N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre…
Si la Bible nous montre le visage souvent inquiétant de notre monde, la laideur de notre propre visage déformé par l’orgueil et l’envie, elle nous offre aussi un aperçu du monde tel que Dieu le rêve pour nous.
Nous l’avons vu, le Jardin d’Eden était un monde sans violence que nous avons perdu par notre convoitise immodérée. Mais Dieu est têtu ou plutôt fidèle. C’est pourquoi la Révélation qui s’inaugure dans le Paradis perdu s’achève dans le Paradis promis : la Jérusalem céleste.
Du Jardin à la Ville, l’idéal eschatologique est bien une vie sans violence. Devant nous est un monde tel qu’il était prévu à l’origine, un monde où « Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits, même gîte. Le lion, comme le bœuf mangera du fourrage. Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main. Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme la mer que comblent les eaux. »[1] C’est bien cette vision d’ « un ciel nouveau » et d’ « une terre nouvelle » que confirme l’Apocalypse : « Il essuiera toute larme de leurs yeux, La mort ne sera plus. Il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance, car le monde ancien a disparu. »[2]
Ce Royaume est déjà mystérieusement présent et est manifesté dans les paroles, les œuvres et la présence du Christ. Et à sa suite, les chrétiens doivent étendre ce Royaume de paix qui atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra.[3]
A la suite de Jésus. Toutefois, plusieurs commentateurs contestent « l’image d’un Jésus qui ne serait que bonté un peu molle ». Elle « ne résiste pas, disent-ils, à une lecture même superficielle des Évangiles ». « Il y a ainsi une image de Jésus, très répandue, qui voit en lui l’homme de bonté, l’homme d’accueil, de bienveillance, de pardon. Il est le non violent par excellence, qui sera finalement (n’est-ce pas logique ?) victime exemplaire de la violence des pouvoirs établis. Il prêche l’amour et vit ce qu’il prêche : il guérit, il encourage, il met fin à l’exclusion, il dénonce le culte de l’argent. Son Évangile est un appel à l’amour. »[4]
Les passages qui montrent cet amour sont bien connus : « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. »[5]
« Vous avez entendu qu’il a été dit aux ancêtres : Tu ne tueras point ; et si quelqu’un tue, il en répondra au tribunal. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s’il dit à son frère : « Crétin ! », il en répondra au Sanhédrin ; et s’il lui dit : « Renégat ! », il en répondra dans la géhenne de feu. »[6]
« Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. »[7]
« Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs… »[8]
« Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux. »[9]
Jésus réprimande Jacques et Jean qui voulaient faire descendre le feu du ciel sur un village de Samarie qui ne voulait pas le recevoir[10].
Tout cela nous est familier mais il ne faut pas occulter d’autres passages où Jésus, le non-violent, se montre rude dans son langage et dans ses actes.
« Mais si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient, il serait mieux pour lui de se voir passer autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être jeté à la mer. Et si ta main est pour toi une occasion de péché, coupe-la : mieux vaut pour toi entrer manchot dans la Vie que de t’en aller avec tes deux mains dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint pas. Et si ton pied est pour toi une occasion de péché, coupe-le : mieux vaut pour toi entrer estropié dans la Vie que d’être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne. Et si ton œil est pour toi une occasion de péché, arrache-le : mieux vaut pour toi entrer borgne dans le Royaume de Dieu que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne où leur ver ne meurt point et où le feu ne s’étaient point. Car tous seront salés par le feu. C’est une bonne chose que le sel ; mais si le sel devient insipide, avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et vivez en paix les uns avec les autres. » [11]
Contre les riches, Jésus vitupère : « Malheur à vous, les riches ! car vous avez votre consolation. Malheur à vous, qui êtes repus maintenant ! car vous aurez faim. Malheur à vous qui riez maintenant ! car vous connaîtrez le deuil et les larmes. Malheur, lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! C’est de cette manière, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. »[12]
Contre les Pharisiens et les scribes, il n’est pas plus tendre. Ils sont l’objet de malédictions, accusés, à sept reprises, d’hypocrisie, d’être « aveugles » (cinq fois), « insensés », semblables « à des sépulcres blanchis, pleins d’iniquité ». Et la série des sept malédictions s’achève durement : « Serpents, engeance de vipères ! comment pourrez-vous échapper à la condamnation de la géhenne ? C’est pourquoi, voici que j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes ; vous en tuerez et mettrez en croix, vous en flagellerez dans vos synagogues et pourchasserez de ville en ville, pour que retombe sur vous le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang de l’innocent Abel jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie[13], que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel ! En vérité, je vous le dis, tout cela va retomber sur cette génération. »[14]
Ailleurs, à la manière des prophètes[15], Jésus s’emporte : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive. Car je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille. » [16]
« Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! »[17] « Pensez-vous que je sois apparu pour établir la paix sur la terre ? Non, je vous dis, mais bien la division. »[18]
« Etant entré dans le Temple, il se mit à chasser les vendeurs et les acheteurs qui s’y trouvaient : il culbuta les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes et il ne laissait personne transporter d’objet à travers le Temple »[19] et Jean précise qu’il s’était fait « un fouet de cordes »[20]
« Voyant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s’il trouverait quelque fruit, mais s’en étant approché, il ne trouva rien que des feuilles : car ce n’était pas la saison des figues. S’adressant au figuier, il lui dit : « Que jamais plus personne ne mange de tes fruits ! (…) Passant au matin, ils virent le figuier desséché jusqu’aux racines. »[21]
Dans l’évocation du jugement dernier, Jésus promet à ceux qui ne suivent pas ses préceptes qu’« ils s’en iront, ceux-ci, à une peine éternelle… »[22]
Une fois encore, il ne s’agit pas de sélectionner l’image qui nous plaît ou qui servirait au mieux notre thèse mais d’accepter tout le message tel qu’il est même s’il paraît contradictoire ou du moins embarrassant à certains égards. Même si le style peut paraître ici et là hyperbolique[23], il faut dépasser les effets littéraires pour révéler l’esprit qui les sous-tend.
Xavier Léon-Dufour[24] explique le portrait contrasté de Jésus en attirant notre attention sur les enjeux de sa mission. Comme les Prophètes, Jésus dénonce tout ce qui empêche le Royaume de s’établir. Il conteste l’ordre établi, non pas systématiquement, car on y trouve des valeurs respectables, mais, au nom de valeurs supérieures qui sont celles du Royaume, Jésus s’insurge contre lui dans la mesure où il fait obstacle au projet de Dieu, dans la mesure où il génère l’injustice ou s’en accommode, dans la mesure où il manque à la charité. En même temps, Jésus récuse toute libération politique et toute contrainte venue du ciel.
De leur côté, les autorités religieuses et politiques qui sont les garants aveugles de cet ordre, affublés par Jésus de termes sans douceur, ne peuvent que considérer cette contestation comme une violence puisque l’enseignement de Jésus semble violer la Loi : il se dit maître du sabbat[25], il divise les familles par ses exigences et bouscule les convenances[26]. Il apparaît comme un trouble-fête, un révolutionnaire : « Nous avons trouvé cet homme mettant le trouble dans notre nation : empêchant de payer les impôts à César et se disant Christ Roi. »[27]
Jésus est un »signe de contradiction »[28], qui, sans vouloir les discordes, les provoque nécessairement par les exigences du choix qu’il requiert.[29]
Pour ce qui est du feu que Jésus veut jeter sur la terre, il peut symboliquement évoquer « l’Esprit Saint, ou encore le feu qui purifiera et embrasera les cœurs et qui doit s’allumer sur la Croix. » Toutefois, la suite du texte[30] suggérerait « plutôt l’état de guerre spirituelle que suscite l’apparition de Jésus. »[31] Pensons au « glaive » évoqué pat Matthieu. Il existe, en effet, une paix trompeuse, bâtie sur le compromis ou le mensonge, qui refuse qu’il y ait un bien et un mal, un oui et un non.
A l’approche de l’heure du combat décisif, Jésus parle aux apôtres : « Puis il leur dit : « Quand je vous ai envoyé sans bourse, ni besace, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? » -« De rien », dirent-ils. Et il leur dit : « Mais maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, de même celui qui a une besace, et que celui qui n’en a pas vende son manteau pour acheter un glaive. Car, je vous le dis, il faut que s’accomplisse en moi ceci qui est écrit : Il a été compte parmi les scélérats. Aussi bien, ce qui me concerne touche à sa fin. » -« Seigneur, dirent-ils, il y a justement ici deux glaives. » Il leur répondit : « C’est bien assez ! ». »[32] Jésus coupe court car les apôtres n’ont pas compris le sens symbolique de ces paroles. Ils n’ont pas compris que Jésus annonçait ainsi l’hostilité universelle[33]. En effet, La venue du Royaume suscite la violence[34].
L’essentiel se révèle évidemment lors de la passion. Jésus est confronté à la pire violence. Pourtant, sa force est manifeste comme on le voit et l’entend lors de son arrestation, « Quand Jésus leur eut dit : « C’est moi », ils reculèrent et tombèrent à terre. »[35] Il dit néanmoins à Pierre qui est prêt à se battre[36] : « Rengaine ton glaive ; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges ? Comment alors s’accompliraient les Écritures d’après lesquelles il doit en être ainsi ? »[37] « Rentre le glaive dans le fourreau. La coupe que m’a donnée le Père, ne la boirai-je pas ? »[38]
Jésus n’est pas comme Barrabas le zélote qui prône la révolte contre l’occupant et la violence contre ceux qu’ils jugent hérétiques.[39] Jésus, lui, ne résiste pas[40], il va supporter la violence et même s’offrir à ses persécuteurs. Mais, en même temps, il va triompher de la violence et il nous invite à l’imiter : « Serviteurs, soyez soumis avec une profonde crainte à vos maîtres, non seulement aux bons et aux doux, mais aussi aux acariâtres. Car c’est une grâce de supporter, par respect pour Dieu, des peines que l’on souffre injustement. Quelle gloire y a-t-il, en effet, à supporter les coups si vous avez commis une faute ? Mais si, après avoir fait le bien, vous souffrez avec patience, c’est là une grâce aux yeux de Dieu. Or, c’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple afin que vous suiviez ses traces : Lui qui n’a pas commis de péché et dans la bouche duquel il ne s’est pas trouvé de tromperie ; lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, dans sa souffrance, ne menaçait pas, mais qui s’en remettait au juste Juge ; lui qui, dans son propre corps, a porté nos péchés sur le bois, afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice ; lui dont les meurtrissures vous ont guéris. »[41]
Comme dit Paul Beauchamp, la croix de Jésus montre « le paroxysme de la violence et son contraire ».[42]
Xavier Léon-Dufour[43] montre que, face à la violence du monde, à sa méchanceté, souvent Jésus se retire[44]Jésus est plus radical que l’AT et dépasse son idéal. Il va au delà de la loi du Talion en pardonnant[45] en nous invitant à aimer nos ennemis, à ne pas résister au méchant, à donner sans jugement[46]. Jésus refuse la gloire sans la croix[47], il refuse le combat au jardin des oliviers et guérit l’adversaire. Jésus, victime du violent, ne verse pas le sang des autres mais le sien.
Pourquoi Jésus ne résiste-t-il pas au méchant et nous demande de suivre cette voie ? Par principe de non-violence ? Non, par esprit d’amour et de sacrifice pour obtenir la réconciliation entre le violent et la victime[48]. C’est ainsi que s’établit le Royaume et non par la force[49]. Jésus ne souhaite pas faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains inhospitaliers[50] ni dominer comme les chefs politiques[51]. Il n’est pas révolutionnaire politique[52]. Ce sont les doux qui auront la terre en héritage[53]. Ce sont les persécutés qui sont dits « bienheureux »[54]. Jésus pardonne à ceux qui le crucifient[55], il demande de tendre l’autre joue. Il ne s’agit pas d’un abandon passif entre les mains de Dieu mais plutôt comme dit W. Léon-Dufour, de « faire violence à la violence » pour une réconciliation dès ici-bas.
On peut aussi interpréter[56] le portrait contrasté de Jésus en le situant dans le cadre d’une guerre eschatologique. Jésus ne guerroie pas pour un royaume terrestre et donc refuse les moyens violents mais il lutte contre le mal, contre le Prince de ce monde[57] qui réagit contre Jésus avec violence jusqu’à sa mise à mort de Jésus[58]et suscite les réactions des puissances terrestres[59]. Mais nous retrouvons le paradoxe déjà évoqué plus haut : c’est la mort de Jésus qui marque la fin du règne du Prince de ce monde[60]et la résurrection de Jésus consacre sa défaite complète[61]
C’est que ce confirment les épîtres de Paul[62]. Paul maintient le langage de l’AT pour montrer que la « douceur » évangélique n’est pas mièvrerie, faiblesse ou lâcheté : Jésus va vaincre le dernier ennemi qui est la mort, « il a tout mis sous ses pieds »[63], « il a tué la haine »[64], « la mort a été engloutie dans la victoire »[65], « Alors se révélera l’Impie, que le Seigneur Jésus détruira du souffle de sa bouche et anéantira par l’éclat de sa venue »[66]
Le combat de Jésus, combat spirituel avec ses violences se prolonge dans l’histoire. Jésus apporte la paix entre Dieu et les hommes et entre les hommes[67] mais, comme nous allons le voir plus loin, elle n’est pas de ce monde et les chrétiens rencontreront comme Jésus l’opposition et la violence[68], le « glaive »[69]. Chaque chrétien affronte Satan[70] De même l’Église en butte aux puissances du monde, l’Empire romain, par exemple[71]. Dans ce combat, les armes chrétiennes sont les armes de Jésus[72] et comme Jésus, même s’ils sont défaits, les chrétiens triomphent par leur martyre. Cela demande en fait plus de courage que dans les vieux combats de l’AT.
Les guerres humaines portent la marque du péché de l’humanité qui n’a pas accueilli la paix du Christ. Elles portent la marque du Jugement qui vient[73]. A la fin des temps, le combat va s’intensifier entre le Christ et l’Antichrist. Le dernier combat est décrit dans l’Apocalypse[74]. Le Christ y sera vainqueur[75] et Satan vaincu[76]. Alors, une Paix parfaite s’instaurera[77].
Au bout d’un intervalle d’environ trois heures, sa femme, qui ne savait pas ce qui était arrivé, entra. Pierre l’interpella : « Dis-moi, le champ que vous avez vendu, c’était tant ? » Elle dit : « Oui, tant. » Alors Pierre : « Comment donc avez-vous pu vous concerter pour mettre l’Esprit du Seigneur à l’épreuve ? Eh bien ! voici à la porte les pas de ceux qui ont enterré ton mari : ils vont aussi t’emporter. » A l’instant même elle tomba à ses pieds et expira. Les jeunes gens qui entraient la trouvèrent morte ; ils l’emportèrent et l’enterrèrent auprès de son mari. Une grande crainte s’empara alors de l’Église entière et de tous ceux qui apprirent ces choses. »
La Bible de Jérusalem apporte encore d’autres interprétations (p. 1430, b) : « Il peut s’agir : 1° de la sainte violence de ceux qui s’emparent du royaume au prix des plus durs renoncements ; 2° de la mauvaise violence de ceux qui veulent établir le Royaume par les armes (les Zélotes) ; 3° de la tyrannie des puissances démoniaques, ou de leurs suppôts terrestres qui prétendent garder l’empire de ce monde et entraver l’essor du Royaume de Dieu. Enfin certains traduisent : « le Royaume des cieux se fraie sa voie avec violence », c’est-à-dire s’établit avec puissance en dépit de tous les obstacles. »