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Le moine japonais Zennichi-maro, surnommé Nichiren (Lotus du soleil)(1222-1282), fondateur de l’Ecole qui porte ce nom, estimait que le Soûtra du Lotus de la Loi merveilleuse était la vérité ultime et suffisait comme texte sacré. Il est l’auteur du Traité sur la pacification de l’État par l’établissement de l’orthodoxie. Pour éviter les calamités naturelles et autres, la solution qu’il propose est d’« établir officiellement la seule vraie religion et interdire les hérésies »[2]. Ce bouddhisme est nationaliste. A l’époque contemporaine, s’est réclamé du nichérisme Inoue Nisshô (1886-1967) forme, en 1932, maître de la Conjuration du Sang qui réunit un petit groupe d’adeptes dont le but était d’assassiner une vingtaine de hauts dirigeants politiques et économiques. Trois assassinats furent perpétrés. En 1934, Inoue et ses complices furent condamnés à diverses peines de prison mais leurs actions et leurs publications nourrirent l’ultranationalisme (dictature impériale, moralité publique et privée, unité spirituelle de tous les Japonais). En 1940, ils furent libérés et Inoue amnistié. Ils s’engagèrent dans diverses associations nationalistes et publièrent des ouvrages aux titres significatifs : Un homme, un meurtre ; Un meurtre, de multiples renaissances.
Comment s’opère le mariage entre ultranationalisme, violence et bouddhisme ? Dans une union parfaite de la politique et de la religion, ces nichériens estiment que ce qui fait le caractère propre du Japon, la manière d’être de son État, sa culture si l’on veut (tout cela est résumé dans le mot « kokutai ») est d’être parfaitement conformes aux lois de l’Univers. Le Japon est donc le « pays absolu », « et comme les lois du Kokutai sont celles de l’Univers, sacrifier le « petit moi » au Tout et à l’État japonais constitue une seule et même opération de retour à sa propre essence ». Dans cette vision, l’assassinat a un rôle important Inoue Nisshô écrit : « L’obstacle sur le chemin du développement créatif de l’État, c’est l’absence de prise de conscience (…) des classes dirigeantes ; le principe fondamental (…) est de leur faire prendre conscience, et par là de vivre dans un japon qui soit [véritablement] le Pays du Tennô[3]. Dans ces conditions, ce moyen extrême qu’est l’assassinat est un expédient (…) inévitable. (…) En effet, ils s’entourent de murailles si inexpugnables que ni les écrits, ni la bonne foi des patriotes aux plus hautes aspirations (…), rien ni personne ne peut quoi que ce soit contre eux. J’ai vite compris que, pour leur faire prendre conscience, il ne restait qu’une chose, les faire craindre pour ce à quoi ils tiennent par-dessus tout : leur vie. J’avais la conviction que c’était pour moi un exercice spirituel bouddhiste. A la réflexion, je pense qu’il n’y avait là ni Bien ni Mal. Je pense seulement que tout cela était nécessaire pour le développement de ce pays. »[4] Nous retrouvons, dans ce texte, le thème du dépassement du Bien et du Mal mais aussi le terme « expédient » qui désigne, explique P. Lavelle, « un moyen utilisé pour le développement spirituel des êtres, judicieusement adapté à leur caractère et à leurs capacités, et cela pour le bénéfice de chacune des deux parties ». Enfin, « l’acte bouddhique, l’assassinat politique s’accomplit sans la moindre rancœur ni haine personnelles ».[5] L’auteur se réfère à un spécialiste japonais de l’idéologie d’extrême-droite (Matsumoto Ken’ichi) qui souligne un autre élément typiquement bouddhiste : « la philosophie de l’assassinat repose sur une conception de la vie et de la mort selon laquelle la réalisation des plus hautes aspirations doit être celui de la mort, et que, de plus, le meurtre a des rapports étroits avec la profusion de vies. En ce cas, il va de soi que ce qui est tué n’est pas l’ennemi mais le moi. Tuer le moi, tel est le fondement de la philosophie de l’assassinat. (…) C’est ce qu’on appelle l’ « identité de la vie et de la mort ». » [6] On pense, pour l’assassiné, au cycle des renaissances dans le samsâra et l’on pense aussi que l’assassin, prêt lui-même à mourir, réalise par son acte son propre salut. L’inspiration de ces nichériens est profondément bouddhiste comme en témoigna un compagnon d’Inoue Nisshô, Onuma Shô (1919-1978)[7] qui assassina Inoue Junnosuke[8] : « La relation de maître à disciple qu’il y a entre Inoue Nisshô et moi est de causalité conforme [acte bon, fruit bon], celle d’assassin à victime que j’ai avec Inoue Junnosuke de causalité inverse [acte mauvais, fruit bon]. Car à bien regarder l’essence de la Réalité absolue (…), Junnosuke est le junnosuke du fond de mon cœur. Et mon cœur, c’est le grand cœur du Bouddha suprême (…).Le Soûtra du Lotus enseigne que la voie bouddhique est faite des deux type de causalité. C’est je crois, en tuant Inoue Junnosuke que j’ai à peu près saisi ce qu’est le bouddhisme. (…) C’est à Junnosuke que je le dois ; je pense que pour moi l’assassinat fut un expédient du Bouddha. Pour moi, Junnosuke est le Bouddha, la bonne œuvre suprême et le Maître en sapience ; il est mon maître par causalité inverse. (…) Inoue Junnosuke, qui a quitté ce monde par ma main, est vivant au fond de mon cœur. Il y sourit du matin au soir. »[9]
Voilà comment la religion qui, selon Lavelle, « est la moins à même de justifier la violence » sert à la justifier. Mais ces faits invitent à « se réinterroger », notamment, « sur sa situation parmi les religions du monde. »[10]