Elles sont plurielles, comme on peut s’y attendre et comme en témoigne douloureusement la Lettre[1] du Grand Rabbin René Samuel Sirat[2] au Premier ministre Shimon Peres[3] après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Ishaq Rabin par un « extrémiste ». Son jugement est sévère vis-à-vis de ceux qui « ont armé le bras du meurtrier » et des autorités qui sont restées passives face à la montée de la violence verbale : « Les cerveaux qui ont armé le bras du meurtrier sont ceux d’hommes qui se sont rendus coupables d’idolâtrie : lorsqu’une valeur – même aussi importante que le caractère sacré de la terre d’Israël – se transforme en valeur absolue, au nom de laquelle on a le droit de tuer un Juif, un Arabe : un être humain créé à l’image de Dieu, elle devient un objet d’idolâtrie. Ainsi on abandonne le monothéisme affirmé au Sinaï et qui ordonne : « Tu ne tueras pas » pour pratiquer un culte étranger, celui de la violence et de la haine. » De même, le Rabbin dénonce le laisser-faire des autorités devant le culte que des activistes rendent sur la tombe de Barouch Gildstein qui un jour de Ramadan a tué vingt-neuf musulmans réunis en prière dans la mosquée d’Hevron. Mais si les autorités sont coupables de négligence, « un certain nombre de maîtres spirituels, de rabbins, de dirigeants d’académies talmudiques, portent à mes yeux, écrit-il, une lourde responsabilité. » Les uns pour avoir prononcé une sentence de mort ; les autres parce qu’ils n’ont pas dénoncé la « folie » qui se répandait ; d’autres encore, en Israël et dans la Diaspora, parce qu’ils affirmaient, en même temps, « leur volonté de paix et leur opposition à la restitution des territoires de Judée Samarie ». Or, « la Bible, à laquelle le peuple juif est attaché de toutes ses forces, privilégie en toutes circonstances le choix de la vie (Dt 30, 19) fût-ce au prix douloureux de la renonciation à des parcelles de la Terre de la Promesse, pourvu que la Paix soit au bout du chemin. » Accepter ou perpétrer le crime est le « blasphème suprême » et « il nous faut donc condamner les chefs coupables qui ont commis cette forfaiture. On sait que lorsqu’on est témoin d’une profanation du Nom divin, on n’a plus le droit d’honorer les maîtres qui s’en sont rendus coupables (Talmud de Babylone, Bérahot, 19b). » Et le Rabbin invoque une fois encore la tradition : « Le Rav Abraham Itshaq Hacohen Kook[4], dans une intuition géniale, avait insisté sur l’idée que puisque le Second Temple a été détruit à cause de la haine qui dévorait le cœur des Judéens et les opposait les uns aux autres, il était indispensable de rebâtir le troisième Temple dans l’amour infini qui doit unifier tous les cœurs du peuple d’Israël. Il nous faut donc de nouveaux bergers capables de formuler à nouveau les valeurs fondamentales du Judaïsme, c’est-à-dire, l’amour du prochain, le respect de l’étranger, le scrupule face à la dignité d’autrui, la volonté sans faille de promouvoir la paix et la fraternité dans l’État, dans la région, sur la terre entière. »[5]
d’une manière générale, le Rabbin Guigui estime que lorsqu’on cherche à justifier le meurtre ou la guerre, on va « contre l’esprit et la lettre du texte biblique » car on bafoue un principe fondamental : « Ne tue pas ». « Lorsqu’on tue un homme, c’est l’image de Dieu qu’on jette à terre. »[6] Dans la guerre, Dieu est la première victime. Il faut prendre en exemple Abraham qui menacé d’un conflit avec son neveu Loth, propose de partager la terre pour sauver la paix : « qu’il n’y ait pas de querelle entre moi et toi, mes bergers et les tiens : nous sommes frères. Tout le pays n’est-il pas devant toi ? Sépara-toi donc de moi. Si tu prends le nord, j’irai au sud ; si c’est le sud, j’irai au nord. »[7] Dans la Cabbale, c’est-à-dire dans la tradition mystique juive, on découvre une sagesse semblable de la part de Dieu lors de la création du monde. Celle-ci posait un problème. Si Dieu avait rempli l’univers, où aurait été la place de l’homme et du monde ? Dieu donc s’est autolimité pour laisser de la place. De même, l’homme ne doit pas non plus tout occuper. La vraie solution était donc et est de faire de la place à l’autre. Dès lors, il n’y a plus de place pour le conflit.
Exemplaire aussi la leçon à tirer de l’épisode de la « ligature » d’Isaac[8] rappelé dans la liturgie de Roch Ha Chana, le nouvel an israélite. Cette histoire est importante et privilégiée parce qu’elle nous montre que « le seul sacrifice que Dieu veuille mettre en exergue, c’est le non-sacrifice. »[9] L’essentiel, en effet, est exprimé dans l’ordre intimé à Abraham : « Ne porte pas ta main sur ton fils, ne lui fais aucun mal. »[10] Par ailleurs, tout au début du récit, lorsque Dieu appelle Abraham, celui-ci répond « Me voici »[11]. Ce « Me voici », pour le rabbin Guigui, est un signe d’ouverture, de volonté de dialogue avec tous les hommes[12], d’entraide et d’engagement contre toutes les discriminations et injustices.[13]
Ainsi donc, la Bible prône la non-violence mais a une position différente du christianisme, nous dit-on, vis-à-vis de l’auto-défense et de l’opposition au mal. Quand Jésus déclare : « Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre »[14], le juif, lui, réplique : « Si j’aime mon prochain au point de lui tendre la joue gauche quand il me frappe sur la joue droite, j’encourage l’injustice. Comme lui, je suis donc coupable d’injustice ! »[15] Car la Bible hébraïque demande qu’on s’oppose avec vigueur au mal particulièrement dans le Deutéronome où revient sans cesse la formule : « Tu ôteras le mal du milieu de toi. »[16] Il n’empêche que « malgré ce souci de se défendre contre toute agression extérieure, le combat militaire n’est pas au cœur du judaïsme. »[17] Bien au contraire.
L’auteur appuie son discours de plusieurs références.
Ainsi, « même lorsque nous sommes envoyés pour faire la guerre contre nos ennemis, Dieu nous ordonne de leur offrir en premier lieu l’opportunité de se rendre de façon pacifique, et ce n’est que lorsque la proposition a été rejetée qu’il nous est permis d’utiliser les armes contre eux ».[18] On le voit, par exemple dans Dt 20, 10 : « Quand tu t’approcheras d’une ville pour la combattre, tu lui feras des propositions de paix. Si elle te répond : « Faisons la paix ! », et si elle t’ouvre ses portes, tout le peuple qui s’y trouve sera astreint à la corvée pour toi et te servira. Mais si elle ne fait pas la paix avec toi et qu’elle engage le combat, tu l’assiégeras… ».
Ainsi, les prophètes offrent une vision de la fin des temps où la paix sera établie. Isaïe particulièrement : « Il y aura une souveraineté étendue et une paix sans fin… »[19] ; « Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte… »[20] ; « Alors le désert deviendra un verger, tandis que le verger aura la valeur d’une forêt. Le droit habitera dans le désert et dans le verger s’établira la justice. Le fruit de la justice sera la paix : la justice produira le calme et la sécurité pour toujours. Mon peuple s’établira dans un domaine paisible, dans des demeures sûres, tranquilles lieux de repos… »[21] ; « Le Seigneur a levé les sentences qui pesaient sur toi, il a détourné ton ennemi. Le roi d’Israël, le Seigneur lui-même, est au milieu de toi, tu n’auras plus à craindre le mal. »[22] ; « Il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem, le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. »[23]
Ainsi, l’importance du mot chalom qui n’est autre que le Nom de Dieu comme l’enseigne le Talmud[24]se basant sur Jg 6, 23-24[25]. Or, dans le livre des Nombres, Dieu donne son « alliance en vue de la paix » au prêtre Pinhas qui a sauvé les fils d’Israël de la malédiction en tuant Zimri qui se livrait à la débauche avec la Madianite Kozbi[26] : « Le Seigneur parla à Moïse : « Le prêtre Pinhas, fils d’Eléazar, fils d’Aaron, a détourné ma fureur des fils d’Israël en se montrant jaloux à ma place au milieu d’eux. C’est pourquoi je n’ai pas, sous le coup de ma jalousie, exterminé les fils d’Israël. En conséquence, dis-le : Voici que je lui fais don de mon alliance en vue de la paix. Elle sera pour lui et pour ses descendants. Cette alliance leur assurera le sacerdoce à perpétuité, puisqu’il s’est montré jaloux pour son Dieu et qu’il a fait le rite d’absolution pour les fils d’Israël. »[27]
Dans le Talmud, plusieurs rabbins ont fait remarquer que le geste de Pinhas est, en réalité, loué par Dieu avec une réserve qui ne peut apparaître dans les traductions car elle est purement graphique[28]. Toutefois, elle indique nettement qu’on ne peut considérer l’attitude de Pinhas comme totalement exemplaire. On ne peut en faire une règle générale car Pinhas a agi pour une bonne cause mais le moyen n’était pas bon : on ne peut faire justice soi-même ni manquer de respect à la personne humaine.[29] C’est la raison pour laquelle c’est Salomon et non David qui construira le Temple : « David dit à Salomon : « Mon fils, j’avais à cœur, moi-même, de construire une Maison pour le nom du Seigneur, mon Dieu. Mais la parole du Seigneur me fut adressée en ces termes : « Tu as répandu beaucoup de sang et tu as fait de grandes guerres. Tu ne construiras pas de maison pour mon nom, car tu as répandu beaucoup de sang sur la terre devant moi. »[30] En fait, la paix (chalom) est ce qui « confère aux choses et aux êtres l’unité, la plénitude » (cf. chalem, entier)[31]. Elle n’est donc pas un principe supérieur mais un idéal, un objectif, une tâche à accomplir en veillant, en premier, à sauvegarder la vie humaine.
Ce respect de la vie est un principe supérieur dans la Torah. C’est pourquoi la tradition orale juive insiste tant sur le respect de la vie et la condamnation de toute violence.
« Le respect de la vie, écrit un rabbin[32], n’est lié ni à une appartenance religieuse, ni à une communauté ethnique ou nationale. Il est exigé par référence à l’image de Dieu qui existe en chaque homme. » On dira qu’« un seul être humain pèse aussi lourd que la création tout entière »[33]. On lit dans Gn 5, 1 : « Voici le livre de l’histoire de l’homme ».[34] Cette parole « enseigne que l’histoire de l’humanité, c’est l’histoire d’un homme » et le Talmud en déduit : « Si Dieu a créé un homme unique, c’est pour nous enseigner que celui qui détruit une seule vie humaine, c’est comme s’il détruisait la création tout entière. Et celui qui sauve une seule vie humaine, c’est comme s’il avait sauvé le monde entier. Dieu a créé un seul être humain afin que la paix règne entre les hommes. Pour qu’aucun homme ne puisse dire : mon père était plus grand que ton père. »[35]
La même pensée se retrouve dans un midrash[36] concernant le passage de la Mer rouge. On lit dans l’Exode : « L’ange de Dieu qui marchait en avant du camp d’Israël partit et passa sur leurs arrières. La colonne de nuée partit de devant eux et se tint sur leurs arrières. Elle s’inséra entre le camp des Égyptiens et le camp d’Israël. Il y eut la nuée, mais aussi les ténèbres ; alors elle éclaira la nuit. Et l’on ne s’approcha pas l’un de l’autre. »[37] Le midrash raconte que « les anges, au moment du passage de la Mer des Joncs, ont voulu chanter un cantique de gratitude à Dieu et Dieu les en a empêchés, en disant : « L’œuvre de ma main, des êtres humains que j’ai créés, sont en train de se noyer dans la mer et vous voudriez chanter un cantique ! » Ainsi le Créateur manifestait le même souci pour la vie de tout homme, quel qu’il soit.[38]
En suivant cette inspiration, le croyant se distingue nettement du fanatique : « Le croyant est au service de Dieu, le fanatique met Dieu à son service. Le croyant rend un culte à Dieu, le fanatique se rend un culte à lui-même en s’imaginant qu’il rend un culte à Dieu. Le croyant écoute la parole de Dieu, le fanatique l’altère. Le croyant s’élève au niveau de Dieu et de son amour, le fanatique abaisse Dieu à son propre niveau. Le fanatisme est un monde du rejet simultané de Dieu et de l’homme. »[39] Ce n’est pas un hasard donc si dans la religion juive, la prière pour la paix revient sans cesse. Et la mission des hommes de religion est claire et impérative : « servir de pont entre les différentes croyances, les différentes tendances » ; en paroles et en actes, « rapprocher et non éloigner ; semer l’amour dans les cœurs et non la haine ; favoriser la fraternité entre les hommes, quels que soient leur religion, leur pays, leur langue. »[40] Comme il a été dit plus haut, « Chalom représente en dernier lieu la plénitude même, c’est-à-dire, la solution définitive de tous les conflits tant dans les rapports des hommes entre eux, que dans les relations de l’être humain avec lui-même et avec Dieu. C’est pourquoi la paix est une tâche permanente, à laquelle l’homme doit travailler tout au long de sa vie. Suivant une expression de Rabbi Yéhochoua Ben Levi, la paix a la même fonction par rapport au monde que « le levain par rapport à la pâte ». Elle est " l’éternel élément moteur du destin humain ». C’est la paix qui crée tout ce qui est noble et grand. C’est elle qui stimule l’énergie humaine et qui fait accéder à la perfection la personnalité individuelle, préparant ainsi l’époque du dénouement messianique. Notre vie n’est rien d’autre qu’une lutte permanente pour la paix perpétuelle et absolue. C’est pourquoi la dernière requête que nous adressons à Dieu est qu’il nous accorde sa bénédiction dans ce combat pour le Chalom, la paix. Ce Chalom qui dérive de la racine hébraïque lehachlim qui a pour signification : " se compléter mutuellement « . Le Chalom implique la paix dans la complémentarité. La vraie paix, c’est tendre la main vers l’autre dans le but de s’entraider et de vivre harmonieusement. L’humanité doit être perçue comme un orchestre symphonique où chacun des instruments apporte sa propre contribution pour rehausser l’oeuvre musicale. En poussant l’analogie plus loin, chacun des musiciens d’un orchestre joue son propre instrument tout en n’étant pas entièrement libre de la manière d’interpréter sa partition lorsqu’il participe à l’exécution d’un concert. Notre concert à tous c’est l’hymne à la paix et à la fraternité. »[41]
Comment, avec tout le respect dû à la nefesh, à la source de la vie[42] expliquer alors certains textes jugés habituellement embarrassants parce qu’ils semblent accréditer voire encourager la violence ?
Commençons par la fameuse loi du Talion, « œil pour œil, dent pour dent… »[43]. Elle ne peut être interprétée littéralement. La mishnah précise : « Quiconque blesse son prochain est astreint à une quintuple réparation : il payera le dommage, la douleur, la médication, la perte de temps et l’humiliation. » Quant à la guemara, elle commente ainsi la mishnah : « Pourquoi la Mishnah demande-t-elle une quintuple réparation ? N’est-il pas dit : « œil pour œil, etc. » ? On devrait donc en conclure que l’œil du coupable doit effectivement être crevé. Mais pareille interprétation n’est pas admissible puisque la Torah [Lv 24, 18 et svts] dit explicitement : « Un homme qui frappe à mort toute créature humaine, il sera mis à mort. S’il frappe à mort un animal, il le paiera corps pour corps. Et si quelqu’un fait une blessure à son prochain, comme il a agi lui-même, ainsi lui sera-t-il fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ». Comme en tuant une bête, on est passible d’un dédommagement pécuniaire, on est passible d’un dédommagement de même nature lorsqu’on blesse son prochain. » Et le Talmud ajoute encore : « A l’académie de rabbi Ezéchias, il a été enseigné : « œil pour œil, vie pour vie » mais non vie et œil pour œil. Prise au pied de la lettre, cette loi pourrait être cause de mort d’homme. Car il pourrait mourir pendant qu’on lui crève l’œil. »[44] Tout le contexte indique comment un délit doit être sanctionné et jamais il n’a été pris au sens littéral dans la tradition juive. Dans les plus anciens commentaires rabbiniques, on précise que ce texte impose des amendes proportionnées au préjudice subi.[45]
Dans le livre des Juges, comment les commentateurs juifs interprètent-ils le célèbre « vœu de Jephté » ? On se souvient que Jephté partant en guerre contre les Ammonites, fit ce vœu au Seigneur : « Si vraiment tu me livres les fils d’Ammon, quiconque sortira des portes de ma maison à ma rencontre quand je reviendrai sain et sauf de chez les fils d’Ammon, celui-là appartiendra au Seigneur, et je l’offrirai en holocauste. » Malheureusement, « tandis que Jephté revenait vers sa maison à Miçpa, voici que sa fille sortit à sa rencontre , dansant et jouant du tambourin. Elle était son unique enfant : il n’avait en dehors d’elle ni fils ni fille. Dès qu’il la vit, il déchira ses vêtements et dit : « Ah ! ma fille, tu me plonges dans le désespoir ; tu es de ceux qui m’apportent le malheur ; et moi j’ai ,trop parlé devant le Seigneur et je ne puis revenir en arrière. » Mais elle lui dit : « Mon père, tu as trop parlé devant le Seigneur ; traite-moi selon la parole sortie de ta bouche puisque le Seigneur a tiré vengeance de tes ennemis, les fils d’Ammon. » Puis elle dit à son père : « Que ceci me soit accordé : laisse-moi seule pendant deux mois pour que j’aille errer dans les montagnes et pleurer sur ma virginité[46], moi et mes compagnes. » Il lui dit : « Va, et il la laissa partir deux mois ; elle s’en alla, elle et ses compagnes, et elle pleura sur sa virginité dans les montagnes. A la fin des deux mois elle revint chez son père, et il accomplit sur elle le vœu qu’il avait prononcé. »[47] Ce dernier verset, écrit le Chanoine Osty, est « un des versets les plus délicats de la Bible »[48]. De même, un auteur juif avoue qu’« un entendement moyen peut difficilement trouver un sens convaincant à une histoire aussi navrante. » Et il ajoute que « la littérature midrashique ne nous est pas ici d’un grand secours, les commentaires midrashiques sur ce récit sont maigres et énigmatiques. »[49]
Examinons-les.
Le Midrash[50] rapproche le vœu de Jephté des vœux semblables prononcés par Eliézer[51] le serviteur d’Abraham, Caleb[52] et Saül[53]Or, dans ces trois cas, Dieu intervient et les promesses sont imprudentes trouvent un dénouement convenable. Dans le cas de Jephté, Dieu n’intervient pas.[54] Dieu s’est-il lassé d’être tenté par ces demandes imprudentes ? Toujours est-il que Jephté non seulement a fait un vœu inconsidéré mais, qui plus est, il aurait pu en être délié par le Grand-Prêtre Pinhas. C’est pourquoi, dit le Midrash, Jephté et Pinhas furent punis.[55] Cette analyse corrobore celle du Rabbin Guigui[56].
A lire plusieurs passages de la Torah, on se rend compte que l’habitude était fort répandue de faire des vœux. En témoigne le livre des Nombres où l’on voit que le vœu ne doit pas se faire à la légère car le Seigneur donne cet ordre : « Lorsqu’un homme aura fait un vœu au Seigneur ou aura pris sous serment un engagement pour lui-même, il ne violera pas sa parole : il se conformera exactement à la promesse sortie de sa bouche.[57] Dans le Deutéronome, on trouve aussi une mise en garde contre cette pratique : « Si tu fais un vœu à l’Éternel, ton Dieu, tu ne tarderas point à l’accomplir : car l’Éternel, ton Dieu, t’en demanderait compte, et tu te chargerais d’un péché. Si tu t’abstiens de faire un vœu, tu ne commettras pas un péché. Mais tu observeras et tu accompliras ce qui sortira de tes lèvres, par conséquent les vœux que tu feras volontairement à l’Éternel, ton Dieu, et que ta bouche aura prononcés. » [58] Jephté a obéit à cette loi et sa fille de même : « Traite-moi selon ce qui est sorti de ta bouche », dit-elle. Si le vœu spontané de Jephté n’avait pas été rempli, on se serait trouvé trouvait face à des difficultés religieuses et éthiques. Pour les éviter, le désir de dispensation engendra un rite d’absolution : le hatarat nedarim qui fut aussi réglementé. On en trouve la formule dans le Kol Nidre [59] (« tous les vœux ») qui est récité à la synagogue avant le coucher de soleil précédant l’office du soir de Yom Kippour, le jour de l’expiation.[60] Par ce rite, Israël, au contraire de Jephté, fait le premier pas et demande l’annulation des vœux le pardon de Dieu.[61]
Le Rabbin Guigui s’arrête aussi au cas d’Amalek, qui lui fournit de nouveau l’occasion de montrer qu’il ne faut pas prendre les textes au pied de la lettre[62] . Il compare la guerre contre Pharaon, menée par Dieu[63] à la guerre contre Amalek confiée à Josué[64]et dont Israël doit effacer jusqu’au souvenir[65]. Pourquoi tant de haine contre Amalek ? Pharaon représentait un danger physique : l’attrait pour les valeurs matérielles, valeurs d’ailleurs qu’Israël regrettera à certains moments dans le désert. Amalek, lui, menace la liberté d’Israël, son cheminement vers la Loi et l’Alliance conclue avec Dieu. Amalek fut défait mais non sans avoir infligé des pertes à Israël. Preuve qu’Israël n’était pas invincible. Le peuple devait s’approprier cette guerre car les commentateurs expliquent « que le mot Amalek a comme valeur numérique deux cent quarante la même valeur numérique que safek (le doute). Lorsque surgit en nous le doute sur telle ou telle valeur entraînant par la suite une distance entre nous et Dieu, c’est à nous qu’il appartient de prendre les armes et de livrer bataille à nos ennemis », conclut A. Guigui.
Amalek étant le symbole du mal, du doute à déraciner, on comprend l’implacabilité du Seigneur. Car, par ailleurs, il est question d’aimer son ennemi. Dans l’ordre, l’Écriture nous dit d’aimer notre prochain[66], d’aimer l’étranger[67] et d’aimer Dieu[68]. Dans l’ordre car « on ne peut pas aimer Dieu si, auparavant, on n’aime pas son prochain et son lointain. »[69] Mais, qu’en est-il de l’ennemi ? Si le problème ne se pose pas pour l’ennemi religieux puisqu’il n’existe pas dans le judaïsme[70] qui accepte l’autre tel qu’il est sans chercher à le « sauver », il se pose peut-être pour l’ennemi personnel. Partant de la parole rapportée par Matthieu : « aimez vos ennemis »[71], A. Guigui[72] signale que, nulle part, il n’est écrit « Tu haïras ton ennemi ». En témoignent plusieurs textes : « Ne te venge pas, ni ne garde rancune à tes concitoyens »[73] ; « Si tu vois le bœuf de ton ennemi ou son âne égaré, tu les lui ramèneras. Si tu vois l’âne de ton ennemi pliant sous la charge, est-ce que tu t’abstiendras de l’aider ? Non, travaille avec lui à relever sa bête. »[74]. Et si deux personnes, un ami et un ennemi, sont en danger, le Talmud enseigne « que c’est l’ennemi qu’il faut secourir tout d’abord »[75]. Et même, à propos de l’Égyptien : « Tu ne haïras pas l’Égyptien, car tu as été étranger dans son pays. »[76] Salomon avertit : « Si tu vois tomber ton ennemi, ne t’en félicite pas ; s’il trébuche, que ton cœur n’en soit pas réjoui, de peur que l’Eternel ne te voie, qu’il ne te condamne, et ne fasse retomber tout le mal sur ta tête. »[77] Ou encore : « Ne dis pas : je rendrai le mal pour le mal ; mets ton espérance en Dieu et il t’assistera. »[78] « Ne dis pas : comme il a agi avec moi, j’agirai avec lui ; je lui rendrai selon ses œuvres. »[79] Et Job déclare : « J’appelle Dieu à témoin si jamais j’ai joui du mal de mon ennemi ; si jamais mon cœur s’est ému de joie quand il lui est arrivé malheur. »[80] Lorsque Moïse menacé de lapidation se plaint au Seigneur, celui-ci répond : « Passe (…) devant tout le peuple. »[81] Parole que le Midrash traduit ainsi : « Imite mon comportement. Dieu ne rend-il pas le bien pour le mal ? alors toi aussi, tu dois rendre à Israël le bien pour le mal. »[82] Peut-on appeler la vengeance de Dieu sur les persécuteurs ? Non car « malheur à celui qui réclame, plus encore qu’à celui contre qui on réclame. Si tu réclames contre ton frère, ton compte sera examiné avant le sien ; ta punition précédera celle que demandes contre lui. »[83] Peut-on au moins répondre à l’insulte ? Non : « Ceux qu’on offense et qui ne répondent pas par des offenses, qui écoutent les injures sans mot dire, qui agissent par amour et qui se réjouissent dans les douleurs, c’est pour eux qu’il a été écrit : « Les amis de Dieu seront comme le soleil dans toute sa force. » »[84] Il faut donc pardonner et ainsi nous-mêmes serons pardonnés : « A qui Dieu pardonne-t-il les péchés ? A celui qui lui-même pardonne les injures. Quiconque est prompt à pardonner, ses péchés aussi lui seront pardonnés. »[85]
Quant à la peine de mort[86] réclamée dans la Torah pour toute une série de transgressions[87], elle fut appliquée rarement « car dès l’origine les rabbins vont mettre en place un système d’une grande complexité[88] afin d’éviter d’arriver à l’exécution » si bien que « la peine de mort a été abolie, de facto, dans son application vers 30 e.v.[89] c’est-à-dire durant la période du début de la rédaction de la Mishna et bien avant la rédaction du Talmud. »[90]