Quelles leçons Paul va-t-il tirer de l’enseignement de Jésus qui s’est présenté comme notre paix ? « Dieu, écrit-il, n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix. »[1] Il ne s’agit pas, vu le contexte, d’un rappel à l’ordre pour que les manifestations cultuelles ne soient pas anarchiques, il s’agit plutôt de rappeler que l’unité ecclésiale « se construit sur la foi au « Dieu de la paix » » et que la communauté doit témoigner de cette paix en la vivant[2]. Et pour qu’on ne se trompe pas sur la nature de cette paix, il écrit aussi par ailleurs : « Alors la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, prendra sous sa garde vos cœurs et vos pensées, dans le Christ Jésus. »[3] En écrivant cela, Paul ne méprise pas l’intelligence (le « nous » grec). Il ne veut pas dire non plus que l’intelligence humaine est incapable de comprendre la paix de Dieu. Au contraire, « Paul parle toujours positivement de l’intelligence » sauf quand il s’agit de « l’intelligence sans jugement des païens, conséquence du fait qu’ils tiennent la vérité captive dans l’injustice »[4] ou de l’intelligence obscurcie ou dévoyée des chrétiens[5]. La paix de Dieu échappe à ces intelligences-là « sans jugement »[6]. Par ailleurs, on peut comprendre aussi que dans un contexte hostile, « la paix de Dieu surpasse tout ce que l’intelligence humaine peut prévoir et construire pour protéger de la peur. Elle est à la fois la source et la protection de l’amour en Christ dans les cœurs et les pensées. »[7] Autrement dit, « la paix de Dieu n’est pas comme celle que l’intelligence peut donner et […] à ce titre elle surpasse de loin cette dernière. »[8] Elle surpasse la paix que les hommes peuvent établir par les lois ou la force puisque la paix est liée au Règne de Dieu.[9]
La paix de Dieu est inégalable, elle est offerte à qui s’attache au vrai bien et se détourne du péché : « Détresse et angoisse pour tout homme qui commet le mal, pour le juif d’abord et pour le Grec ; gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien, au Juif d’abord puis au Grec, car en Dieu il n’y a pas de partialité »[10] ; « la chair tend à la mort, mais l’Esprit tend à la vie et à la paix »[11]. Tant que l’homme ne sera pas ajusté à Dieu, respectueux de la volonté de Dieu, il ne pourra espérer vivre en paix avec son semblable. La réconciliation avec Dieu précède la réconciliation entre les hommes et cette réconciliation avec Dieu dépend de sa miséricorde : « Mais en ceci Dieu prouve son amour envers nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs. Et puisque maintenant nous sommes justifiés par son sang, à plus forte raison serons-nous sauvés par lui de la colère. Si en effet, quand nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie. Bien plus, nous mettons notre orgueil en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ par qui, maintenant, nous avons reçu la réconciliation. »[12] Si le Christ réconcilie les hommes avec Dieu, il les réconcilie entre eux formant un peuple nouveau, le peuple d’Israël et des nations qui, par l’Église, esquisse et anticipe le Règne de Dieu[13]. Mais cette paix, bien sûr, ne s’impose pas, elle doit être proclamée, suspendue à notre foi pour être acceptée. Elle est le fruit de l’Esprit[14] .
Par ailleurs, Paul reconnaît à l’État un « droit de glaive »[15] qui n’est pas incompatible avec la volonté du Christ de réconcilier les hommes avec Dieu, les hommes entre eux et Israël avec les nations païennes. De même que dans les Évangiles, ne sont pas incompatibles les appels à ne pas résister au mal, à tendre l’autre joue, à aimer ses ennemis[16] à ne pas se servir du glaive[17], à ne pas rendre le mal pour le mal[18] et ces textes où l’occasion était belle de condamner toute guerre notamment dans l’évangile de Luc, évangile de la paix ![19]
Toujours est-il qu’il faut, avons-nous vu, que les communautés chrétiennes témoignent de la paix reçue du Seigneur. Luc témoigne : « Cependant les Églises jouissaient de la paix[20] dans toute la Judée, la Galilée et la Samarie ; elles s’édifiaient et vivaient dans la crainte du Seigneur, et elles étaient comblées de la consolation du Saint Esprit. »[21] On remarque le lien qui est fait entre la paix, la crainte de Dieu et la « consolation » ou l’ « encouragement » de l’Esprit. Dès lors, Luc ne cherche pas d’abord à évoquer l’absence ou la fin de persécutions mais plutôt un état de salut. Il y a un lien entre la paix reçue du Seigneur, une paix qui règne à l’intérieur[22]où règne la concorde fraternelle et à l’extérieur puisque Paul le persécuteur a été intégré, et la croissance de l’Église[23]. Autrement dit, la paix édifie l’Église. Voilà pourquoi il y a tant d’exhortations à la paix[24]et d’invocations au Dieu de la paix[25]. La paix est précieuse pour l’Église car elle est associée à la justice[26], la joie[27], la charité[28], la longanimité[29], la délicatesse[30], la fidélité[31], la douceur[32] et l’humilité[33]. Jacques écrira : « Mais la sagesse d’en-haut est d’abord pure, puis pacifique, douce, conciliante, pleine de pitié et de bons fruits, sans façon et sans fard. Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix. »[34] Et Pierre : « Enfin, soyez tous dans de mêmes dispositions, compatissants, animés d’un amour fraternel, miséricordieux, humbles. Ne rendez pas le mal pour le mal, ou l’insulte pour l’insulte ; au contraire, bénissez, car c’est à cela que vous avez été appelés, afin d’hériter la bénédiction. »[35] Parmi les péchés qui privent du Royaume des cieux, Paul cite « …haines, discorde, jalousie, emportements, rivalités, dissensions, factions, envie… »[36] et encore « colère, irritation, méchanceté, injures, grossièreté sortie de vos lèvres »[37]. A Timothée, il conseille : « Fuis les passions de la jeunesse, recherche la justice, la foi, l’amour, la paix avec ceux qui, d’un cœur pur, invoquent le Seigneur. Mais les controverses vaines et stupides, évite-les. Tu sais qu’elles engendrent les querelles. Or, un serviteur du Seigneur ne doit pas se quereller, mais être affable envers tous, capable d’enseigner, supportant les contrariétés. C’est avec douceur qu’il doit instruire les contradicteurs : qui sait si dieu ne leur donnera pas de se convertir pour connaître la vérité, de revenir à eux-mêmes en se dégageant des filets du diable qui les tenait captifs et assujettis à sa volonté ? » Chacun est donc responsable de la paix. Ce n’est pas simplement l’affaire des « autorités » et des lois. Chacun est responsable de la paix dans le monde et dans l’Église puisqu’elle est une : « Je vous y exhorte donc dans le Seigneur, moi qui suis prisonnier : accordez votre vie à l’appel que vous avez reçu ; en toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour ; appliquez-vous à garder l’unité de l’esprit par le lien de la paix. Il y a un seul corps et un seul Esprit, de même que votre vocation vous a appelés à une seule espérance ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous, et demeure en tous. »[38] Ainsi s’accomplira, par l’Église visible et invisible , le destin de l’humanité.[39]
Dans le même temps, Pierre rappelle que Jésus « a envoyé sa parole aux enfants d’Israël, leur annonçant la bonne nouvelle de la paix par Jésus-Christ : c’est lui le Seigneur de tous. »[40]. « La paix messianique était d’abord destinée à Israël »[41] mais elle est destinée à tous : « Je constate en vérité, dit Pierre rappelant la salutation angélique à la naissance de Jésus, que Dieu ne fait pas acception de personnes, mais qu’en toute nation celui qui le craint et pratique la justice lui est agréable. »[42] Pierre évoquant ainsi l’action de Dieu à l’occasion de la conversion du païen Corneille souligne l’universalité du salut et l’on constate de nouveau que « la paix représente l’attribut messianique par excellence ».[43]
A cet endroit de notre réflexion, nous pouvons déjà nous poser ces questions que se pose G. Claudel : « Se pourrait-il, en fait, que le salut soit la possibilité de vivre dans la paix ? Que la paix puisse être atteinte dans l’harmonie de l’être avec soi-même et avec le cosmos, en dépit des turbulences de ce monde ? Harmonie inspirée de la personne de Jésus, modèle et source de paix, en raison de son impeccabilité ou de sa perfection ? Harmonie toujours perfectible à cause de la finitude de l’être humain ? Se pourrait-il que cette paix/salut soit déjà possible ici et maintenant, parce que le modèle Jésus se prolonge par son Esprit (règne pneumatique) en tout être humain désireux de vivre selon ce modèle ? Et que la plénitude de la paix ne se trouverait finalement que dans le partage de la vie résurrectionnelle du Christ ? »[44]
La réponse semble positive mais avançons pas à pas dans le temps pour vérifier si l’Église marche bien sur le chemin de la paix.
Le Christ « impartial » qui « ne fait pas acception des personnes »[45], « Seigneur de tous », « Prince de la vie », « Prince et sauveur », « Juge des vivants et des morts », « lumière des nations »[46] a été rejeté par Israël et Rome. Il « a souffert et lui, le premier à ressusciter d’entre les morts, il doit annoncer la lumière au Peuple et aux nations païennes »[47] C’est à partir du petit reste d’Israël qui a cru, dans l’Église, que la réconciliation universelle à laquelle les Juifs n’ont pas cru, va s’opérer petit à petit entre les hommes de toutes nations, qui accueilleront la bonne nouvelle. « L’Église ne sera pas seulement témoin de la paix de Dieu, messagère de la paix de Dieu, mais la paix de Dieu elle-même établie sur terre. » L’Église, certes, ne réalisera pas la paix finale et définitive promise, mais, hors d’elle, « il n’y a pas de paix de Dieu possible et, sans paix de Dieu, (…) il n’y a pas de paix universelle »[48] L’Église convoquée par Dieu, forme une nouvelle société une, supranationale[49] et missionnaire mais elle ne sera « vraiment à l’aise que si, en-dessous de son universalisme propre, [existe] également un universalisme temporel et politique. »[50]
On peut rappeler aussi la protection armée dont jouit Paul : « On cherchait à le tuer, quand cette nouvelle parvint au tribun de la cohorte : Tout Jérusalem est sens dessus dessous ! » Il rassembla immédiatement soldats et centurions, et fit charger la foule ; à la vue du tribun et des soldats, on cessa de frapper Paul. » (Ac 21, 31-32). C’est encore grâce à l’armée que Paul échappe à un complot : le tribun « appela alors deux des centurions et leur dit : « Tenez prêts à partir pour Césarée, dès neuf heures du soir, deux cents soldats, septante cavaliers et deux cents auxiliaires. qu’on prépare aussi des montures pour conduire Paul sain et sauf au gouverneur Félix. » (Ac 23, 23-24).