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c. La fille de Jephté

L’histoire de Jephté⁠[1] est sensiblement différente malgré quelques ressemblances⁠[2] : elle finit mal puisque la fille de Jephté meurt et sans avoir connu d’homme. Mais la différence la plus importante vient du fait que ce n’est pas Dieu qui demande le sacrifice. C’est Jephté lui-même qui fait le vœu de sacrifier la première personne rencontrée sans savoir que ce serait sa propre fille qui se précipiterait pour l’accueillir. Pour Römer, l’analyse du texte montre que les versets 29 et 33 du chapitre 11 et les versets 1 et 2 du chapitre 12 « forment une unité narrative » où la fille de Jephté n’intervient pas. Les versets 30 et 34 à 39 du chapitre 11 ont été ajoutés après coup. Sans doute l’auteur a-t-il été influencé par l’Iphigénie d’Euripide (vers 410 av. J.-C.). Toujours est-il que ce texte où Dieu n’intervient pas, « réfléchit sur l’absence de Dieu dans le monde des hommes, mais aussi sur la responsabilité de l’homme y engageant Dieu. (…) Dieu qui peut nous paraître cruel, mais qui est surtout un Dieu qui se tait face aux aberrations des humains, et qui confronte les hommes avec leur propre cruauté. »[3]

Un autre exégète, Daniel Arnold⁠[4], nous propose de replacer le voeu de Jephté dans le contexte global du livre des Juges afin d’établir si nous nous trouvons devant le récit d’un sacrifice humain ou d’une consécration au service de Dieu⁠[5]. En effet, si certains exégètes estiment qu’il s’agit bien d’un holocauste, d’un « sacrifice entièrement brûlé » par un juge perverti par le paganisme⁠[6], d’autres font remarquer que l’esprit du Seigneur est sur Jephté⁠[7] et que celui-ci est cité par Paul parmi les gloires d’Israël⁠[8]. Pour ces exégètes, le vrai drame n’est pas la mort de la fille de Jephté mais sa virginité. Par ailleurs, le peuple, même dépravé, ne resterait pas indifférent face à un tel sacrifice puisqu’il réagit au crime de Guivéa⁠[9] ^. ^

D. Arnold penche pour cette dernière hypothèse. Le contexte du livre montre que le peuple est corrompu mais non ses juges malgré quelques écarts. Le contexte historique est aussi révélateur : si l’auteur ne reprend que douze juges pour une durée de trois siècles, c’est qu’ils sont représentatifs de tous les autres⁠[10]. Si l’on s’arrête aux « petits » juges, petits parce que l’auteur ne leur consacre que quelques versets, on constate, par la structure du texte que les regards sont focalisés sur Jephté et sur l’absence de descendance en ce qui le concerne⁠[11]. C’est aussi par la structure du texte que l’exégète établit la marginalité de Jephté responsable de trois tribus marginales par rapport aux promesses divines⁠[12]. Jephté, marginal, impur précise Arnold, par sa naissance (fils d’une prostituée) et par sa tribu, cherche à renouveler son alliance avec Dieu par une offrande dont il Lui laisse le choix mais en signe de vraie soumission, il s’agit de l’offrande d’une personne qui sera celle qu’il apprécie le plus. Consacrée à l’Eternel, elle sera offerte en « holocauste », dit le texte. Non en sacrifice, dit Arnold, mais en don total par le célibat⁠[13], en « offrande d’une agréable odeur qui monte vers Dieu ».⁠[14] Dans cette perspective, on peut se demander pourquoi Jephté ne s’offre pas lui-même ? Pour répondre à cette question, Arnold n’hésite pas à faire l’éloge de Jephté « sage et humble ». Si son « impureté » l’exclut d’un ministère spirituel⁠footnote:, il est « irréprochable sur le plan moral et spirituel », soumis au choix de Dieu, appuyant « de toutes ses forces le ministère spirituel d’une autre personne » et appliquant la loi divine, la mort, aux hommes d’Ephraïm pour leurs meurtres⁠[15]. C’est là sa mission d’ailleurs : libérer le peuple de Dieu de ses oppresseurs. Quant à dire que Dieu l’a puni en le privant d’une descendance qui est toujours signe de bénédiction dans l’Ancien Testament, ce qui mettrait en question tout ce qui précède, ce serait refuser le sens profond de ce passage. Alors que l’on voit monter à travers la descendance des juges, le désir de royauté temporelle, qui n’est en somme que le rejet de la royauté divine, Dieu, en privant Jephté de descendance, veut faire comprendre que « le Messie tant attendu ne pourra venir ni de sa maison, ni de sa région (…), que le salut dépend de l’alliance et non de la grandeur d’une maison. »[16]

Un autre auteur protestant rejoint l’analyse du Rabbin Guigui : « David Kimchi, un commentateur juif médiéval, aurait apparemment proposé la notion que Jephté aurait simplement imposé à sa fille une vie de chasteté. Sa théorie a été acceptée par plusieurs rédacteurs modernes qui refusent qu’un serviteur fidèle de Dieu ait pu tuer sa propre fille. Mais qu’est-ce que la Bible dit ? Le texte hébreu original du chapitre 11 des Juges indique en effet que Jephté a accompli son vœu et a sacrifié sa fille. Mais est-ce que Dieu aurait été heureux de l’accomplissement d’une telle action ou l’aurait-Il même demandée ? Non  ! La Parole de Dieu montre qu’Il hait les sacrifices humains. Jérémie 7 :31 déclare : « Ils ont bâti des hauts lieux à Topheth dans la vallée de Ben-Hinnom, pour brûler au feu leurs fils et leurs filles : Ce que je n’avais point ordonné, ce qui ne m’était point venu à la pensée ». Lisez également Jérémie 32 : 35. Dieu considère la pratique du sacrifice humain comme une abomination. Jephté ne pensait pas à sa fille lorsqu’il fit ce vœu. Nous lisons ses paroles dans Juges 11 : 31 : « quiconque sortira des portes de ma maison au-devant de moi… je l’offrirai en holocauste ». Dans ce temps, les maisons avaient communément des cours fermées où les animaux étaient gardés. Jephté a supposé à tort qu’il serait rencontré par un animal à son retour de la bataille. Jephté fit stupidement et hâtivement un vœu regrettable. Il exacerba sa faute en poursuivant ses intentions. Cela a dû grandement déplaire à Dieu. Toutefois, dans Hébreux 11 : 32, nous voyons que Jephté est inclus sur la liste des serviteurs fidèles de Dieu. Ceci nous amène à conclure qu’il a dû reconnaître son péché et s’est repenti, recevant ainsi le pardon de Dieu. »[17]

Autre texte souvent cité comme preuve de la cruauté de Dieu⁠[18] ou d’Israël⁠[19] et utilisé pour justifier la violence⁠[20] :


1. Jg 11.
2. Le père est obligé d’offrir en holocauste son enfant unique. Römer note aussi que dans les deux récits, « le verbe « voir » joue un rôle important » (id., p. 66).
3. RÖMER Th., id., pp. 68-69.
4. Daniel Arnold, maître en théologie du Western Conservative Baptist Seminary de Portland (USA), professeur à l’Institut biblique et missionnaire « Emmaüs » (St Légier, Suisse).
5. Cf. ARNOLD D., Jephté : L’étrange vœu d’un marginal, in Promesses, n° 105, juillet-septembre 1993 (texte disponible sur www.promesses.org).
6. Fils d’une prostituée païenne donc sans doute, Jephté a vécu à l’étranger entouré d’hommes de rien (Jg 11, 3). Dans sa guerre contre Ephraïm, 42.000 homme furent massacrés. Quant au peuple qui ne lui reproche rien, il serait aussi dépravé que Jephté.
7. Jg 11, 29
8. He 11, 32.
9. Jg 19 et 20.
10. Les chiffres sont significatifs : 12 juges nous renvoient aux douze tribus d’Israël. Ils règnent en tout septante ans, chiffre aussi symbolique.
11. Voici la structure relevée par Arnold : A1 Gédéon : 70fils (Jg 8, 29-32) ; B1 Tola : aucune précision sur la descendance (Jg 10, 1-2) ; C1 Yaïr : 30 fils (Jg 10, 3-5) ; D Jephté : privé de descendance (Jg 11, 29-40) ; C2 Ibtsâ n : 30 fils (Jg 12, 8-10) ; B2 Elôn : aucune précision sur sa descendance (Jg 12, 11-12) ; A2 Abdôn : 40 fils et 30 petits-fils (70 au total) (Jg 12, 13-15).
12. A1 La révolte du début (Jg 10, 6) ; B1 La colère de l’Eternel devant la trahison d’Israël (Jg 10, 7-16) ; C1 L’héritage laissé à Jephté (Jg 10, 17 et 11, 11) ; D Plaidoirie sur l’héritage d’Israël en Transjordanie (Jg 11, 12-28) ; C2 L’héritage laissé par Jephté (Jg 11, 29-40) ; B2 La colère de Jephté devant la trahison d’Ephraïm (Jg 12, 1-6) ; A2 La conclusion du règne (Jg 12, 7).
13. La virginité de la jeune fille est évoquée trois fois (Jg 11, 37, 38 et 39).
14. Arnold s’appuie sur l’étymologie (olâ –holocauste, vient de la racine alâ : monter) qui révèle que l’essence du sacrifice est dans la fumée et surtout l’odeur agréable qui montent vers Dieu (Lv 1, 9,13 et 17). Et il interprète le sacrifice comme Paul le fait en pensant au service de Dieu (Rm 12, 1 ; 2 Co 2, 14-16).
15. Ex 21, 12.
16. Arnold rapproche Jephté de Débora. Tous deux sont des juges inhabituels (une femme et un bâtard) qui exercent un ministère temporaire : « Débora essaie de se retirer dès que possible pour laisser la place à un homme » et « Jephté n’a pas de descendance et reçoit un règne limité à six ans ».
17. Sur le site protestant : www.thercg.org.
18. Le Seigneur voue, par exemple, Jéricho à l’interdit et le peuple sous la direction de Josué obéit : « Ils s’emparèrent de la ville. Ils vouèrent à l’interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, aussi bien l’homme que la femme, le jeune homme que le vieillard, le taureau, le mouton et l’âne, les passant tous au tranchant de l’épée. » (Jos 6, 21). Et ce n’est pas par excès de zèle ou mauvaise interprétation que Josué détruit de fond en comble Jéricho, à l’exception de la « maison de Rahab ». En effet, devant Aï, le Seigneur dit à Josué : « Tu traiteras Aï et son roi comme tu as traité Jéricho et son roi ; cependant vous pourrez prendre pour vous comme butin ses dépouilles et son bétail. » (Jos 8, 2).
19. On se souvient de l’« affaire » Garaudy-abbé Pierre qui défraya la chronique entre 1995 et 1998. Roger Garaudy publie « Les mythes fondateurs de la politique israélienne », ( in La Vieille Taupe, n°2, 1995) qui le fait accuser de négationnisme. L’abbé Pierre qui, dit-on, n’a pas lu le livre, apporte son soutien à son ami Garaudy en publiant une lettre où on lit : « Tout a commencé, pour moi, dans le choc horrible qui m’a saisi lorsqu’après des années d’études théologiques, reprenant pour mon compte un peu d’études bibliques, j’ai découvert le livre de Josué. Déjà un trouble très grave m’avait saisi en voyant, peu avant, Moïse apportant des « Tables de la loi » qui enfin disaient : « Tu ne tueras pas, voyant le Veau d’or, ordonner le massacre de 3.000 gens de son peuple. Mais avec Josué je découvrais (certes contés des siècles après l’événement), comment se réalisa une véritable « Shoah » sur toute vie existant sur la « Terre promise ». » (Lettre du 15 avril 1996 à Roger Garaudy). R. Garaudy sera condamné en 1998 pour négationnisme et provocation à la haine raciale.
20. Th. Römer cite les colons américains, aux XVIIe et XVIIIe siècles, assimilant les peuplades autochtones aux Cananéens de même qu’en Afrique du Sud, le Deutéronome avait servi à justifier l’apartheid. (Cf. article Dieu est-il violent, 7-12-2002). Pour Römer (op. cit., p. 83), le livre de Josué est utilisé aussi « aujourd’hui par certains milieux juifs intégristes pour s’opposer au processus de paix entre Israéliens et Palestiniens, et pour exiger l’expulsion de la population arabe. »