Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.
A. Eviter la violence
- 1: Introduction
- 2: Chapitre 1 : Un monde violent
- 2.1: i. Vive la violence ?
- 2.2: ii. d’où vient ce goût pour la violence ?
- 2.3: iii. La grande question
- 2.3.1: a. Lorenz
- 2.3.2: b. Fromm
- 2.3.3: c. Galtung
- 2.3.4: d. Girard
- 2.3.5: e. La conclusion d’E. Herr
- 2.4: iv. qu’ajouter encore ?
- 2.5: v. Comment alors définir la violence ?
- 3: Chapitre 2 : Violence et politique
- 3.1: i. Une violence légitime ?
- 3.2: ii. Violence politique illégitime
- 3.3: iii. Les solutions rationnelles et légitimes pour la paix entre les états
- 4: Chapitre 3 : Une culture de la paix
- 4.1: i. Les religions, entre guerre et paix ?
- 4.1.1: a. J. de Maistre
- 4.1.2: b. Proudhon
- 4.2: ii. Haro sur les religions ?
- 5: Chapitre 4 : Des religions iréniques ?
- 5.1: i. Le bouddhisme et les faits
- 5.1.1: a. La doctrine
- 5.1.2: b. La violence
- 5.1.3: c. La gestion du pouvoir
- 5.1.4: d. La guerre
- 5.1.5: e. Le terrorisme
- 5.1.6: f. d’autres formes de violence
- 5.1.7: g. Conclusion
- 5.2: ii. L’hindouisme et les faits
- 6: Chapitre 5 : L’Islam
Introduction
Tout ce qui a été dit jusqu’à présent, sur les droits de l’homme, l’organisation politique ou la vie économique et sociale, doit nous amener à construire une société paisible et pacifique. Comment, en effet, vivre en paix lorsque la dignité de l’homme est bafouée, lorsque ses droits les plus élémentaires ne sont pas respectés, lorsque règnent l’oppression, la manipulation, l’exploitation, la misère physique ou morale ?
Ici et là, nous reviendrons sur ces conditions morales, politiques, économiques de la paix mais nous aurons surtout à développer, à l’instar des Pères conciliaires[1], deux aspects majeurs du problème de la paix qui, jusqu’ici n’ont pas été abordés ou n’ont été qu’effleurés.
Dans cette première partie, il s’agira, et c’est l’idée qui vient à l’esprit en premier quand on cherche à construire la paix, de rappeler la nécessité d’éviter la guerre, au sens large du terme, c’est-à-dire d’écarter la violence, toutes les formes de violence et certaines pour être subtiles n’en sont pas moins destructrices.
Plusieurs questions se posent. La violence est-elle inéluctable ? Quelles en sont les causes ? Le remède est-il politique ? Les religions sont-elles sources de violence ou de paix ?
Dans la deuxième partie, nous nous attacherons à l’héritage judéo-chrétien qui éclaire de manière singulière le problème de la violence et qui offre au monde un espoir de paix authentique.
Dans la troisième partie, pour travailler à éliminer les causes de discorde entre les hommes, entre les nations, entre certaines régions du monde, il faudra, à nouveau, s’inquiéter des injustices et des inégalités scandaleuses et chercher les moyens de bâtir une véritable communauté internationale. Cette tâche suppose que l’on se soucie du développement harmonieux de tous les peuples et que s’établissent ou se renforcent des organisations internationales chargées de veiller au bien commun mondial.
Chapitre 1 : Un monde violent
…il n’est question que de violence et de ravage, Constamment souffrances et sévices attristent mes regards.
La première définition du mot « paix », qui vient à l’esprit et qui, d’ailleurs, est entérinée par les dictionnaires, est une définition négative : la paix est l’absence de querelle, le calme, la tranquillité[1].
Lalande ignore le mot paix mais consacre une courte rubrique à violence et violent. Dans de nombreux manuels de philosophie, les auteurs traitent de la violence, de la guerre et de la non-violence, du droit de punir[2].
Quand on considère l’histoire de la pensée, on constate que, la plupart du temps, les développements sur le thème de la paix s’articulent sur l’idée de violence ou au départ d’une situation de violence. Il semble, à première vue, qu’il soit difficile de penser la paix indépendamment de la guerre. Proudhon[3] aurait-il raison lorsqu’il écrit que « la paix démontre et confirme la guerre » et que « la guerre à son tour est une revendication de la paix » ?
La violence est présentée comme une donnée de l’existence, universelle et, pour certains, irrépressible. Brutale, douce ou subtile, individuelle ou collective, organisée ou anarchique[4], elle se manifeste d’innombrables manières : agressivité, destruction, génocide, vol, exploitation, intolérance, autoritarisme, harcèlement sexuel, cruauté mentale, sexisme, racisme, esclavage, viol, coups, blessures, réclusion, mort, injures, moquerie, diffamation, assujettissement, infantilisation, sado-masochisme, nécrophilie[5], et même le bureaucratisme[6] ou la malnutrition[7] ou encore la vieillesse[8].
A l’époque contemporaine, non seulement, les media rendent omniprésente la violence mais les bouleversements sociaux et culturels favorisent ou suscitent, dès le plus jeune âge, des comportements agressifs.
Philippe van Meerbeeck, interpellé notamment par la violence des jeunes, nous livre cette analyse fort révélatrice et inquiétante[9]:
« La violence des jeunes n’augmente pas. Mais elle est fortement médiatisée. Ce qui a changé, c’est la violence dans laquelle les jeunes baignent tous les jours. Nous vivons tous dans un contexte de beaucoup plus grande violence généralisée. C’est le kamikaze au quotidien et la violence en permanence. » « Et aujourd’hui, un jeune de 14-15 ans a un accès illimité à des images tous azimuts et sans contrôle. Des images effarantes de sexe, de violence… Dans un monde sans image, on passait par un texte, par un conte, par un mythe pour expliquer les choses. Aujourd’hui, les images tronquées accrochent les adolescents et fascinent leur intérêt morbide pour la violence et les pulsions de mort. Il faut imaginer la toile perverse dans laquelle il est possible de baigner... »
« L’image que le monde et les médias leur renvoient d’eux-mêmes est plutôt commerciale. Majoritairement, l’image véhiculée sera également négative : la moindre connerie fait la une des actualités. A l’inverse, les médias renforcent l’idéal collectif qui veut que rester jeune est une valeur absolue... »
« Les insécurités auxquelles les adolescents doivent faire face sont nombreuses. Au niveau affectif, c’est la période des choix amoureux, des choix de vie. Et il est compliqué de choisir dans un climat où les familles ne vont pas bien, où on banalise la trahison, le non-engagement, ou encore l’adultère, et où les parents peuvent s’accorder plus facilement sur une ‘désunion irrémédiable’. Au niveau social, on banalise le non-travail : pour les jeunes, l’accès automatique aux allocations de chômage n’invite à aucune contrepartie pour qu’au moins cela se mérite. »
« Aujourd’hui, on ne prend plus en compte cette puissance violente présente chez les jeunes. Leur corps est animé par cela. Pourtant, on a toujours su qu’il fallait canaliser cette énergie. Ainsi, par exemple, lorsque le service militaire était obligatoire, cela créait un contexte d’initiation dans lequel la violence potentielle était contrôlée, autorisée. Les guerres que nous avons vécues en Europe jusqu’au milieu du siècle dernier avaient une fonction de sélection des plus violents, qui pouvaient ensuite se retrouver héros. Aujourd’hui, il faut constater une certaine carence de ces temps et lieux d’éducation qui canalisent les pulsions de mort. »
« Globalement, les filles ont plutôt tendance à retourner la violence contre elles-mêmes, parfois de manière inquiétante comme lors d’automutilation ou dans les cas de boulimie ou d’anorexie. Chez les garçons, à l’image de la puissance sexuelle qui sort de leur corps (alors que chez les filles, elle se reçoit), la violence va s’extérioriser davantage. »
« C’est ce qui explique que lorsqu’ils retournent la violence contre eux-mêmes, les garçons se ratent moins. Cette forme de violence est sans doute moins visible parce qu’elle ne touche pas directement les autres comme victimes. Malheureusement, le suicide des jeunes ne fléchit pas depuis vingt ans. »
« Il existe des formes de violences contextuelles. Le phénomène des bandes est ancien. Face au déclin de l’image paternelle, la reconnaissance par ses pairs et la recherche d’appartenance à un groupe ou à une tribu vont jouer un rôle pour exister dans l’école, dans le quartier. Pour se sentir frère, on ira même jusqu’à haïr l’autre pour appartenir à son propre groupe. Les figures d’appartenance verticales laissent place aux autorités latérales que l’on choisit. »
Il serait faux de penser que ce malaise émergent est l’apanage du quart-monde. Il touche aussi les milieux favorisés : « Là, les combats de rue ne sont pas nécessaires. L’enfant gâté-pourri qui déçoit ses parents, tellement leur attente projetée sur leur enfant est grande, et qui ne pourra jamais répondre à cette attente risque lui d’utiliser une violence contre lui-même... »
Pour sortir de cette situation, l’auteur compte sur les éducateurs au sens large du terme : « Dans son parcours de construction de lui-même, le jeune trouvera-t-il un éveilleur, un adulte qui puisse l’aider à traverser les questions qu’il se pose ? Ces éveilleurs sont devenus indispensables, mais ne sont plus iniquement liés à la fonction parentale qui diminue. »
i. Vive la violence ?
Le bon-sens nous amène peut-être à considérer que si la punition parentale est justifiable en principe et que l’usage de la force est légitime quand elle est exercée par une autorité légitime, la police par exemple, il n’en reste pas moins que pour la plupart des gens, apparemment du moins, la violence, elle, dans toutes ses formes, est illégitime. Pourquoi ? Parce qu’elle inflige à l’individu ou à une communauté un tort physique, psychologique ou économique. Et une agression personnelle ou collective, avec ou sans moyens sophistiqués, contre le corps ou les biens produit aussi un tort psychologique ou spirituel ou social. On peut dire, en une formule lapidaire, que la violence est une « négation de l’homme par l’homme »[1].
Toutefois, si beaucoup d’entre nous jugent la violence destructrice, mortifère, elle n’a jamais, semble-t-il, manqué d’adeptes, il suffit d’ouvrir le journal d’aujourd’hui, ni de chantres. A tel point qu’on peut se demander même si les hommes souhaitent vraiment la paix ! Le célèbre polémologue Gaston Bouthoul[2] s’interroge : « Si les hommes, les nations et les États se montrent si rétifs à encourager l’étude scientifique des guerres (il n’existe nulle part un Institut des guerres qui ne coûterait pourtant que le prix d’un tank moyen ou d’une paire d’avions de chasse), serait-ce qu’obscurément ils redoutent de voir disparaître leur fête la plus enivrante et leur ultime recours ? »[3]
Alors que les animaux, à l’exception peut-être des termites et des fourmis[4], ne connaissent pas la guerre, beaucoup de sociétés primitives l’ont connue et l’ont intégrée dans les rites sociaux : les jeunes gens sont formés pour la guerre, ils n’entrent dans le cercle des adultes qu’après une dure initiation guerrière, parfois, ils ne peuvent prendre femme qu’après avoir tué un homme, etc.
Dans de nombreuses religions primitives, la guerre a sa divinité: Astarté en Phénicie et en Égypte, Tanit à Carthage, Indra en Inde, Thor, Tyr et les Walkyries dans la mythologie nordique, Arès et Mars chez les Grecs et les Romains, Huitzilopochtli chez les Aztèques, Skanda au Sri-Lanka, etc..[5]
La littérature de tous les pays est parsemée de louanges pour des héros ou des faits de guerre. Les livres d’histoire ne sont pas en reste non plus.
qu’on songe à la littérature épique, aux héros de l’Iliade, à Achille particulièrement, à Roland[6], au puissant guerrier Siegfried, dans la légende des Nibelungen, qui hanta les esprits du XIIIe siècle jusqu’à Richard Wagner et Fritz Lang. On pense à Bertrand de Born[7] le seigneur troubadour qui chante les joies de la guerre dans des poèmes considérés comme des oeuvres majeures de la poésie occitane.[8] On se rappelle le Cid[9] qui hanta l’esprit de Corneille, comme Vercingétorix celui d’Honoré d’Urfé ou Cyrus qui, après avoir enchanté Hérodote, réapparaît sous la plume de Madeleine de Scudéry. Bossuet est fasciné par Condé qu’il compare à Alexandre le Grand[10] et décrit avec lyrisme, dans son Oraison funèbre[11], la bataille de Rocroi[12]. Boileau, à l’instar de nombreux écrivains qui ont célébré les victoires des princes dont ils espéraient ou recevaient bénéfices, écrit un méchant poème pour célébrer lourdement la prise de Namur par les troupes de Louis XIV.[13] Racine, de même, fera l’éloge de la guerre de Hollande.[14]
Il semble que le philosophe Kant ait vu clair lorsqu’il écrivit que la guerre « paraît greffée sur la nature humaine, et même passer pour un acte noble auquel l’homme est poussé par le sentiment de l’honneur et non par des mobiles intéressés ; c’est ainsi que la valeur guerrière est estimée (aussi bien par les sauvages d’Amérique que par ceux d’Europe au temps de la chevalerie) comme ayant une haute valeur immédiate non seulement quand il y a une guerre (comme de juste), mais encore afin qu’il y ait guerre ; on l’entreprend donc souvent uniquement pour faire preuve de ce courage ; on confère ainsi à la guerre en elle-même une sorte de dignité intérieure, et des philosophes même en font l’éloge comme d’un moyen pour ennoblir l’humanité[15], sans songer à la parole du Grec : « La guerre est néfaste en ce qu’elle fait plus de mauvaises gens qu’elle n’en extirpe. ». »[16]
A l’opposé du classicisme, Diderot défendra l’idée très déterministe que le génie ne peut s’exprimer qu’à partir du désordre et de la violence[17].
La littérature romantique semble lui donner raison et s’inscrit, en tout cas, dans cette esthétique où Victor Hugo s’illustrera insérant en même temps une dimension idéologique dans l’exaltation de la guerre. C’est en effet la Liberté qui mène l’armée révolutionnaire de 1794-1795 contre les « tyrans » européens ligués.[18] La mémoire du conquérant Napoléon est perpétuée avec grandiloquence au Panthéon de Paris.[19]
Même un hymne national comme La marseillaise peut paraître suspect à un esprit tolérant et pacifique.[20]
Depuis le XVIIIe siècle, la raison apporte son concours à l’éloge. Le marquis de Sade, dans La philosophie dans le boudoir, considère que la violence, comme le sexe et l’égoïsme sont non seulement des manifestations naturelles mais aussi des manifestations de la nature de l’homme. Le propos de Sade, dans son ensemble, vise à contester et détruire la religion, la morale, et finalement tout l’ordre établi. A sa suite, nombreux sont les auteurs qui verront, dans la violence, le seul moyen d’en finir avec l’oppression réelle ou dénoncée comme telle. On songe à tous ces mouvements anarchistes et révolutionnaires qui, depuis le XIXe siècle, ne cessent de se manifester dans l’actualité[23], on songe au terrorisme et à ses justifications sociales, politiques et même religieuses.[24]
Nombreux sont les analystes qui ont montré le lien intime entre la violence et les idéologies d’extrême-droite ou d’extrême-gauche.
Mussolini déclare que le fascisme « ne croit ni à la possibilité ni à l’utilité de la pais perpétuelle. Il repousse le pacifisme, qui cache une fuite devant la lutte et une lâcheté devant le sacrifice. La guerre seule, porte au maximum de tension toutes les énergies humaines et imprime une marque de noblesse aux peuples qui ont le courage de l’affronter. »[25]
Dans le même esprit, l’écrivain H. de Montherlant exalte « une morale de guerrier »[26]. Il souhaitait que les garçons français pratiquent le boxe : « parce qu’elle tend à développer l’agressivité » (Le Solstice de juin). Il porte aussi un jugement révélateur sur l’humanité : « On quitte le comptoir et on va à la machine à sous, où l’on reste un quart d’heure. On retourne boire au comptoir et on revient à la machine à sous. De la machine à sous on retourne boire au comptoir et on revient, etc. Comme je déjeune dans la salle d’à côté, je peux compter ce que cela dure : cela dure une heure. On a de trente à trente-cinq ans. Ne dites pas que c’est de l’humanité, c’est de l’ordure humaine.
Puis il y a un éclatement. La guerre. La révolution. Des types tombent dans une crevasse. Un type qui se jette dans la Seine. L’homme éclate hors de l’ordure humaine, jaillit comme une fleur, brillant de courage et de sacrifice, digne d’être admiré, respecté, aimé. Cela dure un instant. Puis se flétrit pour toujours, redevient de l’ordure humaine » (Va jouer avec cette poussière). Plus simplement, il dira que: « L’ennui naquit un jour de l’uniforme ôté », que « Les deux meilleures façons de sortir de ce monde sont d’être tué ou de se tuer ».
On retrouve dans ces lignes l’influence de Sénèque écrivant : « Vivre est le fait d’un guerrier ».
Ou encore celle de Nietzsche : « C’est en vain une rêverie de belles âmes que d’attendre encore beaucoup de l’humanité (à plus forte raison beaucoup) si elle a désappris à faire la guerre. (…) Une telle humanité hautement cultivée et par là nécessairement épuisée, comme l’Europe actuelle, na pas besoin seulement de la guerre mais encore de grandes et terribles guerres -c’est-à-dire par moments d’un retour à la barbarie- pour ne pas au moyen de la civilisation perdre sa civilisation et sa propre existence. » « En attendant nous ne connaissons pas d’autre moyen qui puisse rendre aux peuples fatigués cette rude énergie du champ de bataille, cette profonde haine impersonnelle, ce sang-froid dans le meurtre uni à une bonne conscience, cette ardeur commune organisatrice dans l’anéantissement de l’ennemi…que ne fait n’importe quelle grande guerre. »[27]
Par ailleurs, comme on le sait, la lutte des classes n’est pas, selon Marx lui-même, une idée personnelle, mais « une réalité historique, dont d’ailleurs se satisfait parfaitement la bourgeoisie, lorsqu’elle possède la force et le pouvoir. »[28]
On sait aussi que Lénine emploiera volontiers des métaphores militaires. « Le prolétariat est ou devient une armée. Le Parti marxiste (bolchevik) représente un « détachement » de cette armée, son « avant-garde », qui précède le gros des troupes et que ces troupes doivent suivre. »[29] Mais, se demande le marxiste H. Lefebvre, « s’agit-il seulement de métaphores ? Non. La question centrale de la révolution politique étant celle du pouvoir, se pose en termes militaires. Il s’agit d’une guerre. Et si le prolétariat, si les révolutionnaires l’oublient, le pouvoir existant -avec sa police et son armée- se charge de leur rafraîchir la mémoire. Il s’agit d’une guerre, dont l’insurrection, la guerre civile et les complications qui s’ensuivent (à l’échelle internationale notamment) ne sont que les épisodes aigus et les plus sanglants. »[30] Ainsi, écrira Lénine, « la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profonde. »[31] « En d’autres termes, commente H. Lefebvre, la lutte des classes se présente comme une guerre, où la violence latente et atténuée alterne avec la violence ouverte. »[32]
Influencé par Marx[33] et Proudhon[34], Georges Sorel[35] rassemble en 1906 sous le titre Réflexions sur la violence, une série d’articles publiés dans la presse socialiste où il défend le principe du syndicalisme révolutionnaire dont l’arme sera la grève générale. En 1908, tout en ne partageant pas l’admiration qu’avait Jaurès pour la « haine créatrice », il n’hésite pas à déclarer que « le socialisme ne saurait subsister sans une apologie de la violence ». Toutefois, précise-t-il, « la guerre sociale, en faisant appel à l’honneur qui se développe si naturellement dans toute armée organisée, peut éliminer les vilains sentiments contre lesquels serait demeurée impuissante. »[36] Sa critique de la démocratie attirera les extrémistes d’Action française et influencera Mussolini qui le reconnaîtra comme un de ses maîtres penseurs.
Aujourd’hui, Ernesto Che Guevara est devenu une idole. Tee-shirts, posters, films et chansons le célèbrent encore[37] comme un héros des temps modernes, libérateur des opprimés. Le halo romantique qui entoure le personnage que d’aucuns ont appelé « le Jésus de la révolution »[38], devrait se dissiper à lire cet éloge de la haine : « La haine comme facteur de lutte, la haine inflexible en face de l’ennemi pousse l’homme à dépasser les frontières naturelles et le transforme en une machine à tuer efficace, puissante, sélective et froide. Nos soldats doivent être ainsi. Un peuple sans haine ne peut venir à bout d’un ennemi brutal. »[39] « Nous ne devons pas craindre la violence, sage-femme de la nouvelle société »[40] ni « la haine efficace qui fait de l’homme une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer »[41].
Même dans le socialisme « démocratique », on trouve l’écho de cette « philosophie ». En 1877, César de Paepe[42] déclarait : « en faisant usage des droits constitutionnels et des moyens légaux mis à notre disposition, nous ne prétendons nullement répudier à jamais les moyens révolutionnaires et renier (le) droit à l’insurrection (…). Lorsqu’on persiste, malgré toutes ses réclamations et ses protestations, à refuser au peuple le redressement de ces griefs légitimes, le peuple n’a d’autre recours qu’en ce droit ; et nous savons, par l’histoire, que la révolution est souvent la raison suprême du peuple comme le canon est la raison suprême des rois. »[43]
Dans les milieux chrétiens, nous l’avons vu, l’idéologie marxiste a laissé des traces.
A partir de 1950 se sont constituées des théologies de la libération, en Amérique latine principalement, dont certaines ont cédé à la tentation révolutionnaire violente. A cette époque, « certains théologiens ne voient (…) pas comment on pourrait faire l’économie d’une révolution violente pour mener à bien le projet libérateur. » Ainsi, au Salvador, Ignacio Ellacuria examine « le « caractère politique de la mission de Jésus » avant d’envisager une « rédemption de la violence ». » [44] Et même le Président de la Conférence de l’Episcopat latino-américain, Mgr Larrain, déclare que « si les masses misérables d’Amérique latine ne voient pas de solution à leurs problèmes, elles exerceront un droit légitime en recourant à la violence. »[45]
En Europe, les débats théologiques qui ont influencé les théologiens sud-américains et qui insistent « sur le fait que toute réflexion théologique est située et conditionnée »[46], en arrivent à se poser la question de la révolution et de la violence. Après avoir souligné que « la non-violence reste une violence », un théologien précise que « croyant ou non[47], tout homme a les mêmes raisons d’adopter ou de rejeter la non-violence comme technique : c’est affaire de rationalité scientifique. Comme d’autre part tout, croyant ou non, a les mêmes raisons de tenir l’exigence utopique de non-violence, du moment qu’il est révolutionnaire, privilégier la non-violence, en la liant d’une façon quelconque à la foi chrétienne, nous paraît être une mauvaise position du problème, qui ne peut qu’ajouter à la confusion. Il semble bien du reste que Jésus, dans les limites de sa mission, ait vécu l’amour (support anthropologique de la foi) aussi bien par la violence (les vendeurs du Temple, les anathèmes) que par la non-violence (tendez l’autre joue). Le vrai révolutionnaire, croyant ou pas, alors même qu’il use techniquement de la violence (lorsqu’elle lui paraît le moyen adéquat), reste en tension utopique de non-violence. (…) Le seul problème est donc de ne jamais lâcher l’utopie, de telle sorte que l’action violente (et elle l’est toujours, même quand on la dit non-violente) soit pratique réelle (et non illusoire) de l’amour. »[48]
Plus radicalement, en 1975, rappelons-nous ce fait ahurissant, la Jeunesse rurale catholique belge, à la suite du Mouvement rural de la jeunesse chrétienne de France, choisissait la ligne marxiste-léniniste et déclarait sans ambages : « Les chefs syndicaux, les dirigeants réformistes, le P.C.B. prétendent arriver à la société socialiste sans user de violence, par la voie pacifique électorale. Mais ils trompent ainsi lourdement la classe ouvrière, la petite paysannerie (…). Il n’est pas d’autre passage pour arriver (au socialisme) que celui de la révolution socialiste violente (…) ».[49]
Même en dehors de toute idéologie, la violence peut fasciner et trouver des justifications. Ainsi, le grand écrivain allemand Ernst Jünger[50] écrit en 1922: La guerre comme expérience intérieure. Livre ambigu où il distingue le « pacifisme idéaliste estimable » du « pacifisme peureux décadent ». Il fait l’éloge d’une « brutalité naturalisée » où la guerre apparaît comme « une loi de la nature », « le moyen de lutte pour la survie des civilisations et le maintien du lien national ». Cet anti-nazi notoire converti au catholicisme, écrira, en 1943: « Pour mériter la paix, il ne suffit pas de ne pas désirer la guerre. La véritable paix suppose un courage qui dépasse celui de la guerre : elle est activité créatrice, énergie spirituelle ».[51] Dans le monde de la violence, et dès l’origine, le terrorisme, sous toutes ses formes, et à certains égards, est peut-être pire que la guerre. Comme le montre Guy Haarscher, il inverse les positions du bourreau et de la victime[52]. Déjà Camus avait remarqué que « les camps d’esclaves sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité, désemparent, en un sens, le jugement. Le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée de fournir ses justifications. »[53] Telle est « la logique du terroriste: quand il tue des innocents, il arrive toujours à nier cette réalité insoutenable en la déplaçant sur le plan d’un combat plus large, et bien entendu pour lui légitime, contre le Mal. »[54] Ainsi Ben Laden[55] dans son action terroriste contre les États-Unis s’en prend à l’impérialisme américain responsable des misères du monde arabo-musulman. Par là, il se pose en défenseur de tous les opprimés et devient un héros. Toutes les victimes sont complices et donc coupables. Elles n’avaient pas à se trouver sur le territoire de l’Empire du Mal.[56]
Ajoutons encore à ce rapide panorama que le spectacle de la violence est apprécié et, apparemment, de plus en plus apprécié. Certes, jadis, les hommes ont pris plaisir aux jeux du cirque ou ont assisté en masse à des condamnations à mort mais alors que tout l’effort de la civilisation été de bannir de tels scènes de la vie publique, les moyens de communications modernes ont pris le relais comme si l’homme avait absolument besoin de se repaître de tels « divertissements ». Une large part de la production cinématographique et des jeux video utilise le spectacle de la violence pour attirer la clientèle et se justifie par le fait qu’il ne s’agit que de fiction. Par contre, la télévision, à travers l’actualité, nous présente une violence réelle mais qu’elle censure en général. Ce qui n’est pas le cas actuellement sur Internet où de nombreux sites donnent à voir la violence réelle la plus crue dans son intégralité[57]. Les principaux sites diffusant ce genre de video reçoivent en moyenne 200.000 visiteurs par jour et parfois jusqu’à 700.000 quand une « nouveauté » est proposée[58]. Les téléphones portables permettent aujourd’hui à n’importe qui de filmer des agressions, des viols et de diffuser ensuite les images sur la « toile ». C’est le phénomène du « happy slapping ». Cette pratique, bien qu’elle soit considérée dans de nombreux pays comme un délit, se répand de plus en plus.
« Je vis réellement -il me semble encore voir-
Un corps sans tête aller droit, tout ainsi
Que les autres allaient en ce triste troupeau.
Il tenait aux cheveux sa tête décollée,
Sa main la balançait en guise de lanterne,
Et il nous regardait, et il disait : « Oh ! Moi ! »
De soi-même il servait à soi-même de lampe :
Ils étaient deux en un ; il était un en deux.
Comment cela se peut, seul le sait Qui le fit.
Quand il fut juste au pied de notre pont,
Il éleva d’un coup le bras avec la tête,
Pour rapprocher de nous sa voix et ses paroles.
« Vois, me dit-il, mon cruel châtiment,
Toi qui, bien que vivant, viens visiter les morts :
Vois s’il en est de plus grand que le mien.
Mais, afin que de moi tu donnes des nouvelles,
Sache donc que je suis Bertan de Born, celui
Qui à son jeune Roi donna mauvais conseils.
J’ai rendu et le père et le fils ennemis :
Achitopel n’en fit pas plus entre Absalon
Et son père David, par ses pointes perfides.
Comme j’ai séparé deux êtres si unis,
Je porte, hélas ! mon cerveau séparé
De sa tige, qui est la moelle de ce tronc.
Ainsi s’observe en moi la loi du talion. » »
« Bien me plaît le temps de Pâques qui fait naître feuilles et fleurs ;
j’aime à entendre le ramage des oiseaux, quand ils font retentir leurs chants par le bocage ;
il me plaît de voir dressés sur les prés tentes et pavillons
et j’ai grande allégresse quand je vois rangés par la plaine chevaliers et chevaux armés.
(…)
Il me plaît quand les éclaireurs
font s’enfuir les gens et leur bétail ;
et il me plaît de voir leur courir sus force guerriers, tous ensemble.
(…)
Masses et épées, heaumes de couleur,
écus fendre et se défaire
verrons-nous au début du combat, et de nombreux vassaux frapper ensemble.
C’est pourquoi erreront en désordre
les chevaux des morts et des blessés.
Et, une fois dans la mêlée,
que chaque homme bien né
ne pense qu’à tailler têtes et bras,
car mieux vaut être mort que vivant et vaincu.
(…)
Je vous le dis : rien n’a pour moi saveur
ni manger, ni boire ou dormir,
autant que d’entendre crier : « A eux ! »
Des deux côtés, et d’entendre hennir
dans les sous-bois les chevaux démontés,
et crier « A l’aide ! A l’aide ! »
Et voir tomber dans les fossés
humbles et grands sur l’herbe,
et voir les morts qui, dans leurs flancs,
ont des éclats de lances avec leurs fanions. »
Jadis la Grèce eût, vingt ans, Sous les Jumeaux effrayés,
Sans fruit vu les funérailles Des froids torrents de décembre
De ses plus fiers combattants. Les champs partout sont noyés.
Quelle effroyable puissance Cérès s’enfuit éplorée
Aujourd’hui pourtant s’avance, De voir en proie à Borée
Prête à foudroyer tes monts ! Ses guérets d’épis chargés,
Quel bruit, quel feu l’environne ! Et, sous les urnes fangeuses
C’est Jupiter en personne Des Hyades orageuses,
Ou c’est le vainqueur de Mons. Tous ses trésors submergés.
N’en doute point, c’est lui-même ; Déployez toutes vos rages,
Tout brille en lui, tout est roi. Princes, vents, peuples, frimas ;
Dans Bruxelles Nassau blême Ramassez tous vos nuages ;
Commence à trembler pour toi. Rassemblez tous vos soldats :
En vain il voit le Batave, Malgré vous, Namur en poudre
Désormais docile esclave, S’en va tomber sous la foudre
Rangé sous ses étendards ; Qui dompta Lille, Courtrai,
En vain au lion belgique Gand la superbe Espagnole,
Il voit l’aigle germanique Saint-Omer, Besançon, Dôle,
Uni sous les léopards… Ypres, Maastricht et Cambrai... »
Contre les rois tirant ensemble leurs épées,
Prussiens, Autrichiens,
Contre tous les Tyrs et toutes les Sodomes,
Contre le czar du nord, contre ce chasseur d’homme
Suivi de tous ses chiens,
Contre toute l’Europe avec ses capitaines,
Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines,
Avec ses cavaliers,
Tout entière debout comme une hydre vivante,
Ils chantaient, ils allaient, l’âme sans épouvante
Et les pieds sans souliers ! » (Les châtiments, 1853, II, 7).
Multiplication de l’amour » (Oracles)
« Feu d’artifice en acier
qu’il est charmant cet éclairage
Artifice d’artificier
Mêler quelque grâce au courage » (Fête)
« Le ciel est étoilé par les obus des Boches
La forêt merveilleuse où je vis donne un bal
La mitrailleuse joue un air à triple-croches » (La nuit d’avril 1915)
« Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit
Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder
Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et coeurs (…)
Que c’est beau toutes ces fusées
Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore » (Merveille de la guerre)
« Ah Dieu ! Que la guerre est jolie
Avec ses chants ses longs loisirs « ( L’adieu du cavalier)
« O canons
Douilles éclatantes des obus de 75
Carillonnez pieusement » (Fusée)
Comme appel au soulèvement des peuples, José Carlos Rodriguez, écrit Eloge de la violence, in Le Fou, n° 8, octobre 1978. De nos jours, rien n’a changé : lors de la première guerre du Golfe, le journal L’Humanité (9-2-1991) reproche à l’ancien président Giscard d’Estaing, de faire « l’éloge de la guerre américaine ». Sur le site letogolais.com, on peut lire un appel au devoir de violence, « violence sous toutes ses formes (…) Pour que le Togo soit libre ». La revue Le Prolétaire, n° 479, novembre 2005-Février 2006, apporte son soutien inconditionnel à la violence des jeunes banlieusards, en France, et en fit le point de départ pour le combat de toute la classe ouvrière, un modèle à suivre. En janvier 2006, l’hebdomadaire haïtien Ticket (12-1-2006) dénonce les « carnavaleux » qui chantent l’éloge de la violence contre les femmes après l’assassinat d’une présentatrice de TV.
Avec l’antagonisme des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles » (pp. 43-44). Toutefois, cette vision n’exclut pas la violence, en l’occurrence la guerre civile pour la destruction de la société de classes : « Si le prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue nécessairement en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence, l’ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classe » (p. 47). Lénine confirmera cette analyse en 1915 en pleine « grande guerre » : « Les socialistes ont toujours condamné les guerres entre les peuples comme une entreprise barbare et bestiale. Mais notre attitude à l’égard de la guerre est foncièrement différente de celle des pacifistes (partisans et propagandistes de la paix) bourgeois et anarchistes. Nous nous distinguons des premiers en ce sens que nous comprenons le lien inévitable qui rattache les guerres à la lutte des classes à l’intérieur du pays, que nous comprenons qu’il est impossible de supprimer les guerres sans supprimer les classes et sans instaurer le socialisme ; et aussi en ce sens que nous reconnaissons parfaitement la légitimité, le caractère progressiste et la nécessité des guerres civiles, c’est-à-dire de guerres de la classe opprimée contre celle qui l’opprime, des esclaves contre les propriétaires d’esclaves, des paysans serfs contre les seigneurs terriens, des ouvriers salariés contre la bourgeoisie. Nous autres, marxistes, différons des pacifistes aussi bien que des anarchistes en ce sens que nous reconnaissons la nécessité d’analyser historiquement (du point de vue du matérialisme dialectique de Marx) chaque guerre prise à part ». Et plus nettement encore : « Quiconque désire une paix solide et démocratique doit être partisan de la guerre civile contre les gouvernements et la bourgeoisie ». (LENINE, Le socialisme et la guerre, disponible sur www.trotsky.org).
Ajoutons encore que le but politique du terrorisme est évidemment de terroriser et donc de répandre l’idée que personne, à commencer par l’innocent, n’est à l’abri.
ii. d’où vient ce goût pour la violence ?
L’homme est-il, comme l’écrivait Plaute, un loup pour l’homme[1]. Fondamentalement et irrémédiablement ? Et Alain a-t-il raison d’écrire que « ce sont les mêmes hommes qui font la guerre et qui aiment la paix » ?[2]
Pour certains auteurs, ce sont des éléments physiques ou psychiques qui sont à l’origine de la violence.
Dans un premier temps, Freud établit un lien entre la violence et la frustration. Un désir contrarié et réprimé ne peut s’exprimer complètement dans le rêve. Sous pression, il se défoule en agressant celui qui est considéré comme responsable de la frustration. A ce stade, la violence qui est dans le cœur peut être délogée par la mise à jour des traumatismes qui en sont la cause. Par la suite, Freud adopta une position plus pessimiste et qui est bien connue. Il y a dans l’homme une pulsion de cruauté, une pulsion de mort[3] qui ne provient pas d’un refoulement et qui ne peut être guérie mais que la société, sa culture et l’éducation peuvent et doivent contrôler : « Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications à et à des relations d’amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal d’aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à présent. Elle croit prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se réservant le droit d’en user elle-même contre les criminels, mais la loi ne peut atteindre les manifestations plus prudentes de l’agressivité humaine. Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups. »[4]
En bon freudien, un psychanalyste s’arrêtant aux violences inouïes commises par des jeunes aujourd’hui rappelle l’importance de la culture définie comme « processus inconscient moteur de l’évolution humaine qui a pour tâche de faire vivre les humains ensemble en les contraignant à transformer individuellement et collectivement leurs tendances meurtrières aussi loin que faire se peut ». Puisque « la violence –la haine- nous habite tous », chacun doit « renoncer à agir sa violence pour pouvoir réaliser autre chose » que la destruction. « Cela suppose refoulement et sublimation. » Malheureusement, aujourd’hui, nous dénions cette violence qui est en nous. Dès lors, la violence qui apparaît chez l’enfant confronté à un interdit, si elle « ne rencontre pas un parent capable de supporter le choc (…) ne pourra pas évoluer, ni se refouler, ni se sublimer ; elle sera alors laissée à sa propre trajectoire de destruction, abandonnée à son seul fonctionnement. »[5]
Si les psychanalystes croient aux tendances violentes innées, d’autres chercheurs ont accusé le chromosome Y supplémentaire[6], le saturnisme ou maladie du plomb[7], les malformations du cerveau[8], l’influence de certaines sécrétions comme l’excès de testostérone chez les délinquants sexuels[9] ou de corps chimiques extérieurs comme les tranquillisants, les excitants, le tabac, l’alcool, les drogues.
Pour d’autres, la violence a des causes psycho-sociales. L’agressivité est exacerbée par la vie en société : une forte concentration urbaine est stressante, angoissante, dépersonnalisante. Elle provoque névroses, psychoses, suicide, délinquance.[10] S’ajoute encore le manque de socialisation qui dissout les liens sociaux traditionnels fondés sur la famille, la religion, la vie communautaire. Cette dissolution favorise la solitude, l’individualisme, l’isolement médiatique. On peut accuser aussi la propriété[11] ou la pauvreté, du moins ce que l’on considère comme un état de vie intolérable[12]. Ou encore l’oppression[13].
Parlant de la guerre en particulier, Machiavel qui se fait sociologue avant la lettre, distingue celle qui est due à l’ambition des princes ou des républiques et celle, bien plus redoutable et destructrice « qui a lieu quand un peuple contraint par la famine ou par la guerre, se lève entier avec ses femmes et ses enfants, et va chercher de nouvelles terres et une nouvelle demeure, non pour y dominer, comme ceux dont nous avons parlé plus haut, mais pour en posséder chacun son lopin, après avoir tué ou chassé les anciens habitants. Cette espèce de guerre est la plus affreuse, la plus cruelle, et c’est de celle-là que parle Salluste à la fin de l’histoire de Jugurtha[14], quand il dit que Jugurtha vaincu, on entendit parler de la ruée des Gaulois vers l’Italie. »[15] L’exode des populations peut être entraîné par la famine et la guerre comme par la peste ou encore les inondations. Dans tous les cas, le surpeuplement semble déterminant : « Tite-Live donne deux causes de l’invasion des Gaulois. d’abord ils étaient attirés par la douceur de fruits et principalement par le vin que l’Italie produisait et qu’ils n’avaient point dans leur pays ; en second lieu, la Gaule était si peuplée qu’elle ne pouvait suffire à la nourriture de ses habitants. » Ces peuplades gauloises ou autres, « quelquefois elles sont en si grand nombre qu’elles débordent avec impétuosité sur les terres étrangères, massacrant les habitants, s’emparant de leurs biens et elles fondent un nouvel empire et changent jusqu’au nom de leur pays ; c’est ce que fit Moïse et ce que firent également les peuples qui s’emparèrent de l’Empire romain. » Ces intrusions sont particulièrement destructrices: « De pareils peuples, continue Machiavel, chassés de leur pays par la nécessité la plus cruelle peuvent être infiniment dangereux ; et si on ne leur oppose pas des armées formidables, ils l’emporteront toujours sur ceux qu’ils vont attaquer (…). Ces peuplades en masse sont presque toujours sorties de la Scythie[16], pays froid et stérile, dont les innombrables habitants, ne trouvant autour d’eux de quoi se nourrir, sont réduits à s’expatrier, ont mille raisons qui les en chassent et pas une qui les retienne. »
L’influence de la démographie sur les guerres a été surtout étudiée, à l’époque contemporaine, par G. Bouthoul. Ecartant les causes occasionnelles, celles que les historiens mettent en évidence, le célèbre polémologue accorde la primauté à l’élément démographique dans la genèse de la guerre[17] : « dans un groupe donné, un large excédent de jeunes hommes disponibles, c’est-à-dire dépassant les tâches indispensables de l’économie (compte-tenu de l’état de la technique et des niveaux de vie), doit - surtout s’il n’existe pas d’autres débouchés commodes - constituer (…) une prédisposition incitatrice qui s’appliquerait cette fois à l’impulsion belliqueuse. Cette situation de la structure démo-économique peut être définie par le terme « structure explosive ». Car c’est une tendance à l’expansion brusque, de caractère à la fois spasmodique et grégaire, dont les deux types classiques sont la migration en groupe et l’expédition guerrière. Celle-ci n’étant en définitive qu’une migration armée et sophistiquée. »[18]
Bouthoul présente la guerre comme un « infanticide différé »[19] qui provoque une « relaxation démographique »[20]. L’auteur s’appuie sur l’histoire[21], des schémas démographiques et nombre de témoignages d’observateurs passés[22] comme Bergson, par exemple, écrivant en une formule frappante : « Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars »[23]. S’esquisse clairement la solution : en finir avec les « vieux tabous » qui touchent à la génération. L’auteur s’indigne (nous sommes en 1962) que « de nos jours on juge moral et légitime de prendre des mesures pour augmenter la natalité, mais révoltant et immoral de la restreindre ou de la limiter ».[24] Existent et persistent des « obstacles au désarmement démographique »[25] qui, contrairement à ce qui se passe sur d’autres continents, laissent l’Europe, surtout depuis le XVIIIe siècle, lancer périodiquement ses jeunes dans des « guerres relaxatrices »[26].
Avant Bouthoul, la sociologie naissante s’était déjà penchée sur le problème de violence et de la guerre. Pour ce qui est de la méthode, Emile Durkheim[27] a exercé une influence déterminante. Rappelons-nous. Pour cet auteur, si « la morale ne commence que quand commence le désintéressement, le dévouement » et si « le désintéressement n’a de sens que si le sujet auquel nous nous subordonnons a une valeur plus haute que nous, individus », il n’y a que la collectivité ou Dieu qui soient au-dessus de nous. Comme Durkheim ne voit « dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement (…), la morale commence donc là où commence la vie en groupe (…) ».[28] Autrement dit, « la morale doit céder la place à une science des mœurs, à une étude scientifique de ce que les hommes font ».[29] Alors que, pour Kant, ce qui doit se faire ne peut se déduire de ce qui se fait, Durkheim réduit la norme éthique au niveau d’un fait social. La société est la source de toutes les règles juridiques, morales, religieuses, intellectuelles « qui, à toute époque sont vraies parce qu’elles ont la société non seulement pour principe, mais pour objet »[30]. Et la permanence d’une règle est une épreuve de sa vérité : « C’est un postulat essentiel de la sociologie qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge ; sans quoi elle n’aurait pu durer. Si elle n’était pas fondée dans la nature des choses, elle aurait rencontré dans les choses des résistances dont elle n’aurait pu triompher ».[31]
Durkheim met en relation la violence et la notion d’anomie, c’est-à-dire l’absence de règles sociales : « Il postule que les crises économiques, morales et politiques, entraînent une dérégulation des normes de fonctionnement et des valeurs collectives. La cohésion du groupe ainsi fragilisée favorise l’émergence de comportements violents ».[32]
A cela s’ajoutent des rapports sociaux qui sont susceptibles d’entraîner des abus. Pour lui, le rapport maître-élève peut être comparé au rapport entre le colonisateur et le colonisé. Il s’agit d’une forme subtile de violence : « le rapport pédagogique est le cas par excellence de la violence symbolique puisque c’est le cas où l’on cherche le moins à exercer la violence. (…) Une violence qui s’exerce avec la complicité extorquée de ceux qui la subissent. »[33] Mais cette violence inhérente à ce type de relation[34] ne fait pas de Durkheim un adepte de la pédagogie libertaire[35]. Il estime que cette violence structurelle doit être contrôlée par le maître : « Loin d’être découragés par quelque sentiment d’impuissance, les maîtres devraient plutôt être effrayés par l’étendue de leur pouvoir, à mesure que l’école se développe et s’organise, prend une forme « monarchique », et accroît ainsi le danger de « mégalomanie scolaire »[36]. Plus le maître saura faire vivre le groupe-classe, davantage l’école s’ouvrira à la société dans son ensemble, et plus il y aura de forces qui feront échec au risque de despotisme, d’autant plus grand que les élèves sont plus jeunes ».[37]
Il en va de même au niveau des relations entre nations. Analysant les responsabilités de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre 14-18, Durkheim constate une « hypertrophie morbide de la volonté » allemande[38] qui situe la puissance de l’État au-dessus de toute morale. Nous y reviendrons.
A propos de la même guerre, son neveu et disciple Marcel Mauss[39], opposé à l’idée traditionnelle de « paix armée », constatait que la guerre terminée avait consacré le principe de l’indépendance nationale mais aussi manifesté l’interdépendance croissante des sociétés : interdépendance économique et morale. Les peuples avaient révélé leur volonté de ne plus faire la guerre, d’avoir une vraie paix, dans la limitation des souverainetés nationales. Pour lui, « la solidarité organique, consciente, entre les nations, la division du travail entre elles, suivant les sols, les climats et les populations, aboutiront à créer autour d’elles une atmosphère de paix, où elles pourront donner le plein de leur vie ».[40] On l’a compris, Marcel Mauss mettait tous ses espoirs dans la Société des nations, la constitution d’un droit humain à côté de la morale humaine et appelait à la rescousse les philosophes.[41] La guerre, en un sens, avait donc été profitable.
En même temps, Marcel Mauss offrait une étude ethnologique qui allait avoir une grande influence sur les sociologues français. Il publie, en 1924, un Essai sur le don[42] où il décrit, à partir des pratiques de quelques sociétés archaïques, le système appelé désormais « potlatch »[43]. Il s’agit d’un comportement culturel plus ou moins formel basé sur le don. Mais un don qui a lieu hors du cadre des échanges marchands[44], un don luxueux, apparemment en pure perte. C’est un échange social susceptible de créer un lien social, un échange où personne n’est jamais quitte. En effet, le don appelle un contre-don, il oblige à rendre le présent ce qui peut entraîner une rivalité par la volonté de dépasser l’autre ou une querelle si le don est refusé. M. Mauss précise : « ...le motif de ces dons et de ces consommations forcenées, de ces pertes et de ces destructions folles de richesses, n’est, à aucun degré, surtout dans les sociétés à potlatch, désintéressé. Entre chefs et vassaux, entre vassaux et tenants, par ces dons, c’est la hiérarchie qui s’établit. Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas ».[45] Si l’on considère maintenant la rencontre de sociétés différentes, on constate que « pendant un temps considérable et dans un nombre considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux état d’esprit, de crainte et d’hostilité exagérées et de générosité également exagérée, mais qui ne sont folles qu’à nos yeux. Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire, il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement, déposer ses armes et renoncer _ sa magie, ou donner tout depuis l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens.
(…) C’est qu’ils n’avaient pas le choix. Deux groupes d d’hommes qui se rencontrent ne peuvent que : ou s’écarter - et, s’ils se marquent une méfiance ou se lancent un défi, se battre - ou bien traiter. »[46]
Marcel Mauss conclut qu’il y a une « instabilité entre la fête et la guerre »[47].
Disciples de Marcel Mauss, Georges Bataille[48] et Roger Caillois[49] vont poursuivre la réflexion de leur maître
Reprenant la notion de potlatch où l’échange est une perte somptuaire, une dépense d’excédent, G. Bataille affirme que « l’organisme vivant, dans la situation que déterminent les jeux de l’énergie, à la surface du globe, reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie : l’énergie (la richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système (par exemple d’un organisme) ; si le système ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique »[50] Ce qui l’amène à considérer la guerre comme « une dépense catastrophique de l’énergie excédante » : « La méconnaissance ne change rien à l’issue dernière. Nous pouvons l’ignorer, l’oublier : le sol où nous vivons n’est, quoi qu’il en soit, qu’un champ de destructions multipliées. Notre ignorance a seulement cet effet incontestable : elle nous mène à subir ce que nous pourrions, si nous savions, opérer à notre guise. Elle nous prive du choix d’une exsudation qui pourrait nous agréer. Elle livre surtout les hommes et leurs œuvres à des destructions catastrophiques. Car si nous n’avons pas la force de détruire nous-mêmes l’énergie en surcroît, elle ne peut être utilisée ; et, comme un animal intact qu’on ne peut dresser, c’est elle qui nous détruit, c’est nous-mêmes qui faisons les frais de l’explosion inévitable.
Ces excès de force vive, qui congestionnent localement les économies les plus misérables, sont en effet les plus dangereux facteurs de ruine. Aussi la décongestion fut-elle en tous temps, mais au plus obscur de la conscience, l’objet d’une recherche fiévreuse. Les sociétés anciennes le trouvèrent dans les fêtes ; certaines édifièrent d’admirables monuments, qui n’avaient pas d’utilité ; nous employons l’excédent à multiplier des « services »[51], qui aplanissent la vie, et nous sommes portés à en résorber une partie dans l’augmentation des heures de loisir. Mais ces dérivatifs ont toujours été insuffisants : leur existence en excédent malgré cela (en de certains points) a voué en tous temps des multitudes d’êtres humains et de grandes quantités de biens utiles aux destructions des guerres. De nos jours, l’importance relative des conflits armés s’est même accrue : elle a pris les proportions désastreuses qu’on sait.
L’évolution récente est la suite d’une croissance en bond de l’activité industrielle. Tout d’abord ce mouvement prolifique freina l’activité guerrière en absorbant l’essentiel de l’excédent : le développement de l’industrie moderne donna la période de paix relative de 1815 à 1914. Les forces productives se développant, accroissant les ressources, rendaient possible dans le même temps la multiplication démographique rapide des pays avancés (c’est l’aspect charnel de la prolifération osseuse des usines). Mais la croissance, que les changements techniques rendirent possible, à la longue devint malaisée. Elle devenait elle-même génératrice d’un excédent accru. » Ainsi les deux guerres mondiales du XXe siècle « exsudèrent » ce « trop-plein » d’énergie : « c’est son importance qui leur donna leur extraordinaire intensité ». Dans cette conception fort matérialiste[52], où l’énergie croissante détermine une « exsudation », le seul espoir « d’échapper à une guerre déjà menaçante » est de « dériver la production excédante, soit dans l’extension rationnelle d’une croissance industrielle malaisée, soit dans des œuvres improductives, dissipatrices d’une énergie qui ne peut être accumulée d’aucune façon ». Et l’auteur reconnaît que « ceci pose des problèmes nombreux d’une complexité épuisante. »[53]
Si la pensée de G. Bataille s’articule autour de l’idée de don et de dépense, celle de Roger Caillois[54] tributaire des recherches de Durkheim, de Mauss, de Bataille et de G. Dumézil[55] va s’attacher aussi à l’idée de dépense et insister sur l’importance du sacré et de la fête. Mauss avait souligné la proximité de la fête et de la guerre. Caillois va présenter la guerre comme un substitut à la fête sacrée dans le monde moderne.
La fête primitive « est un temps d’excès. On y gaspille des réserves quelquefois accumulées durant plusieurs années. On viole les lois les plus saintes, celles sur qui paraît fondée la vie sociale elle-même ». Elle suspend ou diminue les pouvoirs traditionnels. C’est « aussi le temps des sacrifices, le temps même du sacré, un temps hors du temps, qui recrée la société, la purifie et lui rend la jeunesse. (…) Tous les excès sont permis, car des excès mêmes, des gaspillages, des orgies et des violences, la société attend sa régénération ».[56] Le sacré dans la vie ordinaire se manifeste surtout par des interdits, il apparaît comme négatif. Par contre, la fête instaure le règne du sacré par la suspension des règles. Un exemple anodin de fête sacrée, « le simple dimanche est d’abord un temps consacré au divin, où le travail est interdit, où l’on doit se reposer, se réjouir, et louer Dieu »[57].
Cette analyse s’appuie sur des sociétés primitives ou traditionnelles. qu’en est-il aujourd’hui ? L’auteur répond : « Il semble (…) que, dès l’apparition des États fortement constitués et de plus en plus nettement à mesure que leur structure s’affirme, l’antique alternance de la frairie et du labeur, de l’extase et de la maîtrise de soi, qui faisait renaître périodiquement l’ordre du chaos, la richesse de la prodigalité, la stabilité du déchaînement, s’est trouvée remplacée par une alternance d’un tout autre ordre, amis qui seule présente dans le monde moderne un volume et des caractères correspondants : celle de la paix et de la guerre, celle de la prospérité et de la destruction des résultats de la prospérité, celle de la tranquillité réglée et de la violence obligatoire ».[58]
Certes, la fête ancienne est joie et débordement de vie et la guerre horrible et catastrophique mais elles occupent toutes deux la même place dans la vie des sociétés. La guerre est « le pendant moderne et sombre de la fête »[59] Ni nos jours de fête, ni nos vacances ne peuvent soutenir la comparaison avec la fête primitive : « la guerre représente bien le paroxysme de l’existence des sociétés modernes. Elle constitue le phénomène total qui les soulève et les transforme entièrement, tranchant par un terrible contraste sur l’écoulement calme du temps de paix. C’est la phase de l’extrême tension de la vie collective, celle du grand rassemblement des multitudes et de leur effort. » Chacun est enlevé à son travail, à sa famille, à ses occupations, à ses préoccupations : « ainsi succède à cette sorte de cloisonnement où chacun compose son existence à sa guise, sans participer beaucoup aux affaires de la cité, un temps où la société convie tous ses membres à un sursaut collectif qui les place soudain côte à côte, les rassemble, les dresse, les aligne, les rapproche de corps et d’âme. (…) Elle s’empare maintenant des biens, exige le temps, la fatigue, le sang même des citoyens ».[60] La guerre est le temps de l’excès, de la violence, de l’outrage : meurtre, ruse, mensonge, vol sont admis. Sourd même la joie de la destruction avec une résonance religieuse : on se sacrifie et on sacrifie l’ennemi. Elle est le temps du sacrilège et du gaspillage non plus de victuailles ou de boissons mais de projectiles coûteux.
Comme la fête sert de repère dans le temps (Noël, Pâques), la guerre est aussi un « jalon de la durée »[61]. Elle achève un temps et inaugure ensuite un autre temps. Elle apparaît vite comme inévitable et même nécessaire pour punir le méchant, comme une loi de la nature, source de civilisation, expérience régénératrice, puisqu’ »elle traduit la loi de la naissance des nations et correspond aux mouvements viscéraux de nature nécessairement horrible, qui président aux naissances physiques ».[62] Dès lors, « elle constitue pour les peuples le plus haut commandement de la morale. La guerre ne doit pas servir à fonder la paix, mais la paix à préparer la guerre. (…) Tout effort valable est orienté vers la guerre et trouve en elle sa consécration. Le reste est méprisable, qui n’a pas d’utilité pour elle ».[63]
Pour Caillois, « cet état d’esprit est authentiquement religieux »[64] surtout quand il s’exprime par la guerre totale. Cette guerre, destin des nations, « est inhumaine, c’est assez pour qu’on puisse l’estimer divine. On n’y manque pas. Et voici qu’on attend de ce sacre le plus puissant l’extase, la jeunesse et l’immortalité ».[65]
Comparant ensuite la guerre moderne et la fête ancienne, Caillois se demande comment il se fait « que les grands sursauts des sociétés mettent ici en branle des forces généreuses et là des forces avides, aboutissent d’une part à renforcer la communion, de l’autre à creuser la division, apparaissent tantôt le fait d’une surabondance créatrice, tantôt celui d’une fureur meurtrière ? » Sans souligner une cause précise, l’auteur note que « l’enflure démesurée de la guerre et la mystique dont elle fut aussitôt l’objet, sont contemporaines de (…) trois ordres de phénomènes, liés à leur tour entre eux et qui tous d’ailleurs abondent en heureuses contreparties ».[66] Ces « trois ordres de phénomènes » sont : « la civilisation industrielle et la mécanisation de la vie collective », « la disparition graduelle du domaine du sacré sous la poussée de la mentalité profane » et « la formation d’états fortement centralisés ».
En 1949, regardant l’avenir et devant les deux blocs armés par l’énergie atomique, Caillois, on ne s’en étonnera pas, est très pessimiste : « On ne saurait éviter que le prodigieux surcroît de puissance qui vient d’échoir à l’homme, ne se solde, comme les précédents, par un péril d’égale ampleur. Celui-ci paraît menacer l’existence même de l’espèce. Aussi semble-t-il susceptible d’une plus grande sacralisation. La perspective d’une sorte de fête totale, qui risque d’entraîner dans ses horribles remous la population du globe presque entière et d’annihiler la majorité de ses participants, annonce cette fois l’avènement d’une fatalité effective : épouvantable, paralysante et d’autant plus prestigieuse ».[67]
Pour ces sociologues fort contestés parfois aujourd’hui, et qui, tous, ont été marqués par les horreurs vécues, la guerre apparaît comme une fatalité qu’il faut s’efforcer de combattre ou qu’il est presque impossible de détourner.
Les psychologues sont-ils moins déterministes ? Parmi les causes purement psychologiques, on cite habituellement le viol ou le refoulement de la conscience morale (selon le psychiatre Henri Baruk), l’hétérophobie (selon le polémologue Gaston Bouthoul), la néophobie (selon Pierre Karli), la frustration (selon John Dollard), la mère froide ou permissive (selon le psychologue suédois Don Olwens), l’angoisse (selon le biologiste psychosociologue Henri Laborit).[68] Ou, plus simplement, ou plus traditionnellement, sont mis en cause des sentiments primaires.[69]
Certains philosophes, plus radicalement, diront, avec Héraclite, que le conflit est le « père de toute chose » que « l’harmonie du monde résulte de la tension perpétuelle des contraires » : « Le combat est le père et le roi de tout. Les uns, il les produit comme des dieux, et les autres comme des hommes. Il rend les uns esclaves, les autres libres. (…) Il faut savoir que la guerre est commune, la justice une lutte et que tout devient dans la lutte et la nécessité. »[70] Quant à Hegel, il « fait de la contradiction le moteur même de l’histoire. (…) Les révolutions, les guerres, les massacres ne seraient que l’expression du « travail négatif » grâce auquel les contraires peuvent finalement se réconcilier et s’unir ».[71]
Bref, non seulement la violence est partout, mais elle semble difficilement explicable tant elle a de facettes, irrépressible, inévitable puisque si nous affirmons que « la violence suppose la volonté d’infliger un dommage physique ou moral à la personne d’autrui », nous devons admettre qu’« il y a violence chaque fois que des personnes ne reçoivent pas le respect qui leur est dû ».[72] Dans la même perspective, mais plus précisément, E. Herr cite cette définition : « Il y a violence quand, dans une situation d’interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière directe ou indirecte, massée ou distribuée, en portant atteinte à un ou plusieurs autres à des degrés variables, soit dans leur intégrité physique, soit dans leur intégrité morale, soit dans leurs possessions, soit dans leurs participations symboliques et culturelles. » [73] Elle est donc quotidienne et universelle. Nous en sommes tous victimes ou auteurs. Elle est en nous, elle est même peut-être dans la nature des choses, dans notre nature. Et plus en nous qu’en l’animal.[74]
Gandhi, l’apôtre de la non-violence, le confirme puisqu’il reconnaît que « la non-violence a pour condition préalable le pouvoir de frapper. C’est un refrènement conscient et délibéré du désir de vengeance que l’on ressent ». Cette vengeance elle-même, dit-il, « est toujours supérieure à la soumission passive, efféminée, impuissante, mais la vengeance aussi est faiblesse. Le désir de vengeance naît de la crainte d’un mal imaginaire ou réel. » En ce qui concerne la non-violence, elle « ne se réalise pas mécaniquement. Elle est la plus haute qualité du cœur et elle s’acquiert par la pratique. »[75]
La vengeance est une faiblesse, écrit Gandhi, elle apparaît comme l’aveu d’une défaite puisqu’aucun autre moyen n’a été trouvé : « La véritable force est celle qui, sans violence, par le seul rayonnement de ses convictions, ferait triompher, partout et avec l’assentiment de tous, le règne du droit »[76].
Vladimir Jankelevitch (1903-1985), dans Le pur et l’impur (1960) renchérit : « Il ne serait pas exagéré de définir la violence : une force faible. C’est la force qui s’oppose à la faiblesse : la violence, elle, s’oppose à la douceur ; la violence s’oppose si peu à la faiblesse que la faiblesse n’a souvent pas d’autre symptôme que la violence ; faible et brutale, et brutale, parce que faible précisément ». Mais, cherche-t-on toujours d’autres moyens ? La violence n’est-elle pas la voie la plus immédiate, la plus simple, la plus efficace finalement ?
De la sorte, nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelles : premièrement la rivalité, deuxièmement la méfiance, troisièmement la fierté.
La première de ces choses fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde, en vue de leur sécurité. La troisième, en vue de leur réputation. Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maître de la personne d’autres hommes, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens. Dans le second cas, pour défendre ces choses, dans le troisième cas, pour des bagatelles, par exemple pour un mot, sourire, une opinion qui diffère de la leur, ou quelque autre signe de mésestime, que celle-ci porte directement sur eux-mêmes ou qu’elle rejaillisse sur eux. » (Le Léviathan, Sirey, 1971, pp. 123-124). Quant à Nietzsche, il est plus proche de Freud en parlant plus crûment de la volonté de puissance qui nous anime mais qu’il ne faut pas penser contrarier : « Il faut aller ici jusqu’au tréfonds des choses et s’interdire toute faiblesse sentimentale : vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou tout au moins (c’est la solution la plus douce) l’exploiter ; mais pourquoi employer toujours ces mots auxquels depuis longtemps s’attache un sens calomnieux ? Le corps à l’intérieur duquel, comme il a été posé plus haut, les individus se traitent en égaux –c’est le cas dans toute aristocratie saine- est lui-même obligé, s’il est vivant et non moribond, de faire contre d’autres corps ce que les individus dont il est composé s’abstiennent de se faire entre eux. Il sera nécessairement volonté de puissance incarnée, il voudra croître et s’étendre, accaparer, conquérir la prépondérance, non pour je ne sais quelles raisons morales ou immorales, mais parce qu’il vit, et que la vie, précisément est volonté de puissance. Mais sur aucun point la conscience collective des Européens ne répugne plus à se laisser convaincre. La mode est de s’adonner à toutes sortes de rêveries, quelques-unes parées de couleurs scientifiques, qui nous peignent l’état futur de la société, lorsqu’elle aura dépouillé tout caractère d’ « exploitation ». Cela résonne à mes oreilles comme si on promettait d’inventer une forme de vie qui s’abstiendrait de toute fonction organique. L’ « exploitation » n’est pas le fait d’une société corrompue, imparfaite ou primitive ; elle est inhérente à la nature même de la vie, c’est la fonction organique primordiale, une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie, à supposer que ce soit là une théorie neuve, c’est en réalité le fait primordial de toute l’histoire, ayons l’honnêteté de le reconnaître ». (Par-delà le bien et le mal, UGE, 10/18, 1979, § 259).
(…) Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. Pour commercer, il ; fallut d’abord savoir poser les lances. C’est alors qu’on a réussi à échanger les biens et les personnes, non plus seulement de clans à clans, mais de tribus à tribus et de nations à nations et - surtout - d’individus à individus. C’est seulement ensuite que les gens ont su se créer, se satisfaire mutuellement des intérêts, et enfin, les défendre sans avoir à recourir aux armes. C’est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su - et c’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C’est l’un des aspects permanents de leur sagesse et de leur moralité.
Il n’y a pas d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là. (…) Les peuples, les classes, les familles, les individus, pourront s’enrichir, ils ne seront heureux que quand ils sauront s’asseoir, tels des chevaliers, autour de la richesse commune. Il est inutile d’aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne. » (Id., pp. 121-122).
La guerre, divinité nouvelle, efface alors les péchés et dispense la grâce. On attribue au baptême du feu de souveraines vertus. On imagine qu’il fait de l’individu le desservant impavide d’un culte tragique et l’élu d’un dieu jaloux. Entre ceux qui reçoivent ensemble cette consécration ou qui partagent côte à côte les dangers des batailles naît la fraternité des armes. Des liens durables unissent désormais ces guerriers. Ils leur donnent un sentiment de supériorité et de complicité à la fois, envers ceux qui sont restés hors du péril ou qui n’ont joué du moins aucun rôle actif dans le combat. Car il ne suffit pas d’avoir été exposé, il faut avoir frappé. Ce sacre est double. Il implique qu’on ose non seulement mourir, mais encore tuer ».
iii. La grande question
Toutes les analyses que nous venons de présenter tentent d’expliquer le surgissement de la violence dans notre vie. Une violence omniprésente, multiforme, souvent redoutée, parfois admise voire recherchée, exaltée. Les causes sont innombrables, physiques, psychologiques, sociales, politiques, économiques, culturelles. Si certaines sont conjoncturelles, beaucoup paraissent inéluctables enracinées dans la vie, au fond de nous-mêmes. Dès lors, tout au plus peut-on espérer, avec les auteurs évoqués endiguer, canaliser, maîtriser, baliser, détourner, diminuer la violence par des mesures médicales, pédagogiques, politiques, judiciaires.[1].
Reste toutefois une question fondamentale. Est-elle volontaire, est-elle un acte libre, délibéré ou est-elle, d’une manière ou d’une autre, comme ce qui précède le laisserait entendre, une force physique ou psychique qui, en nous ou hors de nous, malgré nous, nous détermine et nous entraîne ?
Etant donné, écrit E. Herr, « la multiplicité innombrable des ses diverses manifestations, mais aussi des aspects affectifs, irrationnels et chaotiques, ainsi que ses perversions de la raison (…), la violence échapperait aux prises du discours (de la raison) et du même coup à la liberté de l’homme, qu’elle précéderait et qu’elle serait capable de subvertir et de submerger comme un raz de marée. Mais touche-t-on là vraiment un rapport ultime ? La violence , le chaos et le mal sont-ils originaires dans l’être ? »[2]
Sans revenir aux auteurs « classiques » que nous avons cités précédemment, E. Herr va, pour répondre à cette question, examiner quelques-unes des grandes théories émises récemment sur ce problème et systématiquement en mesurer la pertinence.
a. Lorenz
Tout d’abord , il interroge le biologiste et zoologiste autrichien Konrad Lorenz[1].
Pour Lorenz, l’agressivité est un instinct, chez l’animal comme chez l’homme, un caractère spontané. Mais alors que chez l’animal on découvre des rituels de pacification qui expliquent des liens d’amitié, chez l’homme, l’évolution rapide de l’espèce humaine, les « armes » dont elle s’est pourvue, n’ont pas été accompagnées d’inhibitions proportionnelles. Dès lors, l’agressivité humaine est particulièrement désordonnée et dangereuse.
S’appuyant sur les travaux de nombreux chercheurs, Herr conteste cette théorie. Il n’y a pas d’instinct d’agression ni de pulsion à l’agression chez l’animal mais des réponses agressives instinctives[2]. Et a fortiori chez l’homme où il n’y a quasiment pas de réactions instinctives, ni de « verrous » instinctifs.
Par ailleurs, on constate aussi chez Lorenz un « darwinisme social » qui n’a rien de scientifique. On ne peut, en effet, établir de lien entre la sélection naturelle biologique et la sélection sociale.[3] « La lutte sociale n’est nullement le prolongement humain de la lutte darwinienne ». « d’après la plupart des scientifiques, l’agressivité humaine (…) n’est pas contrôlée en première instance par l’appareil physiologique et n’appartient pas à l’ordre de l’instinct ». « On ne peut pas mettre la réussite socio-historique d’un groupe, d’une race ou d’un individu en rapport avec la « valeur sélective » de ses gènes (…) ».[4] La condition de l’homme est radicalement autre que celle de l’animal car « la nature subit une mutation radicale au sein de la culture »[5]. Par le fait même, la composante biologique de l’agressivité humaine n’agit pas comme chez l’animal. En réduisant la culture à la nature, Lorenz évacue la liberté. Cette erreur se retrouve dans la sociobiologie popularisée par Edward Wilson[6] qui considère que le biologique n’est pas seulement nécessaire mais déterminant. Si tout l’homme obéit à des lois biologiques, seuls les scientifiques, eux qui « savent », devraient exercer le pouvoir comme l’insinue Lorenz : « L’enseignement qualifié de la biologie constitue le seul fondement sur lequel on puisse établir de saines opinions sur l’humanité et sur ses rapports avec l’univers » ; « Une connaissance suffisante de l’homme et de sa position dans l’univers déterminerait automatiquement les idéaux pour lesquels nous devons lutter ».[7] N’est-ce pas là un avatar du scientisme ?[8]
b. Fromm
Après le biologiste, c’est un psychanalyste américain d’origine allemande, Erich Fromm[1], qu’E.Herr va étudier.
Fromm distingue l’« agressivité bénigne », animale et humaine, liée à la survie, et l’« agressivité maligne » ou « destructivité », c’est-à-dire la cruauté et la passion de détruire. Cette « destructivité » est propre à l’homme et n’est pas « phylogénétiquement programmée »[2]. Elle est pathologique. Il ne s’agit pas d’un instinct (c’est-à-dire une réponse biologiquement conditionnée qui répond à un besoin physiologique) mais d’une passion : la passion est une impulsion non instinctive mais psychique. Les passions organisées chez l’homme en caractère, répondent « aux besoins existentiels qui sont de nature psychique »[3]. Ces besoins existentiels sont : « le besoin d’un cadre d’orientation et de dévotion (besoin religieux), le besoin de liens et de racines, le besoin d’unité vécue avec soi et avec le monde, le besoin d’être stimulé, mis à l’épreuve (pro-voqué), mis au défi, le besoin de mettre en œuvre sa propre capacité d’action et d’intervention ». Pour satisfaire ces besoins, nous suivons tous des passions souvent inconscientes (amour, tendresse avidité, désir de puissance, vengeance, plaisir de détruire, sadisme, masochisme, connaissance profonde dévouement).[4] Il y a donc des passions « biophiles » et des passions « nécrophiles » destructrices et sadiques que l’auteur appelle donc agressivité maligne ou destructivité. Tout dépendra du caractère qui est un système de passions, une organisation passionnelle psychique non transmissible, non héréditaire. Pour Fromm, l’environnement joue un rôle primordial dans la formation du caractère et pour combattre l’agressivité maligne il faut donc agir sur l’environnement social, sur les structures socio-économiques.
On peut contester chez Fromm le fait qu’il sépare agressivité bénigne qui serait bonne et agressivité maligne mauvaise comme si la première n’était pas marquée aussi par la dimension psychique, comme si une agressivité ne pouvait pas être mauvaise sans être le produit d’un psychisme malade[5], comme si une agressivité « biologiquement adaptée » et « psychologiquement normale » ne pouvait être mauvaise. Notons aussi que des violences échappent aux deux catégories : où ranger la violence entre États ?
En définitive, on constate que Fromm néglige l’aspect éthique du problème ou le résout sommairement : l’agressivité biologique est bonne, la mauvaise agressivité naît d’une pathologie psychique.[6] Mais il oublie qu’il y a des agressivités biologiquement adaptées et psychologiquement normales que l’on rejette pour des raisons morales. Pensons à la manière dont les passions d’aimer ou de tuer peuvent être évaluées.
Fromm ne rend pas compte de tout l’homme, il le réduit au psychique ; ici aussi, l’homme est plus objet que sujet[7]. Le psychisme n’est pas nécessairement le facteur déterminant premier. Même s’il affirme que « l’homme se crée soi-même dans le déroulement de l’histoire »[8] . Le « caractère individuel » ne semble pas très différent de ce qu’il appelle le « caractère social ». En tout cas le caractère individuel semble jouer »un rôle mineur et passif » : « Au départ de cette réflexion, écrit Fromm, il y a le fait de constater que la structure du caractère de l’individu moyen et la structure socio-économique de la société à laquelle il appartient sont en relation réciproque. Le résultat de l’interaction entre la structure psychique individuelle et la structure socio-économique, c’est ce que je désigne comme caractère social.
La structure socio-économique d’une société forme le caractère social de ses membres de telle façon qu’ils veulent ce qu’ils doivent. En même temps le caractère social influence la structure socio-économique de la société ; d’ordinaire il opère comme un ciment qui assure à l’ordre de la société un surcroît de stabilité ; dans des circonstances particulières il fournit le détonateur qui provoque son effondrement. Le rapport entre le caractère social et la structure de la société n’est jamais statique ; vu que les deux éléments comportent un processus sans fin. Un changement affectant un des deux facteurs entraîne un changement des deux. »[9]
A la lecture de ces textes, certains pensent que Fromm est freudo-marxiste. E. Herr nuance cette appellation dans la mesure où Fromm a analysé les limites du freudisme et du marxisme dans plusieurs ouvrages.[10]
c. Galtung
Après Fromm, E. Herr examine la pensée d’un sociologue norvégien : Johan Galtung[1]. Ce penseur a étudié la « violence structurelle ». Pour expliquer l’apparition de ce concept, E. Herr rappelle que les observateurs et les chercheurs qui, dans les années 1960-1970, se sont inscrits dans le mouvement appelé « Peace Research »[2], ont constaté que derrière la violence patente, la violence directe et les acteurs violents identifiables, il y a des structures, des processus latents, anonymes qui les conditionnent et les provoquent. « Pour moi, écrit Galtung, il est impossible d’accepter l’idée que la mort causée par un fusil soit d’une autre nature que la mort causée par une famine par exemple. Le concept de « violence structurelle » est donc un concept-pont ; c’est un pont entre le domaine de la paix (violence) et celui de la justice (exploitation). »[3]
Cette violence structurelle est présente dans certaines formes d’organisation sociale qui portent atteinte à l’homme et jusque dans son corps. La violence structurelle est à l’œuvre, par exemple, dans les différentes formes ou phases de l’impérialisme[4]. Le colonialisme a exercé un contrôle physique sur les dominés, le néo-colonialisme les a contrôlés, malgré l’indépendance politique, par des organisations privées et publiques comme le FMI. Enfin, ce que Galtung appelle le néo-néo-colonialisme exercera son contrôle par les « communications (information et informatique), qui permettront par les moyens les plus sophistiqués, les plus efficaces et surtout les moins visibles, de garder et d’exercer le pouvoir chez les dominés (…). »[5] Dès lors, on ne peut définir la paix simplement comme absence de violence directe, c’est là une « paix négative » qui « relève de l’idéologie et camoufle la vérité »[6] : « C’est là, écrit Galtung, un concept élitiste typique ; les élites en effet ne souffrent pas en général de la pauvreté, de la répression ou de l’aliénation au même degré que les autres (tandis que la guerre touche tout le monde). Or, qualifier de paix une situation dans laquelle subsistent la pauvreté, la répression et l’aliénation, c’est travestir le concept même de paix. La paix comme négation de la violence se définit comme suit : Paix= absence de violence « classique » et de pauvreté et de répression et d’aliénation, c’est-à-dire une situation plutôt utopique. La « paix » en tant qu’objectif devrait avoir ce caractère d’état qu’il n’est pas facile d’atteindre (par exemple au moyen d’accords dûment signés). »[7]
La violence structurelle désigne « tout ce qui est cause d’une différence entre la vie réalisée et la potentielle. Mais seul le premier terme, la vie réalisée, est bien connu, le deuxième, la vie potentielle (c’est-à-dire celle qu’on pourrait avoir s’il n’y avait pas de violence structurelle) est par définition mal connu : la différence n’est donc pas mesurable. »[8]
La violence directe ( assassinats, terrorisme, guerre) n’est souvent que la conséquence de structures violentes sociales, économiques, culturelles qui, à la base, sont toutes fondées sur l’inégalité, « surtout l’inégalité dans la répartition du pouvoir »[9]. Une société égalitaire serait une société juste qui connaîtrait donc une paix positive. Elle doit être mise en œuvre, au départ, par les scientifiques qui eux sont capables de « définir les besoins et intérêts véritables des hommes »[10]
Quelles remarques peut-on faire sur ce système ?
Il est construit sur un certain déterminisme qui peut faire penser à l’analyse marxiste-léniniste de l’impérialisme capitaliste. Pour Lénine comme pour Galtung, les rapports sociaux sont des rapports d’intérêts et chez Galtung, les scientifiques jouent un peu le rôle du parti, « avant-garde du prolétariat ». Il faut toutefois remarquer que, pour Galtung, le système capitaliste n’est pas seul en cause dans sa définition de l’impérialisme et qu’il ne réduit pas les rapports dominants-dominés au seul domaine économique. Mais Galtung semble confondre politique et éthique et le danger est d’ouvrir la porte à la violence pour combattre la violence structurelle : « chez Galtung, écrit E. Herr, la notion de violence structurelle et le concept de paix sont si vagues qu’à suivre cet auteur on pourrait considérer comme légitime le recours à la contrainte armée (…). L’indétermination éthique et conceptuelle qui subsiste dans la théorie de Galtung et la dramatisation attachée à l’idée de violence risquent de faire abaisser le seuil du recours à la violence, et donc de favoriser celle-ci. »[11]
On ne peut considérer comme injuste toute inégalité économique en faisant fi du mérite, de la responsabilité, des risques, des besoins, etc. Le critère d’égalité est fragile. Si l’on pense égalité économique et égalité politique et culturelle, des problèmes surgissent : l’égalité politique exprimée par la participation démocratique peut nuire à l’efficacité économique de même que le respect de telle culture.
Galtung rêve d’égalité dans les conditions de vie (structures) économiques, politiques culturelles. Mais cette égalité obtenue ne va pas éliminer ipso facto la violence structurelle car la violence n’est pas purement et simplement liée aux seules conditions de vie. L’égalité réalisée n’entraîne-t-elle pas à son tour des violences ? L’égalité doit être liée à la liberté : « l’égalité des conditions de vie n’acquiert son sens qu’à partir de l’égale dignité des libertés »[12]. La violence n’est pas liée à l’inégalité « tout court » mais à l’inégalité des droits. Injustice et violence ne s’identifient pas. L’injustice se mesure par rapport au droit et la violence est liée à un rapport de forces. C’est le droit qui désarme et arbitre par le pouvoir judiciaire. Le droit est absent chez Galtung
En insistant sur la violence structurelle (indirecte) (la mort par famine, par exemple) plutôt que sur la violence directe (la mort par fusillade, par exemple), Galtung estompe les responsabilités des agents qui restent anonymes. Il s’intéresse plus aux conséquences, aux victimes aux effets qu’aux intentions, aux motivations et finalement à la culpabilité de l’auteur de cette violence. Finalement, nous sommes d’accord de prendre conscience des responsabilités individuelles et collectives à l’égard des structures, nous reconnaissons que l’environnement social peut être mortifère et que les réalités économiques sont importantes. Toutefois, Galtung accorde une importance trop exclusive au critère d’égalité ; il a tort aussi d’identifier, comme il le fait, relations sociales et violence. Enfin : l’auteur néglige le rapport intrinsèque liberté-égalité par la fraternité ainsi que l’indispensable référence au droit.
d. Girard
Le dernier auteur qui retient l’attention d’E. Herr, dans cette étude, est le célèbre René Girard.[1]
Au fond de l’homme gît un mécanisme que Girard appelle le désir mimétique : le désir humain imite le désir d’un autre qu’il appelle médiateur ou modèle. Le sujet désirant ne choisit pas l’objet de son désir en fonction de ses goûts ou en fonction des qualités inhérentes à l’objet. Le sujet désire un objet parce qu’il est désiré par un autre (le médiateur). Le désir ne doit donc pas être confondu avec l’appétit ou le besoin dont les objets sont déterminés par l’instinct. Il est indéterminé et varie en fonction du médiateur dont le désir nous fascine. En désirant, nous croyons être autosuffisants alors que nous sommes mus par notre insuffisance puisque nous envions l’autre. Une insuffisance que nous récusons, bien sûr, mais qui est réelle : c’est « le mensonge romantique ». Je désire telle voiture non parce qu’elle me convient ou possède des qualités remarquables mais parce qu’en la possédant je ressemblerai à cet homme d’affaires, à ce sportif ou à ce séducteur. Mais je n’avouerai pas ce tiers admiré. Celui-ci par ailleurs ne tient tant à sa voiture que dans la mesure où elle suscite le désir d’autres. Le désir mimétique provoque une circularité, une concurrence incessante. Désirant le même objet, médiateur et sujet deviennent des doubles, des jumeaux (des frères ennemis comme Abel et Caïn, Romulus et Remus, Polynice et Etéocle, Joseph et ses frères,…). Mais, plus les désirs sont proches, plus la rivalité grandit, le médiateur est modèle mais aussi obstacle. Surgit la jalousie, l’envie, la haine, ce que Girard appelle la « médiation interne »[2]. La haine parce que le médiateur peut interdire l’objet au sujet. Et donc, « les rapports humains sont sujets au conflit (…), toujours menacés par l’identité des désirs »[3].
Toute l’histoire humaine est marquée par cette contagion mimétique qui fait sans cesse obstacle à la bonne entente entre les hommes. Les libéraux se trompent donc lorsqu’ils disent que c’est la rareté qui engendre les conflits, c’est, pour Girard, même dans l’abondance, le fait de désirer le même objet qui est à l’origine des conflits.
Le mécanisme décrit entre deux personnage se reproduit au niveau des sociétés. Tous les membres d’un groupe deviennent concurrents, adversaires, oubliant même l’objet de leur dispute. Cette situation dangereuse, destructrice ne peut se résoudre que par le sacrifice d’un bouc émissaire[4], le pharmakos grec, empoisonneur et remède. La guerre de tous contre tous devient la guerre de tous contre un seul[5]. Cette victime propitiatoire est une victime innocente désignée comme responsable du conflit (l’âne dans Les animaux malades de la peste[6]). On le choisit en fonction d’une marginalité physique, intellectuelle, sociale (roi ou esclave), raciale (les signes victimaires), à l’extérieur du groupe et on l’accuse de crimes très graves. Son exécution ramène la paix et confirme l’idée de sa culpabilité mais, comme sa mort a mis fin au désordre, il devient sacré et le souvenir du sacrifice salutaire sera ritualisé. Tel est le fondement de la culture et de toute société : le sacrifice d’une victime dont on (les prêtres) cache l’innocence.
La ritualisation a pour but de rappeler et exorciser le danger de rivalité. De même, pour se protéger de la contamination mimétique, la société édicte des interdits, des tabous. Ainsi la condamnation de l’inceste vise à écarter les femmes proches du désir, les interdits alimentaires ont la même fonction, ils ne portent pas sur des choses rares mais sur des aliments proches qu’on pourrait se disputer. Dans son examen du décalogue, Girard constate que le législateur après avoir interdit, comme pour parer au plus pressé, les actions violentes (tuer, commettre l’adultère, voler, porter un faux témoignage) condamne la convoitise, c’est-à-dire le désir non de posséder l’objet mais d’être comme le prochain, modèle de nos désirs. Lever les interdits, chasser la religion qui s’est fondée sur la violence est donc éminemment dangereux.
Pour Girard enfin seul le christianisme « démonte le mécanisme sacrificiel et dévoile l’illégitimité de la violence »[7]. Seul le Nouveau Testament rompt de manière radicale avec l’enchaînement décrit, avec la violence et la logique sacrificielle. Certes, les hommes exercent contre le Christ leur violence propitiatoire : n’est-ce pas Caïphe, le Grand Prêtre « qui avait suggéré aux Juifs : il est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple »[8], avantageux pour réunifier le peuple ? Mais, du côté du Christ, la rupture est totale avec les récits qui ont inspiré à Girard la description qui précède. La parabole des vignerons homicides en témoigne, avant le récit de la Passion[9]. Si le sacrifice victimaire est fondateur des religions et des cultures « et si ce fondement reste fondateur dans la mesure où il n’apparaît pas, il est clair que seuls les textes où ce fondement apparaît ne seront plus fondés par lui et seront vraiment révélateurs ».[10] Le Christ n’est pas une victime innocente comme les autres : son innocence est notoire (Pilate le sait), il est bouc émissaire volontaire. Il est une victime « incomparable en ceci qu’elle ne succombe jamais, sur aucun point, à la perspective persécutrice, ni positivement en se mettant franchement d’accord avec ses bourreaux, ni négativement en adoptant sur eux le point de vue de la vengeance qui n’est jamais que la reproduction inversée de la première représentation persécutrice, sa répétition mimétique. »[11] Le christianisme n’est pas une religion sacrificielle, le sacrifice du Christ rend absurde tout sacrifice. Jésus révèle un Dieu qui refuse la violence. Lui seul, car il est Dieu : « Il faudrait un homme qui ne doive rien à la violence, qui ne pense pas selon ses normes, et qui soit capable de lui dire son fait tout en restant complètement étranger à elle. Le surgissement d’un tel être, dans un monde entièrement régi par la violence et par les mythes de la violence, est impossible. Pour comprendre qu’on ne peut voir et faire voir la vérité que si on prend la place de la victime, il faudrait déjà occuper soi-même cette place, et pour assumer cette place dans les conditions requises, il faudrait déjà posséder la vérité. On ne peut appréhender la vérité que si on se conduit contrairement aux lois de la violence et on ne peut se conduire contrairement à ces lois que si on appréhende, déjà, cette vérité. L’humanité entière est enfermée dans ce cercle. C’est pourquoi les Évangiles, le Nouveau Testament dans son ensemble et la théologie des premiers conciles affirment que le Christ est Dieu non pas parce qu’il est crucifié mais parce qu’il est Dieu né de Dieu de toute éternité. »[12] Suivre le Christ, c’est renoncer à la violence mimétique et s’inquiéter de toutes les victimes.[13]
Pour E. Herr, la logique décrite par Girard est réelle mais ne rend pas compte de tout désir ni de toute violence qui peut n’être que domination d’autrui. Non seulement le désir mimétique apparaît à certains psychologues[14] comme pathologique, narcissique mais il y a aussi des expériences qui, dit Herr, « bien intériorisées (…) pourraient constituer des freins prémimétiques à la crise du même nom ».[15] Il s’agit du rapport parents-enfants lorsqu’il est bien vécu avant même que le mimétisme qui est présent dans toute éducation, n’entre en fonction. d’une part, le désir des parents ne peut être mimétique puisque l’enfant n’est pas encore là. d’autre part, l’éducation, dès le départ peut canaliser, limiter le mimétisme : « Quels éléments feraient partie de cette expérience ? Certainement un début d’éducation (réussie ou non) à la distance, à la mesure et à l’attente. Par rapport à une tendance fusionnelle qui veut « tout-être-avoir-tout-de-suite », les rythmes de séparation et d’union, par exemple, avec la mère (naissance, nourriture, etc.) amènent l’enfant à sortir de l’état fusionnel, à accepter une distance-différence entre lui et la m ère (et donc à s’ouvrir à tout le reste), à faire l’apprentissage d’un rythme (d’une norme, loi) et donc du temps et finalement de la mesure (« non pas tout », ni immédiatement) ».[16]
S’appuyant sur l’étude d’un spécialiste de Girard[17], Herr se demande si « le sens de la quête du désir mimétique ne serait-ce pas « d’entrer en possession » de sa propre origine - seule possibilité, apparemment, de coïncider avec soi-même et d’atteindre sa plénitude ? »[18] L’Autre ne serait dès lors pas seulement le médiateur, modèle et rival, mais également « géniteur ». La violence se trouverait alors plus radicalement « dans cette volonté de récupérer chez l’autre-médiateur-géniteur l’origine de soi, donc dans une volonté d’autocréation. »[19] « La violence, précise encore Herr, est liée à la condition humaine en tant que celle-ci doit « conjuguer » une transcendance et une finitude ; c’est le refus de cette condition de notre liberté humaine paradoxale qui conduit à la violence. A travers l’imitation, le désir est à la recherche de sa propre origine ; elle devient violente parce que l’autre « détient » cette origine-là. Ainsi, par le biais du mimétisme, Girard a mis en évidence une des notions fondamentales de notre culture occidentale : le projet prométhéen d’autocréation. »[20] Pour confirmer cet approfondissement, Herr ajoute que le Christ qui rompt avec le cercle infernal de la violence mimétique et sacrificielle, se dit Fils du Père et nous propose de devenir ses fils adoptifs.
Pour Girard, c’est « la violence dissimulée dans le sacrifice de la victime émissaire » qui crée le lien social et qui engendre toute culture[21].Mais il n’a pas estimé correctement la différence entre le système judiciaire et le processus victimaire qu’il tend à trop confondre. Le système judiciaire se fonde sur une unanimité, une « unité sociale » qui précède la « violence émissaire » et « confère à une autorité indépendante des parties directement intéressées le soin d’apprécier la responsabilité de la violence ».[22] Le système judiciaire lutte contre la violence et cherche à démasquer, non à dissimuler, les responsabilités. Il y a nécessairement d’ailleurs un « avant » la violence mimétique. Pour qu’il y ait « mimésis », il faut qu’il y ait des objets à désirer et des médiateurs : « le désir mimétique s’appuie sur du culturel déjà là ».[23] Quant à l’interdit, ce n’est pas un mécanisme essentiellement négatif mais positif. Il a pour fonction notamment dans le cas de l’inceste d’élargir l’échange et d’ouvrir à la vie.
e. La conclusion d’E. Herr
Au terme de son parcours à travers les œuvres de quatre auteurs représentatifs, comment E. Herr répond-il à la question posée au début: la violence est-elle une nécessité qui s’impose à nous ou met-elle en jeu notre liberté ?
Il semble acquis que l’agressivité humaine n’est pas génétiquement programmée sauf peut-être dans certains cas pathologiques. L’homme ne se réduit pas à sa dimension biologique et même si la lutte est adéquate à la défense de la vie humaine, elle n’est pas le simple produit de la vie instinctive mais elle est ouverte au psychique et à l’éthique.
De même, si l’on prétend, comme Fromm, privilégier les passions pour expliquer la destructivité (c’est-à-dire l’agressivité pathologique, celle qui n’est pas liée à la défense de la vie), il ne faut pas oublier que l’homme n’est pas seulement passion (pulsion psychique) qui aime ou détruit : il y aussi, et de nouveau, une dimension éthique qu’il faut prendre en compte : notre vie s’inscrit dans une culture où on nous demande d’aimer et où on nous interdit de tuer.
Certes, tout acte s’enracine dans le biologique et le psychique mais il mobilise aussi notre capacité d’autodétermination, notre réflexion et notre volonté insérées dans un contexte social et culturel où elle s’engage de manière responsable.
Dans cette optique, la violence peut s’exprimer de deux manières.
Soit on renonce à sa capacité d’autodétermination ou on l’empêche de s’exercer chez autrui. A ce moment, la liberté reste prisonnière, la violence se traduit ici par l’impuissance subie ou imposée, par la privation des droits humains que l’on s’impose (auto-violence) ou que l’on impose. E. Herr donne comme exemples : l’avortement, le suicide, la torture, les manipulations biologiques et psychiques.
Soit on utilise la capacité d’autodétermination non selon une alliance symbolique et responsable avec le monde, autrui, Dieu, mais pour dominer, séparer, détruire. Sont victimes les corps, les psychismes, les sociétés, les cultures, les religions, etc. Ici, il ne s’agit plus d’un manque de pouvoir mais d’un abus de pouvoir.
Dans les deux cas, qui peuvent se représenter l’un par la figure de l’esclave, l’autre par celle du maître, les droits sont bafoués : « Le manque comme l’abus de pouvoir qui constituent la violence ne s’enracinent-ils pas dans une même peur de la mort, oscillant entre le repli dans l’impuissance (narcissisme originaire) et le fantasme de la toute-puissance (illusion et utopie de la fin). »[1] Plus simplement, à cette peur de la mort, « l’un s’y résigne, l’autre la nie »[2].
Dans le domaine social, la liberté entendue comme capacité d’autodétermination est indissociable de la notion d’égalité mais plutôt que de parler comme Galtung d’égalité des conditions de vie est-il plus opportun de parler d’égalité des droits
Quant à Girard, il réduit l’histoire et donc les libertés à une logique d’exclusion meurtrière et de dissimulation. Il confond « une trajectoire possible de la liberté et du désir et la liberté elle-même ».[3]
En somme, au terme de son enquête, E. Herr répond ainsi à la question qu’il posait au départ : la violence est « une manière d’être de la liberté elle-même, non pas comme une nécessité qui s’imposerait du dehors à celle-ci », étant bien entendu que la liberté s’inscrit toujours dans des conditions corporelles, psychiques, sociales et culturelles qui sont ouvertes, en principe, à la liberté humaine mais qui peuvent, par le fait même, être marquées par la violence et affecter les libertés jusqu’à la contrainte.[4]
iv. qu’ajouter encore ?
On peut, tout en appuyant la conclusion d’E. Herr, aller plus loin. Non seulement la violence est une « manière d’être de la liberté » mais il n’est même pas sûr qu’elle soit la « manière d’être de la liberté » la plus fondamentale. Au lieu de voir, comme Héraclite[1], dans le conflit « le père de toutes choses », ou comme Marx, à la suite de Hegel, dans la dialectique du maître et de l’esclave, le moteur même de l’histoire[2], ne pourrait-on, au contraire, considérer que l’amour est le « père de toutes choses », l’origine et la fin de l’être ?
Gaston Fessard, en 1944, reprend l’analyse de Hegel et fait remarquer que si rien n’est « plus opposé à première vue que la lutte à mort d’où sortent le maître et l’esclave, et l’union amoureuse par laquelle l’homme et la femme fondent la communauté familiale (néanmoins) sous cette opposition apparente une profonde analogie demeure. Cette union d’amour en effet a pour prélude une lutte, excitée elle aussi par le besoin d’immortalité et l’appétit de l’existence, où les deux individus humains se prennent et se conquièrent. Et l’issue en est également une « connaissance », une « reconnaissance » qui ne s’arrête pas seulement au fait comme celle du maître par l’esclave, qui dépasse même la reconnaissance de droit, fondement de l’État, pour atteindre immédiatement son terme : la reconnaissance de l’amour.[3](…) d’autre part, c’est dans ce même acte que l’homme et la femme s’échangent et se donnent mutuellement en jouissance toute leur nature pour la satisfaction de leur besoin le plus radical, le besoin sexuel n’étant en son fond que l’expression du besoin humain par excellence, celui de l’homme en tant qu’homme ; et de cet échange le fruit n’est pas seulement un produit qui ne donne lieu qu’à une communauté inégale et limitée comme dans le cas de l’esclave et du maître, mais au contraire la création d’un bien commun qui suppose une communauté égale et lui promet un accroissement illimité : l’enfant. »[4] Voilà une des raisons pourquoi, sans doute, « depuis toujours, la réflexion a aperçu dans la famille la communauté par excellence, celle dont sortaient toutes les autres et qui leur fournissait le modèle d’une structure parfaite (…) non seulement parce que les catégories du Bien commun s’incarnent dans les relations de l’homme, de la femme et de l’enfant, mais aussi et plus profondément parce qu’elle contient le principe même de l’interaction du politique et de l’économique que la dialectique du maître et de l’esclave montre désunis. »[5] Dès lors, la dialectique du maître et de l’esclave peut être « reprise, inversée et refermée sur elle-même par une dialectique de la famille, elle-même dilatée, étendue et ouverte à la mesure de l’humanité,(en) d’autres termes, s’il est possible que le maître devienne père dans la puissance de la domination, si loin qu’elle s’étende, que l’esclave devienne fils dans le service de son obéissance, si cher qu’elle lui coûte, que l’un et l’autre deviennent frères dans le concours de leur collaboration, quel qu’en soit l’objet et l’occasion, alors il ne faudra point désespérer non plus que s’instaure entre les hommes une communion universelle, où règne un amour qui ait la chaleur et la fécondité de celui qui dans la famille unit l’époux et l’épouse. »[6]
Allons plus loin encore. En 1957, Gustave Siewerth[7] nourri de saint Thomas et M. Heidegger, les dépasse, les prolonge et les unifie. Alors que, pour M. Heidegger, la mort est le sens ultime de l’existence, Siewerth se demande pourquoi il faudrait voir l’existence par rapport à sa fin et non par rapport à la naissance. Pour lui, c’est dans l’enfance que s’éclaire le sens le plus profond de l’existence humaine. L’homme ne peut mourir que parce qu’il est né. Et donc le sens authentique de la vie se trouve dans la naissance. La mort n’est que seconde. Siewerth n’idéalise pas l’enfance, ce n’est pas le paradis perdu de certains et il est bien conscient que l’enfant n’est pas un être moral qu’il peut être le « pervers polymorphe » de Freud mais l’enfant né de l’amour est destiné à l’amour même si dans la réalité cette dimension ne se retrouve pas forcément.
Tout d’abord, la conception n’est pas simplement l’union de deux pulsions mais dépassement de la nature, une forme d’oblation. Il y a plus que la nature : une alliance, la réception de l’autre, de l’hérédité, d’une famille, d’une histoire. « L’ »engendrement » est une œuvre de l’homme tout entier. Cette réalité est dans son extension non restreinte la possibilité naturelle la plus haute, la plus substantielle de l’homme, aussi longtemps qu’on ne la limite pas de manière contre nature à l’acte sexuel de la procréation. Dans celui-ci ne règne qu’une petite part de l’amour humain chargé de pouvoir en vue de l’engendrement, même si l’amour de cœur, à partir de son enracinement, selon l’unité métaphysique de la nature humaine et de sa force d’amour substantielle, se manifeste et entre en travail dans cet acte. »[8] Il y a dans la conception donation et réception, un consentement à ce qu’on ne maîtrise pas. Engendrer n’est pas créer de rien mais c’est éveiller une dot. Engendrer est une forme d’abandon.
La mère et l’enfant forment une communion de vie et d’amour et pas seulement un processus de croissance physiologique. L’enfant respire la paix et la quiétude dans la mère. Au premier contact avec le monde, il connaît la quiétude et la nutrition, la chaleur qui est douceur et tendresse. Ses sens perçoivent l’amour d’abord.
C’est pourquoi la naissance est comme une mort. L’enfant existe dans la pauvreté, dans sa mort et sollicite l’existence. « Bien qu’il soit une personne accomplie, l’enfant entre d’une manière si indigente dans la vie, comme créature humainement reçue, qu’il doit se recevoir d’abord à travers l’amour qui règne en étant procréateur »[9]. Le sujet n’est rien si on ne répond pas, si une sollicitude ne répond pas. Alors, il meurt vraiment. L’enfant est une pauvreté qui appelle, qui appelle l’amour, la sollicitude des parents et il est constitué par la réponse favorable. Si nous ne nous construisons pas à partir de l’amour, nous sommes dans ce que Heidegger appelle le « souci », dans l’angoisse, nous sommes un « être pour la mort ». L’enfant prend conscience de lui par la réponse favorable à sa sollicitation. Cette réponse à sa demande construit son être par l’intégration de l’amour qui est sollicitude, réponse à une sollicitation. L’enfant doit s’accueillir en faisant mémoire de ce qui est donné. Il ne construit pas la mémoire de la sollicitude. Ainsi, l’enfant marche par l’appel, alors il ose parce que la sollicitude l’attend. Ainsi il construit son autonomie. Dans son langage souvent lyrique, Siewerth, logiquement, dira que, pour l’enfant, « plus le cercle de vie est limpide et riche d’amour, plus profondément la vie qui repose lui devient intérieure et s’incline encore vers lui dans un sommeil suave, et plus aussi elle se met à respirer dans la ferveur intime vers un espace qui s’élargit ».[10]
L’enfance est le temps de la fondation de l’adulte. Celui-ci, toutefois, risque de perdre ce qui est primordial au commencement : la perception du cœur et non de l’intelligence. Chez l’enfant, toutes les facultés sont unifiées par le cœur et non par l’intelligence comme chez l’adulte. L’intelligence doit certes se développer mais sans perdre le lien entre le cœur qui perçoit et l’intelligence qui doit croître. Autrement dit, l’expérience philosophique de l’enfance c’est l’expérience de l’amour. Nous sommes structurés par le cœur, lieu d’unité du corps et de l’esprit.[11] Dès lors, l’homme peut se définir ainsi : il est »« un dialogue et un accord de l’amour » et ce dans une plus profonde et libre disposition de soi. »[12]
v. Comment alors définir la violence ?
Comment la définir chez un être libre, fruit et désir d’amour, chez un être dont la liberté ne s’acquiert que dans l’amour ?
Habituellement, on définit la violence comme une « force qui perturbe ou détruit un ordre, une organisation, des règles ».[1] E. Herr tient à préciser que la violence est « une manière destructrice de mettre en œuvre les forces à l’égard de divers « ordres », situations ou systèmes », ordres physique, psychique, social, culturel, spirituel. Mais il convient encore de distinguer la « violence légitime » et la « violence mauvaise » car tous les « ordres » ne se valent pas. Dès lors, la violence illégitime serait « l’atteinte à l’ordre dynamique de la réalisation de la liberté elle-même à partir et au travers de ses conditions ». Une atteinte à « la structure interne de croissance de notre liberté inséparablement unie à ses conditions d’existence et de déploiement » ou encore « une atteinte à l’unité complexe de nos libertés avec leurs conditions d’existence ».[2] Etant entendu, si nous suivons l’analyse de Siewerth, que la condition d’existence essentielle est dans la sollicitation et l’accueil de la sollicitude.
Ces précisions sont indispensables car les mots peuvent être aussi ambigus que la violence. Ainsi, parler de violence comme « transgression » demande une mise au point. L’homme ne peut être ni croître que dans la liberté, c’est-à-dire dans une certaine rupture avec le biologique, le cosmique, tout ce qui s’impose à lui de l’extérieur sous peine d’auto-violence avons-nous dit. Mais il ne s’agit que d’une transgression par rapport à tout ce qui mettrait en péril l’ordre de la liberté. De même pour l’ordre de l’amour mêlé à celui de la liberté.
Quand on parle de la paix à la manière de saint Augustin, comme la « tranquillité de l’ordre »[3], s’agit-il du conformisme, de la soumission ? Certes non si l’on tient à respecter « la même dynamique d’une liberté personnelle articulée à ses conditions d’existence ».[4]
Et cet ordre ne peut-il être défini comme l’ordre de l’amour qui, lorsqu’il manque, lorsqu’il est trahi ou blessé, risque de produire des actes violents[5] ? C’est dire si la menace de la violence et de la guerre existera tant qu’il y aura des hommes…
En attendant qu’ils soient saints.
Ou simplement sages ?
La raison peut-elle sauver de la violence ?
Chapitre 2 : Violence et politique
« Josué fit la paix avec eux et conclut avec eux une alliance qui leur laissait la vie ; les responsables de la communauté leur en firent le serment. »[1]
La violence en nous et autour de nous interpelle notre liberté. Il est donc logique que les hommes aient pensé à s’organiser de telle manière que la liberté soit préservée et la violence maîtrisée à défaut d’être bannie.
Car comment vivre en société si, d’une manière ou d’une autre, les comportements humains, en dehors de tout contrôle moral personnel, en dehors de tout auto-contrôle, sont abandonnés aux pulsions ou aux conditionnements générateurs de violence ? Bien sûr, on peut penser que « si la raison gouvernait les hommes, si elle avait sur les chefs des nations l’empire qui lui est dû, on ne les verrait point se livrer inconsidérément aux fureurs de la guerre. »[2] Mais nous avons vu que la raison peut justifier la guerre, la déclarer naturelle et même divine[3]. Nous savons aussi que « de même que les dieux, les idées se livrent bataille à travers les hommes, et (que) les idées les plus virulentes ont des aptitudes exterminatrices qui dépassent celles des dieux les plus cruels. (…) Les faits sont têtus disait Lénine. Les idées sont encore plus têtues et les faits se brisent sur elles plus souvent qu’elles ne se brisent sur eux. »[4] Pour éviter cette guerre des idées, il faudrait que tous les hommes soient persuadés que la paix est le souverain bien, qu’elle est préférable à la guerre, ce qui est loin d’être le cas. Ce souverain bien identifié à la paix et reconnu de tous, il serait aussi nécessaire de déterminer les moyens pacifiques de l’établir. Or, nous l’avons vu et nous allons encore le voir, la fin justifiant les moyens, la violence peut-être instrumentalisée au service de la paix, perpétuant d’une manière ou d’une autre, l’état de guerre.
i. Une violence légitime ?
A la limite, certains diront que le droit lui-même est violence. Max Weber[1], sans en tirer les mêmes conclusions, estime avec Trotsky que « Tout État est fondé sur la force ». Il explique : « S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’« anarchie ». La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État, -cela ne fait aucun doute- mais elle est son moyen spécifique. »[2] Weber s’empresse de préciser que « l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire de la violence qui est considérée comme légitime) »[3]. En effet, « l’État moderne est un groupement de domination de caractère institutionnel qui a cherché (avec succès) à monopoliser, dans les limites d’un territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination et qui, dans ce but, a réuni dans les mains des dirigeants les moyens matériels de gestion ».[4] Comme « le moyen décisif en politique est la violence (…) celui qui veut le salut de son âme ou sauver celle des autres doit donc éviter les chemins de la politique qui, par vocation, cherche à accomplir d’autres tâches très différentes, dont on ne peut venir à bout que par la violence. »[5]
A la même époque, l’essayiste allemand Walter Benjamin[6], affirme qu’« une fondation de droit est une fondation de puissance et, dans une certaine mesure, un acte de manifestation immédiate de la violence ».[7] Aujourd’hui encore, des auteurs s’inscrivent dans cette perspective et reprennent les thèses de Weber et surtout de Benjamin. On peut citer le philosophe italien Giorgio Agamben[8], le canadien Jean-Michel Landry[9] ou encore le philosophe argentin Francisco Naishtat[10] professeur à l’Université de Buenos Aires.
En marge de cette famille mais dans un ordre d’idées semblable, on peut citer les essais du physicien Jean Bricmont qui s’insurge contre la justification contemporaine des guerres par les droits de l’homme.[11]
Ce courant souvent proche de l’anarchisme ou de l’extrême-gauche nous invite à réfléchir sur l’étendue sémantique du mot violence. Nous avons déjà parlé précédemment de l’importance de la loi et du droit. Dans la perspective chrétienne, il est difficile, sous peine d’ambigüité, de les considérer comme une manifestation de violence dans la mesure où ils sont bien, conforme à la nature de l’homme et au plan de Dieu. On parlera plus volontiers de la force de la loi et du droit, force nécessaire précisément pour juguler, encadrer, empêcher la violence. Nous reviendrons encore sur ces notions en étudiant plus loin le problème de la punition. Pour le moment, arrêtons-nous à la violence physique intolérable et illégitime, à l’intérieur d’un État comme entre les États.
ii. Violence politique illégitime
L’organisation politique peut elle-même, comme nous l’avons vu, être source de violence ou utiliser la violence.
Machiavel[1] considère que l’important en politique est l’efficacité. Il raconte que César Borgia eut l’habileté de confier l’administration de la Romagne à « Messire Remy d’Orque, homme cruel et expéditif » qui, par une tyrannie inflexible, « remit le pays en tranquillité et union », mais se fit partout détester. Aussi Borgia n’hésita-t-il pas à le faire « un beau matin, à Cesena, mettre en deux morceaux au milieu de la place, avec un billot de bois et un couteau sanglant près de lui. La férocité de ce spectacle fit tout le peuple demeurer en même temps satisfait et stupide ». L’État est contraint d’agir ainsi car les hommes sont cupides et méchants : « Quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants »[2]
Cette philosophie cynique n’a pas été universellement réprouvée. On a pu noter[3], par exemple, la similitude entre certaines réflexions de Spinoza et quelques passages de Machiavel que le philosophe hollandais appelle « le très pénétrant florentin »[4]. On peut mettre en rapport ces deux extraits de Spinoza : « Il ne faut faire la guerre qu’en vue de la paix, et une fois la guerre finie les armes doivent être déposées. Quand les villes ont été conquises et que l’ennemi est vaincu, il faut poser des conditions de paix telles que les villes prises demeurent sans garnison, ou bien il faut accorder à l’ennemi par traité la possibilité de les racheter, ou bien (si de cette façon la force de leur situation devait toujours inspirer de la crainte) il faut les détruire entièrement et transporter les habitants vers d’autres lieux. »[5] « Mais les villes conquises par la guerre et ajoutées comme des alliées de l’État et attachées par des bienfaits ; ou bien des colonies ayant droit de cité doivent y être envoyées et la population qui l’habitait doit être transportée ailleurs ou exterminée »[6] et ce passage de Machiavel : « Il faut fuir tout parti moyen comme étant très dangereux. Gardez-vous d’imiter les Samnites qui ayant enfermé les Romains aux Fourches Caudines, méprisèrent l’avis de ce vieillard qui leur conseillait de les massacrer tous ou de les renvoyer avec honneur. »[7]
Moins cynique, Hobbes envisage une autre manière de maintenir la paix à l’intérieur d’un pays. Il va proposer une solution rationnelle[8] dans l’organisation de l’État pour y maintenir la paix.
Hobbes[9] fait confiance à la raison humaine. Même si l’histoire de l’homme commence par « la guerre de tous contre tous », il est possible d’instaurer politiquement la paix.
On sait que Hobbes développe une physiologie matérialiste [10]en définissant l’homme comme un être matériel, un corps déterminé par ses mouvements internes, c’est-à-dire ses passions. Le bien et le mal sont des notions relatives car le bien est ce qui perçu comme utile, agréable, tandis que le mal est ce qui est perçu comme nuisible ou nocif.
De plus, l’homme n’est pas, au contraire de ce que toute la tradition aristotélicienne a affirmé, un être naturellement social. Et dans l’état de nature -état fictif dans lequel serait l’homme en dehors de toute construction politique-, les hommes sont égaux animés du désir de faire leur « bien » et d’utiliser les moyens qu’ils jugent nécessaires pour l’acquérir. Ils se défient les uns des autres et cette défiance engendre la guerre. Dans cet état, « la vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève »[11], »il n’y a pas de loi, rien n’est injuste »[12]. Cette anarchie violente risque de faire disparaître l’humanité et, en tout cas, ne permet aucun progrès : il n’y a ni société (seulement des alliances momentanées pour combattre tel individu) , ni prospérité, ni commerce, ni sciences, ni arts.
Fort heureusement, il y a en l’homme deux choses qui vont le sauver de la destruction : les passions et la raison. Quelles passions ? « La peur de la mort, le désir des choses nécessaires à une existence confortable, et l’espoir de les obtenir par leur activité » poussent les hommes à la paix. Ces passions suscitent la raison, c’est-à-dire le calcul de ce qui est nécessaire pour l’obtention d’un bien à venir : « les articles de paix adéquats, sur lesquels ils se mettront d’accord. Ces articles sont ceux qu’on appelle encore lois de nature. »[13]
La première de ces lois[14] est de « chercher la paix et la maintenir »[15]. Comment ? En échangeant par contrat (contracter est la 2e loi) un droit contre un droit « en effet, aussi longtemps que tout un chacun a ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes sont dans l’état de guerre » qui est l’état de nature[16]. Ces deux lois et les 17 autres qui suivront[17] sont « immuables et éternelles »[18].
Par contrat, les hommes passent à l’état de société. Désormais, le rôle de l’État sera d’assurer la sécurité des particuliers : sans la puissance de l’État, c’est la « guerre de chacun contre chacun ».[19]
qu’est-ce que l’État ? « Une personne une dont les actions ont pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées entre eux-mêmes [20], chacun des membres d’une grande multitude, afin que celui qui est cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il l’estimera convenir à leur paix et à leur défense commune. » « La multitude ainsi unie en une personne une, est appelée un État, en latin civitas. Telle est la génération de ce grand léviathan, ou plutôt (pour parler avec plus de déférence) de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense. En effet, en vertu du pouvoir conféré par chaque individu dans l’État, il dispose de tant de puissance et de force assemblées en lui que, par la terreur qu’elles inspirent, il peut conformer la volonté de tous en vue de la paix à l’intérieur et de l’entraide face aux ennemis de l’étranger. »[21]
« On dit qu’un État est institué[22] quand les hommes en multitude s’accordent et conviennent, chacun avec chacun, que, quels que soient l’homme ou l’assemblée d’hommes, auxquels la majorité a donné le droit de représenter la personne de tous (c’est-à-dire d’être leur représentant), chacun, aussi bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre, autorisera toutes les actions et jugements de cet homme ou de cette assemblée d’hommes comme s’ils étaient les siens propres, dans le but de vivre en paix et d’être protégés contre les autres. »[23]
Dans cet État, quelle que soit sa forme, l’autorité est absolue, permanente, incontestable, inaliénable, indivisible, toujours juste: « il me paraît manifeste, tant par la raison que par l’Écriture, que la puissance souveraine, qu’elle se trouve en un seul, comme dans une monarchie, ou en une assemblée d’hommes, comme dans les Etas populaire et aristocratique, est aussi grande que la puissance imaginable qu’il est possible aux humains de construire. » Hobbes ajoute à l’attention de ceux qui pensent qu’une telle puissance ne va pas sans inconvénients: « Et, bien qu’une pareille puissance illimitée puisse susciter l’illusion de quantité de conséquences néfastes, néanmoins, les conséquences de son absence, qui sont la guerre perpétuelle de chacun contre tous, sont pires encore. »[24]
Peut-on encore parler de liberté ? « La liberté des sujets réside (…) uniquement en ces choses, que dans le règlement de leurs actions, le souverain s’est abstenu de prendre en compte. (…) Toutefois, on ne doit pas comprendre que la souveraine puissance de vie et de mort est soit abolie, soit limitée par une telle liberté. Car on a déjà vu qu’il n’est rien que le représentant souverain ne puisse faire à un sujet, quel qu’en soit le prétexte, qui puisse au sens propre être appelé injustice ou préjudice, puisque chaque sujet est l’auteur de chacun des actes accomplis par le souverain, en sorte que celui-ci n’est jamais privé d’aucun droit à quoi que ce soit, si ce n’est qu’étant lui-même le sujet de Dieu, il est, par cela même, tenu d’observer les lois de nature.[25] Il peut donc se faire, et il arrive souvent en effet, que dans les États un sujet soit mis à mort sur ordre de la puissance souveraine, sans que, pour autant, aucun des deux n’ait fait de tort à l’autre (…). »[26]
Comme dit Gérard Mairet, cette doctrine « contribue à la paix civile donnant tout pouvoir au souverain de définir le juste et l’injuste. Dieu et nature disparaissent comme fondements. »[27]
L’autorité est absolue, elle s’étend à tout domaine.
Comme dans la « guerre perpétuelle de chacun contre ses voisins, (…) toute chose est à celui qui l’obtient et la conserve par la force », désormais, pour éviter ce malheur, la propriété « revient en tout type d’État à la puissance souveraine. » Sa distribution revient au souverain et « toute distribution faite par un autre au préjudice de la paix et de la sécurité est contraire à la volonté de chaque sujet qui a remis sa paix et sa sécurité à la discrétion du souverain et à sa conscience (…). »[28] De même, toujours pour éviter débats et combats, le souverain aura aussi comme tâche de définir les mots avant de canaliser les passions.[29]
La guerre sera-t-elle ainsi définitivement bannie ?
Non car les rois garantissent leur puissance « à l’intérieur par les lois et à l’extérieur par les guerres »[30]. Et même, si la punition des sujets innocents est contraire à l’intérêt de l’État et à la loi de nature, « faire subir n’importe quel mal à un innocent qui n’est pas un sujet, si c’est pour le profit de l’État, et sans violation d’une convention antérieure, ce n’est pas une infraction à la loi de nature. En effet, tous ceux qui ne sont pas sujets ou bien sont des ennemis ou bien ils ont cessé de l’être à la suite de conventions antérieures. Or, contre les ennemis que l’État juge capables de lui nuire, il est licite, selon le droit originaire de nature, de leur faire la guerre, et dans la guerre, l’épée ne juge pas, et le vainqueur ne fait pas non plus la distinction entre coupable et innocent au regard du passé ; or, la pitié du vainqueur ne s’exerce qu’avec le souci de son propre bien et de rien d’autre. Sur cette base, c’est un fait que pour les sujets qui, délibérément, nient l’autorité de l’État établi, il est licite d’étendre la guerre également jusqu’à eux, non seulement jusqu’aux pères, mais encore jusqu’aux troisième et quatrième générations qui n’existent pas encore et sont, par conséquent, innocentes des actions pour lesquelles elles subissent les peines. Il en est ainsi parce que la nature du délit consiste à avoir renoncé à la sujétion, ce qui est un retour à la guerre, couramment appelé rébellion. Or ceux qui commettent ce délit ont à souffrir non comme sujets, mais comme ennemis, car la rébellion n’est que le recommencement de l’état de guerre. »[31]
Pour éviter cela, il est nécessaire que l’État ait une puissance absolue et ne laisse rien ni personne affaiblir son pouvoir.
Il faut, tout particulièrement se méfier de ceux qui « installent une éminence en face de la souveraineté, les canons en face des lois, et l’autorité des esprits en face de l’autorité civile. Ils triturent le cerveau des gens avec des mots et des distinctions qui en eux-mêmes ne veulent rien dire, mais révèlent (par leur obscurité) un autre royaume (invisible selon certains), un royaume de fées marchant pour ainsi dire dans l’ombre. »[32] On l’a compris, Hobbes vise les autorités spirituelles. S’il estime que la religion est nécessaire à la paix civile, « c’est le souverain qui décide de ce qui est canonique et de ce qui ne l’est pas, en tout ce qui concerne les manifestations extérieures de la croyance »[33] sinon ce sera la guerre civile. Hobbes s’oppose donc à la « distinction entre temporel et spirituel », distinction qui, dit-il, « ne veut rien dire ».[34] C’est pourquoi, Hobbes n’hésitera pas à dire que « Le royaume de Dieu est un royaume civil »[35], à définir, selon sa propre conception, ce que sont les lois divines, ce que sont l’honneur et le culte[36].
Toute la 3e partie du Léviathan[37] est une critique historique et sémantique de la Bible, qui a pour but « de fixer les significations et de les accorder avec la philosophie »[38].
Quelques extraits donneront, sans équivoque, une image assez précise de cette religion civile définie et établie par le « prince » ;
« Gouvernement temporel et spirituel ne sont rien que deux mots importés dans le monde pour faire que les humains voient double et se trompent sur leur souverain licite. Dans cette vie, il n’y a (…) pas d’autre gouvernement que temporel, que ce soit de l’État ou de la religion ; il n’y a pas non plus de doctrine, que le gouvernement, à la fois de l’État et de la religion, interdise d’enseigner, et qu’il soit licite aux sujets de pratiquer. Et ce gouvernement doit être un, ou alors il est nécessaire qu’il s’ensuivra des factions et la guerre civile entre l’Église et l’État (…). Les docteurs de l’église sont appelés pasteurs, c’est aussi le cas des souverains civils. Or, si les pasteurs ne sont pas subordonnés l’un à l’autre, de sorte qu’il y ait un unique pasteur en chef, des doctrines opposées seront enseignées aux humains, dont l’une sera fausse, et peut-être les deux. Quant à savoir qui est ce pasteur en chef, conformément à la loi de la nature (…), c’est le souverain civil (…).[39]
« ...dans chaque État, ceux qui n’ont pas eu la révélation surnaturelle du contraire doivent obéir à la loi de leur propre souverain, dans les actes et pratiques extérieurs de la religion. Quant à la pensée et à la croyance intimes des humains, dont les gouvernants humains ne peuvent avoir connaissance (puisque Dieu seulement connaît les cœurs), elles ne relèvent pas de la volonté et ne sont pas l’effet des lois, mais de la volonté et de la puissance de Dieu, et donc elles ne dépendent pas de l’obligation »[40]
« Les apôtres et autres ministres de l’évangile sont nos instituteurs, mais pas nos gouvernants, et (…) leurs préceptes ne sont pas des lois, mais de bons conseils (…). »[41]
A la question : « au cas où notre prince légitime nous ordonne de dire à haute voix ce que nous ne croyons pas, devons-nous obéir à un ordre pareil ? » La réponse est oui : « l’action d’un sujet (…) n’est pas son action, mais celle de son souverain. »[42]
« (…) l’église ne peut juger les mœurs que par les actions extérieures, des actions qui ne peuvent jamais être illicites, sauf quand elles vont contre la loi de l’État. »[43]
« Le droit politique et ecclésiastique des souverains chrétiens est indivisible »[44]. Le souverain civil « a la puissance suprême en toutes les causes, qu’elles soient ecclésiastiques ou civiles, et pour autant qu’elles relèvent des actions et des paroles car il n’y a qu’elles qui soient connues et qui peuvent donner lieu à des accusations. Et pour celles qui ne peuvent donner lieu à des accusations, il n’y a pas du tout de juge, si ce n’est Dieu qui connaît les cœurs. »[45]
« Dans les États chrétiens, le motif le plus fréquent de sédition et de guerre civile a été pendant très longtemps la difficulté, qui n’est pas encore suffisamment résolue, d’obéir en même temps à Dieu et à l’homme, quand leurs commandements se contredisent. »[46]
G. Mairet conclut : « Il s’agit donc en fait d’une sorte de religion du comme si : le sujet, pour être reçu au royaume des cieux doit se soumettre au souverain du royaume terrestre et faire comme si Jésus était le Christ, car c’est là ce qu’il doit montrer - sans être tenu d’y croire. »[47]
L’Église catholique apparaît dès lors comme le « royaume des ténèbres » rassemblant des « associations de falsificateurs »[48]. Car cette Église a falsifié les Écritures, à propos du royaume de Dieu, du pape, du clergé, des sacrements, de l’immortalité de l’âme, etc.
La hiérarchie catholique « ou royaume des ténèbres, il n’est pas inadéquat de la comparer au royaume des fées, autrement dit aux fables des vieilles femmes en Angleterre, où il est question des fantômes et des esprits, et des fêtes qu’ils font pendant la nuit. »[49]
Le système de Hobbes établit-il finalement la paix ?
Hannah Arendt en a fait une critique pénétrante[50] montrant que si « la raison d’être de l’État est le besoin de sécurité éprouvé par l’individu, qui se sent menacé par tous ses semblables » force est de constater qu’« il n’y a ni solidarité ni responsabilité entre l’homme et son prochain. Ce qui les lie est un intérêt commun (…) ». Comme « la sécurité est assurée par la loi, qui est une émanation directe du monopole du pouvoir dont jouit l’État (et n’est plus établie par l’homme en vertu des valeurs humaines du bien et du mal) (…) Et comme cette loi découle directement du Pouvoir absolu, elle représente une nécessité absolue aux yeux de l’individu qu’elle régit. En ce qui concerne la loi de l’État, à savoir le Pouvoir accumulé par la société et monopolisé par l’État, il n’est plus question de bien ou de mal, mais uniquement d’obéissance absolue, du conformisme aveugle de la société bourgeoise.« [51] Y a-t-il paix pour autant à l’intérieur et à l’extérieur de l’État, du « Commonwealth »[52] ? A l’intérieur, Hobbes fait appel « à certains instincts de sécurité fondamentaux dont il savait bien qu’ils ne pourraient survivre, chez les sujets du Léviathan, que sous la forme d’une soumission absolue au pouvoir « qui en impose à tous », autrement dit à une peur omniprésente, irrépressible - ce qui n’est pas exactement le sentiment caractéristique d’un homme en sécurité. » Quant aux relations extérieures, l’« état permanent de guerre potentielle garantit au Commonwealth une espérance de permanence parce qu’il donne à l’État la possibilité d’accroître son pouvoir aux dépens des autres États. » Pour Hannah Arendt, « l’ultime objectif destructeur de ce Commonwealth est au moins indiqué par l’interprétation philosophique de l’égalité humaine comme « égalité dans l’aptitude » à tuer. Vivant avec toutes les autres nations « dans une situation de conflit perpétuel et, aux confins de l’affrontement, ses frontières en armes et ses canons de toutes parts pointés sur ses voisins », ce Commonwealth n’a d’autre règle de conduite que celle qui « concourt le plus à son profit » et il dévorera peu à peu les plus faibles jusqu’à ce qu’il en arrive à une ultime guerre »qui fixera le sort de chaque homme dans la Victoire ou dans la Mort ».
« Victoire ou Mort » : fort de cela, le Léviathan peut certes balayer toutes les protections politiques qui accompagnent l’existence des autres peuples et peut englober la terre entière dans sa tyrannie. Mais quand est venue la dernière guerre et qu’à chaque homme est échu son destin, il ne s’en instaure pas pour autant une paix ultime : la machine à accumuler le pouvoir, sans qui l’expansion continue n’aurait pu être menée à bien, a encore besoin d’une proie à dévorer dans son fonctionnement perpétuel. Si le dernier Commonwealth victorieux n’est pas en mesure de se mettre à « annexer les planètes », il n’a plus qu’à se détruire lui-même afin de reprendre à son origine le processus perpétuel de génération du pouvoir. »
A la figure du Léviathan doit se substituer celle du vrai démocrate au sens où l’Église l’entend depuis les sages distinguos de Pie XII, témoin privilégié de la brutalité de l’État tout-puissant.
iii. Les solutions rationnelles et légitimes pour la paix entre les états
Le souci de la paix est aussi ancien que la guerre et il lui est lié si bien que la construction de la paix a pu être comparée au travail de Sisyphe[1].
A toutes les époques, les hommes de paix ont placé leurs espoirs dans la morale, le droit ou une forme ou l’autre d’alliance politique.
En même temps, est né, ici ou là, le rêve d’unir le monde entier ou la partie la plus large de ce monde sous une même autorité pacificatrice.[2]
a. La violence impériale
Si un État est assez puissant pour s’imposer à ses ennemis, on peut penser logiquement que le territoire pacifié peut s’étendre à la mesure de sa puissance. C’est ainsi que l’histoire parfois embellie des peuples nous a présenté souvent le fruit des empires constitués.
Dans les meilleurs cas, la guerre contre l’ennemi extérieur sera justifiée par le désir de paix. Aristote a ainsi distingué deux sortes de guerres. Celle qui se justifie, écrira-t-il « ne se fait qu’en vue de la paix ».[1] La guerre n’est pas un mal en soi, elle « donne forcément justice et sagesse à des hommes qu’enivrent et pervertissent le succès et les jouissances du loisir et de la paix. » [2]De plus et surtout, elle garantit le salut de l’État : « L’État, pour jouir de la paix, doit être prudent, courageux et ferme ; car le proverbe est bien vrai : « Point de repos pour les esclaves. » Quand on ne sait pas braver le danger, on devient la proie du premier attaquant. »[3] Par contre, Aristote dénonce la constitution de Lacédémone « tournée tout entière vers la conquête et la guerre »[4]. Le but était la domination et non la paix qui, pour Aristote, est le but de la guerre. Sans cet objectif, la victoire est fatale. Les États obsédés de conquête, « ont perdu leur trempe dès qu’ils ont eu la paix ; et la faute en est au législateur, qui n’a point appris la paix à sa cité. »[5] Lacédémone a exalté la vertu guerrière alors qu’il « existe des biens supérieurs à ceux que procure la guerre » et qu’il « est évident (…) que la jouissance de ces biens-là est préférable, sans avoir d’autre objet qu’elle-même, à celle des seconds. »[6] Et Aristote de rappeler, à cet endroit, que « dans l’homme, la vraie fin de la nature c’est la raison et l’intelligence, seuls objets qu’on doit avoir en vue dans les soins appliqués, soit à la génération des citoyens, soit à la formation de leurs mœurs. »[7]
On ne sait quelle influence Aristote exerça sur son élève le plus prestigieux, Alexandre[8], roi de Macédoine, qui entreprit, après avoir soumis la Grèce en détruisant Thèbes et en vendant sa population comme esclave, de vastes expéditions conquérantes à travers l’Égypte, l’empire perse et l’Inde. Ces conquêtes furent-elles réalisées dans l’esprit de ce que nous avons lu d’Aristote ? Il est difficile de l’évaluer. Il y eut des morts et il y eut la volonté de mettre sur pied d’égalité les anciens citoyens et les nouveaux, ce qui était révolutionnaire pour l’époque et qui, selon Mourre, était « en contradiction avec l’idée de la Cité-État » à laquelle Aristote était attaché.
Cicéron se plaira à définir les « règles morales à observer même envers ceux qui nous ont fait du tort ». Ainsi, écrira-t-il, « quand il s’agit des affaires de l’État, il faut observer très rigoureusement les lois de la guerre. Il y a en effet deux façons de lutter : on défend sa cause par la parole ou l’on use de la force ; l’un de ces moyens est propre à l’homme, l’autre aux bêtes et l’on y a recours quand on ne peut employer le premier. C’est donc pour vivre en paix sans injustice qu’il faut entreprendre une guerre et, la victoire acquise, on doit laisser vivre les adversaires qui, pendant la durée des hostilités, n’ont pas montré de cruauté, pas offensé l’humanité. » La guerre doit donc être entreprise en vue de la paix, là où la diplomatie a échoué. Mais elle ne pourra être juste « si elle n’a pas été précédée d’une réclamation en forme ou d’une dénonciation et d’une déclaration ». Cicéron loue les anciens Romains qui, après avoir vaincu divers peuples comme les Tusculans, les Eques, les Volsques ou les sabins, à l’instar d’Alexandre, les ont « admis dans la cité ». Mais il considère comme justifiée l’entière destruction de Carthage, par exemple, car « les Carthaginois déloyaux avaient violé les traités ». La guerre de conquête n’inquiète pas la conscience de Cicéron. Tout au plus relève-t-il la distinction suivante : « Quand on fait la guerre pour l’empire et pour la gloire, il faut en règle générale avoir les justes motifs que j’ai indiqués ci-dessus. Mais les guerres où il s’agit d’assurer son prestige doivent être conduite avec moins de rudesse que les autres. »[9]
On vante ainsi la Pax romana[10] et, selon le mot de Pline, son « immense majesté »[11], paix qui dura, nous disent les manuels, les premier et deuxième siècles : de 68 à 192, pour les uns, de -29 à 180 pour d’autres, ou encore de 70 à 253. Grosso modo, de la fin des grandes guerres civiles sous Auguste à la mort de Marc-Aurèle. Cette longue période de paix fut imposée par l’Empire romain sur les régions contrôlées pacifiées par l’administration et le système légal. Pour Mourre, l’expression Pax romana exprime « le sentiment de sécurité, d’ordre, de prospérité éprouvé par tous les peuples du monde méditerranéen à l’ombre de l’autorité romaine ». Toutefois, durant cette période, l’Empire fut en guerre contre les peuples périphériques et la paix intérieure fut toute relative.[12]
En Europe, la nostalgie de l’empire romain inspirera bien des princes: de 962 à 1806, les Othons, les Saliens, les Hohenstaufen et les Habsbourgs chercheront à en reconstituer une image dans le cadre mouvementé du Saint Empire romain de la nation germanique[13] définitivement abattu par les prétentions d’un autre Empire naissant, celui de Napoléon Ier, qui fut très tôt lui-même, anéanti à Leipzig en 1813 puis à Waterloo en 1815.
On cite aussi la Pax sinica que certains situent à l’époque de la dynastie mandchoue (1644-1911) alors que d’autres en parlent dès la création, par la force, de l’empire chinois sous Qin Shi Huang (Zheng Ying) né en 259 av. J.-C.[14] Diverses inscriptions le décrivent ainsi: « l’empereur le plus exceptionnel pendant mille années » ; « Il a réuni pour la première fois le monde » ; « il a renversé et détruit les remparts intérieurs » ; « il a réglé et égalisé les lois, les mesures et les étalons qui servent à tous les êtres ; il a mis l’ordre dans la terre orientale, il a supprimé les batailles »[15]
Pour le XIIIe siècle, on parle de Pax mongolica sous l’empire mongol créé par Gengis Kahn[16]. A cette époque, dit un conte, « une jeune femme portant une coupe d’or sur la tête peut marcher de la mer de Chine à la mer Caspienne sans crainte pour sa vertu ou sa fortune »[17]. Il n’empêche que lui et ses successeurs sont responsables de nombreuses guerres et conquêtes entraînant la mort de dizaine de millions de personnes.[18]
Au XIXe siècle, l’Empire britannique se présente comme le gendarme du monde et on évoque la Pax britannica.
Celle-ci est remplacée au XXe siècle, après le rêve nazi d’une Europe dominée par le Reich, par la Pax sovietica qui consacre l’influence de l’URSS sur les républiques communistes d’Europe et les républiques soviétiques musulmanes d’Asie et la Pax americana qui résulte de l’hégémonie américaine dans le monde après la seconde guerre mondiale. Il s’agit d’une domination économique et militaire des États-Unis qui offre une période de paix relative entre les pays occidentaux mais qui a connu, connaît et suscite des conflits à l’extérieur : Corée, Vietnam, Irak[19] ou dans les zones sous influence.
Comme on le constate les « Pax », dans tous les cas, présentent des caractères positifs et négatifs. Il est, en tout cas, certain que ces paix mythiques ont profité d’abord aux fondateurs d’empires qui les ont magnifiées alors que, de l’extérieur, le résultat est plus discutable.
De là peut-être le rêve d’un empire mondial qui, lui, éliminerait, par le fait même, tout risque de guerre extérieure mais à quel prix sur l’ensemble de la terre ? Nous y reviendrons plus loin.
Bien avant S. Weil, Saint Augustin avait longuement critiqué les mœurs et pratiques de l’Empire romain: « Va-t-on répondre : sans ces guerres continues, se succédant à un rythme ininterrompu, l’empire romain n’aurait pu prendre une si large et si vaste extension, ni acquérir une si immense gloire. Belle raison, vraiment ! Pourquoi l’empire, pour être grand, était-il obligé d’être agité ? Ne vaut-il pas mieux pour le corps humain d’avoir une petite taille avec la santé, que d’atteindre une stature gigantesque au prix de malaises perpétuels. » (La Cité de Dieu, III, X). « Voyons donc maintenant ce que vaut la prétention des païens qui ont l’audace d’attribuer à leurs dieux l’étendue si grande et la durée si longue de l’empire romain, en affirmant même s’être honnêtement conduits en honorant ces dieux par hommage de jeux infâmes, représentés par d’infâmes comédiens. Mais je voudrais d’abord, brièvement, examiner une question : Quelle raison, quelle sagesse y a-t-il à vouloir se glorifier de l’étendue et de la grandeur de l’empire romain, alors qu’on ne peut démontrer que les hommes soient heureux en vivant dans les horreurs de la guerre, en versant le sang de leurs concitoyens ou celui des ennemis, sang humain toujours, et sous le coup de sombres terreurs et de sauvages passions ? (…) Pour en juger plus aisément, gardons-nous de nous laisser jouer par une vaine jactance ; ne laissons pas la pointe de notre esprit s’émousser au choc des mots sonores : peuples, royaumes, provinces. » (La Cité de Dieu, Livre IV, III).
b. Les alliances et les projets de paix
Plus réalistes et moins ambitieux furent les efforts d’un certain nombre de penseurs ou de responsables qui travaillèrent à la paix en cherchant à rendre solidaires, d’une manière ou d’une autre, quelques nations pour éviter entre elles des querelles et faire face à des ennemis extérieurs.
Déjà, la Grèce antique avait connu les amphictyonies, ces assemblées religieuses qui réunissaient quelques cités entre lesquelles se tissèrent petit à petit des liens politiques et même militaires. La plus célèbre d’entre elles, fut l’amphictyonie pyléodelphique qui se réunissait deux fois l’an, une fois aux Thermopyles, l’autre à Delphes. Elle rassemblait les représentants de douze peuples de la Grèce, chargés au départ de l’intendance du temple de Delphes et de l’organisation des jeux pythiques. Progressivement ce conseil devint « une sorte de tribunal international chargé de rendre des arbitrages dans les conflits entre cités de l’amphictyonie. Si le peuple condamné par un arrêt du conseil n’obéissait pas, le conseil était en droit de l’excommunier et de déclarer contre lui la guerre Sacrée. »[1]
Pierre Dubois
Au moyen-âge, des hommes eurent le dessein d’établir, à l’échelle du continent européen ou d’une partie de celui-ci, des relations pacifiques entre nations.
Pierre Dubois[2] est un légiste qui fut sans doute élève de Thomas d’Aquin et qui soutint Philippe le Bel contre Boniface VIII. Entre autres œuvres, il écrivit De abreviatione guerrarum (1300) et De recuperatione Terre Sancte (1305-1307) où, au delà de la récupération du tombeau du Christ, il (…) exposait bien d’autres idées sur une nouvelle et indispensable organisation politique et sociale de l’Europe. Il ne croyait pas à une monarchie universelle, il envisageait donc une sorte de confédération d’états égaux, en fait une « république contractuelle très chrétienne ». Elle serait dirigée par un concile des princes chrétiens, flanqué d’une cour « composée de trois laïcs prudents et de trois sages ecclésiastiques » qui arbitrerait les différends. La république posséderait un pouvoir de sanction telle la mise hors pacte de la principauté récalcitrante, accompagnée d’un embargo sur les importations vivrières afin de réduire les résistances. Il proposait aussi l’enseignement des langues vivantes et l’éducation des femmes.[3] d’après certains historiens, il était, en même temps partisan de l’établissement d’une hégémonie capétienne sur le monde chrétien et de la restauration du prestige impérial. Il incita Philippe le Bel à se porter candidat à l’empire en 1308.
Dante
Dante Alighieri[4], dans une œuvre peu connue De la monarchie, écrite vers 1310-1313, défend l’idée d’une « monarchie temporelle »[5] qui serait « un principat unique sur tous les êtres qui vivent dans le temps (…) et sur toutes choses que mesure le temps » : « Comme il a été établi que l’ensemble du genre humain a été ordonné en vue d’une seule et même fin, cet ordre (qui se ) retrouve dans chaque partie de la multitude humaine (…) doit se retrouver dans la totalité elle-même. Ainsi toutes les parties qui viennent d’être énumérées[6], inférieures au Royaume « et les Royaumes eux-mêmes » doivent être ordonnés à un seul prince ou principat c’est-à-dire au monarque et à la Monarchie (…) Ainsi apparaît-il clairement que la monarchie est nécessaire au bien-être du monde[7]. » Ainsi seraient supprimées les guerres et leurs causes. Ainsi seraient assurées la solidarité et la justice. Mais si la tâche du Monarque est de « conduire à la paix par une règle commune », Dante reconnaît à l’avance ce qu’on appellera plus tard le « principe de subsidiarité » puisqu’il précise immédiatement « que lorsqu’on dit que « le genre humain peut être gouverné par un prince suprême unique », il ne faut pas comprendre que les moindres jugements rendus dans n’importe quelle commune pourraient dériver de façon immédiate de lui. » Les peuples, en effet, sont différents et ont des besoins différents. L’empire ici constitué ne sera pas le fruit de la conquête mais celui de la concorde : « puisque la concorde en tant que telle est un bien, il est manifeste qu’elle consiste en une forme d’unité qui serait comme sa propre racine - cette racine apparaîtra si l’on comprend la nature ou la définition de la concorde : la concorde est en effet le mouvement uniforme de plusieurs volontés. »[8]
Georg von Podiebrad
Un siècle plus tard, Georg von Podiebrad[9] ou Georges de Podiebrady, roi électif de Bohême et Moravie, inspiré par son chancelier, Antoine Marini, rédige un projet intitulé Tractatus pacis toti christianitati fiendae[10]qu’il fait parvenir aux différents princes de l’époque, contractants potentiels (Bourgogne, Venise, Pologne, Hongrie, Bavière). L’objectif est d’unir les chrétiens face à la menace turque. Ce pacte repose sur le principe de non-agression entre les états contractants et sur celui d’assistance mutuelle. Une structure est prévue : -une Assemblée composée d’ambassadeurs votant à la majorité simple avec pouvoir de médiation et d’ingérence et dont le siège serait à Bâle et puis changerait tous les 5 ans ; -une cour de Justice ou Consistoire dont les membres et la composition sont décidés par l’assemblée européenne et siègent dans la même ville ; -une armée commune entretenue en cas de guerre ; -un corps de fonctionnaires et un budget commun alimenté par la dixième des dîmes civiles et ecclésiastiques.
En 1463, le projet est présenté à Louis XI dans ces termes : « Le roi de Bohême prie et conjure Sa Majesté le Roi de France, roi très chrétien, défenseur de la vraie foi chrétienne commune, de daigner ordonner la convocation de la Diète et celle de l’Assemblée des rois et des princes chrétiens, afin qu’eux-mêmes ou leurs conseils munis de pleins pouvoirs se rassemblent à une date et à l’endroit déterminés, selon le désir du Roi de France. Le roi de Bohême formule cette demande pour la gloire de Dieu et pour le relèvement de la foi chrétienne, de la sainte foi catholique commune et du Saint-Empire chrétien ».
Ce projet fut rejeté par le Pape qui n’appréciait pas, dit-on, le détournement de la dîme et par les prélats de l’entourage de Louis XI opposés à l’hérésie hussite représentée par le roi de Bohême. Ils estiment que le projet du roi relève de la compétence du pape et de l’empereur. A quoi le chef de la mission Albrecht Kostka répondit ; « Toutes les questions relevant des compétences du Saint-Père seront réservées à Sa Sainteté et à Sa Majesté l’Empereur ; mais chose étrange, vous, prélats, vous n’aimez pas, vous n’admettez pas que les laïques traitent entre eux la question du bien ; vous exigez que tout se passe par l’intermédiaire de votre pouvoir et de votre dignité de prélat, et vous voulez être renseignés sur tout ce qui concerne les laïques ». [11]
Belle et fière réponse qui déplut à une époque où le pouvoir de l’Église catholique est omniprésent et voulu sans partage réel.[12]
Emeric de la Croix
Plus tard encore, Emeric de la Croix dit Crucé[13], prêtre et mathématicien, publie en 1623 le Nouveau Cynée[14], essai sur « les occasions et moyens d’établir une paix générale et la liberté du commerce par tout le monde ». Le commerce est un instrument de paix et, malgré les différences de religion, la guerre n’est pas inéluctable entre « Turcs, Persans, Français et Espagnols, Juifs ou mahométans » puisqu’ils sont tous hommes. Il propose une ligue d’états structurée autour d’un Sénat permanent des ambassadeurs et d’une Assemblée des princes, qui se réunirait périodiquement ou en cas de conflit pour arbitrer les différends et prendre des décisions à la majorité, leur exécution serait assurée par tous les membres et par la force si nécessaire. Le Pape y aurait préséance, viendrait ensuite, dans la hiérarchie, l’Empereur des Turcs, puis l’Empereur germanique puis les autres rois. Il propose la liberté de circulation des personnes et des biens, une monnaie commune, une unification des systèmes de poids et mesures et le siège des institutions à Venise.
Alors que dans les projets précédents, il s’agit avant tout d’établir la paix entre les princes chrétiens pour faire face éventuellement à une menace extérieure, turque, par exemple, Crucé rédige un projet véritablement universel puisqu’il inclut les musulmans.[15]
Sully
A la même époque, Maximilien de Béthune, duc de Sully[16], ministre d’Henry IV, développe dans le Grand Desseyn[17] qu’il attribue à Henri IV, le projet d’une « universelle République très chrétienne », en fait une Europe de 15 états (« dominations ») d’importance plus ou moins égale : six régimes héréditaires (France, Espagne, Grande-Bretagne, Danemark, Suède, Lombardie), six souverainetés électives (Empire, Papauté, Pologne, Hongrie, Bohême et Venise) et trois régimes composites, « ayant l’apparence en général d’une subsistance populaire » ( les « Helvétiens », les « Italiens » et les « Belges »)[18]. Dans cet ensemble, les 3 religions (« la romaine, la protestante (la luthérienne) et la réformée (la calviniste)) seraient également favorisées. Cette république chrétienne universelle gouvernée par un « Conseil général » et six conseils particuliers régionaux. Est prévue aussi « la formation d’une ou de plusieurs armées » pour faire face à la menace turque et pour que la paix soit respectée à l’intérieur de la république. [19]
Plusieurs commentateurs[20] font remarquer que ce Desseyn avait en fait comme but de « donner à la France une force et un équilibre capables de résister aux assauts de toutes les « dominations » voisines. Si la France parvenait à réunir sous son autorité tous les États européens, elle n’aurait plus à en redouter aucun : l’Espagne et l’Autriche seraient nécessairement jugulées ; l’Angleterre, la Hollande et l’Italie seraient soumises et… la paix, dans l’ordre régnerait. » Il s’agit donc plus de « l’expression politique d’un désir d’impérialisme » que d’un projet pacifiste.
Comenius
Johan Amos Comenius[21] dans sa Consultation universelle sur l’amendement des choses humaines, en 1662[22] aborde le problème des rivalités et divisions d’une tout autre manière, par la diffusion d’un humanisme tolérant attaché à réformer l’éducation et à diffuser les « lumières ». Il prévoit « de confier le développement futur de l’humanité à trois comités. Le premier, le comité de la lumière, serait chargé de l’harmonisation et de l’amélioration des systèmes éducatifs.[23] Le deuxième, le Consistoire universel, serait chargé d’unifier toutes les églises chrétiennes dans un esprit de tolérance. La troisième, le Tribunal de la paix, serait chargé d’assurer la paix dans le monde en coordonnant les politiques étrangères de tous les pays et continents. Chacun de ces organes serait établi aux niveaux national, continental et mondial. Ensemble, ils constitueraient l’Assemblée mondiale (…). Chaque comité serait institué sur le principe de la démocratie et maintiendrait un dialogue ouvert avec la société civile. Les décisions seraient prises par consensus. Les dépenses de fonctionnement de ces institutions seraient couvertes par le budget des royaumes et républiques participants. »[24]
La nouveauté de son projet tient aussi à la personnalité des élus au sein de ces comités. Il exige que « seuls les hommes dotés des plus hautes qualifications puissent prétendre à ces fonctions élevées », c’est-à-dire « des lettrés, des hommes d’église et des hommes politiques (…) respectivement les plus sages, les plus pieux et les plus capables ».[25]
William Penn
William Penn[26], le célèbre quaker[27], fondateur et premier gouverneur de la Pennsylvanie, publie, en 1693, Essai d’un projet pour rendre la paix de l’Europe solide et durable : par l’établissement d’une diète générale composée des députés de tous les princes et états souverains. Alors qu’en Pennsylvanie[28] il avait institué un état sur des bases entièrement neuves, il doit, en ce qui concerne l’Europe, tenir compte des réalités politiques existantes. La Diète n’est plus une simple réunion d’ambassadeurs, mais bien l’Assemblée des Représentants des États-membres, proportionnellement à leur importance démographique et économique. Elle prend ses décisions à la majorité des 3/4 dans une salle ronde pour résoudre les problèmes de bienséance et de présidence tournante. Les « princes » apprendront à se connaître et s’apprécier dans cette assemblée. De cette familiarité naîtra la sécurité en Europe qui facilitera les voyages et le commerce. En outre, Penn prévoit la possibilité d’associer les Turcs et les « Moscovites ».[29]
Le plan de Penn, décliné en 24 articles est très précis et rationnel, présentant en fait et de manière très moderne, une fédération d’États souverains.[30]
L’abbé de Saint-Pierre
Charles Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre[31] publie en 1712 ou 1713, avec remaniement en 1726, un Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. Il avait participé aux conférences d’Utrecht (1713) qui devaient mettre fin à la guerre de succession d’Espagne et il s’était rendu compte que les traités de paix ne sont en fait que des trêves[32]. Avec son Projet qui s’inspire du projet de Sully[33], il avait sincèrement espéré peser sur les négociations en cours.
Dans une Europe malade de la guerre, il montre que la politique de l’équilibre menée jusque là est source de déséquilibres, de luttes et de dépenses. Elle conduit à l’instabilité territoriale car les forces en présence varient et amènent sans cesse de nouvelles ligues où les petits sont assujettis aux plus grands, la France et l’Autriche en l’occurrence. Le salut ne peut se trouver que par une fédération européenne construite sur le droit et soucieuse de l’intérêt public. Il propose non un super-État mais « une confédération solide et durable » [34] avec une Diète permanente qui rassemblerait les plénipotentiaires des souverains contractants, fixerait leur nombre[35] et celui de ceux qui seraient invités à les rejoindre, établirait la durée et la rotation de la présidence, les contributions, spécifierait les sanctions vis-à-vis de ceux qui mettraient en péril la République européenne, déciderait des règlements et garantirait à chacun la possession et le gouvernement des états possédés actuellement. Ainsi l’Europe sera en paix et en imposera à ses voisins.
Dans cette perspective, « les voies du droit ne se substitueront à la violence guerrière que par le recours aux procédures d’arbitrage » et à l’exécution par la contrainte et la force des sentences prononcées par le Tribunal de la Diète.[36] De plus, dans ce système, l’union doit travailler à l’utilité publique et à la justice. L’utilité et la félicité publiques dépendent, dans la paix civile et internationale, du développement du commerce, des arts, de l’agriculture, de la médecine, de l’éducation comme de la morale, de la politique et du droit. En effet, la législation européenne n’a pas seulement comme but d’organiser le règlement des différends ou de les éviter mais aussi de mettre en œuvre la coopération et le commerce entre les États membres de l’union.[37]
In fine, celle-ci dépendra de la conscience que doivent avoir les princes « d’une appartenance à une communauté que les frontières ne viennent ni borner ni miner », une communauté d’hommes guidés par la raison.[38]
Le projet n’eut aucune influence sur la diplomatie du temps[39]. Pire, il suscita bien des critiques et même des moqueries[40]. Il faut toutefois nous y attarder car c’est la première fois qu’on tentait, à l’occasion d’une conférence de paix, d’influer sur les négociations pour qu’elles dépassent le cadre habituel des discussions.
On ne voit pas très bien la différence entre ce Pacte fondateur de l’Union, pacte laissé à la bonne volonté des souverains et les innombrables traités, alliances, trêves qui ont mis fin toujours provisoirement aux guerres. L’abbé de Saint-Pierre ne réfère pas son pacte au droit naturel mais aux seules normes décidées par les hommes. Comme l’écrit S. Goyard-Fabre, « en ce passage, qui atteste sa confiance dans les capacités normatives de l’homme, se loge probablement le point faible de sa philosophie »[41]. En effet les normes n’effacent pas les particularités et le problème des limites des souverainetés reste entier. Comment dès lors, les institutions peuvent-elles espérer imposer leurs décisions ? qu’est-ce qui empêche un État de trahir son engagement au nom de sa souveraineté ?
C’est ce qu’a très bien vu, dès 1715, Wilhelm Gottfried Leibniz[42], qui écrit à l’abbé de Saint-Pierre[43] son scepticisme : « Si deux ou trois jeunes rois des plus puissants, s’ennuyaient aux lois qui leur seraient prescrites, et en voulaient rompre les liens comment les empêcher autrement que par une guerre dont l’issue serait douteuse ? Ne serait-il pas à propos pour cela que la plus grande Banque de l’Europe fût entre les mains du Conseil général, et que les princes eussent (chacun à proportion) des millions déposés dans la Banque qui y seraient aussi sûrs que dans leurs coffres et dont ils pourraient peut-être même tirer de l’intérêt. Leur argent n’y serait point oisif, et ce serait une espèce de caution bourgeoise [44]. »[45]
Leibniz appuie ses remarques sur l’histoire réelle du Saint Empire de la Nation germanique que l’abbé de Saint-Pierre prenait comme modèle. Ce Saint Empire n’a pas été fondé par un pacte mais il est le fruit de nombreuses luttes et connut, tout au long de son existence de nombreuses guerres locales.[46]
Jean-Jacques Rousseau
On sait que les manuscrits du Projet de l’abbé de Saint-Pierre furent réécrits à la demande du neveu de l’abbé de Saint-Pierre, par J.-J. Rousseau « afin de les rendre plus commodes à lire »[47]. Et curieusement, J.-J. Rousseau critiqua ce projet.
Il n’est pas inutile ici pour bien comprendre la position de l’auteur du Contrat social de rappeler ses thèses de base.
Rousseau s’oppose à la vision pessimiste de Hobbes qui « prétend que l’homme est naturellement intrépide et ne cherche qu’à attaquer et combattre »[48] : « N’allons surtout pas conclure avec Hobbes que, pour n’avoir aucune idée de la bonté, l’homme soit naturellement méchant ; qu’il soit vicieux, parce qu’il ne connaît pas la vertu ; qu’il refuse toujours à ses semblables des services qu’il ne croit pas leur devoir ; ni qu’en vertu du droit qu’il s’attribue avec raison aux choses dont il a besoin, il s’imagine follement être le seul propriétaire de tout l’univers. Hobbes a très bien vu le défaut de toutes les définitions modernes du droit naturel : mais les conséquences qu’il tire de la sienne montrent qu’il la prend dans un sens qui n’est pas moins faux. En raisonnant sur les principes qu’il établit, cet auteur devait dire que, l’état de nature étant celui où le soin de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d’autrui, cet état était par conséquent le plus propre à la paix et le plus convenable au genre humain. Il dit précisément le contraire, pour avoir fait entrer mal à propos dans le soin de la conservation de l’homme sauvage le besoin de satisfaire une multitude de passions qui sont l’ouvrage de la société, et qui ont rendu les lois nécessaires. »[49]. L’erreur de Hobbes est de croire que l’état de nature est celui de « la guerre universelle de chacun contre tous » alors que les hommes sont des êtres faibles, dont la seule vertu naturelle est la pitié[50].
On connaît la thèse de Rousseau qui imagine l’homme à l’état de nature, « errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage, sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état ; qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. »[51]. d’où vient alors le malheur des hommes ? L’explication est célèbre : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: « gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! » »[52] La propriété non seulement fonde la société mais introduit la violence parmi les hommes : « de là commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns et des autres, la domination et la servitude, ou la violence et les rapines. Les riches, de leur côté, connurent à peine le plaisir de dominer, qu’ils dédaignèrent bientôt tous les autres, et, se servant de leurs anciens esclaves pour en soumettre de nouveaux, ils ne songèrent qu’à subjuguer et asservir leurs voisins (…). C’est ainsi que, les plus puissants ou les plus misérables se faisant de leurs forces ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalant, selon eux, à celui de propriété, l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre ; c’est ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous, étouffant la pitié naturelle et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. »[53] « Les hommes sont méchants, une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ; cependant l’homme est naturellement bon (…) : qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point, sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits et les connaissances qu’il a acquises ? qu’on admire tant qu’on voudra la société humaine, il n’en sera pas moins vrai qu’elle porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparents, et à se faire ne effet tous les maux imaginables. »[54] La cause des guerres n’est pas à chercher dans la nature de l’homme, elle apparaît dans la société, au moment où l’homme est pour ainsi dire « dénaturé ».[55]
Que faire ? « Faut-il détruire les sociétés, anéantir le tien et le mien, et retourner vivre dans les forêts avec les ours ? »[56] Non. Rousseau invite tous ceux qui lui ressemblent, c’est-à-dire « ceux qui sont convaincus que la voix divine appela tout le genre humain aux lumières et au bonheur des célestes intelligences » à tâcher, « par l’exercice des vertus qu’ils s’obligent à pratiquer en apprenant à les connaître, de mériter le prix éternel qu’ils en doivent attendre ; ils respecteront les sacrés liens des sociétés dont ils sont membres ; ils aimeront leurs semblables et les serviront de tout leur pouvoir ; ils obéiront scrupuleusement aux lois et aux hommes, qui en sont les auteurs et les ministres ; ils honoreront surtout les bons et sages princes qui sauront prévenir, guérir ou pallier cette foule d’abus et de maux toujours prêts à nous accabler ; ils animeront le zèle de ces dignes chefs, en leur montrant, sans crainte et sans flatterie, la grandeur de leur tâche et la rigueur de leur devoir ; mais ils n’en mépriseront pas moins une constitution qui ne peut se maintenir qu’à l’aide de tant de gens respectables qu’on désire plus souvent qu’on ne les obtient, et de laquelle, malgré tous leurs efforts, naissent toujours plus de calamités réelles que d’avantages. »[57]
Cela dit, nous n’avons encore, pour Rousseau, que l’explication des querelles entre individus et ces querelles ne sont pas la guerre. d’homme à homme, il n’y a pas de guerre car il serait aberrant que l’homme soit attaché à la destruction de son espèce. La guerre n’apparaît qu’entre les États. A l’intérieur d’un État, la société impose finalement des lois qui règlent les problèmes liés à la propriété. Par contre, entre les États, il n’y a pas de règles. C’est là que gît le problème et c’est pourquoi Rousseau peut écrire que « la guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes, ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin chaque État ne peut avoir pour ennemis que d’autres États, et non pas des hommes, attendu qu’entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai, rapport. »[58] La finalité de la guerre juste - à distinguer de la guerre de conquête- ne sera pas de tuer l’ennemi mais de réparer un préjudice et de rétablir la paix. N’empêche que si les hommes naturellement n’imaginent pas la guerre, l’État, lui, incline à la guerre parce qu’il se compare aux autres, qu’il « devient petit ou grand, faible ou fort, selon que son voisin s’étend ou se resserre et se renforce ou s’affaiblit »[59] et qu’il n’existe pas un droit public de l’Europe.
Ces réflexions vont guider Rousseau quand il sera invité à va revenir plus longuement sur le problème de la paix dans une étude intitulée Jugement du projet de paix perpétuelle de Monsieur l’Abbé de Saint-Pierre. Ce texte suit sa rédaction du Projet de l’Abbé, sous le titre Extrait du projet de paix perpétuelle de Monsieur l’Abbé de Saint-Pierre, publié en 1761 à Amsterdam[60]. L’Abbé de Saint-Pierre, nous l’avons vu, prétend combler le vide juridique international qui maintient les nations en état de guerre. Comment Rousseau appréciera-t-il cette proposition, lui qui avait envisagé de présenter un contrat international qui aurait prolongé le contrat social qui fonde l’État ?[61]
C’est « un livre solide et sensé », reconnaît Rousseau[62] mais, comme l’écrivait l’Abbé, « l’établissement de la paix perpétuelle dépend uniquement du consentement des souverains »[63]. Or, fera remarquer Rousseau, l’opposition vient des souverains préoccupés de domination au dehors et d’absolutisme au dedans, si jaloux de leur pouvoir qu’ils « ne font mention de Dieu même que parce qu’il est au ciel »[64] . Ils préfèrent le commandement et la richesse au bien réel de leurs sujets et à l’établissement de la justice. Ni eux, ni leurs ministres n’ont quelque intérêt à tirer de la paix. En définitive, pour que le projet se mette en place, il faudrait « que la somme des intérêts particuliers ne l’emportât pas sur l’intérêt commun, et que chacun crût voir dans le bien de tous le plus grand bien qu’il peut espérer pour lui-même »[65] mais il est vain d’espérer tant de sagesse et de telles circonstances. Les souverains n’accepteront jamais que soient limités leur pouvoir et leurs prérogatives. Rousseau ne partage pas l’optimisme de l’abbé qui, à son sens, était bien naïf. Son système, dit Rousseau, est « trop bon pour être adopté »[66]. Si une fédération d’États peut apporter la paix, elle doit unir les peuples plutôt que les princes. Mais dans ce cas, des révolutions contre les pouvoirs en place sont à craindre. Il n’est pas possible d’y arriver sans « moyens violents et redoutables à l’humanité ». Dans ces conditions, une « ligue européenne », « ferait peut-être plus de mal tout d’un coup qu’elle n’en préviendrait pour des siècles. »[67]
Finalement, Rousseau ne croit pas à l’efficacité d’un droit international, au cosmopolitisme, à un État mondial pas plus qu’à la possibilité d’un contrat général comme celui auquel il avait pensé un temps. Le contrat social fonde l’État sur la volonté générale qui est la volonté générale d’un État. Mais il n’y a pas de volonté générale à la dimension de l’espèce humaine. De plus, un droit international ne sert à rien s’il n’est pas accompagné d’un pouvoir de contrainte incompatible avec la liberté. Un droit international « suppose la bonne entente des Etas plutôt qu’il ne la crée »[68]. En définitive, une confédération ne pourrait empêcher la guerre ni dissiper l’état de guerre car « la guerre est inscrite dans la nature essentielle des relations inter-étatiques ».[69]
Kant
Quelques années plus tard[70], est publiée une œuvre qui est appelée à un grand retentissement et qui retient, aujourd’hui encore, l’attention des spécialistes, il s’agit du Projet de paix perpétuelle, d’Emmanuel Kant[71], publié en 1795[72]. Il ne s’agit pas d’un programme comme il en a tant existé et comme le mot « projet » pourrait le laisser croire mais d’un essai philosophique sur la question[73]
Déjà précédemment, Kant avait émis l’idée que si les hommes ne sont pas raisonnables, la nature utilise les malheurs engendrés par la guerre pour conduire les États à « entrer dans une Société des Nations dans laquelle chaque État, même le plus petit, pourrait attendre sa sécurité et ses droits, non de sa puissance personnelle, ni de l’évaluation subjective de son droit, mais seulement de cette grande Société des Nations (Foedus Amphyctionum[74]), d’une puissance unifiée et de la décision procédant des lois de la volonté unifiée. »[75] Conscient de l’« insociable sociabilité »[76] des hommes, c’est-à-dire, à la fois, de leur de leur difficulté et de leur penchant à s’unir, Kant pense que la nature utilise « l’incompatibilité des hommes et même l’incompatibilité entre grandes sociétés et corps politiques auxquels se prête cette sorte de créatures comme un moyen pour forger au sein de leur inévitable antagonisme un état de calme et de sécurité. »[77] La paix, en fait, est un besoin de la raison ; la guerre réveille les hommes, les incite à s’engager sur le chemin de leur finalité naturelle et stimule leur travail d’organisation juridique qui doit aboutir à une Société des nations.[78] Les hommes se battent mais veulent se rapprocher. Ils ont le devoir de répondre à la finalité de leur espèce et faire ce qu’il faut pour être ce qu’ils doivent être selon le dessein de la nature, de la Providence. Le droit doit contraindre les hommes à tendre à l’unité
Kant ne croit pas à « la balance des forces en Europe » à laquelle rêvait Richelieu, par exemple. Pour lui, comme pour l’abbé de Saint-Pierre, c’est une « chimère »[79] mais il croit à « un droit des gens fondé sur des lois publiques que la force vient soutenir et auxquelles chaque État devrait se soumettre (d’après l’analogie avec un droit civil ou politique des particuliers). » Kant se méfie des princes et veut plutôt faire confiance aux peuples. Pour lui, le « républicanisme » est une des conditions essentielles pour conjurer les guerres[80]. Pas de monarchie universelle, pas de super-État mais une fédération ou plutôt une confédération de peuples qui, après une concertation commune, établiraient un droit des gens inter-étatique. Ce droit n’est donc pas un droit naturel puisqu’il doit être institué. La nature appelle à la paix mais elle doit collaborer avec la liberté humaine qui petit à petit doit travailler juridiquement à faire reculer la guerre : « ce n’est pas du libre accord des individus qu’il faut attendre l’arrivée au but, mais seulement de l’organisation progressive des citoyens de la terre dans et vers l’espèce en tant que système dont le lien est cosmopolitique ».[81]
Beaucoup trouveront cette proposition « pédante et naïve » dit Kant mais il avoue : « je me fie, en ce qui me concerne, à la théorie qui part du principe du droit définissant ce qui doit être la relation entre les hommes et les États et qui prône aux dieux de la terre la maxime de toujours agir dans leurs conflits de telle façon qu’ils préparent la venue d’un tel État universel des peuples et de l’admettre donc comme possible (in praxi) et susceptible d’être. Mais en même temps, je me fie aussi (in subsidium) à la nature des choses qui contraint à aller là où l’on ne veut pas aller de bon gré (…). Dans ce deuxième aspect, on prend alors aussi en considération la nature humaine ; et comme, en elle, le respect du droit et du devoir reste toujours vivant, , je ne peux ou ne veux la tenir pour tellement immergée dans le mal, que la raison pratique, après de nombreuses tentatives sans succès, ne doive en triompher finalement, et la présenter aussi comme digne d’être aimée. On en reste donc également au point de vue cosmopolitique à cette affirmation que ce qui, rationnellement fondé, vaut pour la théorie, vaut aussi pour la pratique. »[82]
Toutes ces réflexions l’amènent à présenter, en 1795, son « esquisse » (Entwurf) philosophique intitulée, en français, Projet de paix perpétuelle[83] et qu’il vaudrait mieux baptiser « Essai sur la paix perpétuelle ».
Comme on l’a vu précédemment, pour Kant, la paix est une « Idée de la raison »[84] et ne sera jamais un état de fait. Elle s’impose aux hommes comme un devoir à accomplir. Elle est possible à certaines conditions.
Dans une première section, Kant énumère six conditions préalables à l’établissement de la paix, conditions négatives à caractère moral:
« 1° Aucun traité de paix ne doit valoir comme tel, si on l’a conclu en se réservant tacitement matière à guerre future »
« 2° Nul État indépendant (petit ou grand, peu importe ici) ne pourra être acquis par un autre État, par héritage, échange, achat ou donation. »
« 3° Les armées permanentes doivent être entièrement supprimées avec le temps. »
« 4° On ne doit point contracter de dettes publiques en vue des conflits extérieurs de l’État. »
« 5° Aucun État ne doit s’immiscer de force dans la constitution et le gouvernement d’un autre État. »
« 6° Aucun État, en guerre avec un autre ne doit se permettre des hostilités de nature à rendre impossible la confiance réciproque lors de la paix future, par exemple : l’emploi d’assassins, d’empoisonneurs, la violation d’une capitulation, la machination de trahison dans l’État avec lequel on est en guerre, etc.. »[85]
La deuxième section contient « les articles définitifs en vue de la paix perpétuelle entre les Etas », trois conditions positives qui, elles, relèvent du droit[86]. Pour Kant, « L’État de paix entre les hommes vivant côte-à-côte, n’est pas un état de nature ; celui-ci est bien plutôt un état de guerre ; sinon toujours une ouverture d’hostilités, cependant une menace permanente d’hostilités. Cet état de paix doit donc être institué ; car le fait de ne pas faire la guerre ne constitue pas une garantie et si cette dernière n’est pas fournie par un voisin à l’autre voisin (ce qui ne peut avoir lieu que dans un état légal), l’un peut traiter l’autre qu’il a sommé à cette fin, en ennemi. »[87]
En résumé, on peut dire que la paix n’est vraiment paix que si elle est perpétuelle. Cette paix doit être instituée et « instituer la paix, c’est instaurer une société civile régie par le droit » c’est-à-dire une république qui marie loi et liberté car la liberté doit être protégée par la loi, une loi qui n’est pas celle du plus fort mais qui est égale pour tous[88].
Voici les trois articles:
Le premier article stipule donc que « dans tout État la constitution civile doit être républicaine »[89]. Si l’État est constitué sur la base d’un contrat passé entre des citoyens libres et égaux, ils réfléchiront à deux fois avant de déclarer une guerre où tous seront impliqués alors que dans un État où les sujets sont soumis à la volonté d’un souverain, celui-ci peut plus aisément décider une guerre qui ne lui coûtera rien.
Le deuxième article déclare que « le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres. »[90] Pour la paix, il faut « une convention mutuelle des peuples »[91], une « alliance de la paix »[92] qui « ne se propose pas d’acquérir quelque puissance politique, mais uniquement de conserver et de garantir la liberté d’un État pour lui-même et pour les autres États alliés en même temps, sans toutefois que ceux-ci aient pour cette raison à se soumettre (comme des hommes dans l’état de nature) à des lois publiques et à la contrainte exercée par elles. »[93]
Enfin, le troisième article établit que « le droit cosmopolite doit se restreindre aux conditions de l’hospitalité universelle. »Ce droit d’hospitalité reconnaît « l’étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi. »[94] Ce n’est pas un « droit d’accueil » mais un « droit de visite » qui lui-même ne peut être confondu avec un droit de conquête.[95]
A ces trois articles, s’ajoutent deux suppléments qui ne sont pas accessoires:
\1. C’est la Nature qui est la garante de la paix universelle car si, dans un premier temps, elle pousse par la guerre les peuples à occuper toute le surface de la terre, les uns chassant les autres, elle impose aussi, par la guerre intérieure et extérieure, que nous le voulions ou non, les « trois aspects du droit public : droit civil, droit des gens, et droit cosmopolite »[96] qui contraignent l’homme mauvais et égoïste à devenir bon citoyen pour sa simple conservation sans qu’il soit tenu de s’améliorer moralement[97] : « la nature veut de manière irrésistible que le pouvoir suprême revienne finalement au droit »[98]. Le moteur de l’histoire n’est ni la raison comme chez Hegel, ni l’économie, comme chez Marx, mais la nature.
La nature ne veut pas d’un État universel, de « la fusion des peuples » puisqu’elle a produit « sagement » une grande diversité de langues et de religions, mais elle veut par « les progrès de la civilisation et le rapprochement graduel des hommes » harmoniser les diversités « par leur équilibre et leur émulation la plus vive ».[99]
Enfin, elle unit des peuples « par le moyen de leur mutuel intérêt » c’est-à-dire par « l’esprit commercial », le besoin de « la puissance de l’argent » qui pousse à « faire obstacle à la guerre »[100]
Kant conclut : « C’est ainsi que la nature garantit, grâce au mécanisme même des penchants humains, la paix perpétuelle ; mais assurément la sûreté qu’elle fournit n’est pas suffisante pour en prédire (théoriquement) l’avenir, elle suffit cependant relativement à la pratique et impose le devoir de travailler à ce but (qui n’est point purement chimérique). »[101]
\2. Dans les négociations de droit public, le négociateur peut recourir à « un article secret » : « Les maximes des philosophes concernant les conditions de la possibilité de la paix publique doivent être consultées par les États armés pour la guerre. »[102] Cela ne signifie pas que le philosophe se substituera au juriste ou au prince mais la libre expression des philosophes est « indispensable pour apporter de la lumière à leurs affaires, et parce que cette classe, du fait de son caractère même, est incapable de former des cabales et de se rassembler en clubs, elle ne peut être suspectée d’être accusée de propagande. »[103] L’État invitera donc les philosophes « tacitement (par conséquent en tenant la chose secrète) à le conseiller, ce qui signifie : qu’il les autorisera à parler librement et publiquement sur les maximes générales concernant la conduite de la guerre et la conclusion de la paix (…). »[104]
En appendice, Kant étudie les rapports de la morale et de la politique, de la liberté et du droit. On pourrait croire que l’action de la nature évoquée par Kant le conduit à considérer que l’humanité est menée malgré elle et sans elle, vers sa fin, c’est-à-dire la paix. Or la paix, en réalité, doit se construire. L’homme est un être libre et doué de raison. Mais, on l’a vu, il est naturellement méchant, atteint, selon le mot de Kant, d’une « insociable sociabilité »[105]. Sa liberté peut être folle et l’entraîner à s’écarter de la raison et à céder à la guerre. A ce moment, la nature supplée aux déficiences de la raison en utilisant le mal pour faire entendre raison : « Ainsi par les guerres, par l’extrême tension qu’exigent sans relâche ses préparatifs, par la détresse qui en résulte et dont finalement chaque État doit souffrir intérieurement même en pleine paix, elle pousse chacun à sortir de l’état sans loi des sauvages pour entrer dans une société des nations. Chaque État parvient ainsi à ce que la raison aurait pu lui dire sans qu’une si triste expérience lui soit nécessaire. »[106]
Morale et politique qui, dans la pratique, s’opposent et s’opposeront toujours, n’en sont pas moins et malgré elles, liées : « la vraie politique (…) ne peut faire aucun pas, sans rendre hommage à la morale ; et bien qu’en soi la politique soit un art difficile, ce n’en est pas un cependant de la réunir à la morale, car celle-ci tranche le nœud, que la politique ne peut trancher dès qu’elles sont en conflit. »[107] La paix perpétuelle n’est donc pas impossible, elle a besoin de temps : « Si c’est un devoir[108] et s’il existe aussi une espérance sérieuse, de réaliser l’ordre du droit public, il est vrai, en s’en rapprochant seulement dans un progrès à l’infini, la paix perpétuelle qui suivra ce que l’on a nommé à tort jusqu’ici des traités de paix (à vrai dire des armistices), n’est pas une idée creuse, mais un problème qui, solutionné peu à peu, se rapproche constamment de son but (parce que la durée des temps où se produisent des progrès égaux s’abrégera, il faut bien l’espérer toujours davantage). »[109]
Après Kant
Que penser de cette œuvre de Kant ? Quelle fut sa fortune ?
L’idée essentielle à conserver est que notre disposition morale peut triompher de la méchanceté qui est en nous et donc qu’il est possible de remplacer les rapports de force par des rapports de droit. Mais, si la fédération d’États libres souhaitée par Kant peut nous faire penser à la Société des nations puis à l’Organisation des Nations Unies, à la Cour pénale Internationale de Justice (CPI) malgré un monde toujours en guerre, il faut bien reconnaître que « La question de la paix est plus complexe que ce que Kant imaginait » : « Kant n’a pas vu l’importance des facteurs économiques dans la genèse de la guerre, ce que Fichte après lui saura mettre en évidence. Il n’a pas vu non plus l’importance des idéologies comme ciment des coalitions dans la guerre. Il a fait appel à la bonne volonté des politiques, il a lancé un appel à la raison pour que triomphe le Droit et cet appel n’est pas entendu. Il n’a pas non plus discerné l’importance des processus inconscients dans l’apparition de la violence, ce que Freud a lui bien compris dans la théorie du refoulement. »[110]
La pensée de Kant va naturellement susciter des réactions en sens divers.
On peut relever, entre autres, et en Allemagne, dès la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe (Kant est mort en 1804) trois positions différentes chez Fichte, von Gentz et Hegel.
Fichte
Pour Fichte[111], l’Essai présente deux difficultés. Tout d’abord, comment concilier le respect des particularités nationales dans le cadre d’un droit universel ? Et deuxièmement, comment faire respecter le droit sans recours à la contrainte ? En effet, « l’État, en tant qu’institution fondée sur la contrainte, présuppose la guerre de tous contre tous et son but unique consiste à produire au moins l’apparence de la paix »[112]. S’il faut supposer la « guerre de tous contre tous » à l’intérieur de chaque État, il faut aussi supposer cette guerre entre les États avec cette différence que « dans les rapports avec les autres États, il n’y a ni Loi, ni Droit, si ce n’est le droit du plus fort »[113]. Dans ces conditions, le seul moyen de garantir la paix serait l’équilibre des forces. Mais Fichte est conscient que cet équilibre est aléatoire : « Le fameux système de l’équilibre européen suppose (…) d’une part une proie, à laquelle personne n’ait le moindre droit, mais que tous convoitent également, et d’autre part une rapacité réelle, générale et toujours en éveil. Ces deux hypothèses réalisées, cet équilibre serait, il est vrai, l’unique moyen de maintenir la paix, si l’on avait au préalable trouvé le moyen d’établir cet équilibre, de le faire sortir du domaine de l’utopie et d’en faire une réalité véritable. »[114] Il ne faut donc pas compter sur la dissuasion pour établir la paix pas plus que sur un gouvernement mondial appuyé sur l’hégémonie d’une nation[115]. Il rejette « avec tout ce qu’il a d’odieux et d’absurde, le fantôme d’une monarchie universelle, que l’on commence à présenter à la vénération publique en lieu et place du système d’équilibre qui depuis quelque temps devient de plus en plus improbable. »[116]
Et qu’en est-il de l’idée d’une fédération des peuples ? Un temps, Fichte s’arrête à l’idée kantienne d’une fédération d’États républicains, les seuls susceptibles de se soumettre au droit, une fédération d’États indépendants qui réglerait les conflits internationaux, disposerait d’un pouvoir judiciaire et d’une force armée. Mais assez rapidement, il abandonne cette idée car qui garantira la rectitude des décisions judiciaires et, d’autre part, la fédération ne sera-t-elle pas dominée par les États les plus puissants ?
Toujours attaché à la fois au patriotisme et au cosmopolitisme, Fichte va laisser de côté les solutions traditionnelles. Interpellé par l’invasion de la Prusse par les armées napoléoniennes, il voit l’occasion, dans cette défaite, d’un nouveau départ. Dans ses Dialogues patriotiques : le patriotisme et son contraire[117], il montre le lien étroit qui existe selon lui entre le patriotisme et le cosmopolitisme : « le cosmopolitisme est la volonté déterminante que la fin de l’existence de l’espèce humaine soit effectivement atteinte dans l’espèce humaine. Le patriotisme est la volonté de voir cette fin atteinte tout d’abord dans la nation dont nous sommes membres, et ensuite (…) étendue (…) à l’humanité. (…) Tout homme de sentiment cosmopolitique devient nécessairement, de par sa limitation par la nation, un patriote, tandis que celui qui est dans sa nation le patriote le plus puissant et le plus ardent est précisément pour cela le citoyen du monde le plus ardent. »[118]
qu’est-ce que cal signifie concrètement ? Eh bien, cela signifie que « l’Allemand vivant et agissant dans l’unité de l’État prussien ne voudra et n’agira qu’afin que le caractère allemand national pénètre d’abord cette unité et de la manière la plus profonde ; pour qu’à partir de là ce caractère s’étende aux peuples allemands apparentés, et à partir de ceux-ci, comme il devrait s’ensuivre quand bien même ce serait sans qu’il le veuille lui-même, peu à peu sur l’humanité entière. »[119]
Dans la pensée de Fichte, l’Allemagne n’est pas un exemple parmi d’autres possibles, l’Allemagne seule peut être le vecteur de ce mouvement à la fois patriotique et cosmopolitique qui doit régénérer l’Europe.[120]
Ceci nécessite évidemment une explication qui sera développée dans les Discours à la nation allemande[121].
Un monde nouveau peut naître si les hommes le décident. Et cette révolution mondiale trouvera son point de départ en Allemagne. Plus précisément, c’est la nation allemande qui peut changer l’histoire[122] pour des raisons historique, philosophique et politique.
Les peuples germaniques se sont divisés en peuples autochtones qui sont restés sur leur terre et en peuples migrateurs qui ont essaimé à travers l’Europe au temps de l’empire romain. Les premiers ont conservé la langue des origines, leur vie, tandis que les autres se sont éloignés de cette origine et don d’eux-mêmes.
C’est au sein de la nation allemande que la modernité culturelle est née. C’est Luther et Kant qui ont initié l’homme moderne à l’autonomie et à l’autodétermination. L’Allemagne a été dès l’origine terre de liberté puisqu’elle a résisté à l’empire romain.
Enfin, l’histoire allemande souligne la distinction entre État et nation. L’ancien empire était une communauté de royaumes et de principautés relativement indépendants. Un empire qui ignorait le centralisation, favorable au développement des libertés.
A l’époque où Fichte écrit tout cela, l’ancien empire a vécu de même que la prusse et donc l’histoire peut recommencer à partir de la nation allemande, car elle reste un royaume de liberté, un esprit vivant lié à son origine. A partir d’elle, le monde peut se recréer. L’éducation du nouvel homme inaugure la renaissance spirituelle de l’humanité. A commencer par l’Allemagne, à commencer par l’Europe qui est une « nation commune » constituée des pays authentiquement germaniques (allemands) et des pays romans qui sont en fait des pays paléo-germaniques. L’Europe est une Europe des nations qui vivent en communauté autour des principes de liberté et d’égalité sans monarchie universelle romaine ou napoléonienne, sans l’équilibre précaire de pouvoirs bellicistes. la nation allemande fera la synthèse du passé, du « territoire » et de l’« étranger ».
Il est à noter, avec les meilleurs spécialistes de Fichte que le patriotisme dont il est question ici est « assez différent du nationalisme belligérant et impérialiste du deuxième et du troisième « Reich ». []… Les Discours à la nation allemande ne sont pas - ou du moins ils ne sont pas en première ligne - un programme politique pour la nouvelle constitution ou la renaissance de l’Allemagne. Ils sont plutôt un manifeste philosophique pour changer le monde […]. »[123] « Le patriotisme de Fichte n’a […] rien à voir avec un nationalisme ethnique. C’est un patriotisme moral et métaphysique ».[124] Il n’empêche que la pensée de Fichte - on en conviendra aisément - « a été surtout la source d’une idée infiniment plus dangereuse, parce que susceptible d’inspirer plus d’une orientation politique et stratégique, l’idée de la nation salvatrice. »[125]
Reste que Fichte attire l’attention sur l’importance de la culture dans la construction d’une communauté. la culture, dans un monde déchristianisé, doit jouer le rôle que jouait la foi auparavant. Reste aussi à juger si la culture moderne, telle que définie par Fichte, peut être fédérative. Nous y reviendrons plus loin.
Friedrich von Gentz
Autre lecteur de Kant, Friedrich von Gentz[126], qui sera conseiller du chancelier d’Autriche, le prince de Metternich[127] et secrétaire général du Congrès de Vienne (1814-1815)[128], place le problème de la paix sur le terrain historico-politique, rejette l’idée d’un État unique mais aussi la séparation radicale des États. Il souhaite la mise en œuvre d’une organisation internationale et défend l’idée d’un équilibre à créer entre les nations. Ce qui sera mis en œuvre au Congrès de Vienne. Il ne s’agit pas de revenir à l’équilibre recherché par Richelieu. L’équilibre qu’il veut réaliser est un équilibre de forces et de contre-forces politiques qui doit sans cesse se renouveler.
Hegel
Prenant aussi ses distances vis-à-vis de Kant, Hegel[129] rejette le cosmopolitisme, « l’idée d’un « État des peuples » ou d’une « république mondiale » »[130] et, sans être en rien belliciste, mais, dans la mesure où la guerre est, pour lui, une réalité irréductible il va mettre en avant le rôle positif que la guerre peut jouer dans la vie des États.[131]
Etudiant les rapports entre l’individu et l’État, Hegel stipule qu’il faut maintenir « l’indépendance et la souveraineté de l’État, en acceptant le danger, le sacrifice de la propriété et de la vie et même de l’opinion et de tout ce qui appartient naturellement au cours de la vie. (…) Dans tout ce que nous venons de proposer se trouve l’élément moral de la guerre, qui ne doit pas être considéré comme un mal absolu, ni comme une simple contingence extérieure qui aurait sa cause contingente dans n’importe quoi : les passions des puissants ou des peuples, l’injustice, etc., et en général, dans quelque chose qui ne doit pas être. (…) La guerre comme état dans lequel on prend au sérieux la vanité des biens et des choses temporelles qui, d’habitude, n’est qu’un thème de rhétorique artificielle, est donc le moment où l’idéalité[132] de l’être particulier reçoit ce qui lui est dû et devient une réalité. La guerre a cette signification supérieure que par elle, comme je l’ai dit ailleurs[133] : « la santé morale des peuples est maintenue dans son indifférence en face de la fixation des spécifications finies de même que les vents protègent la mer contre la paresse où la plongerait une tranquillité durable comme une paix durable ou éternelle y plongerait les peuples. » On, verra plus loin que cette idée, simplement philosophique ou qu’on lui donne un autre nom, est une justification de la Providence et que les guerres réelles ont encore besoin d’une autre signification.
L’idéalité qui apparaît dans la guerre comme orientée vers l’extérieur dans un phénomène contingent et l’idéalité qui fait que les pouvoirs intérieurs de l’État sont des moments organiques d’un tout, sont donc une seule et même idéalité et, dans l’apparence historique, cela se voit dans ce phénomène que les guerres heureuses empêchent les troubles intérieurs et consolident la puissance intérieure de l’État. »[134]
« Si le sacrifice pour l’individualité de l’État est la conduite substantielle de tous et, par conséquent, un devoir universel, en même temps on peut la considérer comme le côté de l’idéalité en face de la réalité de l’existence particulière et elle entraîne une condition particulière et une classe qui lui est consacrée, la classe du courage. »[135] Mais il y a courage et courage: « Exposer sa vie est sans doute plus que craindre la mort. mais c’est quelque chose de simplement négatif, cela n’a pas de destination ni de valeur pour soi. Ce qu’il y a de positif, le but et le contenu, donnent au courage sa signification. Des voleurs, des assassins dont le but est le crime, des aventuriers dont le but est fabriqué par leur opinion ont aussi le courage d’exposer leurs vies. Le principe du monde moderne, la pensée et l’universel, a donné au courage sa forme supérieure ; en effet sa manifestation apparaît comme mécanique, n’est pas l’acte d’une personne particulière, mais du membre d’un tout. De même il n’est pas dirigé contre des individus mais contre une totalité hostile, si bien que le courage personnel apparaît comme impersonnel. Ce principe a d’ailleurs trouvé l’arme à feu et ce n’est pas un hasard que la découverte de cette arme ait transformé la forme purement personnelle du courage en cette forme plus abstraite. »[136]
Pour nous assurer de la bonne compréhension de ces passages, appuyons-nous sur le commentaire qu’en donne Philippe Soual, spécialiste de Hegel et de l’idéalisme allemand:
« En se posant comme abnégation et sacrifice, l’individualité s’élève à sa positivité la plus haute, à son individualité absolue et remplie, celle du citoyen en acte au service de l’État. C’est l’individualité qui est en soi et pour soi, qui se sait et se veut identique avec l’esprit libre ou la volonté de l’État. En consentant à ce sacrifice, l’individu s’élève à son rapport substantiel, à son rapport vrai avec le tout éthique, et il reconnaît ce rapport comme étant sa destination politique ultime. Par conséquent, ce rapport et sa reconnaissance sont son devoir substantiel (…). Dans l’état de paix, le devoir substantiel du citoyen est de s’intéresser et de participer à la vie politique, au sein de son corps et par la médiation du Parlement, en conservant sa vie civile. Mais dans l’état de guerre, le devoir du citoyen est de participer immédiatement et en personne à l’effort général pour sauver la liberté, jusqu’à la possibilité d’y laisser la vie au combat. C’est son devoir militaire à l’égard du tout libre dont il est un membre libre, pour assurer l’avenir de sa liberté. Devoir de conserver l’État dans son individualité autarcique, son indépendance à l’égard des autres États et sa souveraineté intérieure et extérieure, grâce à quoi il aura des rapports libres avec les autres, sans dépendance ni aliénation ou assujettissement. Les citoyens remplissent ce devoir en participant à la guerre, en mettant en danger leur vie en tant que soldats au cours des batailles. Tous ne mourront pas, mais la plupart exposeront leur vie et leur propriété, qui peuvent être perdues. Ce devoir s’accomplit par la mise en danger et le sacrifice de sa vie, de ses biens et de tout ce qui est lié à cette vie, ainsi que de son opinion, devenue libre obéissance. Parce qu’il est esprit libre, négativité absolue, l’homme est capable de mettre en danger sa vie, manifestant par là que, si la vie lui est essentielle, elle ne l’est que dans la mesure où elle est libre, dans l’honneur et la vérité. Il sait qu’il ne conservera la liberté que s’il est capable de risquer sa vie pour la sauver. Ce sacrifice n’est donc justifié que pour la liberté. Le patriotisme ordinaire de la disposition intérieure politique (…) s’élève ici à un patriotisme extraordinaire, hors de l’état de paix qui est bien la norme des rapports entre États. L’État a le droit d’exiger ce sacrifice dans la mesure où il assure habituellement la possibilité de cette vie paisible. En consentant à ce sacrifice, chacun veut la perduration de la vie libre qui est la sienne, et de l’État qui demeure dans le temps historique, quand l’individu passe.
(…) La situation d’exception qu’est la guerre entraîne le sacrifice de la vie et des biens pour la liberté, qui est l’absolu éthique. Cela vérifie que l’État est le but absolu des citoyens et souligne l’erreur de ceux qui, le confondant avec la société (et ne pensant pas le problème de la guerre et de la souveraineté), lui assignent comme but final la seule sauvegarde de l’individu, de la vie et des biens (…). Par définition, on ne peut exiger ce sacrifice au nom de cette stricte protection. L’État est donc le but absolu de la société civile et, si cette sauvegarde est son devoir ordinaire, ici lui faut pourtant en cas de guerre exiger ce sacrifice. Le but final de l’État n’est pas la simple vie finie, ossifiée ou embourbée dans la particularité, mais la liberté sans laquelle la vie n’est pas digne d’être vécue et grâce à laquelle elle sera fluide, dans la vie pneumatique infinie. Ce n’est pas un mépris de la vie ou des biens, mais le rappel de leur principe absolu. »
Dans ces lignes, Hegel « présente « le moment éthique de la guerre ». Hegel ne fait pas ici une apologie de la guerre, mais montre sa signification pour la vie de l’État et de la société. La guerre, avec sa violence, ses morts et ses destructions n’est pas morale ou bonne en elle-même, mais elle constitue un moment nécessaire de la vie éthique dans les rapports entre États. Elle y est une possibilité qui ne peut être conjurée, et un événement répétitif ou occasionnel. Elle n’est ni le principe, ni le tout ou le but de l’État (ce but est la paix), mais seulement un moment de ses rapports aux autres, moment qui a une signification éthique dans la mesure où la néantité et la mortalité de la vie finie y deviennent effectives, non sous la forme de la mort naturelle inévitable, mais sous celle du danger et du sacrifice sus et voulus, comme actes de la liberté. De même que dans l’angoisse de la mort la conscience de soi s’éprouve comme un tout contingent, comme un sujet libre dans la négativité absolue, la possibilité de la guerre dans l’altérité des États libres fait que l’État se sait comme un tout idéel, fini et mortel, et pose toute finité en lui dans son idéalité, sa mortalité et sa néantité. La guerre, ou simplement sa possibilité, a une signification éthique dans la mesure où par elle se vérifié la liberté infinie de l’esprit de l’État et de ses citoyens, ou le fait que l’État est le but absolu. On voit en elle un mal absolu, ce qui ne doit pas être, mais elle est un mal relatif, qui a en elle ce sens politique quand elle est pour la liberté. »[137] « L’idéalité qui vient au jour dans la guerre, selon la contingence des rapports extérieurs, est la même que celle qui est accomplie nécessairement et continûment au dedans dans l’organicité des trois pouvoirs étatiques. Cette idéalité-ci fait que l’État est un système organique, dans l’unité du politique et du civil, et que l’idéalité est bien accomplie dans l’état de paix par la souveraineté intérieure de l’État. Et celle-là la confirme, la possibilité de la guerre (l’extériorité, l’altérité) maintenant vive la liberté intérieure et extérieure. La guerre ne fait pas venir au jour une nouvelle idéalité, et n’est donc pas nécessaire de fait à l’idéalité de l’État. En revanche, elle rend effective cette idéalité, comme sacrifice voulu de la finité, et elle est justifiée dans la mesure où elle le fait pour la liberté. L’expérience historique le montre, par exemple par ces guerres favorables et victorieuses qui ont empêché des troubles internes et ont affermi la puissance éthique de l’État, en unissant ses membres par la suppression des potentats locaux. Simplifiant et unifiant le tout, elles affermissent son organicité et le retour dans soi de son esprit, et c’est celle-ci, donc la liberté rationnelle (non le seul nombre de soldats), qui fait sa vraie force. Inversement, des peuples qui n’ont pas été capables d’instituer une souveraineté intérieure (par exemple par peur de l’universel et désir des parties de se conserver elles-mêmes) ont été subjugués par d’autres, plus puissants parce que souverains au dedans. Leur effort au dehors a échoué, faute d’être fondé sur l’effort intérieur de l’institution de la liberté. « Leur liberté est morte de la peur de mourir », ils n’ont pas voulu mettre en danger leur vie pour sauver leur liberté, ils y ont eux-mêmes renoncé et ont donc été asservis. -De petits États peuvent conserver leur autarcie malgré une constitution défaillante, sans vraie souveraineté interne et externe, et malgré une force (…) armée insuffisante, grâce à la volonté des grands États de maintenir « l’équilibre politique », comme dans l’Europe et l’Allemagne de l’époque, ou grâce à la tranquillité de leurs voisins. »
Ajoutons encore que la guerre, quand elle advient, est un devoir pour tous les citoyens : « Une armée purement mercenaire contredirait à l’Idée de la liberté (non une armée amie, alliée pour le même but). » [138]
On se rend bien compte, à lire ces lignes, que la conception de l’État défendue par Hegel et l’effet positif qu’il décèle dans la guerre peuvent entraîner des interprétations plus vigoureuses et moins nuancées.
Après Hegel
Le fait est qu’après Hegel, vont fleurir, en Allemagne, des prises de position inquiétantes qui dépassent même l’esprit de l’adage ancien qui stipulait : si vis pacem, para bellum.
Heinrich von Treitschke (1834-1896) historien et écrivain politique allemand, professeur à l’Université de Berlin, eut une influence considérable. Ce disciple de Hegel se déclara contre les tendances démocratiques, contre le droit des minorités, contre les juifs. Partisan de la souveraineté absolue de l’État, il estime que celui-ci « ne peut être lié par aucun engagement international » et qu’« il trouve dans la guerre la pleine expression de sa volonté de puissance » (Mourre)[139]
Helmut von Moltke (1800-1891), maréchal prussien, théoricien de la guerre, continuateur de l’œuvre de Clausewitz (1780-1831), membre du Reichtag, il vainquit l’Autriche en 1866 et la France en 1870, se prononça pour l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine. Il fit de l’armée allemande la première armée du monde (Mourre). On lui prête cette réflexion : « La paix éternelle est un rêve qui est loin d’être agréable. Quant à la guerre, elle constitue une partie essentielle du plan divin à l’égard du monde… Sans elle, le monde sombrerait dans le matérialisme. »
Nietzsche (1844-1900), nous l’avons déjà évoqué, considérera que la guerre est indispensable au maintien de la civilisation.[140]
Malgré le réalisme éventuellement pessimiste de Hegel et les déviations que nous venons d’évoquer, l’idée de la nécessité de la paix, va continuer à susciter des plans qui, d’une manière ou d’une autre, tournent autour du thème du fédéralisme qui paraît désormais fondamental.
Le Comte de Saint-Simon[141] publie en 1814, l’année du Congrès de Vienne, avec l’aide de son secrétaire, le célèbre historien Augustin Thierry[142], De la réorganisation de la société européenne. Nous l’avons vu, les souverains d’Europe essaient de trouver le moyen d’éviter le retour des guerres atroces connues sous Napoléon. Saint-Simon veut réconcilier Français et Anglais pour créer autour de la France et de l’Angleterre une Europe stable et économiquement forte grâce au libre-échange. L’Allemagne suivra, pense-t-il, dès qu’elle aura trouvé son unité. Il propose, sur le modèle anglais : -une Chambre des députés du parlement européen pour légiférer en matière d’intérêts particuliers, sur le modèle de la Chambre des communes ; -un Roi de l’Europe (par exemple le roi d’Angleterre) et son premier ministre électif pour exercer les pouvoirs d’intérêt général, comme les infrastructures, l’éducation, les impôts communs ; -une Chambre des Pairs européens pour régler les conflits et les abus et éviter de glisser soit vers le despotisme, soit vers l’état populaire. Mais le Congrès de Vienne mené par des partisans de l’Ancien Régime préféra l’équilibre des grandes puissances.
Au XIXe siècle
Au XIXe siècle encore, on peut citer bien d’autres auteurs:
Le philosophe allemand Karl Chr. Fr. Krause[143] publie le Projet d’une Fédération d’États européens comme base d’une paix générale.
Conrad Friedrich von Schmidt-Phiseldeck[144] développe dans L’Europe et l’Amérique ou les relations futures dans le monde civilisé (1820-1832) et dans La fédération européenne (1821) une thèse différente de celle de ses prédécesseurs. Bien sûr, comme eux, il espère que les nations européennes renoncent à la force mais, pour lui, c’est l’intérêt économique qui devrait fonder la paix européenne. En effet, les États-Unis vont devenir le rival de l’Europe qui ne devrait plus compter sur ses colonies qui s’émanciperont. Pour faire face à cette concurrence, une confédération européenne devrait se recentrer sur ses propres ressources et intensifier les échanges de marchandises par une politique budgétaire commune et une monnaie commune (le thaler européen). Il souhaite que l’intégration se fonde sur des institutions fédérales : une assemblée, un tribunal, une armée et une marine sous un emblème propre. L’ordre européen nouveau servirait de modèle à un ordre mondial.[145]
Wojciech Bogumit Jastrzebowski[146], au milieu des combats engagés pour libérer la Pologne du joug étranger, écrit, en 1831 une petite brochure de 17 pages intitulée: Les moments libres du soldat polonais ou les réflexions sur la paix éternelle entre les nations. Dans cet opuscule qui n’eut aucun retentissement, se trouve une « Constitution pour l’Europe », une Europe des nations et non des États dont les frontières sont abolies. Les nations seraient représentées de manière égale au Congrès. Elles garderaient leur système juridique mais seraient subordonnées aux lois européennes. Cette « entente éternelle » serait seule armée. Ce qui est intéressant c’est que l’auteur « accorde une place essentielle à l’éducation, car elle seule, en prônant la concorde dès le plus jeune âge, peut préparer les citoyens à vivre ensemble, à se respecter et à renoncer à tout jamais aux aventures guerrières. »[147]
A la même époque, Giuseppe Mazzini[148] fonde, en 1834, le mouvement Jeune Europe pour une Europe libre et unie à réaliser avec les mouvements révolutionnaires des différents pays. Il établit en 1857 une carte de la future Europe des Nations ; Philippe Buchez[149] rêve d’une fédération européenne ; Victor Hugo[150] est un des premiers à utiliser la formule « États-Unis d’Europe ». Il lance en 1849, à l’occasion du Congrès de la paix à Paris, un appel pour la création d’un « grand Sénat souverain qui sera à l’Europe ce qu’est le Parlement à l’Angleterre »[151] ; Ernest Renan[152], après la guerre de 1870, souhaite la constitution d’un Congrès des États-Unis d’Europe qui corrigerait le principe des nationalités par le principe de la fédération.
Au XXe siècle
Au XXe siècle, prises de positions et réalisations vont se multiplier tandis que le droit international va se développer.
En peu en marge de ce mouvement mais comme substrat des montages juridiques, Stefan Zweig[153] va insister sur l’unité spirituelle de l’Europe qui doit précéder l’unité politique, financière et militaire : « Nous devons être unis, nous hommes de l’Occident, héritiers des vieilles cultures, si nous voulons conserver la direction spirituelle du monde et achever l’œuvre commencée. »[154]
Au niveau des mises en œuvre, il faut surtout évoquer le Comte Coudenhove-Kalergi, aristocrate austro-hongrois qui fonde, à Vienne, en 1913, le mouvement Paneurope. Son Manifeste déclare : « La question de l’Europe se résume en deux mots : unification ou écroulement », pour faire face aux trois blocs : URSS, Empire britannique et USA.
La guerre de 14-18 et son cortège d’horreur stimulèrent la réflexion. Rappelons-nous le diagnostic porté par le sociologue Emile Durkheim qui, analysant les responsabilités de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre, constata une « hypertrophie morbide de la volonté » allemande, « une sorte de manie du vouloir »[155] qui situe la puissance de l’État au-dessus de toute morale. Dans « Les règles de la méthode sociologique »[156], il avait établi la distinction entre normal et pathologique[157] : « Pour la société comme pour les hommes, écrit-il, la santé est bonne et désirable, la maladie au contraire, est la chose mauvaise et qui doit être évitée »[158]. Par quoi se caractérise la normalité, plus précisément par quoi se caractériserait la normalité de la part de l’Allemagne ? Par « la reconnaissance de deux nécessités : la modération d’une part, et l’existence d’une loi morale d’autre part. »[159]
En effet, pour Durkheim, s’il est normal d’être attaché à sa nation, ce qui exclut le rêve cosmopolitique, chaque nation fait partie de la grande communauté humaine, ce qui exclut le nationalisme. Dans un premier temps, en 1908, Durkheim envisage un élargissement progressif des nations à une société internationale : « Ce que nous montre l’histoire c’est que toujours, par une véritable force des choses, les petites patries sont venues se fondre au sein de patries plus grandes et celles-ci au sein d’autres plus grandes encore. Pourquoi ce mouvement historique, qui se poursuit dans le même sens depuis des siècles, viendrait-il tout à coup s’arrêter devant nos patries actuelles ? qu’ont-elles de particulièrement intangible qui l’empêche d’aller plus loin ?
Je me demande si le vrai pacifisme ne consiste pas à faire tout ce qui est en nous pour que ce mouvement se continue, mais pacifiquement, et non plus par la violence et la guerre suivant la loi dominante du passé. Sans doute, c’est un idéal bien difficilement réalisable à la lettre ; il est vain d’espérer que la guerre ne jouera aucun rôle dans ces transformations ; mais chercher par avance à faire en sorte que moindre soit sa part ne laisse pas d’être un but digne d’être poursuivi. »[160].
Par la suite, confrontée à la guerre, et au mauvais exemple allemand, la pensée de Durkheim va se corriger et se préciser. Il va appliquer aux États la règle générale appliquée aux individus : « La volonté normale et saine, si énergique qu’elle puisse être, sait accepter les dépendances nécessaires qui sont fondées sur la nature des choses. L’homme fait partie d’un milieu physique qui le soutient, mais qui le limite aussi et dont il dépend. Il se soumet donc aux lois de ce milieu ; ne pouvant faire qu’elles soient autres qu’elles ne sont, il leur obéit, alors même qu’il les fait servir à ses desseins. Car pour se libérer complètement de ces limitations et de ces résistances, il lui faudrait faire le vide autour de soi, c’est-à-dire se mettre en dehors des conditions de la vie. Mais il y a des forces morales qui s’imposent également, quoiqu’à un autre titre et d’une autre manière aux peuples et aux individus. Il n’y a pas d’État qui soit assez puissant pour pouvoir gouverner éternellement contre ses sujets et les contraindre, par une pure coercition externe, à subir ses volontés. Il n’y a pas d’État qui ne soit plongé dans le milieu plus vaste formé par l’ensemble des autres États, c’est-à-dire qui ne fasse partie de la grande communauté humaine et qui ne soit pas sujet à quelques égards ».[161]
Comme la moralité de l’individu se caractérise par la discipline et l’attachement aux groupes sociaux, les États doivent tenir compte des « forces morales », la modération, le respect des contrats internationaux , le refus de recourir à la guerre et de la « communauté humaine » qui oriente les relations entre États : « Il y a une conscience universelle et une opinion du monde à l’empire desquelles on ne peut pas plus se soustraire qu’à l’empire des lois physiques ; car ce sont des forces qui, quand elles sont froissées, réagissent contre ceux qui les offenses. Un État ne peut se maintenir quand il a l’humanité contre soi. »[162]
Toutefois, cette communauté humaine n’est pas une société constituée. Seul l’État national est une société achevée. L’humanité est une société inorganique. C’est donc à l’État qu’il revient de jouer un rôle pacificateur : « pour que toute contradiction disparaisse, pour que toutes les exigences de notre conscience morale soient satisfaites, il suffit que l’État se donne comme principal objectif, non pas de s’étendre matériellement au détriment de ses voisins, non d’être plus fort qu’eux, mais de réaliser dans son sein les intérêts généraux de l’humanité, c’est-à-dire d’y faire régner plus de justice, une plus haute moralité. (…) De ce point de vue toute rivalité disparaît entre les différents États ; et, par suite, toute antinomie entre cosmopolitisme et patriotisme. »[163]
Il n’empêche que le rêve se poursuit de constituer tout de même, d’une manière ou d’une autre, une sorte de société internationale.
Ainsi, en 1926, à Vienne, a lieu le Congrès constitutif de l’Union Paneuropéenne rassemblant des personnalités de 24 pays comme E. Herriot[164], Aristide Briand[165], Léon Blum[166], Thomas Mann[167], Sigmund Freud[168], Paul Claudel[169], Jules Romains[170], etc. On y discuta du projet plus ou moins fédéraliste de Coudenhove-Kalergi et fut voté le Manifeste paneuropéen énonçant les grandes lignes d’une « organisation fédérative de l’Europe ».
Aristide Briand qui fut Président d’honneur de Paneurope, un des artisan des accords de Locarno, en 1929[171], alors Ministre des Affaires étrangères de la République française, adresse aux chancelleries des 27 États européens un Memorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne[172] : il suggère, sur le modèle de la Société des nations[173], une conférence des représentants de tous les gouvernements avec un organe exécutif et un secrétariat mais ni assemblée des peuples, ni limitation des souveraineté nationales. Ce memorandum fut rejeté par les pays destinataires à l’exception de la Bulgarie et de la Yougoslavie. L’évolution politique de l’Allemagne empêcha le mouvement de poursuivre son chemin mais Coudenhove-Kalergi avait tout de même réussi à sensibiliser toute une élite à l’idée d’unification européenne. Après la guerre, en 1947, il devint secrétaire général de l’Union parlementaire européenne qu’il avait créée et, de 1952 à 1965, il fut président d’honneur du Mouvement européen.
Le rapprochement qui s’opère en Europe est contemporain des Conférences et conventions de La Haye (1899 et 1907), de la création de la Société des Nations en 1919, puis de l’Organisation des Nations-Unies en 1945 et de la prolifération d’organisations internationales qui œuvrent, d’une manière ou d’une autre, en faveur de la paix et dont nous devrons reparler.
Comme on le constate, à la fin de ce long parcours, les incessantes guerres européennes et la menace turque ont jadis suscité le désir d’unir les nations du continent d’autant plus que ces nations étaient chrétiennes. La menace extérieure s’estompant, le rêve a subsisté, nourri par le sentiment que la paix et l’union favoriseraient le commerce et l’économie[174]. La déchristianisation relative de l’Europe n’a pas ralenti le mouvement qui a commencé à prendre corps après la seconde guerre mondiale[175] avec des hauts et des bas certes mais avec de plus en plus de détermination. Parallèlement, nous verrons que des mouvements existent aussi en Afrique et en Amérique latine pour établir de plus en plus de liens et de coopération entre les différents pays. Nous savons aussi que le XXe siècle a vu naître des organisations internationales qui, à l’échelle de la planète, tentent dans un domaine ou l’autre de coordonner, de rassembler les hommes autour de projets communs.[176]
La question est de savoir si les structures politiques nationales, continentales ou intercontinentales suffisent à garantir un maximum de paix entre les hommes. L’histoire et l’actualité nous montrent que non. Les structures politiques n’empêchent pas la violence individuelle et collective. L’état démocratique a été confronté à la violence régionaliste en Espagne ; la construction européenne n’a pas empêché les durs conflits dans les pays de l’ex-Yougoslavie ; l’ONU n’a pas pu éviter qu’éclatent des dizaines et dizaines de conflits aux quatre coins du monde entre des états qui avaient reconnu et reconnaissent son autorité.
Les structures politiques n’empêchent ,pas la violence et collective de renaître sous des formes nouvelles. Les guerres de conquêtes ont cédé la place à des guerres idéologiques, ethniques et les pouvoirs semblent impuissants face à l’épidémie terroriste qui frappe aveuglément au cœur des plus sages démocraties. La violence semble toujours précéder les lois qui tentent de la contenir. Peut-être faut-il davantage que des chartes, déclarations ou autres pactes
Ne faut-il pas aussi garder le souci que des sages eurent de moraliser la guerre, d’en définir les justes causes et le bon usage ? Ce fut le cas d’Aristote, de Cicéron ou encore des théologiens chrétiens, nous le verrons. Avant eux et après eux, on trouve un peu partout des recommandations de bienveillance, de courtoisie ou de modération dans la conduite des guerres. Mais on s’est rendu compte aussi qu’il fallait « pallier l’incertitude et l’inefficacité des normes de la moralité »[177] en faisant appel à des règles de droit et à un dispositif juridique. C’est l’essentiel de la thèse de Kant.[178]
Kant ne croyait pas la paix perpétuelle possible mais faisait un devoir d’y travailler. Le philosophe et sociologue allemand Max Scheler[179], lui, croyait la paix perpétuelle possible. Elle doit être l’objet d’une foi fervente car, non seulement, elle correspond aux vœux des plus grandes civilisations de l’humanité mais, de plus, la guerre n’est pas dans l’essence de la nature humaine. Toutefois, toujours selon Scheler, cette idée se heurte à des conceptions de la vie et du monde si différentes qu’il y a finalement plusieurs sortes de pacifisme dont aucune n’est satisfaisante. Toutes s’accordent pour dire non à la guerre mais elles sont plus attachées à des intérêts particuliers à la valeur de la paix.[180] L’optimisme de Scheler, après les horreurs de la guerre 14-18, est finalement bien désespérant.
Mais son analyse nous amène à nous poser la question : ne faut-il pas conjuguer plusieurs facteurs : la morale[181] (la religion ?) le droit et la culture ? Ou plus simplement le droit et la culture au sens le plus large des termes ?
Sur le plan juridico-politique, nous avons découvert, à travers les plans de paix étudiés, trois constantes : l’affirmation de la force du droit, l’idée fédérative et la justice d’un pouvoir arbitral.[182]
La force du droit s’affirme contre l’état de nature, contre l’anarchie des tendances et des constitutions. Ainsi, l’article 38 du statut de la Cour internationale de Justice[183] renvoie à « des principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ». Principes généraux qui ne sont pas nécessairement reconnus ni interprétés de la même manière par tous.
L’idée fédérative ou confédérative invite à la création d’institutions internationales qui doivent entraîner la coopération et la solidarité de peuples différents. Institutions qui doivent marier souveraineté et ordre international.
La justice d’un pouvoir arbitral lorsqu’un différend surgit entre États.
Dans cette triple optique, les réalisations ne manquent pas[184]. Nous aurons plus loin à nous interroger sur leurs forces et leurs faiblesses mais elles sont précieuses et nous devons tout faire pour les améliorer.
Toutefois, en amont, comme il est indéniable que les guerres ont, chaque fois, stimulé, surtout à l’époque contemporaine, en raison de leurs horreurs, le désir de paix[185], nous devons nous interroger sur les conditions culturelles de la guerre ou de la paix. S’il y a des idées qui font dresser le poing, quelles sont celles qui apaisent et font tendre la main ? Quekls sont leurs fondements, leurs conditions d’efficacité ? Font-elles « violence » à notre nature ou, au contraire, sont-elles susceptibles d’épanouir nos aspirations les plus profondes ?
Telle est la question que nous allons aborder.
Chaque société particulière vient à sentir sa force ; ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers, dans chaque société, commencent à sentir leur force : ils cherchent à tourner, en leur faveur les principaux avantages de cette société ; ce qui fait entre eux un état de guerre.
Ces deux sortes d’état de guerre font établir les lois parmi les hommes. » (L’Esprit des lois, Première partie, Livre 1er, chapitre III).
Jeremy Bentham (Philosophe et juriste anglais, 1748-1832), dans les Principes du droit international, écrit entre 1786 et 1789, publié en 1843 se pose la question de savoir comment la paix peut être assurée entre les États nations. Sa réponse n’est guère surprenante pour qui se rappelle que l’utilitarisme constitue le fond de la pensée du philosophe anglais. Pour lui, c’est par intérêt que les États s’intéresseront à son plan de paix. Pour lui, il devrait y avoir un « tribunal commun » ou « congrès » ou « diète » composé de deux députés (un titulaire et un suppléant) envoyés par les différentes puissances qui fonctionnerait en complète transparence car toutes les séances seraient publiques. Bentham pense que le recours à la coercition serait rendue inutile par « la diffusion la plus vaste et illimitée » des avis de ce congrès. Bentham croit à la puissance de l’opinion publique pour faire respecter les avis dans la mesure où les peuples y reconnaîtraient leur intérêt et influenceraient la politique de leurs États.(Cf. Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., pp. 151-153).
A propos de la paix, on ne doit donc pas se demander si elle est empiriquement possible, puisqu’elle est rationnellement nécessaire. La maxime morale « Tu dois donc tu peux », fait que, si elle est nécessaire, la paix doit dans l’action être considérée comme possible, même si elle reste un idéal dont la réalisation est toujours espérée sans jamais être réalisée. La paix perpétuelle (but ultime de tout droit des peuples) est assurément une Idée irréalisable. Mais les principes politiques qui visent ce but, à savoir conclure de telles alliances entre les États, dans la mesure où ils servent à se rapprocher continuellement du but, ne sont pas une Idée irréalisable, mais au contraire, de même que cette dernière est une tâche fondée sur le devoir, par conséquent aussi sur le droit des hommes et des États, ces principes sont assurément réalisables » (Doctrine du Droit, in Métaphysique des mœurs, Garnier-Flammarion, 1994, § 61, p. 177). La paix est le souverain bien politique dont nous avons le devoir de nous rapprocher toujours plus. Si la paix en elle-même, c’est-à-dire universelle et perpétuelle, est un idéal de la raison, sa condition, l’institution du Droit, doit être le principe qui guide toute action politique.
Cela n’a donc pas de sens de se demander si la paix perpétuelle et une utopie. Elle est à la fois une exigence de la raison, donc un devoir, et la fin (le but et non le terme) de l’histoire, donc une espérance. » (MORNE J., op. cit., pp. 14-15).
C’est bien ce Kant défend ailleurs encore conception : « Or la raison moralement pratique énonce en nous son veto, irrésistible : il ne doit y avoir aucune guerre ; ni celle entre toi et moi dans l’état de nature, ni celle entre nous en tant qu’États, qui, bien qu’ils se trouvent intérieurement en état légal, sont cependant extérieurement (dans leur rapport réciproque) dans un état dépourvu de lois - car ce n’est pas ainsi que chacun doit rechercher son droit. Aussi la question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est quelque chose de réel ou si ce n’est qu’une chimère et si nous ne nous trompons pas dans notre jugement théorique, quand nous admettons le premier cas, mais nous devons agir comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être, et en vue de sa fondation établir la constitution (peut-être le républicanisme de tous les États ensemble et en particulier) qui nous semble le plus capable d’y mener et de mettre fin à la conduite de la guerre dépourvue de salut, vers la quelle tous les États sans exception ont jusqu’à maintenant dirigé leurs préparatifs intérieurs, comme vers leur fin suprême. Et si notre fin en ce qui concerne sa réalisation, demeure toujours un vœu pieux, nous ne nous trompons certainement pas en admettant la maxime d’y travailler sans relâche, puisqu’elle est un devoir. » (Doctrine du Droit, in Métaphysique des mœurs, op. cit., II conclusion, p. 182).
Conférences et Conventions de La Haye en 1899 puis en 1907 ;
Société des nations en 1919 et sa Cour permanente de justice internationale ;
Le pacte Briand-Kellog en 1928
Organisation des nations Unies en 1945 et son Conseil de sécurité ;
Union européenne née dans les années 1950 avec ses institutions, Commission, Conseil, parlement, Cour de justice, Cour des comptes, Banque centrale,, etc.. ;
Organisation des États d’Amérique (OEA) ;
Organisation de l’Unité africaine (OUA) ;
Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ;
Fonds monétaire international (FMI) ;
Organisation mondiale de la santé (OMS) ;
Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) ;
Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ;
Union internationale des communications (UIT) ;
Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ;
Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) ;
Organisation météorologique mondiale (OMM) ;
Fonds des nations Unies pour l’enfance (UNICEF) ;
Organisation des nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ;
etc…
Chapitre 3 : Une culture de la paix
Le Seigneur avait donné de la sagesse à Salomon, comme il le lui avait dit :
l’harmonie fut parfaite entre Hiram et Salomon ; tous deux conclurent une alliance ».[1]
Les accords politiques entre les différentes nations d’Europe et, pourquoi pas, des autres continents, voire du monde, ne peuvent, à eux seuls, garantir la paix. Et qu’en est-il de ces nombreux milieux familiaux et « de vie » où la violence est quotidienne, où les rapports de force sont une tradition ou une institution ? qu’en est-il de la culture des cours de récréation et des sorties d’école ? qu’en est-il des media, en particulier de la télévision, où se diffusent par des fictions et, pire encore, par les actualités, toutes les violences du monde ?
On peut espérer, bien sûr, que la culture de la paix l’emporte finalement mais, même dans ce cas, subsistera la question de savoir dans quelle mesure elle peut profondément éteindre dans chacun de nous toute velléité violente. Elle réclame au moins une conversion morale profonde, intellectuelle et volontariste. Il serait utopique, nous semble-t-il, de mettre d’abord notre espoir et notre confiance dans les progrès de la polémologie.[2]
Au plan international, malgré les progrès structurels réalisés, depuis le XXe siècle particulièrement, les organisations internationales comme l’ONU, l’UNESCO se sont attachées, depuis la fin du XXe siècle à promouvoir une « culture de la paix »[3] qui « consiste en des valeurs, des attitudes et des comportements qui reflètent et favorisent la convivialité et le partage sur les principes de liberté, de justice et de démocratie, tous les droits de l’homme, la tolérance et la solidarité, qui rejettent la violence et inclinent à prévenir les conflits en s’attaquant à leurs causes profondes et à résoudre les problèmes par la voie du dialogue et de la négociation et qui garantissent à tous la pleine jouissance de tous les droits et les moyens de participer pleinement au processus de développement de leur société. »[4]
Pour construire cette culture de la paix, le Manifeste 2000 diffusé par l’Unesco[5] « pour une culture de la paix et de la non-violence » cherche à rendre chaque personne responsable de la paix et demande à chacun de s’engager en ces termes: « Je prends l’engagement dans ma vie quotidienne, ma famille, mon travail, ma communauté, mon pays et ma région, de :
1. Respecter toutes les vies. Respecter la vie et la dignité de chaque être humain sans discrimination ni préjugé.
2. Rejeter la violence. Pratiquer la non-violence active sous toutes ses formes : physique, sexuelle, psychologique, économique et sociale, en particulier envers les plus démunis et les plus vulnérables tels les enfants et les adolescents.
3. Libérer ma générosité. Partager mon temps et mes ressources matérielles en cultivant la générosité, afin de mettre fin à l’exclusion, à l’injustice et à l’oppression politique et économique.
4. Ecouter pour se comprendre. Défendre la liberté d’expression et la diversité culturelle en privilégiant toujours l’écoute et le dialogue sans céder au fanatisme, à la médisance et au rejet d’autrui.
5. Préserver la planète. Promouvoir une consommation responsable et un mode de développement qui tiennent compte de l’importance de toutes les formes de vie et préserver l’équilibre des ressources naturelles de la planète.
6. Réinventer la solidarité. Contribuer au développement de ma communauté, avec la pleine participation des femmes et dans le respect des principes démocratiques, afin de créer, ensemble, de nouvelles formes de solidarité. »
Ce texte qui reprend brièvement l’essentiel des Déclaration et Programme d’action sur une culture de la paix (1999) est intéressant parce qu’il part du principe que la paix se construit sur l’engagement de chaque personne et, à travers elle, dans chaque communauté, si petite soit-elle, où cette personne s’inscrit. Il est intéressant parce qu’il tient compte du fait que la violence est multiforme, physique, certes, mais aussi sexuelle, psychologique, économique, sociale, politique et que la paix pour s’établir et perdurer réclame de tous une attention dynamique au respect de la personne et du droit, à la justice sociale nationale et internationale, à la solidarité, etc..
Ce texte semble donner raison à Kant lorsqu’il écrit qu’« on ne doit pas attendre de la moralité, la bonne constitution politique, mais plutôt inversement d’abord de cette dernière la bonne formation morale d’un peuple ».[6] Le Manifeste interpelle certes chaque personne mais l’initiative vient d’une organisation internationale qui cherche à moraliser la vie individuelle et sociale pour qu’elle substitue la « culture de la paix » à la « culture de la guerre ». En réalité il est vain de se demander si l’action morale doit suivre ou précéder l’action politique. Elles doivent être concomitantes. L’une soutenant l’autre.
Mais ce texte soulève quelques questions importantes.
Que vaut cet engagement ? Les signatures recueillies par la diffusion de ce manifeste étaient destinées à être présentées à l’Assemblée générale des nations Unies en septembre 2000, décrété « année internationale de la culture de la paix », cette année inaugurant une décade (2001-2010) appelée « Décade internationale pour une culture de paix et de non-violence pour les enfants et le monde ». Une signature suffit-elle ? La bonne intention traduite ainsi peut-elle perdurer ? Apparemment oui: qui récuse ou oserait récuser « les principes de liberté, de justice et de démocratie, tous les droits de l’homme, la tolérance et la solidarité » ?
Mais quel sens donne-t-on à ces mots ? Nous savons que les hommes peuvent s’entretuer au nom de grandes valeurs universelles. De quelle liberté parle-t-on ? De quelle justice ? De quelle démocratie ? Les droits de l’homme sont-ils entendus par tous de la même manière ? La tolérance est-elle tolérance de tout et n’importe quoi ? Et au nom de la solidarité, des groupes humains affrontent d’autres groupes humains…
On risque, sans précisions, d’en arriver à des contradictions. La notion de vérité étant parfaitement étrangère à ces déclarations, il paraît inévitable qu’en réclamant « la promotion de la compréhension, de la tolérance et de la solidarité entre toutes les civilisations, tous les peuples et toutes les cultures, y compris à l’égard des minorités ethniques, religieuses et linguistiques »[7]on aboutit à des impasses dans la mesure où toutes les cultures, toutes les religions ne conçoivent pas les valeurs citées de la même manière ou alors il leur faut entrer dans un moule sous-entendu où les différences culturelles et religieuses ne seront plus qu’un décorum folklorique et superficiel.
Le Programme d’action prévoit de lutter contre le terrorisme[8] mais chacun sait que nombre de mouvements terroristes luttent au nom de la liberté, de la solidarité contre l’intolérance et la discrimination. Quelle est la vérité de ces valeurs ? Celle de l’ONU, celle des États-Unis, celle d’Al Quaïda ?
L’Unesco compte sur des « foyers d’éducation à la paix » pour diffuser les valeurs et les attitudes nécessaires à la paix. Sont cités « notamment le milieu familial, le milieu de vie, l’école et les médias ». Plus précisément, la résolution 253 stipule que « les parents, les enseignants, les hommes politiques, les journalistes, les organismes et groupes religieux, les intellectuels, les personnes qui exercent une activité scientifique, philosophique, créatrice et artistique, les agents des services de santé ou d’organismes humanitaires, les assistants sociaux, les personnes qui ont des responsabilités à divers niveaux ainsi que les organisations non gouvernementales ont un rôle primordial à jouer pour ce qui est de la promotion d’une culture de la paix. »[9]
Voilà beaucoup de monde, beaucoup de gens différents, beaucoup d’intérêts différents, beaucoup de conceptions différentes du monde, de l’homme et de la paix… à rassembler autour de valeurs fondamentales non définies ou mal définies.
Sans nous attarder au fait que le Manifeste oublie les groupes religieux parmi les vecteurs de paix, répondons à l’invitation de la Déclaration et consultons les « organismes et groupes religieux » pour voir quels services ils pourraient rendre à la constitution d’une culture de la paix.
i. Les religions, entre guerre et paix ?
Plusieurs estimeront qu’il n’est guère sérieux voire guère prudent de solliciter les groupes religieux pour la construction de la paix. L’idée règne, en effet, que les religions sont plutôt des facteurs de guerre que de paix. Et même que guerre et religion sont liées consubstantiellement.
Sans remonter de nouveau aux divinités guerrières des sociétés primitives et des vieilles civilisations ou aux auteurs déjà évoqués dans le premier chapitre, souvenons-nous de l’opinion défendue naguère par deux esprits apparemment aussi contrastés que Joseph de Maistre[1] ou encore P.-J. Proudhon [2].
a. J. de Maistre
J. de Maistre, dans les Considérations sur la France[1], brosse un « épouvantable tableau », celui de « cette longue suite de massacres qui souille toutes les pages de l’histoire » mais admet qu’« il n’y a qu’un moyen de comprimer le fléau de la guerre, c’est de comprimer les désordres qui amènent cette terrible purification ». La guerre est purificatrice. En effet, « il y a lieu de douter (…) que cette destruction violente soit en général un aussi grand mal qu’on le croit : du moins, c’est un de ces maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et contre nature, et qui produisent des compensations. d’abord lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l’incrédulité et les vices gangréneux qui suivent l’excès de civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang ». J. de Maistre introduit ici une comparaison : « On peut observer que le jardinier habile dirige moins la taille à la végétation absolue, qu’à la fructification de l’arbre : ce sont des fruits, et non du bois et des feuilles, qu’il demande à la plante. Or les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l’état de guerre. (…) En un mot on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie. » Les désordres appellent une taille, une correction bénéfique : « C’est le courroux des cieux qui fait armer les rois ». Certes, des innocents périront mais il existe un « dogme universel, et aussi ancien que le monde », le dogme « de la réversibilité des douleurs de l’innocence au profit des coupables ». Un dogme que « le christianisme est venu consacrer ». Un dogme « qui est infiniment naturel à l’homme, quoiqu’il paraisse difficile d’y arriver par le raisonnement ». Même si nous ne comprenons pas tout, « gardons-nous de perdre courage : il n’y a point de châtiment qui ne purifie ; il n’y a point de désordre que l’Amour Eternel ne tourne contre le principe du mal. Il est doux, au milieu du renversement général de pressentir les plans de la Divinité. »
Quelques années plus tard, Joseph de Maistre revient, dans les célèbres Soirées de Saint-Pétersbourg[2], sur « la folie de la guerre ». Folie incompréhensible puisqu’« il y a dans l’homme, malgré son immense dégradation, un élément d’amour qui le porte vers ses semblables : la compassion lui est aussi naturelle que la respiration ». Dès lors, « par quelle magie inconcevable est-il toujours prêt, au premier coup de tambour, à se dépouiller de ce caractère sacré pour s’en aller sans résistance, souvent même avec une certaine allégresse, qui a aussi son caractère particulier, mettre en pièces, sur le champ de bataille, son frère qui ne l’a jamais offensé, et qui s’avance de son côté pour lui faire subir le même sort, s’il le peut ? » Pourquoi la gloire s’attache-t-elle au soldat qui tue d’autres soldats, « d’honnêtes gens » et la honte poursuit-elle le bourreau qui exécute des coupables ? « Pourquoi ce qu’il y a de plus honorable dans le monde, au jugement de tout le genre humain sans exception, est le droit de verser innocemment le sang innocent ? » Pourquoi les nations, surtout en Europe, dans cette « raisonnable Europe », ne conviennent-elles pas « d’une société générale pour terminer les querelles », d’une « société des nations » ?
Voici la réponse. Le métier de la guerre tend à perfectionner celui qui l’exerce et « rien ne s’accorde dans ce monde comme l’esprit religieux et l’esprit militaire. (…) Jamais le christianisme, si vous y regardez de près, ne vous paraîtra plus sublime, plus digne de Dieu, et plus fait pour l’homme qu’à la guerre ». Il explique : « Les fonctions du soldat sont terribles ; mais il faut qu’elles tiennent à une grande loi du monde spirituel, et l’on ne doit pas s’étonner que toutes les nations de l’univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose encore de plus particulièrement divin que dans les autres ; croyez que ce n’est pas sans une grande et profonde raison que le titre Dieu des Armées brille à toutes les pages de l’Écriture sainte. Coupables mortels, et malheureux, parce que nous sommes coupables ! C’est nous qui rendons nécessaires tous les maux physiques, mais surtout la guerre ; les hommes s’en prennent ordinairement aux souverains, et rien n’est plus naturel » mais, comme l’écrivait le poète Jean-Baptiste Rousseau : « C’est le courroux des rois qui fait armer la terre, C’est le courroux du Ciel qui fait armer les rois ». Revoilà donc l’idée déjà présentée précédemment que J. de Maistre va maintenant approfondir.
Tout l’univers est soumis à la loi de la violence et la guerre n’est qu’ « un chapitre » de cette loi générale : « la guerre est donc divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde. » C’est ce caractère divin de la guerre qui saisit l’homme, malgré lui, « tout à coup d’une fureur divine » alors que « rien n’est plus contraire à sa nature ; et rien ne lui répugne moins ». J. de Maistre se laisse alors aller à développer, avec lyrisme, plusieurs points de vue : « la guerre est divine par ses conséquences (…). La guerre est divine dans la gloire mystérieuse qui l’environne (…). La guerre est divine dans la protection accordée aux grands capitaines (…). La guerre est divine par la manière dont elle se déclare (…). La guerre est divine dans ses résultats (…). La guerre est divine par l’indéfinissable force qui en détermine le succès (…) ». Et il conclut : « Si vous jetez d’ailleurs un coup d’œil plus général sur le rôle que joue à la guerre la puissance morale, vous conviendrez que nulle part la main divine ne se fait sentir plus vivement à l’homme : on dirait que c’est un département, passez-moi le terme, dont la Providence s’est réservée la direction, et dans lequel elle ne laisse agir l’homme que d’une manière à peu près mécanique, puisque les succès y dépendent presque entièrement de ce qui dépend le moins de lui, jamais il n’est averti plus souvent et plus vivement qu’à la guerre de sa propre nullité et de l’inévitable puissance qui règle tout. (…)
Toujours il faut demander à Dieu des succès, et toujours il faut l’en remercier ; or, comme rien dans ce monde ne dépend plus immédiatement de Dieu que la guerre ; qu’il a restreint sur cet article le pouvoir naturel de l’homme, et qu’il aime à s’appeler le Dieu de la guerre, il y a toutes sortes de raisons pour nous de redoubler nos vœux lorsque nous sommes frappés de ce fléau terrible ; et c’est encore avec grande raison que les nations chrétiennes sont convenues tacitement, lorsque leurs armes ont été heureuses, d’exprimer leur reconnaissance envers le Dieu des armées par un Te Deum ; car je ne crois pas que, pour le remercier des victoires qu’on ne tient que de lui, il soit possible d’employer une plus belle prière (…). » »
b. Proudhon
Aussi curieux que cela puisse paraître, certains éléments de la pensée de l’écrivain traditionnaliste, vont se retrouver, explicitement d’ailleurs, sous la plume de P.-J Proudhon qui, politiquement et philosophiquement se situe pourtant aux antipodes de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Celui-ci a présenté la guerre, divine, comme une fatalité terrible mais fructueuse. Proudhon va la décrire comme une fatalité divine et bestiale mais transformable comme nous le verrons dans un autre chapitre.
En attendant, attardons-nous, à travers son ouvrage La guerre et la paix[1], une œuvre déconcertante et par endroits confuse, à cette affirmation que la guerre est un fait divin. Pour une raison que Proudhon explique ainsi : « J’appelle divin tout ce qui dans la nature procède immédiatement de la puissance créatrice, de l’homme dans la spontanéité de l’esprit ou de la conscience. J’appelle divin (…) tout ce qui, se produisant en dehors de la série, ou servant de terme initial à la série, n’admet de la part du philosophe ni question, ni doute. »[2] Ce qui n’est pas d’emblée très clair[3].
En tout cas, « La guerre enveloppe, domine, régit, par la religion, l’universalité des rapports sociaux. Tout, dans l’histoire de l’humanité, la suppose. Rien ne s’explique sans elle ; rien n’existe qu’avec elle ; qui sait la guerre sait le tout du genre humain. »[4]
Dès lors n’est-il pas plus simple de voir dans le mot « guerre » ce que Proudhon appellera plus loin l’« antagonisme » ou « la « dialectique » ? « L’antagonisme, que nous acceptons comme loi de l’humanité et de la nature, ne consiste pas essentiellement pour l’homme en un pugilat, en une lutte corps à corps. »[5] Ainsi, « la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, ce qui voudrait dire, en effet, la fin du monde » [6]
On peut dès lors mieux comprendre cette affirmation : « Pour moi il est manifeste que la guerre tient par des racines profondes, à peine encore entrevues, au sentiment religieux, juridique, esthétique et moral des peuples. On pourrait même dire qu’elle a sa formule abstraite dans la dialectique. La guerre, c’est notre histoire, notre vie, notre âme tout entière ; c’est la législation, la politique, l’État, la patrie, la hiérarchie sociale, le droit des gens, la poésie, la théologie ; encore une fois, c’est tout. »[7]
Cela étant dit, il faut faire attention aux caractères attribués par Proudhon à la guerre : « la guerre, précise-t-il, la vraie guerre, par sa nature, par son idée, par ses motifs, par son but avoué, par la tendance éminemment juridique de ses formes, non seulement n’est pas plus injuste d’un côté que de l’autre, elle est, des deux parts et nécessairement, juste, vertueuse, morale, saine, ce qui fait d’elle un phénomène d’ordre divin, je dirai même miraculeux et l’élève à la hauteur d’une religion. »[8] La guerre est révélation de justice, révélation d’idéal mais, d’abord, révélation religieuse : « C’est à (la guerre) que la théologie doit ses mythes les plus brillants, ses dogmes les plus profonds. Aussi peut-on poser en aphorisme : Peuple guerrier, peuple religieux et théologique ».[9]
A cet endroit, Proudhon convoque les divinités guerrières qui ne manquent pas, comme nous l’’avons vu, dans les différentes traditions et n’hésite pas à y associer le Dieu des chrétiens : « qu’est-ce que le Christ ? Le vainqueur des démons, le fondateur de la monarchie élue, qui voient apporter, non la paix, mais le glaive »[10]. Il n’empêche que Proudhon se rend bien compte qu’il est difficile, in fine, de faire de la religion chrétienne, en soi, une religion guerrière, aussi abandonne-t-il rapidement l’Évangile qui semble contredire sa thèse pour exalter, selon lui, ces enfants du christianisme que sont, par exemple, la chevalerie et Charlemagne. Bref, « Otez l’idée de guerre, conclut-il, la théologie devient impossible ; les dieux n’ont pas de sens ; bien plus, ils n’ont rien à faire. La terre, sans la guerre, n’aurait aucune notion du ciel ». Et « si la guerre a servi primitivement de moule à la théologie, ce n’est pas par l’effet d’une superstition féroce, mais bien parce que la guerre a été conçue de tout temps comme la loi de l’univers (…). La guerre est la condition de toute créature (…) » La guerre « est le fond de la religion ».[11]
Et, pour nous convaincre, Proudhon appelle à la rescousse Hegel[12], Ancillon[13], Portalis[14] et Joseph de Maistre et n’hésite pas à dire, dans un curieux raccourci, que tous ces auteurs « disent à l’unisson » que la guerre « est mauvaise de sa nature ; mais elle est providentiellement, ou pour mieux dire, prophylactiquement nécessaire à l’humanité, qu’elle préserve de la corruption, comme la discipline préserve du relâchement religieux, comme la férule guérit l’élève de ses mauvais penchants. »[15]
C’est pourquoi il reprochera à Hobbes qui avait reconnu le caractère immanent à l’humanité de la guerre de penser que l’État n’est institué que pour l’empêcher.[16]
C’est pourquoi il accusera les pacifistes de présenter le visage de la guerre dégradée
« On nous parle d’abolir la guerre, comme s’il s’agissait des octrois et des douanes. Et l’on ne voit pas que si l’on fait abstraction de la guerre et des idées qui s’y associent, il ne reste rien, absolument rien, du passé de l’humanité et pas un atome pour la construction de son avenir. Oh ! je puis le dire à ces pacificateurs ineptes (…) ; la guerre abolie, comment concevez-vous la société ? Quelles idées, quelles croyances lui donnez-vous ? Quelle littérature, quelle poésie, quel art ? Que faites-vous de l’homme, être intelligent, religieux, justicier, libre, personnel, et, par toutes ces raisons, guerrier ? Que faites-vous de la nation, force de collectivité indépendante, expansive, autonome ? Que devient, dans sa sieste éternelle, le genre humain ? »[17] Il croit « non point à une abolition, mais à une transformation de la guerre »[18]. Il dira même : « j’ôterai à la guerre son caractère divin »[19]. Nous verrons plus loin comment il pense y parvenir.
En attendant, il s’en prend aussi aux « juristes » : Grotius, Vattel, Wolf, Pufendorf et surtout Kant « C’est en vain que l’immortel auteur de la Critique de la raison pure Kant, a essayé d’appliquer au problème qui nous occupe ses puissantes catégories. Fourvoyé dès le premier pas par la négation du droit de la force, il n’a pu que se traîner à la suite de Wolf, et il a fini, chose pitoyable, par s’embourber dans l’utopie (..). Kant soutient donc qu’il ne doit y avoir aucune guerre… De Grotius, Wolf et Pufendorf, nous voici tombés dans la soutane de l’abbé de Saint-Pierre. »[20] « Kant, l’incomparable métaphysicien, qui sut démêler les lois de l’esprit (…) ne connaît rien à la phénoménologie de la guerre. »[21]
Que leur reproche–t-il exactement ? De ne pas avoir reconnu qu’« il existe un droit de la guerre » que « la guerre est un jugement » et que « ce jugement est rendu en vertu de la force »[22]. Ce « droit de la force, tant honni, est non seulement le premier en date, le premier reconnu, mais la souche et le fondement de toute espèce de droits. Les autres droits ne sont, à vrai dire, que les ramifications ou transformations de celui-là. En sorte que, bien loin que la force répugne par elle-même à la justice, il serait plus exact de dire que la justice n’est elle-même que la dignité de la force. » [23] Quand les juristes et les philosophes du droit parlent de droit de la guerre ou des lois de la guerre, ils parlent en fait du respect de l’humanité dans la guerre et non du droit de la force mais ils refusent le caractère justicier de la guerre.
Le droit de la force est le fondement de tous les autres droits non seulement parce qu’il permet qu’on les respecte mais il est leur souche. Il ne doit donc pas les violer.
C’est le droit de la force qui fonde le droit de la guerre : « Le droit de la guerre dérive immédiatement du droit de la force. Il a pour objet de réglementer le combat et d’en déterminer les effets, lorsque la force étant niée, ou son droit méconnu, il devient nécessaire pour vider le différend de procéder au conflit »[24]. « Le droit de la force est de sa nature, comme tous les autres droits, pacifique. Il n’implique pas nécessairement la guerre ; il ne la cherche pas. Loin de là, il proteste contre cette extrémité à laquelle les plus vaillants eux-mêmes redoutent toujours d’en venir »[25] .
Ainsi, conclut Philonenko, « si le droit de la force était toujours respecté, il n’y aurait point de guerre » mais « si l’on ne respecte pas le droit du plus fort, c’est qu’on ignore qui est le plus fort » Et l’on ignore qui est le plus fort parce qu’on vit « dans le silence des dieux ».[26] Pour Proudhon « la guerre ne finira, la justice et la liberté ne s’établiront parmi les hommes, que par la reconnaissance et la délimitation du droit de la force. »[27]
Pour Maistre, la guerre, pourrait-on dire est divine dans le sens où elle est une loi du monde, une fatalité terrible[28] mais fructueuse moralement[29], voulue par Dieu. Pour Proudhon, elle est une fatalité bestiale certes mais divine parce qu’elle est régénératrice et liée à ce droit de la force inhérent à la condition humaine. Toutefois, cette fatalité est transformable. Nous y reviendrons.
Ces deux auteurs ont une vision relativement romanesque de la guerre, de la guerre telle qu’elle était jadis, de la guerre « en dentelles »…
Maistre vante les vertus et même la piété des grands capitaines animés des « sentiments les plus exaltés et les plus généreux » et se laisse aller à une description très lyrique de la « guerre européenne », marquée par le christianisme.[30]
Proudhon, de son côté, vante « la guerre dans les formes » c’est-à-dire « celle où les puissances belligérantes sont censées remplir l’une envers l’autre les conditions qui assurent la loyauté du combat, l’efficacité de la victoire, par conséquent la légitimité et l’irrévocabilité de l’incorporation. »[31] Mais la guerre se pervertit quand on y emploie la ruse, des artifices, l’espionnage et surtout depuis l’invention de l’artillerie[32].
qu’auraient-ils dit, nos deux auteurs devant nos guerres modernes, guerres totales, guerres d’extermination, guerres civiles, terrorisme aveugle ?
« Dieu, d’après la conception théologique, n’est pas seulement l’arbitre de l’univers, le roi infaillible et irresponsable des créatures, le type intelligible de l’homme ; il est l’être éternel, immuable, présent partout, infiniment sage, infiniment libre. Or, je dis que ces attributs de Dieu contiennent plus qu’un idéal, plus qu’une élévation, à telle puissance qu’on voudra, des attributs correspondants de l’humanité ; je dis qu’ils en sont la contradiction. Dieu est contradictoire à l’homme. » (Système des contradictions…, p. 389) Ailleurs, il dira : pour l’homme, « Dieu c’est le mal ». (Jésus et les origines du christianisme, 1896, in Ecrits sur la religion, Marcel Rivière, 1959, pp. 527)
Proudhon est-il athée ? Cet homme qui se réfère volontiers à l’Évangile se présente comme antithéiste : « J’ai été amené, avoue-t-il, tour à tour à nier Dieu et à protester contre l’accusation d’athéisme. (…) J’ai appelé cette manière de résoudre le théologique, antithéisme, pour exprimer tout à la fois, d’un côté, l’opposition entre le Dieu (fixe) de la conception métaphysique, et le Dieu (progressif) de l’observation historique ; de l’autre, la perfectibilité indéfinie de l’humanité, perfectibilité en vertu de laquelle l’homme se sanctifie de plus en plus et s’éclaire, mais sans pouvoir arriver jamais ni à la sainteté absolue, ni à la science parfaite.
En deux mots, je repousse le Dieu absolu des prêtres et la déité toujours incomplète de l’homme, bien que je reconnaisse la réalité de celle-ci : je n’adore rien, pas même ce que je crois. Voilà mon antithéisme. » (Correspondance, Ecrits sur la religion, pp. 216-217)
(Ces textes sont extraits d’une anthologie : Les causes de l’oppression, Textes de P.-J. Proudhon choisis par Jacques Muglioni, in Les Classiques des sciences sociales, sur http://www.uqac.quebec.ca)
Pour aller plus loin, on peut lire LUBAC H. de, Proudhon et le christianisme, Seuil, 1945 ou VOYENNE Bernard, Proudhon et Dieu, Le combat d’un anarchiste, Cerf-Histoire, 2004. H. de Lubac rappelle notamment que « Proudhon a toujours protesté, « et le plus sérieusement du monde », contre le qualificatif d’athée. « Je pense à Dieu depuis que j’existe », déclare-t-il fièrement, « et je ne reconnais à personne plus qu’à moi le droit d’en parler. »(…)
Bref, pas plus que pour un vulgaire « anarchiste », il ne voulait qu’on le prît pour un « athée » vulgaire. Lui-même, au reste, prononçait ce verdict : « L’athéisme se croit intelligent et fort : il est bête et poltron ».(…)
Cependant, c’est aux déistes, qu’il réserve ses sarcasmes les plus mordants. Le vieux fond catholique de la race conspire ici avec l’audace de la pensée pour lui dicter ses jugements sur la pâle religion de l’Etre suprême. (…)
Quoiqu’il affecte de dire de lui-même qu’il n’est point mystique, il ne veut pas davantage qu’on le dise positiviste, et il trouverait même ce mot « on ne peut plus sot en philosophie », s’il n’avait « autant de respect pour son auteur » [Comte]. (op. cit., pp ; 283-285)
On a souvent noté que, dans ses dernières années, Proudhon s’était beaucoup rapproché des positions « conservatrices ». La chose est vraie pour la politique générale. Elle l’est surtout pour la politique religieuse. On le voit vers 1860, à l’étonnement de beaucoup de ses amis, prendre violemment parti contre l’unité italienne et s’opposer à Mazzini pour soutenir la papauté. (…)
Quant à lui, il veut être « catholique par position » et il ne craindra pas de passer même pour « clérical ». considérant « avant tout les choses de fait », il voit que « la religion tient encore une grande place dans l’âme des peuples », que toute mesure persécutrice aurait pour effet certain « d’aviver la ; passion religieuse et de rendre le pouvoir civil odieux », et qu’au surplus, lorsque le culte établi vient à faillir, tant qu’une transformation ne s’est pas opérée dans les consciences, « il se forme aussitôt des superstitions et des sectes mystiques de toute sorte » qui sont un fléau pour la société. La religion traditionnelle, notamment en France, « c’est encore, pour l’immense majorité des mortels, le fondement de la morale, la forteresse des consciences ». Aussi l’homme d’État devra-t-il se garder de l’ébranler.
Rien en tout cela, on le voit, qu’un sain réalisme, accentué par l’expérience, ne suffise à expliquer. La religion proprement dite n’y est pour rien. (…) Proudhon n’a pas attendu d’avoir vieilli pour célébrer la sagesse incluse dans la tradition, ni pour déplorer les ravages d’une « libre pensée », qu’il ne voulait pas laisser confondre avec se foi dans la Justice. Cette libre-pensée a « tout disséqué, tout détruit , disait-il déjà dans les Confessions ; elle a mis partout le « chaos » ; elle a mêlé le juste et l’injuste, et la liberté qu’elle prône, « n’ayant ni lest ni boussole, est celle de tous les crimes ». (…) (Id., pp. 306-307).
Mieux qu’Auguste Comte, quoique d’une tout autre façon, il témoigne que l’homme ne peut donner à la métaphysique ni à la théologie un congé définitif ». (Id., p. 309).
Quant à B. Voyenne, tout en soulignant l’immanentisme agnostique de Proudhon, séduit par l’idée d’une humanité divinisée par son progrès ou d’une humanité qui se réalise sans idole et sans métaphysique, montre que Proudhon reconnaît « le mystère de l’existence et l’inquiétude métaphysique du sens, mais (qu’) une honnêteté intellectuelle [refus du fidéisme, des positions traditionalistes de Maistre ou Bonald, des propositions de Lamennais ou de Lacordaire dont il se méfie] et un anticléricalisme nourri de l’expérience sociale et politique de son siècle le retiennent de passer de l’admiration pour Jésus et la morale égalitaire et communautaire des Évangiles à la Révélation transcendante. Cette distance l’écarte autant de la bienfaisance bourgeoise avec sa charité humiliante et hypocrite que de la démocratie chrétienne naissante (…), dont il craint le manque de radicalité philosophique et politique. » (Cf. présentation de Nicolas Plagne sur www.parutions.com).
« Partout où apparaît la religion, ce n’est point comme principe organisateur, mais comme moyen de maîtriser les volontés. Indifférente à la forme de gouvernement, c’est-à-dire à l’ordre politique, la religion consacre ce que le législateur lui demande de consacrer ; maudit ce qu’il lui prescrit de maudire : la raison d’État fait sa loi, la religion sanctionne cette loi, imprime le respect et la terreur, commande l’obéissance. » (Id., p. 52)
« Ainsi, la guerre et la paix, corrélatives l’une à l’autre, affirmant également leur réalité et leur nécessité, sont deux fonctions maîtresses du genre humain. Elles s’alternent dans l’histoire, comme dans la vie de l’individu, la veille et le sommeil ; comme dans le travailleur, la dépense des forces et leur renouvellement ; comme dans l’économie politique, la production et la consommation. La paix est donc encore la guerre, et la guerre la paix ; il est puéril de s’imaginer qu’elles s’excluent ». (Id., p. 68)
C’était cependant un magnifique spectacle que celui de voir tous les souverains d’Europe, retenus par je ne sais quelle modération impérieuse, ne demander jamais à leurs peuples, même dans le moment d’un grand péril, tout ce qu’il était possible d’en obtenir : ils se servaient doucement de l’homme, et tous, conduits par une force invisible, évitaient de frapper sur la souveraineté ennemie aucun de ces coups qui peuvent rejaillir : gloire, honneur, louange éternelle à la loi d’amour proclamée sans cesse au centre de l’Europe ! Aucune nation ne triomphait de l’autre : la guerre antique n’existait plus que dans les livres ou chez les peuples assis à l’ombre de la mort ; une province, une ville, souvent même quelques villages, terminaient, en changeant de maître, des guerres acharnées. Les égards mutuels, la politique la plus recherchée, savaient se montrer au milieu du fracas des armes. La bombe dans les airs, évitait le palais des rois ; des danses, des spectacles, servaient plus d’une fois d’intermèdes aux combats. L’officier ennemi invité à ces fêtes, venait y parler en riant de la bataille qu’on devait y donner le lendemain ; et, dans les horreurs mêmes de la plus sanglante mêlée, l’oreille du mourant pouvait entendre l’accent de la pitié et les formules de la courtoisie. Au premier signal des combats, de vastes hôpitaux s’élevaient de toutes parts : la médecine, la chirurgie, la pharmacie, amenaient leurs nombreux adeptes ; au milieu d’eux s’élevait le génie de saint Jean de Dieu, de saint Vincent de Paule, plus grand, plus fort que l’homme, constant comme la foi, actif comme l’espérance, habile comme l’amour. Toutes les victimes vivantes étaient recueillies, traitées, consolées : toute plaie était touchée par la main de la science et par celle de la charité ! » (Soirées de Saint-Pétersbourg, op. cit.)
ii. Haro sur les religions ?
Aujourd’hui, de plus en plus de gens se demandent si la religion, en définitive, n’engendre pas systématiquement la violence, ou du moins si elle ne l’encourage pas, la cautionne néanmoins. Toute une série d’événements ont nourri cette opinion[1]. Non seulement la longue guerre civile en Irlande[2] les guerres dans l’ex-Yougoslavie[3], ou les persécutions contre les chrétiens en Indonésie, en Inde, en Asie, mais surtout une multiplication d’attentats et d’actes violents inspirés par des groupes religieux dont les plus meurtriers et les spectaculaires sont les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, du 11 mars 2004 à Madrid et du 7 juillet 2005 à Londres. [4]
Tous ces événements sont à l’origine d’un certain nombre de jugements à l’emporte-pièce mais aussi d’études universitaires. Certains prennent pour cible telle religion mais, généralement, la plupart des études envisagent globalement le phénomène religieux.
Parmi les critiques partiales, voire caricaturales, on peut citer l’œuvre d’Henri Peña-Ruiz[5] chantre de la laïcité, il vaudrait mieux dire, comme nous l’avons vu précédemment, du laïcisme qui seul peut faire barrage à la violence.
L’auteur accuse régulièrement le christianisme, d’être responsable des violences déplorées. C’est, dit-il, le christianisme qui a « inventé le thème du peuple déicide créant l’antisémitisme [6], la notion d’hérésie et les bûchers de l’Inquisition[7], l’index des livres interdits »[8], il rappelle « Giordano Bruno brûlé vif en place de Rome en 1600 [9], Galilée obligé de se rétracter sur le mouvement de la terre en 1632 sous peine d’être condamné à mort [10], les 3.500 protestants massacrés à Paris lors de la nuit de la Saint-Barthélemy[11], les assassinats légaux du chevalier de La Barre[12], de Callas (sic) [13]_… »_. Il dénonce 1.500 ans de « cléricalisme politique »[14], le Syllabus[15] qui « lance l’anathème contre la liberté de conscience et les droits de l’homme ».[16]
Peña-Ruiz s’en prend également aux « inspirateurs » de ces pratiques et ceci est plus grave car la question est de savoir si les vraies exactions commises par des religieux ou par le peuple chrétien sont en conformité avec l’enseignement du Christ ou non.
Le premier à être mis en question est saint Anselme (sic) qui, nous dit Peña-Ruiz, « affirmait que l’Église doit user de deux glaives : le glaive spirituel de l’excommunication et le glaive temporel du châtiment corporel, allant jusqu’à la mise à mort des hérétiques et des mécréants ».
Cette accusation sans références pose problème. Est visé, sans doute, le théologien saint Anselme de Cantorbéry[17] mais la pensée qu’on lui attribue ne lui ressemble pas. Si l’on met en parallèle la pensée authentique de saint Anselme et les Croisades, on constate que ses écrits « sont caractérisés par une douceur remarquable précisément dans la polémique »[18]. On nous dit aussi qu’il « connaît tous les abus –pillages, convoitises, ravages- commis par certains croisés lors des croisades. Il prévient donc de ce danger ceux qui s’y préparent et, surtout, ceux qui, dans sa vision prophétique, sont appelés à vivre dans cette Jérusalem qu’est la vie monastique » [19]. Par ailleurs, touchant précisément à la question du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel (les deux glaives), Michel Grandjean écrit : « l’archevêque de Cantorbéry accorde une trop faible importance aux questions institutionnelles et surtout une trop grande place au pouvoir civil pour qu’on puisse le ranger parmi les disciples d’Hildebrand[20]. Personne moins que lui ne cherchait d’ailleurs à entrer en conflit avec le roi puisque, au moment tout au moins de sa désignation à l épiscopat, il considérait sur un même plan les pouvoirs temporel et spirituel, allant jusqu’à comparer l’Église d’Angleterre à une charrue tirée non pas par le seul archevêque de Cantorbéry, mais par deux bœufs d’une puissance supérieure à tous les autres, le roi (nommé en premier !) et l’archevêque. Il accepta même sans sourciller, on l’a vu, d’être investi par le roi : signe évident à la fois de son désintérêt pour les affaires canoniques et de son ignorance de la législation grégorienne. Par la suite il s’est toujours montré prêt à reconnaître le pouvoir civil comme un pouvoir fort puisque, dans son esprit, l’archevêque et le roi sont appelés à occuper des fonctions étroitement complémentaires dans l’Église d’Angleterre, le premier en tant que gardien (custos), le second en tant qu’avoué ou protecteur (advocatus). » L’auteur note encore que la conception d’Anselme « s’écarte donc notamment de la doctrine grégorienne qui sépare l’Église du monde, mais encore de l’ecclésiologie carolingienne traditionnelle, qui envisageait les ordres sacerdotal et royal au sein de l’Église. Elle s’apparente davantage à la représentation gélasienne [21] de la société. »[22]
En réalité, la doctrine des deux glaives est due, tous les historiens sont d’accord, à saint Bernard de Clairvaux qui, en fait, la renouvelle[23], dans le De consideratione ad Eugenium (II, 1. IV, c. 3) où il interprète d’une manière tout à fait particulière ce passage de Lc 22, 35-38 : « Et il leur dit : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? » Ils répondirent : « De rien. » Il leur dit : « Maintenant, par contre, celui qui a une bourse, qu’il la prenne ; et celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau pour en acheter une. Car je vous le déclare, il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : On l’a compté parmi les criminels. Et, de fait ce qui me concerne va être accompli. –Seigneur, dirent-ils, voici deux épées. » Il leur répondit : « C’est assez ». » Jésus dans ce passage dépeint symboliquement l’hostilité universelle et, devant l’incompréhension des apôtres qui prennent ses propos au sens matériel, Jésus coupe court [24]. Or, pour saint Bernard, « si belliqueuse que puisse être l’expression, le glaive spirituel n’est pas en premier lieu la « violence » spirituelle, mais la parole de Dieu. Pour Bernard, il ne s’agit pas non plus que le Pape doive exercer sa puissance avec le « glaive », mais il doit annoncer sans crainte l’Évangile qui est plus coupant qu’un glaive à deux tranchants (…). La conception, suivant laquelle les puissances séculières doivent tirer le glaive temporel sur un signe de l’Église, fut utilisée plus tard lors des procédures ecclésiastiques de l’Inquisition ; l’exécution du jugement était alors confiée aux puissances séculières. Bernard lui-même aura pensé ici dans ses paroles davantage aux croisades et à l’aide de l’Empereur et d’autres souverains comme protecteurs de l’Église (voir à ce sujet la lettre 244). » Cette interprétation, personne ne peut plus l’approuver « tant d’un point de vue exégétique que théologique »[25]. « Bernard développe une exégèse qui n’a plus grand-chose à voir avec le texte évangélique dont il se prévaut cependant comme témoignage assuré de la vérité de sa propre doctrine. L’épisode de l’arrestation du Christ attesterait (…) qu’il y a un glaive temporel, que brandit Pierre pour défendre le Christ, avant que celui-ci lui ordonne de le ranger, et un glaive spirituel. Le glaive temporel désigne le pouvoir de coercition, le glaive spirituel désigne la prédication et les sacrements par lesquels les apôtres arrachent les pécheurs au Malin pour les gagner à Dieu. Les deux glaives sont en possession des apôtres (le « c’est assez » du Christ indiquant qu’il n’en est pas besoin de plus), donc second, l’usage du premier étant délégué au pouvoir temporel, sous l’autorité des apôtres qui en conservent la nue propriété (…) »_[26]
La théorie des deux glaives sera reprise notamment par Innocent III [27] dont on a gardé cette fameuse image : « De même que la lune reçoit sa lumière du soleil auquel elle est inférieure par les dimensions, par la qualité, par la position et par la puissance, ainsi le pouvoir royal emprunte à l’autorité pontificale la splendeur de sa dignité »[28]. Innocent IV [29] appliquera aussi cette théorie dans la bulle Eger cui levia contre l’empereur Frédéric II Hohenstaufen. Boniface VIII[30] reprendra la théorie des deux glaives dans sa bulle Unam sanctam[31] : « Les deux [glaives] sont (…) au pouvoir de l’Église, le glaive spirituel et le glaive matériel. Cependant l’un doit être manié pour l’Église, l’autre par l’Église. L’autre par la main du prêtre, l’un par la main du roi et du soldat, mais au consentement et au gré du prêtre. Or il convient que le glaive soit sous le glaive, et que l’autorité temporelle soit soumise au pouvoir spirituel. (…) En conséquence nous déclarons, disons et définissons qu’il est absolument nécessaire au salut, pour toute créature humaine, d’être soumise au pontife romain. » Denzinger note qu’il manque dans ce texte la distinction faite par Boniface VIII devant l’ambassadeur de France précisant que le roi n’était soumis au pouvoir temporel uniquement « quant au péché ». A la même occasion, le pape déclara qu’il était injustement attaqué, comme si « nous avions commandé au roi de reconnaître que la royauté [provient] de nous. Il y a quarante années que nous sommes experts en droit, et nous savons que deux pouvoirs ont été établis par Dieu ; qui donc est en droit de croire ou peut croire qu’il y aurait ou qu’il y aurait eu dans notre tête une telle fatuité ou une telle sottise ? Nous disons que nous ne voulons usurper en rien la juridiction du roi, et ainsi l’a dit notre frère de Porto[32] » Mais les conflits qu’il eut avec l’empereur d’Allemagne et Philippe le Bel démentent cette sagesse privée…
Peña-Ruiz dénonce ensuite Arnaud Amaury[33], le légat du Pape qui, lors du siège de Béziers en 1209[34], aurait répondu à ceux qui voulaient distinguer les catholiques et les hérétiques : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens »[35]. « Fameuse expression » commente l’auteur que l’on trouve « sous la plume de saint Paul « Le Seigneur connaît les siens » (2 Tm 2, 19) ». On ne peut vraiment considérer ce personnage, quels que soient ses titres comme un inspirateur mais plutôt comme un exécuteur mal inspiré. De plus, il faut une certaine malhonnêteté intellectuelle ou une grande paresse pour associer les deux paroles simplement parce qu’elles utilisent des mots semblables alors qu’elles se réfèrent à des contextes tout à fait différents. Paul met en garde Timothée contre les faux docteurs et les périls des derniers temps. Il cherche à le rassurer en lui rappelant que Dieu connaît ceux qui lui sont fidèles, faisant écho à cette parole du Christ : « Mes brebis écoutent ma voix, et je les connais, et elles viennent à ma suite » (Jn 10, 27). Déjà dans 1 Tm 5, 24-25, Paul écrivait : « Il est des hommes dont les fautes apparaissent avant même tout jugement ; d’autres au contraire chez qui elles ne se découvrent qu’après ; les bonnes actions, elles aussi, se voient ; mais celles dont ce n’est pas le cas ne sauraient demeurer cachées. »
Il fallait s’y attendre, saint Augustin[36] est aussi mis en question qui affirmait « Il y a une persécution juste, celle que font les Églises du Christ aux impies… L’Église persécute par amour et les impies par cruauté » Nous avons déjà évoqué la position de saint Augustin dans quelques notes mais il n’est pas inutile d’y revenir et de préciser sa position face aux hérésies.
C’est dans la lettre CLXXXV[37] que se trouve la citation imputée. Lettre écrite en 415 et qui traite du châtiment des Donatistes.[38]
Saint Augustin rappelle d’abord que les hérésies et les scandales existent « afin que nous nous instruisions au milieu même de nos ennemis. C’est ainsi que s’éprouvent notre foi et notre amour ; notre foi pour que nous ne nous laissions pas tromper, notre amour pour que nous mettions tous nos soins à ramener ceux qui s’égarent (…) ». Comment ? En priant pour eux puis en distinguant les passages des Écritures sur lesquels ils s’appuient et ceux qu’ils n’entendent pas pour être « en mesure de répondre aux donatistes pour les ramener et les guérir ». A cette fin, saint Augustin prend également la peine de répondre à toute une série de critiques que les donatistes font aux catholiques qui s’efforcent de les ramener dans le sein de l’Église.
Et d’abord le recours à l’empereur.[39]
Pour Augustin, « le bien peut se faire de deux manières avec nos frères égarés : par les discours des prédicateurs catholiques, par la loi des princes catholiques ; que tous aillent au salut, que tous soient retirés de la perdition, les uns par le ministère de ceux qui obéissent aux préceptes divins, les autres par le ministère de ceux qui obéissent aux ordres impériaux. »[40] Les deux persécutions, celle de l’Église et celle du pouvoir civil, sont légitimes dans la mesure où elles se font pour la justice et nous en arrivons au passage incriminé par Pena-Ruiz : « Si nous voulons nous en tenir à la vérité, nous reconnaîtrons que la persécution injuste est celle des impies contre l’Église du Christ, et que la persécution juste est celle de l’Église du Christ contre les impies. Elle est donc bienheureuse de souffrir persécution pour la justice, et ceux-ci sont misérables de souffrir persécution pour l’iniquité. L’Église persécute par l’amour, les autres par la haine ; elle veut ramener, les autres veulent détruire ; elle veut tirer de l’erreur, et les autres y précipitent. L’Église poursuit ses ennemis et ne les lâche pas jusqu’à ce que le mensonge périsse en eux et que la vérité y triomphe ; quant aux donatistes, ils rendent le mal pour le bien ; pendant que nous travaillons à leur procurer le salut éternel, ils s’efforcent de nous ôter le salut même temporel ; ils ont un si grand goût pour les homicides, qu’ils se tuent eux-mêmes lorsqu’ils ne peuvent tuer les autres[41]. Tandis que la charité de l’Église met tout en œuvre pour les délivrer de cette perdition afin que nul d’entre eux ne périsse, leur fureur cherche à nous tuer pour assouvir leur passion de meurtre, ou à se tuer eux-mêmes, de peur de paraître se dessaisir du droit qu’ils s’arrogent de tuer des hommes. » Cette persécution par amour, s’apparente à celle du médecin ou du père de famille : « Un malade frénétique se plaint du médecin qui le lie, un fils indiscipliné se plaint du père qui le châtie, mais tous les deux sont aimés. » Le mot « persécution » recouvre des moyens fort divers mais ne doit pas nous faire penser nécessairement au pire. Pour illustrer une persécution injuste et une persécution juste, Augustin évoque la rivalité entre Saraï l’épouse d’Abraham et Agar la servante qu’elle donna pour femme à son mari. Agar enceinte des œuvres d’Abraham avait injustement persécuté sa maîtresse en l’ignorant ou la méprisant. Quant à Saraï, elle persécuta justement Agar en la maltraitant tellement qu’elle s’enfuit. L’Ange du Seigneur renvoya Agar à sa maîtresse en lui ordonnant de lui être soumise.[42]
Il est que, pour Augustin, « il vaut mieux (qui en doute ?) amener par l’instruction les hommes au culte de Dieu que de les y pousser par la crainte de la punition ou par la douleur ; mais, parce qu’il y a des hommes plus accessibles à la vérité, il ne faut pas négliger ceux qui ne sont pas tels. (…) les meilleurs sont ceux qu’on mène avec le sentiment, mais c’est la crainte qui corrige le plus grand nombre ». C’est pourquoi, « (…) plusieurs, comme de mauvais serviteurs et en quelque sorte de méchants fugitifs, sont ramenés au Seigneur par le fouet des douleurs temporelles. » d’ailleurs, le Seigneur lui-même renversa Paul et le frappa de cécité corporelle[43] pour l’amener à lui. C’est le Seigneur encore qui demande à ses serviteurs d’amener à son grand festin tous ceux qu’ils trouveront en les forçant pour que la maison soit remplie[44].
A ces donatistes qui cherchent la mort ou qui menacent de mort ceux qui disent du bien de l’Église catholique[45], ne leur fait –on pas « une grande miséricorde lorsqu’à l’aide des lois impériales on les tire de cette secte où les démons menteurs leur ont enseigné tant de mal, pour les faire passer dans l’Église catholique où ils sont guéris par de bonnes prescriptions et de bonnes mœurs » ? Devant de telles gens qui s’opposent au salut des autres, « quelle doit être la conduite de la charité ? », « que doit donc faire l’amour fraternel ? ». Ce sont leurs excès[46]qui ont justifié l’établissement des lois. Auparavant, « avant l’établissement de ces lois par les empereurs catholiques, la doctrine de la paix et de l’unité du Christ se répandait peu à peu, et l’on y passait comme on l’entendait, comme on le voulait, et comme on pouvait, du parti même de Donat ». Mais vu les désordres et les exactions dont les donatistes se sont rendus coupables, il était nécessaire que le pouvoir intervînt : « comment donc les rois servent-ils le Seigneur avec crainte, si ce n’est en empêchant ou en punissant, par une sévérité religieuse, ce qui se fait contre les commandements du Seigneur ? On ne sert pas Dieu de la même manière comme homme, et de la même manière comme roi ; comme homme, on sert Dieu par une vie fidèle ; mais comme roi, on le sert en faisant des lois, avec une vigueur convenable, pour ordonner ce qui est juste et empêcher ce qui ne l’est pas. »[47] L’objection qui consiste à dire que les apôtres n’ont pas fait appel aux rois de la terre ne vaut pas car les temps étaient différents puisqu’aucun « empereur » ne croyait en Jésus-Christ.[48] Augustin avoue qu’au départ il estimait « qu’il ne fallait pas demander aux empereurs la destruction de l’hérésie en prononçant des peines contre les adhérents ». Il lui semblait qu’il suffisait de protéger les évangélisateurs en appliquant la loi de Théodose [49] contre les hérétiques : « cette loi condamne tout évêque ou clerc non catholique ; en quelque lieu qu’on le trouve, à une amende de livres d’or ». De plus, continue Augustin, « nous ne voulions pas les soumettre tous à cette peine ; seulement dans chaque pays où l’Église catholique aurait eu à souffrir de la part de leurs clercs, de leurs circoncellions[50] ou de leurs peuples, les évêques ou d’autres ministres de ce parti, sur plainte des catholiques, auraient été condamnés par les magistrats au paiement de l’amende. » Cet avis[51] fut retenu au concile de Carthage, tenu le 26 juin 404, avec comme complément de peine la privation du droit de tester et d’hériter, alors que « la plupart des autres pontifes étaient d’avis d’employer le pouvoir temporel pour forcer les donatistes à rentrer dans la communion catholique ».
Cette mesure n’eut guère de succès et vu les plaintes d’évêques qui s’accumulaient et surtout l’attentat conte l’évêque Maximien, le pouvoir ne se borna pas à réprimer les violences mais décida de ne pas laisser l’hérésie « subsister impunément ». « Toutefois, ajoute Augustin, pour garder même vis-à-vis d’indignes gens la mansuétude chrétienne, on ne les punissait pas du dernier supplice ; on prononçait seulement des amendes et leurs ministres étaient punis de l’exil. »
On constate donc, en dehors des erreurs matérielles[52] commises par Peña-Ruiz, que la réalité est bien plus complexe et nuancée qu’il y paraît à litre ses accusations lapidaires.
d’une manière générale, face à ce type très courant de mise en question de l’enseignement et de l’action de l’Église, on peut dire d’une part, qu’il est délicat de vouloir juger le passé avec les critères du présent. d’autre part, il est saugrenu d’accuser le présent en fonction de fautes passées même si elles sont avérées[53]. C’est comme si on accusait le socialisme contemporain de mensonge lorsqu’il milite pour l’égalité entre l’homme et la femme alors que Proudhon avait écrit que « la prépondérance du mari sur la femme, du père sur l’enfant, se résout dans le droit du plus fort. Pourquoi le nier ? Pourquoi, hommes, en rougirions-nous ? Pourquoi, femmes, en feriez-vous un texte de plaintes ? Papa est le maître disait une petite fille à son frère qui se permettait de discuter une prescription paternelle. Au jugement de cet enfant, ce père avait en lui la raison, parce qu’il avait la puissance. »[54] Enfin, rappelons cette règle établie par Camus : « L’honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits ». Et Camus disait cela à un journaliste qui avait déclaré que la foi chrétienne est une démission. Il répliqua : « Je réfléchirais avant de dire comme vous que la foi chrétienne est une démission. Peut-on écrire ce mot pour un saint Augustin ou un Pascal ? »[55]
Sans être aussi caricatural que Peña-Ruiz, l’islamologue Michel Dousse [56] en étudiant la violence au sein des Écritures des trois monothéismes abrahamiques, s’attarde surtout à la violence biblique, relevant que c’est Dieu qui y combat au côté d’Israël alors que dans le Coran, c’est le croyant qui doit tuer au nom de Dieu. Pour lui, le Coran « serait presque plus irénique, voire plus tolérant que la Bible, car il est anhistorique, reliant directement à la source divine, assumant les deux précédents monothéismes. »[57] Bien sûr, Jésus refuse la violence mais « l’institution ecclésiale se livra au cours de l’histoire à de nombreuses entreprises de conquêtes peu compatibles avec l’esprit de l’Évangile »[58] et c’est précisément, par exemple, à cause des croisades que le jihad aurait pris un sens guerrier.[59] Comme le fait remarquer une religieuse, l’auteur prétend s’inscrire dans une perspective anhistorique mais il se réfère à l’histoire pour « convaincre le christianisme de violence hypocrite »[60] et la récuse dans le commentaire des textes aussi bien bibliques que coraniques.[61]
Plus dignes d’intérêt et plus rigoureuses sont les analyses proposées par divers observatoires universitaires. Nous en retiendrons deux : la revue canadienne Religiologiques et les publications du Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité de l’ULB
Dans la revue Religiologiques[62], relevons d’abord quelques réflexions générales qui peuvent être utiles. L’extrémisme ou le terrorisme religieux ne date pas d’aujourd’hui. Les Juifs ont connu les Zélotes qui voulaient hâter la venue du Royaume par la violence ; les musulmans, les assassins de l’ismaélite Hassan es-Sabbah au XIIe siècle ; et les hindous, les thugs adorateurs de Kâlî dès le XIIIe siècle. On peut retenir aussi le fait que si le religieux est instrumentalisé par le politique à des fins qui lui sont propres, il y a un « rapport complexe entre la religion, la violence et le contrôle social. »[63] A ce propos, Martin Geoffroy[64] entend « montrer qu’il n’y a pas de consensus théorique sur la nature intrinsèquement violente de la religion, mais qu’il reste toujours possible de montrer que certains comportements religieux mènent parfois à la violence. » « La violence religieuse est non seulement une forme de résistance, mais aussi une tentative de contrôle social » sur les individus et les collectivités. Toutefois, « cette résistance et ce contrôle sont, plus souvent qu’autrement, de nature symbolique » et non stratégique[65]. Ce sont, bien sûr, les groupes religieux extrêmes qui manifestent cette « résistance » identitaire qui a pour cible l’humanisme séculier et la démocratie participative. Et, « sans être directement responsables de la violence physique, les groupes fondamentalistes sont un terreau fertile pour la plupart des dérives radicales, et sectaires (…). » En effet, si les conditions géopolitiques, les injustices jouent un rôle dans l’idéologie terroriste, la religion aussi dans la mesure où le sacrifice de soi comme acte purificateur est une notion ambivalente[66]. Si la plupart du temps ce sacrifice de soi permet de transcender les différences et de sublimer la violence, il peut aussi pousser à la destruction de l’ « ennemi », l’autre, le différent auquel la mondialisation des échanges me frotte. C’est ainsi que « les extrémistes religieux se servent (…) de la religion pour légitimer la violence et la discrimination contre des groupes d’ethnie ou de langue distinctes »[67]. Reste à expliquer comment des croyants si soucieux de moralité peuvent se laisser aller à la violence ? C’est l’illettrisme religieux « qui augmente la possibilité de violence collective dans les situations de tension (…). Un très bas niveau d’auto-réflexion morale et de connaissances théologiques de base parmi les acteurs religieux entraîne cet illettrisme religieux. » C’est sur ce terreau que poussent des « mythologies », celles du complot ou de la menace contre son identité religieuse.
En conclusion, M. Geoffroy estime qu’« il n’y a pas à la base, plus de violence religieuse qu’il n’y en avait au début du XXe siècle, mais une plus grande visibilité médiatique des tensions et des violences religieuses peut causer une exacerbation inédite de la violence au plan international. »[68]
Le même auteur, en collaboration avec un confrère de l’Université de Montréal, pose la question précise de savoir si les groupes catholiques intégristes sont un danger pour les institutions sociales.[69] Héritiers du Syllabus de Pie IX, les intégristes catholiques, schismatiques ou non-schismatiques, tout en étant parfois opposés entre eux, se réclament d’une tradition qu’ils disent inchangée. Anti-modernistes dans tous les sens du terme et sur tous les plans, ils restent attachés au Concile de Trente, au catéchisme de saint Pie X, à la messe de saint Pie V et, pour certains d’entre eux, à l’Ancien régime.[70] Selon les auteurs, « très peu de ces groupes, même s’ils sont très radicaux du point de vue doctrinal et qu’ils peuvent parfois être verbalement agressifs, sont vraiment dangereux pour ces institutions, parce que la plupart d’entre eux n’ont presque jamais eu affaire directement à la justice et parce que nous pensons que c’est là, à peu de chose près, la seule façon vraiment objective de mesurer la « dangerosité » d’un de ces groupe. »[71]
Pour en revenir à des considérations plus générales, citons les chercheurs de l’ULB, à qui « L’étude critique des grandes religions occidentales (…) a paru indissociable de leur rapport intime et souvent paradoxal à la violence, à la guerre et à la paix ». Dans leurs études, ils dégagent « une dimension anthropologique de la bataille comme expression du sacré et une dimension théologique de la sacralisation de la guerre ».[72] On retrouve ici l’ombre de Roger Caillois. C’est pourquoi les analyses s’échelonnent dans le temps et dans l’espace, examinant tour à tour la devotio dans le contexte militaire romain, la violence dans l’islam médiéval et dans le judaïsme, le Sunzi attribué à Sun Wu[73]. Dans le monde chrétien, les auteurs épinglent les conceptions de Francisco Suarez, Hugo Grotius, Luther à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle ; l’influence décisive du P. Dominique de Jésus-Marie lors de la bataille de la Montagne Blanche[74] ; la pensée d’Ernest Psichari[75] ; l’héritage intellectuel de la guerre 14-18 ; le pacifisme de Don Sturzo[76]. Nous y reviendrons dans la suite car ces différentes études ne peuvent prendre leur pleine signification que dans le cadre d’une étude plus large qui s’attardera spécialement au judaïsme, à l’islam et, bien sûr, surtout, à l’héritage chrétien.
En attendant, arrêtons-nous à un auteur apprécié dans les milieux de la libre-pensée : Elie Barnavi[77].
Elie Barnavi, s’attache davantage à l’essentiel dans son livre « Les religions meurtrières » qu’il présente comme un « pamphlet politique »[78], sans doute parce qu’il y aborde, en raccourci, de vastes domaines historiques mais avec une information qui paraît solide même si, ici ou là, il simplifie plus ou moins la réalité [79].
Pour lui, les religions produisent de la violence. Mais pourquoi ?
Parce qu’elles sont « un système symbolique, pourvoyeur de sens, d’espoir, de valeurs et d’identité (…) : ces choses-là sont assez importantes pour qu’elles vaillent la peine de tuer et de se faire tuer pour elles »[80]et cela, dans un monde où règne « le relativisme culturel ». Et dans la mesure où ce relativisme culturel « a parfois conduit au relativisme moral, il a été destructeur des systèmes de défense immunitaire. Et cela, c’est une catastrophe. » [81]
Barnavi propose une définition personnelle du « fondamentalisme », étiquette qui est très souvent employée sur le mode péjoratif alors que cette attitude n’implique pas nécessairement la violence. Le fondamentaliste[82] est un réformateur qui, après des siècles parfois d’interprétations des textes sacrés, veut « retourner aux sources, aux « fondamentaux » de la foi (…), à une « forme » primitive »[83]. Il n’existe que dans les religions de l’écrit. Il est « une pente savonneuse » mais « n’est pas bien gênant pour la société ambiante »[84]. Barnavi cite comme exemples le karaïsme qui, dans le judaïsme, affirme la supériorité de la torah (écrite) sur la tradition orale du talmud. Ou encore, toujours au sein du judaïsme, les Netoreï Karta antisionistes. Au sein de l’islam, il cite le wahhabisme, fidèle à la lettre du Coran. Mais pour qu’il devienne dangereux, « il faut que le fondamentalisme, loin de s’abstraire du champ politique, cherche à s’en emparer. Et qu’il s’y emploie par des moyens violents. »[85]. Cette dernière condition est le critère décisif puisqu’au départ, « toute religion est politique »[86]. Ce fondamentalisme violent, il l’appelle « fondamentalisme révolutionnaire » qu’il présente comme « une attitude d’esprit, qui, selon les époques, s’est manifestée avec plus ou moins de vigueur dans toutes les religions révélées »[87] qui sont des religions monothéistes, historiques, c’est-à-dire qui ont une conception du temps linéaire. Au niveau de la méthode, le fondamentalisme révolutionnaire est violent car il est impatient et veut « hâter l’avènement »[88] ; au niveau de sa doctrine, « à l’instar du communisme ou du fascisme naguère, il fonctionne comme une idéologie totalitaire » c’est-à-dire comme « un système où la religion investit l’ensemble du champ politique, en réduisant la complexité de la vie à un principe explicatif unique, violemment exclusif de tous les autres »[89]. Autrement dit, il faut « une conception forte d’une vérité unique et absolue »[90] ; « transcendante », « exclusive de toute autre »[91], « une, indivisible »[92] et « c’est le christianisme qui a poussé le plus loin l’affirmation théologique d’une vérité absolue » dans la mesure où il s’est développé « à l’intérieur d’une tradition philosophique, le néoplatonisme qui considère la vérité en soi comme l’expression objective d’une réalité ontologique »[93].
Si l’on considère maintenant les trois religions mises en cause, l’auteur constate que « le fondamentalisme révolutionnaire chrétien est parti battu »[94], que « la chance du fondamentalisme révolutionnaire juif a été l’État, sa perte aussi »[95], tandis que « l’islamisme est aujourd’hui la forme la plus nocive du fondamentalisme révolutionnaire »[96]. Que veut-il dire ?
Tout d’abord en ce qui concerne le christianisme, c’est lui qui a rendu possible, à travers, bien sûr, bien des péripéties sanglantes parfois, le « divorce de l’Église et de l’État » et « le choix de Rome a été le coup de génie de l’Église. ». « Les conséquences auront été prodigieuses : la dualité de deux pouvoirs, de deux royaumes disait-on, un temporel et un spirituel, d’emblée soigneusement distingués ». Et « cette dualité fut la chance extraordinaire de l’Occident. (…) Entre les deux « épées », dans le fossé creusé entre les deux pouvoirs, le vent de la liberté a pu souffler. L’Église a imposé à l’État des bornes morales, l’État a étouffé la tentation théocratique de l’Église, des esprits libres ont joué de leur rivalité pour faire pièce au tropisme absolutiste inhérent à tout pouvoir. Tout a été possible par cette dualité, rien n’aurait été possible sans elle. Le bonheur de l’Occident, ce fut la laïcité. » Voilà pourquoi le fondamentalisme chrétien, au fil des siècles, a été jugulé par le principe de la distinction des pouvoirs établi par le christianisme lui-même. Voilà pourquoi « dans l’ensemble, l’Occident, et lui seul a échappé au monisme juif et musulman ». [97]
Le judaïsme contemporain connaît le fondamentalisme révolutionnaire mais il a trouvé ses limites pour deux raisons : « d’abord, sans doute, parce que le fondamentalisme révolutionnaire juif ne s’exporte pas. Religion nationale sans prétention universaliste, le judaïsme garde ses fous de Dieu pour lui, en leur imposant du coup un cadre étriqué, somme toute aisé à contrôler. Mais surtout parce qu’Israël est une société moderne, ouverte et raisonnablement développée, où le message messianique reste nécessairement confiné à des cercles étroits. »[98]
Reste l’islamisme « qui est aujourd’hui travaillé par le fondamentalisme révolutionnaire. » Et il est dangereux sur deux fronts. En maints endroits, « les fondamentalistes révolutionnaires sont en guerre contre un État se réclamant de la même religion qu’eux, mais qu’ils jugent impie et corrompu, étranger aux « vraies » valeurs de l’Islam et vendu à l’Occident. » En même temps, « une internationale terroriste musulmane a déclaré une guerre sans merci à l’Occident « athée ». »[99] Comment expliquer cette explosion de violence ?
Tout d’abord, l’islam vit sur l’« irrémédiable confusion » du spirituel et du temporel. Alors qu’en Occident « deux légitimités coexistaient, (…) en islam, seul le pouvoir religieux était pleinement légitime (…). Une loi légitime ne saurait être qu’une variation sur les préceptes du Coran et la sunna, la tradition fondée sur les propos et les exemples du Prophète (…). En Occident, le roi donne la loi ; en terre d’islam, il est censé exécuter une Loi qui le précède et le dépasse. »[100]
Deuxièmement, alors que « la critique rationaliste des textes sacrés est vieille comme l’Église elle-même » et que « l’interprétation des Écritures n’est pas simplement permise, [mais] indispensable pour en dégager la vérité », en islam, la « Loi a été donnée une fois pour toutes, parfaite, immuable, éternelle (…). » Et même si l’islam n’est pas « incompatible avec la raison (…), les tenants du dogme auront eu raison de courants rationalistes (…). Petit à petit, le débat théologique sera étouffé. »[101] Les musulmans ont perdu leur curiosité et leur civilisation, son éclat [102].
Troisièmement, à partir du XVIIIe siècle, leur musulmans sont confrontés « avec un passé glorieux ; et avec l’occident, dont l’hégémonie désormais manifeste est d’autant plus insupportable qu’on a passé des siècles à le mépriser. »[103]
A l’intérieur, s’il y eut des imitateurs comme Atatürk en Turquie ou le Shah en Iran qui ont dû choisir entre despotisme et islamisme avec le résultat que l’on sait, dans la plupart des cas, les musulmans ont choisi de « s’accrocher à un passé idéalisé, en rejetant sur les autres la faute de sa disparition. » Pour Barnavi, « l’islamisme et son excroissance révolutionnaire se sont développés sur ce terreau de la mémoire et de l’échec. »[104] Comme l’État en maints endroits s’oppose et résiste à cet extrémisme, ses partisans « se sont lancés dans sa conquête par en bas : par le grignotage patient de tous les rouages de la société civile (les organisations professionnelles, l’éducation, la santé, le crédit), par l’islamisation des mœurs (fermeture des débits de boissons, port de la barbe et du voile), bref par l’islamisation de la société. »[105] En découlent les discriminations et les violences exercées contre les minorités juives ou chrétiennes.[106]
A l’extérieur, on a assisté à une « mutation terroriste » [107] que l’anthropologue Dounia Bouzar[108] dont s’inspire Barnavi, s’explique non par la pauvreté ou l’oppression mais par le déracinement : « leur religion est un prétexte, un outil de pouvoir et un rêve d’appartenance. Ce n’est pas tant le projet qui les mobilise, que la voie pour y parvenir. Se sentant de nulle part, ils trouvent soudain un chez-soi. Ils ne seront jamais chez eux, pensent-ils, en France ou en Grande-Bretagne ; ils seront chez eux dans la révolution islamique mondiale. (…) Ce sont en fait des analphabètes religieux, que seule intéresse l’action directe ».[109]
Enfin, l’islam est « une religion sans autorité centrale ». Dès lors, « n’importe quel ouléma [savant religieux] peut proclamer la guerre sainte, voire n’importe qui. » Et les techniques modernes de communication favorisent la constitution d’un « archipel de la terreur ».[110]
Devant le danger de l’islam, quelles solutions propose Barnavi ? Si l’on choisit le bâton, il faut le manier avec une « force écrasante »[111], mais il faut aussi une « carotte », c’est-à-dire des « investissements immédiats et massifs » car « même si le fondamentalisme révolutionnaire islamique n’est pas né de la misère et du sous-développement, c’est sur la misère et le sous-développement qu’il prospère. »[112] Enfin, « étayée par la force » une diplomatie qui soit la voix d’un Occident uni autour de « valeurs partagées, nettement définies et fortement affirmées »[113]. Quelles valeurs ? Non pas le multiculturalisme qui est « un leurre »[114] qui « conduit au ghetto »[115] non pas le dialogue des civilisations qui est un « miroir aux alouettes »[116] mais la « laïcité » comme « religion civile » avec ses « ingrédients : les Droits de l’homme, bien sûr, mais aussi l’histoire, la nation souveraine, la Constitution, la république. »[117]
d’une manière générale, les auteurs mettent en cause surtout les monothéismes en fonction de leur rapport à la vérité. C’est le cas chez Barnavi, c’est aussi le cas chez Régis Debray qui remarque que « les Anciens sacralisaient la guerre, mais ignoraient la guerre sainte, cette idée propre au « berceau abrahamique » que la foi exclusive impose une propagation. Car avec Dieu il en va de la Vérité. (…) Même si le monothéisme n’est pas responsable des violences de groupe –on n’a pas attendu Dieu le Père pour se faire la guerre !- il est certain que l’idée du dieu unique a exaspéré ce penchant humain. Bref, l’idée de d’exclusivité n’arrange rien et celle du diable encore moins… ».
De plus, « la foi du monothéiste est plus qu’une observance rituelle, qu’un encadrement social, qu’un signe d’appartenance. (…) Cette foi chevillée au corps et inscrite dans le cœur implique non seulement l’abnégation, mais l’engagement de tout son être dans l’affrontement à l’autre. »
Il n’en va pas de même dans le polythéisme et c’est pourquoi « les Anciens sacralisaient la guerre, mais ignoraient la guerre sainte. » [118]
Cette mise en question des monothéismes, nous la retrouvons sous la plume d’un dominicain[119]. S’appuyant sur les livres de Joseph Yacoub et de Michel Dousse, Jean-Michel Maldamé[120] « constate que loin d’assurer une heureuse manière de vivre, les attitudes religieuses sont source de conflits et de guerres (…), que, dans tous les conflits actuels, le facteur religieux est déterminant » dans la mesure où « il y a un lien structurel entre la violence et la religion ». « Même si toute violence n’est pas due exclusivement à une religion », la violence, aujourd’hui, s’en nourrit et « le monothéisme est en première ligne de la violence liée aux religions. »
De plus, il serait trompeur de croire que cette violence est due aux seuls fanatiques qui « trahissent leur référence à Dieu ». Les textes fondateurs démentent cette vision simpliste, comme le prouvent le livre de Josué et d’autres textes[121] qui, comme dans d’autres textes de la tradition monothéiste, justifient la violence, « à partir de la notion de « terre sainte » et de « terre promise ». » A partir aussi de la consécration de Jérusalem comme capitale du monde, « fâcheux exemple, dit l’auteur, qui a été transposé dans d’autres lieux », Rome ou La Mecque. Il serait faux aussi de privilégier une explication sociale et économique de la violence et de croire que le travail, le logement, l’éducation, la liberté d’expression feront reculer la violence. L’auteur l’affirme : « les promoteurs de la violence ne sont pas des victimes de la situation économique actuelle. Les intégristes catholiques sont riches et bien en place dans les cercles du pouvoir. Les réseaux islamiques s’appuient sur l’abondance des pétrodollars. »
Comment l’auteur explique-t-il ce « lien structurel » entre la violence et la religion ?
Trois éléments sont déterminants dans les religions instituées comme dans les « religions séculières »[122]:
-
Si les conflits ont des causes non religieuses, économiques ou sociales, par exemple, « l’attitude religieuse porte à l’absolu les éléments à la source du conflit ». Une terre, une ville deviennent saintes, un peuple est élu. Les autres doivent être assimilés ou détruits.
-
La notion de sacrifice, beaucoup l’ont souligné, est centrale et même la notion de sacrifice total, celui de la vie, qui rend hommage à Dieu.
-
La recherche de la pureté et le rejet de ce qui est considéré comme impur.
A la fin de son article, l’auteur ne propose évidemment pas de jeter l’opprobre sur les religions. Au contraire, il médite sur le Sermon sur la Montagne et y découvre toute une pédagogie pacifique sur la quelle nous reviendrons plus tard. Il nous suffit ici de prendre acte de la dangerosité des religions monothéistes. Une dangerosité soulignée par plusieurs voix et qui nous oblige à y regarder de plus près.
Cette démarche vraiment fraternelle et œcuménique de la part de représentants des Églises témoigne aussi que les tragiques événements d’Irlande du Nord n’ont pas leur source dans le fait d’appartenir à des Églises et à des Confessions différentes ; qu’il ne s’agit pas ici –malgré ce qui est si souvent répété devant l’opinion mondiale- d’une guerre de religion, d’un conflit entre catholiques et protestants. (…)
Nous devons tout d’abord mettre clairement en évidence où résident les causes de cette lutte dramatique. Nous devons appeler par leur nom les systèmes, et les idéologies qui sont responsables de ce conflit. Nous devons aussi nous demander si l’idéologie de la révolution travaille pour le véritable bien de votre peuple, pour le véritable bien de l’homme. (…)*
Tant qu’il existe des injustices dans un domaine quelconque touchant la dignité de la personne humaine, que ce soit sur le plan politique, social ou économique, que ce soit au niveau culturel ou religieux, il n’y aura pas de paix véritable. Les causes des inégalités doivent être déterminées grâce à un examen courageux et objectif, et elles doivent être éliminées de telle sorte que chaque personne puisse se développer et atteindre la pleine mesure de son humanité.
Par ailleurs, la paix ne peut pas être établie par la violence, la paix ne peut jamais s’épanouir dans un climat de terreur, d’intimidation et de mort. » (Discours du 29-9-1979, O.R., n° 41, 9-10-1979, pp. 1 et 16).
* Tout au long de leur histoire, les nationalistes irlandais ont cherché ou accepté de l’aide d’où qu’elle vienne et quelle que soit ses vraies motivations : l’Allemagne durant les guerres 14-18 et 40-45 avec l’opération « Arthur », puis le KGB qui fut un grand pourvoyeur d’armes (cf. ANDREW Christopher et MITROKHINE Vassili, Le KGB contre l’Ouest : 1917-1991, Fayard, 2000) et aujourd’hui, les irréductibles de l’IRA mettent leur « savoir » au service du Hezbollah, des Gardiens de la révolution en Iran ou des Farc en Colombie (cf. THOMAS Gordon, Mossad, Les nouveaux défis, Nouveau Monde, 2006.
Face à l’antijudaïsme musclé, des voix s’élevèrent au cours des siècles et face à l’antisémitisme du XIXe et du XXe siècles, d’autres encore : Léon Bloy (1846-1917)(Le salut par les Juifs, 1892), Jacques Maritain (1882-1979), Erik Peterson (1890-1960) (théologien protestant allemand converti au catholicisme en 1930 opposant au nazisme), Charles Journet (théologien suisse, 1891-1975), Gaston Fessard (1897-1978). Le 25 septembre 1928, un décret du Saint-Office déclare que le Saint-Siège « condamne au plus haut point la haine contre le peuple autrefois choisi par Dieu, cette haine qu’aujourd’hui on a coutume de désigner sous le nom « d’antisémitisme ». » N’oublions pas non plus cette déclaration faite par le Pape Pie XI, le 6-9-1938 à des pèlerins belges : « … par le Christ et dans le Christ, nous sommes de la descendance spirituelle d’Abraham (…) Non, il n’est pas possible de participer à l’antisémitisme. Nous reconnaissons à quiconque le droit de se défendre et de se protéger contre tout ce qui menace ses intérêts légitimes. Mais l’antisémitisme est inadmissible. Nous sommes spirituellement des sémites… » (La Libre Belgique, 14-9-1938).
Aujourd’hui, la Déclaration Nostra Aetate (Vatican II) balise le rapport que nous devons avoir avec les Juifs.
En 1542, la Sacrée congrégation de l’Inquisition romaine et universelle fut établie par Paul III comme cour d’appel suprême pour les procès d’hérésie (Constitution Licet ab initio du 21 juillet 1542). C’est la plus ancienne des neuf Congrégations de la Curie romaine.
Le 29 juin 1908, cette Congrégation devient la Sacrée Congrégation du Saint-Office (Constitution Sapienti consilio du Pape Pie X)
Enfin, elle devient Congrégation pour la doctrine de la foi sous Paul VI (Motu proprio Integrae servandae, du 7 décembre 1965) qui en redéfinit les compétences à la veille de la conclusion du Concile Vatican II.
Aujourd’hui, selon l’article 48 de la Constitution apostolique sur la Curie romaine Pastor bonus, promulguée par le Jean-Paul II en 1988, « la tâche propre de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi est de promouvoir et de protéger la doctrine et les mœurs conformes à la foi dans tout le monde catholique : tout ce qui, de quelque manière, concerne ce domaine relève donc de sa compétence ».
Aujourd’hui, à la suite de K. Rahner qui s’appuie sur 1 Co 11, 19, on peut considérer que l’hérésie est une mise à l’épreuve des chrétiens et que « l’erreur et la contradiction peuvent aider l’Église à progresser dans la connaissance de la vérité (…) dans la mesure où certains traits essentiels du christianisme, que l’Église possède virtuellement en elle, n’ont pas encore été pleinement actualisés. » (Lacoste)
Quant à l’inquisition espagnole, si elle fut créée en 1479 avec l’approbation pontificale, elle fut dès le début sous le contrôle de l’État et non de l’Église. Elle avait comme but principal de distinguer les vrais et les faux convertis. Sa procédure parfois expéditive provoqua les protestations du Saint-Siège. Elle fut supprimée en 1820.
1. - L’affirmation de « deux principes réels et éternels de l’existence : âme du monde et matière originelle dont dérivent les êtres »_
2. - La doctrine de l’Univers infini et des mondes innombrables s’opposant à l’idée de Création : « Qui nie l’effet infini, nie la puissance infinie »_
3. - L’idée que toute réalité réside dans l’âme du monde éternelle et infinie, y compris le corps : « il n’y a pas de réalité qui ne soit accompagnée d’un esprit et d’une intelligence »._
4. - La thèse selon laquelle « il n’y a pas de mutation dans la substance » puisque celle-ci est éternelle et n’engendre rien mais se transforme._
6. - La désignation des astres comme les « messagers et interprètes de la voie divine « ._
7. - L’attribution d’une âme « non seulement sensitive mais aussi intellective » à la terre._
8. - L’opposition à la doctrine de Saint Thomas sur l’âme, « réalité spirituelle » retenue captive dans le corps et non considérée comme la forme du corps humain_.
Notons que le nombre insuffisant de documents ne permet pas de reconstituer le procès dans son ensemble, ni de répertorier l’exacte liste des accusations (cf. asv.vatican.va et http://www.bruno-giordano.net).
Arnaud Amalric outrepassa la volonté du pape. Marie-Humbert Vicaire rappelle (op. cit., p. 192) que saint Augustin, dans la campagne contre les donatistes recommandait, dans l’ordre, d’argumenter, d’avertir, d’excommunier, de sévir. Vu le peu d’effet des exhortations, reproches, supplications, menaces fraternelles, il fallait se résoudre à l’anathème. Et, « après avoir hésité davantage, saint Augustin avait également accepté l’appui de la législation impériale contre les hérétiques, à l’exception de la peine de mort ». Saint Bernard qui soutint Innocent II et conseilla Eugène III, son ancien disciple, suivit cette politique : « Prédication, monition, réconciliation ou excommunication, punition, telles étaient encore les quatre étapes des opérations contre les hérésies que saint Bernard enseignait à ses correspondants, ou distinguait dans ses sermons ». Notamment dans les lettres à Everwin de Steinfeld et les 3 sermons sur Capite nobis vulpes parvulas. Vicaire en donne quelques extraits (op. cit., pp. 192-193): « Ce n’est point par les armes, mais par les arguments qu’il faut prendre les hérétiques », c’est-à-dire « les convaincre et les convertir ». « La foi se transmet par la persuasion et non par la contrainte. » Si les « malsentants », cependant, ne se laissent pas convertir, « après une, deux et trois monitions », il faut les séparer de la communauté et « les éviter désormais ». Enfin, s’ils s’obstinent encore et deviennent un danger pour tout le troupeau, le mieux est de les « mettre en fuite », en les expulsant par le bras séculier. (PL 183, 1086 D, 1087 A, 1101 A.)
Dans la correspondance d’Innocent III, on retrouve ces principes. Il faut d’abord « aller porter la bonne parole du Seigneur » (Lettre à Philippe-Auguste, 7-2-1205). Il faut « se consacrer au ministère de la parole et de l’enseignement doctrinal » (Lettre à Bérenger de Carcassonne, 28-V-1204). Le légat doit « remplir avec cœur son ministère propre, sa charge d’évangéliste, en insistant à temps et à contretemps, par ses arguments, ses supplications, ses reproches, en toute patience et clarté de doctrine » (Lettre à Pierre de Castelnau –légat du pape, 26-1-1205). « Nous voulons et vous exhortons à procéder de telle sorte que la simplicité de votre attitude manifeste aux yeux de chacun, ferme la bouche aux ignorants comme aux gens sans bon sens, et que rien n’apparaisse dans vos actes ni dans vos paroles que même un hérétique soit capable de critiquer » (Lettre du 31-5-1204).
Sous Dioclétien (284-305), entre 303 et 305, une nouvelle persécution poussa de nombreux membres du clergé à livrer les Écritures. Ils furent appelés « traditeurs » (ceux qui livrent –traditor signifie traître). Les donatistes, disciples de Donat, évêque de Cellae Nigrae en Numidie, les bannirent définitivement de l’Église. « Dans leur opposition aux traditeurs, les donatistes furent amenés à proclamer que la validité des sacrements dépendait de la sainteté des ministres » (Lacoste). Se constitua ainsi une église de purs, établie en Afrique et détachée de l’Église universelle Cette intransigeance eut beaucoup de succès d’autant plus que les adeptes recherchaient le martyre et impressionnaient ainsi le peuple. Malgré une condamnation de l’empereur Constantin (306-337), une dure répression de l’empereur Constant (337-350) confronté à des révoltes, puis encore des mesures prises par l’empereur Honorius (395-423), le mouvement donatiste ébranla l’Église d’Afrique jusqu’au VIIe siècle. Toutefois, il perdit de son influence à partir de 411 où eut lieu la Conférence de Carthage qui donna enfin la victoire aux catholiques minoritaires jusque là.
« Que n’a-t-on pas dit à propos du fameux credo quia absurdum, credo quia impossibile ? On a reproché à Tertullien, non seulement d’opposer la foi à la science, mais de tirer de cette opposition une preuve de la divinité du Christianisme. La violence de l’expression lui servait de correctif. Quoi ! Tertullien aurait déclaré le Christianisme absurde aux yeux de la saine raison et fait valoir cette absurdité même comme le plus solide fondement de sa croyance ! Mais lui-même a entrepris de justifier la religion chrétienne, et montre l’accord de la raison avec la foi ; il prouve la haute antiquité des Écritures, l’inspiration surnaturelle des Prophètes, la divinité de Jésus-Christ ; puis il invite les païens à peser la valeur de ses arguments. « Examinez, dit-il, si le Christ est vraiment Dieu, si la croyance à sa divinité corrige et rend meilleurs ceux qui la professent. Si cela est, il s’ensuit qu’il faut mettre les objets de votre culte au rang des fausses divinités. » Ailleurs, il déclare téméraire toute croyance dont on n’a pas reconnu et vérifié les fondements. Que signifie donc le credo quia absurdum ? L’absurdité dont il s’agit n’a rien de flétrissant pour al foi ; elle n’est autre chose que la folie de la Croix dont parle l’Apôtre. Le mystère du Verbe incarné contredit la fausse sagesse de l’homme charnel ; loin d’en rougir, le chrétien doit au contraire s’en glorifier : car la sagesse du monde est folie devant Dieu. Tertullien n’a donc fait que traduire à sa manière la pensée de saint Paul. » (THOMAS abbé, La philosophie grecque et la théologie chrétienne dans les premiers siècles, in Revue du monde catholique, Sixième année, Tome quinzième, Paris, 1806, Deuxième partie, § III p. 457).
René Braun (université de Nice) confirme (in Lacoste) : « il n’a pas été ce champion de l’irrationalisme qu’on a longtemps voulu voir en lui : le fameux credo quia absurdum est inauthentique mais ce qu’il a dit d’approchant (cf De carne Christi, 5, 4) ne fait que prolonger le paradoxe paulinien de1 Co 1, 25 en le combinant avec un argument rhétorique tiré d’un lieu commun qui mettait en jeu le vraisemblable et l’invraisemblable. Tertullien d’ailleurs a su largement puiser dans l’arsenal d’une pensée philosophique à base stoïcienne. » Si, dans un premier temps, il a refusé toute discussion laissant à l’Église toute autorité dans l’interprétation des Écritures, « il a dépassé cette attitude négative, pour réfuter avec des arguments de raison des conceptions théologiques, christologiques, anthropologiques (…). »
Chapitre 4 : Des religions iréniques ?
« Leurs activités doivent être éliminées par la méditation »[1]
Très couramment, en face des ces grandes religions qui en inquiètent plus d’un, on loue le pacifisme du bouddhisme[2] et de l’hindouisme.
Ainsi, le philosophe indien Jiddu Krishnamurti[3] déclare : « Les religions, surtout le christianisme, ont tué énormément de gens. Elles ont torturé des gens, les ont traités d’hérétiques et les ont brûlés. Vous connaissez toute cette histoire. Les musulmans ont fait la même chose. Les hindous et les bouddhistes sont probablement les seuls qui n’ont pas tué - leur religion l’interdit. »[4] On ajoute aussi que ces religions sont tolérantes parce qu’elles ne connaissent ni commandements, ni dogmes.[5] Et Elie Barnavi déclare que ces religions sont « éminemment iréniques »[6]. Malgré cela, il reconnaît que l’hindouisme et le bouddhisme zen « ont versé ou versent dans la violence »[7]. Toutefois, « comme le bouddhiste considère la vérité comme un état purement subjectif (…) on comprend qu’il n’y ait pas de fondamentalisme révolutionnaire bouddhiste, voire pas de fondamentalisme du tout »[8]. Ces nuances semblent correspondre à la réalité car elles sont confirmées par nombre d’observateurs.
i. Le bouddhisme et les faits
Toutefois, si le bouddhisme jouit dans le grand public d’un large préjugé favorable, il ne manque pas d’auteurs qui estiment que cette réputation est surfaite voire mensongère. Le bouddhisme tibétain, notamment, qui est sur le devant de la scène aujourd’hui et qui se pose en martyr, suscite bien des réserves et des critiques de la part de certains sinophiles[1], bien sûr, mais aussi d’autres observateurs. Quant au culte qui entoure la personnalité du Dalaï Lama, il éveille bien des suspicions[2].
Ajoutons, toujours en ce qui concerne le Tibet, que son histoire nous révèle que ce pays très religieux a manifesté, tout au long des siècles, un comportement très ambigu[3] avec ses voisins et avec les étrangers, balançant constamment entre bienveillance plus ou moins intéressée et fermeture hostile.
Tâchons, à travers les voix discordantes, de nous en tenir à l’incontestable, c’est-à-dire aux événements qui sont attestés.
Les historiens rappellent que les bouddhistes menacés ou prétendument menacés dans leur identité par les « démons » (envahisseurs ou « infidèles »), ont eu et ont recours à la violence.[4] Celle-ci s’est exercée et s’exerce parfois aussi vis-à-vis de groupes ethniques différents. Elle se manifeste aussi à certains moments entre groupes bouddhistes. [5]
On relève de telles violences non seulement au Tibet, mais aussi en Thaïlande[6], en Corée, en Birmanie, au Népal, et au Japon où, à propos des moines-soldats bouddhistes, un moine zen reconnaît qu’« ils se sont mutuellement attaqués, décimés, incendiés, pour se voler les uns les autres des rizières, des champs et des bois ; ils ont assailli les palais des empereurs et des shoguns[7] [et les] ont obligés à leur octroyer des privilèges. »[8]
On évoque aussi la répression contre la minorité népalaise au Bouthan au début des années 90, et surtout la guerre prônée par certains moines contre les tamouls hindous, musulmans ou chrétiens au Sri Lanka.[9] Dans ce dernier cas, Bernard Faure[10] n’hésite pas à employer l’expression de « guerre sainte »[11] car, dit-il, selon certains textes, le Sri Lanka est un dépositaire sacré du « dharma » ou « dhamma », c’est-à-dire de l’ordre cosmique, moral et religieux qu’il convient de protéger.[12]
Mais c’est surtout vis-à-vis du bouddhisme tibétain que les auteurs se montrent particulièrement sévères en raison peut-être de la fascination qu’il exerce sur l’Occident ou plus exactement de la fascination qu’exerce une idéalisation de l’ancien régime féodal souvent présenté comme un Shangri-La, un paradis terrestre. Une interprétation du bouddhisme a consolidé « une idéologie féodale » accusée de conservatisme et d’immobilisme[13] à l’instar de ce que l’on trouve dans l’hindouisme avec ses castes. Enfin, si le Dalaï-Lama et les moines de Lhassa sont modérés, il n’en va pas de même pour les moines d’autres monastères plus combatifs et plus radicaux.[14]
Sans remettre en exergue les exactions envers les chrétiens ou les musulmans, la violence au Tibet, semble une vieille histoire. Parenti relève que « du début du dix-septième siècle jusqu’au sein du dix-huitième siècle, des sectes bouddhistes rivales se sont livrées à des affrontements armés et à des exécutions sommaires. »[15]
Que ce soit dans les siècles passé ou à l’époque contemporaine, nous constatons que les Tibétains ne pratiquèrent pas systématiquement la non-violence dont le 14ème Dalaï Lama s’est fait le chantre [16].
Ils ont publié également « Hitler, Bouddha, Krishna, Une alliance funeste, du Troisième Reich à aujourd’hui » où ils dénoncent l’influence des ces doctrines sur le nazisme et le néo-nazisme.
Ces livres n’existent pas en français.
Remontant dans le passé, d’autres accusent la Dalaï Lama d’avoir été proche des nazis. Il aurait été formé par le SS Heinrich Harrer dépêché, en 1938, par Hitler et Himmler auprès de lui, encore enfant, pour le former. En 2006, à la mort de Harrer, le Dalaï Lama aurait fait son éloge, le considérant comme son « initiateur à l’Occident et la modernité » (Laurent Dispos, in Libération, 25-4-2008).
Georges André Morin (auteur d’un livre sur la Chute de l’Empire romain) confirme (sur France culture, 10-9-2006) cette analyse et ajoute que le XIIIe Dalaï Lama « a en personne procédé à la traduction de Mein Kampf en Tibétain ».
Sur cette question, on peut lire André Bonet, Les chrétiens oubliés du Tibet, Presses de la Renaissance, 2006 ; Laurent Deshayes, Tibet 1846-1952, Les Indes Savantes, 2006 ; F. Fauconnet-Buzelin, Les porteurs d’espérance, Cerf, 1999 ; R. E. Huc, Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Tibet, Livre de poche chrétien, 1962 ; A. Launay, Histoire de la mission du Tibet, Desclée de Brouwer, 2001 ; J. Lespinasse, Tibet mission impossible, Lettres du P. J.E. Dubernard, Fayard, 1991 ; F. Gore, Trente ans aux portes du Tibet interdit, Kimé, 1992 ; Michel Jan, Le voyage en Asie centrale et au Tibet, Laffont, 1992 ; F. Lenoir, La rencontre du bouddhisme et de l’occident, Fayard, 1999. Sur la première tentative d’évangélisation : Hugues Didier Magellane, Les Portugais au Tibet, les premières relations jésuites, Chandeigne, 1996.
Sur cette question, on peut lire : LENOIR Frédéric et DESHAYES Laurent, L’épopée des Tibétains, entre mythes et réalité, Fayard, 2002 ; DESHAYES Laurent, Histoire du Tibet, Fayard, 1997 ; les articles de cet auteur sur www.clio.fr ainsi que la « chronologie-Tibet » sur ce site ; MARTENS E., op. cit..
a. La doctrine
Mais il faut voir le problème d’un point de vue doctrinal car les hommes étant ce qu’ils sont, leur violence peut se développer en dehors des principes de leur croyance. La vraie question « est de savoir si cette violence est contextuelle, voire parasitaire, ou au contraire intrinsèque au bouddhisme ».[1]
Il est capital de se rappeler, tout d’abord, qu’il existe plusieurs
bouddhismes liés à des contextes culturels et sociopolitiques différents
et souvent opposés les uns aux autres[2]. Les plus célèbres sont : le bouddhisme ancien du
« Petit Véhicule » (Hinayâna), le bouddhisme du « Grand Véhicule »
(Mahâyâna), le bouddhisme « theravâda » (forme moderne du Petit
Véhicule, au Sri Lanka et en Asie du Sud-Est), le bouddhisme japonais
(zen), le bouddhisme tibétain, le bouddhisme vajrayâna (tantrique).
A cela s’ajoute le fait que les règles ont pu s’adapter selon les lieux
et les époques.[3] a un
caractère intangible, parce que ce sont des règles édictées par le
Bouddha lui-même. Tandis que dans le cas des règles du zen, ce sont
toujours des fruits d’adaptation. d’abord l’adaptation de la vie
monastique, telle qu’elle est née en Inde, à l’environnement chinois,
ensuite à l’environnement Japonais. Cela explique que, même au Japon,
d’un temple à un autre, les règles, même si elles s’appliquent toutes
sur celles de maître Dôgen, vont varier légèrement. » A la question de
savoir si cela signifie que la règle doit être systématiquement modifiée
selon le lieu et l’époque, Laurent Strim répond : « Cela peut l’être si
c’est nécessaire. Mais cela ne veut pas dire que ça doit l’être
systématiquement. En fait la règle doit conserver une pérennité, parce
que c’est important quand on suit la règle de suivre quelque chose qui
n’est pas du seul domaine du contingent. » Y a-t-il une hiérarchie dans
ces règles ? Sont-elles classées par ordre d’importance ? Selon Laurent
Strim, « l’enseignement fondamental du bouddhisme, c’est que la voie se
réalise dans la vie quotidienne. Cela veut dire que chaque action est
une occasion de réaliser l’Eveil. Il n’y a pas d’action plus importante
qu’une autre. Il est écrit dans l’un des textes chinois dont s’est
inspiré maître Dôgen : « Vous devez protéger les règles du monastère,
sans vous soucier de la légèreté, ni de la profondeur des points
prescrits. » Donc, ne pas classer les points de la règle par ordre
d’importance, c’est ne pas accorder plus d’importance à tel ou tel
aspect de sa vie. C’est ne rejeter aucun aspect de sa vie. Parfois on
considère qu’une chose n’a pas tellement d’importance, mais c’est
méconnaître deux lois fondamentales dans le bouddhisme : d’abord, c’est
la loi du karma : toute chose a une conséquence. Et ensuite, c’est la
loi de l’interdépendance : toute chose, même infime, a une relation avec
toute autre. » (Emission Sagesses bouddhistes, 22 juin 2008).
Cf. aussi l’audition de Pierre Crépon, président de l’Union bouddhiste
de France à l’Assemblée nationale française à qui l’on demande pourquoi
les bouddhistes ne sont pas favorables au port de signes religieux :
« Pourquoi ne sommes-nous pas favorables au port de signes
religieux ? J’ajouterai que cette position est liée au contexte actuel
car, dans l’absolu, on peut très bien imaginer des sociétés dans
lesquelles les gens s’habillent différemment. » (Procès verbal de la
séance du 15-10-2003)
]
Rappelons-nous aussi que le bouddhisme, dans ses textes fondateurs, se construit sur des légendes qui donnent à l’idéal un aspect si irréel qu’il apparaît irréalisable et qu’il ne peut, dans différents aspects, se vivre que symboliquement.[4]
Il n’empêche qu’au fond des divers courants bouddhistes, on trouve les quatre « nobles vérités » qui ont été enseignées dans le Sermon de Bénarès par le Buddha[5]:
« Voici, ô moines, la vérité sainte sur la douleur [dukkha] : la naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l’union avec ce que l’on n’aime pas est douleur, la séparation d’avec ce que l’on aime est douleur, ne pas obtenir son désir est douleur, en résumé les cinq sortes d’objets de l’attachement (au corps, aux sensations, aux représentations, aux formations et à la conscience) sont douleur.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur l’origine de la douleur : c’est la soif (de l’existence) [trishna en sanskrit ou tanhâ en pâli [6]] qui conduit de renaissance en renaissance[7], accompagnée du plaisir et de la convoitise, qui trouve çà et là son plaisir : la soif des plaisirs, la soif d’existence, la soif d’impermanence[8].
Voici, ô moines, la vérité sainte sur la suppression de la douleur : l’extinction de cette soif par l’anéantissement complet du désir, en bannissant le désir, en y renonçant, en s’en délivrant, en ne lui laissant pas sa place.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur le chemin sacré à huit branches, qui s’appelle : foi pure, volonté pure, langage pur, action pure, moyens d’existence purs, application pure, mémoire pure, méditation pure.[9] »
Buddha recherche donc en l’homme la cause de la souffrance. C’est la soif (tanha) qui est la cause ultime de la souffrance et, partant, de la violence. En effet, nous avons tendance à rechercher notre bonheur dans les choses limitées. Cette attitude est source de frustrations et de souffrances. Et la souffrance personnelle entraîne la souffrance des autres si l’on considère que ses propres besoins sont plus importants que les besoins des autres[10]. La violence naît de la souffrance et au sens strict, elle n’existe pas hors du sujet. Il faut donc éteindre les « feux » intérieurs : « Il y a, ô brahmane, trois sortes de feux qu’il faut abandonner, qu’il faut éloigner, qu’il faut éviter. Quels sont ces trois feux ? Ce sont les feux de l’avidité, de la haine et de l’illusion [11]. On abandonne les trois feux justement à cause des actions violentes qu’ils provoquent, des actions qui produisent la souffrance pour soi-même et pour autrui. »[12] Non seulement ces feux perturbent l’individu mais ils détruisent aussi la société[13]. Pour s’en débarrasser il faut suivre le chemin de la non-violence : se détacher de ses propres désirs pour libérer ses paroles et ses pensées de toute violence, ne tuer ni homme, ni animal, ne pas voler et choisir un mode de vie juste en s’abstenant des professions violentes : « O moi-même, un laïc doit s’abstenir des cinq professions suivantes : commerce d’armes, commerce des êtres vivants, commerce de la viande, commerce des boissons alcooliques, commerce du poisson. »[14]
Une « violence » est tout de même nécessaire, la violence envers soi-même, envers ses sens pour atteindre l’impassibilité, la dissolution du moi et arriver à transférer la conscience du moi sur tous les êtres: « En se reconnaissant soi-même dans tous les êtres, on éprouve le grand amour pour tous. (…) Se reconnaître dans tous les êtres signifie reconnaître son propre « moi » dans chaque être, inférieur, moyen, supérieur, ennemi, ami, égal, etc., c’est-à-dire en les considérant tous semblables à soi-même, sans chercher si l’un ou l’autre est étranger à soi-même. »[15]
Au fur et à mesure que l’on progresse sur ce chemin, le « moi » propre est dissous, on découvre que « l’univers fait un seul tout, et qu’en blessant autrui on se blesse soi-même »[16]. Faire violence à l’autre c’est se faire violence à soi-même.[17] Comme l’univers est un tout, nous sommes liés les uns aux autres par nos vies antérieures et par le karma, c’est-à-dire par « l’énergie vitale produite par tous les actes volontaires, bons ou mauvais, mais plus ou moins teintés d’égocentrisme, et qui entretiennent la soif (trishna) de l’existence »[18]. « La rétribution des actes, qui constitue le karma proprement dit, entraîne une succession de renaissances, la transmigration (samsâra) dont les pratiquants hindous ou bouddhiques essaient de se délivrer par le renoncement ou les actes méritoires (…) »[19] Pour échapper au samsâra, au cycle des renaissances, il faut un bon karma et, pour cela, ne pas causer de mal C’est le principe fondamental de l’ahimsa, de la non-violence[20]. Mais l’ahimsa ne peut être vécu que dans la certitude de l’anattâ[21], dans la certitude qu’il n’existe pas de substance permanente, qu’il n’y a pas de sujet au sens métaphysique du terme.
Comme le confirme Walpola Rahula : « Le bouddhisme se dresse, unique, dans l’histoire de la pensée humaine en niant l’existence d’une Ame, d’un Soi ou de l’âtman. Selon l’enseignement du Bouddha, l’idée du Soi est une croyance fausse et imaginaire qui ne correspond à rien dans la réalité, et elle est la cause des pensées dangereuses de « moi » et « mien », des désirs égoïstes et insatiables, de l’attachement, de la haine et de la malveillance, des concepts d’orgueil, d’égoïsme et d’autres souillures, impuretés et problèmes. Elle est la source de tous les troubles du monde, depuis les conflits personnels jusqu’aux guerres entre les nations. En bref, on peut faire remonter à cette vue fausse tout ce qui est mal dans le monde. »[22]
La leçon est simple, à énoncer en tout cas : il faut refuser l’illusion de l’existence d’un Soi et se libérer par l’extinction de tout désir égoïste. Ainsi, par nos actions, nous pouvons améliorer notre karma. Cette énergie vitale, en effet, n’est pas détruite par la mort, au contraire, c’est elle qui nous fait retomber dans l’existence, qui nous fait renaître[23]. Comme « la vie présente n’est que la rétribution des actes passés (de cette vie ou des innombrables vies antérieures) (…) il s’agit avant tout de se préserver de la rétribution karmique négative afférente à l’acte violent. »[24] Un vieux texte canonique le dit clairement : « Les sages qui ne font de mal à aucun être, qui tiennent perpétuellement leurs corps en bride, marchent au séjour éternel : quiconque y est parvenu ne sait plus ce que c’est que la douleur. »[25]
Qui sont ces sages ?
Le « digne » (arhant ou arhat[26]) peut connaître la douleur mais non la souffrance. Il ne connaît pas la frustration et ne provoque pas de violence parce qu’il a détruit en lui tous les feux du désir et évite les excès. Il a développé en lui la bienveillance (maitri) qui doit engendrer le don (dana), l’action charitable sous toutes ses formes et vis-à-vis de tous les êtres vivants pour délivrer les êtres.
Il en va de même pour le « saint » (bodhisattva) dont l’idéal apparaît avec le bouddhisme Mahâyâna mais ce saint, au bord du nirvana [27], mû par la compassion (karuna) cherche à secourir ceux qui souffrent[28].
Cette compassion est une notion importante mais qu’il faut bien comprendre. Elle est centrale comme le dit le Boddhisattva Avalokitesvara s’adressant au Buddha : « Seigneur, (…) il n’est pas besoin d’enseigner aux Bodhisattva de nombreux préceptes ; il y en a un qui les contient tous : quand un Boddhisattva a la grande Compassion, il a toutes les conditions qui caractérisent les Buddha, de même que les sens fonctionnent chez celui en qui se trouve le principe vital. »[29] Elle est centrale mais elle est bien différente de la charité chrétienne avec laquelle on l’a parfois confondue.
La karuna s’exerce vis-à-vis de tous les êtres vivants comme en témoigne l’histoire du roi des Sibi, souvent représentée dans l’art bouddhique. Ce roi, pour sauver un pigeon poursuivi par un faucon, se donne tout entier en pâture[30].
Par ailleurs, cette karuna est éprouvée par « celui qui sait devant celui qui ne sait pas », par celui qui, loin d’être affecté par la souffrance d’autrui, reste détaché et serein[31]. Elle ne s’adresse pas à l’être même mais à sa misère. Puisque le « moi » est illusoire et qu’on doit s’attacher à le détruire, il est impossible d’aimer l’autre comme soi-même. L’individu est insignifiant, avons-nous vu. C’est donc à la souffrance en général que la karuna s’applique et la souffrance à combattre c’est le mal qu’est l’existence en soi. Santideva le confirme : « Je dois combattre la douleur d’autrui comme la mienne (…). Il n’y a pas de sujet de la douleur : qui donc pourrait avoir sa douleur ? Toutes les douleurs sans distinction sont impersonnelles : il faut les combattre en tant que douleurs. Pourquoi ces restrictions ? »[32] L’être souffrant n’existe donc pas, pas plus que le malfaisant. N’oublions pas que cette compassion est le fait d’un être qui a atteint la sérénité de la contemplation, l’« absorption » (dhyana). Il ne peut y avoir d’incompatibilité entre cet état et la compassion. Kumarajiva le confirme : « Non, il n’y a pas incompatibilité. Car celui qui désire le bien des autres, les envisage non en eux-mêmes, dans le concret, mais dans l’abstrait. Il les considère en effet comme un mirage, comme un rêve, comme le reflet de la lune dans l’eau, comme l’écume des flots, comme l’écho d’un son, comme le sillage de l’oiseau qui a passé dans l’air (….) »[33]
Cette « karuna » est une sorte de pitié générale et abstraite qui se développe en trois stade. Elle s’exprime d’abord en sattvalambana karuna, pitié pour les êtres qui souffrent, « pitié vulgaire, inférieure, entachée de l’erreur grossière qui croit à la réalité des êtres vivants » ; puis, en dharmalambana karuna, pitié pour les sensations douloureuses, pitié plus relevée de celui qui « sait que l’être n’existe pas, que seuls existent ses dharma » ; vient enfin l’analambana karuna, pitié pure, parfaite, pitié sans objet et sans sujet. C’est une « vertu provisoire », un moyen pour se débarrasser du désir, une des techniques du détachement, de l’extinction du « moi ».[34] L’ordre des Paramita (perfections) le confirme : « Le Boddhisattva s’emploie d’abord au sens d’autrui par les trois premières Paramita : de don, en faisant des libéralités ; de morale, en ne faisant pas de mal ; de patience, en tolérant. Puis il accomplit son sens propre au moyen des trois Paramita suivantes : se basant sur l’Energie, il conduit sa pensée en Extase et la délivre par la Sapience (…). Les six Paramita sont énoncées dans cet ordre, parce que c’est dans cet ordre qu’elles se produisent l’une l’autre, qu’elles sont de plus en plus hautes et de plus en plus subtiles. »[35] En définitive, cette « charité » provisoire qui n’est qu’un moyen finit par s’évanouir[36] : « On prêche la libéralité aux humbles, les vœux aux esprits moyens, le vide aux meilleurs. »[37] La « charité » appartient au monde des apparences. Au bout de son parcours, « le bodhisattva, écrit H. de Lubac, s’accoutume au seul monde « réel », celui de l’universelle Vacuité »[38] : « De même que la tige du bananier, décomposée en ses parties, n’existe pas, de même le Moi, poursuivi avec critique, est reconnu comme un pur néant. -Si l’individu n’existe pas, sur quoi s’exercera la compassion ? -Il est imaginé par une illusion qu’on adopte en vue du but à atteindre. –Le but de qui, puisque l’individu n’existe pas ? –Il est vrai que l’effort procède de l’illusion ; mais, comme elle a pour but l’apaisement de la douleur, l’illusion du but n’est pas interdite. (…) Les destinées des êtres sont pareilles à un rêve (…). Comprenons, mes frères, que tout est vide, comme l’espace. »[39]
b. La violence
Cette brève présentation de l’essentiel du bouddhisme était nécessaire pour comprendre comment, dans les différents courants de cette doctrine, peut trouver, malgré tout, ici et là, des explications voire des justifications des moyens violents auxquels l’arhant ou le bodhisattva peuvent recourir.
Dans une interview, le 14e Dalaï Lama déclare que « d’un point de vue bouddhiste, c’est la motivation de votre violence qui compte. »[1]
Quelles motivations peuvent justifier la violence ?
Dans le Mahâyâna, s’esquisse la notion de meurtre compassionnel « pour faire sortir l’être de son enchaînement aux désirs ».[2] Ce n’est pas le désir, la passion, l’accaparement qui poussent à l’action violente mais uniquement le souci de détruire les illusions, les causes de la souffrance, le souci de délivrer les êtres.[3] Le meurtre compassionnel a un double effet : il délivre « la personne tuée qui va pouvoir renaître sur un plan d’existence plus élevé » et il aura « pour effet secondaire de faire progresser le meurtrier vers l’Eveil. »[4] On peut même affirmer que la violence est le résultat du karma de la victime. Un maître zen contemporain explique : « Le sabre est généralement associé au meurtre, et la plupart d’entre nous se demandent comment il peut être associé au Zen, qui est une école bouddhique enseignant l’évangile de l’amour et de la pitié. Le fait est que l’art du sabre distingue entre le sabre qui tue et le sabre qui donne vie. Le premier est utilisé par un technicien qui ne peut dépasser le meurtre, car il ne recourt au sabre que dans l’intention de tuer. Il en va tout autrement de celui qui est contraint à lever son sabre. Car ce n’est en réalité pas lui, mais le sabre lui-même qui tue. Bien qu’il n’ait nul désir de nuire à quiconque, l’ennemi apparaît et s’offre comme victime. C’est comme si le sabre accomplissait automatiquement sa fonction justicière, qui est une fonction de miséricorde. »[5] On peut dire que « le bouddhisme contribue à naturaliser la violence lorsqu’il y voit un effet du karma de l’individu qui la subit, plutôt que la responsabilité morale de l’individu ou de la collectivité qui en sont la source. »[6]
Par ailleurs, la vacuité qu’il faut atteindre, nous place au-delà du bien et du mal. Toutes les morales traditionnelles relèvent de la culture mondaine, de l’illusion et il convient donc de s’en détacher. C’est le sens de ce conseil célèbre : « Adeptes, voulez-vous voir les choses conformément à la Loi ? Gardez-vous seulement de vous laisser égarer par les gens. Tout ce que ce que vous rencontrez au-dehors et [même] au-dedans de vous-mêmes, tuez-le. Si vous rencontrez le Buddha, tuez le Buddha ! Si vous rencontrez un patriarche, tuez le patriarche ! Si vous rencontrez un arhat, tuez l’arhat ! Si vous rencontrez vos père et mère, tuez vos père et mère ! Si vous rencontrez vos proches, tuez vos proches ! C’est là le moyen de vous délivrer et d’échapper à l’esclavage des choses ; c’est là l’évasion, c’est là l’indépendance ! »[7]. Ce texte, bien sûr, doit être lu symboliquement[8] comme une invitation à ne pas nous appuyer sur une tradition, une écriture, une habitude mais à chercher par nous-mêmes et en nous-mêmes la voie de la libération. [9] Autrement dit, c’est nous qui décidons de ce qui est bien ou mal. Le mal n’existe pas en soi : « L’être vivant n’existant pas, le péché de meurtre n’existe pas non plus ; et puisqu’il n’y a pas de péché de meurtre, il n’y a pas non plus de défense pour l’interdire (…). En tuant les cinq agrégats qui ont pour caractère le vide[10], pareils aux visions du rêve ou aux reflets sur le miroir, on ne commet nulle faute »[11] Dans le bouddhisme du Grand Véhicule, toute existence est tenue « pour nulle et non avenue. Du même coup, mettre fin à une telle existence, que ce soit la sienne ou celle d’autrui, perd une grande partie de sa gravité. En effet, « Pourquoi combattre la souffrance s’il n’existe pas d’être souffrant ? »[12] »[13] Si tout est vain, illusoire, « tuer peut alors être ‘insignifiant’, ‘inexistant’ ».[14] Un maître zen déclare à un disciple qui l’interroge sur le meurtre : « Un feu de prairie brûle la montagne, un vent violent brise les arbres, une avalanche ensevelit des animaux, une inondation emporte les insectes. Si votre esprit est ainsi, vous pouvez tuer un homme [sans conséquences karmiques]. Mais si votre esprit est indécis et se perd en conjectures, s’il voit des êtres vivants et s’imagine qu’il les tue, le meurtre d’une seule fourmi vous enchaînera à votre destin. » [15] Ajoutons à cela que « …dans le bouddhisme, on ne meurt jamais tout à fait, puisque la mort n’est que le prélude à une renaissance. Du coup, ni la mort ni le meurtre n’ont ici le caractère irréversible qu’ils ont en Occident. » [16]
Enfin, la violence est justifiée dans la mesure où elle peut sauver le dharma. Ce mot peut se traduire par : code moral, loi de salut, ordre cosmique, doctrine de buddha. La défense du dharma est un impératif majeur. Ainsi, il est dit dans le sûtra Daijuku[17] : « Même si le souverain d’un État a pratiqué le don d’offrandes pendant d’innombrables existences passées, en observant les préceptes et en obéissant aux principes de la sagesse, s’il voit ma Loi, le Dharma du Bouddha, menacée de périr et reste passif, sans rien faire pour la protéger, l’accumulation inestimable de toutes les bonnes causes créées par ses pratiques passées sera entièrement effacée. […] Peu après, le souverain tombera gravement malade, perdra la vie et renaîtra dans l’un des enfers majeurs… Le même destin frappera l’épouse du souverain, son héritier, les hauts dignitaires de l’État, les seigneurs des villes, les chefs des villages et les généraux, les administrateurs des provinces, ainsi que les officiels du gouvernement. »[18] Le sutra du Nirvana confirme : à qui la défense de la « Loi correcte » revient-elle ? Le Bouddha répond : « Je confie maintenant la loi correct, d’une excellence sans pareille, aux souverains, aux ministres, aux hauts dignitaires et aux Quatre Sortes de croyants.[19] Si quelqu’un s’oppose à la Loi correcte, les hauts dignitaires et les Quatre Sortes de croyants doivent le réprimander et lui montrer ses fautes. (…) c’est pour avoir été un défenseur de la Loi correcte que j’ai maintenant pu obtenir ce corps semblable au diamant (…) Hommes de foi sincère, les défenseurs de la Loi correcte n’ont pas besoin d’observer les Cinq préceptes [20] ni de suivre les règles de la conduite convenable. Ils devraient plutôt porter couteaux et sabres, arcs et flèches, piques et lances. (…) Certains peuvent observer les Cinq Préceptes sans mériter pour autant le nom de pratiquant du Mahayana. A l’inverse, même une personne qui n’observe pas les Cinq Préceptes, si elle défend la Loi correcte, on peut la considérer comme un pratiquant du Mahayana. Les défenseurs de la Loi correcte doivent s’armer de couteaux et de sabres, d’épées et de gourdins. Même s’ils portent épées et gourdins, je les considère comme des hommes qui suivent les préceptes.[21] (…) Par conséquent, les croyants laïcs qui souhaitent défendre la Loi doivent s’armer d’épées et de gourdins, et la protéger de cette façon. »[22]
Que faire face à ceux qui menacent le dharma ? Les convertir certes, si possible, mais il y a parmi ces ennemis des icchantika, c’est-à-dire des « personnes d’une croyance incorrigible »[23]. Voici comment le Bouddha présente les icchantika à son disciple Chunda : « Imagine qu’il y ait des moines ou des nonnes, des laïcs, hommes ou femmes, qui prononcent des paroles irréfléchies et mauvaises et s’opposent à la Loi correcte et que ces personnes continuent à commettre ces fautes graves sans jamais montrer le moindre désir de s’amender ni aucun signe de repentir sincère. Je dirai que de telles personnes suivent la voie des icchanka. Il y a aussi ceux qui commettent les quatre délits graves ou coupables[24] des cinq fautes capitales[25], et qui, tout en ayant conscience d’avoir commis de graves fautes, ne ressentent jamais ni frayeur ni repentir dans leur cœur ou qui, du moins, n’en font rien voir ; qui ne montrent aucun désir de protéger la Loi correcte ni d’en assurer la transmission pour l’éternité, mais la décrient et la rabaissent par des paroles mensongères. Je dirais aussi que des personnes de ce genre suivent la voie des icchanka. »[26]
Si le mot icchanka désigne, à l’origine, une personne hédoniste, une personne qui ne s’attache qu’à la recherche des valeurs séculières ou de son plaisir, dans le bouddhisme, le terme en vint à désigner celui qui n’a aucune croyance dans les principes bouddhiques, qui n’a aucune aspiration à l’Eveil et, par conséquent, aucune chance d’atteindre l’état de bouddha. Certains sutras affirment que les icchantika sont par nature et à tout jamais incapables d’atteindre l’http://www.nichiren-etudes.net/dico/e.htm#eveil[Eveil], qu’ils sont des « êtres dénués de nature du buddha »[27]a.]. Dès lors, « leur meurtre est moralement neutre »[28]. A la question : que faire avec les icchanka ? Bouddha répond : « Par le passé je fus le roi d’un grand État sur ce continent de Jambudvipa [le continent du sud][29] Je m’appelais Sen’yo et j’aimais et vénérais les écrits du Mahayana. Mon cœur était pur et bon et ne montrait aucune trace de méchanceté, ni de jalousie ou d’avarice. Hommes de foi sincère, à cette époque-là, je révérais les enseignements du Mahayana dans mon cœur. Un jour où j’entendis des brahmanes calomnier ces enseignements, je les mis à mort sur-le-champ. Hommes de foi sincère, il résulta de cette action que plus jamais je ne suis retombé en enfer. » Ces « divers brahmanes (…) étaient tous des icchantika)[30].
On nous explique qu’il y a trois degrés dans le meurtre : le degré mineur qui correspond au meurtre d’un animal et qui mérite l’enfer de l’avidité ou de l’animalité avec les souffrances propres à ce degré ; le degré moyen qui correspond au meurtre d’une personne et qui mérite aussi l’enfer de l’avidité ou de l’animalité avec les souffrances-rétributions propres au degré moyen ; le degré majeur qui correspond au meurtre d’un parent, d’un arhat, d’une personne ayant atteint l’état de pratyekabuddha (éveil personnel), ou bien encore d’un boddhisattva parvenu, au terme de ses efforts à un état d’où il ne régresse plus, ce meurtre mérite l’enfer des souffrances incessantes. Mais « si quelqu’un venait à tuer un icchantika, un tel meurtre ne tomberait (…) dans aucune de ces trois catégories. »[31]
Après sa disparition, Bouddha prévoit un « âge impur et mauvais » : « le pays sombrera dans la décadence et le désordre, les êtres humains se pilleront et se voleront mutuellement, et ils en seront réduits à mourir de faim. Pour échapper à la faim, beaucoup alors décideront de quitter leur famille pour se faire moines. On les appellera crânes rasés. Quand ces crânes rasés verront une personne s’efforcer de protéger la Loi correcte, ils la pourchasseront et l’expulseront, voire la tueront ou la blesseront. C’est pourquoi j’autorise maintenant les moines qui observent les préceptes à vivre et à s’associer avec des laïcs portant sabres et bâtons. Car même s’ils portent des sabres et des bâtons, je les considérerai comme des hommes observant les préceptes. Pourtant, même autorisés à porter sabres et bâtons, ils ne devront jamais les utiliser pour ôter la vie. »[32]
Le Bouddha dit, dans le Sutra du diamant, que, dans toute sa carrière d’enseignant, il ne disait pas un seul mot. In Zen, we are admonished that understanding cannot help us. Dans le zen, nous sommes mis en garde que la compréhension ne peut pas nous aider. The wind does not read. Le vent ne lit pas. So, what are we left with ? Alors, que nous reste-t-il ? just before he died the Buddha said, « Life is very short, please investigate it closely. » Juste avant sa mort, le Buddha a dit : « La vie est très courte, s’il vous plaît étudiez soigneusement » We are left with the great question : What am I ? Nous sommes mal à l’aise avec la grande question : Qui suis-je ? What is a human being ? qu’est-ce qu’un être humain ? In his great compassion the Buddha leaves us only with footprints pointing the way… Bouddha dans sa grande compassion nous laisse seuls avec des traces indiquant la voie … in the end he cannot help us ; we must find the answer ourselves. A la fin, il ne peut pas nous aider, nous devons trouver la réponse nous-mêmes. Zen, too, asks the question but does not have the answer. Le bouddhisme Zen aussi pose la question mais n’a pas la réponse. But you do, if you look inside. Mais vous oui, si vous regardez à l’intérieur. » (sur www.kwanumzen.org).
c. La gestion du pouvoir
Dans cette perspective sombre qui nous introduit à la question politique, au problème de la gestion de la cité, est-il possible de régner sans violence ? L’idéal non-violent peut-il être vécu par le « prince » ?
Si l’idéal est d’agir sans violence, d’agir, en tout cas, avec compassion et sans excès pour réformer le coupable, à y regarder de plus près, on constate que les textes anciens sont ambigus. Ils présentent à la fois l’image du roi qui punit le malfaiteur, qui défend le pays ou exerce une violence pour échapper à un mal plus grave et l’image du roi qui oppose douceur, bonté, générosité et vérité aux méchancetés, égoïsmes et mensonges. La juste violence du roi n’est ni condamnée ni approuvée mais un commentateur résout le problème posé par ce double enseignement du bouddha en nous rappelant que « l’usage de la violence contre un malfaiteur n’est pas recommandée par le Buddha, mais que le malfaiteur lui-même, par son comportement mauvais, attire vers lui la punition violente »[1]. Le prince est amené à juger et punir les coupables. Avec réalisme, le Sûtra de la lumière dorée [2] « déclare par exemple qu’un roi qui néglige son devoir en laissant les crimes impunis cause la ruine rapide de son royaume. »[3] Lang Darma, dernier empereur du Tibet, attaché à l’ancienne religion bön, persécuta les bouddhistes, « détruisit le dharma pur au Tibet et abolit le sangha »[4]. Il fut tué, dit-on, en 842 par un moine bouddhiste Lhalung Palgye Dorje[5]
De plus, « si le bouddhisme ne provoque pas de violence, il n’agit peut être pas toujours assez ardemment pour empêcher la propagation de la violence, notamment celle qui est pratiquée en sa faveur.[6] En cela, le bouddhisme suit l’attitude fondamentale du Buddha lui-même qui ne se considérait jamais comme un réformateur ayant le droit de prêcher leur conduite aux rois, ni pour la critiquer, ni pour la justifier. » [7] Cette indifférence purement théorique n’a pas empêché que des moines fussent les conseillers de princes violents, comme nous le verrons plus loin. Elle n’a pas empêché non plus, et ceci est particulièrement lourd de conséquences, que, dans les faits et doctrinalement même, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ne soient pas distingués. En effet, le « prince » bouddhiste est assimilé au chakravartin, c’est-à-dire au monarque universel, le « souverain à la roue ». Ce titre est donné à un personnage « de rang sublime qui exerce son empire sur une région plus ou moins importante du milliard de mondes correspondant à l’activité d’un bouddha »[8]. Ce souverain universel est le souverain idéal guidé par la Loi qu’il fait observer. Le même titre s’applique au Bouddha lui-même et à sa doctrine universelle. C’est ainsi que « le Bouddhisme tantrique joua un rôle important comme idéologie royale ou impériale du Tibet au Japon »[9]. Le « prince » reçoit une consécration tantrique si bien que la loi royale finit par s’identifier au dharma bouddhique et qu’inversement les institutions bouddhiques deviennent des puissances féodales. Cette confusion politique et religieuse met à mal l’idéal non-violent, la gestion politique ayant ses exigences. Elle explique sans doute que la peine de mort, interdite théoriquement, fut et est appliquée dans les pays bouddhistes. Elle n’a pu empêcher que des conflits sanglants éclatent entre de grands monastères au Sri Lanka, au Tibet, au Japon pour des raisons doctrinales mais aussi pour défendre des intérêts fonciers.
Comment expliquer, cette fois encore, la contradiction qui apparaît entre l’attitude du Bouddha et la pratique ? On peut, bien sûr, rappeler le relativisme éthique déjà évoqué mais il faut surtout, à cet endroit, présenter la théorie classique des Deux vérités : « la vérité conventionnelle, selon laquelle les choses existent ; et la vérité ultime selon laquelle tout est vide. La perception de ces deux vérités comme complémentaires constitue la Voie du Milieu. »[10] La vérité ultime est ce qui amène à la libération et la vérité conventionnelle est ce qui aide à comprendre la vérité ultime. Cette théorie « permet d’expliquer la contradiction (apparente) entre le respect de la vie humaine et le devoir patriotique »[11] et, en même temps, la séparation et la fusion du religieux et du politique.
Précisons encore que l’idéal non-violent peut se vivre si l’on jouit de puissants protecteurs extérieurs sur qui reposent l’ordre et la sécurité. Mais il n’empêche que les monastères tibétains qui furent très peuplés à certaines époques (10.000 moines à Drepung en 1951), durent organiser un service d’ordre : les dob-dob. Les réalités terrestres ont leurs exigences.
Un dernier point qu’il ne faut pas négliger est l’incidence du patriotisme sur les communautés. A l’époque du colonialisme, elles ont réagi et sont devenues des symboles de résistance à l’Occident. Régulièrement, les communautés bouddhistes ont été et sont encore des foyers de revendications identitaires ou ethniques. En 2003, en Birmanie, des moines attaquèrent des musulmans et l’on sait quelle fut l’attitude des bouddhistes au Sri Lanka contre les minorités ethniques et religieuses.
d. La guerre
S’étonnera-t-on dès lors de l’attitude des bouddhistes face à la guerre ?
Certes, le Sutra du filet de Brahmâ rejette toute participation à la guerre[1] et Buddha, dans le Samyuttanikâya[2] dit que le soldat mort au combat va dans un enfer spécial. Mais, on peut rappeler que les moines ont été conseillers des princes et de princes qui ne vivaient pas nécessairement l’idéal non-violent.[3] Le bouddhisme a soutenu les efforts de guerre dans les pays où il était religion officielle et « comme toutes les doctrines religieuses, le bouddhisme a pu, à l’occasion, servir d’instrument de propagande dans une politique de conquête »[4]
Rappelons-nous les conquêtes mongoles ou les conquêtes tibétaines en Asie centrale au VIIIe siècle, les deux tentatives tibétaines, au XVIIe siècle, d’envahissement du Bouthan[5]. En plus des luttes intestines entre monastères, le Tibet connut aussi la guerre contre le royaume du Ladakh, les Mongols Dzungar, le Népal et, plus près de nous, contre les Anglais puis contre les Chinois. Des faits qui font dire à B. Faure qu’à d’autres époques, le Tibet fut « contraint au pacifisme n’ayant pas la force de s’opposer à ses puissants voisins »[6].
Par ailleurs, quand les communautés dépendent des gouvernements, elles peuvent être amenées à justifier les violences commises au nom de la nation ou à soutenir l’état-nation. Ce fut le cas, au Japon qui avait connu les « sôhei » moines-soldats[7]. Lors des guerres modernes, les bouddhistes japonais soutinrent, avec des arguments religieux, le bellicisme ambiant [8]. Durant la guerre russo-japonaise (1904), Inoue Enryô déclare : « Les Russes ne sont pas seulement notre ennemi, ils sont l’ennemi du Buddha. Tuer les Russes n’est pas seulement notre devoir en tant que citoyens, c’est notre devoir en tant que bouddhistes »[9]. Au cours de la guerre sino-japonaise (1937), Rinzai Hitane Jôzan parle d’une « guerre sacrée incorporant la grande pratique du bodhisattva ».[10] d’autres la qualifièrent de « guerre de compassion »[11]. Notons que, de son côté, le clergé chinois, en majorité tenta, de se concilier l’occupant bouddhiste. Enfin, la guerre de 1940-1945 trouva des justifications dans les écrits de Nishida Kitarô (1870-1945) et de D.T. Suzuki (1870-1966) tous deux profondément influencés par le bouddhisme zen.
En Chine, les moines du monastère de Shaolin luttèrent contre les pirates et envahisseurs japonais. Les monastères furent aussi au centre de révoltes ou servirent de caches d’armes comme celui de Chang’an en 445. L’empereur Taiwu fit passer les moines au fil de l’épée.
e. Le terrorisme
[1]
Le moine japonais Zennichi-maro, surnommé Nichiren (Lotus du soleil)(1222-1282), fondateur de l’Ecole qui porte ce nom, estimait que le Soûtra du Lotus de la Loi merveilleuse était la vérité ultime et suffisait comme texte sacré. Il est l’auteur du Traité sur la pacification de l’État par l’établissement de l’orthodoxie. Pour éviter les calamités naturelles et autres, la solution qu’il propose est d’« établir officiellement la seule vraie religion et interdire les hérésies »[2]. Ce bouddhisme est nationaliste. A l’époque contemporaine, s’est réclamé du nichérisme Inoue Nisshô (1886-1967) forme, en 1932, maître de la Conjuration du Sang qui réunit un petit groupe d’adeptes dont le but était d’assassiner une vingtaine de hauts dirigeants politiques et économiques. Trois assassinats furent perpétrés. En 1934, Inoue et ses complices furent condamnés à diverses peines de prison mais leurs actions et leurs publications nourrirent l’ultranationalisme (dictature impériale, moralité publique et privée, unité spirituelle de tous les Japonais). En 1940, ils furent libérés et Inoue amnistié. Ils s’engagèrent dans diverses associations nationalistes et publièrent des ouvrages aux titres significatifs : Un homme, un meurtre ; Un meurtre, de multiples renaissances.
Comment s’opère le mariage entre ultranationalisme, violence et bouddhisme ? Dans une union parfaite de la politique et de la religion, ces nichériens estiment que ce qui fait le caractère propre du Japon, la manière d’être de son État, sa culture si l’on veut (tout cela est résumé dans le mot « kokutai ») est d’être parfaitement conformes aux lois de l’Univers. Le Japon est donc le « pays absolu », « et comme les lois du Kokutai sont celles de l’Univers, sacrifier le « petit moi » au Tout et à l’État japonais constitue une seule et même opération de retour à sa propre essence ». Dans cette vision, l’assassinat a un rôle important Inoue Nisshô écrit : « L’obstacle sur le chemin du développement créatif de l’État, c’est l’absence de prise de conscience (…) des classes dirigeantes ; le principe fondamental (…) est de leur faire prendre conscience, et par là de vivre dans un japon qui soit [véritablement] le Pays du Tennô[3]. Dans ces conditions, ce moyen extrême qu’est l’assassinat est un expédient (…) inévitable. (…) En effet, ils s’entourent de murailles si inexpugnables que ni les écrits, ni la bonne foi des patriotes aux plus hautes aspirations (…), rien ni personne ne peut quoi que ce soit contre eux. J’ai vite compris que, pour leur faire prendre conscience, il ne restait qu’une chose, les faire craindre pour ce à quoi ils tiennent par-dessus tout : leur vie. J’avais la conviction que c’était pour moi un exercice spirituel bouddhiste. A la réflexion, je pense qu’il n’y avait là ni Bien ni Mal. Je pense seulement que tout cela était nécessaire pour le développement de ce pays. »[4] Nous retrouvons, dans ce texte, le thème du dépassement du Bien et du Mal mais aussi le terme « expédient » qui désigne, explique P. Lavelle, « un moyen utilisé pour le développement spirituel des êtres, judicieusement adapté à leur caractère et à leurs capacités, et cela pour le bénéfice de chacune des deux parties ». Enfin, « l’acte bouddhique, l’assassinat politique s’accomplit sans la moindre rancœur ni haine personnelles ».[5] L’auteur se réfère à un spécialiste japonais de l’idéologie d’extrême-droite (Matsumoto Ken’ichi) qui souligne un autre élément typiquement bouddhiste : « la philosophie de l’assassinat repose sur une conception de la vie et de la mort selon laquelle la réalisation des plus hautes aspirations doit être celui de la mort, et que, de plus, le meurtre a des rapports étroits avec la profusion de vies. En ce cas, il va de soi que ce qui est tué n’est pas l’ennemi mais le moi. Tuer le moi, tel est le fondement de la philosophie de l’assassinat. (…) C’est ce qu’on appelle l’ « identité de la vie et de la mort ». » [6] On pense, pour l’assassiné, au cycle des renaissances dans le samsâra et l’on pense aussi que l’assassin, prêt lui-même à mourir, réalise par son acte son propre salut. L’inspiration de ces nichériens est profondément bouddhiste comme en témoigna un compagnon d’Inoue Nisshô, Onuma Shô (1919-1978)[7] qui assassina Inoue Junnosuke[8] : « La relation de maître à disciple qu’il y a entre Inoue Nisshô et moi est de causalité conforme [acte bon, fruit bon], celle d’assassin à victime que j’ai avec Inoue Junnosuke de causalité inverse [acte mauvais, fruit bon]. Car à bien regarder l’essence de la Réalité absolue (…), Junnosuke est le junnosuke du fond de mon cœur. Et mon cœur, c’est le grand cœur du Bouddha suprême (…).Le Soûtra du Lotus enseigne que la voie bouddhique est faite des deux type de causalité. C’est je crois, en tuant Inoue Junnosuke que j’ai à peu près saisi ce qu’est le bouddhisme. (…) C’est à Junnosuke que je le dois ; je pense que pour moi l’assassinat fut un expédient du Bouddha. Pour moi, Junnosuke est le Bouddha, la bonne œuvre suprême et le Maître en sapience ; il est mon maître par causalité inverse. (…) Inoue Junnosuke, qui a quitté ce monde par ma main, est vivant au fond de mon cœur. Il y sourit du matin au soir. »[9]
Voilà comment la religion qui, selon Lavelle, « est la moins à même de justifier la violence » sert à la justifier. Mais ces faits invitent à « se réinterroger », notamment, « sur sa situation parmi les religions du monde. »[10]
f. d’autres formes de violence
Le Buddha dénonce les sacrifices d’animaux qui ont été instaurés par le brahmanisme[1]. d’une part, les animaux « sont au fond des êtres humains qui souffrent d’un mauvais karma »[2]. d’autre part, les animaux ont quelque chose de sacré car ils servent souvent d’émissaires aux dieux ou aux bodhisattvas. Tuer les animaux est une impureté qui entraîne un mauvais karma en vertu de la parenté universelle. La chasse, la pêche et même l’agriculture qui exploite le travail animal et détruit des formes de vie animale sont perçues de manière négative mais on trouve, ici et là, des compromis ou des rituels d’apaisement, face à certaines situations économiques et sociales. On trouve également des « rites de délivrance » d’animaux pour hâter leur chemin vers l’Eveil.[3] Dans le même ordre d’esprit, le végétarisme a subi des fluctuations suivant les circonstances. De l’abstinence radicale de viande et de poisson à l’abandon du végétarisme en passant par l’interdiction de certaines viandes
Il existe aussi une violence moins apparente mais discriminatoire vis-à-vis des femmes. En théorie, femmes et hommes sont égaux mais on constate que les nonnes (bikhunis) ont un statut subalterne, soumises aux moines et à une règle plus stricte. Par ailleurs, la hiérarchie sociale se retrouve à l’intérieur du monastère où les filles de familles aisées ont une existence plus confortable que les filles de petite naissance. Certes ce sexisme dépasse le cadre du bouddhisme et lui est antérieur mais le bouddhisme a considéré la femme comme un danger pour les moines et l’a considérée comme impure ne fût-ce que par son rapport au sang comme dans les cultures prébouddhiques.
On peut ajouter à ce tableau les enfants sont assujettis sexuellement ou socialement comme les chigo dans les monastères japonais[4]. Les enfants sont victimes d’une violence sociale dans la mesure où ils sont retirés de la société et ils ne peuvent guère grandir, vu l’importance l’éducation bouddhique reçue, que dans le cadre du monastère.
En contrepartie, on dira que les femmes, au monastère, évitaient la mendicité, la prostitution ou pouvaient échapper à un mariage pénible, l’entrée au couvent étant la seule manière d’obtenir le divorce. Quant aux enfants, ils obtenaient protection et possibilité de s’élever dans la hiérarchie monastique.
Il faut encore parler de la violence exercée envers soi-même. Si un certain nombre de textes condamnent le suicide causé par le désir de non-existence, par le désespoir, suicide qui crée au même titre que le désir de vivre, un karma négatif, il ne faut toutefois pas oublier que « le bouddhisme n’a pas fait de la vie une valeur suprême, à la différence des traditions occidentales »[5]. Par ailleurs, si le « moi » est inexistant, pourquoi ne pourrait-on se sacrifier ?
Ainsi, d’autres textes, plus nuancés, exceptent de cette règle d’interdiction réservée aux gens ordinaires, certains arhats qui, ayant épuisé leur karma, peuvent ainsi entrer dans le Nirvana et les bodhisattvas qui se sacrifient pour autrui. Ici aussi, comme dans le cas de la violence générale, tout dépend de l’état d’esprit de la personne qui se suicide. Il y a, dans l’histoire du bouddhisme, bien des cas d’immolations par le feu[6] qui se justifient par la compassion, le don de soi, l’altruisme. Ces « auto-immolations »[7] ont un caractère religieux et s’inscrivent dans une longue tradition. Elles sont tantôt dignes d’éloges, tantôt réprouvées mais elles peuvent se réclamer de nombreuses légendes où des boddhisattvas se sacrifient pour sauver des hommes ou des animaux. En témoignent, entre autres, le Sûtra du lotus ou le Traité de la grande vertu de sagesse. On cite aussi l’immolation ou la noyade volontaire de certains croyants impatients d’atteindre le paradis (Terre pure) du buddha Amithâbâ.[8] Une autre forme de « sacrifice de soi » dont on trouve de nombreux témoignages est la momification volontaire : des ascètes s’abstiennent de nourriture jusqu’à l’inanition pour « transmuer leur corps mortel en un « corps de gloire » imputrescible ». [9] Sans aller jusque là, les pratiques ascétiques extrêmes ne sont pas rares malgré le choix du Buddha d’une Voie du Milieu.
Enfin, à côté des textes doctrinaux, il faut aussi tenir compte de l’iconographie, de la mythologie et des pratiques rituelles[10] où se développe une violence symbolique et visuelle. Le bouddhisme tantrique surtout est peuplé de divinités terribles et ambigües car « la distinction entre dieux et démons n’est pas toujours claire – elle ne recouvre en tout cas pas toujours celle du bien et du mal » dans la mesure où, in fine, théologiquement, bien et mal sont identiques[11] ou se transforment l’un en l’autre : « dans la mesure où les dieux ne sont que des « manifestations » des buddhas, la violence des premiers et la compassion des seconds ne sont que les deux faces d’un même pouvoir monastique. »[12]. Ces divinités peuvent être des bodhisattvas qui protègent et guident en usant de violence[13]. Les démons, divinités pré-bouddhiques, par exemple, doivent être convertis ou « délivrés », c’est-à-dire tués. Même converti, un démon garde son apparence terrible pour écarter leurs anciens congénères. N’oublions pas non plus l’assimilation des rivaux et des étrangers, bouddhistes ou non bouddhistes, à des démons, à des icchantika (des êtres dénués de nature de Buddha et donc incapables d’atteindre le salut), à des hinin (« non-humains » dans le bouddhisme japonais). N’oublions pas non plus que le Kâlachakra-tantra cher au Dalaï Lama évoque la confrontation finale entre bouddhistes et hérétiques (les musulmans) qui menacent le Shambhala.
g. Conclusion
Avec B. Faure, on peut déduire de tout ce qui précède que « la violence bouddhique a des origines complexes – à la fois théologiques, sociologiques, politiques, ethniques et culturelles. (…) Le bouddhisme –singulier ou pluriel- est une entité élusive, qui n’existe peut-être pas en dehors des représentations qu’on s’en fait. Il existe des doctrines bouddhiques –parfois contradictoires-, des rites et des institutions bouddhiques, des collectivités et des individus qui se disent bouddhistes – et qui donc le sont, à des degrés divers. Aucun de ces éléments ne saurait à lui seul prétendre représenter le bouddhisme. L’existence de bouddhistes violents ne signifie pas que le bouddhisme soit violent, ni celle des bouddhistes pacifiques que le bouddhisme soit non-violent. (…) Le bouddhisme, tel du moins qu’on se le représente, est avant tout une sotériologie, une doctrine de salut, et selon les cas, la violence comme la non-violence peuvent constituer des « moyens » d’avancer sur cette voie – même si, dans l’ensemble, la première constitue plutôt un obstacle. (…) Le bouddhisme n’est pas aussi dénué de violence qu’il le prétend. Son idéal de paix et de tolérance, tel qu’il s’exprime dans certaines sources canoniques, est battu en brèche par d’autres sources tout aussi canoniques, selon lesquelles la violence et la guerre sont permises lorsque le Dharma bouddhique est menacé par des infidèles. En outre, l’imagerie bouddhique révèle une violence plus profonde, peut-être essentielle. (…) …même dans les cas avérés de violence, le bouddhisme est surtout coupable de n’avoir pas su garder suffisamment ses distances vis-à-vis des enjeux politiques ou des idéologies nationalistes propres au milieu dont il était issu. »[1]
Cette ambigüité tient aussi à certains points de doctrine : l’absence de « moi » qui justifie le sacrifice, le relativisme éthique qui découle de l’importance donnée à l’intention, la théorie des deux vérités qui juxtapose le prêtre et le guerrier et celle de la compassion. Enfin, suprême excuse, le Buddha a prévu qu’après lui, le bouddhisme entrerait en déclin et que les violences seraient un « signe des temps », la preuve que la fin est proche.
Il n’est pas inutile de terminer par une note optimiste. Le 29 mai 2009, Benoît XVI recevait le nouvel ambassadeur de Mongolie[2], un pays qui compte trois millions d’habitants, en majorité bouddhistes tibétains. Cette ancienne république communiste s’est dotée en 1990 d’une constitution qui garantit la liberté religieuse. De ce fait, en 1992, des relations diplomatiques ont été établies avec le Saint-Siège et les premiers missionnaires[3] sont arrivés sur une terre où pratiquement personne n’avait entendu parler de Jésus.[4] Le Saint Père a salué « l’ouverture du peuple mongol qui conserve précieusement les traditions religieuses transmises de générations en générations, et qui fait preuve d’un profond respect pour les traditions qui ne sont pas les siennes ». Il a ensuite exprimé sa reconnaissance au gouvernement et aux autorités civiles qui ont tout fait « pour que cela puisse se réaliser ».[5] Deux éléments importants apparaissent donc dans cette allocution : d’une part, une culture ouverte et d’autre part, comme garant suprême de cette ouverture un État qui tient au droit fondamental de la liberté religieuse et qui ne se confond pas avec le pouvoir religieux fût-il majoritaire.[6]
ii. L’hindouisme et les faits
Par contre, le même jour, Benoît XVI recevait aussi le nouvel ambassadeur d’Inde[1] et, à cette occasion, le saint Père exprima sa « profonde préoccupation pour les chrétiens qui ont été victimes d’explosions de violence dans certaines régions »[2]. En effet, à suivre l’actualité des dernières années, on se demande comment il est possible de présenter l’hindouisme comme une religion pacifique et tolérante. En effet, depuis 1998, la minorité chrétienne d’Inde[3] subit de plus en plus de persécutions.[4] Ces persécutions qui se sont amplifiées à partir de 2008[5] ont causé la mort de dizaines de chrétiens, le déplacement de dizaines de milliers d’autres, l’incendie de dizaines d’Églises, de temples protestants et de milliers de maisons de chrétiens.[6] Les destructions et exactions diverses, les arrestations, les harcèlements physiques, les enlèvements, les viols, les attaques contre des écoles catholiques, les brutalités contre des prêtres, les perturbations des cérémonies religieuses, les conversions forcées furent tels en 2008 que la Cour suprême de l’Inde a ordonné au gouvernement de l’Orissa, région particulièrement troublée, de protéger les chrétiens sous peine d’être destitué.[7] Le mouvement qui touche plusieurs États de l’Inde, s’est étendu également au Népal où un groupe hindouiste, Nepal Defence Army, a déclaré la guerre aux chrétiens.[8]
Comment expliquer cette situation dans un pays qui a ou avait, notamment la réputation d’être un État tolérant, ouvert, non-violent, à l’image du héros de l’indépendance : Gandhi ?[9]
a. Des causes politiques et sociales ?
Plusieurs observateurs expliquent cette montée de violences par la situation politique et sociale particulière de l’Inde.[1]
Dans sa lutte pour l’indépendance, le Congrès national indien, fondé en 1885, se déclara laïc mais mobilisa, parfois avec des arguments religieux, tous les Indiens quelle que soit leur religion. La liberté de confesser et de pratiquer leurs religions respectives, en privé comme en communauté était reconnue à tous, qu’ils soient hindous ou musulmans. Après l’indépendance, en 1947, le président Nehru[2] défendit une conception plus neutre de la laïcité de l’État entendue comme une indifférence face à la religion, tandis que Gandhi était partisan d’un « laïcisme religieux ». Si ,pour lui, la religion était indispensable à la politique, l’État toutefois ne devait faire aucune différence entre les religions. Malgré ces différences, l’Inde, État laïc, s’engagea officiellement sur le chemin de la tolérance fidèle à la tradition hindoue comme à l’esprit moderne. Le philosophe hindouiste Sarvepalli Radhakrishnan qui fut président de l’Inde de 1962 à 1967, déclara : « La laïcité est compatible avec la vieille tradition religieuse. Elle cherche à former une communauté de croyants, non pas en subordonnant des valeurs à des options partisanes, mais en les accordant harmonieusement entre elles. »[3] Un autre homme politique indien confirme cette conception : « Ce style de laïcité souscrit à la thèse de la philosophie hindoue qui dit que les religions possèdent des éléments de la vérité et qu’aucune n’a le monopole de la vérité. L’esprit de tolérance est le fondement de la laïcité. »[4] De leur côté, les organisations confessionnelles hindoues, après l’assassinat de Gandhi, en 1948, par un hindou, se déclarèrent partisans de la laïcité et affirmèrent que l’hindouisme ne contredisait pas l’État laïc « puisque l’hindouisme est une religion ouverte et capable de s’adapter, que Râma est un héros national et que son règne (Râmâraj), loin d’exclure les autres religions, les protège toutes. »[5]
Dans cet esprit, dès le préambule, la Constitution indienne affirme : « Nous sommes résolus à assurer à tous les citoyens (…) la liberté de pensée, d’expression, de croyance, de foi et de culte. » Et l’article 25 de cette Constitution proclame « la liberté de conscience et la libre profession, pratique et propagation de la religion » en ces termes : « Dans le cadre de l’ordre public, de la morale, de la santé et des autres dispositions de cette partie, toutes les personnes ont, de manière égale, droit à la liberté de conscience et le droit de professer, pratiquer et propager librement la religion ».
Les premières difficultés apparurent avec les musulmans. Si du VIIIe siècle jusqu’au XVIe siècle, les musulmans dominèrent la péninsule indienne où les périodes de tolérance et d’intolérance vis-à-vis des hindous alternèrent, ils perdirent progressivement de leur influence avec l’arrivée des Européens et particulièrement des Anglais qui triomphèrent de leurs rivaux et s’imposèrent progressivement dès le XVIIIe siècle. Ceux-ci favorisèrent les hindous plus aptes à s’adapter à la modernité. Lorsque naquit le Parti du Congrès national indien, en 1885, qui cristallisait l’aspiration à l’indépendance, les musulmans se montrèrent réticents devant le projet d’un vaste mouvement panindien où ils seraient nécessairement minoritaires et ils fondèrent un parti religieux, la Ligue musulmane, pour protéger leur autonomie culturelle et politique. Devant la montée du mouvement national hindou, les Anglais changèrent de politique et s’appuyant sur la minorité musulmane, tentèrent d’exploiter la rivalité entre les deux communautés. Toutefois, par le pacte de Lucknow, en 1916, la Ligue musulmane et le Parti du Congrès de Gandhi font alliance pour réclamer l’indépendance. Ce pacte n’effaça pas les vieux antagonismes et dès 1926, les deux communautés entrent en hostilité et, dans la mesure où les hindous se montrèrent peu conciliants, les musulmans qui, en grande partie voulaient sauvegarder l’idée d’une Inde fédérale unie, finirent par réclamer la constitution d’un État islamique indépendant, le Pakistan. Ce que l’Angleterre accepta. La scission se fit, en 1947, sur la base d’un recensement des religions effectué en 1941. S’ensuivirent d’énormes mouvements de populations, sources de pillages et de massacres : des millions d’hindous voulant rejoindre l’Inde et des millions de musulmans partant vers le Pakistan. La question du Cachemire restant une source de conflit entre le Pakistan, l’Inde et la Chine.
On comprend mieux, à relire l’histoire, que les hindous nourrissent de la méfiance et de la rancune vis-à-vis des musulmans. On comprend surtout que la partition entre Pakistan et Inde opérée sur la base d’un clivage religieux a facilité une collusion entre le patriotisme et la foi religieuse, collusion qui explique pourquoi, par exemple, en 1992, à Ayodhya, capitale mythique du royaume de Râma, des hindous ont rasé la mosquée Babri Masjid, ou mosquée de Babur, construite en 1528. En effet, elle aurait été construite d’après une légende sur l’emplacement de la naissance du dieu Râma, où il y aurait eu un temple hindou détruit par les musulmans.[6]
Pour de plus en plus d’Indiens, l’Inde est le pays de l’hindouisme et cette identification va finalement justifier la persécution des chrétiens pourtant parfaitement absents de cette longue confrontation entre indouisme et islam.[7] Cette persécution interpelle d’autant plus que les chrétiens ont été, pendant des siècles, bien tolérés en Inde. Ajoutons encore que plus de 60% d’entre eux sont des « dalits ».[8] Ce mot regroupe les classes défavorisées, basses castes, intouchables, parias, et populations tribales et donc si les chrétiens peuvent avoir quelque influence, nécessairement très limitée, c’est surtout grâce à leurs institutions scolaires et caritatives là où ils sont implantés.
En mars 1998, on assiste à la victoire du BJP dans l’État du Bihar. Le BJP, Bharatiya Janata Party (Parti du Peuple Indien) est aujourd’hui l’un des principaux partis politiques en Inde, de tendance nationale-hindouiste. Ce parti dont les succès ont fluctué, exerce néanmoins une grande influence dans de nombreux États. Le BJP profite de l’appui du Vishva Hindu Parishad (VHP fondé en 1964), une organisation religieuse[9], et du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation militante, tous étant réunis dans le Sangh Parivar (la « grande famille » du nationalisme hindou, un réseau qui comporte également nombre d’associations, syndicats, etc…)[10]. Plusieurs commentateurs attirent l’attention sur le double jeu mené par ces nationalistes. Le VHP et le RSS qui préconisent de favoriser les hindous par rapport aux minorités musulmane et chrétienne ne sont guère inquiétés dans leurs exactions par les autorités du BJP au pouvoir.
Cette émergence nationale-religieuse explique la recrudescence des persécutions contre les musulmans et contre les chrétiens[11] qui représenteraient une menace étrangère pour la culture hindoue et l’identité du pays. En 1998 serait apparu ce slogan : « C’est maintenant le Râmarajan, le règne de Râma. Enfin, on observera de nouveau la religion hindoue ! »[12]
Pour Mgr Concessao, archevêque de New Delhi, ce qui semble expliquer la persécution, c’est le fait qu’il y a de plus en plus de conversions. Le christianisme, par sa morale de la liberté, remet en cause le système de caste propre à l’hindouisme et attire une population croissante.[13]
C’est bien, semble-t-il, la pierre d’achoppement. Plusieurs déclarations le confirment : pour Praveen Togadia, un des leaders du VHP, « la conversion au christianisme équivaut à changer de nationalité… Les conversions menacent l’unité nationale. » ; Giriaj Kishore, secrétaire du VHP, déclare : « Aujourd’hui, les chrétiens représentent une menace plus grande que la menace collective des séparatistes musulmans. » ; Ashok Singhal, président du VHP a affirmé que le Prix Nobel d’économie a été attribué à Amartya Sen grâce à « un complot des chrétiens dans le but de propager leur religion et d’évincer l’hindouisme. » Il estime que « les musulmans et les chrétiens ne toléreront pas qu’une autre religion survive ». Rajendra Sing, chef du RSS est, quant à lui, sûr que « les musulmans et les chrétiens prendront la culture hindoue si les hindous les traitent comme des Indiens. »[14]
Le confirme également cette tentative, en 2006, de renforcer une loi anti-conversion. Cette tentative a échoué[15] mais elle doit attirer notre attention sur une certaine ambigüité des textes officiels.[16]
Revenons un instant à l’article 25 de la Constitution. Après avoir proclamé « la liberté de conscience et la libre profession, pratique et propagation de la religion » et déclaré que, « Dans le cadre de l’ordre public, de la morale, de la santé et des autres dispositions de cette partie, toutes les personnes ont, de manière égale, droit à la liberté de conscience et le droit de professer, pratiquer et propager librement la religion », dans le deuxième paragraphe le texte précise : « Rien dans cet article ne devra affecter l’exécution de quelque loi existante ou empêcher l’État de faire une loi
-
qui régule ou restreint toute activité profane, économique, financière, politique ou autre qui peut être associée à la pratique religieuse ;
-
qui pourvoit au bien-être et à la réforme sociale ou au lancement d’institutions religieuses hindoues à caractère public destinées à toutes les classes et sections d’Hindous.
Suivent deux « explications » :
Explication 1 : l’usage et le port des kirpans ([17]) devront être considérés comme inclus dans la profession de la religion Sikh.
Explication II : dans la clause (b) du numéro (2), la référence aux Hindous sera interprétée comme incluant une référence aux personnes professant la religion Sikh, Jaïn ou Bouddhiste, et la référence aux institutions religieuses hindoues sera interprétée en conséquence.
Si les chrétiens et les musulmans se réfèrent systématiquement à l’article premier, les hindous peuvent s’appuyer sur la suite qui, dans les précisions apportées, ne cite explicitement que les religions traditionnelles nées en Inde.[18] On peut donc lire cet article 25 de manière très restrictive et exclure de la protection de l’État les religions étrangères.
La Constitution a vu, lors de sa préparation, s’affronter des avis divergents au sujet de la liberté religieuse : « les traditionnalistes hindous du Congrès souhaitaient une « uniformisation culturelle du pays » qui aurait reconnu la place prédominante de l’hindouisme ».[19] C’est le président Nehru qui a empêché cette vision de s’imposer. C’est surtout le mot « propager » qui avait fait problème : « Il ne pouvait satisfaire les hindous qui ne comprennent pas pourquoi, à la différence des hindous, les musulmans et les chrétiens sont à la recherche de nouveaux adeptes. Mahatma Gandhi lui-même s’était plusieurs fois exprimé contre tout prosélytisme. Les hindous avaient fait une concession, selon eux majeure et injustifiée, aux musulmans et aux chrétiens. Ils redoutaient leur zèle missionnaire. Faute de pouvoir modifier la Constitution, les militants trouveraient d’autres moyens de contrecarrer la liberté des chrétiens de « propager » leur religion. »[20]
La première mesure prise dans ce sens fut, dès 1953, de ne plus accorder
de visas à de nouveaux missionnaires. Jawarlahal Nehru expliqua cette
décision devant trois évêques indiens venus lui demander de reconsidérer
cette mesure. Selon S. Zang, il leur dit en substance : « Le
christianisme est implanté en Inde, me dit-on, depuis le Ier siècle.
Pourquoi faudrait-il que les chrétiens aient encore besoin de
missionnaires étrangers ? Aujourd’hui, le pays s’efforce de se
débrouiller par lui-même. Tout au plus fait-on appel quelquefois à des
spécialistes étrangers, pour des tâches particulières, lorsqu’il n’y a
pas sur place des gens compétents. De même, on peut à la rigueur
autoriser l’entrée de quelques missionnaires étrangers, s’il s’agit de
tâches spécifiques, étant entendu que la communauté chrétienne prendra
les mesures nécessaires pour former, le plus rapidement possible, le
personnel indien dont elle a besoin »[21]. Cette
justification qui peut paraître raisonnable voilait sans doute des
pressions exercées par les milieux militants hindouistes.[22] Et comme ceux-ci n’ont pas
désarmés, au contraire, cette politique s’est durcie au cours des
dernières années.[23]
Un autre moyen de lutter contre l’intrusion religieuse étrangère, fut,
de nouveau dès les années 60, l’établissement de lois
anti-conversions[24] : « En 1967 et 1968, deux
projets de loi furent adoptés dans les États de l’Orissa et du Madhya
Pradesh, qui donnaient au gouvernement le pouvoir de contrôler les
conversions. En principe, il s’agissait simplement de vérifier la
liberté de ceux qui changeaient de religion, mais la formulation était
telle que tous les abus étaient possibles. »[25] Finalement, la Cour suprême déclara ces deux
lois constitutionnelles.[26] En 1978, une loi sur la liberté de
religion fut votée dans l’Arunachal Pradesh, un État frontière peu
peuplé. Le gouvernement interdit l’accès de ce territoire à tout
missionnaire chrétien sous prétexte de préserver les traditions, les
cultures et les croyances locales. « De plus, pour décourager le
changement de religion, il fut précisé que ceux qui abandonneraient leur
religion ancestrale seraient privés des nombreux avantages prévus pour
les populations tribales. »[27] Malgré les protestations
des chrétiens de toute l’Inde, le 25 octobre 1978, le président de la
République entérinait officiellement ce texte discriminatoire visant les
chrétiens de cet État.[28] Le 22 décembre
1978, sous le régime du Janata Party, un projet de loi fut déposé à
l’Assemblée de New Delhi qui reprenait en substance les clauses de la
loi adoptée dans l’Orissa et qui était cette fois destinée à l’ensemble
de la nation ! Toutes tendances confondues, les chrétiens et les autres
minorités religieuses protestèrent. Mère Teresa intervint et le projet
de loi fut retiré. En 2006, dans l’État du Madhya Pradesh, nous l’avons
vu, il y eut une nouvelle tentative d’établir une loi anti-conversions,
avortée heureusement. Mais toutes ces pressions incessantes visent à
durcir et généraliser un principe qui a été adopté précédemment et qui
traduit, qu’on le veuille ou non, un certain parti-pris officiel malgré
des manifestations de bonne volonté de la part des autorités
interpellées.[29]
Mais nous ne sommes pas au bout de nos découvertes. Un troisième moyen
de discrimination contre les chrétiens utilise les mesures prises en
faveur des dalits dont nous avons déjà parlé plus haut. On a réservé
aux dalits des sièges au Parlement, des emplois dans les
administrations, ils jouissent de facilités d’admission dans les
collèges et universités avec bourses d’études, les agriculteurs et les
artisans reçoivent des subventions aux artisans. Ces privilèges ne sont
pas octroyés automatiquement et dépendent, dans une large mesure, du bon
vouloir des autorités locales, mais les dalits peuvent revendiquer à
l’exception des dalits de religion chrétienne parce qu’ils sont
chrétiens. L’article 341-1 de la Constitution donne au président de la
République le droit de spécifier quels sont les castes, tribus, groupes,
races, etc. qui méritent d’être inclus dans les « scheduled castes ». Or,
en 1950, le président décida que « personne en dehors des hindous ne
peut être considéré comme appartenant aux 'scheduled
castes’ »[30]. Par la suite, le texte a
été amendé pour y inclure aussi les sikhs et les bouddhistes mais pas
les chrétiens. Même s’ils sont pauvres et défavorisés, ceux-ci n’ont pas
droit aux avantages prévus pour les dalits sauf s’ils se
reconvertissent à l’hindouisme. Les autorités sont restées sourdes à
toutes les protestations qui se sont pourtant multipliées durant ces
cinquante dernières années.[31] Le BJP qui milite pour une identité hindoue
forte, l’Hindutva, cherche à « préserver une hégémonie toujours plus
contestée par les dalits, les tribus et les femmes. »[32] On imagine
aisément que l’Église qui n’accepte pas ces inégalités soit considérée
comme une ennemie.
Comme on l’a vu, face à toutes ces discriminations, les chrétiens
soutenus souvent par d’autres minorités religieuses et parfois par des
hindous, n’ont jamais répondu par la violence mais, en plus de
manifester[33], ils n’ont jamais
cesser de protester de toutes les manières et d’en appeler aux autorités
responsables, police, gouvernements locaux et gouvernement central, au
nom des droits de l’homme et au raison des principes généraux et
généreux établis par la Constitution.[34] Pour plus d’efficacité, les diverses
dénominations chrétiennes se sont regroupées dans un Forum chrétien uni
pour les droits de l’homme (FCUDH), qui a mis sur pied un comité de
vigilance et entrepris de multiples démarches au plus haut niveau. Ils
en ont aussi appelé plusieurs fois à la Commission nationale des
minorités.[35]
Comment le gouvernement réagit-il ?
En lisant ce qui précède, on se rend facilement compte que le gouvernement est embarrassé par toutes ces agressions contre les chrétiens et leurs protestations, coincé entre les déclarations généreuses de la Constitution[36] et les sollicitations des groupes hindouistes[37]. A chaque attentat, le gouvernement s’est engagé, devant les responsables des communautés chrétiennes, devant la presse, au Parlement, à faire le nécessaire pour que les coupables soient arrêtés et jugés. Et effectivement, les auteurs de ces atrocités ont été parfois arrêtés et déférés devant les tribunaux. Par ailleurs, les partis fondamentalistes quand ils accèdent au pouvoir, face à leurs responsabilités, ont tendance à modérer quelque peu, par réalisme, les ardeurs agressives qu’ils manifestaient dans l’opposition. De plus, n’oublions pas que les hindous ne partagent pas tous le point de vue des mouvements extrémistes : « Il existe une vaste majorité que l’on pourrait qualifier de « silencieuse » qui manifeste toujours une attitude tolérante, voire appréciative, à l’égard du christianisme. »[38] Il n’empêche que la situation des chrétiens reste précaire et le restera tant qu’une ambigüité persistera quant à la laïcité du pouvoir et tant que religion et nationalisme seront associés. L’Inde aujourd’hui, comme le Tibet hier non montrent l’importance de la distinction des pouvoirs et d’une saine laïcité de l’État. En attendant, que se passerait-il si un parti fondamentaliste, le BJP, devenait assez puissant pour gouverner seul ? Les intégristes hindous ne désarment pas. La publication de l’Exhortation apostolique Ecclesia in Asia, « donnée » à New Dehli en 1999, a renforcé la volonté des militants hindous d’intensifier leur action devant la menace accrue d’évangélisation.[39]
b. L’hindouisme en question ?
Reste un problème. Nous avons vu que quelques grandes personnalité indiennes estiment que la tolérance religieuse est ancrée dans la tradition hindoue.[1] Et, effectivement, si l’on peut considérer le bouddhisme comme une dissidence par rapport à l’hindouisme, il n’a pas provoqué de remous, pas plus que le jaïnisme. Quant aux sikhs, ils n’eurent de problèmes qu’en raison de leurs velléités d’indépendance politique. Mais toutes ces traditions et bien d’autres encore, toutes ces « expériences multiples, souvent hétérogènes (…) ont pourtant ceci de commun d’être nées en terre indienne ».[2]
Les chrétiens, eux, jusqu’à une époque récente, ont été bien accueillis dans la mesure où, l’hindouisme « n’est pas une religion aux contours bien déterminés. (…) L’hindouisme n’attend pas de ses adeptes qu’ils adhèrent à des croyances précises. Il n’est donc pas aisé de déterminer ce qui est conforme à l’hindouisme et ce qui ne l’est pas. » De plus, pour l’hindouisme, « il y a diverses façons d’atteindre l’absolu et plusieurs voies de salut ». Ce qui explique qu’« on aurait (…) du mal à trouver soit dans ses livres sacrés soit dans les écrits et pratiques des représentants les plus connus et les plus respectés de l’hindouisme, des encouragements à l’intolérance religieuse. Nulle part on ne trouve d’appel à une guerre sainte. Il n’est même pas question de l’expansion de l’hindouisme. En fait, l’hindouisme n’est pas une religion à vocation universelle. C’est plutôt une religion liée à un terroir, avec ses lieux saints (rivières et montagnes sacrées, divers lieux de pèlerinage, etc.). On naît hindou, on ne le devient pas. »[3] Ce qui, nous l’avons vu a conduit à associer, au XXe siècle, nationalisme et religion mais n’explique pas encore comment les adeptes rigoureux d’une religion réputée tolérante peuvent recourir à la violence. Autrement dit, comment un hindouiste peut-il justifier sa violence au nom de sa religion ?
Nous avons tendance, en Occident, à associer la non-violence de Gandhi à l’hindouisme alors que Gandhi a transformé profondément le sens de l’ahimsâ brahmanique[4] : « En relisant ce concept à travers un prisme de valeurs chrétiennes qu’il rapportait d’Angleterre et d’Afrique du Sud, [Gandhi] a cru plutôt redécouvrir ses racines dans sa propre culture reformulées en termes occidentaux et s’en est emparé avec d’autant plus de passion. » De plus, « en associant des notions orientales et occidentales, Gandhi fait passer la non-violence du domaine religieux à celui du combat révolutionnaire. » Il disait : « La non-violence m’est un credo, le souffle de ma vie. Mais je ne l’ai jamais proposée à l’Inde comme un credo… je l’ai proposé au Congrès comme une méthode politique destinée à résoudre des problèmes politiques. »[5] La non-violence est utilisée comme un moyen efficace pour mobiliser les Indiens en vue de leur indépendance dans le cadre d’un État moderne qui, en principe, doit se fonder sur la volonté générale. Mais le choix de Gandhi est aussi moral. Et ceci, nous le verrons par suite, est très important : « Les moyens, disait-il, sont comme la graine et la fin comme l’arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre l’arbre et la semence… On récolte exactement ce que l’on sème. »[6] Comme nous allons le voir, « l’idée de la non-violence chez Gandhi n’est pas une pure interprétation de la tradition hindoue. Les auteurs émanant du christianisme et la personne de Jésus lui-même l’ont profondément marqué », en particulier le Sermon sur la montagne.[7] Un mouvement nationaliste indépendantiste et religieux comme le RSS, par exemple, n’a pas adhéré à la politique non-violente de Gandhi ni au soutien que celui-ci apporta aux musulmans même si Gandhi a été influencé aussi par la bhakti traditionnelle. Cette « dévotion qui fait participer le fidèle à la personne et à l’essence de la divinité qu’il adore » [8], est « le sommet de l’expérience spirituelle ».[9]
Quelle est alors la tradition dont se réclament les mouvements cités qui prétendent en défendre la pure interprétation ?
Il faut bien sûr la chercher dans les textes sacrés de l’hindouisme, dans les Veda, le Bhagavadgîtâ, les Upanisad, le Mahâbhâratâ, la Râmâyana, la Loi de Manu et d’autres textes encore.
On constate très vite que violence et, disons, non-violence sont mêlées : « les violences et non-violences hindoues sont complexes » et « elles sont décrites à travers des images ambigües ».[10] Dans les textes les plus anciens (Veda), on découvre que dès l’origine, dès sa fondation, le monde est violent. d’une part, les récits de guerre entre dieux, humains, démons abondent à côté de l’évocation de l’ahimsâ. d’autre part, le sacrifice occupe aussi une place essentielle. Le sacrifice est lié à l’apparition du brahmanisme : « le brahmane, situé au sommet du système des castes, peut, sans problème, défendre par la violence sa position qui est le résultat de la qualité extraordinaire des ses vies antérieures. »[11] Si le sacrifice occupe une telle place (une place que contestera le bouddhisme) c’est parce que le premier homme sacrifié par les dieux donna naissance au monde, aux êtres et aux ordres. Dès lors, « si l’ignorance des dieux et des êtres entraîne dans le monde la diversité et la confusion, le prêtre, en faisant le sacrifice quotidien, rétablit cette unité et cette harmonie dans le monde. »[12]
Comment alors justifier la violence et le sacrifice, en particulier, face à la loi de l’ahimsâ (« ne pas causer de mal ») ?
Il existe un ordre cosmique et sociétal préétabli, le dharma « qui prime, en tant qu’ordre global, sur toute forme de considération individuelle et d’évaluation de type moral (…). »[13] Il faut maintenir ou restaurer cet ordre, sans cesse menacé de désordre. Il y a une violence légitime, nécessaire et une violence condamnée, anarchique qui dérègle le monde et la vie (adharma). Toute violence qui maintient le dharma est acceptée. Sont nécessaires et légitimes quatre formes de violences :
-
la violence sacrificielle. On dira que la violence pratiquée dans le sacrifice est non-violence. On ne dira pas, en sanscrit, « tuer » un animal mais « faire consentir l’animal, faire que l’animal dise qu’il est d’accord »[14]. Non seulement le sacrifice est consenti mais il « vise à un changement d’état, d’être. »[15]
-
la violence royale, quels que soient ses moyens, pour protéger, punir, maintenir le dharma. La guerre sera interprétée comme sacrifice nécessaire pour rétablir l’ordre socio-cosmique. La violence des rois qui défendent leur royaume, comme celle des dieux, des brahmanes, des cultivateurs est jugée seulement en fonction des conséquences bénéfiques ou maléfiques. Elle est une qualité de la vie si elle est employée pour le bien et non pour le profit personnel ou par colère. Pour rétablir la justice, elle est un devoir à accomplir sans égoïsme.[16] Aujourd’hui, elle « n’est point lettre morte, mais au contraire se retrouve aujourd’hui encore dans d’innombrables réflexions politico-religieuses. Elle sera profondément contestée par Gandhi. »[17]
-
le châtiment tel qu’il est décrit par la Loi de Manu.
-
la violence intériorisée, tournée vers soi et acceptée donc.
C’est ici que se situe l’ahimsâ. L’ahimsâ : « n’est pas une réponse à une violence anarchique et destructrice, (…) n’est pas le simple contraire de la violence, mais correspond et répond à la violence conditionnée et légitime. » Enfin, ce concept « n’a pas surgi d’un milieu d’oppressés, mais est le fruit de réflexions nées dans le milieu ascétique (…). » En fait, l’ahimsâ est orientée vers la libération spirituelle : elle « promulgue la tentative d’intérioriser la violence sacrificielle et de faire de sa personne le lieu du sacrifice dans l’idée de pouvoir se défaire, en évitant l’acte de tuer, des conséquences inhérentes à un tel acte » Celui qui ainsi prend sur lui la violence, « s’immole lui-même pour accéder à un autre ordre, reconnu comme supérieur. Le renonçant ne veut pas s’investir personnellement dans l’action, car toute action est une forme de violence. » Donc l’ahimsâ n’est pas motivée par le bien de l’autre, l’entente entre les hommes mais par « le salut individuel et la sortie du monde » [18]. Dans cette perspective, on ne subit pas la violence, on la légitime en agissant au nom du dharma ou en se détachant de l’action en se libérant par la voie de l’ahimsâ.
Cette loi de l’ahimsâ qui ne se confond pas, comme nous allons le voir avec la non-violence de Gandhi est une loi générale. En effet, « toute la quête spirituelle de l’Inde se fonde sur l’expérience-clef du samâdhi, décrite comme l’atteinte d’un niveau de conscience parfaitement harmonieux, accordé à la Réalité absolue : une fois résolus tensions et conflits liés aux couples d’opposés (…), toutes les notions divergentes d’intérieur-extérieur, moi-autrui… s’unifient dans la Conscience absolue du Brahman ou du Soi, et la violence s’évanouit d’elle-même. »[19] Dans ce travail d’apaisement, pour diminuer voire détruire la violence qui gît au cœur de l’homme et empoisonne ses actes, est recommandée la violence contre soi représentée par le yoga qui maîtrise les sens par la méditation et d’autres techniques pour purifier l’être de ses pulsions. L’homme violent a l’esprit malade, il doit donc l’assainir. Toutefois, ces techniques comme la nourriture employée comme médication restent propres au sujet et ne peuvent toucher à la violence sociale ou à l’injustice personnelle ou collective.[20]
Ceci dit, on comprend mieux à présent l’originalité de la vision de Gandhi. Non seulement il ne rejette pas toute violence[21] mais il considère que le fait de ne pas tuer et, plus profondément, le souci du salut personnel dans l’ahimsâ sont moins importants que l’intérêt pour autrui et pour le bien-être social. L’ahimsâ n’est pas d’abord abstinence mais « acte de vie, (…) engagement total dans une perspective spirituelle et politique ».[22] Cette prééminence de l’intérêt humanitaire permet de traduire ahimsâ par amour qui « consiste à se sacrifier pour le bien des autres ».[23] L’amour purifie, donne un sens élevé à la vie, permet aux hommes de s’unir et de vivre ensemble sans violence.[24] L’amour implique « une discipline (…) exigeante, rigoureuse, dont les vertus cardinales sont la sincérité, l’ouverture, la non-crainte, le sacrifice, l’humilité, l’amour absolu de la vérité, la tolérance et la discipline. »[25] L’ahimsâ est donc plus que le contraire d’himsâ (violence), elle n’est pas faiblesse mais courage car il en faut pour aimer son ennemi. C’est un sacrifice (yajña) c’est-à-dire « un acte ayant pour but le bien d’autrui, accompli dans l’espoir d’aucune récompense, temporelle ou spirituelle ».[26]
On voit ici la nouveauté de Gandhi par rapport à la tradition. Le renoncement n’est pas purement spirituel ni purement individuel. Il se vit dans l’histoire et le salut concerne l’ensemble de la société. La libération accompagne l’engagement social. L’ascétisme (tapas) qui peut aller jusqu’à l’offrande de sa vie est l’arme suprême[27] non pour abolir les conséquences de ses actes mais pour changer le monde, en l’occurrence obtenir la libération de l’Inde. Cette nouveauté, on s’en rend compte, brise l’ordre brahmanique et a provoqué des réactions violentes. C’est un hindou qui a tué Gandhi au sortir d’une séance de prière pour des raisons « à la fois d’ordre religieux, idéologique et politique. »[28]
*
L’hindouisme et le bouddhisme sont-ils des religions iréniques ? Elles peuvent être vécues dans un esprit de paix et de tolérance mais pour des motifs politiques, sociaux, culturels, ethniques, elles peuvent fournir des justifications à la violence ou même l’inspirer.
Que dire alors des religions réputées bellicistes ?
*
op. cit., p. 139.
Shiva, surtout sous sa forme primordiale, est aussi « est un dieu sauvage et redoutable ; il incarne la férocité destructrice de la divinité du Feu (Agni) ainsi que son pouvoir d’illumination. » Cette violence est symbolisée par « la difformité de son troisième œil (…) d’où jaillit l’étincelle du feu destructeur ». Par sa danse, il « détruit le périssable, les liens de la servitude et, de cette manière, met un terme à la destruction négative dont la nature humaine est victime. » (pp. 106-107).
De ces mythes ambivalents, on peut estimer avec Colette Poggi que trois éléments importants sont suggérés : « -l’existence d’une violence imposée à la nature divine de l’homme, -la présence d’une violence inhérente à la conscience, initiatrice du jeu cosmique, -le bien-fondé d’un usage « thérapeutique » de la violence afin de déjouer l’illusion et de susciter une transformation salvatrice. » (p. 108). La violence permet donc le « passage d’une conscience individuelle bornée et conditionnée à une conscience universelle, à la connaissance de la plénitude et de l’instant. » (p. 125). C. Poggi est docteur en philosophie, elle enseigne le sanscrit et la pensée indienne dans divers centres universitaires en France.
Chapitre 5 : L’Islam
« L’Islam est religion et cité »[1]
Les auteurs qui présentent le bouddhisme et l’hindouisme comme des religions iréniques accusent en même temps le judaïsme, le christianisme et l’Islam d’être des religions bellicistes.
Ici, nous ne traiterons que de l’Islam, la tradition judéo-chrétienne occupera à elle seule tout un volume, tant sont nombreuses les questions à son propos.
*
Le terrorisme islamiste contemporain[2] a popularisé l’idée que l’Islam[3] était violent par essence. Mais Elie Barnavi nous a mis en garde : « il y a les textes sacrés, et il y a ce que les hommes en font »[4]. « Les Écritures sont des auberges espagnoles, on y vient avec ce qu’on a et l’on y trouve ce qu’on veut ».[5]Ainsi, conclut-il, « il n’y a pas de vrai islam. La lecture de l’émir d’al-Qaida est aussi « vraie » que celle de n’importe qui. Elle est simplement criminelle »[6].
Il est vrai, nous le savons, qu’il est toujours possible de projeter dans un texte, même sacré, ses propres désirs et de l’utiliser pour justifier ses choix personnels. Il est vrai aussi qu’en ce qui concerne l’islam tout particulièrement, l’absence d’une autorité centrale et d’autre part, comme nous allons le voir, le refus trop général de soumettre le Coran à une investigation scientifique, le rend malléable. Mais ces remarques ne nous dispensent pas de nous pencher sur les textes et de les interroger.
Il est certes possible à travers le Coran[7] de trouver une légitimation de la violence.
Si, dans nombre de versets[8] Mahomet donne simplement des conseils qui relèvent de la prudence ou de l’art militaire face à des ennemis[9], en de nombreux endroits, le prophète précise de quelle manière forte il faut traiter les polythéistes, les idolâtres, les immoraux, les violents, les « gens du Livre » (juifs et chrétiens principalement), les « hérétiques » musulmans.[10]
Certains commentateurs[11] disent « l’Islam, comme tout monothéisme, valorise la paix (silm ou salâm) qu’il assimile à la sécurité, au Salut et parfois à l’islam lui-même par dérivation sémantique de la même racine (S.L.M.). la formule de salutation entre les musulmans est « salut et paix sur vous » (salam ‘alaykum) : ceux qui croient entre dans la Paix (2, 208). Dieu dirige sur le chemin du Salut (salâm) (5, 16). » Mais, ces mêmes commentateurs soulignent que « la guerre, bien qu’elle soit détestable, a une finalité légitime » à condition qu’elle soit sainte. Et elle l’est lorsqu’elle est déclarée « contre les non-musulmans, les païens et les gens du Livre (juifs et chrétiens). Les païens doivent être islamisés et les gens du Livre peuvent garder leur religion en contrepartie de l’impôt de capitation »[12]. Quant aux guerres d’intérêt général, elles ne sont pas saintes. « Elles ont lieu entre musulmans, notamment pour le rétablissement de l’ordre public confessionnel contre les rebelles, les renégats et les brigands. Les règles de la guerre varient selon qu’elles sont saintes ou d’intérêt général ».
A propos de la manière de traiter les « gens du Livre » décrite dans le Coran, on cite le verset 29 de la sourate 9 qui évoque l’impôt de capitation : « Tuez tous ceux qui ne croient pas en Allâh ni au dernier jour, et qui n’interdisent pas ce qu’Allâh et son Apôtre ont interdit, et quiconque ne pratique pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils aient payé le tribut de leurs (propres) mains et qu’ils soient humiliés. »
Pour Redissi et Lane, « le texte est clair, et son exégèse constante confirme le devoir de combattre les gens du Livre. La seule note positive consiste à dire, de la part des interprètes, que l’humiliation signifie, par euphémisme, que les prescriptions islamiques les régissent. »[13]
Pour Edouard Montet[14], ce passage est « très embarrassant », d’une « interprétation difficile » : « Si le texte en est sûr, il signifierait que les idolâtres et les gens du Livre, c’est-à-dire les Juifs et les Chrétiens, infidèles à leur propre religion, doivent être mis à mort. Quant aux gens du Livre fidèles à leur religion, ils doivent être soumis à la capitation, et par ce fait mis en état d’infériorité. Mais est-ce bien là le sens du verset ? S’il s’agit des Juifs et des Chrétiens, ce verset est en contradiction avec les déclarations très nettes et très positives de Mahomet (5, 73 et 85) qui sont très favorables non seulement aux Juifs et aux Chrétiens, mais aussi aux Sabéens[15]. Mais « ceux qui ont reçu le Livre » sont-ils dans ce passage les Juifs et les Chrétiens ? S’agit-il, comme on l’a pensé quelquefois, des adorateurs du feu, qui eux aussi avaient des livres religieux (le Zend-Avesta)[16], et que l’on désignait sous le nom de Mages au temps de Mahomet ? ».
Quant aux versets « positifs » de la sourate 5 évoquée, que disent-ils ?
Le verset 73 déclare : « En vérité, ceux qui croient (les Musulmans), et ceux qui sont Juifs, et les Sabéens, et les Chrétiens, et quiconque croit en Allâh et au jour dernier, et qui fait le bien, il n’y aura pas de crainte pour eux et ils ne seront point affligés ». Ce verset est apparemment en contradiction avec le verset 79 de la sourate 3: « Celui qui désire autre chose que l’Islam comme religion, cela (ce culte) ne sera pas accepté par Lui (Allâh), et lui sera dans l’autre monde (du nombre) de ceux qui perdent. »
Le verset 85, toujours dans la sourate 5, dit : « Tu trouveras certainement que les plus forts ennemis de ceux qui croient (les Musulmans) sont les Juifs et les païens. Et tu trouveras certainement que ceux qui sont les plus proches par l’amour de ceux qui croient (les Musulmans), sont ceux qui disent : « En vérité, nous sommes Chrétiens. » C’est parce qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines, et parce qu’ils ne sont pas orgueilleux. » Or ce verset très favorable aux Chrétiens, est inséré dans une sourate où les jugements sévères contre les Juifs et les Chrétiens abondent. Au verset 17, par exemple, on lit « Et quant à ceux qui disent : « En vérité, nous sommes chrétiens », Nous avons accepté (aussi) leur alliance, (mais) ils ont oublié une partie de ce dont ils devaient se souvenir. (Aussi) avons-Nous excité parmi eux l’inimitié et la haine jusqu’au jour de la résurrection. Allâh leur dira (alors) ce qu’ils ont fait. » Au verset 19: « Ils sont dans l’erreur ceux qui disent : « En vérité, Dieu c’est le Messie, le fils de Marie. » Dis-(leur) : « Qui peut en quelque manière maîtriser Allâh, s’Il veut détruire le Messie, le fils de Marie, et sa mère et la totalité de ceux qui sont sur la terre ? ». Au versets 40 et 41: « Quant à ceux qui ne croient pas, si tout ce qui est sur la terre et autant encore, et qu’avec cela ils offrissent une rançon pour le châtiment du jour de la résurrection, elle ne serait pas acceptée de leur part ; (mais) à eux (est réservé) un châtiment douloureux. Ils voudront sortir du feu, mais ils n’en sortiront pas ; car à eux (est réservé) un châtiment éternel. » Ou encore, le verset 76: « Ils sont incroyants ceux qui disent : « En vérité, Dieu est le messie, le fils de Marie. » Mais le Messie a dit : « O Enfants d’Israël ! Adorez Dieu, mon Seigneur et votre Seigneur ». En vérité, celui qui donne des associés à Allâh, Allâh lui interdit le Paradis, et sa demeure sera le Feu de (l’Enfer) ; car pour les injustes il n’y aura personne qui les secoure. »
Ces contradictions frappent et embarrassent tout lecteur non-musulman qui, en toute bonne foi et sans a priori, ouvre pour la première fois le Coran. Et nous avons vu qu’un spécialiste des langues orientales comme Edouard Montet ne sait que penser.
Pour Redissi et Lane, le problème vient du fait que « le Texte et les lecteurs ont mal grandi ensemble »[17]. Certains lecteurs, dirons-nous. Une majorité non-instruite ou mal instruite lit encore le Coran comme au temps du Prophète, au temps de la conquête, au temps des croisades ou au temps de la colonisation. Beaucoup jettent les versets les plus durs à la face d’un Occident jugé immoral et à celle des aux régimes apostats cautionnés par cet Occident [18]. Il n’empêche que « l’Islam, de nos jours, ne manque pas (…) de voix qui prônent, au nom de ses propres valeurs, la paix et la concorde entre les hommes et les peuples. Mais ce sont, malheureusement, des voix minoritaires. On pourrait même affirmer, sans grand risque de se tromper, qu’aux yeux de la masse musulmane, ce sont des voix défaitistes, suspectes, en collusion avec l’ennemi, qui ne peuvent mener qu’à la résignation et à la perpétuation de la domination des infidèles. »[19] Comme jadis, l’Islam a été, a posteriori, utilisé pour justifier la conquête, il est détourné aujourd’hui au profit d’une idéologie terroriste.
Nous disons idéologie car nous ne sommes pas sûrs encore que l’Islam induise nécessairement cette vision, cette seule vision. Peut-être est-elle le fruit d’une lecture possible, mais partielle, tendancieuse et dépassée.
Il nous faut donc aller plus loin d’autant plus que du côté occidental, l’existence d’une idéologie islamiste permet d’entretenir et de cautionner des réflexes voire des politiques racistes, xénophobes, nationalistes, identitaires ou sécuritaires.
Prenons, tout d’abord, le mot jihâd traduit très souvent par l’expression « guerre sainte » qui est elle-même ambigüe. En arabe, le mot guerre, au sens habituel du terme, est harb. Jihâd se traduit plus correctement par « effort sur le chemin de Dieu », « effort contre soi-même en vue d’une perfection »[20]. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une « guerre sainte ». Il s’agit d’une prescription qui oblige l’ensemble des musulmans : « la Communauté comme telle (oumma) doit toujours poursuivre son « effort » pour continuer à faire régner et étendre sur terre « les droits de Dieu et des hommes » prescrits par le Coran »[21]. L’ »effort sur le chemin de Dieu » peut être armé si le territoire musulman est attaqué ou envahi mais il ne s’agit pas d’une guerre d’extermination car le but est toujours d’établir « les lois de Dieu ». Cet « effort armé » a suivi les règles ordinaires des guerres suivant les époques. A l’époque contemporaine, le jihâd armé a été parfois entendu comme « propagande missionnaire » et le jihâd plus largement comme tout « effort de culture ou de civilisation », comme « mobilisation des énergies en vue de grands travaux qui contribueront à l’indépendance économique d’un pays, une acculturation arabe, une propagande pour éveiller le sens civique d’un peuple ».[22] Une « lutte contre la pauvreté et le retard » peut être appelée jihâd.[23] L’essentiel est, dans tous les cas, une intériorisation de cet « effort » comme le révèle un hadîth qui « rapporte qu’au retour d’une expédition militaire, le prophète disait : « Nous voici revenus du petit jihâd pour nous engager dans le grand jihâd, l’effort de l’âme ». »[24] Dans la tradition soufie qui privilégie l’intériorisation, l’amour de Dieu, la contemplation, l’ascétisme, c’est, bien sûr, le « grand jihâd » qui est mis en valeur et que l’on doit mener contre les vices et les passions.[25]
Par ailleurs, si nous nous sommes attardés aux versets de « guerre », il faut reconnaître qu’il y a autant de versets consacrés à la paix qu’il n’y en a consacrés à la guerre, des versets qui prônent le respect de la vie innocente[26] et la tolérance[27]. On a relevé dans le Coran « 124 (…) versets qui appellent les musulmans à la patience, à la tolérance, à l’amnistie et au pardon ».[28]
A première vue, ce mélange incite à penser que chaque lecteur mettra en évidence ce que bon lui semble. Mais vu le « désarroi du lecteur non-arabisant »[29], il faut avant tout apprendre à lire le Coran.[30] Et ce n’est pas chose simple.
Tout d’abord, si l’établissement d’un texte original arabe pose déjà problème[31], la langue arabe elle aussi est une difficulté car elle « agit non par sa logique, mais par la subtilité infinie de ses allusions »[32]. d’autre part, toujours en suivant l’avis des spécialistes, quand on parle du Coran en Islam, « il ne s’agit pas du Livre en l’état premier de sa simple littéralité » mais du « Coran tel d’abord qu’il est chanté et physiquement entendu » et comme nous le verrons plus loin, « tel qu’il est lu, interprété, médité, commenté et compris par le musulman dans sa Communauté »[33]. Enfin, d’une traduction à l’autre, le texte peut prendre des colorations fort différentes. Des traductions ont été faites, à certaines époques d’affrontement entre chrétiens et musulmans, avec l’intention de rendre le texte désagréable au lecteur occidental. Nombre de traductions ont été faites à partir d’autres traductions ce qui rend le texte encore plus improbable. Pour un musulman, la traduction du Coran est impossible puisqu’il s’agit d’un texte miraculeux, d’essence divine. Toute traduction ne peut être qu’un commentaire (tafsîr) mais, au début du XXe siècle, « il fut admis qu’un musulman ignorant l’arabe, pouvait lire le qu’ran dans une traduction convenable qu’il était autorisé à utiliser légitimement même pour réciter ses prières. »[34]
Se pose ensuite le problème de l’ordre des sourates.
Certaines sourates correspondent à la période de La Mecque[35] d’autres à celle de Médine, d’autres encore pendant l’hégire. Pour certaines, les avis divergent. De plus, des parties d’une même sourate ont été révélées à Mahomet en des lieux et des époques différentes. Quoi qu’il en soit, traditionnellement, les musulmans disent : « que l’ordre des sourates soit défini par arrêté prophétique ou par décision des compagnons, nous nous devons de le respecter (…) » et « l’ordre des versets au sein des sourates est (…) défini par arrêté du Prophète (…) sans aucune divergence parmi les musulmans. Gabriel révisait et étudiait le Coran avec le Prophète chaque Ramadan et lui indiquait l’emplacement de chaque verset et l’ordre des versets de chaque sourate (…) ».[36]
Les sourates sont approximativement classées dans un ordre de longueur décroissant, mis à part la première sourate qui est, en fait, une prière d’introduction.[37]
Ceci dit, cet ordre déroute de nouveau le lecteur occidental car les 114 sourates[38] ainsi disposées « n’ont entre elles aucun lien logique ou chronologique ». De plus, « rares sont celles qui traitent d’un seul sujet (…) ou même paraissent construites avec une certaine logique. »[39] Différentes éditions ont proposé un ordre chronologique[40] qui ferait revivre l’itinéraire du Prophète. d’autres se sont construites sur d’autres critères.
Ces remarques nous entraînent à nous poser la question de savoir s’il faut accepter telle quelle la tradition musulmane ou la soumettre, comme on l’a fait pour la Bible, aux méthodes modernes d’analyse. Beaucoup de savants (au sens occidental du terme) musulmans le souhaitent mais se heurtent à l’affirmation farouche que le Coran est incréé ou « pré-créé », parfait, inimitable, inaltérable, éternel et si divin que, pour « certains musulmans, un infidèle touchant le qu’ran commettrait déjà un sacrilège ».[41]
« L’orthodoxie islamique, continue A. Chouraqui, affirme avec une intransigeance sans faille que le qu’ran vient entièrement d’Allah, tandis que la critique coranique y décèle l’oeuvre humaine d’un prophète de génie nourri non seulement d’une inspiration divine mais encore de traditions, d’histoires et d’enseignements diffusés, en Arabie, par rabbis et moines fidèles aux traditions bibliques. L’islam libéral atteste que cette opinion hétérodoxe est néanmoins compatible avec maintes traditions islamiques fort anciennes »[42]
Pour en revenir aux contradictions dont nous sommes partis, les musulmans orthodoxes diront qu’« il n’y a nulle contradiction dans le Coran. Le verbe coranique brille par son éloquence et son extrême précision si bien que le signifiant et le signifié sont parfaitement en harmonie, ne s’écartent guère l’un de l’autre et véhiculent un sens précis en fonction du contexte. »[43]
Il n’empêche que l’Islam orthodoxe a développé des règles d’exégèse qui peuvent se résumer ainsi : « Les savants de tous les temps, nous dit-on, reconnaissent deux catégories d’exégèse (tafsir) : (…) l’exégèse par tradition, (…) l’exégèse par l’opinion juste, et selon un ijtihâd correct fondé sur les sciences et les connaissances citées précédemment ». Cette dernière exégèse s’appuie toujours sur la tradition. « Celui qui interprète le livre de Dieu -Exalté soit-il- se doit de chercher son sens dans le Coran lui-même. S’il ne l’y trouve pas, qu’il le recherche dans la Sunna authentique et avérée [44]. S’il ne l’y trouve pas, qu’il les recherches dans les propos des Compagnons en évitant les narrations faibles ou controuvées ainsi que les israélismes (…). S’il ne trouve pas ce qu’il cherche dans les propos des Compagnons, qu’il cherche dans les propos des Successeurs. L’accord de ces derniers sur une chose indique -avec une forte probabilité- qu’ils le reçurent de la part des Compagnons. En cas de divergence, qu’il choisisse la meilleure opinion et qu’il donne l’avantage _ l’opinion la mieux appuyée par des preuves. S’il ne trouve rien dans leurs propos pouvant servir d’interprétation pour un verset, car ces propos sont jugés faibles, controuvés ou faisant partie des israélismes rapportés par les gens du Livre qui embrassèrent l’Islam, alors qu’il emploie sa raison au mieux et qu’il n’épargne aucun effort à condition qu’il possède tous les instruments de l’ijtihâd (effort intellectuel de déduction à partir des textes). Ce faisant, il doit respecter les règles suivantes… »[45] Notons que cette dernière exégèse, par l’opinion et l’ijtihâd, est interdite par certains auteurs.
L’exégèse est nécessaire, nous dit-on encore, à cause d’une « faiblesse ». Ce sont les narrations intruses, mensongères, inventées, introduites par les « gens du Livre », ce sont des paroles et des faits non vérifiés.
Par ailleurs, certains versets sont dits mansûkh (abrogés) car une révélation ultérieure dans d’autres versets vient les modifier ou les corriger selon une théorie qu’on a appelée théorie de l’abrogation qui s’appuie sur ce verset : « Nous n’abrogerons (aucun) verset (de ce livre), ni n’en ferons oublier (un seul par toi), sans en apporter de meilleur ou de semblable. Ne sais-tu pas qu’Allâh est puissant sur tout ? ».[46] On a donc conclu que les versets les plus récents abrogeaient les plus anciens et que les plus récents étaient les plus durs.
En ce qui concerne le problème de la violence précisément, « les ulamas [47] , dans leur grande majorité, reconnaît un musulman, justifient systématiquement l’emploi des méthodes violentes et de la contrainte physique à l’encontre des musulmans récalcitrants, dans certains cas, et à l’encontre des non-musulmans, dans d’autres cas, en recourant au principe de l’abrogation (naskh). Ainsi tous les textes -et ils sont fort nombreux- qui prônent la bonne parole et le pardon, et plus généralement une attitude conciliante ou une remise du sort de l’indélicat et du non-croyant à Dieu et à l’au-delà, sont, selon l’interprétation dominante, pour ainsi dire caducs depuis le jour où l’Islam, la seule religion vraie, a eu triomphalement par la force le dessus sur ses adversaires.
Autrement dit, quiconque soutient que ce n’est pas l’Islam, en tant que tel, qui justifie la violence, doit savoir qu’il heurte de front la lecture majoritaire des textes fondateurs (…)« .[48]
d’autres[49] affirment que « les versets les plus belliqueux du Coran n’ »abrogent » pas, en réalité, ceux qui sont plus tolérants et pacifiques. »
Se basant sur une « analyse rhétorique » c’est-à-dire sur l’art de la composition du texte, Michel Cuypers estime que le désordre du texte n’est qu’apparent et qu’il faut lire les versets dans leur contexte pour en faire apparaître le sens. Or, si on replace le fameux verset 2, 100 dans son contexte, on remarque qu’il répond à une protestation des Juifs qui estimaient que Mahomet avait modifié dans sa récitation du Coran des versets de la Torah. Donc, c’est la révélation ancienne de la Torah qui est abrogée et non une ancienne révélation coranique. Dès lors, les extrémistes islamistes ne peuvent plus se servir « de l’argument de l’abrogation pour considérer notamment que les versets les plus durs de la sourate 9 (…) incitant les musulmans à combattre les infidèles, abrogent à peu près 130 versets plus tolérants qui ouvrent les voies d’une coexistence pacifique entre les musulmans et les autres communautés.(…) Les extrémistes estiment (comme déjà certains commentateurs anciens) que la sourate 9 est la dernière sourate révélée, abrogeant notamment les versets plus « ouverts » et tolérants de la sourate 5, alors que tout, dans cette dernière, montre qu’il s’agit d’un texte-testament, qui clôt la révélation. »
d’autres encore[50], par contre, pensent que c’est « en réactivant et en rénovant la théorie de l’abrogation » qu’on arrivera, par exemple, à dépasser les versets les plus violents à l’égard des juifs et des chrétiens, pour que, le Coran, souhaitent-ils, « s’arrête définitivement et irréversiblement sur le verset (…) : « Ceux qui croient, les juifs, les sabéens, les chrétiens qui croient en Dieu et au jour dernier, et qui pratiquent la vertu, seront exempts de toute crainte et ne seront pas affligés. »[51]
Plusieurs savants estiment que ces débats sur l’abrogation ou la non-abrogation sont inutiles et qu’il est plus important de distinguer l’essentiel du circonstanciel. « L’Islam est en effet, comme toute religion, un système de croyances et de valeurs d’où découlent des normes et des rites appropriés. Mais les systèmes religieux ne sont point désincarnés, ils sont véhiculés par des hommes mus par toutes sortes d’intérêts et vivant dans des contextes historiques déterminés. d’où certaines permanences d’une part, et certaines ruptures d’autre part. » A partir de là, Abdelmajid Charfi[52] entreprend de chercher les facteurs qui, dans le passé, ont favorisé une vision violente de l’Islam. Il en relève trois : la persistance des guerres qui induit que la guerre est une fatalité, la pauvreté due au sous-développement, aux situations coloniales et post-coloniales, et, enfin et surtout l’oubli de la distinction qu’il faut faire « entre le message prophétique de Muhammad, d’une part, et la pratique historique des Musulmans, ainsi que la production exégétique et théologique, intellectuelle et théorique, qui a prétendu le concrétiser fidèlement, d’autre part. » C’est ainsi, pour notre auteur, le message a été « perverti sous le poids des différentes pesanteurs historiques. » Quel est l’essentiel du message ? C’est une incitation « à toujours plus de paix, de justice, de liberté, d’égalité et de respect de la dignité humaine. » Dès lors, une « saine interprétation du Coran » doit distinguer « les valeurs centrales qu’il véhicule et les solutions conjoncturelles qui se sont imposées au Prophète » notamment lorsqu’il doit faire face aux attaques de la tribu arabe des Koraichis ou aux persécutions des juifs, à Médine. Les sourates violentes sont presque toutes médinoises. Par la suite, les Ulamas n’ont pas respecté « l’état d’esprit qui régnait au temps de la révélation » : les fondateurs de l’empire musulman « avaient un besoin urgent de justifier leur oeuvre et de la couvrir d’une légitimité religieuse », ils ont considéré « qu’ils sont les fidèles continuateurs du prophète, en procédant à une subtile utilisation des mêmes termes pour qualifier ses combats défensifs et leur offensive militaire systématique contre les pouvoirs en place dans la zone qui va de l’Inde à l’Atlantique. » C’est là, pour Charfi, « la clef de la réputation qui a été faite à l’Islam, comme religion de la violence. » Cette confusion était d’autant plus facile qu’à cette époque où l’emploi de la force scandalisait moins qu’aujourd’hui, la victoire était le signe d’une supériorité religieuse et la défaite celui d’une punition de Dieu. Aujourd’hui, beaucoup de musulmans estiment qu’ils sont des croyants fidèles dans la mesure où ils continuent à glorifier la force comme l’ont fait les premières générations réputées infaillibles. C’est pourquoi Charfi ne craint pas de déclarer que « le problème des Musulmans est, en fin de compte, un problème de retard historique » indépendamment du fait qu’il n’y a pas de magistère ni de distinction entre spirituel et temporel. L’Islam est fondamentalement un message de paix mais ce qui l’empêche d’agir dans ce sens s’appelle: « misère, ignorance, analphabétisme, chômage, corruption, despotisme, domination de la force brutale, économisme débridé, pensée unique, etc.. »
La pensée unique se manifeste spécialement lorsqu’un musulman initié aux méthodes de l’exégèse scientifique telle qu’elle s’est s’élaborée à l’époque contemporaine, tente de scruter la révélation coranique pour « opérer une nette distinction entre la dimension événementielle des faits et des comportements présentés et leur contenu dogmatique. » Ainsi, lorsque l’intellectuel égyptien Muhammad Ahmad Khalaf Allah[53] se prépare en 1947 à présenter sa thèse sur L’art des récits anecdotiques dans le Coran, il se verra refuser le droit de la défendre et devra rédiger une autre thèse pour obtenir en 1952 son titre de Docteur ès Lettres.[54] L’intention de l’auteur était de considérer le Coran comme une autre œuvre littéraire afin de bien « saisir le signifié au delà du signifiant ».
Il ne manque pas d’intellectuels musulmans[55] pour souhaiter un renouvellement de l’exégèse : « Une nouvelle exégèse, ne reniant pas forcément les richesses et les acquis positifs du passé, est nécessaire, et elle a besoin d’un climat d’aventure, d’échange, et de tension pour être à jour, et répondre à toutes les inquiétudes. En créant ce fertilisant climat de tension, qui avait dramatiquement manqué à l’Islam durant des siècles, le dialogue peut avoir pour rôle de sortir les musulmans de leur faux confort, et d’ouvrir de nouveau leurs coeurs et leurs oreilles au Message de Dieu. Car si la Parole de Dieu, comme le croit tout musulman, est éternelle, il en découle forcément que, quoique révélée dans le temps et l’espace, elle transcende aussi la temporalité et spatialisation, pour être toujours et partout audible, présente et constamment neuve. Elle doit donc être perçue et reçue, non d’une manière statique, mais comme une somme de virtualités et de potentialités qui doivent être sans cesse actualisées par une interrogation toujours recommencée. Cette exigence n’est pas forcément révolutionnaire. Elle est celle de nombreux exégètes du passé qui avaient été justement fascinés par la richesse de significations du mot coranique, qui brise les barrières habituelles du langage sous la poussée exubérante des virtualités. d’où la nécessité d’écouter Dieu avec nos oreilles d’aujourd’hui, dans l’instant constamment présent. La relance d’une exégèse moderne, cumulant à la fois la prudence et les audaces, en prise directe sur les angoisses, les inquiétudes et les interrogations de notre temps, est donc la condition sine qua non pour que Dieu ne soit pas exproprié du monde, et redevienne présent dans l’agir humain. Elle ne peut se développer ailleurs que dans un climat du dialogue avec tous, croyants et incroyants ».[56]
Il est vrai qu’une investigation scientifique peut être révolutionnaire et risque de mettre à mal bien des idées fermement enracinées dans la mémoire musulmane.
Michel Cuypers en est bien conscient. Si un nombre croissant d’intellectuels musulmans dénoncent les manipulations politiques du texte et « réclament une étude scientifique du texte, comme les chrétiens l’ont fait pour la Bible », il n’empêche que « le chemin est évidemment beaucoup plus long et laborieux, et (que) les résultats en sont imprévisibles ». Il est certain que « la manière la plus efficace de lutter contre la violence et le terrorisme des extrémistes islamistes serait d’imposer, dans le cycle d’éducation des jeunes, la lecture de l’Encyclopédie du Coran, fruit de ce type d’approche scientifique et critique du Livre ». Mais « la grande difficulté, au Moyen-Orient, est que l’éducation repose essentiellement sur la tradition et la mémorisation, et non sur la réflexion et l’esprit critique. » [57]
On peut sans peine imaginer le séisme qui serait provoqué dans le monde musulman par la diffusion de l’œuvre du chercheur belge Edouard-Marie Gallez[58]. Dans sa thèse de doctorat Le messie et son prophète, Aux origines de l’Islam[59], l’auteur rassemble, poursuit et consolide les intuitions d’un certain nombre de chercheurs qui remettent en question les théories classiques sur les origines de l’Islam et du Coran[60]. L’ouvrage, iconoclaste aux yeux d’un musulman, explique les « contradictions » et les obscurités en en défendant la thèse d’une compilation de textes plusieurs fois manipulés.
Pour ce qui est du contenu, E.-M. Gallez défend l’idée qu’« à l’origine de l’Islam, on trouve un groupe de judéo-chrétiens ou plutôt de judéo-nazaréens hérétiques, qui ont tenté d’instrumentaliser les Arabes pour conquérir « le Terre ». Finalement, les Arabes de Mahomet et de Umar ont oublié leurs mentors (ou les ont exterminés) tout en développant les virtualités théologico-politiques d’une idéologie en incubation depuis le début de l’ère chrétienne. »[61]. Pour cette secte judéo-nazaréenne, « le salut n’est pas spirituel, il ne passe pas par une réforme intérieure que l’on nomme conversion. » Dans leur vision du monde, les appartenances communautaires distinguent et séparent deux groupes : les fils des ténèbres et les fils de la lumière. Le monde vit dans l’« affrontement du dar al-islâm, le domaine où l’islam est instauré comme loi du pays et où les non-musulmans sont soumis, et le dar al-harb ou le domaine de la guerre c’est-à-dire les pays et institutions à conquérir puisque Dieu les a donnés aux musulmans. » Cette vision est à l’origine judéo-nazaréenne et tire sa force d’un christianisme « contrefait » dans lequel Jésus n’est pas le « Fils de Dieu venu visiter son peuple » mais le « Messie suscité par Dieu ». Enlevé au ciel avant sa crucifixion et remplacé sur la croix par un sosie, il ne redescendra que lorsque « le Pays (la Palestine) sera débarrassé de la présence étrangère et que le temple sera rebâti par les vrais croyants. » Les continuateurs arabes passeront de la Terre d’Israël à la terre tout entière donnée par Dieu aux vrais croyants. Telle est la source du terrorisme islamique ; les terroristes « croient sincèrement sauver le monde puisqu’ils pensent détenir la recette de son salut. Or, l’importance d’une telle fin justifie les moyens : que vaut la vie d’un homme, ou celle de quelques millions d’hommes, si le salut du monde est en jeu ? C’est là où se trouve la perversion totale de ces idéologies capables de transformer des hommes paisibles et pacifiques en assassins, comme on le voit aujourd’hui en de nombreux pays. »[62]
Dans une analyse très pointue du verset 256 (257 dans mon édition) de la sourate 2, traduite la plupart du temps « Pas de contrainte en matière de religion », E.-M. Gallez, met en évidence une violence « douce » qui échappe au lecteur non-averti.[63] Littéralement, il faudrait traduire « pas de contrainte dans la religion ». S’agit-il de la religion en général ? En se référant à l’exégèse classique de Tabârî[64], le plus célèbre des historiens et des commentateurs de l’Islam considéré par certains comme le plus grand savant islamique de tous les temps, E.-M. Gallez considère qu’il faut traduire le verset par « Pas de contrainte dans l’Islam ».[65] C’est-à-dire que nul ne peut être contraint à embrasser l’Islam. Ce verset viserait notamment les « gens du livre » dans la mesure où ils acceptent la « capitation »[66]. Poussant plus loin son investigation philologique à la lumière des autres emplois des mots traduits par « contrainte » et religion », l’auteur en arrive à cette traduction : « Pas de trouble dans le culte à rendre à Dieu » qui s’harmonise parfaitement avec la suite du verset : »Le bon chemin se distingue en effet de l’errance… Dieu est le Patron de ceux qui croient : Il les fait sortir des ténèbres à la lumière. Mais ceux qui kafarent (« ceux qui « recouvrent » et empêchent le chemin de Dieu » selon 1,47 ; autrement dit les mécréants impies condamnés à l’enfer) ont pour patrons les tâghût (démons rebelles ou entités idolâtres): ceux-ci les font sortir de la lumière aux ténèbres ».
Avec la même rigueur, l’auteur examine les autres versets qui, dans le Coran, sont utilisés pour fonder l’idée de tolérance (9,6 ; 5,48 ; 10, 99-100, 5,32 ; 18,29) et conclut qu’ »hormis le verset 5,32 (35 dans notre édition) et à condition de revenir au texte tel qu’il figurait très vraisemblablement sur le feuillet originel, aucun passage du Coran ne permet de fonder autre chose qu’une tolérance islamique, refusant tout respect aux non musulmans. Ce qui est compréhensible : le respect des personnes suppose toujours une certaine égalité devant Dieu. Ceci est impensable et expressément nié (par exemple en 6,165 et 16,75). Dieu Lui-même est dit placer Ses fidèles au-dessus des autres et leur enseigner à mépriser les non musulmans, qui ne possèdent au mieux qu’un droit provisoire d’exister avant d’aller en enfer. »[67]
E.-M. Gallez soulève en fait le problème de la dhimma c’est-à-dire du pacte qu’un État régi par la charia passe avec un non-musulman pour en faire un dhimmi, un allié ou protégé. Ce statut s’applique essentiellement aux « gens du livre » qui moyennant le paiement de la capitation (jizya) sont exempts de certaines obligations (comme l’aumône « zakât » obligatoire ou le service militaire) en échange d’une protection pour leur personne et leurs biens.[68]
De nouveau, les interprétations et applications du principe diffèrent suivant les lieux, les époques et les commentateurs, suivant aussi les circonstances soit que la dhimma ait été acceptée avant ou après un combat, par exemple.
Les musulmans se plaisent à souligner que Mahomet fut un pionnier dans le dialogue interreligieux en rappelant notamment qu’il avait conclu un pacte avec les chrétiens du Sinaï au monastère Ste Catherine.[69] Il s’agit peut-être d’une légende mais deux autres textes du VIIe siècle sont tout-à-fait authentiques : le pacte de Narjan et surtout le pacte de Umar le plus souvent cité.
Le pacte de Najrân est considéré comme le plus libéral accordé aux chrétiens de « Najrân et alentours » après leur soumission à l’autorité du prophète de l’Islam. Il protège « leurs biens, leurs personnes, la pratique de leur culte, leurs absents et présents, leurs familles et leurs sanctuaires, et tout ce qui grand et petit, se trouve en leur possession ». Il stipule « aucun évêque ne sera déplacé de son siège épiscopal, ni aucun moine de son monastère, ni aucun prêtre de sa cure, aucune humiliation ne pèsera sur eux, ni le sang d’une vengeance antérieure à la soumission, ils ne seront ni assemblés ni assujettis à la dîme, aucune troupe ne foulera leur sol et lorsqu’un d’eux réclamera son dû, l’équité sera de mise parmi eux, ils ne seront ni oppresseurs ni opprimés et quiconque d’entre eux pratiquera dans l’avenir l’usure, sera mis hors de ma protection, aucun homme parmi eux ne sera tenu pour responsable de la faute d’un autre ».[70]
Plus souvent cité est, à la même époque, le pacte de Umar ou Capitulations de Umar. Ce calife établit un pacte avec les chrétiens de Syrie qui servit de modèle en de nombreux lieux vis-à-vis des juifs, des samaritains, des chrétiens, nestoriens, sabéens, zoroastriens, hindous, le plus souvent indigènes des territoires conquis. Voici le texte tel qu’il a été partiellement abrégé avec quelques variantes mineures par Ibn ‘Arabî, le maître du soufisme[71]:
« Ils (les chrétiens) ne bâtiront pas de nouvelle église, ni de couvents ni de cellules ni d’ermitages dans leurs villes ou dans les territoires avoisinants. Ils ne renouvelleront pas (ces lieux), de sorte qu’il faut les laisser tomber en ruine ; ils n’empêcheront pas les musulmans (d’utiliser) leurs églises de telle façon que ceux-ci (les musulmans) puissent y séjourner pendant trois nuits et ils (les chrétiens) leur fourniront la nourriture.
Ils (les chrétiens) ne donneront pas l’hospitalité à des espions, et ils ne cacheront aux musulmans aucun genre de conspiration (qu’il y ait) contre eux ; ils n’enseigneront pas le Coran à leurs fils ; ils ne manifesteront pas leur associationisme (shirk)[72] ; ils n’empêcheront pas leurs proches d’embrasser l’Islam, s’ils le désirent.
Ils montreront du respect aux musulmans, et ils se lèveront de leurs sièges quand ceux-ci (les musulmans) voudront s’y asseoir ; ils ne se feront semblables aux musulmans en rien de ce qui concerne le vêtement, le chapeau, le turban, les sandales et la coiffure ; ils ne prendront ni les noms ni les titres des musulmans.
Ils (les chrétiens) ne chevaucheront pas sur la selle, ils ne porteront pas d’épée à la ceinture, et ils ne posséderont pas d’autre genre d’armes ; ils n’utiliseront pas les lettres arabes dans leurs sceaux, et ils ne vendront pas de boisson alcoolisée ; ils couperont la partie antérieure de leur chevelure (sur le front), ils garderont partout leur façon de s’habiller, et ils porteront aussi une ceinture (zunnâr) autour de la taille.
Ils (les chrétiens) n’exhiberont ni leurs croix ni leurs livres dans les rues parcourues par les musulmans ; ils n’enterreront pas leurs morts à côté des morts musulmans, ils ne feront sonner leurs cloches que très doucement, ils n’élèveront pas la voix en lisant dans leurs églises, qui sont proches des musulmans.
Ils (les chrétiens) ne feront pas de tours (en procession), ils n’élèveront pas la voix en accompagnant leurs morts (aux funérailles) et ils n’allumeront pas de feu (des bougies) en faisant cela. Ils n’achèteront pas les esclaves qui ont été destinés aux musulmans.
Au cas où ils transgresseront une quelconque de ces capitulations (shurût) qui leurs sont imposées, ils (les chrétiens) n’auront plus de droit de protection (dhimma), et dans ce cas-là il sera licite aux musulmans de les traiter comme des gens rebelles et séditieux. »[73]
L’authenticité des Capitulations ici résumées a été mise en doute par de nombreux chercheurs qui les datent du VIIIe siècle au moment où, sous le règne des Omeyyades, la politique musulmane devint plus rude pour les non-musulmans et qui les considèrent comme fort sévères par rapport aux stipulations de Mahomet lui-même[74]. Peu importe car ce texte, qu’il date du VIIe ou du VIIIe siècle, est considéré comme authentique dans la tradition musulmane et a servi et sert encore de référence à nombre de législation islamique.
Le grand juriste al-Shafi’i[75], fondateur d’une des quatre écoles (madhhab) de droit (fiqh) en Islam, l’école Shafiite qui inspire encore aujourd’hui bien des législations, a établi un modèle de convention de dhimma à imposer aux infidèles. Cette convention reprend les exigences des Capitulations et en ajoute de nouvelles[76]. Ibn Taymiyya[77] estimé, par certains, comme l’un des plus grands théologiens de l’Islam la considéra comme un texte juridique fondamental.
Il faut bien constater que ce type de contrat est inégal. Il s’agit d’une charte octroyée par l’autorité islamique à qui se soumet à elle. Par lui-même, le dhimmi n’a aucun droit en soi. Ses droits sont des droits concédés sous conditions[78]. Le dhimmi est assujetti à des restrictions politiques et juridiques et toute protestation peut être considérée comme une rupture de dhimma et une manifestation antinationale.[79]
Certes, à partir du XIXe siècle, sous la pression des États occidentaux et sous la colonisation, la dhimma fut abolie[80] et des juridictions inspirées de l’occident furent adoptées. Mais la mentalité n’a pas changé pour autant et la dhimma a laissé des traces profondes. Les chrétiens et les juifs sont toujours marginalisés et, dans les pays où la shari’a fut ensuite restaurée, rejetant l’apport de l’occident et de la colonisation, l’idéologie de la dhimmitude a réapparu.[81]
Les restrictions passées et présentes[82] portent leurs fruits même si « les juifs semblent s’en être mieux accommodés que les chrétiens ».[83] Ceux-ci ont vu leur nombre décroître de manière significative en maints pays, victimes de la conception musulmane de la famille, de l’enseignement ou encore de l’organisation politique.[84] De plus, il est incontestable que certains pays islamiques comme l’Arabie Saoudite ou le Soudan s’inspirent des vieux textes juridiques qui ont fondé la dhimma et qu’ils ont durcis.[85]
De cette rapide plongée dans le Coran et dans la tradition musulmane, on constate qu’il y a deux lectures de l’Islam.[86] Une lecture qui distille ce que Bat Ye’or appelle « la culture de la haine » : « C’est une haine qui dénie toute humanité, supprime la liberté de pensée, condamne la différence. Cette haine se nomme « jihad islamique ». Elle invoque des textes religieux que d’autres musulmans contestent. Et parce qu’ils contestent cette interprétation et en proposent d’autres, parce qu’ils veulent vivre en paix avec les nations du monde, leur vie est menacée.[87] Le sang coule constamment en Algérie. Le jihad sème la mort et la terreur en Israël. Au sud-Soudan il a causé la mort de 2 millions de personnes environ, un nombre incalculable de réfugiés et d’esclaves et provoqué des famines meurtrières. En Indonésie, les violences ont fait 200.000 morts au Timor oriental ; les populations chrétiennes des Moluques et d’autres îles, ont été chassées, massacrées, leurs églises incendiées par le jihad. Et il en est de même dans certains États du Nigéria. Des centaines de personnes innocentes sont mortes quand le jihad a frappé la communauté juive à Buenos Aires en Argentine, et les ambassades des États-Unis au Kenya et en Tanzanie. Des Coptes ont été massacrés en Égypte, dans leurs églises ou leurs villages, des touristes ont été tués. Des accusations de blasphème sèment la terreur parmi les Chrétiens du Pakistan et en Iran. Aucune de ces victimes n’avaient commis de crimes. Elles ont été assassinées par la haine. »[88]
d’une telle lecture et de ces faits, on peut conclure que la violence est un trait essentiel de la religion musulmane. Dans une étude sur le langage politique de l’Islam, Bernard Lewis, tout en reconnaissant que les notions de guerre sainte, et de loi sainte n’ont pas « d’origine dans les textes classiques », ajoute : « La charîa est simplement la loi et il n’y en a pas d’autres. Elle est sainte en ce qu’elle vient de Dieu et (en tant qu’elle) est l’expression extérieure et immuable des commandements de Dieu à l’humanité. C’est sur l’un de ces commandements que se fonde la notion de guerre sainte ». Il précise : « L’obligation du djihad se fonde sur l’universalité de la révélation musulmane. La parole de Dieu et le message de Dieu s’adressent à l’humanité ; c’est le devoir de ceux qui les ont acceptés de peiner (djâhada) sans relâche pour convertir ou, tout au moins, pour soumettre ceux qui ne l’ont pas fait. Cette obligation n’a de limite ni dans le temps, ni dans l’espace. Elle doit durer jusqu’à ce que le monde entier ait rallié la foi musulmane ou se soit soumis à l’autorité de l’État islamique. Jusqu’à ce moment, le monde est partagé en deux, la maison de l’islam (Dar al-Islam), où s’imposent la domination et la loi de l’islam, et la maison de la guerre (Dar al-Harb) qui couvre le reste du monde ». [89]
Beaucoup de musulmans qui, selon A. Grignard, dans certains pays, ne sont qu’une minorité[90], adhèrent à cette interprétation qui justifie l’intolérance qu’ils manifestent souvent d’ailleurs contre les musulmans qui ont une autre lecture et qu’ils considèrent comme hérétiques. Parmi ces musulmans pour qui l’Islam est une religion de paix, de tolérance et de fraternité universelle entre les humains, le Muftî Subhî al-Sâlih déclare que « L’islam est l’une des religions les plus tolérantes (…) Tous les hommes sans exception sont d’après le Coran les intendants de Dieu sur terre. C’est Dieu seul qui a le droit de juger s’ils sont dignes de sa confiance. Personne n’a le droit d’intervenir en son nom (…) L’humanisme islamique englobe tous les hommes et recherche le dialogue avec toutes les formes de pensée et de civilisation. On n’a pas le droit d’ériger l’islam en système d’oppression de répression ».[91]
Comment sortir de cette énorme contradiction ?
L’ambigüité des textes subsistera tant que l’investigation scientifique sera interdite ou réputée suspecte : « L’islam ne pourra constituer une véritable science religieuse (…) que dans la mesure où il entreprendra une véritable réflexion sur la nature du langage et sur le rôle de Mohammed comme auteur de la lettre du Coran, où il se fera donc l’herméneute de ses propres fondations en interrogeant le Coran comme un texte humain, ce qui est la condition pour accéder à ce qu’éventuellement il peut contenir de divin, puisque l’Esprit souffle où il veut et qu’il n’est pas question de nier la spiritualité qui traverse le Livre. »[92]
Benoît XVI, au grand scandale de nombreux musulmans, a très justement mis l’accent, dans son fameux discours de Ratisbonne, sur l’importance pour une religion de se confronter au questionnement philosophique.[93] A cette occasion, pour dénoncer toute conversion forcée, il rappelait que « ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu ».[94] Affirmation évidente pour le chrétien mais qui peut paraître creuse à certains musulman sauf si ces musulmans ne se contentent pas de dire « que, en Islam, il n’y a pas de conflit entre la foi et la science, la foi et la raison » alors qu’ « ils se sont néanmoins beaucoup prémunis contre l’application des sciences humaines au champ religieux ». Ils doivent « sauter le pas » et quitter « le cadre dualiste de la connaissance où raison s’opposait à imagination, histoire à mythe, vrai à faux, bien à mal, raison à foi, etc. ».[95] Sans ce travail intellectuel, sans la mise en évidence du caractère conjoncturel de certains versets du Coran, sans un examen critique qui distingue l’histoire et le mythe, les islamistes auront toujours le champ libre pour instrumentaliser ces passages et justifier leur violence au nom d’un passé mythique. [96] Bat Ye’or va plus loin, elle déplore bien sûr cette absence d’histoire critique mais aussi le manque de liberté de pensée et d’expression, d’auto-critique, d’esprit d’humilité et de repentance et de volonté de réconciliation : « Toutes les sociétés et les religions ont développé des formes de fanatisme. Cependant dans les sociétés judéo-chrétiennes, la séparation de la politique et de la religion - parfois toute théorique, il est vrai - a permis une contestation de l’intolérance et de l’oppression. C’est de cas dans la Turquie laïque. Ce sont des Chrétiens qui ont combattu pour l’abolition de l’esclavage et l’émancipation des Juifs. Juifs et Chrétiens ont milité ensemble pour les droits de l’homme. Cette contestation n’apparaît pas dans le monde musulman. Il n’y a jamais eu cette générosité du coeur envers le dhimmi opprimé, cette vision d’une société fraternelle où l’avilissement du dhimmi représentait un crime contre l’homme. Jamais l’intelligentzia musulmane n’a dénoncé le jihad comme une guerre génocidaire qui a exterminé des peuples entiers - ni la dhimmitude comme une condition de déshumanisation et d’exploitation qui a provoqué l’expropriation, l’esclavage, la déportation de populations dont le patrimoine culturel et historique a été totalement détruit. Tant que ce travail d’auto-critique sur sa propre histoire ne sera pas fait, il sera impossible de réhabiliter l’Autre dans sa dimension humaine et les préjugés du passé continueront à sévir. »[97]
De nouvelles exégèses rigoureuses sont donc nécessaires pour dénoncer et éviter ce qu’A. Grignard appelle « les acrobaties exégétiques ». Nous avons déjà signalé la polysémie d’un terme comme jihâd qu’on ne peut réduire à la traduction « guerre sainte » offensive[98] et que des théoriciens prétendent aussi obligatoire que la prière ou le pèlerinage.[99] Est liée à la notion de jihâd revue donc et simplifiée, celle de takfîr, excommunication, anathème, à l’encontre de ceux qui se prétendent musulmans mais ne se livrent pas à la guerre sainte. Ce concept qui justifie tout assassinat, toute violence vis-à-vis des « impies », des musulmans qu’ils excluent de l’oumma, la communauté. Tout ceci en contradiction avec l’islam ! « Dans l’islam, en effet, la miséricorde de Dieu est susceptible de pardonner tous les péchés et, dès lors, personne n’a le droit de se substituer à lui pour exclure l’autre »[100]. De plus, ce « takfirisme » a été inspiré à ses partisans par une secte apparue au VIIe siècle, celle des kharijites, réduits aujourd’hui à quelques minuscules communautés sans existence politique. Ils croyaient « qu’un croyant en état de péché s’excluait de facto de la communauté des croyants »[101]. De même, à propos de l’opposition dâr al-harb/dâr al-‘islâm, le professeur Mohamed-Chérif Ferjani explique la naissance de cette distinction par le contexte historique des luttes intestines entre fractions qui se voulaient toutes fidèles à l’enseignement coranique : « C’est à l’extrémisme des minorités activistes que l’on doit les premières formulations de l’opposition dâr al-harb/dâr al-’islâm présentée aujourd’hui comme consubstantielle de l’islam. Cette opposition ne concernait pas au départ la division du monde en deux parties – « la maison de l’islam » où s’impose la loi de l’islam, et « la maison de la guerre » qui couvre le reste du monde, « jusqu’au triomphe final et inévitable de l’islam sur l’incroyance »[102]. Elle visait, pour les insurgés contre les autorités musulmanes, à légitimer leur action en présentant les territoires de ces autorités comme un domaine où le recours à la guerre était non seulement licite mais aussi obligatoire : ils ne désignaient pas quelque autre pays non musulman, mais bien des territoires dirigés par des musulmans dont ils contestaient la légitimité. C’est du côté du pouvoir, et de ses théologiens, qu’est venue la notion de dâr al-’islâm, dans laquelle tout recours aux armes serait un fitna, un désordre. L’objectif était la sacralisation de l’autorité en place, et la présentation de toute dissidence comme une atteinte à l’intégrité de l’islam et de « son territoire ».
Les musulmans doivent se soumettre à l’autorité, quelle qu’elle soit, tant qu’ils ne sont pas obligés de renoncer à leur religion. Les juristes mâlikites de Maghreb ont résumé cette conception en disant : « Il faut obéir à celui dont l’autorité devient pesante ». Finalement, même un État qui n’est pas dirigé par un musulman peut être admis comme une autorité légitime pourvu qu’il n’empêche pas les musulmans de l’être comme ils l’entendent. La sharî’a ne vise qu’à garantir « les cinq nécessités : la préservation de la vie, la préservation de la religion, la préservation des biens, la préservation de la raison et la préservation de la descendance » (ou « de l’honneur »). Tant que l’autorité n’oblige pas à contrevenir à ces nécessités, elle peut être considérée comme légitime y compris du point de vue de la religion. Cette vision amène, de nos jours, des musulmans vivant en Europe à considérer les pays où ils vivent, et qui leur permettent de professer et de pratiquer librement leur religion, comme étant « terre d’islam ».
L’opposition dâr al-harb / dâr al-’islâm n’a donc rien à voir avec les relations entre le monde musulman et le reste du monde. Elle relève de l’idéologisation du religieux pour légitimer et sacraliser des enjeux de pouvoir et de contestation internes, comme c’était le cas pour les guerres de religions en Europe. Les juristes-théologiens, solidaires de ces enjeux, se sont emparé de ces notions pour les intégrer à leur doctrines et leur donner le statut de catégories juridiques relevant d’un droit présenté comme au-dessus des luttes partisanes et des intérêts particuliers des factions en lutte pour le pouvoir. C’est par cette mystification, qu’on trouve à la base de toutes les constructions juridiques du monde musulman ou d’ailleurs, qu’on en est arrivé à parler d’une Loi islamique, d’un droit musulman, d’origine divine, intangible !
Une question aussi cardinale ne peut être abordée uniquement à travers des catégories pseudo-juridiques - du soi-disant droit musulman ou de la Loi islamique - complètement déconnectées des processus historiques qui les ont produites et qui en déterminent les significations. Elle doit être approchée dans sa complexité et en tenant compte de ses imbrications concrètes avec les réalités humaines et les enjeux qui conditionnent le choix de la paix ou de la violence par delà les fidélités et les appartenances culturelles et religieuses de ceux qui sont amenés à faire ce choix. S’il est légitime de prendre en compte les spécificités des religions, des cultures, des situations concrètes pour éviter les pièges de l’ethnocentrisme, il ne faut pas pour autant sacrifier l’universalité de l’humain sur l’autel du culturalisme et des conceptions essentialistes, réduisant les groupes humains et leurs représentations à des déterminations figées et sans histoire, ou à des systèmes qui les dresseraient fatalement les uns contre les autres. Cette conception négatrice de l’universalité de l’humain et de ses droits inspire les prophètes de la guerre des cultures, ou du « clash des civilisations », et tous les xénophobes de toutes les sociétés. »[103]
Nous voyons donc que l’islam n’est pas univoque et qu’une investigation textuelle, historique, rationnelle et théologique doit distinguer « les partisans d’un retour « ouvert » au projet prophétique de société égalitaire », ceux qui prennent « en compte l’évolution historique des sciences et techniques tout en dénonçant les multiples altérations ayant abouti à la fragmentation de l’Oumma originelle » et les partisans « d’un retour aux sources ad integrum, faisant de l’imitation servile des faits et gestes du prophète et de ses compagnons (…) le garant de la continuité légitime », ceux qui, en fait, veulent « islamiser la modernité sans perspective d’ouverture aucune. » Les uns préfèrent la prédication à la violence, les autres veulent imposer la vérité par la violence, au besoin. Toutes sortes de combinaisons et de nuances étant possibles.[104]
Est nécessaire aussi, sur un plan politique, la distinction entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel sans quoi la société islamique sera ou restera totalitaire et donc violente en soi.[105] Il suffit de parcourir quelques passages fondamentaux de l’une ou l’autre constitution pour s’en rendre compte.
Dans la Constitution iranienne, nous lisons notamment:
« Dix-neuvième Principe : Le peuple d’Iran, quel que soit l’ethnie ou le groupe, jouit de droits égaux ; la couleur, la race, la langue etc. ne seront pas une cause de privilège.
Vingtième Principe : Tous les membres de la Nation, femmes et hommes, sont sous la protection de la Loi et jouissent de tous les droits humains, politiques, économiques, sociaux et culturels, dans le respect des préceptes de l’Islam. (…)
Vingt-troisième Principe : Le délit d’opinion est proscrit et nul ne peut faire l’objet de blâme et d’admonestation en raison de ses opinions.
Vingt-quatrième principe : Les publications et la presse jouissent de la liberté d’expression, sauf s’ils portent atteinte aux principes de l’Islam et à l’ordre public ; la Loi fixera les modalités de ce principe.
Vingt-cinquième Principe : Le contrôle et l’interception du courrier, l’enregistrement et la divulgation des conversations téléphoniques, la divulgation des transmissions télégraphiques et du télex, la censure, les manquements dans leur transmission ou leur distribution, les écoutes ainsi que toute sorte d’investigation sont interdits, sauf si la Loi en dispose autrement.
Vingt-sixième Principe : Les partis, les groupements, les associations politiques et syndicales, les associations islamiques ou des minorités religieuses reconnues, sont libres à condition qu’ils ne portent pas atteinte aux principes d’indépendance, de liberté, de solidarité nationale, aux préceptes islamiques et aux fondements de la République Islamique. Nul ne peut être empêché ou forcé à participer à l’un d’entre eux.
Vingt-septième Principe : L’organisation de réunions et de manifestations, sans port d’arme, est libre à condition de ne pas troubler les fondements de l’Islam. »
L’Arabie saoudite est plus radicale encore:
« Article 1 : Le royaume d’Arabie Saoudite est un État souverain arabe islamique avec l’islam comme sa religion ; le Livre de Dieu et la Sunnah de son Prophète, les prières de Dieu et la Paix qui est avec sur lui sont sa constitution, l’arabe est sa langue et Riyadh, sa capitale. » Parme les droits et devoirs (chapitre 5), on lit : « The state protects Islam ; it implements its Shari’ah ; it orders people to do right and shun evil ; it fulfills the duty regarding God’s call. L’État protège l’Islam, il met en œuvre sa charia, il ordonne les gens à bien faire et éviter le mal, il remplit les fonctions relatives à l’appel de Dieu. » (Article 23 [Islam] Article 23). Il ne s’agit même plus de confusion mais d’identification. La loi religieuse est la constitution.
Par contre, la Constitution de la République islamique du Pakistan tout en reconnaissant son enracinement religieux reconnaît non seulement les grands principes démocratiques mais aussi le respect dû aux minorités. Ainsi commence son Préambule :
« Considérant que la souveraineté sur l’ensemble de l’Univers appartient à Dieu tout-puissant Allah seul, et que le pouvoir exercé par le peuple du Pakistan dans les limites fixées par Lui, est sacré ;
And whereas it is the will of the people of Pakistan to establish an order : -Et que c’est la volonté du peuple du Pakistan d’établir un ordre :
Wherein the State shall exercise its powers and authority through the chosen representatives of the people ; Où l’État exerce ses pouvoirs et son autorité à travers les représentants élus du peuple ;
Wherein the principles of democracy, freedom, equality, tolerance and social justice, as enunciated by Islam, shall be fully observed ; Où les principes de démocratie, de liberté, d’égalité, de tolérance et de justice sociale, tels qu’ils sont énoncés par l’islam, doivent être pleinement respectés ;
Wherein the Muslims shall be enabled to order their lives in the individual and collective spheres in accordance with the teachings and requirements of Islam as set out in the Holy Quran and Sunnah ; Où les musulmans doivent être habilités à ordonner leur vie, dans la sphère individuelle et collective, en conformité avec les enseignements et les prescriptions de l’islam tels qu’ils figurent dans le Coran et la Sunna ;
OùWherein adequate provision shall be made for the minorities freely to profess and practise their religions and develop their cultures ; des dispositions adéquates sont prises pour assurer la liberté des minorités de professer et de pratiquer leurs religions et de développer leurs cultures ; (…)
Therein shall be guaranteed fundamental rights, including equality of status, of opportunity and before law, social, economic and political justice, and freedom of thought, expression, belief, faith, worship and association, subject to law and public morality ; Y sont garantis les droits fondamentaux, y compris l’égalité de statut et de chances et devant la loi, la justice sociale, économique et politique et la liberté de pensée, d’expression, de croyance, de foi, de culte et d’association, sous réserve de la loi et de la moralité publique ; (…) »
Où Wherein adequate provision shall be made to safeguard the legitimate interests of minorities and backward and depressed classes ; des dispositions adéquates doivent être prises pour sauvegarder les intérêts légitimes des minorités et des classes défavorisées et arriérées ; (…) »
Nouvelles exégèses et distinction des pouvoirs sont des exigences théoriques mais la question est de savoir qui décidera ces innovations, qui aura suffisamment d’autorité pour inviter l’ensemble du monde musulman à accepter les ajustements nécessaires, les corrections souhaitables ? La seule voie réaliste est dans le dialogue tel qu’il est entrepris, par exemple, depuis 2006 par Benoît XVI.[106] Seul le dialogue dont nous aurons à reparler plus longuement dans la dernière partie consacrée à l’action, permet de repérer les points de convergence mais aussi, dans la patience et le respect, de comprendre en profondeur les différences et leurs justifications. Enfin, ce n’est que dans des rencontres confiantes que l’on peut inviter l’interlocuteur à éviter l’ambiguïté voire la contradiction pour plus de cohérence.
Nous verrons dans les prochains chapitres si nous pouvons trouver dans la tradition judéo-chrétienne les valeurs et les personnes qui peuvent fédérer les bonnes volontés manifestées dans les autres traditions religieuses.[107]
*
En attendant, il est sage de ne pas se laisser emporter par les événements spectaculaires et sanglants que les media nous offrent à foison et qui diabolisent les musulmans dans beaucoup d’esprits.[108] Au contraire, « la mise en évidence de l’instrumentalisation de la religion par les uns et les autres peut permettre de corriger la version simplissime de « l’islam versus occident » encore trop souvent présente dans els médias. L’islamisme « radical », envisagé en tant qu’extrémisme religieux, nous renvoie en effet irrémédiablement à un univers fantasmatique qui nous permet, dans le même temps, de nous conforter dans une vison manichéenne des choses. »[109]
Et comme nous sommes vite enclins au manichéisme qui empêche tout progrès humain, il était indispensable d’analyser de plus près les doctrines non seulement islamiques mais aussi bouddhistes et hindoues. De même, nous allons examiner le judaïsme et le christianisme réputés bellicistes et voués aussi aux gémonies en raison de l’actualité ou du passé.
Comme l’a constaté Alain Grignard, « dans un grand nombre de conflits, le fait religieux aura souvent tendance à s’exacerber et sera mis en exergue au détriment d’analyses plus fines, donc plus complexes. »[110] Il ne faut pas oublier non plus que les extrémismes religieux ne sont « dans bien des cas, que des formes exacerbées d’utilisation du sacré destinées à légitimer des luttes à connotations purement socio-politiques. Le fait religieux manipulé se trouve dans ce cas en aval et non en amont du déclenchement du mouvement. » Toutefois, « la tentation est grande de préserver l’identité religieuse après l’avoir utilisée pour motiver leur lutte. Non seulement les extrémistes peuvent aspirer à préserver cette identité religieuse mais ils peuvent également voir dans le même temps une occasion de façonner de manière fondamentale leur avenir. L’instrument deviendrait alors le but. »[111]
Il est incroyable quel fut le trouble que ces deux hommes excitèrent de tous côtés. Ce n’était que meurtres et que brigandages. On pillait indifféremment amis et ennemis sous prétexte de défendre la liberté publique. On tuait, par le désir de s’enrichir, les personnes de la plus grande condition ; la rage de ces séditieux passa jusqu’à cet excès de fureur qu’une grande famine qui survint ne put les empêcher de forcer les villes ni de répandre le sang de ceux de leur propre nation ; et l’on vit même le feu de cette cruelle guerre civile porter ses flammes jusque dans le Temple de Dieu, tant c’est une chose périlleuse que de vouloir renverser les lois et les coutumes de son pays.
La vanité qu’eurent Judas et Sadoc d’établir une quatrième secte et d’attirer après eux tous ceux qui avaient de l’amour pour la nouveauté fut la cause d’un si grand mal. Il ne troubla pas seulement alors toute la Judée, mais il jeta les semences de tant de maux dont elle fut encore affligée depuis. » (Antiquités judaïques, XVIII, 1, Lidis, 1982). La quatrième secte, à côté des Sadducéens, des Pharisiens et des Esséniens, est celle des Zélotes .
« Ne faiblissez pas et ne faites pas appel à la paix, quand vous êtes les plus forts ; car Allah est avec vous, et il ne vous privera pas (de la récompense) de vos œuvres. » (47, 37)
« Dis (encore) aux Arabes du désert qui sont restés en arrière : « Vous serez appelés (à marcher) contre un peuple doué d’une valeur terrible, et vous les combattrez jusqu’à ce qu’ils deviennent Musulmans. » (48, 16) (Médine)
« Mahomet est l’Apôtre d’Allah, et ceux qui sont avec lui sont violents à l’égard des incroyants, mais pleins de compassion les uns pour les autres. » (48, 29)
« Le combat vous a été prescrit, mais vous avez de l’aversion pour lui. Il se peut que vous haïssiez une chose qui est mauvaise pour vous. Allah (le) sait, et vous ne (le) savez pas. » (2, 212-213)(Médine)
« Combattez dans la voie d’Allah ceux qui vous combattront ; mais ne commettez pas d’injustices. En vérité, Allah n’aime pas ceux qui combattent l’injustice. Tuez-les partout où vous les trouverez et chassez-les d’où ils vous auront chassés ; car la sédition est pire que le meurtre. Mais ne les combattez pas auprès de la Mosquée sainte, à moins qu’ils ne vous y attaquent. S’ils vous y combattent, tuez-les ; c’est la récompense de ceux qui sont incroyants. Mais s’ils se désistent, en vérité, Allah pardonne ; Il est miséricordieux. Mais combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition et que la religion d’Allah soit. Mais s’ils se désistent, alors, qu’il n’y ait plus d’hostilité, excepté contre les injustes. » (2, 186-189).
« La récompense de ceux qui font la guerre à Allah et à Son Apôtre et exercent la violence sur la terre consiste seulement à être mis à mort, ou crucifiés, ou à avoir leurs mains et leurs pieds coupés sur les côtés opposés (du corps), ou à être bannis du pays. C’est là pour eux une honte dans ce monde, et il y aura pour eux dans l’autre monde un terrible châtiment. » (5, 37) (Médine)
« Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition et que la religion soit tout entière celle d’Allah. Mais s’ils se désistent, en vérité, Allah voit ce qu’ils font. » (8, 40) (Médine)
»En vérité, Allah aime ceux qui combattent avec force dans son Sentier en rangs (serrés) comme s’ils étaient un édifice solide. » (61, 4) (Médine)
« Croyez en Allah et en Son Apôtre, et combattez avec force dans le sentier d’Allah, avec vos biens et vos personnes. Cela est meilleur pour vous, si vous (le) comprenez ! Il vous pardonnera vos péchés et vous fera entrer dans des jardins sous lesquels coulent des ruisseaux, dans les belles habitations des jardins d’Eden. C’est un bonheur immense ! » (61, 11-12)
L’histoire du texte coranique est ainsi d’une extrême complexité : elle a suscité de multiples polémiques, aboutissant à la fondation d’école rivales. » (CHOURAQUI A., op. cit., p. 3.)
(Cf. http://islamfrance.free.fr/doc/sunnah/science.html).
En France, il est fréquent de rencontrer des musulmans qui ne connaissent ni penseur réformiste, ni intellectuel musulman sans étiquette. Très rationnellement, cela s’explique par l’absence ou la faiblesse des parutions littéraires traduites en français. La Risâlat-at-tawhid (Epître sur l’unicité divine) de Muhammad Abduh n’est par exemple plus éditée depuis une dizaine d’années. Personne n’a encore entrepris la traduction du Tasfir al-manar (Commentaire du Coran de Rashid Rida), le seul essai exégétique (inachevé) du 20e siècle. Quant aux auteurs contemporains traduits, le nombre d’exemplaires est souvent limité ou tout simplement, leur lecture rebute un public abusé par la trop grande diffusion d’une littérature vulgarisatrice.
Pourtant, la question centrale que se posent ces musulmans en quête d’une identité religieuse et sociale à la fois est exactement celle que se posaient et que se posent encore les réformistes et autres intellectuels des pays musulmans : comment vivre sa foi à l’époque qui est la nôtre ? La réponse que vont apporter les intellectuels et celle qui sera apportée par les tenants de l’orthodoxie diffèrent profondément.
Là où le discours dogmatique explique la foi par la modélisation d’une communauté fondée sur les écrits des auteurs classiques en favorisant ainsi le taqlid (imitation), les intellectuels musulmans modernes s’attachent à expliquer que ce n’est pas la nostalgie d’une époque révolue qui doit permettre l’affermissement de la foi mais bien au contraire la recherche de nouveaux éléments interprétatifs de la loi religieuse en fonction des nouvelles données élaborées par une histoire contemporaine houleuse.
L’un des premiers grands penseurs à avoir impulsé l’idée d’une refonte globale de la théologie musulmane et revendiqué le droit à la non-utilisation du taqlid, c’est le grand mufti d’Égypte Mauhammad Abduh (1849-1905). Dans sa Risâlat-at-tawhîd (Epître sur l’unicité divine) il met en avant une réflexion qui se débarrasse des appréhensions vis-à-vis de l’opinion savante pour traiter en profondeur des sujets jusque là soumis à un contrôle très strict. C’est ainsi qu’il remet au goût du jour la grande polémique qui avait opposé pendant quatre siècles les asharites aux mu’tazilites dans la période classique : le coran, texte créé et non incréé.
Même si dans sa deuxième édition, il revient pour une raison ignorée à la thèse du coran incréé, son étude va influencer considérablement les générations d’intellectuels à venir. Le simple fait de penser que les vérités aujourd’hui établies sur la nature du Coran ou sur l’invulnérabilité des hadiths sont en réalité le fruit de réflexions parfaitement humaines, d’interprétations contextuelles issues des capacités de raisonnement d’êtres humains amènent l’Égyptien Nasr Abou Zayd et le philosophe iranien Abdul Karim Soroush à revendiquer le droit à la réouverture de la théologie basée sur l’importance de l’historicité des interprétations.
Abdul Karim Soroush pense par exemple que l’histoire de l’Islam doit être parfaitement connue pour comprendre les raisons d’être des politiques religieuses actuelles et comprendre les fondements des doctrines qui s’accaparent la notion de vérité.
Sans cette profonde connaissance, le musulman est dès lors amené à croire en l’aspect sacré de ce qui n’est en réalité que spéculation. C’est en grande partie pour cette raison qu’il est très difficile encore actuellement d’aborder sereinement certaines questions de base.
Cela concerne tout particulièrement les sciences du hâdith dont l’argument d’autorité repose sur les chaînes de transmission. Une chaîne composée d’hommes de confiance et jamais brisée garantirait la véracité d’une parole prophétique. De même un très grand nombre de transmetteurs seraient la preuve de son authenticité.
Selon une approche rationnelle, de tels arguments paraissent bien faibles et ne peuvent être le critère de sélection des bons et des mauvais hadiths. En l’occurrence, l’Égyptien Rachid Rida (1865-1935), disciple de Muhammad Abduh a posé dans ses écrits le principe que ce n’était pas la forme qui permettait d’établir leur authenticité mais leur contenu et leur cohérence avec le texte coranique.
Encore aujourd’hui, cette remise en question des sciences du hâdith ne manquent pas de révolter les classes les plus ancrées dans la fixation des principes théologiques classiques. Les penseurs musulmans qui s’adonnent à ce type d’exercice font face à de très grands risques dans leur pays. Nasr Abou Zayd qui soutenait l’importance de rétablir l’historicité du texte coranique pour l’appréhender selon une vision plus en phase avec nos capacités de raisonnement a été contraint à l’exil et divorcé de sa femme, étant accusé d’apostasie.
Plus grave encore, l’assassinat du théoricien soudanais Mahmoud Taha qui remettait en question la stricte application de la shari’a, établissant qu’il s’agissait d’une mesure post-prophétique qui devait par conséquent suivre les avancées et les nouveaux problèmes des musulmans, génération après génération.
En somme, ce que les intellectuels musulmans modernes revendiquent, c’est la prise en considération du phénomène de mouvement historique qui seul est capable de faire du coran une parole vivante. Abdul Karim Soroush, le Tunisien Muhammad Talbi, le Syrien Mohamed Shahrour et bien d’autres évoquent l’idée que le coran ne parle pas si on ne l’interroge pas.
Or toute interrogation concerne essentiellement des problèmes propres à une époque donnée et à une communauté donnée. Les interrogations ne sont pas forcément les mêmes ou n’ont pas les mêmes finalités d’une époque à une autre. Interroger le Coran ne signifie donc pas interroger les exégèses classiques mais bien au contraire en créer de nouvelles et garder ouvert le domaine théologique, évitant ainsi au Coran de n’être qu’un manuel de prescriptions et de devoirs à accomplir.
Ce qui effraie tout particulièrement les réticents à la pensée moderne, c’est l’idée d’une désacralisation de la parole divine, d’un amoindrissement de l’Islam. A cela, Muhammad Iqbal répond que le débat ne doit pas tant se poser sur les éléments que fournissent les politiques, à savoir un conflit entre l’Islam et la modernité, mais bien plutôt sur la façon dont l’Islam peut répondre aux questions de la modernité.
En cela, il est rejoint par Tariq Ramadan et Nasr Abou Zayd qui mettent en avant l’importance de considérer les écrits classiques comme un patrimoine dont il faut se servir mais qui ne doit jamais rester un héritage, impliquant donc l’idée d’une suite intellectuelle dans laquelle le musulman doit pouvoir trouver son confort personnel. »
« L’avis le plus pertinent est de considérer que ce verset a été descendu à propos de certaines catégories de gens : les gens des deux livres, les Mazdéens (Majûs) et tous ceux qui professent une religion différente de l’Islam et desquels la capitation peut être acceptée. Tous les musulmans rapportent que le Prophète contraignit certaines catégories de gens à embrasser l’Islam, qu’il n’acceptait aucune autre profession de foi de leur part, et qu’il condamnait à mort s’ils refusaient ; c’était le cas des Arabes idolâtres, des renégats et d’autres cas semblables.
Il n’y a pas à contraindre à faire entrer dans la religion quelqu’un dont il est licite d’accepter la capitation dans la mesure où il acquitte cette capitation et agrée le statut (d’infériorité) que lui confère l’Islam. » (cité par GALLEZ E.-M. sur www.lemessieetsonprophete.com)
Quant au sens du mot « associateurs » mushrikin : ceux qui donnent à Dieu des associés), selon certains commentateurs, de nouveau, les chrétiens sont des associateurs « des mécréants polythéistes » (site http://islamqa.com du Cheikh Muhammad Salih al-Munadjdjid) Question 67626
Allâh (vous) propose (encore) une comparaison, celle de deux hommes, dont l’un est muet : il est incapable de rien faire, et il est un fardeau pour son maître : où que celui-ci l’envoie, il ne lui rapportera rien de bon. Peut-il être tenu pour égal à (l’autre) homme, qui commande ce qui est juste, et qui est sur la voie droite ? »
Toutefois, certains chercheurs occidentaux mettent en doute l’authenticité de ce texte. Ainsi, Jean-Michel Mouton étudiant comment les chrétiens du mont Sinaï ont pu subsister en territoire musulman, écrit qu’ »il fallut user de stratégies diverses visant à légitimer l’existence du monastère au regard de la loi musulmane. Un des moyens fut l’élaboration, à partir du IXe siècle, d’un discours sur le passage du Prophète de l’Islam à Sainte Catherine. Mahomet, encore simple chamelier, aurait séjourné au monastère ; les moines auraient alors pressenti son devenir prophétique et lui auraient demandé un certain nombre de privilèges. Cette légende sert à expliquer l’exposition, encore aujourd’hui, dans l’entrée du monastère d’un document au bas duquel figure une empreinte de main, celle du Prophète de l’Islam qui passait pour analphabète. Il s’agit, selon une tradition séculaire, de la copie de l’acte par lequel Mahomet aurait accordé sa protection au monastère. » (Le Sinaï médiéval, entre le christianisme et l’Islam, sur www.clio.fr). J.-M. Mouton est professeur d’histoire et civilisation musulmanes médiévales à l’Université Lumière Lyon 2.
BAT YE’OR, pseudonyme de Giselle Littman, est une historienne britannique d’origine juive égyptienne. Sa famille fut déchue de sa nationalité égyptienne en 1955 du fait qu’elle était juive. Elle a publié, en français, Les Juifs en Égypte, Editions de l’Avenir, 1971 ; Le Dhimmi : profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du Nord depuis la conquête arabe, Anthropos, 1980 (réédité en 1994 et 2004 sous le titre Juifs et chrétiens sous l’Islam : les dhimmis face au défi intégriste, Berg international) ; Les chrétientés d’Orient entre Jihad et dhimmitude : VIIe-XXe siècle, Cerf, 1991 ; Eurabia : L’axe Euro-Arabe, Jean-Cyrille Godefroy, 2006. On peut visiter son site : www.dhimmi.org.
Mais les difficultés s’accumulent pour le gouvernement, rébellion grandissante dans le sud, problèmes économiques, et à partir de 1983 Nimeiry opère un renversement d’alliance au profit des Islamistes qu’il avait jusque là combattus. Cela ne se fait pas sans concession, et parmi les concessions il y a l’établissement progressif de la Charia. Il y aura bientôt l’arrestation de la bête noire des Islamistes, Mahmoud Muhhamad Taha et de plusieurs de ses proches, officiellement pour un écrit jugé séditieux. »
Le 2 janvier 1985, « quatre de ses partisans sont arrêtés à Omdurman pour avoir diffusé un tract critiquant le pouvoir. Taha organise une manifestation pacifique pour protester mais est arrêté lui-même le 7 janvier. Le procès des cinq hommes a lieu le lendemain et aboutit à une sentence de mort. On leur accorde toutefois trois jours pour se « repentir », ce qui est conforme à la Charia… mais pas, en tout cas pas encore, au code pénal soudanais. Et Taha maintient ses positions alors que ses quatre coaccusés se sauvent en acceptant de se repentir. Il est pendu le 20 janvier au matin. » (cf. http://alfikra.org/biography/english.htm)