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iv. L’œuvre d’André Wénin peut nous introduire au cœur du message

[1].

Tout d’abord, si la Bible nous parle de vie et de mort, de notre vie, de notre mort, de notre histoire, elle ne peut éviter de montrer la violence qui est, d’une manière ou d’une autre, constamment présente dans toute existence et de nous inciter à prendre position face à cette réalité à laquelle nous sommes confrontés tout au long de notre cheminement.⁠[2]

Ainsi la Bible est, pour une part, le « miroir » de nos violences qu’elle analyse finement jusqu’à leurs racines⁠[3]. Et il est « heureux qu’il en soit ainsi. Car si la violence était occultée, tout un pan de la réalité humaine lui échapperait. Alors, la Bible, au lieu de m’offrir des pages pour penser cette réalité omniprésente dans l’histoire, me priverait de pouvoir la penser. Et, faute de refléter l’humain, elle perdrait de sa pertinence en parlant de Dieu… »[4]

Mais, on remarque aussi que la Bible implique Dieu lui-même dans la violence. Dieu tente de la réfréner, il la punit parfois d’une violence mesurée, parfois aussi de manière cruelle. Parfois enfin, Dieu encourage la violence des hommes.

Si on s’arrête à un récit sanglant particulier sans tenir compte de toute l’ampleur des livres qui constituent la Bible, on passe à coup sûr, à côté de l’essentiel. Car Dieu qui accompagne les hommes dans leurs tribulations les entraîne progressivement à résoudre leurs problèmes autrement que par des moyens violents.

Les auteurs inspirés, lorsqu’ils parlent de Dieu, nous révèlent certes des vérités, un Dieu qui combat le mal, un Dieu juste, fidèle, libérateur, exigeant mais aussi, dans une mesure incommensurable, un Dieu inconnaissable, indicible qu’ils ne peuvent exprimer qu’avec leurs mots à travers des représentations toujours approximatives. Le lecteur qui se fait aussi des images de Dieu, est donc sommé de dialoguer avec le Livre⁠[5].

Or, que constatons-nous lorsque nous essayons, non de sélectionner les textes suivant nos intérêts, mais de tout recevoir, contradictions apparentes ou réelles comprises ?

Il ne faut pas oublier, pour bien lire l’ensemble de la Bible, de méditer le récit des origines : le livre de la Genèse qui « offre une clé de lecture pour l’ensemble du récit biblique »[6].

d’emblée, Dieu apparaît comme le défenseur de la vie contre les forces du mal. Il maîtrise le chaos initial sans destruction ni violence pour faire naître la vie. De plus, il limite sa maîtrise en se reposant le septième jour. A son image, l’homme est invité à maîtriser l’animal sans le tuer⁠[7] : il donne comme nourriture les céréales et les fruits à l’homme et l’herbe aux animaux⁠[8]. Ainsi la vie s’écoule sans lutte dans un monde de douceur et d’harmonie. Mais, maîtriser l’animal, c’est aussi maîtriser l’animalité, la force vitale brute qui est en nous et qui s’exprime par la convoitise. A l’école du serpent⁠[9], la convoitise s’exaspère devant la limite et le manque, elle veut tout savoir et jouir de tout et suscite la jalousie et la violence. Or c’est précisément par le manque que Dieu veut éduquer notre désir pour que nous reconnaissions comme don ce qu’il nous accorde et que nous fassions confiance au donateur, un donateur qui ne comble pas notre désir mais manifeste ainsi sa volonté de le combler. La stérilité temporaire, la circoncision, le sabbat, le régime alimentaire, etc., sont autant de « manques » à accepter pour éviter l’idolâtrie qui n’est que le produit d’un homme qui, voulant échapper au mystère, s’asservit à lui-même et finalement à la mort.

Après la chute, la première violence qui s’insinue entre l’homme et la femme, est celle de la convoitise⁠[10]. On la retrouve encore dans la relation entre Eve et Caïn « possédé » par sa mère qui en fait son « homme » excluant Adam.⁠[11] Cet amour outrancier explique la violence de Caïn qui ne peut supporter que Dieu privilégie Abel⁠[12]. Il n’a pu accepter le manque, canaliser, exprimer par des mots la force (la violence du désir) qui est en lui et cette force s’extériorise dans la brutalité.⁠[13]

Parallèlement à ces tristes histoires, Dieu non seulement promet la victoire dans la lutte contre le mal⁠[14] mais accompagne l’homme qui, confronté à la violence, a désormais tendance à la reproduire. Dieu s’efforce de lui inculquer un autre chemin : il met en garde Caïn contre la « bête tapie » qui le convoite puis, après le crime, après avoir dénoncé le coupable, il le protège pour éviter l’escalade de la violence mais en vain.⁠[15] La justice clémente de Dieu se révèle inefficace et c’est pourquoi, devant le déchaînement de la violence (hamas), Il décide de détruire « toute chair »[16] à l’exception de Noé, le juste, ses fils, sa femme, les femmes de ses fils et un couple de chaque espèce d’animaux soumis à un régime végétal qui rappelle que la maîtrise de l’homme doit être non-violente. De plus, non seulement Dieu qui voulait détruire toute chair, sauve la famille de Noé et un couple d’animaux mais il se repent et promet de ne plus recourir lui-même à la violence extrême.

Comment dès lors, à l’avenir, gérer cette violence que l’on ne pourrait extirper définitivement qu’en détruisant la création ? En instaurant « le régime de la loi » qui va limiter l’exercice de la violence⁠[17]. L’homme sera autorisé à manger la chair animale et l’herbe qui était réservée aux animaux, signe de l’animalité qui est en lui⁠[18]. Mais Dieu impose des restrictions. Tout d’abord, par l’interdit du sang⁠[19], Dieu nous met en garde métaphoriquement contre ce qui meut la violence, c’est-à-dire la convoitise et la haine enfouis dans le cœur de l’homme. Ensuite Dieu demandera des comptes à l’agresseur⁠[20] et instaure la loi du talion⁠[21] qui ne laisse pas le crime impuni mais limite la vengeance. La loi apparaît néanmoins comme violente. Elle est imparfaite dans la mesure où elle ne peut « établir une justice accomplie »[22] ni instaurer la douceur, faire que l’homme, à l’image de Dieu, renonce carrément à la violence. Si la loi est nécessaire dans un premier temps, elle a ses limites. L’homme est donc invité à aller au-delà, à renoncer à la violence. Dès avant le Sinaï, des décrets, des usages et des juges sont établis⁠[23]. Mais, au Sinaï, l’objectif des 10 paroles est de contrer la violence, et d’éradiquer sa source : la convoitise.⁠[24]

Il est intéressant de constater l’importance du berger, du pasteur dans les récits de la Genèse. Le berger est celui qui maîtrise l’animal mais en prend soin, celui aussi que maîtrise son animalité.⁠[25] C’est l’homme tel que Dieu le souhaite, l’homme qui, comme Abram, Jacob ou Joseph, apprend à renoncer à la maîtrise totale sur les gens et les événements et à éteindre ainsi la convoitise.

C’est surtout dans les relations de couple et dans les relations entre parents et enfants que cette pédagogie apparaît. C’est dans ces relations que l’un peut être objet de l’autre comme on l’a vu avec Adam et Eve, Eve et Caïn. Si Abraham et Sara se manipulent, au début de leur relation, pour organiser leur vie comme ils l’entendent, ils découvrent harmonie et fécondité à partir du moment où, à l’invitation de Dieu, Abram consent à renoncer au nom de ses parents et consent à la circoncision qui est le signe de son consentement au plan de Dieu. Acceptant ce manque, il s’ouvre à l’autre, à sa femme, aux visiteurs aux chênes de Mamré, à la confiance en Dieu, au don de la vie.⁠[26]

Pour en revenir aux insuffisances de la loi et à la nécessité d’arrêter la violence, le premier personnage qui incarne bien l’au-delà de la justice, c’est Joseph⁠[27]. Il n’y a pas au début de cet épisode fameux un innocent et des coupables. Joseph fait violence à ses frères en les provoquant, Jacob à ses autres fils en préférant Joseph et les frères à Joseph, bien sûr. Joseph arrête la violence en ne répondant pas aux accusations de la femme de Putiphar⁠[28]. Il s’enfuit nu, signe de son innocence retrouvée. Il a rompu avec le modèle parental⁠[29], il est devenu sage et lorsqu’il sera confronté à ses frères, il ne se vengera pas mais par quelque stratagème, par une violence « juste et mesurée » il amènera les coupables à reconnaître leur faute. Cette histoire montre que « la stricte justice est parfois trop courte parce que, lorsqu’elle châtie un violent, celui-ci ne se sent pas reconnu comme victime, alors que, la plupart du temps, il en est une aussi. »[30] La fraternité ne s’établit pas d’emblée comme on le voit avec Abel et Caïn, Jacob et Esaü⁠[31], Joseph et ses frères⁠[32] mais elle se construit lentement et il en est de même en ce qui concerne les relations entre peuples.⁠[33]

Derrière Joseph, se profile l’image du Serviteur souffrant⁠[34]. Celui-ci, mieux encore que Joseph, imite le Dieu de l’Alliance, refuse la violence, refuse le mensonge, accepte le manque, renonce à maîtriser son avenir et arrête à lui le mal, ouvrant ainsi un chemin de paix. En l’exaltant, Dieu « se contente de dénoncer l’injustice dont il a été victime, permettant ainsi aux violents de découvrir leur violence insue. »[35] Il ne les châtie pas mais leur offre une possibilité de reconnaître leur erreur, de se détourner du mal et rendre le bonheur possible, puisque « le bonheur surgit […] au lieu où s’entrecroisent amour de Dieu et amour de l’autre (re)commandés par la Loi ».⁠[36]

En définitive, quelle leçon tirer de cette lecture ? La violence est inévitable, elle fait « partie intégrante de la réalité des humains ». Mais, d’une part, pour l’empêcher d’être destructrice, il faut veiller à ce que le désir ne dégénère pas en convoitise ; autrement dit, il faut apprendre à accepter le manque, à accepter de ne pas avoir prise sur tous les aspects de notre vie comme la Loi l’indique : « le consentement à une parole imposant un manque […] apparaît comme le chemin du devenir humain ».⁠[37] d’autre part, cette violence, quand elle risque de nous emporter, « il faut apprendre à la gérer » par « la parole qui permet de ne pas passer à l’acte ou en tout cas de [la] vivre […] autrement » par des exutoires, comme Dieu le signifie à Caïn⁠[38].

Dans la société contemporaine pétrie de libéralisme, on a tendance à exclure le vide, le manque et, en même temps, on nie que la violence soit « humaine », qu’elle fasse « partie intégrante de la réalité des humains » ; on veut éviter tout conflit tout en doutant qu’il y ait Quelqu’un au-dessus de chacun, une Loi au-dessus des lois. Et quand la violence éclate, on se trouve démuni⁠[39].

C’est le drame des sociétés développées : « il s’est développé un esprit de liberté qui met en cause toute instance supérieure, tout ordre qui, là aussi, prétendraient imposer la limite. A la place du devoir, le désir ; et en fait de désir, l’envie. Naguère le grand Principe (Dieu, l’Idée, la Patrie, la Révolution…) déléguait au maître le pouvoir de faire obéir ; il y avait un maître des maîtres, qui autorisait leur autorité. Dans le marché de l’économie triomphante, le Maître des maîtres c’est le grand moteur du système : l’envie elle-même, l’envie de chacun prise dans le magma de l’Envie universelle, célébrée et soutenue par la publicité. »[40] Et, « s’il n’y a plus l’instance qui ordonne et unifie, la pensée devient, sous le signe du désir, une kyrielle de conflits recouverts et insolubles. »[41]

Il est toujours dangereux de laisser notre désir dégénérer en convoitise. La Bible le révèle constamment et la psychanalyse confirme que « La religion soutient la violence ou l’entrave, selon qu’elle favorise ou non le possible renoncement à un objet source de toute satisfaction. Si elle permet de ne pas renoncer, et ne fait que fondre les exigences pulsionnelles individuelles dans celles du groupe, le risque est grand que le groupe se fasse alors l’amplificateur des pulsions destructrices, alors tournées vers l’extérieur pour défendre la possibilité de la satisfaction de l’intérieur. »[42]

Il est toujours dangereux, en même temps, de considérer que la violence est l’apanage de l’autre toujours coupable d’agresser notre innocence, de ne voir que la paille qui est dans son œil alors qu’il y a une poutre dans le nôtre⁠[43]. La psychanalyse confirme que « La tentation reste forte, le mouvement légitime, de vouloir mettre cette part d’inintégrable hors de soi, ne serait-ce que pour la contrôler, et trouver pour cela une peuplade, un groupe, un « Turc », un étranger. Un peu plus barbare, un peu plus sauvage que soi. Si le jeu est permis, la mise en scène nécessaire, pour mettre dehors ce qui menace de l’intérieur, nous ne pouvons toutefois plus être dupes, personne ne nous déchargera de notre responsabilité. Tel est le drame de l’homme désenchanté. »⁠[44]

Or la violence est d’abord en nous et il convient de le reconnaître, de reconnaître que « L’agressivité est une disposition instinctive primitive et autonome de l’être humain, et [que] la civilisation y trouve son entrave la plus redoutable. »⁠[45]

Mais, il n’y a pas à désespérer car « si la vie et la mort sont inséparables, humanité et barbarie ne se laissent pas non plus disjoindre ! »[46] « Si la pulsion de mort est à l’œuvre, inexorablement, Eros n’en est pas moins là, qui pousse toujours et encore à chercher, à maintenir ou à rétablir la relation à l’objet. […] La vie est possible malgré la mort. Il y a une humanité possible malgré la barbarie. Si l’on s’imagine toutefois épargné par la pulsion de mort, si l’ambivalence n’est pas possible, si le « mauvais » reste au-dehors, étranger au moi, toutes les violences se justifient et les barbares se réveillent au nom de la sécurité, ou de l’illusoire pureté du moi, de la race ou de la nation. L’indomptable, le sexuel infantile d’avant toute castration et soumission à la Loi, peut donner libre cours à son déchaînement. La déshumanisation menace, parce qu’alors il ne peut y avoir d’autre en soi, l’autre étant devenu l’incarnation du mal ou du non-humain. Lorsqu’on ne joue plus, ou lorsqu’on se prend trop au jeu, lorsqu’on se raconte qu’en exterminant le mal, le bien triomphera, alors le danger du déchaînement de la violence se fait menaçant, qui se nourrit des forces du mal qu’il pose en dehors pour les combattre. Et pourtant nous ne pouvons vivre sans croire, un peu, que l’homme vaut mieux que le barbare qu’il ne surveille jamais aussi bien que lorsqu’il le reprend en lui ![47]


1. Notamment : WENIN André, La Bible ou La violence surmontée, DDB ; SONNET Jean-Pierre et WENIN André, La mort de Samson : Dieu bénit-il l’attentat suicide ? op. cit., pp. 372-381 ; LEBRUN Jean-Pierre et WENIN André, Des lois pour être humain, Humus Entretiens, Erès, 2008. A. Wénin s’appuie sur les travaux du P. Paul Beauchamp, sj (1924-2001)
2. On peut ajouter avec Th. Römer que « Dieu ne se retire d’aucun domaine de la vie humaine ; il est présent aussi là où l’homme est confronté à ses côtés obscurs : la haine, l’égoïsme, la cruauté, la guerre, la violence. » (Des meurtres et des guerres : Le Dieu de la Bible hébraïque aime-t-il la violence, in Maguerat, op . cit., pp. 55-56).
3. WENIN A., La Bible ou La violence surmontée, op. cit., pp. 19-22. L’auteur scrute l’histoire de Joseph vendu par ses frères (Gn 37) et montre que tous les personnages font violence aux autres : Joseph qui calomnie et provoque la jalousie des frères, Jacob qui privilégie Joseph et bien sûr les frères qui se vengeront en vendant Joseph et en infligeant le chagrin du deuil à leur père.
4. LEBRUN Jean-Pierre et WENIN André, Des lois pour être humain, op. cit., p. 77.
5. A. Wénin cite en exemple le lecteur juif et rappelle ce qu’E. Lévinas écrivait : « tout se passe comme si la multiplicité des personnes (…) était la condition de la plénitude de la « vérité absolue » comme si chaque personne par son unicité, assurait la révélation d’un aspect unique de la vérité. » (in Au-delà du verset, Minuit, 1982, p. 163, cité in WENIN A., La Bible ou la violence surmontée, op. cit., pp. 18-19).
6. WENIN A., op. cit., p. 31.
7. Gn 1, 28-30.
8. Gn 1, 1-2.
9. Non seulement il se présente comme un dieu soucieux du bonheur de l’homme mais, en plus, il donne de Dieu une fausse image. (WENIN A., op. cit., p. 98). La convoitise qu’il suscite est donc liée à la double idolâtrie dénoncée par le Décalogue (Ex 20, 3-4).
10. Gn 3, 16 : « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi ». L’autre, de partenaire, devient objet.
11. « …la grande tentation de la mère est de prendre l’enfant pour elle et de vivre sa jouissance avec lui. Quant à la tentation du père, c’est au fond d’abdiquer de sa position de mari devant cette situation-là… » (LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., p. 85) Et le psychanalyste confirme : « C’est extrêmement proche du pari de Freud d’avoir fait de la mère la première chose à laquelle il faut renoncer. C’est comme si le texte biblique disait déjà ça… ». (Id.)
12. Gn 4, 1-5.
13. C’est aussi, rappelons-nous, l’analyse du Rabbin Guigui. Elle trouve une confirmation dans la psychanalyse comme l’indique le titre d’un ouvrage d’un élève de Jacques Lacan (1901-1981) : La parole ou la mort de SAFOUAN Moustapha, Seuil, 1993 : « Entre deux sujets, il n’y a que la parole ou la mort, le salut ou la pierre. Poser la violence au principe de ce qu’on appelle » la condition humaine » sans tenir compte de ce qu’elle comporte comme défaite de la parole, ne mène nulle part ». (Cité in LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., op. cit., p. 82).
14. Gn 3, 15.
15. Gn 4, 9-16.
16. A. Wénin (La Bible ou la violence surmontée, op. cit., pp. 32-36) s’arrête à l’expression « toute chair avait perverti sa conduite (son chemin) sur la terre » (Gn 6, 12) qui renvoie à Gn 1, 29-30 et au régime végétarien de toute « chair », régime de douceur qui a été perverti. Dans l’arche, les provisions sont végétales (Gn 6, 21).
17. Id., p. 40-51. Mais ne peut-on considérer aussi la loi comme une « violence » ? Th. Römer pose cette question sur le plan politique : « La loi indispensable à toute démocratie ne contient-elle pas une violence nécessaire au fonctionnement de la société ? » (Des meurtres et des guerres : Le Dieu de la Bible hébraïque aime-t-il la violence ? in Maguerat, op. cit., p. 56). S’il existe, comme Freud le pense, une pulsion de haine et d’extermination, alors « il semble que toute tentative de substituer au pouvoir réel le pouvoir des idées est aujourd’hui encore vouée à l’échec. C’est une erreur de calcul de ne pas considérer que le droit n’était à l’origine que violence à l’état brut, et qu’il ne peut de nos jours non plus se passer du soutien de la violence. » (S. Freud, A. Einstein, Pourquoi la guerre ?, in Résultats, idées, problèmes II, PUF, (1933) 1985, p. 209). Toutefois, fait remarquer M. Vaucher, « La haine à l’égard de celui qui impose des limites auxquelles il est lui-même soumis n’est pas une haine à mort, elle permet une transaction et favorise un double mouvement de différenciation et d’indentification. » (Vie, violence…La haine, voie de transformation de la violence, in Maguerat, op. cit., p. 22). De plus, la « violence juridique ou violence du droit est une contre-violence, une violence dont le but est l’élimination de la violence pure » (ASSMAN Jan, op. cit., p. 24). Pour Assman, la « violence pure » ou « violence affective » est celle qui est animée par la colère, la peur et la jalousie (id., pp20-23). Cette « contre-violence » ne serait pas effective sans violence.
18. Gn 9, 1-3 : « Dieu bénit Noé et ses fils, il leur dit : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre. Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre et de tous les oiseaux du ciel. Tout ce qui remue sur le sol et tous les poissons de la mer sont livrés entre vos mains. Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture comme déjà l’herbe mûrissante, je vous donne tout. » »
19. Gn 9, 4 : « Toutefois vous ne mangerez pas la chair avec sa vie, c’est-à-dire son sang. »
20. Gn 9, 5 : « Et de même, de votre sang, qui est votre propre vie, je demanderai compte à l’homme : à chacun je demanderai compte de la vie de son frère. »
21. Gn 9, 6: « Qui verse le sang de l’homme, par l’homme verra son sang versé… ».
22. WENIN A., op. cit., p. 44.
23. Ex 15, 25 ; 18, 13-26.
24. On peut en effet s’étonner de la formulation des neuvième et dixième commandements dans un texte à caractère juridique. Mais comme l’écrit Joan Chittister, « l’essence des neuvième et dixième commandements est vraiment, finalement, la substance et l’incarnation du premier. Elle consiste à rejeter les idoles, à se fondre en Dieu, à être pleinement conscient –enfin- qu’une seule chose compte vraiment dans la vie ». Idolâtrie, convoitise, cupidité, jalousie, envie, sont les obstacles majeurs à une vraie vie avec Dieu. (CHITTISTER J., Les dix commandements, Les lois du cœur, Bayard, 2009, pp. 107-126)
25. Abel préféré à l’agriculteur (Gn 4, 3-4), Noé gardien de la gent animale (Gn 7, 7-16), Abraham (Gn 13, 2 et ), Isaac (Gn 25, 14), Jacob (Gn 30, 29-43), Joseph (Gn 37, 2) tandis que ses frères, pasteurs aussi, ressemblent plus à la « bête féroce » qui, prétendront-ils, a tué Joseph.
26. Il n’empêche qu’Abraham cède à la toute-puissance paternelle lorsqu’il « décide de tuer son fils. qu’un Dieu le lui ait apparemment ordonné, peu importe au fond : on peut très bien assouvir sa jouissance en obéissant à la parole d’un autre. Du reste, dans ce récit, Dieu vient arrêter le geste du père en lui disant de ne pas faire de mal au garçon. Dès lors, dans la main du père, le couteau ne servira plus qu’à trancher le lien qui, symboliquement, servait à lier Isaac, à le paralyser. » Le psychiatre et psychanalyste Jean-Pierre Lebrun renchérit : « C’est d’ailleurs la lecture que l’on peut faire du tableau du Caravage, Le sacrifice d’Isaac (…) l’ange ne s’y contente pas d’arrêter le geste d’Abraham ; il montre au père qu’il s’est trompé, qu’il a mal compris ce qui lui était demandé. Si Dieu a réclamé Isaac, ce n’est pas pour le prendre, c’est pour le libérer. Ce n’est donc pads le fils qui doit être sacrifié, mais l’emprise paternelle. » (LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., pp. 73-74).
27. Gn 37-47.
28. Gn 39, 7-20.
29. Gn 29, 15-30. Allusion aux marchandages entre Laban, père de Léa et de Rachel, et Jacob
30. WENIN A., op . cit., p. 57.
31. Gn 25 et svts. Dans Gn 33, 4-11 , on assiste à leur transformation.
32. Cf. WENIN A., Joseph ou l’invention de la fraternité, Lessius, 2005.
33. Cf. les épisodes mettant en scène Abraham et Mzlkisédeq (Gn 14, 18-20), Abraham et Abimélek (Gn 21, 27. 31-31), Isaac et Abimélek ( Gn 26, 26-31), Joseph et putiphar (Gn 39, 2-6), Joseph et Pharaon (Gn 41, 38-40), Pharaon et la famille de Joseph (Gn 47, 38-40).
34. Is 52-53.
35. WENIN A.,La Bible ou La violence surmontée, op. cit., p. 59.
36. WENIN A.,id., p. 143.
37. LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., op. cit., p. 228.
38. LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., p. 90. Comme la Bible le montre, la psychanalyse et le travail cliniques attestent aussi « qu’effectivement, il n’est pas possible de ne pas la [la violence] rencontrer mais qu’il s’agit toujours de nous mettre au travail pour arriver à ce qu’elle soit autre que destructrice ». (Id., pp. 91-92). Comme on l’a dit et répété, la parole est importante : « nous ne sommes hommes et nous ne tenons les uns aux autres que par la parole » disait Montaigne précisant que « le mentir est un maudit vice » (Essais, Livre I, chap. IX, cité in LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., op. cit ., p. 112). Mais si « l’absence de parole engendre un mécanisme de violence, d’exclusion et d’écrasement de l’autre », la parole peut elle aussi être violente et pousser à la violence, ne serait-ce que sous la forme du mensonge : ainsi, Esaü veut tuer Jacob parce qu’il a menti (Gn 27). Toutefois, « on peut sortir du processus de la violence, à travers une parole qui, peut-être, fait violence dans un premier temps parce qu’elle oblige la personne à se mettre en face d’elle-même et de sa propre violence, mais qui ensuite permet d’ajuster les relations. […] C’est cela qui permet d’en sortir sans qu’il y ait ni vainqueur ni vaincu. » C’est pourquoi A. Wénin parle d’une « parole juste » et non d’une parole vraie. La parole juste par rapport à un événement permet l’ajustement des personnes. Ainsi en est-il avec Joseph face à ses frères en Égypte, ainsi en est-il avec Nathan face à David (2 S 11-12). A. Wénin rappelle que « la vérité est un concept eschatologique » et qu’ « il est impossible, comme être humain de s’accorder pleinement à la vérité, de la « trouver ». »(Id., pp. 101-126)
39. Le psychanalyste constate la disparition, dans le face à face, de ce qu’il appelle la « place tierce » ou encore « la figure tutélaire » occupant une « place différente » sur le plan moral ou sur le plan social. Tout le monde prétend occuper une place équivalente. Dans cette situation, « il n’y aura pas de légitimité à ce que l’un des deux décide, à ce que mon avis puisse prévaloir sur le vôtre, ou que l’avis du professeur prévale sur celui de l’élève, celui de l’expert sur celui qui ne connaît rien, celui du parent sur l’enfant, ou du roi sur ses sujets ou d’un Premier ministre sur son gouvernement… Si on n’a plus cette possibilité reconnue comme allant de soi, on se voit contraint de rester l’un et l’autre dans l’expectative, ce qui ne peut que favoriser tôt ou tard la prise de pouvoir de force par l’un des deux. Autrement dit, imposer par la contrainte réelle ce qui ne peut plus s’imposer par une contrainte symbolique. » Contrainte de la « figure tutélaire ». Dès lors, « on n’a plus à sa disposition ce qui permet de trouver une issue au conflit ; et c’est dans ce contexte-là que notre société doit éviter celui-ci, parce qu’elle sait très bien qu’on ne peut plus en sortir ; mais en pratiquant cette politique de l’évitement, elle laisse le cancer se propager, puisque de toute façon, viendra bien le moment où elle sera contrainte à la prise de position qui entérinera la différence des places. » De plus, si, à l’origine, on nie une différence de places, « les gens sont mis en situation de se sentir en danger s’ils soutiennent leur propre parole, puisque celui qui dit risque toujours de se voir contredire, et donc d’être confronté à l’altérité concrète de l’autre sans avoir à sa disposition une voie pacifique pour s’en sortir… ; de ce fait, beaucoup taisent ce qu’ils ont à dire.
   Hier, ils se taisaient parce qu’il y avait un interlocuteur qu’ils pensaient être le grand castrateur, mais aujourd’hui, ils se taisent parce que la confrontation avec quiconque peut se retourner en castration. Dans les deux cas, certes dans des contextes différents, ne pas dire accomplit anticipativement le meurtre de l’autre. » L’exégète ajoute : « Le meurtre, et même parfois, aussi, la négation de soi, quand on n’ose plus dire ce que l’on a à dire. Celui qui s’engage dans cette voie se nie lui-même en tant que sujet, fait violence au sujet en lui. » (LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., pp. 90-100).
40. BELLET Maurice, « Je ne suis pas venu apporter la paix… », Essai sur la violence absolue, Albin Michel, 2009, p. 18. (Né en 1923, prêtre, théologien, philosophe, psychanalyste).
41. Id., p. 56.
42. VAUCHER Myriam, Vie, violence… La haine, voie de transformation de la violence, in Maguerat, op. cit., pp. 32-33.
43. Lc 6, 41-43 : « qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : « Frère, attends. Que j’ôte la paille qui est dans ton œil », toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil ! et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère. »
44. VAUCHER Myriam, op. cit., p.15.
45. Freud  Malaise dans la civilisation, PUF, 1930, p. 77. M. Vaucher confirme : « Les hommes ne sont civilisés que tardivement, contre leur gré et en surface ! Au fond, ils restent des barbares, des enfants, des frères luttant les uns contre les autres ! » (op. cit., p. 21).
46. VAUCHER Myriam, op. cit., p. 14.
47. Id., p. 32. Retenons aussi cette réflexion de l’auteur sur l’importance du rite et de ce qu’il traduit : « Violence de vie. Violence de mort. Cela ne fonctionne que si le rite permet une mise en scène de la violence dans un espace symbolique, et non sa mise en scène sur la scène du monde. » (id., p. 31).