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iii. La grande question

Toutes les analyses que nous venons de présenter tentent d’expliquer le surgissement de la violence dans notre vie. Une violence omniprésente, multiforme, souvent redoutée, parfois admise voire recherchée, exaltée. Les causes sont innombrables, physiques, psychologiques, sociales, politiques, économiques, culturelles. Si certaines sont conjoncturelles, beaucoup paraissent inéluctables enracinées dans la vie, au fond de nous-mêmes. Dès lors, tout au plus peut-on espérer, avec les auteurs évoqués endiguer, canaliser, maîtriser, baliser, détourner, diminuer la violence par des mesures médicales, pédagogiques, politiques, judiciaires.⁠[1].

Reste toutefois une question fondamentale. Est-elle volontaire, est-elle un acte libre, délibéré ou est-elle, d’une manière ou d’une autre, comme ce qui précède le laisserait entendre, une force physique ou psychique qui, en nous ou hors de nous, malgré nous, nous détermine et nous entraîne ?

Etant donné, écrit E. Herr, « la multiplicité innombrable des ses diverses manifestations, mais aussi des aspects affectifs, irrationnels et chaotiques, ainsi que ses perversions de la raison (…), la violence échapperait aux prises du discours (de la raison) et du même coup à la liberté de l’homme, qu’elle précéderait et qu’elle serait capable de subvertir et de submerger comme un raz de marée. Mais touche-t-on là vraiment un rapport ultime ? La violence , le chaos et le mal sont-ils originaires dans l’être ? »[2]

Sans revenir aux auteurs « classiques » que nous avons cités précédemment, E. Herr va, pour répondre à cette question, examiner quelques-unes des grandes théories émises récemment sur ce problème et systématiquement en mesurer la pertinence.


1. On peut citer Denis Touret qui énumère toutes les théories émises sur l’agressivité humaine, ses différentes formes et son caractère constructif ou destructeur. Cf. Introduction à la sociologie et à la philosophie du droit, Litec, 2003, pp. 27-89. D. Touret est professeur à l’Université de Paris XII.
2. HERR E., op. cit., p. 11.

⁢a. Lorenz

Tout d’abord , il interroge le biologiste et zoologiste autrichien Konrad Lorenz⁠[1].

Pour Lorenz, l’agressivité est un instinct, chez l’animal comme chez l’homme, un caractère spontané. Mais alors que chez l’animal on découvre des rituels de pacification qui expliquent des liens d’amitié, chez l’homme, l’évolution rapide de l’espèce humaine, les « armes » dont elle s’est pourvue, n’ont pas été accompagnées d’inhibitions proportionnelles. Dès lors, l’agressivité humaine est particulièrement désordonnée et dangereuse.

S’appuyant sur les travaux de nombreux chercheurs, Herr conteste cette théorie. Il n’y a pas d’instinct d’agression ni de pulsion à l’agression chez l’animal mais des réponses agressives instinctives⁠[2]. Et a fortiori chez l’homme où il n’y a quasiment pas de réactions instinctives, ni de « verrous » instinctifs.

Par ailleurs, on constate aussi chez Lorenz un « darwinisme social » qui n’a rien de scientifique. On ne peut, en effet, établir de lien entre la sélection naturelle biologique et la sélection sociale.⁠[3] « La lutte sociale n’est nullement le prolongement humain de la lutte darwinienne ». « d’après la plupart des scientifiques, l’agressivité humaine (…) n’est pas contrôlée en première instance par l’appareil physiologique et n’appartient pas à l’ordre de l’instinct ». « On ne peut pas mettre la réussite socio-historique d’un groupe, d’une race ou d’un individu en rapport avec la « valeur sélective » de ses gènes (…) ».⁠[4] La condition de l’homme est radicalement autre que celle de l’animal car « la nature subit une mutation radicale au sein de la culture »[5]. Par le fait même, la composante biologique de l’agressivité humaine n’agit pas comme chez l’animal. En réduisant la culture à la nature, Lorenz évacue la liberté. Cette erreur se retrouve dans la sociobiologie popularisée par Edward Wilson⁠[6] qui considère que le biologique n’est pas seulement nécessaire mais déterminant. Si tout l’homme obéit à des lois biologiques, seuls les scientifiques, eux qui « savent », devraient exercer le pouvoir comme l’insinue Lorenz : « L’enseignement qualifié de la biologie constitue le seul fondement sur lequel on puisse établir de saines opinions sur l’humanité et sur ses rapports avec l’univers » ; « Une connaissance suffisante de l’homme et de sa position dans l’univers déterminerait automatiquement les idéaux pour lesquels nous devons lutter ».⁠[7] N’est-ce pas là un avatar du scientisme ?⁠[8]


1. 1903-1989. Il est connu pour ses travaux en éthologie, prix Nobel en 1973, a écrit, notamment, L’agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion, 1977.
2. Cf. Van RILLAER J., L’agressivité humaine, Charles Dessart, 1975 et Pierre Mardaga, 1995. J. Van Rillaer est psychologue, professeur à l’université de Louvain-la-Neuve.
3. Le « darwinisme social » de Lorenz se traduit chez Irenäus Eibl-Eibesfeldt, son disciple, par l’affirmation que « la guerre doit remplir des fonctions très importantes dans l’évolution humaine, puisqu’elle accompagne l’espèce humaine depuis toujours (elle possède une haute valeur sélective) ». Cette idée, poursuit Herr, « induit certainement aussi des convictions comme celle-ci : la guerre résout finalement les problèmes, elle tranche les différends, débloque les situations inextricables ». Eibl-Eisenfeldt écrit, par exemple, que « L’histoire de l’humanité est jusqu’aujourd’hui l’histoire de conquérants qui ont réussi ». (Cf. HERR E., op. cit., p. 37). Eibl Eisenfeldt est né à Vienne en 1928. Il a écrit notamment Guerre ou paix dans l’homme, Stock, 1976.
4. HERR E., op. cit., p. 28.
5. Id., p. 30.
6. Entomologiste et biologiste américain, auteur de Sociobiology : the new Synthesis, 1975. Les thèses de la sociobiologie ont été critiquées, entre autres, par Marshall Sahlins, professeur d’anthropologie à l’université de Chicago, in Critiques de la sociobiologie, Gallimard, 1980 et par le biologiste P.-P. Grassé, in L’homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin-Michel, 1980.
7. Textes extraits respectivement des Essais sur le comportement animal et humain, Seuil, 1970, et de L’agression, Une histoire naturelle, du mal, 1969, cités par HERR E., op. cit., p. 37.
8. C’est du moins l’opinion de P. Thuillier in Darwin et C°, Complexe, 1981. L’auteur (1927-1998) fut professeur d’épistémologie et d’histoire des sciences à l’université de Paris VII.

⁢b. Fromm

Après le biologiste, c’est un psychanalyste américain d’origine allemande, Erich Fromm⁠[1], qu’E.Herr va étudier.

Fromm distingue l’« agressivité bénigne », animale et humaine, liée à la survie, et l’« agressivité maligne » ou « destructivité », c’est-à-dire la cruauté et la passion de détruire. Cette « destructivité » est propre à l’homme et n’est pas « phylogénétiquement programmée »[2]. Elle est pathologique. Il ne s’agit pas d’un instinct (c’est-à-dire une réponse biologiquement conditionnée qui répond à un besoin physiologique) mais d’une passion : la passion est une impulsion non instinctive mais psychique. Les passions organisées chez l’homme en caractère, répondent « aux besoins existentiels qui sont de nature psychique »[3]. Ces besoins existentiels sont : « le besoin d’un cadre d’orientation et de dévotion (besoin religieux), le besoin de liens et de racines, le besoin d’unité vécue avec soi et avec le monde, le besoin d’être stimulé, mis à l’épreuve (pro-voqué), mis au défi, le besoin de mettre en œuvre sa propre capacité d’action et d’intervention ». Pour satisfaire ces besoins, nous suivons tous des passions souvent inconscientes (amour, tendresse avidité, désir de puissance, vengeance, plaisir de détruire, sadisme, masochisme, connaissance profonde dévouement).⁠[4] Il y a donc des passions « biophiles » et des passions « nécrophiles » destructrices et sadiques que l’auteur appelle donc agressivité maligne ou destructivité. Tout dépendra du caractère qui est un système de passions, une organisation passionnelle psychique non transmissible, non héréditaire. Pour Fromm, l’environnement joue un rôle primordial dans la formation du caractère et pour combattre l’agressivité maligne il faut donc agir sur l’environnement social, sur les structures socio-économiques.

On peut contester chez Fromm le fait qu’il sépare agressivité bénigne qui serait bonne et agressivité maligne mauvaise comme si la première n’était pas marquée aussi par la dimension psychique, comme si une agressivité ne pouvait pas être mauvaise sans être le produit d’un psychisme malade⁠[5], comme si une agressivité « biologiquement adaptée » et « psychologiquement normale » ne pouvait être mauvaise. Notons aussi que des violences échappent aux deux catégories : où ranger la violence entre États ?

En définitive, on constate que Fromm néglige l’aspect éthique du problème ou le résout sommairement : l’agressivité biologique est bonne, la mauvaise agressivité naît d’une pathologie psychique.⁠[6] Mais il oublie qu’il y a des agressivités biologiquement adaptées et psychologiquement normales que l’on rejette pour des raisons morales. Pensons à la manière dont les passions d’aimer ou de tuer peuvent être évaluées.

Fromm ne rend pas compte de tout l’homme, il le réduit au psychique ; ici aussi, l’homme est plus objet que sujet⁠[7]. Le psychisme n’est pas nécessairement le facteur déterminant premier. Même s’il affirme que « l’homme se crée soi-même dans le déroulement de l’histoire »[8] . Le « caractère individuel » ne semble pas très différent de ce qu’il appelle le « caractère social ». En tout cas le caractère individuel semble jouer  »un rôle mineur et passif » : « Au départ de cette réflexion, écrit Fromm, il y a le fait de constater que la structure du caractère de l’individu moyen et la structure socio-économique de la société à laquelle il appartient sont en relation réciproque. Le résultat de l’interaction entre la structure psychique individuelle et la structure socio-économique, c’est ce que je désigne comme caractère social.

La structure socio-économique d’une société forme le caractère social de ses membres de telle façon qu’ils veulent ce qu’ils doivent. En même temps le caractère social influence la structure socio-économique de la société ; d’ordinaire il opère comme un ciment qui assure à l’ordre de la société un surcroît de stabilité ; dans des circonstances particulières il fournit le détonateur qui provoque son effondrement. Le rapport entre le caractère social et la structure de la société n’est jamais statique ; vu que les deux éléments comportent un processus sans fin. Un changement affectant un des deux facteurs entraîne un changement des deux. »[9]

A la lecture de ces textes, certains pensent que Fromm est freudo-marxiste. E. Herr nuance cette appellation dans la mesure où Fromm a analysé les limites du freudisme et du marxisme dans plusieurs ouvrages.⁠[10]


1. 1900-1980. Le livre mis en question ici Anatomie de la destructivité humaine, Laffont, 1975.
2. HERR E., op. cit., p. 45.
3. Id., p. 46.
4. Id., p. 47.
5. Pensons au hold-up, par exemple.
6. Cf. HERR E., op. cit., p. 50.
7. Id., p. 54.
8. Fromm cité par HERR E., op. cit., p. 53.
9. FROMM E., Haben oder Sein, p. 131, cité in HERR, op. cit., p. 51. Ce livre existe en français, Avoir ou être ? : un choix dans l’avenir de l’homme, Laffont, 1976.
10. Cf. Grandeur et limites de la pensée freudienne, Laffont, 1980 ; Revoir Freud, Armand Colin, 2000 ; La conception de l’homme chez Marx, Payot, 1977.

⁢c. Galtung

Après Fromm, E. Herr examine la pensée d’un sociologue norvégien : Johan Galtung⁠[1]. Ce penseur a étudié la « violence structurelle ». Pour expliquer l’apparition de ce concept, E. Herr rappelle que les observateurs et les chercheurs qui, dans les années 1960-1970, se sont inscrits dans le mouvement appelé « Peace Research »[2], ont constaté que derrière la violence patente, la violence directe et les acteurs violents identifiables, il y a des structures, des processus latents, anonymes qui les conditionnent et les provoquent. « Pour moi, écrit Galtung, il est impossible d’accepter l’idée que la mort causée par un fusil soit d’une autre nature que la mort causée par une famine par exemple. Le concept de « violence structurelle » est donc un concept-pont ; c’est un pont entre le domaine de la paix (violence) et celui de la justice (exploitation). »[3]

Cette violence structurelle est présente dans certaines formes d’organisation sociale qui portent atteinte à l’homme et jusque dans son corps. La violence structurelle est à l’œuvre, par exemple, dans les différentes formes ou phases de l’impérialisme⁠[4]. Le colonialisme a exercé un contrôle physique sur les dominés, le néo-colonialisme les a contrôlés, malgré l’indépendance politique, par des organisations privées et publiques comme le FMI. Enfin, ce que Galtung appelle le néo-néo-colonialisme exercera son contrôle par les « communications (information et informatique), qui permettront par les moyens les plus sophistiqués, les plus efficaces et surtout les moins visibles, de garder et d’exercer le pouvoir chez les dominés (…). »⁠[5] Dès lors, on ne peut définir la paix simplement comme absence de violence directe, c’est là une « paix négative » qui « relève de l’idéologie et camoufle la vérité »[6] : « C’est là, écrit Galtung, un concept élitiste typique ; les élites en effet ne souffrent pas en général de la pauvreté, de la répression ou de l’aliénation au même degré que les autres (tandis que la guerre touche tout le monde). Or, qualifier de paix une situation dans laquelle subsistent la pauvreté, la répression et l’aliénation, c’est travestir le concept même de paix. La paix comme négation de la violence se définit comme suit : Paix= absence de violence « classique » et de pauvreté et de répression et d’aliénation, c’est-à-dire une situation plutôt utopique. La « paix » en tant qu’objectif devrait avoir ce caractère d’état qu’il n’est pas facile d’atteindre (par exemple au moyen d’accords dûment signés). »[7]

La violence structurelle désigne « tout ce qui est cause d’une différence entre la vie réalisée et la potentielle. Mais seul le premier terme, la vie réalisée, est bien connu, le deuxième, la vie potentielle (c’est-à-dire celle qu’on pourrait avoir s’il n’y avait pas de violence structurelle) est par définition mal connu : la différence n’est donc pas mesurable. »[8]

La violence directe ( assassinats, terrorisme, guerre) n’est souvent que la conséquence de structures violentes sociales, économiques, culturelles qui, à la base, sont toutes fondées sur l’inégalité, « surtout l’inégalité dans la répartition du pouvoir »[9]. Une société égalitaire serait une société juste qui connaîtrait donc une paix positive. Elle doit être mise en œuvre, au départ, par les scientifiques qui eux sont capables de « définir les besoins et intérêts véritables des hommes »[10]

Quelles remarques peut-on faire sur ce système ?

Il est construit sur un certain déterminisme qui peut faire penser à l’analyse marxiste-léniniste de l’impérialisme capitaliste. Pour Lénine comme pour Galtung, les rapports sociaux sont des rapports d’intérêts et chez Galtung, les scientifiques jouent un peu le rôle du parti, « avant-garde du prolétariat ». Il faut toutefois remarquer que, pour Galtung, le système capitaliste n’est pas seul en cause dans sa définition de l’impérialisme et qu’il ne réduit pas les rapports dominants-dominés au seul domaine économique. Mais Galtung semble confondre politique et éthique et le danger est d’ouvrir la porte à la violence pour combattre la violence structurelle : « chez Galtung, écrit E. Herr, la notion de violence structurelle et le concept de paix sont si vagues qu’à suivre cet auteur on pourrait considérer comme légitime le recours à la contrainte armée (…). L’indétermination éthique et conceptuelle qui subsiste dans la théorie de Galtung et la dramatisation attachée à l’idée de violence risquent de faire abaisser le seuil du recours à la violence, et donc de favoriser celle-ci. »[11]

On ne peut considérer comme injuste toute inégalité économique en faisant fi du mérite, de la responsabilité, des risques, des besoins, etc. Le critère d’égalité est fragile. Si l’on pense égalité économique et égalité politique et culturelle, des problèmes surgissent : l’égalité politique exprimée par la participation démocratique peut nuire à l’efficacité économique de même que le respect de telle culture.

Galtung rêve d’égalité dans les conditions de vie (structures) économiques, politiques culturelles. Mais cette égalité obtenue ne va pas éliminer ipso facto la violence structurelle car la violence n’est pas purement et simplement liée aux seules conditions de vie. L’égalité réalisée n’entraîne-t-elle pas à son tour des violences ? L’égalité doit être liée à la liberté : « l’égalité des conditions de vie n’acquiert son sens qu’à partir de l’égale dignité des libertés »[12]. La violence n’est pas liée à l’inégalité « tout court » mais à l’inégalité des droits. Injustice et violence ne s’identifient pas. L’injustice se mesure par rapport au droit et la violence est liée à un rapport de forces. C’est le droit qui désarme et arbitre par le pouvoir judiciaire. Le droit est absent chez Galtung

En insistant sur la violence structurelle (indirecte) (la mort par famine, par exemple) plutôt que sur la violence directe (la mort par fusillade, par exemple), Galtung estompe les responsabilités des agents qui restent anonymes. Il s’intéresse plus aux conséquences, aux victimes aux effets qu’aux intentions, aux motivations et finalement à la culpabilité de l’auteur de cette violence. Finalement, nous sommes d’accord de prendre conscience des responsabilités individuelles et collectives à l’égard des structures, nous reconnaissons que l’environnement social peut être mortifère et que les réalités économiques sont importantes. Toutefois, Galtung accorde une importance trop exclusive au critère d’égalité ; il a tort aussi d’identifier, comme il le fait, relations sociales et violence. Enfin : l’auteur néglige le rapport intrinsèque liberté-égalité par la fraternité ainsi que l’indispensable référence au droit.


1. Né en 1930. En français, on peut lire : Des mondes pour la paix, Mémorial de Caen, 2003.
2. Dans ce mouvement de Peace research, s’inscrivent le SIPRI à Stockolm, fondé en 1966 pour commémorer cent cinquante ans de paix ininterrompue en Suède et le GIPRI à Genève en 1979. Le GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité), à Bruxelles, entre autres organismes, a travaillé pour le SIPRI. Il s’intéresse particulièrement aux conflits (prévention, gestion, résolution), à l’armement ( prolifération et contrôle des transferts, économie de l’armement ) et à la sécurité internationale (au niveau de l’Union européenne principalement).
3. Violence directe et violence indirecte, in Alternatives non-violentes, 34, 1980, p. 66, cité par HERR, op. cit., p. 67.
4. Pour définir l’impérialisme selon Galtung, Herr cite ce passage d’une étude consacrée au sociologue norvégien : « L’impérialisme est caractérisé par une tête de pont que la nation dominante (Centre) a établie dans la nation dominée (Périphérie) de telle sorte que chacune des deux nations, la centrale et la périphérique, se trouve elle-même scindée en deux (un centre dominant ou élite et une périphérie dominée ou masses) et que les relations entre tous ces fragments créent des conflits et des harmonies d’intérêts extrêmement subtils. » (BOSC R., La théorie structurelle de l’impérialisme de J. Galtung, in Projet, n° 68, 1972, pp. 974-987).
5. HERR E., op. cit., p. 70.
6. Id., p. 71.
7. Typologie de la violence, in La violence et ses causes, Unesco, 1980, p. 93.
8. Violence directe et violence indirecte, in Alternatives non violentes, n° 34, 1980, p. 66, cité in HERR, op. cit., p. 71.
9. J. Galtung cité in HERR, op. cit., p. 79.
10. HERR, op. cit., p. 76.
11. Id., p. 85.
12. Id., p. 82.

⁢d. Girard

Le dernier auteur qui retient l’attention d’E. Herr, dans cette étude, est le célèbre René Girard.⁠[1]

Au fond de l’homme gît un mécanisme que Girard appelle le désir mimétique : le désir humain imite le désir d’un autre qu’il appelle médiateur ou modèle. Le sujet désirant ne choisit pas l’objet de son désir en fonction de ses goûts ou en fonction des qualités inhérentes à l’objet. Le sujet désire un objet parce qu’il est désiré par un autre (le médiateur). Le désir ne doit donc pas être confondu avec l’appétit ou le besoin dont les objets sont déterminés par l’instinct. Il est indéterminé et varie en fonction du médiateur dont le désir nous fascine. En désirant, nous croyons être autosuffisants alors que nous sommes mus par notre insuffisance puisque nous envions l’autre. Une insuffisance que nous récusons, bien sûr, mais qui est réelle : c’est « le mensonge romantique ». Je désire telle voiture non parce qu’elle me convient ou possède des qualités remarquables mais parce qu’en la possédant je ressemblerai à cet homme d’affaires, à ce sportif ou à ce séducteur. Mais je n’avouerai pas ce tiers admiré. Celui-ci par ailleurs ne tient tant à sa voiture que dans la mesure où elle suscite le désir d’autres. Le désir mimétique provoque une circularité, une concurrence incessante. Désirant le même objet, médiateur et sujet deviennent des doubles, des jumeaux (des frères ennemis comme Abel et Caïn, Romulus et Remus, Polynice et Etéocle, Joseph et ses frères,…​). Mais, plus les désirs sont proches, plus la rivalité grandit, le médiateur est modèle mais aussi obstacle. Surgit la jalousie, l’envie, la haine, ce que Girard appelle la « médiation interne »[2]. La haine parce que le médiateur peut interdire l’objet au sujet. Et donc, « les rapports humains sont sujets au conflit (…), toujours menacés par l’identité des désirs »[3].

Toute l’histoire humaine est marquée par cette contagion mimétique qui fait sans cesse obstacle à la bonne entente entre les hommes. Les libéraux se trompent donc lorsqu’ils disent que c’est la rareté qui engendre les conflits, c’est, pour Girard, même dans l’abondance, le fait de désirer le même objet qui est à l’origine des conflits.

Le mécanisme décrit entre deux personnage se reproduit au niveau des sociétés. Tous les membres d’un groupe deviennent concurrents, adversaires, oubliant même l’objet de leur dispute. Cette situation dangereuse, destructrice ne peut se résoudre que par le sacrifice d’un bouc émissaire[4], le pharmakos grec, empoisonneur et remède. La guerre de tous contre tous devient la guerre de tous contre un seul⁠[5]. Cette victime propitiatoire est une victime innocente désignée comme responsable du conflit (l’âne dans Les animaux malades de la peste[6]). On le choisit en fonction d’une marginalité physique, intellectuelle, sociale (roi ou esclave), raciale (les signes victimaires), à l’extérieur du groupe et on l’accuse de crimes très graves. Son exécution ramène la paix et confirme l’idée de sa culpabilité mais, comme sa mort a mis fin au désordre, il devient sacré et le souvenir du sacrifice salutaire sera ritualisé. Tel est le fondement de la culture et de toute société : le sacrifice d’une victime dont on (les prêtres) cache l’innocence.

La ritualisation a pour but de rappeler et exorciser le danger de rivalité. De même, pour se protéger de la contamination mimétique, la société édicte des interdits, des tabous. Ainsi la condamnation de l’inceste vise à écarter les femmes proches du désir, les interdits alimentaires ont la même fonction, ils ne portent pas sur des choses rares mais sur des aliments proches qu’on pourrait se disputer. Dans son examen du décalogue, Girard constate que le législateur après avoir interdit, comme pour parer au plus pressé, les actions violentes (tuer, commettre l’adultère, voler, porter un faux témoignage) condamne la convoitise, c’est-à-dire le désir non de posséder l’objet mais d’être comme le prochain, modèle de nos désirs. Lever les interdits, chasser la religion qui s’est fondée sur la violence est donc éminemment dangereux.

Pour Girard enfin seul le christianisme « démonte le mécanisme sacrificiel et dévoile l’illégitimité de la violence »[7]. Seul le Nouveau Testament rompt de manière radicale avec l’enchaînement décrit, avec la violence et la logique sacrificielle. Certes, les hommes exercent contre le Christ leur violence propitiatoire : n’est-ce pas Caïphe, le Grand Prêtre « qui avait suggéré aux Juifs : il est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple »[8], avantageux pour réunifier le peuple ? Mais, du côté du Christ, la rupture est totale avec les récits qui ont inspiré à Girard la description qui précède. La parabole des vignerons homicides en témoigne, avant le récit de la Passion⁠[9]. Si le sacrifice victimaire est fondateur des religions et des cultures « et si ce fondement reste fondateur dans la mesure où il n’apparaît pas, il est clair que seuls les textes où ce fondement apparaît ne seront plus fondés par lui et seront vraiment révélateurs ».⁠[10] Le Christ n’est pas une victime innocente comme les autres : son innocence est notoire (Pilate le sait), il est bouc émissaire volontaire. Il est une victime « incomparable en ceci qu’elle ne succombe jamais, sur aucun point, à la perspective persécutrice, ni positivement en se mettant franchement d’accord avec ses bourreaux, ni négativement en adoptant sur eux le point de vue de la vengeance qui n’est jamais que la reproduction inversée de la première représentation persécutrice, sa répétition mimétique. »[11] Le christianisme n’est pas une religion sacrificielle, le sacrifice du Christ rend absurde tout sacrifice. Jésus révèle un Dieu qui refuse la violence. Lui seul, car il est Dieu : « Il faudrait un homme qui ne doive rien à la violence, qui ne pense pas selon ses normes, et qui soit capable de lui dire son fait tout en restant complètement étranger à elle. Le surgissement d’un tel être, dans un monde entièrement régi par la violence et par les mythes de la violence, est impossible. Pour comprendre qu’on ne peut voir et faire voir la vérité que si on prend la place de la victime, il faudrait déjà occuper soi-même cette place, et pour assumer cette place dans les conditions requises, il faudrait déjà posséder la vérité. On ne peut appréhender la vérité que si on se conduit contrairement aux lois de la violence et on ne peut se conduire contrairement à ces lois que si on appréhende, déjà, cette vérité. L’humanité entière est enfermée dans ce cercle. C’est pourquoi les Évangiles, le Nouveau Testament dans son ensemble et la théologie des premiers conciles affirment que le Christ est Dieu non pas parce qu’il est crucifié mais parce qu’il est Dieu né de Dieu de toute éternité. »[12] Suivre le Christ, c’est renoncer à la violence mimétique et s’inquiéter de toutes les victimes.⁠[13]

Pour E. Herr, la logique décrite par Girard est réelle mais ne rend pas compte de tout désir ni de toute violence qui peut n’être que domination d’autrui. Non seulement le désir mimétique apparaît à certains psychologues⁠[14] comme pathologique, narcissique mais il y a aussi des expériences qui, dit Herr, « bien intériorisées (…) pourraient constituer des freins prémimétiques à la crise du même nom ».⁠[15] Il s’agit du rapport parents-enfants lorsqu’il est bien vécu avant même que le mimétisme qui est présent dans toute éducation, n’entre en fonction. d’une part, le désir des parents ne peut être mimétique puisque l’enfant n’est pas encore là. d’autre part, l’éducation, dès le départ peut canaliser, limiter le mimétisme : « Quels éléments feraient partie de cette expérience ? Certainement un début d’éducation (réussie ou non) à la distance, à la mesure et à l’attente. Par rapport à une tendance fusionnelle qui veut « tout-être-avoir-tout-de-suite », les rythmes de séparation et d’union, par exemple, avec la mère (naissance, nourriture, etc.) amènent l’enfant à sortir de l’état fusionnel, à accepter une distance-différence entre lui et la m ère (et donc à s’ouvrir à tout le reste), à faire l’apprentissage d’un rythme (d’une norme, loi) et donc du temps et finalement de la mesure (« non pas tout », ni immédiatement) ».⁠[16]

S’appuyant sur l’étude d’un spécialiste de Girard⁠[17], Herr se demande si « le sens de la quête du désir mimétique ne serait-ce pas « d’entrer en possession » de sa propre origine - seule possibilité, apparemment, de coïncider avec soi-même et d’atteindre sa plénitude ? »[18] L’Autre ne serait dès lors pas seulement le médiateur, modèle et rival, mais également « géniteur ». La violence se trouverait alors plus radicalement « dans cette volonté de récupérer chez l’autre-médiateur-géniteur l’origine de soi, donc dans une volonté d’autocréation. »[19] « La violence, précise encore Herr, est liée à la condition humaine en tant que celle-ci doit « conjuguer » une transcendance et une finitude ; c’est le refus de cette condition de notre liberté humaine paradoxale qui conduit à la violence. A travers l’imitation, le désir est à la recherche de sa propre origine ; elle devient violente parce que l’autre « détient » cette origine-là. Ainsi, par le biais du mimétisme, Girard a mis en évidence une des notions fondamentales de notre culture occidentale : le projet prométhéen d’autocréation. »[20] Pour confirmer cet approfondissement, Herr ajoute que le Christ qui rompt avec le cercle infernal de la violence mimétique et sacrificielle, se dit Fils du Père et nous propose de devenir ses fils adoptifs.

Pour Girard, c’est « la violence dissimulée dans le sacrifice de la victime émissaire » qui crée le lien social et qui engendre toute culture⁠[21].Mais il n’a pas estimé correctement la différence entre le système judiciaire et le processus victimaire qu’il tend à trop confondre. Le système judiciaire se fonde sur une unanimité, une « unité sociale » qui précède la « violence émissaire » et « confère à une autorité indépendante des parties directement intéressées le soin d’apprécier la responsabilité de la violence ».⁠[22] Le système judiciaire lutte contre la violence et cherche à démasquer, non à dissimuler, les responsabilités. Il y a nécessairement d’ailleurs un « avant » la violence mimétique. Pour qu’il y ait « mimésis », il faut qu’il y ait des objets à désirer et des médiateurs : « le désir mimétique s’appuie sur du culturel déjà là ».⁠[23] Quant à l’interdit, ce n’est pas un mécanisme essentiellement négatif mais positif. Il a pour fonction notamment dans le cas de l’inceste d’élargir l’échange et d’ouvrir à la vie.


1. Né en 1923, fut professeur de littérature comparée à Stanford et Duke (USA). Pour un bon résumé de sa pensée on peut se référer à LIBERT A.-M., Notes sur la pensée de René Girard, cours dactylographié, Initiation à la philosophie, décembre 2003. Quelques œuvres caractéristiques de R. Girard : Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961 ; La violence et le sacré, Grasset, 1972 ; Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978 ; Le bouc émissaire, 1982 ; Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999 ; Celui par qui le scandale arrive, Desclée de Brouwer, 2001.
2. Dans la « médiation externe », le sujet ne peut désirer ce que désire le médiateur. Je ne peux matériellement, vu l’état de mes finances, acquérir la Rolls Royce qui me donnerait le prestige du milliardaire.
3. LIBERT A.-M., op. cit., p. 7.
4. Le jour du Grand Pardon, des Expiations, Yom Kippour, deux boucs sont donnés par la communauté. Aaron (le frère de Moïse) « égorge le bouc du sacrifice pour le péché du peuple (…). quand il a fini de faire le rite d’absolution pour le sanctuaire, pour la tente de la rencontre et pour l’autel, il présente le bouc vivant. Aaron impose les deux mains sur la tête du bouc vivant : il confesse sur lui toutes les fautes des fils d’Israël et toutes leurs révoltes, c’est-à-dire tous leurs péchés, et il les met sur la tête du bouc ; puis il l’envoie au désert sous la conduite d’un homme tout prêt. Le bouc emporte sur lui toutes leurs fautes vers une terre stérile » (Lv 16, 15 et 20-22).
5. On se souvient de cette formule extraite du Leviathan (1, 13, § 62) de Thomas Hobbes (1651) : « bellum omnium contra omnes ». Tel est « l’état de nature » des hommes incapables de vivre en amitié.
6. Dans cette fable de La Fontaine (1621-1695), les animaux, pour apaiser le Ciel et arrêter l’épidémie, décident de sacrifier le plus coupable d’entre eux. Finalement, c’est l’âne coupable d’avoir tondu un pré de la largeur de sa langue qui est désigné comme le pelé, le galeux d’où vient tout le mal.
7. LIBERT A.-M., op. cit., p. 19.
8. Jn 18, 14.
9. « Ecoutez une autre parabole ; Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâti une tour (cf. Is 5, 1-2) ; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage. Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient. Mais les vignerons saisirent ces serviteurs ; l’un, ils le rouèrent de coups ; un autre, ils le tuèrent ; un autre, ils le lapidèrent. Il envoya encore d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; ils les traitèrent de même. Finalement, il leur envoya son fils, en se disant : « Ils respecteront mon fils. » Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux : « C’est l’héritier. Venez ! Tuons-le et emparons-nous de l’héritage. » Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. « Eh bien lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là ? » Ils lui répondirent : « Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu » Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ; c’est là l’œuvre du Seigneur : quelle merveille à nos yeux (Ps 118, 22-23). Aussi je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits. Celui qui tombera sur cette pierre sera brisé et celui sur qui elle tombera, elle l’écrasera. » En entendant ses paraboles, les grands prêtres et les Pharisiens comprirent que c’était d’eux qu’il parlait ». (Mt 21, 33-45).
10. Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 201.
11. Le bouc émissaire, op. cit., p. 182.
12. Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 242. En fait, pour Girard, ce qui distingue la Bible des récits mythiques, c’est que les Écritures initient les hommes à sortir de la violence religieuse en insistant sur l’innocence des victimes (Joseph, Job) alors que, dans les mythes, les victimes sacrifiées sont toujours coupables ou considérées comme telles et on ne s’interroge pas sur la culpabilité des bourreaux.
13. Girard note, avant le Christ, l’attitude digne de Socrate qui choisit la mort et la rébellion d’Antigone qui refuse de s’associer à la communauté qui cherche à se restructurer en faisant de Polynice la victime émissaire.
14. Herr cite J. Van Rillaer.
15. Op. cit., p. 108.
16. Id.
17. CHIRPAZ François, Enjeux de la violence, Essai sur René Girard, Cerf, 1980, pp. 36-40.
18. HERR E., op. cit., p. 110.
19. Id., p. 111.
20. Id., p. 112.
21. On peut associer, comme le fait E. Herr, cette violence fondatrice à l’ »état de nature » de Hobbes et d’autres philosophes du XVIIe siècle.
22. HERR E., op. cit., p. 119.
23. Id., p. 123.

⁢e. La conclusion d’E. Herr

Au terme de son parcours à travers les œuvres de quatre auteurs représentatifs, comment E. Herr répond-il à la question posée au début: la violence est-elle une nécessité qui s’impose à nous ou met-elle en jeu notre liberté ?

Il semble acquis que l’agressivité humaine n’est pas génétiquement programmée sauf peut-être dans certains cas pathologiques. L’homme ne se réduit pas à sa dimension biologique et même si la lutte est adéquate à la défense de la vie humaine, elle n’est pas le simple produit de la vie instinctive mais elle est ouverte au psychique et à l’éthique.

De même, si l’on prétend, comme Fromm, privilégier les passions pour expliquer la destructivité (c’est-à-dire l’agressivité pathologique, celle qui n’est pas liée à la défense de la vie), il ne faut pas oublier que l’homme n’est pas seulement passion (pulsion psychique) qui aime ou détruit : il y aussi, et de nouveau, une dimension éthique qu’il faut prendre en compte : notre vie s’inscrit dans une culture où on nous demande d’aimer et où on nous interdit de tuer.

Certes, tout acte s’enracine dans le biologique et le psychique mais il mobilise aussi notre capacité d’autodétermination, notre réflexion et notre volonté insérées dans un contexte social et culturel où elle s’engage de manière responsable.

Dans cette optique, la violence peut s’exprimer de deux manières.

Soit on renonce à sa capacité d’autodétermination ou on l’empêche de s’exercer chez autrui. A ce moment, la liberté reste prisonnière, la violence se traduit ici par l’impuissance subie ou imposée, par la privation des droits humains que l’on s’impose (auto-violence) ou que l’on impose. E. Herr donne comme exemples : l’avortement, le suicide, la torture, les manipulations biologiques et psychiques.

Soit on utilise la capacité d’autodétermination non selon une alliance symbolique et responsable avec le monde, autrui, Dieu, mais pour dominer, séparer, détruire. Sont victimes les corps, les psychismes, les sociétés, les cultures, les religions, etc. Ici, il ne s’agit plus d’un manque de pouvoir mais d’un abus de pouvoir.

Dans les deux cas, qui peuvent se représenter l’un par la figure de l’esclave, l’autre par celle du maître, les droits sont bafoués : « Le manque comme l’abus de pouvoir qui constituent la violence ne s’enracinent-ils pas dans une même peur de la mort, oscillant entre le repli dans l’impuissance (narcissisme originaire) et le fantasme de la toute-puissance (illusion et utopie de la fin). »[1] Plus simplement, à cette peur de la mort, «  l’un s’y résigne, l’autre la nie »[2].

Dans le domaine social, la liberté entendue comme capacité d’autodétermination est indissociable de la notion d’égalité mais plutôt que de parler comme Galtung d’égalité des conditions de vie est-il plus opportun de parler d’égalité des droits

Quant à Girard, il réduit l’histoire et donc les libertés à une logique d’exclusion meurtrière et de dissimulation. Il confond « une trajectoire possible de la liberté et du désir et la liberté elle-même ».⁠[3]

En somme, au terme de son enquête, E. Herr répond ainsi à la question qu’il posait au départ : la violence est « une manière d’être de la liberté elle-même, non pas comme une nécessité qui s’imposerait du dehors à celle-ci », étant bien entendu que la liberté s’inscrit toujours dans des conditions corporelles, psychiques, sociales et culturelles qui sont ouvertes, en principe, à la liberté humaine mais qui peuvent, par le fait même, être marquées par la violence et affecter les libertés jusqu’à la contrainte.⁠[4]


1. Id., p. 130. Cf. cette réflexion d’E. Levinas citée par Herr, (id) : « La violence ne se trouve pas seulement dans une bille de billard qui heurte l’autre bille, dans l’orage qui détruit une récolte, chez le maître qui maltraite l’esclave, dans un État totalitaire qui avilit ses citoyens, dans la conquête guerrière qui asservit des hommes. Est violente toute action où l’on agit comme si on était seul à agir, comme si le reste de l’univers n’était là que pour recevoir l’action ; est violente, par conséquent, toute action que nous subissons sans en être en tous points les collaborateurs. » (Difficile liberté).
2. Id., p. 64.
3. Id., p. 132.
4. Id., pp. 132-133.