Aussi curieux que cela puisse paraître, certains éléments de la pensée
de l’écrivain traditionnaliste, vont se retrouver, explicitement
d’ailleurs, sous la plume de P.-J Proudhon qui, politiquement et
philosophiquement se situe pourtant aux antipodes de l’auteur des
Soirées de Saint-Pétersbourg. Celui-ci a présenté la guerre, divine,
comme une fatalité terrible mais fructueuse. Proudhon va la décrire
comme une fatalité divine et bestiale mais transformable comme nous le
verrons dans un autre chapitre.
En attendant, attardons-nous, à travers son ouvrage La guerre et la
paix, une œuvre
déconcertante et par endroits confuse, à cette affirmation que la guerre
est un fait divin. Pour une raison que Proudhon explique ainsi :
« J’appelle divin tout ce qui dans la nature procède immédiatement de
la puissance créatrice, de l’homme dans la spontanéité de l’esprit ou de
la conscience. J’appelle divin (…) tout ce qui, se produisant en
dehors de la série, ou servant de terme initial à la série, n’admet de
la part du philosophe ni question, ni doute. » Ce qui n’est pas d’emblée très
clair.
En tout cas, « La guerre enveloppe, domine, régit, par la religion,
l’universalité des rapports sociaux. Tout, dans l’histoire de
l’humanité, la suppose. Rien ne s’explique sans elle ; rien n’existe
qu’avec elle ; qui sait la guerre sait le tout du genre
humain. »
Dès lors n’est-il pas plus simple de voir dans le mot « guerre » ce que
Proudhon appellera plus loin l’« antagonisme » ou « la « dialectique » ?
« L’antagonisme, que nous acceptons comme loi de l’humanité et de la
nature, ne consiste pas essentiellement pour l’homme en un pugilat, en
une lutte corps à corps. » Ainsi, « la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, ce qui
voudrait dire, en effet, la fin du monde »
On peut dès lors mieux comprendre cette affirmation : « Pour moi il est
manifeste que la guerre tient par des racines profondes, à peine encore
entrevues, au sentiment religieux, juridique, esthétique et moral des
peuples. On pourrait même dire qu’elle a sa formule abstraite dans la
dialectique. La guerre, c’est notre histoire, notre vie, notre âme tout
entière ; c’est la législation, la politique, l’État, la patrie, la
hiérarchie sociale, le droit des gens, la poésie, la théologie ; encore
une fois, c’est tout. »
Cela étant dit, il faut faire attention aux caractères attribués par
Proudhon à la guerre : « la guerre, précise-t-il, la vraie guerre,
par sa nature, par son idée, par ses motifs, par son but avoué, par la
tendance éminemment juridique de ses formes, non seulement n’est pas
plus injuste d’un côté que de l’autre, elle est, des deux parts et
nécessairement, juste, vertueuse, morale, saine, ce qui fait d’elle un
phénomène d’ordre divin, je dirai même miraculeux et l’élève à la
hauteur d’une religion. » La guerre est révélation de justice, révélation d’idéal mais,
d’abord, révélation religieuse : « C’est à (la guerre) que la
théologie doit ses mythes les plus brillants, ses dogmes les plus
profonds. Aussi peut-on poser en aphorisme : Peuple guerrier, peuple
religieux et théologique ».
A cet endroit, Proudhon convoque les divinités guerrières qui ne
manquent pas, comme nous l’’avons vu, dans les différentes traditions et
n’hésite pas à y associer le Dieu des chrétiens : « qu’est-ce que le
Christ ? Le vainqueur des démons, le fondateur de la monarchie élue, qui
voient apporter, non la paix, mais le glaive ».
Il n’empêche que Proudhon se rend bien compte qu’il est difficile, in
fine, de faire de la religion chrétienne, en soi, une religion
guerrière, aussi abandonne-t-il rapidement l’Évangile qui semble
contredire sa thèse pour exalter, selon lui, ces enfants du
christianisme que sont, par exemple, la chevalerie et Charlemagne. Bref,
« Otez l’idée de guerre, conclut-il, la théologie devient
impossible ; les dieux n’ont pas de sens ; bien plus, ils n’ont rien à
faire. La terre, sans la guerre, n’aurait aucune notion du ciel ». Et
« si la guerre a servi primitivement de moule à la théologie, ce n’est
pas par l’effet d’une superstition féroce, mais bien parce que la guerre
a été conçue de tout temps comme la loi de l’univers (…). La guerre
est la condition de toute créature (…) » La guerre « est le fond de la
religion ».
Et, pour nous convaincre, Proudhon appelle à la rescousse
Hegel, Ancillon, Portalis et Joseph de
Maistre et n’hésite pas à dire, dans un curieux raccourci, que tous ces
auteurs « disent à l’unisson » que la guerre « est mauvaise de sa
nature ; mais elle est providentiellement, ou pour mieux dire,
prophylactiquement nécessaire à l’humanité, qu’elle préserve de la
corruption, comme la discipline préserve du relâchement religieux, comme
la férule guérit l’élève de ses mauvais penchants. »
C’est pourquoi il reprochera à Hobbes qui avait reconnu le caractère
immanent à l’humanité de la guerre de penser que l’État n’est institué
que pour l’empêcher.
C’est pourquoi il accusera les pacifistes de présenter le visage de la
guerre dégradée
« On nous parle d’abolir la guerre, comme s’il s’agissait des octrois
et des douanes. Et l’on ne voit pas que si l’on fait abstraction de la
guerre et des idées qui s’y associent, il ne reste rien, absolument
rien, du passé de l’humanité et pas un atome pour la construction de son
avenir. Oh ! je puis le dire à ces pacificateurs ineptes (…) ; la
guerre abolie, comment concevez-vous la société ? Quelles idées, quelles
croyances lui donnez-vous ? Quelle littérature, quelle poésie, quel
art ? Que faites-vous de l’homme, être intelligent, religieux,
justicier, libre, personnel, et, par toutes ces raisons, guerrier ? Que
faites-vous de la nation, force de collectivité indépendante, expansive,
autonome ? Que devient, dans sa sieste éternelle, le genre
humain ? » Il croit « non point à une
abolition, mais à une transformation de la guerre ». Il dira même : « j’ôterai à la guerre son caractère
divin ». Nous verrons plus loin comment il
pense y parvenir.
En attendant, il s’en prend aussi aux « juristes » : Grotius, Vattel,
Wolf, Pufendorf et surtout Kant « C’est en vain que l’immortel auteur
de la Critique de la raison pure Kant, a essayé d’appliquer au problème
qui nous occupe ses puissantes catégories. Fourvoyé dès le premier pas
par la négation du droit de la force, il n’a pu que se traîner à la
suite de Wolf, et il a fini, chose pitoyable, par s’embourber dans
l’utopie (..). Kant soutient donc qu’il ne doit y avoir aucune guerre…
De Grotius, Wolf et Pufendorf, nous voici tombés dans la soutane de
l’abbé de Saint-Pierre. » « Kant,
l’incomparable métaphysicien, qui sut démêler les lois de l’esprit (…)
ne connaît rien à la phénoménologie de la guerre. »
Que leur reproche–t-il exactement ? De ne pas avoir reconnu qu’« il
existe un droit de la guerre » que « la guerre est un jugement » et
que « ce jugement est rendu en vertu de la force ». Ce « droit de la force, tant honni, est non seulement le premier
en date, le premier reconnu, mais la souche et le fondement de toute
espèce de droits. Les autres droits ne sont, à vrai dire, que les
ramifications ou transformations de celui-là. En sorte que, bien loin
que la force répugne par elle-même à la justice, il serait plus exact de
dire que la justice n’est elle-même que la dignité de la force. »
Quand les juristes et les philosophes du droit
parlent de droit de la guerre ou des lois de la guerre, ils parlent en
fait du respect de l’humanité dans la guerre et non du droit de la force
mais ils refusent le caractère justicier de la guerre.
Le droit de la force est le fondement de tous les autres droits non
seulement parce qu’il permet qu’on les respecte mais il est leur souche.
Il ne doit donc pas les violer.
C’est le droit de la force qui fonde le droit de la guerre : « Le droit
de la guerre dérive immédiatement du droit de la force. Il a pour objet
de réglementer le combat et d’en déterminer les effets, lorsque la force
étant niée, ou son droit méconnu, il devient nécessaire pour vider le
différend de procéder au conflit ». « Le
droit de la force est de sa nature, comme tous les autres droits,
pacifique. Il n’implique pas nécessairement la guerre ; il ne la cherche
pas. Loin de là, il proteste contre cette extrémité à laquelle les plus
vaillants eux-mêmes redoutent toujours d’en venir » .
Ainsi, conclut Philonenko, « si le droit de la force était toujours
respecté, il n’y aurait point de guerre » mais « si l’on ne respecte
pas le droit du plus fort, c’est qu’on ignore qui est le plus fort »
Et l’on ignore qui est le plus fort parce qu’on vit « dans le silence
des dieux ». Pour Proudhon « la guerre ne finira, la justice et la
liberté ne s’établiront parmi les hommes, que par la reconnaissance et
la délimitation du droit de la force. »
Pour Maistre, la guerre, pourrait-on dire est divine dans le sens où
elle est une loi du monde, une fatalité terrible
mais fructueuse moralement, voulue par Dieu. Pour Proudhon, elle est une fatalité bestiale
certes mais divine parce qu’elle est régénératrice et liée à ce droit de
la force inhérent à la condition humaine. Toutefois, cette fatalité est
transformable. Nous y reviendrons.
Ces deux auteurs ont une vision relativement romanesque de la guerre, de
la guerre telle qu’elle était jadis, de la guerre « en dentelles »…
Maistre vante les vertus et même la piété des grands capitaines animés
des « sentiments les plus exaltés et les plus généreux » et se laisse
aller à une description très lyrique de la « guerre européenne »,
marquée par le christianisme.
Proudhon, de son côté, vante « la guerre dans les formes »
c’est-à-dire « celle où les puissances belligérantes sont censées
remplir l’une envers l’autre les conditions qui assurent la loyauté du
combat, l’efficacité de la victoire, par conséquent la légitimité et
l’irrévocabilité de l’incorporation. » Mais la guerre se pervertit quand on y emploie
la ruse, des artifices, l’espionnage et surtout depuis l’invention de
l’artillerie.
qu’auraient-ils dit, nos deux auteurs devant nos guerres modernes,
guerres totales, guerres d’extermination, guerres civiles, terrorisme
aveugle ?