprendre la guerre sur le seul avis du roi, ni même de quelques-uns, mais sur l’avis de nombreux citoyens sages et honnêtes »[14]

Si le prince doit examiner soigneusement, de la manière dite, la cause de la guerre, ses sujets sont-ils tenus à la même prudence ? Dans sa réponse, Vitoria pose le principe de l’objection de conscience : « Si l’injustice de la guerre est évidente pour un sujet, il ne lui est pas permis de combattre, même sur l’ordre du prince ». Qui plus est, « si les sujets ont conscience que la guerre est injuste, il ne leur est pas permis d’y participer, qu’ils se trompent ou non, « car tout ce qui ne procède pas de la bonne foi est péché » (Rm 14, 23). »[15]

Vitoria justifie ces précautions en rappelant que si l’on entreprend une guerre injuste, ce sont des innocents que l’on va tuer et à qui on va infliger de grandes calamités.⁠[16]

Vitoria poursuit sa réflexion en envisageant le cas ou la justice de la guerre est douteuse, celui de la guerre juste des deux côtés, et les devoirs de restitution en cas de guerre injuste.⁠[17]

En ce qui concerne la conduite de la guerre, Vitoria aborde des questions très précises sur la légitimité du meurtre, de la spoliation, de la captivité, de la mise à mort des coupables et des prisonniers, sur le sort des biens enlevés pendant la guerre, l’imposition d’un tribut et la déposition des princes. Questions qui reflètent les habitudes guerrières de l’époque, choquantes aujourd’hui, mais auxquelles Vitoria impose des limites en confrontant des textes apparemment contradictoires de l’Ancien Testament et en se référant aux meilleures traditions païennes et au droit des gens tel qu’établi à l’époque : on ne peut tuer les innocents sauf par accident s’il n’est pas possible de les éviter en frappant les coupables ; même les innocents qui peuvent représenter un danger pour l’avenir doivent être épargnés ; il n’est pas permis de spolier des innocents sauf si leurs biens servent à la guerre ou renforcent l’ennemi ou s’ils sont le seul moyen de dédommager les innocents spoliés par les ennemis ; pour mettre un terme à la guerre, on peut emmener en captivité, par nécessité, des innocents pour obtenir une rançon mais non pour les réduire en esclavage sauf s’il s’agit de païens⁠[18] ; on ne peut mettre à mort des otages innocents.

Pour ce  qui est des coupables, la réponse est plus nuancée : dans le feu de l’action, « il est permis de tuer indistinctement tous ceux qui combattent et, d’une manière générale, il en est de même tant qu’il y a un danger. »[19]Après la victoire, comme on peut punir ses propres citoyens qui ont mal agi, on peut mettre à mort les ennemis coupables d’injustice surtout si la sécurité n’est pas assurée pour l’avenir mais « il n’est pas toujours permis de mettre à mort tous les coupables » : « il faut tenir compte de l’injustice commise par l’ennemi, du dommage causé et des autres fautes, et c’est à la lumière de cet examen qu’il faut punir et châtier en évitant toute cruauté et toute dureté ».⁠[20] Mais si l’on ne peut obtenir la sécurité qu’en détruisant tous les ennemis parce qu’ « on ne pourra jamais espérer la paix à aucune condition », il est permis de le faire à condition qu’ils soient coupables.⁠[21] Encore faut-il se rappeler que les soldats qui participent à une guerre injuste et qui s’en sont remis à l’avis du prince ou de l’État « sont en majorité innocents d’un côté comme de l’autre. C’est pourquoi, lorsqu’ils ont été vaincus et qu’ils ne sont plus dangereux, je pense non seulement qu’on ne peut les tuer tous, amis qu’on ne peut même pas en tuer un seul, si on présume que c’est de bonne foi qu’ils ont participé au combat. »[22]. Selon le droit des gens, on ne met pas « à mort les prisonniers après la victoire et lorsque tout danger est écarté, à moins que, par hasard, ils ne s’enfuient. » Sous condition d’avoir la vie sauve, les ennemis qui se rendent ne doivent pas être mis à mort mais s’ils se rendent sans conditions, le prince ou le juge peut mettre à mort les plus coupables.⁠[23] Entre chrétiens, la mise à mort de tous les ennemis coupables n’est pas permise : « il faut […] que le châtiment soit à la mesure de la faute et que la punition ne la dépasse pas »[24].

Enfin, que deviennent les biens enlevés pendant une juste guerre ? d’une manière générale, ils restent la propriété de ceux qui s’en sont emparés « jusqu’à concurrence des choses injustement prises et aussi des dépenses de la guerre. »[25]. Toutefois, il faut distinguer les biens meubles et les biens immeubles.

Les biens meubles (richesses, vêtements, or, argent, etc.) sont gardés « même s’ils dépassent ce qui est exigé pour compenser les dommages »[26]. Le pillage ou l’incendie d’une ville -« surtout une ville chrétienne »- peuvent être autorisés uniquement par le prince ou le chef « si c’est nécessaire à la conduite de la guerre, pour effrayer les ennemis ou pour exciter l’ardeur des soldats ». Mais il faut qu’il y ait nécessité et raison grave. Il vaudrait mieux que les chefs les chefs les interdisent et les empêchent « autant qu’ils le peuvent » car « de telles permissions entraînent, de la part des soldats barbares, toutes sortes de brutalités et de cruautés absolument inhumaines », des « abominations » et des « atrocités ».⁠[27]

Les biens immeubles (champs, places fortes, citadelles, etc.), on peut les prendre et les garder, « pour autant que c’est nécessaire à la compensation des dommages causés », « pour assurer la sécurité et pour éviter tout danger de la part des ennemis », ou « en raison de l’injustice commise et à titre pénal »[28]. Toutefois, « il faut agir avec modération » : « On ne doit garder que ce que la justice demande pour compenser les dommages et les dépenses de la guerre et pour punir l’injustice, en restant équitable et humain, car la peine doit être proportionnée à la faute. »[29]

Toujours comme compensation ou punition, on peut imposer un tribut à l’ennemi⁠[30]. Quant à la déposition des princes, l’injustice n’est pas toujours une raison suffisante pour y procéder car on risque de violer les droits humain, naturel et divin. On peut parfois y recourir si des raisons légitimes et suffisantes se présentent : « soit le nombre et la cruauté des dommages et des injustices, soit surtout le fait le fait qu’on ne puisse obtenir autrement la paix et la sécurité de la part des ennemis, qui, sans cela, feraient courir un grave danger à l’État. »[31]

Dans tous ces cas, il ne faut pas oublier que sont excusés sujets et princes qui ont combattu de bonne foi et que les biens matériels pris ne peuvent être que de justes compensations⁠[32].


1. Id., § 41.
2. Id., § 42.
3. Id., § 43.
4. Id., § 46.
5. Id., § 50.
6. Id., § 51.
7. HORACE, Epîtres, 1, II, Ep. 2, v. 14.
8. Leçon sur le droit de guerre, § 156.
9. Id., § 49.
10. Id., § 45.
11. « Pour le montrer », Vitoria fait « remarquer que les princes n’ont pas seulement pouvoir sur leurs sujets mais aussi sur les étrangers pour les obliger à s’abstenir d’injustices, et cela en vertu du droit des gens et de l’autorité du monde entier. Bien plus, il semble que cela soit de droit naturel : autrement, le monde ne pourrait demeurer stable si personne n’avait pouvoir et autorité pour écarter les malfaiteurs et les empêcher de nuire aux hommes de bien et aux innocents. Or ce qui est nécessaire au gouvernement et à la protection du monde est de droit naturel : c’est précisément cette raison qui montre que l’État a, en vertu du droit naturel, le pouvoir de punir et de châtier ses propres citoyens quand ils lui portent préjudice. Si l’État possède ce pouvoir vis-à-vis de ses sujets, le monde le possède sans aucun doute vis-à-vis de tous ceux qui lui portent préjudice et ne vivent pas humainement ; et il ne l’exerce que par l’intermédiaire des princes. Il est donc certain que les princes peuvent punir les ennemis qui commettent une injustice envers l’État et, lorsqu’une guerre a été entreprise d’une façon conforme au droit et à la justice, les ennemis sont totalement soumis au prince comme à leur juge propre. » (Leçon sur le droit de guerre, § 52).
12. Id., § 54-59.
13. Id., § 65.
14. Id., § 68.
15. Id., § 65. Le sujet peut faire confiance à l’autorité légitime mais il est des cas où l’injustice est telle que l’ignorance ne sera pas une excuse. (§ 69-75).
16. Id., § 63 et 65.
17. Id., §76-101.
18. Par exemple, « il est permis d’emmener en captivité et en esclavage les enfants et les femmes des Sarrasins ». Vitoria justifie cette pratique en disant que la guerre contre les païens est « perpétuelle » et qu’ « ils ne peuvent jamais donner satisfaction pour les injustices et les dommages qu’ils ont causés ». (§ 123).
19. Leçon sur le droit de guerre, § 127.
20. Id., § 132.
21. Id., § 133.
22. Id., § 135.
23. Id., § 136-137.
24. Id., § 134.
25. Id., § 138.
26. Id., § 139.
27. Id., § 141-142.
28. Id., § 143-145.
29. Id., § 145. Vitoria s’appuie sur Dt 20, 12-13, sur saint Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise, saint Thomas à propos de l’empire romain et sur Mt 22, 21 et Rm 13 ; 1 et 6-7 aussi à propos de l’empire romain.
30. Leçon sur le droit de guerre, § 150.
31. Id., § 152.
32. Id., § 153.

⁢c. L’influence de Vitoria

[1]

Outre la reprise de l’essentiel de la pensée de saint Augustin et de saint Thomas, on retiendra l’insistance du dominicain espagnol sur la nécessité d’assurer la paix. Ce n’est que « par contrainte et malgré soi que l’on doit en venir à l’extrémité de la guerre »[2] Et le but de cette guerre ne peut être que la paix et la sécurité.⁠[3]

Vitoria a compris que la guerre relevait de ce que nous appelons le droit international. Il s’est rendu compte que tout préjudice vis-à-vis d’un État portait préjudice aussi à la communauté internationale qui a droit de punir ce débordement par l’intermédiaire des princes. Restait, bien sûr, à organiser cette communauté universelle et à la doter d’une vraie autorité sur le monde entier. C’était la tâche des siècles à venir.

En tout cas, il insiste pour qu’on ne laisse pas la déclaration de guerre à la seule responsabilité du chef de l’État. Au contraire, il faut prendre l’avis de nombreux citoyens et se donner la peine de négocier, d’écouter l’adversaire.

Autre point remarquable dans la pensée de Vitoria : l’affirmation d’un droit à l’objection de conscience sauf dans le cas d’une conscience douteuse qui nous oblige à obéir, à nous en remettre à l’autorité. Mais ajoute-t-il, « si, en fait, la guerre a été déclarée pour une raison objectivement douteuse ou si les maux qu’elle entraîne sont supérieurs aux dommages causés ou aux avantages procurés, alors l’injustice de la guerre n’est plus douteuse mais certaine et, dans ce cas, l’objection de conscience n’est pas seulement permise mais obligatoire. »[4]


1. Cf. BARBIER Maurice, op. cit., pp. LXX et svtes.
2. Leçon sur le droit de guerre, § 154.
3. M. Barbier parle d’une « œuvre de la vertu de force » : La guerre « est un moyen d’atteindre ce qu’une charité trop faible ne peut obtenir » (op. cit., p. LXXII) et il cite Emmanuel Mounier : « Dans toute la mesure où je n’ai pas assumé de servir la paix par la Charité parfaite et héroïque, je lui dois de la protéger aussi par la force, quand notre défaillance collective à l’Absolu chrétien a rendu ce recours nécessaire et tant que cette force sert la paix sans l’écraser. » (MOUNIER E., Les Chrétiens devant le Problème de la Paix, Œuvres, 1961, t. 1, p. 800 ; cité in BARBIER, op. cit., p. LXXI).
4. BARBIER Maurice, op. cit., p. LXXV.

⁢iv. En conclusion, on peut faire deux remarques

Les développements des théologiens interpellent la conscience chrétienne et doivent lui permettre, en principe, de porter un jugement moral sur l’action à entreprendre ou à éviter. Pour le P. Joblin, « la théorie de la guerre juste fut à l’origine une pédagogie pour libérer la conscience des conditionnements dans lesquels elle se trouve : passion, désir de vengeance, mise à profit d’une situation de domination, etc., et pour aider à choisir ce que l’Église tient pour une attitude juste ; elle est une grille de lecture offerte au croyant pour décider si le recours à la violence est tolérable et donc justifiable à tel moment ».

Par ailleurs, cette théorie, continue le P. Joblin, « place le croyant en présence de Dieu mais leur face à face n’est pas solitaire. L’Église y intervient ; le jugement que forme le politique ou le chef de guerre n’est pas une appréciation subjective des circonstances ; celle-ci doit tenir compte des règles objectives de moralité dont l’Église est l’interprète ; ainsi celles-ci ne peuvent être détournées de leur sens et mises au service d’intérêts temporels ».

Idéalement cette analyse est juste mais s’est-elle toujours vérifiée dans les faits ?

Certes, je crois, que l’intention des théologiens était bien telle que la décrit le P. Joblin mais leur vision a-t-elle toujours été celle de l’Église hiérarchique, concrète, dans les soubresauts de l’histoire ? Il est plus conforme à la réalité de corriger quelque peu l’analyse et d’écrire que cette « grille de lecture » que fut la théorie de la guerre juste devait aider, dans l’esprit de ses concepteurs, à choisir ce que l’Église aurait dû tenir pour une attitude juste en fonction des règles de moralité dont elle aurait dû être l’interprète.

Nous allons voir, dans le chapitre suivant que l’Église et la papauté ont parfois -trop souvent- oublié la sagesse théologique et cédé à des tentations mondaines avant, à l’époque contemporaine surtout, de redécouvrir la voie ouverte par saint Augustin et d’oser aller au-delà des leçons de prudence et de modération pour répondre de mieux en mieux à l’exigence des Béatitudes.