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i. Les religions, entre guerre et paix ?

Plusieurs estimeront qu’il n’est guère sérieux voire guère prudent de solliciter les groupes religieux pour la construction de la paix. L’idée règne, en effet, que les religions sont plutôt des facteurs de guerre que de paix. Et même que guerre et religion sont liées consubstantiellement.

Sans remonter de nouveau aux divinités guerrières des sociétés primitives et des vieilles civilisations ou aux auteurs déjà évoqués dans le premier chapitre, souvenons-nous de l’opinion défendue naguère par deux esprits apparemment aussi contrastés que Joseph de Maistre⁠[1] ou encore P.-J. Proudhon ⁠[2].


1. 1753-1821. Homme politique, écrivain et philosophe contre-révolutionnaire. Sur Maistre et la guerre, lire MADOUAS Y., Joseph de Maistre et la guerre, in Revue de métaphysique et de morale, n° 1 , 1972, pp. 21-55).
2. Pierre-Joseph Proudhon, 1809-1865.

⁢a. J. de Maistre

J. de Maistre, dans les Considérations sur la France[1], brosse un « épouvantable tableau », celui de « cette longue suite de massacres qui souille toutes les pages de l’histoire » mais admet qu’« il n’y a qu’un moyen de comprimer le fléau de la guerre, c’est de comprimer les désordres qui amènent cette terrible purification ». La guerre est purificatrice. En effet, « il y a lieu de douter (…) que cette destruction violente soit en général un aussi grand mal qu’on le croit : du moins, c’est un de ces maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et contre nature, et qui produisent des compensations. d’abord lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l’incrédulité et les vices gangréneux qui suivent l’excès de civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang ». J. de Maistre introduit ici une comparaison : « On peut observer que le jardinier habile dirige moins la taille à la végétation absolue, qu’à la fructification de l’arbre : ce sont des fruits, et non du bois et des feuilles, qu’il demande à la plante. Or les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l’état de guerre. (…) En un mot on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie. » Les désordres appellent une taille, une correction bénéfique : « C’est le courroux des cieux qui fait armer les rois ». Certes, des innocents périront mais il existe un « dogme universel, et aussi ancien que le monde », le dogme « de la réversibilité des douleurs de l’innocence au profit des coupables ». Un dogme que « le christianisme est venu consacrer ». Un dogme « qui est infiniment naturel à l’homme, quoiqu’il paraisse difficile d’y arriver par le raisonnement ». Même si nous ne comprenons pas tout, « gardons-nous de perdre courage : il n’y a point de châtiment qui ne purifie ; il n’y a point de désordre que l’Amour Eternel ne tourne contre le principe du mal. Il est doux, au milieu du renversement général de pressentir les plans de la Divinité. »

Quelques années plus tard, Joseph de Maistre revient, dans les célèbres Soirées de Saint-Pétersbourg[2], sur « la folie de la guerre ». Folie incompréhensible puisqu’« il y a dans l’homme, malgré son immense dégradation, un élément d’amour qui le porte vers ses semblables : la compassion lui est aussi naturelle que la respiration ». Dès lors, « par quelle magie inconcevable est-il toujours prêt, au premier coup de tambour, à se dépouiller de ce caractère sacré pour s’en aller sans résistance, souvent même avec une certaine allégresse, qui a aussi son caractère particulier, mettre en pièces, sur le champ de bataille, son frère qui ne l’a jamais offensé, et qui s’avance de son côté pour lui faire subir le même sort, s’il le peut ? » Pourquoi la gloire s’attache-t-elle au soldat qui tue d’autres soldats, « dhonnêtes gens » et la honte poursuit-elle le bourreau qui exécute des coupables ? « Pourquoi ce qu’il y a de plus honorable dans le monde, au jugement de tout le genre humain sans exception, est le droit de verser innocemment le sang innocent ? » Pourquoi les nations, surtout en Europe, dans cette « raisonnable Europe », ne conviennent-elles pas « d’une société générale pour terminer les querelles », d’une « société des nations » ?

Voici la réponse. Le métier de la guerre tend à perfectionner celui qui l’exerce et « rien ne s’accorde dans ce monde comme l’esprit religieux et l’esprit militaire. (…) Jamais le christianisme, si vous y regardez de près, ne vous paraîtra plus sublime, plus digne de Dieu, et plus fait pour l’homme qu’à la guerre ». Il explique : « Les fonctions du soldat sont terribles ; mais il faut qu’elles tiennent à une grande loi du monde spirituel, et l’on ne doit pas s’étonner que toutes les nations de l’univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose encore de plus particulièrement divin que dans les autres ; croyez que ce n’est pas sans une grande et profonde raison que le titre Dieu des Armées brille à toutes les pages de l’Écriture sainte. Coupables mortels, et malheureux, parce que nous sommes coupables ! C’est nous qui rendons nécessaires tous les maux physiques, mais surtout la guerre ; les hommes s’en prennent ordinairement aux souverains, et rien n’est plus naturel » mais, comme l’écrivait le poète Jean-Baptiste Rousseau : « C’est le courroux des rois qui fait armer la terre, C’est le courroux du Ciel qui fait armer les rois ». Revoilà donc l’idée déjà présentée précédemment que J. de Maistre va maintenant approfondir.

Tout l’univers est soumis à la loi de la violence et la guerre n’est qu’ « un chapitre » de cette loi générale : « la guerre est donc divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde. » C’est ce caractère divin de la guerre qui saisit l’homme, malgré lui, « tout à coup d’une fureur divine » alors que « rien n’est plus contraire à sa nature ; et rien ne lui répugne moins ». J. de Maistre se laisse alors aller à développer, avec lyrisme, plusieurs points de vue : « la guerre est divine par ses conséquences (…). La guerre est divine dans la gloire mystérieuse qui l’environne (…). La guerre est divine dans la protection accordée aux grands capitaines (…). La guerre est divine par la manière dont elle se déclare (…). La guerre est divine dans ses résultats (…). La guerre est divine par l’indéfinissable force qui en détermine le succès (…) ». Et il conclut : « Si vous jetez d’ailleurs un coup d’œil plus général sur le rôle que joue à la guerre la puissance morale, vous conviendrez que nulle part la main divine ne se fait sentir plus vivement à l’homme : on dirait que c’est un département, passez-moi le terme, dont la Providence s’est réservée la direction, et dans lequel elle ne laisse agir l’homme que d’une manière à peu près mécanique, puisque les succès y dépendent presque entièrement de ce qui dépend le moins de lui, jamais il n’est averti plus souvent et plus vivement qu’à la guerre de sa propre nullité et de l’inévitable puissance qui règle tout. (…)

Toujours il faut demander à Dieu des succès, et toujours il faut l’en remercier ; or, comme rien dans ce monde ne dépend plus immédiatement de Dieu que la guerre ; qu’il a restreint sur cet article le pouvoir naturel de l’homme, et qu’il aime à s’appeler le Dieu de la guerre, il y a toutes sortes de raisons pour nous de redoubler nos vœux lorsque nous sommes frappés de ce fléau terrible ; et c’est encore avec grande raison que les nations chrétiennes sont convenues tacitement, lorsque leurs armes ont été heureuses, d’exprimer leur reconnaissance envers le Dieu des armées par un Te Deum ; car je ne crois pas que, pour le remercier des victoires qu’on ne tient que de lui, il soit possible d’employer une plus belle prière (…). » »

La guerre est donc divine et cette opinion est confortée par une lecture partielle de l’Ancien Testament⁠[3], la tragédie grecque⁠[4] et même le Coran⁠[5].


1. 1796, chapitre III. Texte disponible sur http://abu.cnam.fr
2. Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence, 1821, 7ème entretien. Texte disponible sur http://abu.cnam.fr
3. Il renvoie à Is 26, 21 : «  car voici le Seigneur qui sort de sa demeure pour demander le compte de leurs crimes aux habitants de la terre. Et la terre laissera paraître le sang, elle cessera de dissimuler les victimes ». Et à Gn 4, 11 : le Seigneur dit à Caïn : « Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. »
4. Particulièrement EURIPIDE, Oreste, V, 1677-1680, lorsqu’Apollon déclare : « qu’il ne faut point s’en prendre à Hélène de la guerre de Troie, qui a coûté si cher aux Grecs ; que la beauté de cette femme ne fut que le moyen dont les dieux se servirent pour allumer la guerre entre deux peuples, et faire couler le sang qui devait purifier la terre, souillée par le débordement de tous les crimes ». Et de Maistre fait remarquer qu’il faudrait traduire mot à mot : « pour pomper les souillures ».  
5. De Maistre, sans référence au texte original, cite cette parole de Mahomet reprise par un auteur anglais : « Si Dieu n’élevait pas nation contre nation, la terre serait entièrement corrompue. »

⁢b. Proudhon

Aussi curieux que cela puisse paraître, certains éléments de la pensée de l’écrivain traditionnaliste, vont se retrouver, explicitement d’ailleurs, sous la plume de P.-J Proudhon qui, politiquement et philosophiquement se situe pourtant aux antipodes de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Celui-ci a présenté la guerre, divine, comme une fatalité terrible mais fructueuse. Proudhon va la décrire comme une fatalité divine et bestiale mais transformable comme nous le verrons dans un autre chapitre.

En attendant, attardons-nous, à travers son ouvrage La guerre et la paix[1], une œuvre déconcertante et par endroits confuse, à cette affirmation que la guerre est un fait divin. Pour une raison que Proudhon explique ainsi : « J’appelle divin tout ce qui dans la nature procède immédiatement de la puissance créatrice, de l’homme dans la spontanéité de l’esprit ou de la conscience. J’appelle divin (…) tout ce qui, se produisant en dehors de la série, ou servant de terme initial à la série, n’admet de la part du philosophe ni question, ni doute. »[2] Ce qui n’est pas d’emblée très clair⁠[3].

En tout cas, « La guerre enveloppe, domine, régit, par la religion, l’universalité des rapports sociaux. Tout, dans l’histoire de l’humanité, la suppose. Rien ne s’explique sans elle ; rien n’existe qu’avec elle ; qui sait la guerre sait le tout du genre humain. »[4]

Dès lors n’est-il pas plus simple de voir dans le mot « guerre » ce que Proudhon appellera plus loin l’« antagonisme » ou « la « dialectique » ? « L’antagonisme, que nous acceptons comme loi de l’humanité et de la nature, ne consiste pas essentiellement pour l’homme en un pugilat, en une lutte corps à corps. »[5] Ainsi,  « la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, ce qui voudrait dire, en effet, la fin du monde »[6]

On peut dès lors mieux comprendre cette affirmation : « Pour moi il est manifeste que la guerre tient par des racines profondes, à peine encore entrevues, au sentiment religieux, juridique, esthétique et moral des peuples. On pourrait même dire qu’elle a sa formule abstraite dans la dialectique. La guerre, c’est notre histoire, notre vie, notre âme tout entière ; c’est la législation, la politique, l’État, la patrie, la hiérarchie sociale, le droit des gens, la poésie, la théologie ; encore une fois, c’est tout. »[7]

Cela étant dit, il faut faire attention aux caractères attribués par Proudhon à la guerre : « la guerre, précise-t-il, la vraie guerre, par sa nature, par son idée, par ses motifs, par son but avoué, par la tendance éminemment juridique de ses formes, non seulement n’est pas plus injuste d’un côté que de l’autre, elle est, des deux parts et nécessairement, juste, vertueuse, morale, saine, ce qui fait d’elle un phénomène d’ordre divin, je dirai même miraculeux et l’élève à la hauteur d’une religion. »[8] La guerre est révélation de justice, révélation d’idéal mais, d’abord, révélation religieuse : « C’est à (la guerre) que la théologie doit ses mythes les plus brillants, ses dogmes les plus profonds. Aussi peut-on poser en aphorisme : Peuple guerrier, peuple religieux et théologique ».⁠[9]

A cet endroit, Proudhon convoque les divinités guerrières qui ne manquent pas, comme nous l’’avons vu, dans les différentes traditions et n’hésite pas à y associer le Dieu des chrétiens : « qu’est-ce que le Christ ? Le vainqueur des démons, le fondateur de la monarchie élue, qui voient apporter, non la paix, mais le glaive »[10]. Il n’empêche que Proudhon se rend bien compte qu’il est difficile, in fine, de faire de la religion chrétienne, en soi, une religion guerrière, aussi abandonne-t-il rapidement l’Évangile qui semble contredire sa thèse pour exalter, selon lui, ces enfants du christianisme que sont, par exemple, la chevalerie et Charlemagne. Bref, « Otez l’idée de guerre, conclut-il, la théologie devient impossible ; les dieux n’ont pas de sens ; bien plus, ils n’ont rien à faire. La terre, sans la guerre, n’aurait aucune notion du ciel ». Et « si la guerre a servi primitivement de moule à la théologie, ce n’est pas par l’effet d’une superstition féroce, mais bien parce que la guerre a été conçue de tout temps comme la loi de l’univers  (…). La guerre est la condition de toute créature (…) » La guerre « est le fond de la religion ».⁠[11]

Et, pour nous convaincre, Proudhon appelle à la rescousse Hegel⁠[12], Ancillon⁠[13], Portalis⁠[14] et Joseph de Maistre et n’hésite pas à dire, dans un curieux raccourci, que tous ces auteurs « disent à l’unisson » que la guerre « est mauvaise de sa nature ; mais elle est providentiellement, ou pour mieux dire, prophylactiquement nécessaire à l’humanité, qu’elle préserve de la corruption, comme la discipline préserve du relâchement religieux, comme la férule guérit l’élève de ses mauvais penchants. »[15]

C’est pourquoi il reprochera à Hobbes qui avait reconnu le caractère immanent à l’humanité de la guerre de penser que l’État n’est institué que pour l’empêcher.⁠[16]

C’est pourquoi il accusera les pacifistes de présenter le visage de la guerre dégradée

« On nous parle d’abolir la guerre, comme s’il s’agissait des octrois et des douanes. Et l’on ne voit pas que si l’on fait abstraction de la guerre et des idées qui s’y associent, il ne reste rien, absolument rien, du passé de l’humanité et pas un atome pour la construction de son avenir. Oh ! je puis le dire à ces pacificateurs ineptes (…)  ; la guerre abolie, comment concevez-vous la société ? Quelles idées, quelles croyances lui donnez-vous ? Quelle littérature, quelle poésie, quel art ? Que faites-vous de l’homme, être intelligent, religieux, justicier, libre, personnel, et, par toutes ces raisons, guerrier ? Que faites-vous de la nation, force de collectivité indépendante, expansive, autonome ? Que devient, dans sa sieste éternelle, le genre humain ? »[17] Il croit « non point à une abolition, mais à une transformation de la guerre »[18]. Il dira même : « j’ôterai à la guerre son caractère divin »[19]. Nous verrons plus loin comment il pense y parvenir.

En attendant, il s’en prend aussi aux « juristes » : Grotius, Vattel, Wolf, Pufendorf et surtout Kant « C’est en vain que l’immortel auteur de la Critique de la raison pure Kant, a essayé d’appliquer au problème qui nous occupe ses puissantes catégories. Fourvoyé dès le premier pas par la négation du droit de la force, il n’a pu que se traîner à la suite de Wolf, et il a fini, chose pitoyable, par s’embourber dans l’utopie (..). Kant soutient donc qu’il ne doit y avoir aucune guerre… De Grotius, Wolf et Pufendorf, nous voici tombés dans la soutane de l’abbé de Saint-Pierre. »[20] « Kant, l’incomparable métaphysicien, qui sut démêler les lois de l’esprit (…) ne connaît rien à la phénoménologie de la guerre. »⁠[21]

Que leur reproche–t-il exactement ? De ne pas avoir reconnu qu’« il existe un droit de la guerre » que « la guerre est un jugement » et que « ce jugement est rendu en vertu de la force »[22]. Ce « droit de la force, tant honni, est non seulement le premier en date, le premier reconnu, mais la souche et le fondement de toute espèce de droits. Les autres droits ne sont, à vrai dire, que les ramifications ou transformations de celui-là. En sorte que, bien loin que la force répugne par elle-même à la justice, il serait plus exact de dire que la justice n’est elle-même que la dignité de la force. » ⁠[23] Quand les juristes et les philosophes du droit parlent de droit de la guerre ou des lois de la guerre, ils parlent en fait du respect de l’humanité dans la guerre et non du droit de la force mais ils refusent le caractère justicier de la guerre.

Le droit de la force est le fondement de tous les autres droits non seulement parce qu’il permet qu’on les respecte mais il est leur souche. Il ne doit donc pas les violer.

C’est le droit de la force qui fonde le droit de la guerre : « Le droit de la guerre dérive immédiatement du droit de la force. Il a pour objet de réglementer le combat et d’en déterminer les effets, lorsque la force étant niée, ou son droit méconnu, il devient nécessaire pour vider le différend de procéder au conflit »[24]. « Le droit de la force est de sa nature, comme tous les autres droits, pacifique. Il n’implique pas nécessairement la guerre ; il ne la cherche pas. Loin de là, il proteste contre cette extrémité à laquelle les plus vaillants eux-mêmes redoutent toujours d’en venir »[25] .

Ainsi, conclut Philonenko, « si le droit de la force était toujours respecté, il n’y aurait point de guerre » mais « si l’on ne respecte pas le droit du plus fort, c’est qu’on ignore qui est le plus fort » Et l’on ignore qui est le plus fort parce qu’on vit « dans le silence des dieux ».⁠[26] Pour Proudhon « la guerre ne finira, la justice et la liberté ne s’établiront parmi les hommes, que par la reconnaissance et la délimitation du droit de la force. »[27]

Pour Maistre, la guerre, pourrait-on dire est divine dans le sens où elle est une loi du monde, une fatalité terrible⁠[28] mais fructueuse moralement⁠[29], voulue par Dieu. Pour Proudhon, elle est une fatalité bestiale certes mais divine parce qu’elle est régénératrice et liée à ce droit de la force inhérent à la condition humaine. Toutefois, cette fatalité est transformable. Nous y reviendrons.

Ces deux auteurs ont une vision relativement romanesque de la guerre, de la guerre telle qu’elle était jadis, de la guerre « en dentelles »…

Maistre vante les vertus et même la piété des grands capitaines animés des « sentiments les plus exaltés et les plus généreux » et se laisse aller à une description très lyrique de la « guerre européenne », marquée par le christianisme.⁠[30]

Proudhon, de son côté, vante « la guerre dans les formes » c’est-à-dire « celle où les puissances belligérantes sont censées remplir l’une envers l’autre les conditions qui assurent la loyauté du combat, l’efficacité de la victoire, par conséquent la légitimité et l’irrévocabilité de l’incorporation. »[31] Mais la guerre se pervertit quand on y emploie la ruse, des artifices, l’espionnage et surtout depuis l’invention de l’artillerie⁠[32].

qu’auraient-ils dit, nos deux auteurs devant nos guerres modernes, guerres totales, guerres d’extermination, guerres civiles, terrorisme aveugle ?


1. In Œuvres complètes, Librairie internationale, 1867-1870, vol XIII et XIV, republiées partiellement chez Marcel Rivière en 1923. Cf. PHILONENKO A., op. cit., pp. 115-184.
2. La guerre et la paix, op. cit., p. 29. Cf. également JOURDAIN Edouard, Proudhon, Dieu et la guerre, L’Harmattan 2006.
3. A propos de Dieu, Proudhon écrit notamment : « L’humanité dans son ensemble est la réalité poursuivie par le génie social sous le nom mystique de Dieu. Ce phénomène de la raison collective, espèce de mirage dans lequel l’humanité, se contemplant elle-même, se prend pour un être extérieur et transcendant qui la regarde et préside à ses destinées, cette illusion de la conscience, disons-nous, a été analysée et expliquée ; et c’est désormais reculer dans la science que de reproduire l’hypothèse théologique. Il faut s’attacher uniquement à la société, à l’homme. Dieu en religion, l’État en politique, la Propriété en économie, telle est la triple forme sous laquelle l’humanité, devenue étrangère à elle-même, n’a cessé de se déchirer de ses propres mains, et qu’elle doit aujourd’hui rejeter. » (Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846) Marcel Rivière, 1923, I, pp. 388-389)
   « Dieu, d’après la conception théologique, n’est pas seulement l’arbitre de l’univers, le roi infaillible et irresponsable des créatures, le type intelligible de l’homme ; il est l’être éternel, immuable, présent partout, infiniment sage, infiniment libre. Or, je dis que ces attributs de Dieu contiennent plus qu’un idéal, plus qu’une élévation, à telle puissance qu’on voudra, des attributs correspondants de l’humanité ; je dis qu’ils en sont la contradiction. Dieu est contradictoire à l’homme. » (Système des contradictions…, p. 389) Ailleurs, il dira : pour l’homme, « Dieu c’est le mal ». (Jésus et les origines du christianisme, 1896, in Ecrits sur la religion, Marcel Rivière, 1959, pp. 527)
   Proudhon est-il athée ? Cet homme qui se réfère volontiers à l’Évangile se présente comme antithéiste : « J’ai été amené, avoue-t-il, tour à tour à nier Dieu et à protester contre l’accusation d’athéisme. (…) J’ai appelé cette manière de résoudre le théologique, antithéisme, pour exprimer tout à la fois, d’un côté, l’opposition entre le Dieu (fixe) de la conception métaphysique, et le Dieu (progressif) de l’observation historique ; de l’autre, la perfectibilité indéfinie de l’humanité, perfectibilité en vertu de laquelle l’homme se sanctifie de plus en plus et s’éclaire, mais sans pouvoir arriver jamais ni à la sainteté absolue, ni à la science parfaite.
   En deux mots, je repousse le Dieu absolu des prêtres et la déité toujours incomplète de l’homme, bien que je reconnaisse la réalité de celle-ci : je n’adore rien, pas même ce que je crois. Voilà mon antithéisme. » (Correspondance, Ecrits sur la religion, pp. 216-217) 
   (Ces textes sont extraits d’une anthologie : Les causes de l’oppression, Textes de P.-J. Proudhon choisis par Jacques Muglioni, in Les Classiques des sciences sociales, sur http://www.uqac.quebec.ca)
   Pour aller plus loin, on peut lire LUBAC H. de, Proudhon et le christianisme, Seuil, 1945 ou VOYENNE Bernard, Proudhon et Dieu, Le combat d’un anarchiste, Cerf-Histoire, 2004. H. de Lubac rappelle notamment que « Proudhon a toujours protesté, « et le plus sérieusement du monde », contre le qualificatif d’athée. « Je pense à Dieu depuis que j’existe », déclare-t-il fièrement, « et je ne reconnais à personne plus qu’à moi le droit d’en parler. »(…)
   Bref, pas plus que pour un vulgaire « anarchiste », il ne voulait qu’on le prît pour un « athée » vulgaire. Lui-même, au reste, prononçait ce verdict : « L’athéisme se croit intelligent et fort : il est bête et poltron ».(…)
   Cependant, c’est aux déistes, qu’il réserve ses sarcasmes les plus mordants. Le vieux fond catholique de la race conspire ici avec l’audace de la pensée pour lui dicter ses jugements sur la pâle religion de l’Etre suprême. (…)
   Quoiqu’il affecte de dire de lui-même qu’il n’est point mystique, il ne veut pas davantage qu’on le dise positiviste, et il trouverait même ce mot « on ne peut plus sot en philosophie », s’il n’avait « autant de respect pour son auteur » [Comte]. (op. cit., pp ; 283-285)
   On a souvent noté que, dans ses dernières années, Proudhon s’était beaucoup rapproché des positions « conservatrices ». La chose est vraie pour la politique générale. Elle l’est surtout pour la politique religieuse. On le voit vers 1860, à l’étonnement de beaucoup de ses amis, prendre violemment parti contre l’unité italienne et s’opposer à Mazzini pour soutenir la papauté. (…)
   Quant à lui, il veut être « catholique par position » et il ne craindra pas de passer même pour « clérical ». considérant « avant tout les choses de fait », il voit que « la religion tient encore une grande place dans l’âme des peuples », que toute mesure persécutrice aurait pour effet certain « d’aviver la ; passion religieuse et de rendre le pouvoir civil odieux », et qu’au surplus, lorsque le culte établi vient à faillir, tant qu’une transformation ne s’est pas opérée dans les consciences, « il se forme aussitôt des superstitions et des sectes mystiques de toute sorte » qui sont un fléau pour la société. La religion traditionnelle, notamment en France, « c’est encore, pour l’immense majorité des mortels, le fondement de la morale, la forteresse des consciences ». Aussi l’homme d’État devra-t-il se garder de l’ébranler.
   Rien en tout cela, on le voit, qu’un sain réalisme, accentué par l’expérience, ne suffise à expliquer. La religion proprement dite n’y est pour rien. (…) Proudhon n’a pas attendu d’avoir vieilli pour célébrer la sagesse incluse dans la tradition, ni pour déplorer les ravages d’une « libre pensée », qu’il ne voulait pas laisser confondre avec se foi dans la Justice. Cette libre-pensée a « tout disséqué, tout détruit , disait-il déjà dans les Confessions ; elle a mis partout le « chaos » ; elle a mêlé le juste et l’injuste, et la liberté qu’elle prône, « n’ayant ni lest ni boussole, est celle de tous les crimes ». (…) (Id., pp. 306-307).
   Mieux qu’Auguste Comte, quoique d’une tout autre façon, il témoigne que l’homme ne peut donner à la métaphysique ni à la théologie un congé définitif ». (Id., p. 309).
   Quant à B. Voyenne, tout en soulignant l’immanentisme agnostique de Proudhon, séduit par l’idée d’une humanité divinisée par son progrès ou d’une humanité qui se réalise sans idole et sans métaphysique, montre que Proudhon reconnaît « le mystère de l’existence et l’inquiétude métaphysique du sens, mais (qu’) une honnêteté intellectuelle [refus du fidéisme, des positions traditionalistes de Maistre ou Bonald, des propositions de Lamennais ou de Lacordaire dont il se méfie] et un anticléricalisme nourri de l’expérience sociale et politique de son siècle le retiennent de passer de l’admiration pour Jésus et la morale égalitaire et communautaire des Évangiles à la Révélation transcendante. Cette distance l’écarte autant de la bienfaisance bourgeoise avec sa charité humiliante et hypocrite que de la démocratie chrétienne naissante (…), dont il craint le manque de radicalité philosophique et politique. » (Cf. présentation de Nicolas Plagne sur www.parutions.com).
4. La guerre et la paix, op. cit., p. 37. La notion de « religion », comme celle de Dieu, doit aussi être bien entendue. « J’appelle Religion, explique Proudhon, l’expression instinctive, symbolique et sommaire par laquelle une société naissante manifeste son opinion sur l’ordre universel. En d’autres termes, la Religion est l’ensemble des rapports que l’homme, au berceau de la civilisation, imagine exister entre lui, l’Univers et Dieu, l’Ordonnateur suprême. » (De la création de l’ordre dans l’humanité ou Principes d’organisation politique (1843), Marcel Rivière, 1923, p. 37).
   « Partout où apparaît la religion, ce n’est point comme principe organisateur, mais comme moyen de maîtriser les volontés. Indifférente à la forme de gouvernement, c’est-à-dire à l’ordre politique, la religion consacre ce que le législateur lui demande de consacrer ; maudit ce qu’il lui prescrit de maudire : la raison d’État fait sa loi, la religion sanctionne cette loi, imprime le respect et la terreur, commande l’obéissance. » (Id., p. 52)
5. La guerre et la paix, op. cit., p. 483.
6. Id., p. 487. Guerre et paix sont liées, elles sont toutes deux un fait divin : « La guerre et la paix, que le vulgaire se figure comme deux états de choses qui s’excluent, sont les conditions alternatives de la vie des peuples. Elles s’appellent l’une l’autre, se définissent réciproquement, se complètent et se soutiennent comme les termes inverses et inséparables d’une antinomie. (…) Nous voyons, dans l’histoire, la guerre renaître sans cesse de l’idée même qui avait amené la paix ». (Id., pp. 63-64)
   « Ainsi, la guerre et la paix, corrélatives l’une à l’autre, affirmant également leur réalité et leur nécessité, sont deux fonctions maîtresses du genre humain. Elles s’alternent dans l’histoire, comme dans la vie de l’individu, la veille et le sommeil ; comme dans le travailleur, la dépense des forces et leur renouvellement ; comme dans l’économie politique, la production et la consommation. La paix est donc encore la guerre, et la guerre la paix ; il est puéril de s’imaginer qu’elles s’excluent ». (Id., p. 68)
7. Id., p. 71.
8. La guerre et la paix, op. cit., p. 30.
9. Id., p. 33.
10. Id., p. 34.
11. Id., pp. 34-35.
12. Plus loin, il reprochera néanmoins à Hegel de ne pas s’inquiéter de savoir si le principe de la guerre est moral ou immoral (Id., p. 106).
13. Jean-Pierre Frédéric Ancillon (1766-1837) fils de David Ancillon (1617-1692), théologien protestant. Il fut pasteur, écrivain, professeur à l’Académie militaire de Berlin  et ministre des Affaires étrangères prussien. Auteur notamment de Tableau des révolutions du système politique de l’Europe depuis la fin du quinzième siècle, 1806.
14. Jean-Etienne-Marie Portalis (1746-1807), homme d’État, jurisconsulte et philosophe du droit, il est un des artisans du Code civil français. Ministre des cultes sous Napoléon. Auteur notamment de  De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique durant le XVIIIe siècle, 1820
15. La guerre et la paix, op. cit., p. 52.
16. Il reproche à Hobbes de ne considérer la guerre que comme un état de malheur et d’ignorer qu’elle est justicière (Id., pp. 121-122).
17. Id., p. 72.
18. Id., p. 49.
19. Id., p. 74.
20. Id., p. 104. 
21. Id., p. 88.
22. Id., p. 76.
23. Id., p. 132.
24. Id., p. 137.
25. Id., pp. 137-138.
26. Essai sur la philosophie de la guerre, op. cit ., p. 156.
27. La guerre et la paix, op.cit., p. 162.
28. Dans Considérations sur la France, op. cit., il énumère tous les grands massacres de l’histoire depuis l’Antiquité et leurs milliers de morts.
29. « Il y a lieu de douter (…) que cette destruction violente soit en général un aussi grand mal qu’on le croit : du moins, c’est un de ces maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et contre nature, et qui produisent des compensations. » (Considérations sur la France, op. cit.). Choqué par les trois millions de morts de la révolution, Maistre n’en espère pas moins une régénération de la France. De même, il « juge sans aménité le déferlement des armées napoléoniennes sur l’Europe terrifiée » mais pense aussi qu’après ce Napoléon qu’il appelle « usurpateur » et « meurtrier », la France renaîtra. (cf. BAGGE Dominique, Les idées politiques en France sous la restauration, Ayer Publishing, 1979, p. 201)
30. « L’esprit divin qui s’était particulièrement reposé sur l’Europe adoucissait jusqu’aux fléaux de la justice éternelle, et la guerre européenne marquera toujours dans les annales de l’univers. On se tuait, sans doute, on brûlait, on ravageait, on commettait même si vous voulez mille et mille crimes inutiles, mais cependant on commençait la guerre au mois de mai ; on la terminait au mois de décembre ; on dormait sous la toile ; le soldat seul combattait le soldat. Jamais les nations n’étaient en guerre, et tout ce qui est faible était sacré à travers les scènes lugubres de ce fléau dévastateur.
   C’était cependant un magnifique spectacle que celui de voir tous les souverains d’Europe, retenus par je ne sais quelle modération impérieuse, ne demander jamais à leurs peuples, même dans le moment d’un grand péril, tout ce qu’il était possible d’en obtenir : ils se servaient doucement de l’homme, et tous, conduits par une force invisible, évitaient de frapper sur la souveraineté ennemie aucun de ces coups qui peuvent rejaillir : gloire, honneur, louange éternelle à la loi d’amour proclamée sans cesse au centre de l’Europe ! Aucune nation ne triomphait de l’autre : la guerre antique n’existait plus que dans les livres ou chez les peuples assis à l’ombre de la mort ; une province, une ville, souvent même quelques villages, terminaient, en changeant de maître, des guerres acharnées. Les égards mutuels, la politique la plus recherchée, savaient se montrer au milieu du fracas des armes. La bombe dans les airs, évitait le palais des rois ; des danses, des spectacles, servaient plus d’une fois d’intermèdes aux combats. L’officier ennemi invité à ces fêtes, venait y parler en riant de la bataille qu’on devait y donner le lendemain ; et, dans les horreurs mêmes de la plus sanglante mêlée, l’oreille du mourant pouvait entendre l’accent de la pitié et les formules de la courtoisie. Au premier signal des combats, de vastes hôpitaux s’élevaient de toutes parts : la médecine, la chirurgie, la pharmacie, amenaient leurs nombreux adeptes ; au milieu d’eux s’élevait le génie de saint Jean de Dieu, de saint Vincent de Paule, plus grand, plus fort que l’homme, constant comme la foi, actif comme l’espérance, habile comme l’amour. Toutes les victimes vivantes étaient recueillies, traitées, consolées : toute plaie était touchée par la main de la science et par celle de la charité ! » (Soirées de Saint-Pétersbourg, op. cit.)
31. La guerre et la paix, op. cit., pp. 217-218. Une guerre est légitime, aux yeux de Proudhon, dans quatre cas : Pour l’incorporation d’une nation dans une autre, pour la reconstitution des nationalités, dans le cas d’une incompatibilité religieuse, pour rétablir l’équilibre international (Cf. PHILONENKO A., op. cit., pp. 157-159).
32. Id., p. 281. Plus généralement, Proudhon estime que la guerre révèle son visage « bestial » quand on passe de l’idée à l’application  mais « cette horreur, il faut l’avouer, ajoute-t-il, est aussi légitime que l’admiration que nous avait d’abord inspirée son héroïsme » (Id., p. 314).