[1].
Tout d’abord, si la Bible nous parle de vie et de mort, de notre vie, de notre mort, de notre histoire, elle ne peut éviter de montrer la violence qui est, d’une manière ou d’une autre, constamment présente dans toute existence et de nous inciter à prendre position face à cette réalité à laquelle nous sommes confrontés tout au long de notre cheminement.[2]
Ainsi la Bible est, pour une part, le « miroir » de nos violences qu’elle analyse finement jusqu’à leurs racines[3]. Et il est « heureux qu’il en soit ainsi. Car si la violence était occultée, tout un pan de la réalité humaine lui échapperait. Alors, la Bible, au lieu de m’offrir des pages pour penser cette réalité omniprésente dans l’histoire, me priverait de pouvoir la penser. Et, faute de refléter l’humain, elle perdrait de sa pertinence en parlant de Dieu… »[4]
Mais, on remarque aussi que la Bible implique Dieu lui-même dans la violence. Dieu tente de la réfréner, il la punit parfois d’une violence mesurée, parfois aussi de manière cruelle. Parfois enfin, Dieu encourage la violence des hommes.
Si on s’arrête à un récit sanglant particulier sans tenir compte de toute l’ampleur des livres qui constituent la Bible, on passe à coup sûr, à côté de l’essentiel. Car Dieu qui accompagne les hommes dans leurs tribulations les entraîne progressivement à résoudre leurs problèmes autrement que par des moyens violents.
Les auteurs inspirés, lorsqu’ils parlent de Dieu, nous révèlent certes des vérités, un Dieu qui combat le mal, un Dieu juste, fidèle, libérateur, exigeant mais aussi, dans une mesure incommensurable, un Dieu inconnaissable, indicible qu’ils ne peuvent exprimer qu’avec leurs mots à travers des représentations toujours approximatives. Le lecteur qui se fait aussi des images de Dieu, est donc sommé de dialoguer avec le Livre[5].
Or, que constatons-nous lorsque nous essayons, non de sélectionner les textes suivant nos intérêts, mais de tout recevoir, contradictions apparentes ou réelles comprises ?
Il ne faut pas oublier, pour bien lire l’ensemble de la Bible, de méditer le récit des origines : le livre de la Genèse qui « offre une clé de lecture pour l’ensemble du récit biblique »[6].
d’emblée, Dieu apparaît comme le défenseur de la vie contre les forces du mal. Il maîtrise le chaos initial sans destruction ni violence pour faire naître la vie. De plus, il limite sa maîtrise en se reposant le septième jour. A son image, l’homme est invité à maîtriser l’animal sans le tuer[7] : il donne comme nourriture les céréales et les fruits à l’homme et l’herbe aux animaux[8]. Ainsi la vie s’écoule sans lutte dans un monde de douceur et d’harmonie. Mais, maîtriser l’animal, c’est aussi maîtriser l’animalité, la force vitale brute qui est en nous et qui s’exprime par la convoitise. A l’école du serpent[9], la convoitise s’exaspère devant la limite et le manque, elle veut tout savoir et jouir de tout et suscite la jalousie et la violence. Or c’est précisément par le manque que Dieu veut éduquer notre désir pour que nous reconnaissions comme don ce qu’il nous accorde et que nous fassions confiance au donateur, un donateur qui ne comble pas notre désir mais manifeste ainsi sa volonté de le combler. La stérilité temporaire, la circoncision, le sabbat, le régime alimentaire, etc., sont autant de « manques » à accepter pour éviter l’idolâtrie qui n’est que le produit d’un homme qui, voulant échapper au mystère, s’asservit à lui-même et finalement à la mort.
Après la chute, la première violence qui s’insinue entre l’homme et la femme, est celle de la convoitise[10]. On la retrouve encore dans la relation entre Eve et Caïn « possédé » par sa mère qui en fait son « homme » excluant Adam.[11] Cet amour outrancier explique la violence de Caïn qui ne peut supporter que Dieu privilégie Abel[12]. Il n’a pu accepter le manque, canaliser, exprimer par des mots la force (la violence du désir) qui est en lui et cette force s’extériorise dans la brutalité.[13]
Parallèlement à ces tristes histoires, Dieu non seulement promet la victoire dans la lutte contre le mal[14] mais accompagne l’homme qui, confronté à la violence, a désormais tendance à la reproduire. Dieu s’efforce de lui inculquer un autre chemin : il met en garde Caïn contre la « bête tapie » qui le convoite puis, après le crime, après avoir dénoncé le coupable, il le protège pour éviter l’escalade de la violence mais en vain.[15] La justice clémente de Dieu se révèle inefficace et c’est pourquoi, devant le déchaînement de la violence (hamas), Il décide de détruire « toute chair »[16] à l’exception de Noé, le juste, ses fils, sa femme, les femmes de ses fils et un couple de chaque espèce d’animaux soumis à un régime végétal qui rappelle que la maîtrise de l’homme doit être non-violente. De plus, non seulement Dieu qui voulait détruire toute chair, sauve la famille de Noé et un couple d’animaux mais il se repent et promet de ne plus recourir lui-même à la violence extrême.
Comment dès lors, à l’avenir, gérer cette violence que l’on ne pourrait extirper définitivement qu’en détruisant la création ? En instaurant « le régime de la loi » qui va limiter l’exercice de la violence[17]. L’homme sera autorisé à manger la chair animale et l’herbe qui était réservée aux animaux, signe de l’animalité qui est en lui[18]. Mais Dieu impose des restrictions. Tout d’abord, par l’interdit du sang[19], Dieu nous met en garde métaphoriquement contre ce qui meut la violence, c’est-à-dire la convoitise et la haine enfouis dans le cœur de l’homme. Ensuite Dieu demandera des comptes à l’agresseur[20] et instaure la loi du talion[21] qui ne laisse pas le crime impuni mais limite la vengeance. La loi apparaît néanmoins comme violente. Elle est imparfaite dans la mesure où elle ne peut « établir une justice accomplie »[22] ni instaurer la douceur, faire que l’homme, à l’image de Dieu, renonce carrément à la violence. Si la loi est nécessaire dans un premier temps, elle a ses limites. L’homme est donc invité à aller au-delà, à renoncer à la violence. Dès avant le Sinaï, des décrets, des usages et des juges sont établis[23]. Mais, au Sinaï, l’objectif des 10 paroles est de contrer la violence, et d’éradiquer sa source : la convoitise.[24]
Il est intéressant de constater l’importance du berger, du pasteur dans les récits de la Genèse. Le berger est celui qui maîtrise l’animal mais en prend soin, celui aussi que maîtrise son animalité.[25] C’est l’homme tel que Dieu le souhaite, l’homme qui, comme Abram, Jacob ou Joseph, apprend à renoncer à la maîtrise totale sur les gens et les événements et à éteindre ainsi la convoitise.
C’est surtout dans les relations de couple et dans les relations entre parents et enfants que cette pédagogie apparaît. C’est dans ces relations que l’un peut être objet de l’autre comme on l’a vu avec Adam et Eve, Eve et Caïn. Si Abraham et Sara se manipulent, au début de leur relation, pour organiser leur vie comme ils l’entendent, ils découvrent harmonie et fécondité à partir du moment où, à l’invitation de Dieu, Abram consent à renoncer au nom de ses parents et consent à la circoncision qui est le signe de son consentement au plan de Dieu. Acceptant ce manque, il s’ouvre à l’autre, à sa femme, aux visiteurs aux chênes de Mamré, à la confiance en Dieu, au don de la vie.[26]
Pour en revenir aux insuffisances de la loi et à la nécessité d’arrêter la violence, le premier personnage qui incarne bien l’au-delà de la justice, c’est Joseph[27]. Il n’y a pas au début de cet épisode fameux un innocent et des coupables. Joseph fait violence à ses frères en les provoquant, Jacob à ses autres fils en préférant Joseph et les frères à Joseph, bien sûr. Joseph arrête la violence en ne répondant pas aux accusations de la femme de Putiphar[28]. Il s’enfuit nu, signe de son innocence retrouvée. Il a rompu avec le modèle parental[29], il est devenu sage et lorsqu’il sera confronté à ses frères, il ne se vengera pas mais par quelque stratagème, par une violence « juste et mesurée » il amènera les coupables à reconnaître leur faute. Cette histoire montre que « la stricte justice est parfois trop courte parce que, lorsqu’elle châtie un violent, celui-ci ne se sent pas reconnu comme victime, alors que, la plupart du temps, il en est une aussi. »[30] La fraternité ne s’établit pas d’emblée comme on le voit avec Abel et Caïn, Jacob et Esaü[31], Joseph et ses frères[32] mais elle se construit lentement et il en est de même en ce qui concerne les relations entre peuples.[33]
Derrière Joseph, se profile l’image du Serviteur souffrant[34]. Celui-ci, mieux encore que Joseph, imite le Dieu de l’Alliance, refuse la violence, refuse le mensonge, accepte le manque, renonce à maîtriser son avenir et arrête à lui le mal, ouvrant ainsi un chemin de paix. En l’exaltant, Dieu « se contente de dénoncer l’injustice dont il a été victime, permettant ainsi aux violents de découvrir leur violence insue. »[35] Il ne les châtie pas mais leur offre une possibilité de reconnaître leur erreur, de se détourner du mal et rendre le bonheur possible, puisque « le bonheur surgit […] au lieu où s’entrecroisent amour de Dieu et amour de l’autre (re)commandés par la Loi ».[36]
En définitive, quelle leçon tirer de cette lecture ? La violence est inévitable, elle fait « partie intégrante de la réalité des humains ». Mais, d’une part, pour l’empêcher d’être destructrice, il faut veiller à ce que le désir ne dégénère pas en convoitise ; autrement dit, il faut apprendre à accepter le manque, à accepter de ne pas avoir prise sur tous les aspects de notre vie comme la Loi l’indique : « le consentement à une parole imposant un manque […] apparaît comme le chemin du devenir humain ».[37] d’autre part, cette violence, quand elle risque de nous emporter, « il faut apprendre à la gérer » par « la parole qui permet de ne pas passer à l’acte ou en tout cas de [la] vivre […] autrement » par des exutoires, comme Dieu le signifie à Caïn[38].
Dans la société contemporaine pétrie de libéralisme, on a tendance à exclure le vide, le manque et, en même temps, on nie que la violence soit « humaine », qu’elle fasse « partie intégrante de la réalité des humains » ; on veut éviter tout conflit tout en doutant qu’il y ait Quelqu’un au-dessus de chacun, une Loi au-dessus des lois. Et quand la violence éclate, on se trouve démuni[39].
C’est le drame des sociétés développées : « il s’est développé un esprit de liberté qui met en cause toute instance supérieure, tout ordre qui, là aussi, prétendraient imposer la limite. A la place du devoir, le désir ; et en fait de désir, l’envie. Naguère le grand Principe (Dieu, l’Idée, la Patrie, la Révolution…) déléguait au maître le pouvoir de faire obéir ; il y avait un maître des maîtres, qui autorisait leur autorité. Dans le marché de l’économie triomphante, le Maître des maîtres c’est le grand moteur du système : l’envie elle-même, l’envie de chacun prise dans le magma de l’Envie universelle, célébrée et soutenue par la publicité. »[40] Et, « s’il n’y a plus l’instance qui ordonne et unifie, la pensée devient, sous le signe du désir, une kyrielle de conflits recouverts et insolubles. »[41]
Il est toujours dangereux de laisser notre désir dégénérer en convoitise. La Bible le révèle constamment et la psychanalyse confirme que « La religion soutient la violence ou l’entrave, selon qu’elle favorise ou non le possible renoncement à un objet source de toute satisfaction. Si elle permet de ne pas renoncer, et ne fait que fondre les exigences pulsionnelles individuelles dans celles du groupe, le risque est grand que le groupe se fasse alors l’amplificateur des pulsions destructrices, alors tournées vers l’extérieur pour défendre la possibilité de la satisfaction de l’intérieur. »[42]
Il est toujours dangereux, en même temps, de considérer que la violence est l’apanage de l’autre toujours coupable d’agresser notre innocence, de ne voir que la paille qui est dans son œil alors qu’il y a une poutre dans le nôtre[43]. La psychanalyse confirme que « La tentation reste forte, le mouvement légitime, de vouloir mettre cette part d’inintégrable hors de soi, ne serait-ce que pour la contrôler, et trouver pour cela une peuplade, un groupe, un « Turc », un étranger. Un peu plus barbare, un peu plus sauvage que soi. Si le jeu est permis, la mise en scène nécessaire, pour mettre dehors ce qui menace de l’intérieur, nous ne pouvons toutefois plus être dupes, personne ne nous déchargera de notre responsabilité. Tel est le drame de l’homme désenchanté. »[44]
Or la violence est d’abord en nous et il convient de le reconnaître, de reconnaître que « L’agressivité est une disposition instinctive primitive et autonome de l’être humain, et [que] la civilisation y trouve son entrave la plus redoutable. »[45]
Mais, il n’y a pas à désespérer car « si la vie et la mort sont inséparables, humanité et barbarie ne se laissent pas non plus disjoindre ! »[46] « Si la pulsion de mort est à l’œuvre, inexorablement, Eros n’en est pas moins là, qui pousse toujours et encore à chercher, à maintenir ou à rétablir la relation à l’objet. […] La vie est possible malgré la mort. Il y a une humanité possible malgré la barbarie. Si l’on s’imagine toutefois épargné par la pulsion de mort, si l’ambivalence n’est pas possible, si le « mauvais » reste au-dehors, étranger au moi, toutes les violences se justifient et les barbares se réveillent au nom de la sécurité, ou de l’illusoire pureté du moi, de la race ou de la nation. L’indomptable, le sexuel infantile d’avant toute castration et soumission à la Loi, peut donner libre cours à son déchaînement. La déshumanisation menace, parce qu’alors il ne peut y avoir d’autre en soi, l’autre étant devenu l’incarnation du mal ou du non-humain. Lorsqu’on ne joue plus, ou lorsqu’on se prend trop au jeu, lorsqu’on se raconte qu’en exterminant le mal, le bien triomphera, alors le danger du déchaînement de la violence se fait menaçant, qui se nourrit des forces du mal qu’il pose en dehors pour les combattre. Et pourtant nous ne pouvons vivre sans croire, un peu, que l’homme vaut mieux que le barbare qu’il ne surveille jamais aussi bien que lorsqu’il le reprend en lui ![47]
Hier, ils se taisaient parce qu’il y avait un interlocuteur qu’ils pensaient être le grand castrateur, mais aujourd’hui, ils se taisent parce que la confrontation avec quiconque peut se retourner en castration. Dans les deux cas, certes dans des contextes différents, ne pas dire accomplit anticipativement le meurtre de l’autre. » L’exégète ajoute : « Le meurtre, et même parfois, aussi, la négation de soi, quand on n’ose plus dire ce que l’on a à dire. Celui qui s’engage dans cette voie se nie lui-même en tant que sujet, fait violence au sujet en lui. » (LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., pp. 90-100).