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a. Face à la violence

Face aux autorités qui toujours « portent le glaive », Paul et Pierre conseillent : « Je recommande donc, avant tout, qu’on fasse des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces pour tous les hommes, pour les rois et tous les dépositaires de l’autorité, afin que nous puissions mener une vie calme et paisible en toute piété et dignité. »[1] « Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine : soit au roi, comme souverain, soit aux gouverneurs, comme employés par lui pour punir ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien. Car c’est la volonté de Dieu qu’en faisant le bien vous fermiez la bouche à l’ignorance des insensés. Agissez en hommes libres, non pas en hommes qui font de la liberté un voile sur leur malice, mais en serviteurs de Dieu. Honorez tout le monde, aimez vos frères, craignez Dieu, honorez le roi. »[2] La leçon de Paul et de Pierre paraît claire mais parfaitement irénique dans la mesure où les autorités dont ils parlent sont rarement recommandables ! Néanmoins, Paul ne manque pas de rappeler que le pouvoir peut exercer son autorité d’une manière musclée pour le bien commun : « Veux-tu ne pas avoir à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu recevras des éloges, car elle est au service de Dieu pour t’inciter au bien. Mais si tu fais le mal, alors crains. Car ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive : en punissant, elle est au service de Dieu pour manifester sa colère envers le malfaiteur. »[3] Et pour la bonne cause d’Israël, Paul ne craint pas de rappeler la figure de quelques « violents » : « …le temps me manquerait si je racontais ce qui concerne Gédéon, Baraq, Samson, Jephté, David, ainsi que Samuel et les Prophètes, eux qui, grâce à la foi, soumirent des royaumes, exercèrent la justice, obtinrent l’accomplissement des promesses, fermèrent la gueule des lions, éteignirent la violence du feu, échappèrent au tranchant du glaive, furent rendus vigoureux, de malades qu’ils étaient, montrèrent de la vaillance à la guerre, refoulèrent les invasions étrangères. »[4]

Nous savons aussi que Paul utilise aussi un vocabulaire militaire pour parler du combat spirituel.⁠[5] S’il l’utilise on peut penser qu’il n’estime pas ces réalités mauvaises en soi. Toujours est-il que cette comparaison inspirera de nombreux auteurs par la suite. Et cela n’empêche que l’obsession de Paul sera toujours la paix spirituelle et terrestre.⁠[6]

Malgré ces quelques nuances, beaucoup de chrétiens⁠[7], dans les premiers temps de l’Église, jusqu’au IVe siècle, adoptèrent une attitude, dans l’ensemble, résolument pacifiste, confortés par quelques textes fondamentaux : « Tu ne tueras pas »[8] ; « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu »[9] ; « La paix soit avec vous »[10] ; « Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez, ne maudissez pas. Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure. Pleins d’une égale complaisance pour tous, sans vous complaire dans l’orgueil, attirés plutôt par ce qui est humble, ne vous complaisez pas dans votre propre sagesse. Sans rendre à personne le mal pour le mal, ayant à cœur ce qui est bien devant tous les hommes, en paix avec tous si possible, autant qu’il dépend de vous, sans vous faire justice à vous-mêmes, mes bien-aimés, laissez agir la colère ; car il est écrit : C’est moi qui ferai justice, moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. Bien plutôt, si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ; ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien ».⁠[11]

Ajoutons que le métier des armes répugnait aussi aux Chrétiens dans la mesure où ils devaient « rendre un culte à l’empereur et que, sur le plan des moeurs, ce métier avait une réputation assez sulfureuse. »[12]

On ne sera donc pas étonné de lire quelques mises en garde de la part de certains Pères.

Certains ont une position nette et claire mais le radicalisme que nous découvrons est peut-être dû au fait que le problème de la violence, de la guerre, de l’armée, n’est pas au centre de leurs préoccupations et n’a pas été étudié sous tous ses aspects.

Ainsi en est-il de la Didachè ou Doctrine des douze apôtres[13]. Elle reprend presque mot à mot des textes bien connus des Évangiles : « Si quelqu’un te donne une gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre et tu seras parfait : si quelqu’un te requiert pour un mille, fais-en deux avec lui » (1, 4) ; « Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour vos ennemis » (1, 3) ; « Tu ne tueras pas » (2, 2). Ce petit livre ne parle pas de la guerre ni du soldat mais est, en somme, un appel à la paix : « Tu ne formeras pas de mauvais dessein contre ton prochain. Tu ne haïras personne, mais tu reprendras les uns, tu prieras pour les autres, d’autres encore, tu les aimeras plus que ton âme » (2, 6-7) ; « Tu ne créeras pas de dissension, mais tu réconcilieras ceux qui combattent » (4, 3).

Plus explicite mais tout aussi catégorique, le philosophe grec Aristide adresse à l’empereur Hadrien ou, plus vraisemblablement à l’empereur Antonin, vers 140, une Apologie où il affirme que les dieux grecs n’ont rien de divin puisque nombre d’entre eux sont meurtriers ou font la guerre : « Il s’en trouve parmi eux qui sont adultères et meurtriers, jaloux et envieux, se mettent en colère et en furie, tuent leurs parents, volent et pillent »[14] ; « Arès, ils le présentent comme un dieu belliqueux (…). Comment donc était-il un dieu, le guerrier, le captif, l’adultère ? »[15] ; « Puis ils introduisirent une autre Dieu, que l’on appelle Arès. On dit que c’est un guerrier (…) alors qu’il n’est pas possible qu’un dieu soit guerrier »[16] ; « Héraclès dont ils disent qu’il est un dieu (…), un guerrier et un tueur de méchants (…) alors qu’il est impossible que soit dieu un fou, un ivrogne ou le meurtrier de ses propres enfants (…) »⁠[17]. Le peuple chrétien qui marche dans la lumière du Christ ne peut vouloir la guerre alors que « les autres peuples se laissent fourvoyer et se fourvoient eux-mêmes : marchant dans les ténèbres, ils se heurtent les uns aux autres comme des hommes ivres »[18].

Certains pourraient insinuer une contradiction dans la pensée d’Aristide en faisant remarquer qu’en citant le décalogue, il ne rappelle pas l’injonction « tu ne tueras point ». Mais en relisant ce passage, on se rend compte que sa formulation exclut le meurtre : les chrétiens « reconnaissent en effet le Dieu créateur et artisan de toutes choses en son Fils unique et en l’Esprit Saint, et ils ne vénèrent pas d’autre Dieu que lui. (…) Ils ne commettent pas d’adultère, ils ne se prostituent pas, ils ne portent pas de faux témoignages, ils ne convoitent pas les biens d’autrui, ils honorent leur père et leur mère, ils aiment leur prochain, ils jugent avec droiture, ils ne font pas à autrui ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur fasse, ils réconfortent ceux qui leur nuisent et s’en font des amis, ils s’efforcent de rendre service à leurs ennemis, ils sont doux et indulgents, ils s’abstiennent de toute fréquentation illégitime et de toute impureté, ils ne méprisent pas la veuve, n’accablent pas l’orphelin ; celui qui possède donne sans parcimonie à celui qui ne possède pas ; s’ils voient un étranger, ils l’introduisent sous leur toit et ils se réjouissent de sa (présence) comme (de celle) d’un véritable frère »[19]. Il est clair que, sans reprendre textuellement le cinquième commandement, Aristide exclut toute violence ne fût-ce qu’en écrivant des chrétiens qu’ « ils ne font pas à autrui ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur fasse ».

Saint Irénée⁠[20]décrit ainsi les chrétiens: « La parole de Dieu a accompli dans le monde une grande transformation, changeant les glaives et les lances en instruments de paix, en charrues, que lui-même a fabriquées, et en faucilles, si bien que les hommes ne songent plus à se battre, mais tendent l’autre joue quand ils sont souffletés. »[21]

Le jugement de Cyprien de Carthage⁠[22]est tranchant : « L’univers ruisselle d’un sang fraternel et l’homicide pratiqué par de simples particuliers est un crime ; on l’appelle action valeureuse quand on l’accomplit au nom de l’État. Pour l’impunité, ce n’est pas la considération de l’innocence qui l’obtient aux forfaits mais l’étendue de la cruauté. »⁠[23]

De même, Hippolyte de Rome⁠[24], attaché à l’idée qu’un chrétien ne peut tuer, a une position très ferme : « A un soldat qui se trouve près d’un gouverneur, qu’on dise de ne pas mettre à mort. S’il en reçoit l’ordre, qu’il ne le fasse pas. S’il n’accepte pas, qu’on le renvoie. Que celui qui possède le pouvoir du glaive ou le magistrat d’une cité, qui porte la pourpre, cesse ou qu’on le renvoie. Si un catéchumène ou un fidèle veut se faire soldat, qu’on le renvoie, car il a méprisé Dieu »[25]

Persuadé que le retour du Christ est imminent et qu’il va établir la paix universelle, Lactance⁠[26] parle nettement. Dans tous les cas, la guerre est à rejeter car elle tue : « Il n’est pas permis au juste de porter les armes ; sa milice à lui, c’est la justice ; il ne lui est même pas permis de porter contre quelqu’un une accusation capitale : il importe peu, en effet, que l’on tue par le fer ou la parole, car ce qui est défendu, c’est de tuer. Il n’y a pas la moindre exception à faire au précepte divin : tuer un homme est toujours un acte criminel. »[27]

Un peu plus développée mais toujours négative est l’opinion d’Hermas⁠[28], le frère du Pape Pie Ier. Il emploie des images militaires, comme saint Paul : « Quant à toi, revêts-toi du désir de justice et cuirassé de la crainte du Seigneur, résiste-leur ; car la crainte de Dieu habite dans le bon désir. Le désir mauvais, s’il te voit cuirassé de la crainte de Dieu et offrant de la résistance, fuira loin de toi et tu ne le verras plus : il craindra les armes. Et toi vainqueur et couronné pour sa défaite »[29]. Dans la liste des mauvaises actions qu’il cite, on ne trouve pas l’homicide⁠[30] mais ce sont les mauvaises actions que Jean Baptiste interdit aux soldats : « Des soldats aussi l’interrogeaient en disant : « Et nous, que nous faut-il faire ? » Il leur dit : « Ne molestez personne, n’extorquez rien, et contentez-vous de votre solde. » »[31]. De plus, les bonnes actions recommandées excluent la guerre et même le métier de soldat : « Ecoute (…) les œuvres du bien qu’il te faut accomplir et non éviter (…) La foi, la crainte du Seigneur, la charité, la concorde, la parole de justice, la vérité, la résignation (…) Assister les veuves, visiter les orphelins et les indigents, racheter de l’esclavage les serviteurs de Dieu, être hospitalier (…), ne s’opposer à personne, être calme, se faire l’inférieur de tout le monde, honorer les vieillards, pratiquer la justice, garder la fraternité, supporter la violence, être patient, n’avoir pas de rancune, consoler les âmes affligées, ne pas rejeter ceux qui sont inquiets dans leur foi (…) et autres actions semblables »[32]. Enfin, il recommande de garder tous les commandements du Seigneur : « Crains le Seigneur, et garde ses commandements. En gardant les commandements de Dieu, tu seras fort en toute action »[33]. Et cette force n’est pas la violence au sens habituel du terme, au contraire, elle sert la paix : « « Vous, vous avez rejeté votre mollesse et la force vous est revenue et vous vous êtes affermis dans la foi. En voyant votre force, le Seigneur s’est réjoui : c’est pourquoi il vous a montré la construction de la tour et il vous fera d’autres révélations, si du fond du cœur vous faites la paix entre vous »[34]. Le démon, lui, « ne se plaît que dans la discorde »[35]. Et face à l’injustice, que faire ? « Sois patient et prudent, et tu triompheras de toutes les turpitudes et tu réaliseras toute justice »[36] ; « Ecoute quels sont les effets de la colère, comment elle est mauvaise, comment par sa puissance elle pervertit les serviteurs de Dieu, comment elle les détourne de la justice »[37] ; « Il y a deux anges avec l’homme : l’un de justice, l’autre du mal (…) L’ange de justice est délicat, modeste, doux, calme »[38].

Une nuance intéressante apparaît avec Clément d’Alexandrie⁠[39]. d’une part, il considère la guerre comme une manifestation du démon. En effet, écrit-il, « c’est lui qui pour les mortels du bien fait sortir le mal, et la guerre qui glace d’effroi, et les souffrances avec les larmes »[40]. Mais, dans son Protreptique, il semble dire que le soldat qui se convertit peut continuer à exercer son métier à condition de suivre un chef juste : « La foi chrétienne t’a saisi sous les armes guerrières, écoute le capitaine dont le mot de ralliement est la justice »[41]. Cette note, nous le verrons, va prendre beaucoup d’importance par la suite.

Durant cette première période, deux auteurs se distinguent sur le sujet qui nous préoccupe dans la mesure où ils ont réfléchi précisément à la présence éventuelle de chrétiens dans l’armée. Il s’agit de Tertullien et d’Origène.

A l’époque de Tertullien⁠[42], des chrétiens servent dans l’armée. Il en témoigne⁠[43]. La question se pose de savoir si ces soldats étaient chrétiens avant d’entrer dans l’armée ou s’ils se sont convertis après leur incorporation.

A propos des chrétiens qui désirent entrer dans l’armée, Tertullien tout en reconnaissant qu’« il est vrai que les soldats se rendirent auprès de Jean et reçurent de sa bouche la règle qu’il fallait observer [et qu’] il est bien vrai que le centurion eut la foi » ajoute immédiatement,  « toujours est-il que le Seigneur, en désarmant Pierre, a désarmé tous les soldats. Rien de ce qui sert à un acte illicite n’est licite chez nous. »[44] Pour Tertullien, toute profession qui expose à l’idolâtrie et, en particulier, au culte de l’empereur est inacceptable⁠[45]. « Croyez-vous qu’on puisse ajouter un serment humain au serment divin ? se donner un autre maître après s’être donné au Christ ? (…) Est-il permis de vivre l’épée au côté, alors que le Seigneur déclare que celui qui se servira de l’épée périra par l’épée ? Et le fils de paix ira-t-il au combat, lui à qui est interdit même la dispute ? Et fera-t-il souffrir à autrui les liens, la prison, la torture, les supplices, lui qui ne venge même pas ses injures ? Puis montera-t-il la garde pour d’autres que pour le Christ, surtout le dimanche, jour où il ne peut le faire même pour le Christ ? Veillera-t-il sur ces temples auxquels il a renoncé ? Soupera-t-il dans ces lieux où l’Apôtre interdit de le faire ? Et ces démons qu’il aura mis en fuite pendant le jour par ses exorcismes, les défendra-t-il la nuit, s’appuyant et se reposant sur cette lance qui a percé le flanc du Christ ? Portera-t-il un étendard qui est l’ennemi du Christ ? Ayant reçu de Dieu une enseigne, va-t-il en demander une autre à César ? Se fera-t-il incinérer selon l’usage des camps, lui à qui la crémation est interdite ? »[46]

Quant aux soldats qui se convertissent, il vaudrait mieux certes qu’ils abandonnent le métier des armes car « jamais le chrétien n’est autre que chrétien, en quelque part qu’il soit : autre chose est de ceux qui étaient soldats avant d’être chrétiens, comme ceux que saint Jean baptisait, et le très fidèle centurion que Jésus-Christ approuve, et que Pierre catéchise, pourvu qu’après avoir reçu la foi et s’être souscrit à celle-ci, on s’en départe, comme plusieurs ont fait, ou bien qu’on prenne bien garde de ne commettre contre Dieu des choses qui ne sont pas même permises par les lois militaires, voire même de souffrir à l’extrémité pour l’amour de Dieu ce que la foi païenne commande, car l’état militaire ne permet ni impunité de forfaits ni impunité de martyre. »[47] Le forfait, pour un chrétien, c’est de verser le sang : « Pour quelle guerre nous aurait manqué ou la force ou le courage (…) si notre foi ne nous permettait pas plutôt d’être tués que de tuer. »[48]

Est-ce à dire que la guerre ou le service des armes soit toujours illégitime ? Il ne semble pas puisqu’il écrit : « Et par nos prières incessantes, nous demandons pour les empereurs (…) des troupes vertueuses »[49]. Nous en arrivons ainsi à une position un peu curieuse puisqu’il semble accepter pour le païen ce qu’il interdit au chrétien. Un peu curieuse et, par ailleurs, un peu dangereuse car dans ce passage où il présente le chrétien comme un soldat du Christ, certains pourraient lire une justification de la guerre sainte alors qu’il ne s’agit, semble-t-il que d’une comparaison⁠[50] avec la vie du martyre : « Nous sommes appelés sous les drapeaux du Dieu vivant, dès lors que nous répondons par les mots du serment. Aucun soldat ne part au combat sans renoncer aux agréments de la vie et ce n’est pas d’une chambre à coucher qu’il sort pour se rendre en première ligne mais de tentes de campagne exigües où l’on éprouve vie à la dure, incommodités et importunités. Déjà en temps de paix, les troupes, à travers pénibilités et désagréments, apprennent à supporter par avance la guerre : elles partent en manœuvres avec leur barda, parcourent le champ de manœuvre, creusent la tranchée, et apprennent à compacter la torture. Le tout dans la sueur, pour que corps et esprit, le moment venu, ne s’effraient pas du passage de l’ombre au soleil, du temps ensoleillé au grand froid, de la tunique à la cuirasse, du silence aux cris et du repos au brouhaha. »[51]

On rapproche la pensée de Tertullien de celle d’Origène⁠[52] telle qu’elle apparaît dans son ouvrage Contre Celse[53]. On y lit le même credo pacifiste, du moins en qui concerne les chrétiens : « Nous ne levons pas plus longtemps l’épée contre une nation et nous n’apprenons pas non plus l’art de la guerre. Au lieu de suivre la tradition qui nous fait « étrangers à l’alliance », nous recevons les paroles de paix de Jésus notre fondateur. »[54] Il n’y a pas d’incompatibilité entre le métier des armes ou le recours à la force et le christianisme mais le chrétien ne peut pas faire usage de cette force tout en restant fidèle au pouvoir politique : « Plus que d’autres nous combattons pour l’empereur. Nous ne servons pas avec ses soldats, même s’il l’exige, mais nous combattons pour lui en levant une armée spéciale, celle de la piété, par les supplications que nous adressons à la divinité »[55] Il n’empêche que la guerre peut-être juste : « Peut-être même ces sortes de guerres des abeilles[56] sont-elles un enseignement, pour que les guerres parmi les hommes, si jamais il le fallait, soient justes et ordonnées. »[57] Les chrétiens, eux, participent spirituellement à la guerre : « « Ils […] luttent par des prières adressées à Dieu pour ceux qui se battent justement et pour celui qui règne justement, afin que tout ce qui est opposé et hostile à ceux qui agissent justement puisse être vaincu. De plus, nous qui par nos prières vainquons tous les démons qui suscitent les guerres, font violer les serments et troublent la paix, nous apportons à l’empereur un plus grand secours que ceux que l’on voit combattreNous qui faisons monter nos justes prières accompagnées des exercices et des pratiques qui nous enseignent à mépriser les plaisirs et à ne pas être égarés par eux, nous combattons donc pour l’empereur plus que qui que ce soit d’autre. Nous ne servons pas en tant que soldats avec lui mimais nous servons comme soldats pour lui, entraînant les pieuses troupes qui nous sont propres par le moyen de l’intercession de Dieu »[58] Si les païens peuvent s’engager dans une guerre juste au nom du droit naturel, si les Juifs ont pu, pour leur sauvegarde et mandés par Dieu, se battre contre leurs ennemis, les Chrétiens ne peuvent le faire même sous la persécution : « Nous venons, suivant les conseils de Jésus, briser les épées rationnelles de nos contestations et de nos violences pour en faire des socs de charrue et forger en faucilles les lances auparavant employées à la lutte. Car nous ne tirons plus l’épée contre aucun peuple ni ne nous entraînons à faire la guerre : nous sommes devenus enfants de la paix par Jésus. »[59] Les chrétiens forment un peuple de prêtres⁠[60] qui, par la prière et le culte, éclairés par le Verbe de Dieu, constituent une communauté en marche vers la patrie divine. Ils ne s’évadent pas du monde mais transforment le monde, ses structures et ses activités.⁠[61]

Pour terminer ce rapide panorama des opinions des Pères de l’Église sur la guerre et l’armée durant les trois premiers siècles, il faut citer deux autres Pères qui, soucieux de démontrer que les chrétiens sont des citoyens fiables, adoptent un point de vue nettement moins négatif que les autres.

L’intention de Justin de Naplouse⁠[62], dans son Apologie, est de persuader les Romains et l’empereur Antonin le Pieux particulièrement, que les chrétiens sont de bons citoyens et qu’ils ne méritent pas les persécutions dont ils sont l’objet : « Vous trouverez en nous les amis et les alliés les plus zélés de la paix »[63] ; « Nous sommes les premiers à payer les tributs et les impôts à ceux que vous préposez à cet office »[64] ; « Nous n’adorons donc que Dieu seul, mais pour le reste, nous vous obéissons volontiers, vous reconnaissant pour les rois et les chefs des peuples, et nous demandons à Dieu qu’avec la puissance souveraine, on voie en vous la sagesse et le raison »[65]. Justin ne remet en cause ni l’armée ni l’enrôlement des chrétiens. Il va même jusqu’à voir la Croix du Christ dans les étendards de l’armée : « Vous avez aussi des signes qui disent la puissance de la croix, je veux dire les étendards et les trophées qui précèdent partout vos armées. Sans que vous vous en doutiez, vous montrez que la croix est ainsi le signe de votre puissance et de votre force »[66] ; « Il est étrange que les soldats que vous enrôlez et qui s’engagent par serment sacrifient à la fidélité qu’ils vous doivent, à vous qui ne pouvez leur donner qu’une récompense corruptible, leur vie, leurs parents, leur patrie, tous leurs intérêts »[67].

A la même époque ou un peu plus tard, Athénagore⁠[68] apparaît comme favorable aux conquêtes militaires de Rome et à la soumission à l’empereur, peut-être dans l’optique paulinienne. Le chrétien est un bon citoyen respectueux de l’Empire : « Qui mériterait mieux, écrit-il à l’Empereur, d’obtenir la satisfaction de leur requête que des hommes comme nous, qui prions pour ton pouvoir souverain afin que le fils puisse suivre le père dans une juste succession de l’autorité impériale, afin que votre empire soit prospère et qu’il s’accroisse sans rébellion nulle part. Ceci est à notre profit aussi afin que nous puissions vivre une existence tranquille et paisible et que tous obéissent à ton autorité. »[69] Toutefois, il met des limites à la guerre et à l’action du prince : « Le brigand , le despote ou le tyran qui a fait périr contre le droit des milliers et des milliers de gens, ne saurait se libérer par une seule mort du châtiment que méritent ses crimes ; de même pour celui (…) qui fait outrage aux enfants tout autant qu’aux femmes, qui détruit les cités contre le droit, qui brûle les maisons avec leurs habitants, ravage le pays et anéantit du même coup peuples, nations ou même race entière. »[70]. Mais est-il favorable à la présence de chrétiens dans l’armée ? Il n’en parle pas directement mais note le chrétien répugne à verser le sang en répondant à l’accusation d’anthropophagie : « Car ceux qu’on sait même incapables de supporter le spectacle d’une exécution, fut-elle juste, qui pourrait les accuser de meurtre ou d’anthropophagie (…)  ? Mais nous, nous estimons que la vue d’un meurtre se rapproche de l’homicide, et nous avons interdit de pareils spectacles : comment donc, si nous en refusons même la vue pour ne contracter ni tache, ni souillure, pouvons-nous commettre des meurtres ? »[71]. Il pense toutefois aux gladiateurs et aux jeux du cirque. Pour répondre à l’accusation d’athéisme, il insiste sur le refus des chrétiens de participer à des sacrifices sanglants ou à des actes idolâtres. Les sacrifices sont vains. Or le métier des armes implique de tels gestes. Il ne parle pas du soldat païen.


1. 1 Tm 2, 1-2.
2. 1 P 2, 13-17.
3. Rm 13, 3-4.
4. He 11, 32-34.
5. Eph 6, 10-17 : « En définitive, rendez-vous puissants dans le Seigneur et dans la vigueur de sa force. Revêtez l’armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du diable. Car ce n’est pas contre des adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les Esprits du Mal qui habitent les espaces célestes. C’est pour cela qu’il vous faut endosser l’armure de Dieu, afin qu’au jour mauvais, vous puissiez résister et, après avoir tout mis en œuvre, rester fermes. Tenez-vous donc debout, avec la vérité pour ceinture, la justice pour cuirasse et pour chaussures le Zèle à propager l’Évangile de la Paix : ayez toujours en main le bouclier de la Foi, grâce auquel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du Mauvais ; enfin recevez le casque du Salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu. » On aura, au passage, reconnu des emprunts à Is 11, 5 ; Is 59, 17 ; Sg 5, 18 ; Is 52, 7 ; Is 40, 3 et 9. Ce texte a donné lieu à d’innombrables commentaires. Voir, par exemple : http://paysciel.iquebec.com/armes.html. Certaines de ces images de d’autres se trouvent aussi dans 1 Th 5, 8 ; 1 Co 14, 8 ; 2 Tm 2, 3-4.
6. « Or je vous dis : laissez-vous mener par l’Esprit et vous ne risquerez pas de satisfaire la convoitise charnelle. Car la chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair ; il ya entre eux antagonisme, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez. Mais si l’Esprit vous anime, vous n’êtes pas sous la Loi. Or on sait bien tout ce que produit la chair : fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie, haines, discorde, jalousie, emportements, disputes, dissensions, scissions, sentiments d’envie, orgies, ripailles et choses semblables –et je vous préviens, comme je l’ai déjà fait, que ceux qui commettent ces fautes n’hériteront pas du Royaume de Dieu. – mais le fruit de l’Esprit est charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi ; contre de telles choses il n’y a pas de loi. Or ceux qui appartiennent ay Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises. Puisque l’Esprit est notre vie, que l’Esprit nous fasse aussi agir. Ne cherchons pas la vaine gloire, en nous provoquant les uns les autres, en nous envia nt mutuellement. » (Ga 5, 16-26)
7. Sur les Pères de l’Église, la violence et la guerre, on peut consulter le blog de BONNEFOI Serge : http://serge-bs.over-blog.com/
8. Ex 20, 13.
9. Mt 5, 9.
10. Lc 24, 36 ; Jn 20, 19-21-26.
11. Rm 12, 14-21.
12. NAYAK A. , in Religions et violences, Editions universitaires, Fribourg, 2000, p. 192.
13. Ce petit précis d’obligations morales individuelles et sociales (Cayré, p. 43) a été écrit à la fin du 1er siècle ou au début du 2ème.
14. Apol. VIII, 1 dans la version syriaque.
15. Apol. X, 4 dans la version grecque. 
16. Apol. X, 4 dans la version syriaque.
17. Apol. X, 6 dans la version syriaque.
18. Cité par BONNEFOY S., sur http://serge-bs.over-blog.com
19. Apol. XV, 3-6 dans la version grecque.
20. Vers 120 ou 130-202.
21. Adversus Haereses IV, 34, 4.
22. Vers 200-258.
23. In A Donat et La vertu de patience, Sources chrétiennes, 291, pp. 91 et 93.
24. Vers 170-vers 235.
25. La Tradition apostolique, 16. Notons que certaines versions ajoutent à la deuxième phrase : « qu’on ne lui permette pas de prêter serment ». Dans les Canons d’Hippolyte qui semblent une compilation postérieure incomplète de La Tradition apostolique, on peut lire : « Celui qui a pouvoir de tuer, par exemple le soldat, ne doit pas être admis dans l’Église (…) qu’un chrétien ne se fasse pas soldat de sa propre volonté, à moins qu’il n’y soit forcé par un chef. S’il porte le glaive, qu’il prenne garde de verser le sang et de devenir ainsi coupable d’un crime (…) Est-il avéré qu’il a versé le sang, il devra s’abstenir de la participation aux mystères, à moins qu’il ne soit purifié par une singulière conversion de mœurs avec larmes et gémissements » (Canones Hippolyti, 71-75). Dans un autre remaniement de La Tradition apostolique, Constitution de l’Église égyptienne, l’interdiction est tout aussi claire : « Le soldat qui accomplit son service n’a pas le droit de tuer » (XI, 9).
26. Vers 250-après 320.
27. Inst. VI, 20, 15-17.
28. IIe siècle.
29. Le Pasteur, 42, 1-2. d’autres auteurs vont, comme Paul, employer des images militaires pour parler du combat spirituel. C’est le cas dans l’Epître du Pseudo-Barnabé (entre 96 et 138) ou chez Clément de Rome (pape vers 92-101) dans son Epître aux Corinthiens  : « Servons donc en soldats, frères, de tout notre zèle sous Ses ordres irréprochables. Considérons les soldats qui servent sous nos gouvernants, avec quelle discipline, quelle docilité, quelle soumission ils exécutent les tâches qui leur sont assignées. Tous ne sont pas commandants en chef, ni chefs de mille, ni chefs de cent, ni chefs de cinquante, ni ainsi de suite, mais chacun à son rang propre exécute ce qui lui est prescrit par le roi et les gouvernants. » (Ad Corinthos, 37, 1-3) Notons au passage que Clément en invoquant les chefs de cinquante, grade qui n’existe pas dans l’armée romaine reprend en fait la répartition traditionnelle du peuple de Dieu au désert ( Ex 18, 21-25 ; Dt 1, 15 ; 1M 3, 55).
30. « Quels sont (…) les vices dont il nous faut s’abstenir ? (…) l’adultère, la fornication, les excès de boisson, la mollesse coupable, les festins multipliés, le luxe que permet la richesse, l’ostentation, l’orgueil, la jactance, le mensonge, la médisance, l’hypocrisie, la rancune et tout méchant propos. Voilà de loin les plus mauvaises actions dans la vie des hommes (…) Et beaucoup, dont le serviteur de Dieu doit s’abstenir : le vol, le mensonge, la spoliation, le faux témoignage, la cupidité, la passion mauvaise, la tromperie, la vaine gloire, la vantardise et tous les vices semblables » (Pasteur, 38, 3-5).
31. Lc 3, 14.
32. Le Pasteur 38, 8-10.
33. Le Pasteur 37, 1. Cf.  Qo, 12, 13 : « Crains Dieu et observe ses commandements car c’est là tout l’homme ».
34. Le Pasteur 20, 3.
35. Le Pasteur 27, 3.
36. Le Pasteur 33, 1. 
37. Le Pasteur 34, 1. 
38. Le Pasteur 36, 1 et 3.
39. Vers 150-vers 215.
40. Stromates V, 126, 5.
41. Protrep. X, 100.
42. Tertullien, 155-222. Né et mort à Carthage ce fils de centurion de la Légion proconsulaire fut jurisconsulte puis avocat. Il se convertit en 193.
43. Il écrit dans son Apologétique : « Nous sommes d’hier et déjà nous avons rempli la terre et tout ce qui est à vous : les villes, les îles, les postes fortifiés, les municipes, les bourgades, les camps eux-mêmes, les tribus, les décuries… » (Apol XXXVII, 2) ; « Avec vous (…) nous naviguons, avec vous nous servons comme soldats, nous travaillons la terre, nous faisons le commerce… » (Apol LII, 3).
44. De l’idolâtrie, 19, 1-3.
45. Il n’empêche que Tertullien fidèle en cela à la pensée de Paul, reconnaît : « nous sacrifions donc pour le salut de l’empereur, mais en nous adressant à Dieu, notre maître et le sien, mais conformément à sa loi, par de chastes et pacifiques prières. » (Ad Scapulam, II).
46. De Corona, XI.
47. De Corona, XI.
48. Apol. XXXVII, 5. Le rigorisme moral de Tertullien l’a conduit à adhérer au montanisme, déclaré hérétique déjà vers 220 au synode d’Iconium, puis en 404 par le pape Innocent 1er et encore en 601 par le pape Grégoire 1er. Cette doctrine affirme l’imminence de la parousie, annonce le règne du paraclet et une troisième révélation, affirme l’obligation de faire face à la persécution ce qui érige l’héroïsme en loi générale, rejette les secondes noces, se montre excessivement rigoriste par les jeûnes et autres pratiques chrétiennes, et déclare certains péchés irrémissibles. (cf. Cayré, I, p. 239.) Dans le De corona, Tertullien approuve pleinement « un soldat chrétien qui refusa de porter sur la tête une couronne de lauriers, prescrite par les règlements pour recevoir le « donativum » (cadeau en argent fait par l’empereur), et préféra la prison en attendant la mort. » (Id., p. 230)
49. Apol. XXX, 4.
50. Paul avait utilisé cette métaphore militaire dans son Epître aux Ephésiens : « Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme contre les ruses du diable. Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. C’est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir résister dans le mauvais jour, et tenir ferme après avoir tout surmonté. Tenez donc ferme : ayez à vos reins la vérité pour ceinture ; revêtez la cuirasse de la justice ; mettez pour chaussure à vos pieds le zèle que donne l’Évangile de paix ; prenez par-dessus tout cela le bouclier de la foi, avec lequel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du malin ; prenez aussi le casque du salut, et l’épée de l’Esprit, qui est la parole de Dieu. Faites en tout temps par l’Esprit toutes sortes de prières et de supplications ». (Ép 6, 11-18). Notons aussi que Jésus (Lc 14, 31) a recours à l’image de la guerre, sans porter de jugement. Après avoir recommandé aux disciples de ne pas haïr (Lc 14, 26), il leur dit : « Quel est le roi qui, partant faire la guerre à un autre roi, ne commencera pas par s’asseoir pour examiner s’il est capable, avec dix mille hommes, de se porter à la rencontre de celui qui marche contre lui avec vingt mille ? ». Il s’agit, comme nous le constatons, d’une guerre défensive.
51. Ad martyras, III. Le style enflammé de Tertullien le pousse aussi à interpréter ainsi l’emprisonnement des martyrs : « La prison est la forteresse où le démon enferme sa famille. Mais pour vous, vous n’avez franchi ces portes que pour fouler aux pieds l’ennemi jusqu’au centre de son empire, et y achever un triomphe commence ailleurs. qu’il ne puisse donc pas dire: Ils sont chez moi ; je les tenterai par de basses animosités, par de lâches affections, par des rivalités jalouses. Non ; qu’il fuie à votre aspect ; qu’il aille se cacher au fond de son repaire, honteux et rampant, comme un de ces reptiles que l’on chasse par des paroles ou des flammes magiques. qu’il ne soit point assez heureux pour vous commettre l’un avec l’autre jusque dans son domaine ; mais qu’il vous trouve toujours prêts et armés de concorde. Car votre paix à vous, c’est sa plus cruelle guerre ; paix, au reste, si précieuse, que les infortunés qui l’ont perdue dans l’Église, vont d’ordinaire la demander aux martyrs dans leurs cachots. Raison de plus pour la garder parmi vous, pour la maintenir avec persévérance, afin qu’il vous soit possible de la distribuer aux autres. » (Id., 1).
52. 185-254. 
53. Philosophe grec épicurien (IIe siècle) auteur du « Discours véritable » où il reproche, entre autres, aux chrétiens d’être de mauvais citoyens qui mettent en danger l’empire et la civilisation en se dérobant aux devoirs civils et au service militaire. Si l’empire devenait chrétien, il tomberait aux mains des barbares. A la suite de Celse, beaucoup d’auteurs imputent aux Chrétiens la ruine de l’empire romain. C’est le cas, au XVIIIe siècle, de l’anglais GIBBON Edouard, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain ; au XIXe siècle, RENAN Ernest, dans Marc-Aurèle ou la fin du monde antique déclare : « Durant le IIIe siècle, le christianisme suce comme un vampire la société antique, soutire toutes ses forces et amène cet énervement général contre lequel luttent vainement les empereurs patriotes. Le christianisme n’a pas besoin d’attaquer de vive force ; il n’a qu’à se renfermer dans ses églises. Il se venge en ne servant pas l’état, car il détient presque à lui seul des principes sans lesquels l’état ne saurait prospérer. C’est la grande guerre que nous voyons aujourd’hui faite à l’état par nos conservateurs. L’armée, la magistrature, les services publics ont besoin d’une certaine somme de sérieux et d’honnêteté. Quand les classes qui pourraient fournir ce sérieux et cette honnêteté se confinent dans l’abstention, tout le corps souffre.
   L’église, au IIIe siècle, en accaparant la vie, épuise la société civile, la saigne, y fait le vide. Les petites sociétés tuèrent la grande société. La vie antique, vie tout extérieure et virile, vie de gloire, d’héroïsme, de civisme, vie de forum, de théâtre, de gymnase, est vaincue par la vie juive, vie antimilitaire, amie de l’ombre, vie de gens pâles, claquemurés. La politique ne suppose pas les hommes trop détachés de la terre. Quand l’homme se décide à n’aspirer qu’au ciel, il n’a plus de pays ici-bas. On ne fait pas une nation avec des moines ou des yogis ; la haine et le mépris du monde ne préparent pas à la lutte de la vie. L’Inde, qui, de tous les pays connus, a le plus versé dans l’ascétisme, n’est, depuis un temps immémorial, qu’une terre ouverte à tous les conquérants. Il en fut de même à quelques égards de l’Égypte. La conséquence inévitable de l’ascétisme est de faire considérer tout ce qui n’est pas religieux comme frivole et inférieur. Le souverain, le guerrier, comparés au prêtre, ne sont plus que des rustres, des brutaux  ; l’ordre civil est tenu pour une tyrannie gênante. Le christianisme améliora les mœurs du monde ancien ; mais, au point de vue militaire et patriotique, il détruisit le monde ancien. » (texte intégral disponible sur www.mediterranee-antique.info/Renan/Marc_Aurele/MA_32.htm): Nietzsche, bien sûr, reprendra l’accusation : « Le chrétien et l’anarchiste sont décadents tous deux, tous deux incapables d’agir autrement que d’une façon dissolvante, venimeuse, étiolante ; partout ils épuisent le sang, ils ont tous deux, par instinct, une haine à mort contre tout ce qui existe, tout ce qui est grand, tout ce qui a de la durée, tout ce qui permet de l’avenir à la vie… le christianisme a été le vampire de l’empire romain ; il a mis à néant, en une seule nuit, cette action énorme des Romains : avoir gagné un terrain pour une grande culture qui a le temps. Ne comprend-on toujours pas ? L’empire romain que nous connaissons, que l’histoire de la province romaine enseigne toujours davantage à connaître, cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement : son édifice était calculé pour être démontré par des milliers d’années ; jamais jusqu’’ à nos jours on n’a construit de cette façon, jamais on n’a même rêvé de construire en une égale mesure, sub specie aeterni ! Cette organisation était assez forte pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien avoir à voir en de pareilles choses, premier principe de toute grande architecture. Pourtant elle n’a pas été assez forte contre l’espèce la plus corrompue des corruptions, contre le chrétien… » (cité in CESSOLE Bruno de, PHILONENKO Alexis, CAUSSE Jeanne, Nietzsche : 1892-1914, Editions des Deux Mondes, 1997, p. 235) ; de même, Georges Sorel explique le succès du christianisme par le fait qu’il constituait, pour les classes défavorisées, une force de résistance et pour les classes privilégiées un moyen de se préserver de la haine des autres classes. La nouvelle religion « a coupé les liens qui existaient entre l’esprit et la vie sociale ; elle a semé partout des germes de quiétisme, de désespérance et de mort » (La ruine du monde antique, Conception matérialiste de l’histoire, Librairie Jacques1902, cité in GUCHET Yves, Georges Sorel, 1847-1922: serviteur désintéressé du prolétariat, L’Harmattan, 2001, p. 50 ; au XXe siècle, ce sont des auteurs proches d’une extrême droite néo-païenne qui prennent le relais : ROUGIER Louis, Celse contre les chrétiens, Editions du siècle, 1925 ; ROUGIER Louis, Le conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique, Copernic, 1977 ; PAUWELS Louis, L’Église et le déclin de l’Occident, in Eléments, septembre-octobre 1974 ; BENOIST Alain de, La thèse du christianisme poison, in Questions de…, n° 5, 4e trimestre 1974, pp. 5-21. Ces derniers auteurs estiment qu’à leur époque aussi le christianisme transporte, comme dans l’empire romain, un ferment de destruction culturelle, de subversion politique et sociale et qu’il fait le jeu du communisme. (Sur ces sujets, on peut lire WANKENNE A., Aux origines de l’Occident, L’Empire romain de la république cicéronienne à la Cité de Dieu, Presses universitaires de Namur, 1983 ; MORTEAU L. et LE PENQUER Y., La thèse du christianisme poison, in Permanences, juin-juillet 1975, pp. 39-40 ; OUSSET Jean, Ruine de Rome, Incurie des Césars, CLC, s.d. ; COUDY Julien, La chute de l’Empire romain, Julliard, 1967 ; et même MONTESQUIEU, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, (1734), Garnier-Flammarion,1968.) C’est un très vieux débat dans lequel saint Augustin s’est engagé (Lettres CXXXVI, 2 ; CXXXVIII, 14-15).
54. Contre Celse, 3 et 8.
55. Contre Celse, VIII, 73, 34-38.
56. Celse estime que les abeilles, entre autres animaux, ont plus le sens de la justice que les chrétiens. Il a parlé « des abeilles, dit Origène, pour déprécier autant qu’il peut, non seulement chez nous, chrétiens, mais encore chez tous les hommes, les villes, les régimes, les autorités, les gouvernements, les guerres pour la défense des patries… » (Contre Celse, IV, 83, 1-5)
57. Contre Celse, IV, 82, 2-3.
58. Contre Celse, VIII, 73, 23-30.
59. Contre Celse, V, 33, 31-36 (allusion à Mi 4, 3-4 et Is 2, 2-4).
60. Ap 20, 6. Origène rappelle que les prêtres païens ne combattent pas non plus suivant la loi romaine et utilise cet argument en faveur des chrétiens : « …parmi vous, les prêtres de certaines statues et les gardiens des temples de ceux que vous considérez comme des dieux conservent leur main droite non polluée eu égard aux sacrifices, afin qu’ils puissent offrir les sacrifices prescrits à ceux que vous appelez dieux avec des mains non souillées par le sang humain et pures de tout acte de massacre. C’est pourquoi, lorsqu’une guerre survient, vous ne faites pas servir les prêtres dans l’armée. Si donc il est raisonnable d’agir ainsi, combien plus raisonnable est-il, alors que les autres servent dans l’armée, les chrétiens, eux, accomplissent leur service militaire en tant que prêtres et serviteurs de Dieu conservant pure leur main… » (Contre Celse, VIII, 73).
61. « Chacun de nous, en servant la parole de Dieu, creuse un puits et cherche l’eau pour en réconforter ceux qui l’écoutent. Si, à mon tour, je me mets à expliquer les paroles des anciens, si j’y cherche le sens spirituel et m’efforce de retirer le voile qui couvre la Loi, pour y découvrir le sens allégorique de l’Écriture, à mon tour je creuse des puits d’eau vive. (…) Ne nous lassons pas de creuser des puits d’eau vive. (…) Considère donc qu’en chacune de nos âmes est creusé un puits d’eau vive ; il s’y rencontre un certain sens céleste, l’image de Dieu s’y abrite. (…) Nous y verrons jaillir l’eau vive dont le Seigneur affirme : « Celui qui croit en moi, des fleuves d’eau vive couleront en son sein. (…) Creusons si profond que les eaux jaillissent sur les places publiques, que la science des Écritures ne nous comble pas seul, mais nous permette d’enseigner et de former les autres, d’abreuver les hommes (…) » (Homélie 13 sur la Genèse).
62. Vers 100-vers 165.
63. 1 Apol. 12. 
64. 1 Apol. 17.
65. Id..
66. 1 Apol. 55. 
67. 1 Apol. 39.
68. Fin du IIe siècle. Philosophe platonicien, né à Athènes et converti au christianisme. Il fonda à Alexandrie une académie réputée. Vers 177, il adresse à l’empereur Marc Aurèle et à son fils, Commode, une apologie en 30 chapitres intitulée Presbeia peri Christianon (Supplique pour les chrétiens). Il y réfute la triple accusation portée contre les juifs, puis contre les chrétiens, qui seraient athées, cannibales et incestueux. Athénagore montre que le culte de Dieu n’est ni sanguinaire ni immoral contrairement à l’idolâtrie.
69. Supplique au sujet des chrétiens, XXXVII, 2.
70. Sur la résurrection des morts, XIX, 6.
71. Supplique au sujet des chrétiens, XXXV, 4-5.