Le dernier auteur qui retient l’attention d’E. Herr, dans cette étude,
est le célèbre René Girard.
Au fond de l’homme gît un mécanisme que Girard appelle le désir
mimétique : le désir humain imite le désir d’un autre qu’il appelle
médiateur ou modèle. Le sujet désirant ne choisit pas l’objet de son
désir en fonction de ses goûts ou en fonction des qualités inhérentes à
l’objet. Le sujet désire un objet parce qu’il est désiré par un autre
(le médiateur). Le désir ne doit donc pas être confondu avec l’appétit
ou le besoin dont les objets sont déterminés par l’instinct. Il est
indéterminé et varie en fonction du médiateur dont le désir nous
fascine. En désirant, nous croyons être autosuffisants alors que nous
sommes mus par notre insuffisance puisque nous envions l’autre. Une
insuffisance que nous récusons, bien sûr, mais qui est réelle : c’est « le
mensonge romantique ». Je désire telle voiture non parce qu’elle me
convient ou possède des qualités remarquables mais parce qu’en la
possédant je ressemblerai à cet homme d’affaires, à ce sportif ou à ce
séducteur. Mais je n’avouerai pas ce tiers admiré. Celui-ci par ailleurs
ne tient tant à sa voiture que dans la mesure où elle suscite le désir
d’autres. Le désir mimétique provoque une circularité, une concurrence
incessante. Désirant le même objet, médiateur et sujet deviennent des
doubles, des jumeaux (des frères ennemis comme Abel et Caïn, Romulus
et Remus, Polynice et Etéocle, Joseph et ses frères,…). Mais, plus
les désirs sont proches, plus la rivalité grandit, le médiateur est
modèle mais aussi obstacle. Surgit la jalousie, l’envie, la haine, ce
que Girard appelle la « médiation interne ».
La haine parce que le médiateur peut interdire l’objet au sujet. Et
donc, « les rapports humains sont sujets au conflit (…), toujours
menacés par l’identité des désirs ».
Toute l’histoire humaine est marquée par cette contagion mimétique qui
fait sans cesse obstacle à la bonne entente entre les hommes. Les
libéraux se trompent donc lorsqu’ils disent que c’est la rareté qui
engendre les conflits, c’est, pour Girard, même dans l’abondance, le
fait de désirer le même objet qui est à l’origine des conflits.
Le mécanisme décrit entre deux personnage se reproduit au niveau des
sociétés. Tous les membres d’un groupe deviennent concurrents,
adversaires, oubliant même l’objet de leur dispute. Cette situation
dangereuse, destructrice ne peut se résoudre que par le sacrifice d’un
bouc émissaire, le pharmakos grec, empoisonneur et remède. La guerre
de tous contre tous devient la guerre de tous contre un seul. Cette victime
propitiatoire est une victime innocente désignée comme responsable du
conflit (l’âne dans Les animaux malades de la peste). On le choisit en fonction d’une marginalité physique,
intellectuelle, sociale (roi ou esclave), raciale (les signes
victimaires), à l’extérieur du groupe et on l’accuse de crimes très
graves. Son exécution ramène la paix et confirme l’idée de sa
culpabilité mais, comme sa mort a mis fin au désordre, il devient sacré
et le souvenir du sacrifice salutaire sera ritualisé. Tel est le
fondement de la culture et de toute société : le sacrifice d’une victime
dont on (les prêtres) cache l’innocence.
La ritualisation a pour but de rappeler et exorciser le danger de
rivalité. De même, pour se protéger de la contamination mimétique, la
société édicte des interdits, des tabous. Ainsi la condamnation de
l’inceste vise à écarter les femmes proches du désir, les interdits
alimentaires ont la même fonction, ils ne portent pas sur des choses
rares mais sur des aliments proches qu’on pourrait se disputer. Dans son
examen du décalogue, Girard constate que le législateur après avoir
interdit, comme pour parer au plus pressé, les actions violentes (tuer,
commettre l’adultère, voler, porter un faux témoignage) condamne la
convoitise, c’est-à-dire le désir non de posséder l’objet mais d’être
comme le prochain, modèle de nos désirs. Lever les interdits, chasser la
religion qui s’est fondée sur la violence est donc éminemment dangereux.
Pour Girard enfin seul le christianisme « démonte le mécanisme
sacrificiel et dévoile l’illégitimité de la violence ». Seul le Nouveau Testament rompt de manière
radicale avec l’enchaînement décrit, avec la violence et la logique
sacrificielle. Certes, les hommes exercent contre le Christ leur
violence propitiatoire : n’est-ce pas Caïphe, le Grand Prêtre « qui avait
suggéré aux Juifs : il est avantageux qu’un seul homme meure pour le
peuple », avantageux pour réunifier le peuple ?
Mais, du côté du Christ, la rupture est totale avec les récits qui ont
inspiré à Girard la description qui précède. La parabole des vignerons
homicides en témoigne, avant le récit de la Passion. Si le sacrifice
victimaire est fondateur des religions et des cultures « et si ce
fondement reste fondateur dans la mesure où il n’apparaît pas, il est
clair que seuls les textes où ce fondement apparaît ne seront plus
fondés par lui et seront vraiment révélateurs ». Le Christ
n’est pas une victime innocente comme les autres : son innocence est
notoire (Pilate le sait), il est bouc émissaire volontaire. Il est une
victime « incomparable en ceci qu’elle ne succombe jamais, sur aucun
point, à la perspective persécutrice, ni positivement en se mettant
franchement d’accord avec ses bourreaux, ni négativement en adoptant sur
eux le point de vue de la vengeance qui n’est jamais que la reproduction
inversée de la première représentation persécutrice, sa répétition
mimétique. » Le
christianisme n’est pas une religion sacrificielle, le sacrifice du
Christ rend absurde tout sacrifice. Jésus révèle un Dieu qui refuse la
violence. Lui seul, car il est Dieu : « Il faudrait un homme qui ne doive
rien à la violence, qui ne pense pas selon ses normes, et qui soit
capable de lui dire son fait tout en restant complètement étranger à
elle. Le surgissement d’un tel être, dans un monde entièrement régi par
la violence et par les mythes de la violence, est impossible. Pour
comprendre qu’on ne peut voir et faire voir la vérité que si on prend la
place de la victime, il faudrait déjà occuper soi-même cette place, et
pour assumer cette place dans les conditions requises, il faudrait déjà
posséder la vérité. On ne peut appréhender la vérité que si on se
conduit contrairement aux lois de la violence et on ne peut se conduire
contrairement à ces lois que si on appréhende, déjà, cette vérité.
L’humanité entière est enfermée dans ce cercle. C’est pourquoi les
Évangiles, le Nouveau Testament dans son ensemble et la théologie des
premiers conciles affirment que le Christ est Dieu non pas parce qu’il
est crucifié mais parce qu’il est Dieu né de Dieu de toute
éternité. » Suivre le Christ, c’est renoncer à la
violence mimétique et s’inquiéter de toutes les
victimes.
Pour E. Herr, la logique décrite par Girard est réelle mais ne rend pas
compte de tout désir ni de toute violence qui peut n’être que domination
d’autrui. Non seulement le désir mimétique apparaît à certains
psychologues comme pathologique,
narcissique mais il y a aussi des expériences qui, dit Herr, « bien
intériorisées (…) pourraient constituer des freins prémimétiques à
la crise du même nom ». Il s’agit du
rapport parents-enfants lorsqu’il est bien vécu avant même que le
mimétisme qui est présent dans toute éducation, n’entre en fonction.
d’une part, le désir des parents ne peut être mimétique puisque l’enfant
n’est pas encore là. d’autre part, l’éducation, dès le départ peut
canaliser, limiter le mimétisme : « Quels éléments feraient partie de
cette expérience ? Certainement un début d’éducation (réussie ou non) à
la distance, à la mesure et à l’attente. Par rapport à une tendance
fusionnelle qui veut « tout-être-avoir-tout-de-suite », les rythmes de
séparation et d’union, par exemple, avec la mère (naissance, nourriture,
etc.) amènent l’enfant à sortir de l’état fusionnel, à accepter une
distance-différence entre lui et la m ère (et donc à s’ouvrir à tout le
reste), à faire l’apprentissage d’un rythme (d’une norme, loi) et donc
du temps et finalement de la mesure (« non pas tout », ni
immédiatement) ».
S’appuyant sur l’étude d’un spécialiste de Girard, Herr se demande si « le sens de la quête du désir mimétique
ne serait-ce pas « d’entrer en possession » de sa propre origine - seule
possibilité, apparemment, de coïncider avec soi-même et d’atteindre sa
plénitude ? » L’Autre ne serait
dès lors pas seulement le médiateur, modèle et rival, mais également
« géniteur ». La violence se trouverait alors plus radicalement « dans
cette volonté de récupérer chez l’autre-médiateur-géniteur l’origine de
soi, donc dans une volonté d’autocréation. »
« La violence, précise encore Herr, est liée à la condition humaine en
tant que celle-ci doit « conjuguer » une transcendance et une finitude ;
c’est le refus de cette condition de notre liberté humaine paradoxale
qui conduit à la violence. A travers l’imitation, le désir est à la
recherche de sa propre origine ; elle devient violente parce que l’autre
« détient » cette origine-là. Ainsi, par le biais du mimétisme, Girard a
mis en évidence une des notions fondamentales de notre culture
occidentale : le projet prométhéen d’autocréation. » Pour confirmer cet approfondissement, Herr ajoute que le Christ
qui rompt avec le cercle infernal de la violence mimétique et
sacrificielle, se dit Fils du Père et nous propose de devenir ses fils
adoptifs.
Pour Girard, c’est « la violence dissimulée dans le sacrifice de la
victime émissaire » qui crée le lien social et qui engendre toute
culture.Mais il n’a pas estimé correctement la différence entre
le système judiciaire et le processus victimaire qu’il tend à trop
confondre. Le système judiciaire se fonde sur une unanimité, une « unité
sociale » qui précède la « violence émissaire » et « confère à une
autorité indépendante des parties directement intéressées le soin
d’apprécier la responsabilité de la violence ». Le système judiciaire lutte contre la violence et
cherche à démasquer, non à dissimuler, les responsabilités. Il y a
nécessairement d’ailleurs un « avant » la violence mimétique. Pour qu’il y
ait « mimésis », il faut qu’il y ait des objets à désirer et des
médiateurs : « le désir mimétique s’appuie sur du culturel déjà
là ». Quant à l’interdit, ce n’est pas un
mécanisme essentiellement négatif mais positif. Il a pour fonction
notamment dans le cas de l’inceste d’élargir l’échange et d’ouvrir à la
vie.