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Chapitre 1 : Un monde violent

…il n’est question que de violence et de ravage, Constamment souffrances et sévices attristent mes regards.

Jr 6, 7

La première définition du mot « paix », qui vient à l’esprit et qui, d’ailleurs, est entérinée par les dictionnaires, est une définition négative : la paix est l’absence de querelle, le calme, la tranquillité⁠[1].

Lalande ignore le mot paix mais consacre une courte rubrique à violence et violent. Dans de nombreux manuels de philosophie, les auteurs traitent de la violence, de la guerre et de la non-violence, du droit de punir⁠[2].

Quand on considère l’histoire de la pensée, on constate que, la plupart du temps, les développements sur le thème de la paix s’articulent sur l’idée de violence ou au départ d’une situation de violence. Il semble, à première vue, qu’il soit difficile de penser la paix indépendamment de la guerre. Proudhon⁠[3] aurait-il raison lorsqu’il écrit que « la paix démontre et confirme la guerre » et que « la guerre à son tour est une revendication de la paix » ?

La violence est présentée comme une donnée de l’existence, universelle et, pour certains, irrépressible. Brutale, douce ou subtile, individuelle ou collective, organisée ou anarchique⁠[4], elle se manifeste d’innombrables manières : agressivité, destruction, génocide, vol, exploitation, intolérance, autoritarisme, harcèlement sexuel, cruauté mentale, sexisme, racisme, esclavage, viol, coups, blessures, réclusion, mort, injures, moquerie, diffamation, assujettissement, infantilisation, sado-masochisme, nécrophilie⁠[5], et même le bureaucratisme⁠[6] ou la malnutrition⁠[7] ou encore la vieillesse⁠[8].

A l’époque contemporaine, non seulement, les media rendent omniprésente la violence mais les bouleversements sociaux et culturels favorisent ou suscitent, dès le plus jeune âge, des comportements agressifs.

Philippe van Meerbeeck, interpellé notamment par la violence des jeunes, nous livre cette analyse fort révélatrice et inquiétante⁠[9]:

« La violence des jeunes n’augmente pas. Mais elle est fortement médiatisée. Ce qui a changé, c’est la violence dans laquelle les jeunes baignent tous les jours. Nous vivons tous dans un contexte de beaucoup plus grande violence généralisée. C’est le kamikaze au quotidien et la violence en permanence. » « Et aujourd’hui, un jeune de 14-15 ans a un accès illimité à des images tous azimuts et sans contrôle. Des images effarantes de sexe, de violence…​ Dans un monde sans image, on passait par un texte, par un conte, par un mythe pour expliquer les choses. Aujourd’hui, les images tronquées accrochent les adolescents et fascinent leur intérêt morbide pour la violence et les pulsions de mort. Il faut imaginer la toile perverse dans laquelle il est possible de baigner... »

« L’image que le monde et les médias leur renvoient d’eux-mêmes est plutôt commerciale. Majoritairement, l’image véhiculée sera également négative : la moindre connerie fait la une des actualités. A l’inverse, les médias renforcent l’idéal collectif qui veut que rester jeune est une valeur absolue... »

« Les insécurités auxquelles les adolescents doivent faire face sont nombreuses. Au niveau affectif, c’est la période des choix amoureux, des choix de vie. Et il est compliqué de choisir dans un climat où les familles ne vont pas bien, où on banalise la trahison, le non-engagement, ou encore l’adultère, et où les parents peuvent s’accorder plus facilement sur une ‘désunion irrémédiable’. Au niveau social, on banalise le non-travail : pour les jeunes, l’accès automatique aux allocations de chômage n’invite à aucune contrepartie pour qu’au moins cela se mérite. »

« Aujourd’hui, on ne prend plus en compte cette puissance violente présente chez les jeunes. Leur corps est animé par cela. Pourtant, on a toujours su qu’il fallait canaliser cette énergie. Ainsi, par exemple, lorsque le service militaire était obligatoire, cela créait un contexte d’initiation dans lequel la violence potentielle était contrôlée, autorisée. Les guerres que nous avons vécues en Europe jusqu’au milieu du siècle dernier avaient une fonction de sélection des plus violents, qui pouvaient ensuite se retrouver héros. Aujourd’hui, il faut constater une certaine carence de ces temps et lieux d’éducation qui canalisent les pulsions de mort. »

« Globalement, les filles ont plutôt tendance à retourner la violence contre elles-mêmes, parfois de manière inquiétante comme lors d’automutilation ou dans les cas de boulimie ou d’anorexie. Chez les garçons, à l’image de la puissance sexuelle qui sort de leur corps (alors que chez les filles, elle se reçoit), la violence va s’extérioriser davantage. »

« C’est ce qui explique que lorsqu’ils retournent la violence contre eux-mêmes, les garçons se ratent moins. Cette forme de violence est sans doute moins visible parce qu’elle ne touche pas directement les autres comme victimes. Malheureusement, le suicide des jeunes ne fléchit pas depuis vingt ans. »

« Il existe des formes de violences contextuelles. Le phénomène des bandes est ancien. Face au déclin de l’image paternelle, la reconnaissance par ses pairs et la recherche d’appartenance à un groupe ou à une tribu vont jouer un rôle pour exister dans l’école, dans le quartier. Pour se sentir frère, on ira même jusqu’à haïr l’autre pour appartenir à son propre groupe. Les figures d’appartenance verticales laissent place aux autorités latérales que l’on choisit. »

Il serait faux de penser que ce malaise émergent est l’apanage du quart-monde. Il touche aussi les milieux favorisés : « Là, les combats de rue ne sont pas nécessaires. L’enfant gâté-pourri qui déçoit ses parents, tellement leur attente projetée sur leur enfant est grande, et qui ne pourra jamais répondre à cette attente risque lui d’utiliser une violence contre lui-même... »

Pour sortir de cette situation, l’auteur compte sur les éducateurs au sens large du terme : « Dans son parcours de construction de lui-même, le jeune trouvera-t-il un éveilleur, un adulte qui puisse l’aider à traverser les questions qu’il se pose ? Ces éveilleurs sont devenus indispensables, mais ne sont plus iniquement liés à la fonction parentale qui diminue. »


1. Le Robert relève ces différents sens : « rapports de personne qui ne sont pas en conflit, en querelle » ; « cessation des conflits des querelles » ; « rapports calmes entre citoyens ; absence de luttes, de troubles, de violences » « état de calme, de tranquillité sociale, caractérisé à la fois par l’ordre intérieur dans chaque groupe (…​) et par l’absence de conflit armé entre groupes » ; « situation d’une nation, d’un État qui n’est pas en guerre » ; par extension : « état d’une personne que rien ne vient troubler, déranger » ; « calme intérieur d’une personne, état de l’âme qui n’est troublée par aucun conflit, aucune inquiétude » ; « état d’un lieu, d’un moment où il n’y a ni agitation ni bruit ». Il ajoute encore ces sens plus techniques : « salut traditionnel des Juifs, conservé par les premiers chrétiens en signe de fraternité ou de réconciliation » et « plaquette d’ivoire, de bois, de métal représentant ordinairement un sujet de la passion et que l’officiant donne à baiser aux fidèles ». Comme synonymes, le dictionnaire note : conciliation, réconciliation, pacification, neutralité, repos, tranquillité, calme, quiétude.
2. Cf. MOURRAL Isabelle et MILLET Louis, Traité de philosophie, Gamma, 1988, pp. 230-234. En trois lignes, les auteurs précisent simplement que « la paix n’est pas ce que nous connaissons maintenant, c’est-à-dire l’absence de guerre par équilibre de la terreur. Elle est « la tranquillité de l’ordre » (Saint Augustin) ». CLEMENT Elisabeth et DEMONQUE Chantal, Philosophie, Terminales A et B, tome 2, Hatier, 1989, consacrent un chapitre à la violence, pp.184-207.
3. La guerre et la paix, 1861, cité sur www.site-magister.com, La paix.
4. G. Bouthoul (cf. infra) propose ces définitions de la guerre : « la guerre est la lutte armée et sanglante entre groupements organisés » (Le phénomène guerre, Petite bibliothèque Payot, 1962, p. 42) ; « homicide organisé et devenu licite «  (id., p. 97).
5. La nécrophilie désigne la passion masculine d’avoir des contacts sexuels avec le cadavre d’une femme ou de regarder, manipuler, dépecer, ingérer des cadavres. On considère aussi comme tendance nécrophilique la manie de casser, salir, arracher. (Cf. TOURET Denis, Introduction à la sociologie et à la philosophie du droit, Litec, 2003, pp. 27-89. Denis Touret est professeur à l’université de Paris XII).
6. E. Fromm (cf. infra) le considère comme une forme de sadisme, construit sur un principe hiérarchique qui favorise la soumission, le contrôle, la méfiance, le mépris, la flatterie, l’esprit de vengeance, etc. (Cf. TOURET D., op. cit.).
7. En Février 2007, une mère anglaise fut menacée de se voir retirer la garde de son enfant qui, à 8 ans, pesait 99 kilos : « Composée de médecins, travailleurs sociaux, enseignants et policiers, une Commission des services de protection de l’enfance a effectivement demandé de retirer l’enfant à la garde de sa mère, arguant que la façon dont cette dernière alimentait (son fils) équivalait à des « violences sur l’enfant ». Le jeune Britannique pourrait d’ailleurs être inscrit par cette Commisssion sur le registre des enfants en danger, à l’instar des enfants subissant des violences physiques ou sexuelles. » (La Libre Belgique, 28 février 2007).
8. Cf. DADOUN R., La violence, Optiques Hatier, 1995, p. 53: « La violence du temps creuse dans l’âme des pertes irrémédiables -mémoire fissurée, croulante ; de même elle creuse dans la chair, avec une aveuglante et précise efficacité cette empreinte qui se nomme vieillissement. Permanente et inflexible violence du vieillir…​ ».
9. Cf. GRAWEZ Stephan, Pourquoi cette violence gratuite ?, interview de Ph. van Meerbeeck, in L’Appel, n° 296, avril 2007, pp. 4-6. Ph. van Meerbeeck est psychiatre, psychanalyste et professeur à la Faculté de Médecine de l’UCL.

⁢i. Vive la violence ?

Le bon-sens nous amène peut-être à considérer que si la punition parentale est justifiable en principe et que l’usage de la force est légitime quand elle est exercée par une autorité légitime, la police par exemple, il n’en reste pas moins que pour la plupart des gens, apparemment du moins, la violence, elle, dans toutes ses formes, est illégitime. Pourquoi ? Parce qu’elle inflige à l’individu ou à une communauté un tort physique, psychologique ou économique. Et une agression personnelle ou collective, avec ou sans moyens sophistiqués, contre le corps ou les biens produit aussi un tort psychologique ou spirituel ou social. On peut dire, en une formule lapidaire, que la violence est une « négation de l’homme par l’homme »[1].

Toutefois, si beaucoup d’entre nous jugent la violence destructrice, mortifère, elle n’a jamais, semble-t-il, manqué d’adeptes, il suffit d’ouvrir le journal d’aujourd’hui, ni de chantres. A tel point qu’on peut se demander même si les hommes souhaitent vraiment la paix ! Le célèbre polémologue Gaston Bouthoul⁠[2] s’interroge : « Si les hommes, les nations et les États se montrent si rétifs à encourager l’étude scientifique des guerres (il n’existe nulle part un Institut des guerres qui ne coûterait pourtant que le prix d’un tank moyen ou d’une paire d’avions de chasse), serait-ce qu’obscurément ils redoutent de voir disparaître leur fête la plus enivrante et leur ultime recours ? »[3]

Alors que les animaux, à l’exception peut-être des termites et des fourmis⁠[4], ne connaissent pas la guerre, beaucoup de sociétés primitives l’ont connue et l’ont intégrée dans les rites sociaux : les jeunes gens sont formés pour la guerre, ils n’entrent dans le cercle des adultes qu’après une dure initiation guerrière, parfois, ils ne peuvent prendre femme qu’après avoir tué un homme, etc.

Dans de nombreuses religions primitives, la guerre a sa divinité: Astarté en Phénicie et en Égypte, Tanit à Carthage, Indra en Inde, Thor, Tyr et les Walkyries dans la mythologie nordique, Arès et Mars chez les Grecs et les Romains, Huitzilopochtli chez les Aztèques, Skanda au Sri-Lanka, etc..⁠[5]

La littérature de tous les pays est parsemée de louanges pour des héros ou des faits de guerre. Les livres d’histoire ne sont pas en reste non plus.

qu’on songe à la littérature épique, aux héros de l’Iliade, à Achille particulièrement, à Roland⁠[6], au puissant guerrier Siegfried, dans la légende des Nibelungen, qui hanta les esprits du XIIIe siècle jusqu’à Richard Wagner et Fritz Lang. On pense à Bertrand de Born⁠[7] le seigneur troubadour qui chante les joies de la guerre dans des poèmes considérés comme des oeuvres majeures de la poésie occitane.⁠[8] On se rappelle le Cid⁠[9] qui hanta l’esprit de Corneille, comme Vercingétorix celui d’Honoré d’Urfé ou Cyrus qui, après avoir enchanté Hérodote, réapparaît sous la plume de Madeleine de Scudéry. Bossuet est fasciné par Condé qu’il compare à Alexandre le Grand⁠[10] et décrit avec lyrisme, dans son Oraison funèbre⁠[11], la bataille de Rocroi⁠[12]. Boileau, à l’instar de nombreux écrivains qui ont célébré les victoires des princes dont ils espéraient ou recevaient bénéfices, écrit un méchant poème pour célébrer lourdement la prise de Namur par les troupes de Louis XIV.⁠[13] Racine, de même, fera l’éloge de la guerre de Hollande.⁠[14]

Il semble que le philosophe Kant ait vu clair lorsqu’il écrivit que la guerre « paraît greffée sur la nature humaine, et même passer pour un acte noble auquel l’homme est poussé par le sentiment de l’honneur et non par des mobiles intéressés ; c’est ainsi que la valeur guerrière est estimée (aussi bien par les sauvages d’Amérique que par ceux d’Europe au temps de la chevalerie) comme ayant une haute valeur immédiate non seulement quand il y a une guerre (comme de juste), mais encore afin qu’il y ait guerre ; on l’entreprend donc souvent uniquement pour faire preuve de ce courage ; on confère ainsi à la guerre en elle-même une sorte de dignité intérieure, et des philosophes même en font l’éloge comme d’un moyen pour ennoblir l’humanité[15], sans songer à la parole du Grec : « La guerre est néfaste en ce qu’elle fait plus de mauvaises gens qu’elle n’en extirpe. ». »[16]

A l’opposé du classicisme, Diderot défendra l’idée très déterministe que le génie ne peut s’exprimer qu’à partir du désordre et de la violence⁠[17].

La littérature romantique semble lui donner raison et s’inscrit, en tout cas, dans cette esthétique où Victor Hugo s’illustrera insérant en même temps une dimension idéologique dans l’exaltation de la guerre. C’est en effet la Liberté qui mène l’armée révolutionnaire de 1794-1795 contre les « tyrans » européens ligués.⁠[18] La mémoire du conquérant Napoléon est perpétuée avec grandiloquence au Panthéon de Paris.⁠[19]

Même un hymne national comme La marseillaise peut paraître suspect à un esprit tolérant et pacifique.⁠[20]

Bien des vers de Guillaume Apollinaire⁠[21] donnent de la poésie à l’horreur de la guerre.⁠[22]

Depuis le XVIIIe siècle, la raison apporte son concours à l’éloge. Le marquis de Sade, dans La philosophie dans le boudoir, considère que la violence, comme le sexe et l’égoïsme sont non seulement des manifestations naturelles mais aussi des manifestations de la nature de l’homme. Le propos de Sade, dans son ensemble, vise à contester et détruire la religion, la morale, et finalement tout l’ordre établi. A sa suite, nombreux sont les auteurs qui verront, dans la violence, le seul moyen d’en finir avec l’oppression réelle ou dénoncée comme telle. On songe à tous ces mouvements anarchistes et révolutionnaires qui, depuis le XIXe siècle, ne cessent de se manifester dans l’actualité⁠[23], on songe au terrorisme et à ses justifications sociales, politiques et même religieuses.⁠[24]

Nombreux sont les analystes qui ont montré le lien intime entre la violence et les idéologies d’extrême-droite ou d’extrême-gauche.

Mussolini déclare que le fascisme « ne croit ni à la possibilité ni à l’utilité de la pais perpétuelle. Il repousse le pacifisme, qui cache une fuite devant la lutte et une lâcheté devant le sacrifice. La guerre seule, porte au maximum de tension toutes les énergies humaines et imprime une marque de noblesse aux peuples qui ont le courage de l’affronter. »[25]

Dans le même esprit, l’écrivain H. de Montherlant exalte « une morale de guerrier »[26]. Il souhaitait que les garçons français pratiquent le boxe : « parce qu’elle tend à développer l’agressivité » (Le Solstice de juin). Il porte aussi un jugement révélateur sur l’humanité : « On quitte le comptoir et on va à la machine à sous, où l’on reste un quart d’heure. On retourne boire au comptoir et on revient à la machine à sous. De la machine à sous on retourne boire au comptoir et on revient, etc. Comme je déjeune dans la salle d’à côté, je peux compter ce que cela dure : cela dure une heure. On a de trente à trente-cinq ans. Ne dites pas que c’est de l’humanité, c’est de l’ordure humaine.

Puis il y a un éclatement. La guerre. La révolution. Des types tombent dans une crevasse. Un type qui se jette dans la Seine. L’homme éclate hors de l’ordure humaine, jaillit comme une fleur, brillant de courage et de sacrifice, digne d’être admiré, respecté, aimé. Cela dure un instant. Puis se flétrit pour toujours, redevient de l’ordure humaine » (Va jouer avec cette poussière). Plus simplement, il dira que: « L’ennui naquit un jour de l’uniforme ôté », que « Les deux meilleures façons de sortir de ce monde sont d’être tué ou de se tuer ».

On retrouve dans ces lignes l’influence de Sénèque écrivant : « Vivre est le fait d’un guerrier ».

Ou encore celle de Nietzsche : « C’est en vain une rêverie de belles âmes que d’attendre encore beaucoup de l’humanité (à plus forte raison beaucoup) si elle a désappris à faire la guerre. (…) Une telle humanité hautement cultivée et par là nécessairement épuisée, comme l’Europe actuelle, na pas besoin seulement de la guerre mais encore de grandes et terribles guerres -c’est-à-dire par moments d’un retour à la barbarie- pour ne pas au moyen de la civilisation perdre sa civilisation et sa propre existence. » « En attendant nous ne connaissons pas d’autre moyen qui puisse rendre aux peuples fatigués cette rude énergie du champ de bataille, cette profonde haine impersonnelle, ce sang-froid dans le meurtre uni à une bonne conscience, cette ardeur commune organisatrice dans l’anéantissement de l’ennemi…​que ne fait n’importe quelle grande guerre. »[27]

Par ailleurs, comme on le sait, la lutte des classes n’est pas, selon Marx lui-même, une idée personnelle, mais « une réalité historique, dont d’ailleurs se satisfait parfaitement la bourgeoisie, lorsqu’elle possède la force et le pouvoir. »[28]

On sait aussi que Lénine emploiera volontiers des métaphores militaires. « Le prolétariat est ou devient une armée. Le Parti marxiste (bolchevik) représente un « détachement » de cette armée, son « avant-garde », qui précède le gros des troupes et que ces troupes doivent suivre. »[29] Mais, se demande le marxiste H. Lefebvre, « s’agit-il seulement de métaphores ? Non. La question centrale de la révolution politique étant celle du pouvoir, se pose en termes militaires. Il s’agit d’une guerre. Et si le prolétariat, si les révolutionnaires l’oublient, le pouvoir existant -avec sa police et son armée- se charge de leur rafraîchir la mémoire. Il s’agit d’une guerre, dont l’insurrection, la guerre civile et les complications qui s’ensuivent (à l’échelle internationale notamment) ne sont que les épisodes aigus et les plus sanglants. »[30] Ainsi, écrira Lénine, « la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profonde. »[31] « En d’autres termes, commente H. Lefebvre, la lutte des classes se présente comme une guerre, où la violence latente et atténuée alterne avec la violence ouverte. »[32]

Influencé par Marx⁠[33] et Proudhon⁠[34], Georges Sorel⁠[35] rassemble en 1906 sous le titre Réflexions sur la violence, une série d’articles publiés dans la presse socialiste où il défend le principe du syndicalisme révolutionnaire dont l’arme sera la grève générale. En 1908, tout en ne partageant pas l’admiration qu’avait Jaurès pour la « haine créatrice », il n’hésite pas à déclarer que « le socialisme ne saurait subsister sans une apologie de la violence ». Toutefois, précise-t-il, « la guerre sociale, en faisant appel à l’honneur qui se développe si naturellement dans toute armée organisée, peut éliminer les vilains sentiments contre lesquels serait demeurée impuissante. »[36] Sa critique de la démocratie attirera les extrémistes d’Action française et influencera Mussolini qui le reconnaîtra comme un de ses maîtres penseurs.

Aujourd’hui, Ernesto Che Guevara est devenu une idole. Tee-shirts, posters, films et chansons le célèbrent encore⁠[37] comme un héros des temps modernes, libérateur des opprimés. Le halo romantique qui entoure le personnage que d’aucuns ont appelé « le Jésus de la révolution »[38], devrait se dissiper à lire cet éloge de la haine : « La haine comme facteur de lutte, la haine inflexible en face de l’ennemi pousse l’homme à dépasser les frontières naturelles et le transforme en une machine à tuer efficace, puissante, sélective et froide. Nos soldats doivent être ainsi. Un peuple sans haine ne peut venir à bout d’un ennemi brutal. »[39] « Nous ne devons pas craindre la violence, sage-femme de la nouvelle société »[40] ni « la haine efficace qui fait de l’homme une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer »[41].

Même dans le socialisme « démocratique », on trouve l’écho de cette « philosophie ». En 1877, César de Paepe⁠[42] déclarait : « en faisant usage des droits constitutionnels et des moyens légaux mis à notre disposition, nous ne prétendons nullement répudier à jamais les moyens révolutionnaires et renier (le) droit à l’insurrection (…). Lorsqu’on persiste, malgré toutes ses réclamations et ses protestations, à refuser au peuple le redressement de ces griefs légitimes, le peuple n’a d’autre recours qu’en ce droit ; et nous savons, par l’histoire, que la révolution est souvent la raison suprême du peuple comme le canon est la raison suprême des rois. »[43]

Dans les milieux chrétiens, nous l’avons vu, l’idéologie marxiste a laissé des traces.

A partir de 1950 se sont constituées des théologies de la libération, en Amérique latine principalement, dont certaines ont cédé à la tentation révolutionnaire violente. A cette époque, « certains théologiens ne voient (…) pas comment on pourrait faire l’économie d’une révolution violente pour mener à bien le projet libérateur. » Ainsi, au Salvador, Ignacio Ellacuria examine « le « caractère politique de la mission de Jésus » avant d’envisager une « rédemption de la violence ». » ⁠[44] Et même le Président de la Conférence de l’Episcopat latino-américain, Mgr Larrain, déclare que « si les masses misérables d’Amérique latine ne voient pas de solution à leurs problèmes, elles exerceront un droit légitime en recourant à la violence. »[45]

En Europe, les débats théologiques qui ont influencé les théologiens sud-américains et qui insistent « sur le fait que toute réflexion théologique est située et conditionnée »[46], en arrivent à se poser la question de la révolution et de la violence. Après avoir souligné que « la non-violence reste une violence », un théologien précise que « croyant ou non[47], tout homme a les mêmes raisons d’adopter ou de rejeter la non-violence comme technique : c’est affaire de rationalité scientifique. Comme d’autre part tout, croyant ou non, a les mêmes raisons de tenir l’exigence utopique de non-violence, du moment qu’il est révolutionnaire, privilégier la non-violence, en la liant d’une façon quelconque à la foi chrétienne, nous paraît être une mauvaise position du problème, qui ne peut qu’ajouter à la confusion. Il semble bien du reste que Jésus, dans les limites de sa mission, ait vécu l’amour (support anthropologique de la foi) aussi bien par la violence (les vendeurs du Temple, les anathèmes) que par la non-violence (tendez l’autre joue). Le vrai révolutionnaire, croyant ou pas, alors même qu’il use techniquement de la violence (lorsqu’elle lui paraît le moyen adéquat), reste en tension utopique de non-violence. (…) Le seul problème est donc de ne jamais lâcher l’utopie, de telle sorte que l’action violente (et elle l’est toujours, même quand on la dit non-violente) soit pratique réelle (et non illusoire) de l’amour. »[48]

Plus radicalement, en 1975, rappelons-nous ce fait ahurissant, la Jeunesse rurale catholique belge, à la suite du Mouvement rural de la jeunesse chrétienne de France, choisissait la ligne marxiste-léniniste et déclarait sans ambages : « Les chefs syndicaux, les dirigeants réformistes, le P.C.B. prétendent arriver à la société socialiste sans user de violence, par la voie pacifique électorale. Mais ils trompent ainsi lourdement la classe ouvrière, la petite paysannerie (…). Il n’est pas d’autre passage pour arriver (au socialisme) que celui de la révolution socialiste violente (…) ».⁠[49]

Même en dehors de toute idéologie, la violence peut fasciner et trouver des justifications. Ainsi, le grand écrivain allemand Ernst Jünger⁠[50] écrit en 1922: La guerre comme expérience intérieure. Livre ambigu où il distingue le « pacifisme idéaliste estimable » du « pacifisme peureux décadent ». Il fait l’éloge d’une « brutalité naturalisée » où la guerre apparaît comme « une loi de la nature », « le moyen de lutte pour la survie des civilisations et le maintien du lien national ». Cet anti-nazi notoire converti au catholicisme, écrira, en 1943: « Pour mériter la paix, il ne suffit pas de ne pas désirer la guerre. La véritable paix suppose un courage qui dépasse celui de la guerre : elle est activité créatrice, énergie spirituelle ».⁠[51] Dans le monde de la violence, et dès l’origine, le terrorisme, sous toutes ses formes, et à certains égards, est peut-être pire que la guerre. Comme le montre Guy Haarscher, il inverse les positions du bourreau et de la victime⁠[52]. Déjà Camus avait remarqué que « les camps d’esclaves sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité, désemparent, en un sens, le jugement. Le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée de fournir ses justifications. »⁠[53] Telle est « la logique du terroriste: quand il tue des innocents, il arrive toujours à nier cette réalité insoutenable en la déplaçant sur le plan d’un combat plus large, et bien entendu pour lui légitime, contre le Mal. »[54] Ainsi Ben Laden⁠[55] dans son action terroriste contre les États-Unis s’en prend à l’impérialisme américain responsable des misères du monde arabo-musulman. Par là, il se pose en défenseur de tous les opprimés et devient un héros. Toutes les victimes sont complices et donc coupables. Elles n’avaient pas à se trouver sur le territoire de l’Empire du Mal.⁠[56]

Ajoutons encore à ce rapide panorama que le spectacle de la violence est apprécié et, apparemment, de plus en plus apprécié. Certes, jadis, les hommes ont pris plaisir aux jeux du cirque ou ont assisté en masse à des condamnations à mort mais alors que tout l’effort de la civilisation été de bannir de tels scènes de la vie publique, les moyens de communications modernes ont pris le relais comme si l’homme avait absolument besoin de se repaître de tels « divertissements ». Une large part de la production cinématographique et des jeux video utilise le spectacle de la violence pour attirer la clientèle et se justifie par le fait qu’il ne s’agit que de fiction. Par contre, la télévision, à travers l’actualité, nous présente une violence réelle mais qu’elle censure en général. Ce qui n’est pas le cas actuellement sur Internet où de nombreux sites donnent à voir la violence réelle la plus crue dans son intégralité⁠[57]. Les principaux sites diffusant ce genre de video reçoivent en moyenne 200.000 visiteurs par jour et parfois jusqu’à 700.000 quand une « nouveauté » est proposée⁠[58]. Les téléphones portables permettent aujourd’hui à n’importe qui de filmer des agressions, des viols et de diffuser ensuite les images sur la « toile ». C’est le phénomène du « happy slapping ». Cette pratique, bien qu’elle soit considérée dans de nombreux pays comme un délit, se répand de plus en plus.


1. Thomas Breidenthal, in Lacoste.
2. 1896-1980. Juriste, économiste et sociologue de formation, il est le fondateur de la discipline qu’il appellera « polémologie », c’est-à-dire l’étude scientifique de la guerre et des formes d’agressivité organisées dans les sociétés. En effet, écrivait-il, « Si tu veux la paix, connais la guerre » (Le phénomène guerre, Petite bibliothèque Payot, 1962, p. 19.
3. In La guerre, PUF, 1953, p. 119.
4. Chez les animaux, écrit G. Bouthoul, « la guerre n’existe que là où se rencontrent trois phénomènes : la hiérarchie, le travail organisé et la propriété ». Mais les sociétés de fourmis et de termites se différencient des sociétés humaines dans la mesure où, chez ces insectes, la propriété privée est exclue, « la hiérarchie et la division du travail sont somatiques » et la durée de vie extrêmement brève. (Le phénomène guerre, op. cit., p. 53).
5. Notons que certaines de ces divinités sont associées aussi à l’amour et à la fertilité. Rappelons que Freud in Malaise dans la civilisation (1929) lie Eros et Thanatos, c’est-à-dire la pulsion de vie et la pulsion de mort. Thanatos, pulsion destructrice, est au service d’Eros puisqu’elle détruit autre chose que soi.
6. « Roland tire Durendal, sa bonne épée, toute nue. Il éperonne, et va frapper Chernuble. Il lui brise le heaume où brillent des escarboucles, tranche la coiffe avec le cuir du crâne, tranche la face entre les yeux, le haubert blanc aux mailles menues et tout le corps jusqu’à l’enfourchure. A travers la selle, qui est incrustée d’or, l’épée atteint le cheval. Il lui tranche l’échine sans chercher le joint, il abat le tout mort dans le pré, sur l’herbe drue. » (CIV). « Le comte Roland chevauche par le champ. Il tient Durendal, qui bien tranche et bien taille. Des Sarrazins il fait grand carnage. Si vous eussiez vu comme il jette le mort sur le mort, et le sang clair s’étaler par flaques ! » (CV). « La bataille est merveilleuse et pesante. Roland y frappe bien, et Olivier ; et l’archevêque y rend plus de mille coups et les douze pairs ne sont pas en reste, ni les Français, qui frappent tous ensemble. Par centaines et par milliers, les païens meurent. » (CX). (La chanson de Roland, XIIe s.).
7. 1140-1215. Il est piquant de se rappeler que Dante, dans sa Divine comédie, place Bertan de Born en enfer (Enfer, chant 28, v. 118-142):
   « Je vis réellement -il me semble encore voir-
   Un corps sans tête aller droit, tout ainsi
   Que les autres allaient en ce triste troupeau.
   Il tenait aux cheveux sa tête décollée,
   Sa main la balançait en guise de lanterne,
   Et il nous regardait, et il disait : « Oh ! Moi ! »
   De soi-même il servait à soi-même de lampe :
   Ils étaient deux en un ; il était un en deux.
   Comment cela se peut, seul le sait Qui le fit.
   Quand il fut juste au pied de notre pont,
   Il éleva d’un coup le bras avec la tête,
   Pour rapprocher de nous sa voix et ses paroles.
   « Vois, me dit-il, mon cruel châtiment,
   Toi qui, bien que vivant, viens visiter les morts :
   Vois s’il en est de plus grand que le mien.
   Mais, afin que de moi tu donnes des nouvelles,
   Sache donc que je suis Bertan de Born, celui
   Qui à son jeune Roi donna mauvais conseils.
   J’ai rendu et le père et le fils ennemis :
   Achitopel n’en fit pas plus entre Absalon
   Et son père David, par ses pointes perfides.
   Comme j’ai séparé deux êtres si unis,
   Je porte, hélas ! mon cerveau séparé
   De sa tige, qui est la moelle de ce tronc.
   Ainsi s’observe en moi la loi du talion. » »
8. Quelques extraits d’un de ses plus célèbres poèmes:
   « Bien me plaît le temps de Pâques qui fait naître feuilles et fleurs ;
   j’aime à entendre le ramage des oiseaux, quand ils font retentir leurs chants par le bocage ;
   il me plaît de voir dressés sur les prés tentes et pavillons
   et j’ai grande allégresse quand je vois rangés par la plaine chevaliers et chevaux armés.
   (…)
   Il me plaît quand les éclaireurs
   font s’enfuir les gens et leur bétail ;
   et il me plaît de voir leur courir sus force guerriers, tous ensemble.
   (…)
   Masses et épées, heaumes de couleur,
   écus fendre et se défaire
   verrons-nous au début du combat, et de nombreux vassaux frapper ensemble.
   C’est pourquoi erreront en désordre
   les chevaux des morts et des blessés.
   Et, une fois dans la mêlée,
   que chaque homme bien né
   ne pense qu’à tailler têtes et bras,
   car mieux vaut être mort que vivant et vaincu.
   (…)
   Je vous le dis : rien n’a pour moi saveur
   ni manger, ni boire ou dormir,
   autant que d’entendre crier : « A eux ! »
   Des deux côtés, et d’entendre hennir
   dans les sous-bois les chevaux démontés,
   et crier « A l’aide ! A l’aide ! »
   Et voir tomber dans les fossés
   humbles et grands sur l’herbe,
   et voir les morts qui, dans leurs flancs,
   ont des éclats de lances avec leurs fanions. »
9. « A grands cris les excite qui en bonne heure est né : « Frappez fort, chevaliers, pour l’amour du Sauveur ! Je suis le Cid Ruy Diaz dit le Campeador. » Tous frappent dans le rang où est Per Bermudez. Il y a trois cents lances, toutes ont leurs pennons ; chacune tue un maure, chacune d’un seul coup ; reviennent à la charge pour en tuer autant. Force lances auriez vues s’incliner, se lever, force hauberts percés et démaillés, force blancs pennons teintés d’un sang vermeil, force vaillants chevaux sans leurs maîtres errer. (…) Mon Cid (…) Ruy Diaz le Castillan, court à un alguazil qui montait bon cheval, de son bras droit lui donne un si beau coup d’épée, qu’il lui tranche le corps en deux par la ceinture. » (Poème du Cid, XIIe s.).
10. A l’encontre, Albert Camus écrit : « Nous avons préféré la puissance qui singe la grandeur, Alexandre d’abord et puis les conquérants romains que nos auteurs de manuels par une incomparable bassesse d’âme, nous apprennent à admirer. » (L’exil d’Hélène, 1948, in Noces suivi de L’été, Gallimard, Livre de poche, 1959, p. 141).
11. 10-3-1687.
12. 1643.
13. Poème de 1693. Le siège de Namur eut lieu du 25 mai au 5 juin 1692. Un petit extrait de cette ode pénible : « Namur, devant tes murailles, Mais qui fait enfler la Sambre ?
   Jadis la Grèce eût, vingt ans, Sous les Jumeaux effrayés,
   Sans fruit vu les funérailles Des froids torrents de décembre
   De ses plus fiers combattants. Les champs partout sont noyés.
   Quelle effroyable puissance Cérès s’enfuit éplorée
   Aujourd’hui pourtant s’avance, De voir en proie à Borée
   Prête à foudroyer tes monts ! Ses guérets d’épis chargés,
   Quel bruit, quel feu l’environne ! Et, sous les urnes fangeuses
   C’est Jupiter en personne Des Hyades orageuses,
   Ou c’est le vainqueur de Mons. Tous ses trésors submergés.
   N’en doute point, c’est lui-même ; Déployez toutes vos rages,
   Tout brille en lui, tout est roi. Princes, vents, peuples, frimas ;
   Dans Bruxelles Nassau blême Ramassez tous vos nuages ;
   Commence à trembler pour toi. Rassemblez tous vos soldats :
   En vain il voit le Batave, Malgré vous, Namur en poudre
   Désormais docile esclave, S’en va tomber sous la foudre
   Rangé sous ses étendards ; Qui dompta Lille, Courtrai,
   En vain au lion belgique Gand la superbe Espagnole,
   Il voit l’aigle germanique Saint-Omer, Besançon, Dôle,
   Uni sous les léopards…​ Ypres, Maastricht et Cambrai... »
14. Cf. SCHRÖDER Volker, Racine et l’éloge de la guerre de Hollande, in Dix-septième siècle, 50, 1, n° 198, 1998, pp. 113-136. V. Schröder est professeur à l’université de Princeton.
15. Kant songe-t-il à Spinoza ? On lit dans son Traité de l’autorité politique (V, §5)(1677): « Quelquefois, il arrive qu’une nation conserve la paix à la faveur seulement de l’apathie des sujets, menés comme du bétail et inaptes à s’assimiler quelque rôle que ce soit sinon celui d’esclave. Cependant, un pays de ce genre devrait plutôt porter le nom de désert que de nation ! »
16. KANT E., Projet de paix universelle, Vrin, 1947, p. 42.
17. « La poésie veut quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage. C’est lorsque la fureur de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes de poignards, et que le sang coule à grands flots sur la terre, que le laurier d’Apollon s’agite et verdit. Il en veut être arrosé. Il se flétrit dans les temps de la paix et du loisir. (…) Quand verra-t-on naître des poètes ? Ce sera après des temps de désastres et de grands malheurs, lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n’en ont pas été les témoins. » (De la poésie dramatique, 1758, ch. 18).
18. « O soldats de l’an deux ! Ô guerres ! Épopées
   Contre les rois tirant ensemble leurs épées,
   Prussiens, Autrichiens,
   Contre tous les Tyrs et toutes les Sodomes,
   Contre le czar du nord, contre ce chasseur d’homme
   Suivi de tous ses chiens,
   Contre toute l’Europe avec ses capitaines,
   Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines,
   Avec ses cavaliers,
   Tout entière debout comme une hydre vivante,
   Ils chantaient, ils allaient, l’âme sans épouvante
   Et les pieds sans souliers ! » (Les châtiments, 1853, II, 7).
19. Jacques Bainville dans le dernier chapitre du livre consacré à Napoléon, intitulé très justement « La transfiguration », explique la gloire posthume de celui qu’il décrit en ces termes: « Eternel raisonneur, astronome militaire et politique, philosophe méprisant, despote assez oriental, mangeur d’hommes, on ne lui voit pas les dons qui transportent les cœurs. Les foules, il ne les aime pas. Il les craint. (…) Sauf pour la gloire, sauf pour l’ »art », il eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé. Tout bien compté, son règne (…) se termine par un épouvantable échec. Son génie a prolongé, à grands frais, une partie perdue d’avance. Tant de victoires, de conquêtes (qu’il n’avait pas commencées), pourquoi ? Pour revenir en deçà du point d’où la République guerrière était partie, où Louis XVI avait laissé la France, pour abandonner les frontières naturelles, rangée au musée des doctrines mortes. Ce n’était pas la peine de tant s’agiter, à moins que ce ne fût pour léguer de belles peintures à l’histoire. Et l’ordre que Bonaparte a rétabli vaut-il le désordre qu’il a répandu en Europe, les forces qu’il y a soulevées et qui sont retombées sur les Français ? » (Napoléon, Livre de poche, 1969, pp. 490-491 et 496).
20. Sur le site carnetdecole.blog, on peut lire l’inquiétude de nombreux éducateurs à l’idée qu’à partir de 2005, il serait obligatoire de chanter La Marseillaise dans les écoles : « La marseillaise, par la violence et le fanatisme de ses paroles, est en parfaite opposition avec les valeurs de tolérance, de non-violence, de respect des autres, d’esprit critique (…) On ne peut accepter que, dans un monde où la guerre fait des ravages, chez nous, dans nos écoles, la guerre soit magnifiée (…). »
21. 1880-1918.
22. « O Guerre
   Multiplication de l’amour » (Oracles)
   « Feu d’artifice en acier
   qu’il est charmant cet éclairage
   Artifice d’artificier
   Mêler quelque grâce au courage » (Fête)
   « Le ciel est étoilé par les obus des Boches
   La forêt merveilleuse où je vis donne un bal
   La mitrailleuse joue un air à triple-croches » (La nuit d’avril 1915)
   « Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit
   Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder
   Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et coeurs (…)
   Que c’est beau toutes ces fusées
   Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore » (Merveille de la guerre)
   « Ah Dieu ! Que la guerre est jolie
   Avec ses chants ses longs loisirs « ( L’adieu du cavalier)
   « O canons
   Douilles éclatantes des obus de 75
   Carillonnez pieusement » (Fusée)
23. Il n’est pas inutile de relire l’analyse d’A. Camus dans L’homme révolté. Il traque à travers l’histoire « la révolte, oublieuse de ses généreuses origines », la révolte qui doit être « amour et fécondité » et qui « préférant un homme abstrait à l’homme de chair (…) se laisse contaminer par le ressentiment, (…) nie la vie, court à la destruction et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graine d’esclaves, qui finissent par s’offrir aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude. Elle n’est plus révolte ni révolution, mais rancune et tyrannie. » (Gallimard, Idées, 1969, p. 365).
24. A l’occasion de la guerre franco-allemande en 1870-1871, Bakounine fera l’éloge de la guerre civile et Marx verra l’occasion pour le prolétariat allemand de profiter de la centralisation opérée en Allemagne par l’État victorieux (Cf ANGAUT J.-C., Marx, Bakounine et la guerre franco-allemande, in Sens public, 25 février 2005, disponible sur www.sens-public.org). On se souvient de Frantz Fanon, ce psychiatre martiniquais qui a rejoint en 1957 le FLN et fait de la violence le remède contre le traumatisme causé par la violence coloniale : « la violence désintoxique, débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées » (Les Damnés de la terre, Maspéro, 1961). Jean-Paul Sartre qui fit, par ailleurs la critique de la violence, soutiendra cette thèse en interpellant en ces termes les opprimés : « La violence, comme la lance d’Achille, peut cicatriser les blessures qu’elle a faites (…). C’est le dernier moment de la dialectique : vous condamnez cette guerre, mais vous n’osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ; n’ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos au mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on dit, est une autre histoire. Celle de l’homme. Le temps s’approche, j’en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux qui la font » (Situations V, Gallimard, 1964, pp. 192-193). (Cf. MATHIEU Anne, Jean-Paul Sartre et la guerre d’Algérie, in Le Monde diplomatique, novembre 2004, pp. 30-31). Il déclarera encore : « En ce premier temps de la révolte, il faut tuer: abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre » (Préface du livre de F. Fanon, op. cit., p. 16). Le 6 mai 1968, lors des émeutes estudiantines, Sartre lance son fameux : « La violence est la seule chose qui reste ». Il devient directeur de La cause du peuple, de tendance maoïste. A la question de savoir s’il est partisan de la peine de mort politique, il répond : « Un régime révolutionnaire doit se débarrasser d’un certain nombre d’individus qui le menacent, et je ne vois pas là d’autre moyen que la mort. On peut toujours sortir d’une prison. Les révolutionnaires de 1793 n’ont probablement pas assez tué et ainsi inconsciemment servi un retour à l’ordre, puis la Restauration » « La révolution implique la violence (…) , il y a là une nécessité historique » (Actuel, février 1973, sur www.sartre.ch) . Après la mort des 11 sportifs israéliens tués à Munich en 1972, il écrit : « Dans cette guerre, la seule arme dont disposent les palestiniens est le terrorisme. C’est une arme terrible mais les opprimés pauvres n’en ont pas d’autre (…). Le principe du terrorisme, c’est qu’il faut tuer ». Cf. WORMSTER Gérard, Sartre adversaire de la non-violence ?, in Alternatives non-violentes, n° 139, juin 2006). En 1975, la Jeunesse rurale catholique qui se déclare marxiste-léniniste affirme qu’« il n’est d’autre passage pour arriver (au socialisme) que celui de la révolution socialiste violente » ( Rassemblement de la JOC, 27-28 septembre 1975, Ed. Verlinden, p. 3).
   Comme appel au soulèvement des peuples, José Carlos Rodriguez, écrit Eloge de la violence, in Le Fou, n° 8, octobre 1978. De nos jours, rien n’a changé : lors de la première guerre du Golfe, le journal L’Humanité (9-2-1991) reproche à l’ancien président Giscard d’Estaing, de faire « l’éloge de la guerre américaine ». Sur le site letogolais.com, on peut lire un appel au devoir de violence, « violence sous toutes ses formes (…) Pour que le Togo soit libre ». La revue Le Prolétaire, n° 479, novembre 2005-Février 2006, apporte son soutien inconditionnel à la violence des jeunes banlieusards, en France, et en fit le point de départ pour le combat de toute la classe ouvrière, un modèle à suivre. En janvier 2006, l’hebdomadaire haïtien Ticket (12-1-2006) dénonce les « carnavaleux » qui chantent l’éloge de la violence contre les femmes après l’assassinat d’une présentatrice de TV.
25. La doctrine du fascisme, Vallecchi Editore Firenze, 1937, pp. 28-29.
26. LECERF Emile, Montherlant et l’homme de guerre, in H. De Montherlant, Nouvelle Ecole, n° 20, septembre-octobre 1972. Toutes les citations qui suivent sont extraites de ce numéro consacré à l’écrivain. On pourrait aussi évoquer l’écrivain japonais Yukio Mishima (1925-1970).
27. Humain, trop humain, I, § 477, (1878), Gallimard 1968, pp. 261-262. On cite aussi très souvent cet extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra (1883) : « La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. » (De la guerre et des guerriers). Mais le texte est ambigu et a été certainement mal interprété par des auteurs nazis dans la mesure où Nietzsche, au début de cet article, parle des « guerriers de la Connaissance. »
28. LECOCQ P., Marxisme et violence, in BLANQUART P., BEINAERT L., DABEZIES P., DUMAS CASAMAYOR A. , LECOCQ P., A la recherche d’une théologie de la violence, Cerf, 1968, p. 105.
29. LEFEBVRE H., Pour connaître la pensée de Lénine, Bordas, 1957, p. 293.
30. Id..
31. Œuvres choisies, Moscou, 1948, t. 1, p. 319.
32. LEFEBVRE H., op. cit., p. 295. BUI TRONG Lucienne, Violence : les racines du mal, Ed. Du Relié, 2002, accuse l’idéologie marxiste de déboucher sur un éloge de la violence.
33. Comme on le sait, pour Marx et Engels, la guerre est un phénomène inséparable de la société de classes et tout particulièrement de la société capitaliste. Dans le Manifeste du parti communiste (1847) (Le monde en 10/18, 1966), ils écrivent : « Abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre nation.
   Avec l’antagonisme des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles » (pp. 43-44). Toutefois, cette vision n’exclut pas la violence, en l’occurrence la guerre civile pour la destruction de la société de classes : « Si le prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue nécessairement en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence, l’ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classe » (p. 47). Lénine confirmera cette analyse en 1915 en pleine « grande guerre » : « Les socialistes ont toujours condamné les guerres entre les peuples comme une entreprise barbare et bestiale. Mais notre attitude à l’égard de la guerre est foncièrement différente de celle des pacifistes (partisans et propagandistes de la paix) bourgeois et anarchistes. Nous nous distinguons des premiers en ce sens que nous comprenons le lien inévitable qui rattache les guerres à la lutte des classes à l’intérieur du pays, que nous comprenons qu’il est impossible de supprimer les guerres sans supprimer les classes et sans instaurer le socialisme ; et aussi en ce sens que nous reconnaissons parfaitement la légitimité, le caractère progressiste et la nécessité des guerres civiles, c’est-à-dire de guerres de la classe opprimée contre celle qui l’opprime, des esclaves contre les propriétaires d’esclaves, des paysans serfs contre les seigneurs terriens, des ouvriers salariés contre la bourgeoisie. Nous autres, marxistes, différons des pacifistes aussi bien que des anarchistes en ce sens que nous reconnaissons la nécessité d’analyser historiquement (du point de vue du matérialisme dialectique de Marx) chaque guerre prise à part ». Et plus nettement encore : « Quiconque désire une paix solide et démocratique doit être partisan de la guerre civile contre les gouvernements et la bourgeoisie ». (LENINE, Le socialisme et la guerre, disponible sur www.trotsky.org).
34. Cf. La guerre et la paix, Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, Collection Hetzel, E. Dentu, 1861. Tout en condamnant sans ambigüité les pratiques barbares, pillages, exécutions sommaires, extermination de populations non combattantes, civiles, destructions systématiques d’infrastructures civiles, Proudhon considère que, soumise à des règles rigoureuses, « la guerre est divine, c’est-à-dire primordiale, essentielle à la vie, à la production même de l’homme et de la société. (…) Par elle se révèlent et s’expriment, aux premiers jours de l’histoire, nos facultés les plus élevées : religion, justice, poésie, beaux-arts, économie sociale, politique, gouvernement, noblesse bourgeoisie, royauté, propriété. Par elle, aux époques subséquentes, les mœurs se retrempent, les nations se régénèrent, les États s’équilibrent, le progrès se poursuit, la justice établit son empire, la liberté trouve ses garanties. (…) La paix elle-même, sans la guerre, ne se comprend pas ; elle n’a rien de positif et de vrai, elle est dépourvue de valeur et de signification : c’est UN NEANT. » (Pp. 25-26). Et Proudhon de s’écrier : « Philanthrope, vous parlez d’abolir la guerre ; prenez garde de dégrader le genre humain » (p. 39).
35. 1847-1922.
36. Réflexions sur la violence, Marcel Rivière, 1950, p. 435.
37. 1928-1967. « Théoricien de la guérilla, Guevara était convaincu qu’il ne faut pas attendre que les conditions soient réalisées pour déclencher une révolution, que c’est tout au contraire l’initiative insurrectionnelle qui réalise ces condition. » (Mourre).
38. Cf. le télégramme envoyé par Peter Weiss au journal cubain Granma, lors de la mort du « Che » : « Il ressemblait à un Christ enlevé de la croix. Je déteste l’héroïsme de la souffrance. Je déteste le mysticisme de la résurrection. » (Biographie de Che Guevara, Berlin, 1968, cité in ROUVRE Claude-Robert, La cité et le royaume, P. Lethielleux, 1976, p. 245). Peter Weiss, écrivain et cinéaste suédois d’origine allemande (1916-1982).
39. Cité par ROUVRE Claude-Robert, op. cit., p. 102.
40. Id., p. 245.
41. Cité par DEBRAY Régis, Loués soient nos seigneurs, Gallimard, 1996, p. 186. Régis Debray, né en 1940, qui fut un compagnon de Che Guevara, ajoute : « c’est lui et non Fidel qui a inventé en 1960, dans la péninsule de Guanaha, le premier « camp de travaux collectifs » (nous dirons de travaux forcés) ». A l’occasion du 30e anniversaire de la mort du Che, Jacobo Machover, fils d’un collaborateur du Che, (in La face cachée du Che, Buchet-Chastel, 2007) ne craint pas de le décrire comme « un bourreau implacable », que son mythe fut créé par Castro et Sartre qui le considérait comme « l’homme le plus complet de notre temps ».
42. 1841-1890. Un des grands théoriciens du socialisme belge.
43. De PAEPE C. et STENS E., Manifeste du parti socialiste brabançon, in Du P.OB. au P.S.B., P.A.C. Edition Rose au poing, 1974, p. 154. N’oublions, en Belgique, pas la grève déclenchée en 1949 contre le retour du Roi Léopold III alors que ce retour était souhaité par 57% de la population consultée N’oublions pas non plus la grève de 1960 contre le projet de « loi unique », « loi d’expansion économique, de progrès social et de redressement financier », projet établi par le gouvernement social-chrétien démocratiquement élu.
44. SCHOOYANS Michel, Théologie de la libération, Le Préambule, 1987, p. 31. Le P. Ph. I. André-Vincent o.p. décrit ainsi l’itinéraire de Camillo Torrès : « La tragédie du prêtre Camillo Torrès est celle d’une passion de justice désespérée. L’abbé Camillo Torrès avait cherché sa voie à l’Université et dans les bidonvilles de Bogota. Ce prêtre était sociologue. Il étudiait les pauvres : il pensait leur pauvreté. Ses réflexions sur l’état socio-économique de la Colombie le convainquirent de la nécessité d’une révolution violente. Il en vint à se faire « guerrillero ». Devenu soldat de la Révolution, il fut tué les armes à la main dans la cordillère de Santander le 15 février 1966. L’abbé Torrès ne célébrait plus la messe. Mais pour combien de jeunes chrétiens militants (pour combien de prêtres) sa passion révolutionnaire demeure une espèce de martyre. » De son côté, « Vasconcellos, le penseur de la révolution mexicaine, a remarqué que si la révolution devient l’impératif suprême, elle justifie tous les excès : elle sanctifie, même pour les non-violents, la violence. » (L’Église dans les révolutions de l’Amérique latine, S.O.S, 1983, pp. 114-115).
45. Cité par LECOCQ P., Marxisme et violence, in BLANQUART P. et alii, op. cit., p. 128.
46. SCHOOYANS M., op. cit., pp. 16-17.
47. Il n’y a pas de distinction à faire à cet endroit puisqu’ils sont tous les deux immergés dans la même réalité et que la réflexion doit partir scientifiquement de cette réalité.
48. BLANQUART Paul, Foi chrétienne et révolution, in BLANQUART P. et alii, op. cit., pp. 152-153. On peut mettre en parallèle ce texte de Lénine : « Pour Marx, la tâche expresse de la science est de donner un véritable mot d’ordre de lutte, c’est-à-dire savoir présenter avec objectivité cette lutte comme le produit d’un système déterminé de rapports de production ; savoir comprendre la nécessité de cette lutte, son contenu, la marche et les conditions de son développement. On ne saurait donner un mot d’ordre de lutte sans étudier, dans tous ses détails, chacune des formes de cette lutte, sans la suivre pas à pas quand elle passe d’une forme à une autre, afin de savoir déterminer, à chaque instant précis, la situation sans perdre de vue le caractère général de la lutte ; son but d’ensemble : supprimer complètement et définitivement toute exploitation et toute oppression. » (Ce que sont les amis du peuple, in V. Lénine, Editions en langues étrangères, Moscou, 1954, p. 111, cité par LECOCQ P., op. cit., p. 106).
49. Intervention de la J.R.C. au Rassemblement de la J.O.C., 27-28 septembre 1975, p. 3, Ed. C. Verlinden, 11, rue du Séminaire, Namur.
50. 1895-1998.
51. La paix, ouvrage publié clandestinement en 1945 puis en 1949. Jünger mettait ses espoirs dans la construction d’une Europe des régions. Il est par le fait même et à son corps, défendant, un des maîtres à penser du Parti communautaire national-européen étiqueté d’extrême-droite. Certains contestent l’anti-nazisme de l’auteur comme en témoignent les discussions sur le blog de P. Assouline (passouline.blog.lemonde.fr).
52. HAARSCHER Guy, Les démocraties survivront-elles au terrorisme ? Labor, 2002, pp. 7-11.
53. L’homme révolté, Idées, Gallimard, 1951, p. 14.
54. HAARSCHER G., op. cit., p. 7.
55. Il s’est déclaré responsable des attentas du 11 septembre 2001 à New-York.
56. Ce terrorisme est radical. Il n’a pas les scrupules du terrorisme décrit par Camus dans sa pièce Les justes (Gallimard, 1950). Ivan Kaliayev ne lance pas sa bombe sur le grand-duc Serge parce que celui-ci est accompagné de ses neveux. Par contre, Guy Haarscher rapproche le terrorisme islamiste de cette description que fait Hegel du « grand homme » : « En poursuivant leurs grands intérêts, les grands hommes ont souvent traité légèrement, sans égards, d’autres intérêts vénérables en soi et même des droits sacrés. C’est là une manière de se conduire qui est assurément exposée au blâme moral. Mais leur position est tout autre. Une si grande figure écrase nécessairement mainte fleur innocente, ruine mainte chose sur son passage. » (HEGEL G. W. F., La raison dans l’Histoire, U.G.E. 10/18, 1971 chap. II, p. 129)
   Ajoutons encore que le but politique du terrorisme est évidemment de terroriser et donc de répandre l’idée que personne, à commencer par l’innocent, n’est à l’abri.
57. Le 21-2-2002, l’égorgement du journaliste juif Daniel Pearl, est diffusé sur Internet par les islamistes qui systématiquement filment les exécutions et les diffusent. Il en sera de même le 30-12-2006 avec la pendaison du président irakien Saddam Hussein. Le 12-8-2007, le Nouvel Observateur met en ligne, au nom du droit à l’information, l’exécution au couteau-scie et au revolver de deux hommes par des néo-nazis russes.
58. Cf. MARZANO Michela, La mort spectacle, Enquête sur l’« horreur-réalité », Gallimard, 2007.

⁢ii. d’où vient ce goût pour la violence ?

L’homme est-il, comme l’écrivait Plaute, un loup pour l’homme⁠[1]. Fondamentalement et irrémédiablement ? Et Alain a-t-il raison d’écrire que « ce sont les mêmes hommes qui font la guerre et qui aiment la paix » ?⁠[2]

Pour certains auteurs, ce sont des éléments physiques ou psychiques qui sont à l’origine de la violence.

Dans un premier temps, Freud établit un lien entre la violence et la frustration. Un désir contrarié et réprimé ne peut s’exprimer complètement dans le rêve. Sous pression, il se défoule en agressant celui qui est considéré comme responsable de la frustration. A ce stade, la violence qui est dans le cœur peut être délogée par la mise à jour des traumatismes qui en sont la cause. Par la suite, Freud adopta une position plus pessimiste et qui est bien connue. Il y a dans l’homme une pulsion de cruauté, une pulsion de mort⁠[3] qui ne provient pas d’un refoulement et qui ne peut être guérie mais que la société, sa culture et l’éducation peuvent et doivent contrôler : « Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications à et à des relations d’amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal d’aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à présent. Elle croit prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se réservant le droit d’en user elle-même contre les criminels, mais la loi ne peut atteindre les manifestations plus prudentes de l’agressivité humaine. Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups. »[4]

En bon freudien, un psychanalyste s’arrêtant aux violences inouïes commises par des jeunes aujourd’hui rappelle l’importance de la culture définie comme « processus inconscient moteur de l’évolution humaine qui a pour tâche de faire vivre les humains ensemble en les contraignant à transformer individuellement et collectivement leurs tendances meurtrières aussi loin que faire se peut ». Puisque « la violence –la haine- nous habite tous », chacun doit « renoncer à agir sa violence pour pouvoir réaliser autre chose » que la destruction. « Cela suppose refoulement et sublimation. » Malheureusement, aujourd’hui, nous dénions cette violence qui est en nous. Dès lors, la violence qui apparaît chez l’enfant confronté à un interdit, si elle « ne rencontre pas un parent capable de supporter le choc (…) ne pourra pas évoluer, ni se refouler, ni se sublimer ; elle sera alors laissée à sa propre trajectoire de destruction, abandonnée à son seul fonctionnement. »[5]

Si les psychanalystes croient aux tendances violentes innées, d’autres chercheurs ont accusé le chromosome Y supplémentaire⁠[6], le saturnisme ou maladie du plomb⁠[7], les malformations du cerveau⁠[8], l’influence de certaines sécrétions comme l’excès de testostérone chez les délinquants sexuels⁠[9] ou de corps chimiques extérieurs comme les tranquillisants, les excitants, le tabac, l’alcool, les drogues.

Pour d’autres, la violence a des causes psycho-sociales. L’agressivité est exacerbée par la vie en société : une forte concentration urbaine est stressante, angoissante, dépersonnalisante. Elle provoque névroses, psychoses, suicide, délinquance.⁠[10] S’ajoute encore le manque de socialisation qui dissout les liens sociaux traditionnels fondés sur la famille, la religion, la vie communautaire. Cette dissolution favorise la solitude, l’individualisme, l’isolement médiatique. On peut accuser aussi la propriété⁠[11] ou la pauvreté, du moins ce que l’on considère comme un état de vie intolérable⁠[12]. Ou encore l’oppression⁠[13].

Parlant de la guerre en particulier, Machiavel qui se fait sociologue avant la lettre, distingue celle qui est due à l’ambition des princes ou des républiques et celle, bien plus redoutable et destructrice « qui a lieu quand un peuple contraint par la famine ou par la guerre, se lève entier avec ses femmes et ses enfants, et va chercher de nouvelles terres et une nouvelle demeure, non pour y dominer, comme ceux dont nous avons parlé plus haut, mais pour en posséder chacun son lopin, après avoir tué ou chassé les anciens habitants. Cette espèce de guerre est la plus affreuse, la plus cruelle, et c’est de celle-là que parle Salluste à la fin de l’histoire de Jugurtha[14], quand il dit que Jugurtha vaincu, on entendit parler de la ruée des Gaulois vers l’Italie. »⁠[15] L’exode des populations peut être entraîné par la famine et la guerre comme par la peste ou encore les inondations. Dans tous les cas, le surpeuplement semble déterminant : « Tite-Live donne deux causes de l’invasion des Gaulois. d’abord ils étaient attirés par la douceur de fruits et principalement par le vin que l’Italie produisait et qu’ils n’avaient point dans leur pays ; en second lieu, la Gaule était si peuplée qu’elle ne pouvait suffire à la nourriture de ses habitants. » Ces peuplades gauloises ou autres, « quelquefois elles sont en si grand nombre qu’elles débordent avec impétuosité sur les terres étrangères, massacrant les habitants, s’emparant de leurs biens et elles fondent un nouvel empire et changent jusqu’au nom de leur pays ; c’est ce que fit Moïse et ce que firent également les peuples qui s’emparèrent de l’Empire romain. » Ces intrusions sont particulièrement destructrices: « De pareils peuples, continue Machiavel, chassés de leur pays par la nécessité la plus cruelle peuvent être infiniment dangereux ; et si on ne leur oppose pas des armées formidables, ils l’emporteront toujours sur ceux qu’ils vont attaquer (…). Ces peuplades en masse sont presque toujours sorties de la Scythie[16], pays froid et stérile, dont les innombrables habitants, ne trouvant autour d’eux de quoi se nourrir, sont réduits à s’expatrier, ont mille raisons qui les en chassent et pas une qui les retienne. »

L’influence de la démographie sur les guerres a été surtout étudiée, à l’époque contemporaine, par G. Bouthoul. Ecartant les causes occasionnelles, celles que les historiens mettent en évidence, le célèbre polémologue accorde la primauté à l’élément démographique dans la genèse de la guerre⁠[17] : « dans un groupe donné, un large excédent de jeunes hommes disponibles, c’est-à-dire dépassant les tâches indispensables de l’économie (compte-tenu de l’état de la technique et des niveaux de vie), doit - surtout s’il n’existe pas d’autres débouchés commodes - constituer (…) une prédisposition incitatrice qui s’appliquerait cette fois à l’impulsion belliqueuse. Cette situation de la structure démo-économique peut être définie par le terme « structure explosive ». Car c’est une tendance à l’expansion brusque, de caractère à la fois spasmodique et grégaire, dont les deux types classiques sont la migration en groupe et l’expédition guerrière. Celle-ci n’étant en définitive qu’une migration armée et sophistiquée. »[18]

Bouthoul présente la guerre comme un « infanticide différé »[19] qui provoque une « relaxation démographique »[20]. L’auteur s’appuie sur l’histoire⁠[21], des schémas démographiques et nombre de témoignages d’observateurs passés⁠[22] comme Bergson, par exemple, écrivant en une formule frappante : « Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars »[23]. S’esquisse clairement la solution : en finir avec les « vieux tabous » qui touchent à la génération. L’auteur s’indigne (nous sommes en 1962) que « de nos jours on juge moral et légitime de prendre des mesures pour augmenter la natalité, mais révoltant et immoral de la restreindre ou de la limiter ».⁠[24] Existent et persistent des « obstacles au désarmement démographique »[25] qui, contrairement à ce qui se passe sur d’autres continents, laissent l’Europe, surtout depuis le XVIIIe siècle, lancer périodiquement ses jeunes dans des « guerres relaxatrices »[26].

Avant Bouthoul, la sociologie naissante s’était déjà penchée sur le problème de violence et de la guerre. Pour ce qui est de la méthode, Emile Durkheim⁠[27] a exercé une influence déterminante. Rappelons-nous. Pour cet auteur, si « la morale ne commence que quand commence le désintéressement, le dévouement » et si « le désintéressement n’a de sens que si le sujet auquel nous nous subordonnons a une valeur plus haute que nous, individus », il n’y a que la collectivité ou Dieu qui soient au-dessus de nous. Comme Durkheim ne voit « dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement (…), la morale commence donc là où commence la vie en groupe (…) ».⁠[28] Autrement dit, « la morale doit céder la place à une science des mœurs, à une étude scientifique de ce que les hommes font ».⁠[29] Alors que, pour Kant, ce qui doit se faire ne peut se déduire de ce qui se fait, Durkheim réduit la norme éthique au niveau d’un fait social. La société est la source de toutes les règles juridiques, morales, religieuses, intellectuelles « qui, à toute époque sont vraies parce qu’elles ont la société non seulement pour principe, mais pour objet »[30]. Et la permanence d’une règle est une épreuve de sa vérité : « C’est un postulat essentiel de la sociologie qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge ; sans quoi elle n’aurait pu durer. Si elle n’était pas fondée dans la nature des choses, elle aurait rencontré dans les choses des résistances dont elle n’aurait pu triompher ».⁠[31]

Durkheim met en relation la violence et la notion d’anomie, c’est-à-dire l’absence de règles sociales : « Il postule que les crises économiques, morales et politiques, entraînent une dérégulation des normes de fonctionnement et des valeurs collectives. La cohésion du groupe ainsi fragilisée favorise l’émergence de comportements violents ».⁠[32]

A cela s’ajoutent des rapports sociaux qui sont susceptibles d’entraîner des abus. Pour lui, le rapport maître-élève peut être comparé au rapport entre le colonisateur et le colonisé. Il s’agit d’une forme subtile de violence : « le rapport pédagogique est le cas par excellence de la violence symbolique puisque c’est le cas où l’on cherche le moins à exercer la violence. (…) Une violence qui s’exerce avec la complicité extorquée de ceux qui la subissent. »[33] Mais cette violence inhérente à ce type de relation⁠[34] ne fait pas de Durkheim un adepte de la pédagogie libertaire⁠[35]. Il estime que cette violence structurelle doit être contrôlée par le maître : « Loin d’être découragés par quelque sentiment d’impuissance, les maîtres devraient plutôt être effrayés par l’étendue de leur pouvoir, à mesure que l’école se développe et s’organise, prend une forme « monarchique », et accroît ainsi le danger de « mégalomanie scolaire »⁠[36]. Plus le maître saura faire vivre le groupe-classe, davantage l’école s’ouvrira à la société dans son ensemble, et plus il y aura de forces qui feront échec au risque de despotisme, d’autant plus grand que les élèves sont plus jeunes ».⁠[37]

Il en va de même au niveau des relations entre nations. Analysant les responsabilités de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre 14-18, Durkheim constate une « hypertrophie morbide de la volonté » allemande⁠[38] qui situe la puissance de l’État au-dessus de toute morale. Nous y reviendrons.

A propos de la même guerre, son neveu et disciple Marcel Mauss⁠[39], opposé à l’idée traditionnelle de « paix armée », constatait que la guerre terminée avait consacré le principe de l’indépendance nationale mais aussi manifesté l’interdépendance croissante des sociétés : interdépendance économique et morale. Les peuples avaient révélé leur volonté de ne plus faire la guerre, d’avoir une vraie paix, dans la limitation des souverainetés nationales. Pour lui, « la solidarité organique, consciente, entre les nations, la division du travail entre elles, suivant les sols, les climats et les populations, aboutiront à créer autour d’elles une atmosphère de paix, où elles pourront donner le plein de leur vie ».⁠[40] On l’a compris, Marcel Mauss mettait tous ses espoirs dans la Société des nations, la constitution d’un droit humain à côté de la morale humaine et appelait à la rescousse les philosophes.⁠[41] La guerre, en un sens, avait donc été profitable.

En même temps, Marcel Mauss offrait une étude ethnologique qui allait avoir une grande influence sur les sociologues français. Il publie, en 1924, un Essai sur le don[42] où il décrit, à partir des pratiques de quelques sociétés archaïques, le système appelé désormais « potlatch »⁠[43]. Il s’agit d’un comportement culturel plus ou moins formel basé sur le don. Mais un don qui a lieu hors du cadre des échanges marchands⁠[44], un don luxueux, apparemment en pure perte. C’est un échange social susceptible de créer un lien social, un échange où personne n’est jamais quitte. En effet, le don appelle un contre-don, il oblige à rendre le présent ce qui peut entraîner une rivalité par la volonté de dépasser l’autre ou une querelle si le don est refusé. M. Mauss précise : « ...le motif de ces dons et de ces consommations forcenées, de ces pertes et de ces destructions folles de richesses, n’est, à aucun degré, surtout dans les sociétés à potlatch, désintéressé. Entre chefs et vassaux, entre vassaux et tenants, par ces dons, c’est la hiérarchie qui s’établit. Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas ».⁠[45] Si l’on considère maintenant la rencontre de sociétés différentes, on constate que « pendant un temps considérable et dans un nombre considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux état d’esprit, de crainte et d’hostilité exagérées et de générosité également exagérée, mais qui ne sont folles qu’à nos yeux. Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire, il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement, déposer ses armes et renoncer _ sa magie, ou donner tout depuis l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens.

(…) C’est qu’ils n’avaient pas le choix. Deux groupes d d’hommes qui se rencontrent ne peuvent que : ou s’écarter - et, s’ils se marquent une méfiance ou se lancent un défi, se battre - ou bien traiter. »[46]

Marcel Mauss conclut qu’il y a une « instabilité entre la fête et la guerre »[47].

Disciples de Marcel Mauss, Georges Bataille⁠[48] et Roger Caillois⁠[49] vont poursuivre la réflexion de leur maître

Reprenant la notion de potlatch où l’échange est une perte somptuaire, une dépense d’excédent, G. Bataille affirme que « l’organisme vivant, dans la situation que déterminent les jeux de l’énergie, à la surface du globe, reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie : l’énergie (la richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système (par exemple d’un organisme) ; si le système ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique »[50] Ce qui l’amène à considérer la guerre comme « une dépense catastrophique de l’énergie excédante » : « La méconnaissance ne change rien à l’issue dernière. Nous pouvons l’ignorer, l’oublier : le sol où nous vivons n’est, quoi qu’il en soit, qu’un champ de destructions multipliées. Notre ignorance a seulement cet effet incontestable : elle nous mène à subir ce que nous pourrions, si nous savions, opérer à notre guise. Elle nous prive du choix d’une exsudation qui pourrait nous agréer. Elle livre surtout les hommes et leurs œuvres à des destructions catastrophiques. Car si nous n’avons pas la force de détruire nous-mêmes l’énergie en surcroît, elle ne peut être utilisée ; et, comme un animal intact qu’on ne peut dresser, c’est elle qui nous détruit, c’est nous-mêmes qui faisons les frais de l’explosion inévitable.

Ces excès de force vive, qui congestionnent localement les économies les plus misérables, sont en effet les plus dangereux facteurs de ruine. Aussi la décongestion fut-elle en tous temps, mais au plus obscur de la conscience, l’objet d’une recherche fiévreuse. Les sociétés anciennes le trouvèrent dans les fêtes ; certaines édifièrent d’admirables monuments, qui n’avaient pas d’utilité ; nous employons l’excédent à multiplier des « services »[51], qui aplanissent la vie, et nous sommes portés à en résorber une partie dans l’augmentation des heures de loisir. Mais ces dérivatifs ont toujours été insuffisants : leur existence en excédent malgré cela (en de certains points) a voué en tous temps des multitudes d’êtres humains et de grandes quantités de biens utiles aux destructions des guerres. De nos jours, l’importance relative des conflits armés s’est même accrue : elle a pris les proportions désastreuses qu’on sait.

L’évolution récente est la suite d’une croissance en bond de l’activité industrielle. Tout d’abord ce mouvement prolifique freina l’activité guerrière en absorbant l’essentiel de l’excédent : le développement de l’industrie moderne donna la période de paix relative de 1815 à 1914. Les forces productives se développant, accroissant les ressources, rendaient possible dans le même temps la multiplication démographique rapide des pays avancés (c’est l’aspect charnel de la prolifération osseuse des usines). Mais la croissance, que les changements techniques rendirent possible, à la longue devint malaisée. Elle devenait elle-même génératrice d’un excédent accru. » Ainsi les deux guerres mondiales du XXe siècle « exsudèrent » ce « trop-plein » d’énergie : « c’est son importance qui leur donna leur extraordinaire intensité ». Dans cette conception fort matérialiste⁠[52], où l’énergie croissante détermine une « exsudation », le seul espoir « d’échapper à une guerre déjà menaçante » est de « dériver la production excédante, soit dans l’extension rationnelle d’une croissance industrielle malaisée, soit dans des œuvres improductives, dissipatrices d’une énergie qui ne peut être accumulée d’aucune façon ». Et l’auteur reconnaît que « ceci pose des problèmes nombreux d’une complexité épuisante. »[53]

Si la pensée de G. Bataille s’articule autour de l’idée de don et de dépense, celle de Roger Caillois⁠[54] tributaire des recherches de Durkheim, de Mauss, de Bataille et de G. Dumézil⁠[55] va s’attacher aussi à l’idée de dépense et insister sur l’importance du sacré et de la fête. Mauss avait souligné la proximité de la fête et de la guerre. Caillois va présenter la guerre comme un substitut à la fête sacrée dans le monde moderne.

La fête primitive « est un temps d’excès. On y gaspille des réserves quelquefois accumulées durant plusieurs années. On viole les lois les plus saintes, celles sur qui paraît fondée la vie sociale elle-même ». Elle suspend ou diminue les pouvoirs traditionnels. C’est « aussi le temps des sacrifices, le temps même du sacré, un temps hors du temps, qui recrée la société, la purifie et lui rend la jeunesse. (…) Tous les excès sont permis, car des excès mêmes, des gaspillages, des orgies et des violences, la société attend sa régénération ».⁠[56] Le sacré dans la vie ordinaire se manifeste surtout par des interdits, il apparaît comme négatif. Par contre, la fête instaure le règne du sacré par la suspension des règles. Un exemple anodin de fête sacrée, « le simple dimanche est d’abord un temps consacré au divin, où le travail est interdit, où l’on doit se reposer, se réjouir, et louer Dieu »[57].

Cette analyse s’appuie sur des sociétés primitives ou traditionnelles. qu’en est-il aujourd’hui ? L’auteur répond : « Il semble (…) que, dès l’apparition des États fortement constitués et de plus en plus nettement à mesure que leur structure s’affirme, l’antique alternance de la frairie et du labeur, de l’extase et de la maîtrise de soi, qui faisait renaître périodiquement l’ordre du chaos, la richesse de la prodigalité, la stabilité du déchaînement, s’est trouvée remplacée par une alternance d’un tout autre ordre, amis qui seule présente dans le monde moderne un volume et des caractères correspondants : celle de la paix et de la guerre, celle de la prospérité et de la destruction des résultats de la prospérité, celle de la tranquillité réglée et de la violence obligatoire ».⁠[58]

Certes, la fête ancienne est joie et débordement de vie et la guerre horrible et catastrophique mais elles occupent toutes deux la même place dans la vie des sociétés. La guerre est « le pendant moderne et sombre de la fête »[59] Ni nos jours de fête, ni nos vacances ne peuvent soutenir la comparaison avec la fête primitive : « la guerre représente bien le paroxysme de l’existence des sociétés modernes. Elle constitue le phénomène total qui les soulève et les transforme entièrement, tranchant par un terrible contraste sur l’écoulement calme du temps de paix. C’est la phase de l’extrême tension de la vie collective, celle du grand rassemblement des multitudes et de leur effort. » Chacun est enlevé à son travail, à sa famille, à ses occupations, à ses préoccupations : « ainsi succède à cette sorte de cloisonnement où chacun compose son existence à sa guise, sans participer beaucoup aux affaires de la cité, un temps où la société convie tous ses membres à un sursaut collectif qui les place soudain côte à côte, les rassemble, les dresse, les aligne, les rapproche de corps et d’âme. (…) Elle s’empare maintenant des biens, exige le temps, la fatigue, le sang même des citoyens ».⁠[60] La guerre est le temps de l’excès, de la violence, de l’outrage : meurtre, ruse, mensonge, vol sont admis. Sourd même la joie de la destruction avec une résonance religieuse : on se sacrifie et on sacrifie l’ennemi. Elle est le temps du sacrilège et du gaspillage non plus de victuailles ou de boissons mais de projectiles coûteux.

Comme la fête sert de repère dans le temps (Noël, Pâques), la guerre est aussi un « jalon de la durée »[61]. Elle achève un temps et inaugure ensuite un autre temps. Elle apparaît vite comme inévitable et même nécessaire pour punir le méchant, comme une loi de la nature, source de civilisation, expérience régénératrice, puisqu’ »elle traduit la loi de la naissance des nations et correspond aux mouvements viscéraux de nature nécessairement horrible, qui président aux naissances physiques ».⁠[62] Dès lors, « elle constitue pour les peuples le plus haut commandement de la morale. La guerre ne doit pas servir à fonder la paix, mais la paix à préparer la guerre. (…) Tout effort valable est orienté vers la guerre et trouve en elle sa consécration. Le reste est méprisable, qui n’a pas d’utilité pour elle ».⁠[63]

Pour Caillois, « cet état d’esprit est authentiquement religieux »[64] surtout quand il s’exprime par la guerre totale. Cette guerre, destin des nations, « est inhumaine, c’est assez pour qu’on puisse l’estimer divine. On n’y manque pas. Et voici qu’on attend de ce sacre le plus puissant l’extase, la jeunesse et l’immortalité ».⁠[65]

Comparant ensuite la guerre moderne et la fête ancienne, Caillois se demande comment il se fait « que les grands sursauts des sociétés mettent ici en branle des forces généreuses et là des forces avides, aboutissent d’une part à renforcer la communion, de l’autre à creuser la division, apparaissent tantôt le fait d’une surabondance créatrice, tantôt celui d’une fureur meurtrière ? » Sans souligner une cause précise, l’auteur note que « l’enflure démesurée de la guerre et la mystique dont elle fut aussitôt l’objet, sont contemporaines de (…) trois ordres de phénomènes, liés à leur tour entre eux et qui tous d’ailleurs abondent en heureuses contreparties ».⁠[66] Ces « trois ordres de phénomènes » sont : « la civilisation industrielle et la mécanisation de la vie collective », « la disparition graduelle du domaine du sacré sous la poussée de la mentalité profane » et « la formation d’états fortement centralisés ».

En 1949, regardant l’avenir et devant les deux blocs armés par l’énergie atomique, Caillois, on ne s’en étonnera pas, est très pessimiste : « On ne saurait éviter que le prodigieux surcroît de puissance qui vient d’échoir à l’homme, ne se solde, comme les précédents, par un péril d’égale ampleur. Celui-ci paraît menacer l’existence même de l’espèce. Aussi semble-t-il susceptible d’une plus grande sacralisation. La perspective d’une sorte de fête totale, qui risque d’entraîner dans ses horribles remous la population du globe presque entière et d’annihiler la majorité de ses participants, annonce cette fois l’avènement d’une fatalité effective : épouvantable, paralysante et d’autant plus prestigieuse ».⁠[67]

Pour ces sociologues fort contestés parfois aujourd’hui, et qui, tous, ont été marqués par les horreurs vécues, la guerre apparaît comme une fatalité qu’il faut s’efforcer de combattre ou qu’il est presque impossible de détourner.

Les psychologues sont-ils moins déterministes ? Parmi les causes purement psychologiques, on cite habituellement le viol ou le refoulement de la conscience morale (selon le psychiatre Henri Baruk), l’hétérophobie (selon le polémologue Gaston Bouthoul), la néophobie (selon Pierre Karli), la frustration (selon John Dollard), la mère froide ou permissive (selon le psychologue suédois Don Olwens), l’angoisse (selon le biologiste psychosociologue Henri Laborit).⁠[68] Ou, plus simplement, ou plus traditionnellement, sont mis en cause des sentiments primaires.⁠[69]

Certains philosophes, plus radicalement, diront, avec Héraclite, que le conflit est le « père de toute chose » que « l’harmonie du monde résulte de la tension perpétuelle des contraires » : « Le combat est le père et le roi de tout. Les uns, il les produit comme des dieux, et les autres comme des hommes. Il rend les uns esclaves, les autres libres. (…) Il faut savoir que la guerre est commune, la justice une lutte et que tout devient dans la lutte et la nécessité. »[70] Quant à Hegel, il «  fait de la contradiction le moteur même de l’histoire. (…) Les révolutions, les guerres, les massacres ne seraient que l’expression du « travail négatif » grâce auquel les contraires peuvent finalement se réconcilier et s’unir ».⁠[71]

Bref, non seulement la violence est partout, mais elle semble difficilement explicable tant elle a de facettes, irrépressible, inévitable puisque si nous affirmons que « la violence suppose la volonté d’infliger un dommage physique ou moral à la personne d’autrui », nous devons admettre qu’« il y a violence chaque fois que des personnes ne reçoivent pas le respect qui leur est dû ».⁠[72] Dans la même perspective, mais plus précisément, E. Herr cite cette définition : « Il y a violence quand, dans une situation d’interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière directe ou indirecte, massée ou distribuée, en portant atteinte à un ou plusieurs autres à des degrés variables, soit dans leur intégrité physique, soit dans leur intégrité morale, soit dans leurs possessions, soit dans leurs participations symboliques et culturelles. » ⁠[73] Elle est donc quotidienne et universelle. Nous en sommes tous victimes ou auteurs. Elle est en nous, elle est même peut-être dans la nature des choses, dans notre nature. Et plus en nous qu’en l’animal.⁠[74]

Gandhi, l’apôtre de la non-violence, le confirme puisqu’il reconnaît que « la non-violence a pour condition préalable le pouvoir de frapper. C’est un refrènement conscient et délibéré du désir de vengeance que l’on ressent ». Cette vengeance elle-même, dit-il, « est toujours supérieure à la soumission passive, efféminée, impuissante, mais la vengeance aussi est faiblesse. Le désir de vengeance naît de la crainte d’un mal imaginaire ou réel. » En ce qui concerne la non-violence, elle « ne se réalise pas mécaniquement. Elle est la plus haute qualité du cœur et elle s’acquiert par la pratique. »[75]

La vengeance est une faiblesse, écrit Gandhi, elle apparaît comme l’aveu d’une défaite puisqu’aucun autre moyen n’a été trouvé : « La véritable force est celle qui, sans violence, par le seul rayonnement de ses convictions, ferait triompher, partout et avec l’assentiment de tous, le règne du droit »[76].

Vladimir Jankelevitch (1903-1985), dans Le pur et l’impur (1960) renchérit : « Il ne serait pas exagéré de définir la violence : une force faible. C’est la force qui s’oppose à la faiblesse : la violence, elle, s’oppose à la douceur ; la violence s’oppose si peu à la faiblesse que la faiblesse n’a souvent pas d’autre symptôme que la violence ; faible et brutale, et brutale, parce que faible précisément ». Mais, cherche-t-on toujours d’autres moyens ? La violence n’est-elle pas la voie la plus immédiate, la plus simple, la plus efficace finalement ?


1. Asinaria, II, 4, 88.
2. Propos sur la politique, PUF, 1952, p. 178.
3. In Trois essais sur la théorie sexuelle, Folio Essais, 1989. Deux pulsions animent l’homme: Eros qui pousse à aller vers l’autre et Thanatos dont le but « est de briser tous les rapports donc détruire toute chose. Il nous est permis de penser de l’instinct de destruction que son but final est de ramener ce qui vit à l’état inorganique, et c’est pourquoi nous l’appelons instinct de mort. » (Abrégé de psychanalyse, PUF, 1992, p. 7). Il s’agit d’ »un dynamisme primitif, sans amour, ni haine, mais hostile, qui ne manifeste aucune pitié » (Dominique Cupa sur www.cairn.info). « Pour Freud comme pour Nietzsche, la cruauté constitue une pulsion première pour tout l’être humain, et aucun d’entre nous ne peut jamais s’en défaire parfaitement » (RIQUET Fr., Nietzsche et Freud : le rapport cruauté, culpabilité et civilisation, sur wikisource.org/ wiki/ Nietzsche et_Freud).
4. Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, pp. 65-66. Rappelons qu’avant Freud, chacun à sa manière, Hobbes et Nietzsche étaient convaincus que l’agressivité était bien inscrite dans la nature de l’homme. Pour Hobbes, « les hommes ne retirent pas d’agrément, mais au contraire un grand déplaisir de la vie en compagnie, là où il n’existe pas de pouvoir capable de les tenir en respect. Car chacun attend que son compagnon l’estime aussi haut qu’il s’apprécie lui-même, et à chaque signe de dédain, ou de mésestime il s’efforce naturellement, dans toute la mesure où il l’ose, d’arracher la reconnaissance d’une valeur plus haute : à ceux qui le dédaignent, en leur nuisant ; aux autres, par de tels exemples.
   De la sorte, nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelles : premièrement la rivalité, deuxièmement la méfiance, troisièmement la fierté.
   La première de ces choses fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde, en vue de leur sécurité. La troisième, en vue de leur réputation. Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maître de la personne d’autres hommes, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens. Dans le second cas, pour défendre ces choses, dans le troisième cas, pour des bagatelles, par exemple pour un mot, sourire, une opinion qui diffère de la leur, ou quelque autre signe de mésestime, que celle-ci porte directement sur eux-mêmes ou qu’elle rejaillisse sur eux. » (Le Léviathan, Sirey, 1971, pp. 123-124). Quant à Nietzsche, il est plus proche de Freud en parlant plus crûment de la volonté de puissance qui nous anime  mais qu’il ne faut pas penser contrarier : « Il faut aller ici jusqu’au tréfonds des choses et s’interdire toute faiblesse sentimentale : vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou tout au moins (c’est la solution la plus douce) l’exploiter ; mais pourquoi employer toujours ces mots auxquels depuis longtemps s’attache un sens calomnieux ? Le corps à l’intérieur duquel, comme il a été posé plus haut, les individus se traitent en égaux –c’est le cas dans toute aristocratie saine- est lui-même obligé, s’il est vivant et non moribond, de faire contre d’autres corps ce que les individus dont il est composé s’abstiennent de se faire entre eux. Il sera nécessairement volonté de puissance incarnée, il voudra croître et s’étendre, accaparer, conquérir la prépondérance, non pour je ne sais quelles raisons morales ou immorales, mais parce qu’il vit, et que la vie, précisément est volonté de puissance. Mais sur aucun point la conscience collective des Européens ne répugne plus à se laisser convaincre. La mode est de s’adonner à toutes sortes de rêveries, quelques-unes parées de couleurs scientifiques, qui nous peignent l’état futur de la société, lorsqu’elle aura dépouillé tout caractère d’ « exploitation ». Cela résonne à mes oreilles comme si on promettait d’inventer une forme de vie qui s’abstiendrait de toute fonction organique. L’ « exploitation » n’est pas le fait d’une société corrompue, imparfaite ou primitive ; elle est inhérente à la nature même de la vie, c’est la fonction organique primordiale, une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie, à supposer que ce soit là une théorie neuve, c’est en réalité le fait primordial de toute l’histoire, ayons l’honnêteté de le reconnaître ». (Par-delà le bien et le mal, UGE, 10/18, 1979, § 259).
5. LEBRUN Jean-Pierre, La violence a cent visages, 12/06/2006, sur www.freud-lacan.com. Psychiatre et psychanalyste, J.-P. Lebrun fut président de l’Association freudienne internationale.
6. L’être humain a 46 chromosomes : 22 paires de chromosomes identiques et deux chromosomes sexuels (gonosomes) X et Y chez l’homme, XX chez la femme.) Il y aurait chez certains délinquants un chromosome Y qui s’ajouterait à la paire sexuelle normale : au lieu d’XY, on a XYY et 47 chromosomes. Cette thèse a été défendue, en 1965, par la biologiste britannique Patricia Jacobs, confirmée par d’autres chercheurs, contestée dans les années 1970 et reprise en 1989 par un chercheur français, Jean-Claude Job.
7. Selon le chimiste britannique Derek Bryce Smith (1974).
8. On préconise alors la micro-chirurgie ou la chimiothérapie pour traiter certains délinquants.
9. Dans ce cas sera recommandée la castration chimique.
10. Cf. K. Lorenz, in L’Express, 1-6-1970: « …la réaction agressive provoquée par la proximité de trop nombreux voisins n’a rien à voir avec la culture…​ Le besoin d’espace, de territorialité est un facteur inné : l’observation prouve que la charité humaine disparaît lorsque les hommes vivent trop serrés. »
11. Cf. BERGSON H., Les deux sources de la morale et de la religion, IV, La société naturelle et la guerre, in Œuvres, PUF, 1963, p. 1217: « L’origine de la guerre est la propriété, individuelle ou collective, et comme l’humanité est prédestinée à la propriété par sa structure, la guerre est naturelle. L’instinct guerrier est si fort qu’il est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation pour retrouver la nature. »
12. A propos de ce qu’il appelle les « guerres d’aujourd’hui », Bergson écrit en 1932: « On cherche de moins en moins à conquérir pour conquérir. On ne se bat plus par amour-propre blessé, pour le prestige, pour la gloire. On se bat pour n’être pas affamé, dit-on, - en réalité pour se maintenir à un certain niveau de vie au-dessous duquel on croit qu’il ne vaudrait plus la peine de vivre » (Id., p. 1219).
13. Cf. J.-J. Rousseau, in Œuvres complètes, Tome 3, Pléiade, 1964, p. 608: « Je vois des peuples infortunés gémissants sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois. »
14. Vers 160-vers 104. Général numide que les Romains parfois corrompus par ses richesses finirent par combattre et vaincre. La Guerre de Jugurtha a été écrite par Salluste (86-35) homme politique, militaire et historien romain. Notons qu’il y eut de nombreux raids gaulois sur les territoires occupés par Rome. Le plus célèbre, avant notre ère, est, bien sûr, celui de 390 qui vit Rome mise à sac. Mais d’autres incursions moins spectaculaires eurent lieu aux IIIe, IIe et Ier siècles av. J.-C.
15. Cette citation comme celles qui suivent sont extraites de MACHIAVEL N., Discours sur la Première Décade de Tite-Live (1531), Livre II, Chapitre VII. Tite-Live (-59 à +17), historien, auteur de l’Histoire romaine (Ab urbe condita). Cf. PHILONENKO Alexis, Essai sur la philosophie de la guerre, Vrin, 2003, pp.17-18.
16. La Scythie est une région qui s’étendait de l’Ukraine à l’Iran et où vivaient des populations nomades.
17. La structure explosive (due à la croissance démographique) n’est pas, loin de là, la seule cause de l’impulsion belliqueuse. Mais elle est aussi primordiale à notre avis, car elle constitue une prédisposition latente. Lorsqu’elle est présente, elle se surajoute aux autres causes de conflit, les renforce et les rend plus virulentes. Dans le cas contraire, elle les freine et les amenuise. La structure démographique détermine de façon inconsciente la réponse aux excitations belliqueuses du dedans et aux provocations du dehors. Elle incline à la conciliation ou à la susceptibilité violente. Elle provoque la reviviscence des griefs, les envenime ou, au contraire, les tient assoupis. » (Le phénomène guerre, op. cit., p. 131).
18. Le phénomène guerre, op. cit., p. 122.
19. Cf. BOUTHOUL G., L’infanticide différé, Hachette, 1970.
20. Le phénomène guerre, op. cit., pp. 134 et svtes. « La relaxation démographique qui consiste (…) dans le simple arrêt de l’impulsion belliqueuse et dans la chute de la combativité (avec ou sans euphorie) n’est pas liée à une proportion déterminée de pertes. » (Id., p. 137).
21. Par exemple, « à Rome, l’accroissement démographique incessant des plébéiens, petits propriétaires ruraux, les transforme, par suite de l’émiettement successoral excessif de leurs fonds, en prolétaires qui refluent vers la ville et y provoquent des désordres. Le seul remède est dans la guerre qui les éloigne et fait miroiter à leurs yeux le fameux espoir des concessions de terre, revendication éternelle des petits propriétaires ruinés. C’est sous leur pression que la guerre devient pour des siècles l’industrie nationale de Rome. » (Id., p. 127).
22. L’auteur évoque, sans références, les analyses de Platon et d’Aristote puis s’attarde à des auteurs du XVIe et XVIIe siècles dont les plus célèbres sont Montaigne (Essais, II, chap. XXIII, La Pléiade, 1950, pp. 767-768) et Montchrestien (1575-1621) (De la République, I, V, chap. V) qui fut sans doute influencé par Machiavel.
23. Les deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, PUF, 1963, p. 1222.
24. Le phénomène guerre, op. cit., p. 153. Parlant de la mortalité provoquée, l’auteur passe en revue diverses pratiques à travers l’histoire : l’avortement, l’infanticide, l’infanticide indirect par brutalités, mauvais traitements, castration et autres mutilations, esclavagisme, emprisonnement, monachisme, répressions, expatriation, exécution capitale, etc..
25. Id., p. 188.
26. Id., p. 180. La guerre terminée, les pertes numériques sont plus ou moins rapidement réparées. Et Bouthoul, fort de ces constatations, prévoyait en 1962 qu’on pouvait « attendre avec inquiétude la nouvelle échéance, c’est-à-dire celle de 1965-1970, date à laquelle la structure explosive des combattants de 1945 sera pleinement reconstituée » (id., p. 184).
27. 1858-1917.
28. In Bulletin de la société française de philosophie, avril 1906, A. Colin.
29. BRUN Jean, L’Europe philosophe, Stock, 1988, p. 328.
30. BREHIER Emile, Histoire de la philosophie, tome III, PUF, 1964, p. 988.
31. Durkheim cité in BREHIER Emile, id..
32. Cf. Soin, étude et recherche en psychiatrie, sur www.serpsy.org.
33. Cf. CARDI Fr. et alii, Durkheim sociologue de l’éducation, Journée d’étude 15-16 octobre 1992, L’Harmattan, 1993.
34. « Entre maîtres et élèves il y a le même écart qu’entre deux populations de culture inégale. Même, il est difficile qu’il puisse jamais y avoir, entre deux groupes de conscience, une distance plus considérable, puisque les uns sont étrangers à la civilisation, tandis que les autres en sont tout imprégnés. Cependant, par sa nature même, l’école les rapproche étroitement, les met en contact d’une manière constante…​ Quand on est perpétuellement en rapport avec des sujets auxquels on est moralement et intellectuellement supérieur, comment ne pas prendre de soi un sentiment exagéré qui se traduit par le geste, par l’attitude, par le langage…​ Il y a donc dans les conditions mêmes de la vie scolaire quelque chose qui incline à la discipline violente ». (DURKHEIM, L’éducation morale, PUF, 1992, pp. 162-163).
35. Les pédagogues libertaires comme Tolstoï qui, entre 1858 et 1862, mena une expérience à Iasnaïa-Poliana, estiment qu’il n’existe pas de droit d’éduquer et qu’au contraire, les élèves ont le droit d’apprendre en pleine liberté et de s’arranger entre eux comme ils l’entendent.
36. Id., p. 164.
37. FILLOUX J.-Cl., Durkheim, in Perspectives, vol. XXIII, n° 1-2, Unesco, 1993, pp. 305-322.
38. Cf. infra l’analyse du livre de DURKHEIM Emile, L’Allemagne au-dessus de tout, Armand Colin, 1915 (version numérique disponible sur www.uqac.uquebec.ca, p.42) Durkheim a aussi écrit en collaboration avec DENIS Ernest, Qui a voulu la guerre ? (1915), Kimé, 1998, à partir de documents diplomatiques.
39. 1872-1950.
40. Cf. La nation et l’internationalisme (1920), www.uqac.uquebec.ca, pp. 10-12.
41. Id., pp. 12-13.
42. Essai sur le don. Forme et échange dans les sociétés archaïques (disponible sur www.uqac.uquebec.ca).
43. Ce mot chinook, du nom d’une peuplade de la côte ouest du Canada, évoque un don alimentaire.
44. C’est une dépense pure, une « prestation totale de type agonistique », écrit MAUSS M., op. cit., p. 13.
45. Id., p. 114.
46. Id., pp. 120-121.
47. Fort de ces observations, Marcel Mauss pose les conditions de la paix, conditions morales comme nous allons le voir : « C’est en opposant la raison et le sentiment, c’est en posant la volonté de paix contre de brusques folies de ce genre que les peuples réussissent à substituer l’alliance, le don et le commerce à la guerre et à l’isolement et à la stagnation.
   (…) Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. Pour commercer, il ; fallut d’abord savoir poser les lances. C’est alors qu’on a réussi à échanger les biens et les personnes, non plus seulement de clans à clans, mais de tribus à tribus et de nations à nations et - surtout - d’individus à individus. C’est seulement ensuite que les gens ont su se créer, se satisfaire mutuellement des intérêts, et enfin, les défendre sans avoir à recourir aux armes. C’est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su - et c’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C’est l’un des aspects permanents de leur sagesse et de leur moralité.
   Il n’y a pas d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là. (…) Les peuples, les classes, les familles, les individus, pourront s’enrichir, ils ne seront heureux que quand ils sauront s’asseoir, tels des chevaliers, autour de la richesse commune. Il est inutile d’aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne. » (Id., pp. 121-122).
48. 1897-1962.
49. 1913-1978.
50. La part maudite (1933), Editions de Minuit, Points, 1967, p. 60.
51. Note de l’auteur : « On admet que si l’industrie ne peut avoir un développement indéfini, il n’en est pas de même des « services » constituant ce qu’on nomme le secteur tertiaire de l’économie (le primaire est l’agriculture, le second l’industrie), qui comprennent aussi bien des organisations perfectionnées d’assurances ou de vente que le travail des artistes ».
52. Né dans une famille athée, Bataille se convertit au catholicisme en 1917 puis adhère au Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine (1895-1984) tout en prenant ses distances vis-à-vis d’un certain nombre de dogmes marxistes.
53. La part maudite, op. cit., pp. 62-65. L’auteur insiste sur la difficulté de la « dérivation » : « Désormais, sans parler de dissipation pure et simple, analogue à la construction des Pyramides, la possibilité de poursuivre la croissance est elle-même subordonnée au don : le développement industriel de l’ensemble du monde demande aux Américains de saisir lucidement la nécessité, pour une économie comme la leur, d’avoir une marge d’opérations sans profit. Un immense réseau industriel ne peut être géré comme on change une roue…​ Il exprime un parcours d’énergie cosmique dont il dépend, qu’il ne peut limiter, et dont il ne pourrait davantage ignorer les lois sans conséquences. Malheur à qui jusqu’au bout voudrait ordonner le mouvement qui l’excède avec l’esprit borné du mécanicien qui change une roue. » (Id., p. 65)
54. In L’homme et le sacré (1939), Gallimard, 1950. Caillois est considéré aussi comme matérialiste, sympathisant communiste à une époque.
55. 1898-1986. Dumézil, spécialiste des cultures indo-européennes a mis à jour la tripartition fonctionnelle dont nous avons déjà parlé.
56. Op. cit., pp. 226-227.
57. Id., p. 130.
58. Id., p. 168.
59. Id., p. 235.
60. Id., pp. 228-229.
61. Id., p. 235.
62. Caillois (id., pp. 237-238) cite Goebbels : Michel, la destinée d’un Allemand, in SCHEID O., L’esprit du IIIe Reich, Perrin, 1936, p. 219.
63. L’homme et le sacré, op. cit., pp. 238-239. Caillois cite à cet endroit Erich Ludendorff (1865-1937), général en chef des armées allemandes pendant la première guerre mondiale : « Toute destinée humaine et sociale n’est justifiée que si elle prépare la guerre ». (Der Total Krieg, München, 1937, cité in RAUSCHNING H., La révolution du Nihilisme, Gallimard, 1939, p. 114.)
64. Id., p. 239: « La guerre, non moins que la fête, apparaît comme le temps du sacré, la période de l’épiphanie du divin. Elle introduit l’homme dans un monde enivrant où la présence de la mort le fait frissonner et confère une valeur supérieure à ses diverses actions. Il croit y acquérir, comme par la descente aux enfers des anciennes initiations, une force disproportionnée aux épreuves de la terre. Il se sent invincible et comme marqué du signe qui protégea Caïn après le meurtre d’Abel : «  Nous avons plongé jusqu’au fond de la vie pour en ressortir complètement transformés » (JÜNGER E., La guerre, notre mère, Paris, 1934, p. 30). Il semble que la guerre fasse boire aux combattants à longs traits et jusqu’à la lie une sorte de philtre fatal qu’elle est seule à dispenser et qui transforme leur conception de l’existence : « Nous pouvons affirmer aujourd’hui que nous avons vécu, nous soldats du front, l’essentiel de la vie et découvert l’essence même de notre être » (JÜNGER E., op. cit., p. 15).
   La guerre, divinité nouvelle, efface alors les péchés et dispense la grâce. On attribue au baptême du feu de souveraines vertus. On imagine qu’il fait de l’individu le desservant impavide d’un culte tragique et l’élu d’un dieu jaloux. Entre ceux qui reçoivent ensemble cette consécration ou qui partagent côte à côte les dangers des batailles naît la fraternité des armes. Des liens durables unissent désormais ces guerriers. Ils leur donnent un sentiment de supériorité et de complicité à la fois, envers ceux qui sont restés hors du péril ou qui n’ont joué du moins aucun rôle actif dans le combat. Car il ne suffit pas d’avoir été exposé, il faut avoir frappé. Ce sacre est double. Il implique qu’on ose non seulement mourir, mais encore tuer ».
65. Id., p. 245.
66. Id., pp. 246-247.
67. Id., p. 249.
68. A causes psychologiques, remèdes psychologiques : par le conditionnement pour élever le niveau d’insupportabilité (John Broadus Watson, Burrhus Frederic Skinner), par le transfert, la sublimation.
69. Rappelons-nous HOBBES Th., Leviathan, Sirey, 1971, p. 122: « …​nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelles : premièrement, la rivalité ; deuxièmement, la méfiance ; troisièmement, la fierté. » Ou encore B. Spinoza, Traité politique, II, § 14: « En tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie, ou quelque sentiment, ils sont entraînés à l’opposé les uns des autres et contraires les uns aux autres, et d’autant plus redoutables qu’ils ont plus de pouvoir et sont plus habiles et rusés que les autres animaux. »
70. HERACLITE, Fragments, n° 60.
71. PRESTON Marc, qu’est-ce que la violence ? (Sur http://aidodiscours.design-evasion.com).
72. Id..
73. MICHAUD Y., La violence, PUF, 1986, p. 8, cité par HERR E. sj, La violence, Nécessité ou liberté ?, Culture et vérité, 1990, p. 14.
74. Cf. MORIN E., Le paradigme perdu, Seuil, 1973, p. 124.
75. Lettres à l’Ashram, Albin Michel, 1971, pp. 88, 139 et 140.
76. Cf. note 74.

⁢iii. La grande question

Toutes les analyses que nous venons de présenter tentent d’expliquer le surgissement de la violence dans notre vie. Une violence omniprésente, multiforme, souvent redoutée, parfois admise voire recherchée, exaltée. Les causes sont innombrables, physiques, psychologiques, sociales, politiques, économiques, culturelles. Si certaines sont conjoncturelles, beaucoup paraissent inéluctables enracinées dans la vie, au fond de nous-mêmes. Dès lors, tout au plus peut-on espérer, avec les auteurs évoqués endiguer, canaliser, maîtriser, baliser, détourner, diminuer la violence par des mesures médicales, pédagogiques, politiques, judiciaires.⁠[1].

Reste toutefois une question fondamentale. Est-elle volontaire, est-elle un acte libre, délibéré ou est-elle, d’une manière ou d’une autre, comme ce qui précède le laisserait entendre, une force physique ou psychique qui, en nous ou hors de nous, malgré nous, nous détermine et nous entraîne ?

Etant donné, écrit E. Herr, « la multiplicité innombrable des ses diverses manifestations, mais aussi des aspects affectifs, irrationnels et chaotiques, ainsi que ses perversions de la raison (…), la violence échapperait aux prises du discours (de la raison) et du même coup à la liberté de l’homme, qu’elle précéderait et qu’elle serait capable de subvertir et de submerger comme un raz de marée. Mais touche-t-on là vraiment un rapport ultime ? La violence , le chaos et le mal sont-ils originaires dans l’être ? »[2]

Sans revenir aux auteurs « classiques » que nous avons cités précédemment, E. Herr va, pour répondre à cette question, examiner quelques-unes des grandes théories émises récemment sur ce problème et systématiquement en mesurer la pertinence.


1. On peut citer Denis Touret qui énumère toutes les théories émises sur l’agressivité humaine, ses différentes formes et son caractère constructif ou destructeur. Cf. Introduction à la sociologie et à la philosophie du droit, Litec, 2003, pp. 27-89. D. Touret est professeur à l’Université de Paris XII.
2. HERR E., op. cit., p. 11.

⁢a. Lorenz

Tout d’abord , il interroge le biologiste et zoologiste autrichien Konrad Lorenz⁠[1].

Pour Lorenz, l’agressivité est un instinct, chez l’animal comme chez l’homme, un caractère spontané. Mais alors que chez l’animal on découvre des rituels de pacification qui expliquent des liens d’amitié, chez l’homme, l’évolution rapide de l’espèce humaine, les « armes » dont elle s’est pourvue, n’ont pas été accompagnées d’inhibitions proportionnelles. Dès lors, l’agressivité humaine est particulièrement désordonnée et dangereuse.

S’appuyant sur les travaux de nombreux chercheurs, Herr conteste cette théorie. Il n’y a pas d’instinct d’agression ni de pulsion à l’agression chez l’animal mais des réponses agressives instinctives⁠[2]. Et a fortiori chez l’homme où il n’y a quasiment pas de réactions instinctives, ni de « verrous » instinctifs.

Par ailleurs, on constate aussi chez Lorenz un « darwinisme social » qui n’a rien de scientifique. On ne peut, en effet, établir de lien entre la sélection naturelle biologique et la sélection sociale.⁠[3] « La lutte sociale n’est nullement le prolongement humain de la lutte darwinienne ». « d’après la plupart des scientifiques, l’agressivité humaine (…) n’est pas contrôlée en première instance par l’appareil physiologique et n’appartient pas à l’ordre de l’instinct ». « On ne peut pas mettre la réussite socio-historique d’un groupe, d’une race ou d’un individu en rapport avec la « valeur sélective » de ses gènes (…) ».⁠[4] La condition de l’homme est radicalement autre que celle de l’animal car « la nature subit une mutation radicale au sein de la culture »[5]. Par le fait même, la composante biologique de l’agressivité humaine n’agit pas comme chez l’animal. En réduisant la culture à la nature, Lorenz évacue la liberté. Cette erreur se retrouve dans la sociobiologie popularisée par Edward Wilson⁠[6] qui considère que le biologique n’est pas seulement nécessaire mais déterminant. Si tout l’homme obéit à des lois biologiques, seuls les scientifiques, eux qui « savent », devraient exercer le pouvoir comme l’insinue Lorenz : « L’enseignement qualifié de la biologie constitue le seul fondement sur lequel on puisse établir de saines opinions sur l’humanité et sur ses rapports avec l’univers » ; « Une connaissance suffisante de l’homme et de sa position dans l’univers déterminerait automatiquement les idéaux pour lesquels nous devons lutter ».⁠[7] N’est-ce pas là un avatar du scientisme ?⁠[8]


1. 1903-1989. Il est connu pour ses travaux en éthologie, prix Nobel en 1973, a écrit, notamment, L’agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion, 1977.
2. Cf. Van RILLAER J., L’agressivité humaine, Charles Dessart, 1975 et Pierre Mardaga, 1995. J. Van Rillaer est psychologue, professeur à l’université de Louvain-la-Neuve.
3. Le « darwinisme social » de Lorenz se traduit chez Irenäus Eibl-Eibesfeldt, son disciple, par l’affirmation que « la guerre doit remplir des fonctions très importantes dans l’évolution humaine, puisqu’elle accompagne l’espèce humaine depuis toujours (elle possède une haute valeur sélective) ». Cette idée, poursuit Herr, « induit certainement aussi des convictions comme celle-ci : la guerre résout finalement les problèmes, elle tranche les différends, débloque les situations inextricables ». Eibl-Eisenfeldt écrit, par exemple, que « L’histoire de l’humanité est jusqu’aujourd’hui l’histoire de conquérants qui ont réussi ». (Cf. HERR E., op. cit., p. 37). Eibl Eisenfeldt est né à Vienne en 1928. Il a écrit notamment Guerre ou paix dans l’homme, Stock, 1976.
4. HERR E., op. cit., p. 28.
5. Id., p. 30.
6. Entomologiste et biologiste américain, auteur de Sociobiology : the new Synthesis, 1975. Les thèses de la sociobiologie ont été critiquées, entre autres, par Marshall Sahlins, professeur d’anthropologie à l’université de Chicago, in Critiques de la sociobiologie, Gallimard, 1980 et par le biologiste P.-P. Grassé, in L’homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin-Michel, 1980.
7. Textes extraits respectivement des Essais sur le comportement animal et humain, Seuil, 1970, et de L’agression, Une histoire naturelle, du mal, 1969, cités par HERR E., op. cit., p. 37.
8. C’est du moins l’opinion de P. Thuillier in Darwin et C°, Complexe, 1981. L’auteur (1927-1998) fut professeur d’épistémologie et d’histoire des sciences à l’université de Paris VII.

⁢b. Fromm

Après le biologiste, c’est un psychanalyste américain d’origine allemande, Erich Fromm⁠[1], qu’E.Herr va étudier.

Fromm distingue l’« agressivité bénigne », animale et humaine, liée à la survie, et l’« agressivité maligne » ou « destructivité », c’est-à-dire la cruauté et la passion de détruire. Cette « destructivité » est propre à l’homme et n’est pas « phylogénétiquement programmée »[2]. Elle est pathologique. Il ne s’agit pas d’un instinct (c’est-à-dire une réponse biologiquement conditionnée qui répond à un besoin physiologique) mais d’une passion : la passion est une impulsion non instinctive mais psychique. Les passions organisées chez l’homme en caractère, répondent « aux besoins existentiels qui sont de nature psychique »[3]. Ces besoins existentiels sont : « le besoin d’un cadre d’orientation et de dévotion (besoin religieux), le besoin de liens et de racines, le besoin d’unité vécue avec soi et avec le monde, le besoin d’être stimulé, mis à l’épreuve (pro-voqué), mis au défi, le besoin de mettre en œuvre sa propre capacité d’action et d’intervention ». Pour satisfaire ces besoins, nous suivons tous des passions souvent inconscientes (amour, tendresse avidité, désir de puissance, vengeance, plaisir de détruire, sadisme, masochisme, connaissance profonde dévouement).⁠[4] Il y a donc des passions « biophiles » et des passions « nécrophiles » destructrices et sadiques que l’auteur appelle donc agressivité maligne ou destructivité. Tout dépendra du caractère qui est un système de passions, une organisation passionnelle psychique non transmissible, non héréditaire. Pour Fromm, l’environnement joue un rôle primordial dans la formation du caractère et pour combattre l’agressivité maligne il faut donc agir sur l’environnement social, sur les structures socio-économiques.

On peut contester chez Fromm le fait qu’il sépare agressivité bénigne qui serait bonne et agressivité maligne mauvaise comme si la première n’était pas marquée aussi par la dimension psychique, comme si une agressivité ne pouvait pas être mauvaise sans être le produit d’un psychisme malade⁠[5], comme si une agressivité « biologiquement adaptée » et « psychologiquement normale » ne pouvait être mauvaise. Notons aussi que des violences échappent aux deux catégories : où ranger la violence entre États ?

En définitive, on constate que Fromm néglige l’aspect éthique du problème ou le résout sommairement : l’agressivité biologique est bonne, la mauvaise agressivité naît d’une pathologie psychique.⁠[6] Mais il oublie qu’il y a des agressivités biologiquement adaptées et psychologiquement normales que l’on rejette pour des raisons morales. Pensons à la manière dont les passions d’aimer ou de tuer peuvent être évaluées.

Fromm ne rend pas compte de tout l’homme, il le réduit au psychique ; ici aussi, l’homme est plus objet que sujet⁠[7]. Le psychisme n’est pas nécessairement le facteur déterminant premier. Même s’il affirme que « l’homme se crée soi-même dans le déroulement de l’histoire »[8] . Le « caractère individuel » ne semble pas très différent de ce qu’il appelle le « caractère social ». En tout cas le caractère individuel semble jouer  »un rôle mineur et passif » : « Au départ de cette réflexion, écrit Fromm, il y a le fait de constater que la structure du caractère de l’individu moyen et la structure socio-économique de la société à laquelle il appartient sont en relation réciproque. Le résultat de l’interaction entre la structure psychique individuelle et la structure socio-économique, c’est ce que je désigne comme caractère social.

La structure socio-économique d’une société forme le caractère social de ses membres de telle façon qu’ils veulent ce qu’ils doivent. En même temps le caractère social influence la structure socio-économique de la société ; d’ordinaire il opère comme un ciment qui assure à l’ordre de la société un surcroît de stabilité ; dans des circonstances particulières il fournit le détonateur qui provoque son effondrement. Le rapport entre le caractère social et la structure de la société n’est jamais statique ; vu que les deux éléments comportent un processus sans fin. Un changement affectant un des deux facteurs entraîne un changement des deux. »[9]

A la lecture de ces textes, certains pensent que Fromm est freudo-marxiste. E. Herr nuance cette appellation dans la mesure où Fromm a analysé les limites du freudisme et du marxisme dans plusieurs ouvrages.⁠[10]


1. 1900-1980. Le livre mis en question ici Anatomie de la destructivité humaine, Laffont, 1975.
2. HERR E., op. cit., p. 45.
3. Id., p. 46.
4. Id., p. 47.
5. Pensons au hold-up, par exemple.
6. Cf. HERR E., op. cit., p. 50.
7. Id., p. 54.
8. Fromm cité par HERR E., op. cit., p. 53.
9. FROMM E., Haben oder Sein, p. 131, cité in HERR, op. cit., p. 51. Ce livre existe en français, Avoir ou être ? : un choix dans l’avenir de l’homme, Laffont, 1976.
10. Cf. Grandeur et limites de la pensée freudienne, Laffont, 1980 ; Revoir Freud, Armand Colin, 2000 ; La conception de l’homme chez Marx, Payot, 1977.

⁢c. Galtung

Après Fromm, E. Herr examine la pensée d’un sociologue norvégien : Johan Galtung⁠[1]. Ce penseur a étudié la « violence structurelle ». Pour expliquer l’apparition de ce concept, E. Herr rappelle que les observateurs et les chercheurs qui, dans les années 1960-1970, se sont inscrits dans le mouvement appelé « Peace Research »[2], ont constaté que derrière la violence patente, la violence directe et les acteurs violents identifiables, il y a des structures, des processus latents, anonymes qui les conditionnent et les provoquent. « Pour moi, écrit Galtung, il est impossible d’accepter l’idée que la mort causée par un fusil soit d’une autre nature que la mort causée par une famine par exemple. Le concept de « violence structurelle » est donc un concept-pont ; c’est un pont entre le domaine de la paix (violence) et celui de la justice (exploitation). »[3]

Cette violence structurelle est présente dans certaines formes d’organisation sociale qui portent atteinte à l’homme et jusque dans son corps. La violence structurelle est à l’œuvre, par exemple, dans les différentes formes ou phases de l’impérialisme⁠[4]. Le colonialisme a exercé un contrôle physique sur les dominés, le néo-colonialisme les a contrôlés, malgré l’indépendance politique, par des organisations privées et publiques comme le FMI. Enfin, ce que Galtung appelle le néo-néo-colonialisme exercera son contrôle par les « communications (information et informatique), qui permettront par les moyens les plus sophistiqués, les plus efficaces et surtout les moins visibles, de garder et d’exercer le pouvoir chez les dominés (…). »⁠[5] Dès lors, on ne peut définir la paix simplement comme absence de violence directe, c’est là une « paix négative » qui « relève de l’idéologie et camoufle la vérité »[6] : « C’est là, écrit Galtung, un concept élitiste typique ; les élites en effet ne souffrent pas en général de la pauvreté, de la répression ou de l’aliénation au même degré que les autres (tandis que la guerre touche tout le monde). Or, qualifier de paix une situation dans laquelle subsistent la pauvreté, la répression et l’aliénation, c’est travestir le concept même de paix. La paix comme négation de la violence se définit comme suit : Paix= absence de violence « classique » et de pauvreté et de répression et d’aliénation, c’est-à-dire une situation plutôt utopique. La « paix » en tant qu’objectif devrait avoir ce caractère d’état qu’il n’est pas facile d’atteindre (par exemple au moyen d’accords dûment signés). »[7]

La violence structurelle désigne « tout ce qui est cause d’une différence entre la vie réalisée et la potentielle. Mais seul le premier terme, la vie réalisée, est bien connu, le deuxième, la vie potentielle (c’est-à-dire celle qu’on pourrait avoir s’il n’y avait pas de violence structurelle) est par définition mal connu : la différence n’est donc pas mesurable. »[8]

La violence directe ( assassinats, terrorisme, guerre) n’est souvent que la conséquence de structures violentes sociales, économiques, culturelles qui, à la base, sont toutes fondées sur l’inégalité, « surtout l’inégalité dans la répartition du pouvoir »[9]. Une société égalitaire serait une société juste qui connaîtrait donc une paix positive. Elle doit être mise en œuvre, au départ, par les scientifiques qui eux sont capables de « définir les besoins et intérêts véritables des hommes »[10]

Quelles remarques peut-on faire sur ce système ?

Il est construit sur un certain déterminisme qui peut faire penser à l’analyse marxiste-léniniste de l’impérialisme capitaliste. Pour Lénine comme pour Galtung, les rapports sociaux sont des rapports d’intérêts et chez Galtung, les scientifiques jouent un peu le rôle du parti, « avant-garde du prolétariat ». Il faut toutefois remarquer que, pour Galtung, le système capitaliste n’est pas seul en cause dans sa définition de l’impérialisme et qu’il ne réduit pas les rapports dominants-dominés au seul domaine économique. Mais Galtung semble confondre politique et éthique et le danger est d’ouvrir la porte à la violence pour combattre la violence structurelle : « chez Galtung, écrit E. Herr, la notion de violence structurelle et le concept de paix sont si vagues qu’à suivre cet auteur on pourrait considérer comme légitime le recours à la contrainte armée (…). L’indétermination éthique et conceptuelle qui subsiste dans la théorie de Galtung et la dramatisation attachée à l’idée de violence risquent de faire abaisser le seuil du recours à la violence, et donc de favoriser celle-ci. »[11]

On ne peut considérer comme injuste toute inégalité économique en faisant fi du mérite, de la responsabilité, des risques, des besoins, etc. Le critère d’égalité est fragile. Si l’on pense égalité économique et égalité politique et culturelle, des problèmes surgissent : l’égalité politique exprimée par la participation démocratique peut nuire à l’efficacité économique de même que le respect de telle culture.

Galtung rêve d’égalité dans les conditions de vie (structures) économiques, politiques culturelles. Mais cette égalité obtenue ne va pas éliminer ipso facto la violence structurelle car la violence n’est pas purement et simplement liée aux seules conditions de vie. L’égalité réalisée n’entraîne-t-elle pas à son tour des violences ? L’égalité doit être liée à la liberté : « l’égalité des conditions de vie n’acquiert son sens qu’à partir de l’égale dignité des libertés »[12]. La violence n’est pas liée à l’inégalité « tout court » mais à l’inégalité des droits. Injustice et violence ne s’identifient pas. L’injustice se mesure par rapport au droit et la violence est liée à un rapport de forces. C’est le droit qui désarme et arbitre par le pouvoir judiciaire. Le droit est absent chez Galtung

En insistant sur la violence structurelle (indirecte) (la mort par famine, par exemple) plutôt que sur la violence directe (la mort par fusillade, par exemple), Galtung estompe les responsabilités des agents qui restent anonymes. Il s’intéresse plus aux conséquences, aux victimes aux effets qu’aux intentions, aux motivations et finalement à la culpabilité de l’auteur de cette violence. Finalement, nous sommes d’accord de prendre conscience des responsabilités individuelles et collectives à l’égard des structures, nous reconnaissons que l’environnement social peut être mortifère et que les réalités économiques sont importantes. Toutefois, Galtung accorde une importance trop exclusive au critère d’égalité ; il a tort aussi d’identifier, comme il le fait, relations sociales et violence. Enfin : l’auteur néglige le rapport intrinsèque liberté-égalité par la fraternité ainsi que l’indispensable référence au droit.


1. Né en 1930. En français, on peut lire : Des mondes pour la paix, Mémorial de Caen, 2003.
2. Dans ce mouvement de Peace research, s’inscrivent le SIPRI à Stockolm, fondé en 1966 pour commémorer cent cinquante ans de paix ininterrompue en Suède et le GIPRI à Genève en 1979. Le GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité), à Bruxelles, entre autres organismes, a travaillé pour le SIPRI. Il s’intéresse particulièrement aux conflits (prévention, gestion, résolution), à l’armement ( prolifération et contrôle des transferts, économie de l’armement ) et à la sécurité internationale (au niveau de l’Union européenne principalement).
3. Violence directe et violence indirecte, in Alternatives non-violentes, 34, 1980, p. 66, cité par HERR, op. cit., p. 67.
4. Pour définir l’impérialisme selon Galtung, Herr cite ce passage d’une étude consacrée au sociologue norvégien : « L’impérialisme est caractérisé par une tête de pont que la nation dominante (Centre) a établie dans la nation dominée (Périphérie) de telle sorte que chacune des deux nations, la centrale et la périphérique, se trouve elle-même scindée en deux (un centre dominant ou élite et une périphérie dominée ou masses) et que les relations entre tous ces fragments créent des conflits et des harmonies d’intérêts extrêmement subtils. » (BOSC R., La théorie structurelle de l’impérialisme de J. Galtung, in Projet, n° 68, 1972, pp. 974-987).
5. HERR E., op. cit., p. 70.
6. Id., p. 71.
7. Typologie de la violence, in La violence et ses causes, Unesco, 1980, p. 93.
8. Violence directe et violence indirecte, in Alternatives non violentes, n° 34, 1980, p. 66, cité in HERR, op. cit., p. 71.
9. J. Galtung cité in HERR, op. cit., p. 79.
10. HERR, op. cit., p. 76.
11. Id., p. 85.
12. Id., p. 82.

⁢d. Girard

Le dernier auteur qui retient l’attention d’E. Herr, dans cette étude, est le célèbre René Girard.⁠[1]

Au fond de l’homme gît un mécanisme que Girard appelle le désir mimétique : le désir humain imite le désir d’un autre qu’il appelle médiateur ou modèle. Le sujet désirant ne choisit pas l’objet de son désir en fonction de ses goûts ou en fonction des qualités inhérentes à l’objet. Le sujet désire un objet parce qu’il est désiré par un autre (le médiateur). Le désir ne doit donc pas être confondu avec l’appétit ou le besoin dont les objets sont déterminés par l’instinct. Il est indéterminé et varie en fonction du médiateur dont le désir nous fascine. En désirant, nous croyons être autosuffisants alors que nous sommes mus par notre insuffisance puisque nous envions l’autre. Une insuffisance que nous récusons, bien sûr, mais qui est réelle : c’est « le mensonge romantique ». Je désire telle voiture non parce qu’elle me convient ou possède des qualités remarquables mais parce qu’en la possédant je ressemblerai à cet homme d’affaires, à ce sportif ou à ce séducteur. Mais je n’avouerai pas ce tiers admiré. Celui-ci par ailleurs ne tient tant à sa voiture que dans la mesure où elle suscite le désir d’autres. Le désir mimétique provoque une circularité, une concurrence incessante. Désirant le même objet, médiateur et sujet deviennent des doubles, des jumeaux (des frères ennemis comme Abel et Caïn, Romulus et Remus, Polynice et Etéocle, Joseph et ses frères,…​). Mais, plus les désirs sont proches, plus la rivalité grandit, le médiateur est modèle mais aussi obstacle. Surgit la jalousie, l’envie, la haine, ce que Girard appelle la « médiation interne »[2]. La haine parce que le médiateur peut interdire l’objet au sujet. Et donc, « les rapports humains sont sujets au conflit (…), toujours menacés par l’identité des désirs »[3].

Toute l’histoire humaine est marquée par cette contagion mimétique qui fait sans cesse obstacle à la bonne entente entre les hommes. Les libéraux se trompent donc lorsqu’ils disent que c’est la rareté qui engendre les conflits, c’est, pour Girard, même dans l’abondance, le fait de désirer le même objet qui est à l’origine des conflits.

Le mécanisme décrit entre deux personnage se reproduit au niveau des sociétés. Tous les membres d’un groupe deviennent concurrents, adversaires, oubliant même l’objet de leur dispute. Cette situation dangereuse, destructrice ne peut se résoudre que par le sacrifice d’un bouc émissaire[4], le pharmakos grec, empoisonneur et remède. La guerre de tous contre tous devient la guerre de tous contre un seul⁠[5]. Cette victime propitiatoire est une victime innocente désignée comme responsable du conflit (l’âne dans Les animaux malades de la peste[6]). On le choisit en fonction d’une marginalité physique, intellectuelle, sociale (roi ou esclave), raciale (les signes victimaires), à l’extérieur du groupe et on l’accuse de crimes très graves. Son exécution ramène la paix et confirme l’idée de sa culpabilité mais, comme sa mort a mis fin au désordre, il devient sacré et le souvenir du sacrifice salutaire sera ritualisé. Tel est le fondement de la culture et de toute société : le sacrifice d’une victime dont on (les prêtres) cache l’innocence.

La ritualisation a pour but de rappeler et exorciser le danger de rivalité. De même, pour se protéger de la contamination mimétique, la société édicte des interdits, des tabous. Ainsi la condamnation de l’inceste vise à écarter les femmes proches du désir, les interdits alimentaires ont la même fonction, ils ne portent pas sur des choses rares mais sur des aliments proches qu’on pourrait se disputer. Dans son examen du décalogue, Girard constate que le législateur après avoir interdit, comme pour parer au plus pressé, les actions violentes (tuer, commettre l’adultère, voler, porter un faux témoignage) condamne la convoitise, c’est-à-dire le désir non de posséder l’objet mais d’être comme le prochain, modèle de nos désirs. Lever les interdits, chasser la religion qui s’est fondée sur la violence est donc éminemment dangereux.

Pour Girard enfin seul le christianisme « démonte le mécanisme sacrificiel et dévoile l’illégitimité de la violence »[7]. Seul le Nouveau Testament rompt de manière radicale avec l’enchaînement décrit, avec la violence et la logique sacrificielle. Certes, les hommes exercent contre le Christ leur violence propitiatoire : n’est-ce pas Caïphe, le Grand Prêtre « qui avait suggéré aux Juifs : il est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple »[8], avantageux pour réunifier le peuple ? Mais, du côté du Christ, la rupture est totale avec les récits qui ont inspiré à Girard la description qui précède. La parabole des vignerons homicides en témoigne, avant le récit de la Passion⁠[9]. Si le sacrifice victimaire est fondateur des religions et des cultures « et si ce fondement reste fondateur dans la mesure où il n’apparaît pas, il est clair que seuls les textes où ce fondement apparaît ne seront plus fondés par lui et seront vraiment révélateurs ».⁠[10] Le Christ n’est pas une victime innocente comme les autres : son innocence est notoire (Pilate le sait), il est bouc émissaire volontaire. Il est une victime « incomparable en ceci qu’elle ne succombe jamais, sur aucun point, à la perspective persécutrice, ni positivement en se mettant franchement d’accord avec ses bourreaux, ni négativement en adoptant sur eux le point de vue de la vengeance qui n’est jamais que la reproduction inversée de la première représentation persécutrice, sa répétition mimétique. »[11] Le christianisme n’est pas une religion sacrificielle, le sacrifice du Christ rend absurde tout sacrifice. Jésus révèle un Dieu qui refuse la violence. Lui seul, car il est Dieu : « Il faudrait un homme qui ne doive rien à la violence, qui ne pense pas selon ses normes, et qui soit capable de lui dire son fait tout en restant complètement étranger à elle. Le surgissement d’un tel être, dans un monde entièrement régi par la violence et par les mythes de la violence, est impossible. Pour comprendre qu’on ne peut voir et faire voir la vérité que si on prend la place de la victime, il faudrait déjà occuper soi-même cette place, et pour assumer cette place dans les conditions requises, il faudrait déjà posséder la vérité. On ne peut appréhender la vérité que si on se conduit contrairement aux lois de la violence et on ne peut se conduire contrairement à ces lois que si on appréhende, déjà, cette vérité. L’humanité entière est enfermée dans ce cercle. C’est pourquoi les Évangiles, le Nouveau Testament dans son ensemble et la théologie des premiers conciles affirment que le Christ est Dieu non pas parce qu’il est crucifié mais parce qu’il est Dieu né de Dieu de toute éternité. »[12] Suivre le Christ, c’est renoncer à la violence mimétique et s’inquiéter de toutes les victimes.⁠[13]

Pour E. Herr, la logique décrite par Girard est réelle mais ne rend pas compte de tout désir ni de toute violence qui peut n’être que domination d’autrui. Non seulement le désir mimétique apparaît à certains psychologues⁠[14] comme pathologique, narcissique mais il y a aussi des expériences qui, dit Herr, « bien intériorisées (…) pourraient constituer des freins prémimétiques à la crise du même nom ».⁠[15] Il s’agit du rapport parents-enfants lorsqu’il est bien vécu avant même que le mimétisme qui est présent dans toute éducation, n’entre en fonction. d’une part, le désir des parents ne peut être mimétique puisque l’enfant n’est pas encore là. d’autre part, l’éducation, dès le départ peut canaliser, limiter le mimétisme : « Quels éléments feraient partie de cette expérience ? Certainement un début d’éducation (réussie ou non) à la distance, à la mesure et à l’attente. Par rapport à une tendance fusionnelle qui veut « tout-être-avoir-tout-de-suite », les rythmes de séparation et d’union, par exemple, avec la mère (naissance, nourriture, etc.) amènent l’enfant à sortir de l’état fusionnel, à accepter une distance-différence entre lui et la m ère (et donc à s’ouvrir à tout le reste), à faire l’apprentissage d’un rythme (d’une norme, loi) et donc du temps et finalement de la mesure (« non pas tout », ni immédiatement) ».⁠[16]

S’appuyant sur l’étude d’un spécialiste de Girard⁠[17], Herr se demande si « le sens de la quête du désir mimétique ne serait-ce pas « d’entrer en possession » de sa propre origine - seule possibilité, apparemment, de coïncider avec soi-même et d’atteindre sa plénitude ? »[18] L’Autre ne serait dès lors pas seulement le médiateur, modèle et rival, mais également « géniteur ». La violence se trouverait alors plus radicalement « dans cette volonté de récupérer chez l’autre-médiateur-géniteur l’origine de soi, donc dans une volonté d’autocréation. »[19] « La violence, précise encore Herr, est liée à la condition humaine en tant que celle-ci doit « conjuguer » une transcendance et une finitude ; c’est le refus de cette condition de notre liberté humaine paradoxale qui conduit à la violence. A travers l’imitation, le désir est à la recherche de sa propre origine ; elle devient violente parce que l’autre « détient » cette origine-là. Ainsi, par le biais du mimétisme, Girard a mis en évidence une des notions fondamentales de notre culture occidentale : le projet prométhéen d’autocréation. »[20] Pour confirmer cet approfondissement, Herr ajoute que le Christ qui rompt avec le cercle infernal de la violence mimétique et sacrificielle, se dit Fils du Père et nous propose de devenir ses fils adoptifs.

Pour Girard, c’est « la violence dissimulée dans le sacrifice de la victime émissaire » qui crée le lien social et qui engendre toute culture⁠[21].Mais il n’a pas estimé correctement la différence entre le système judiciaire et le processus victimaire qu’il tend à trop confondre. Le système judiciaire se fonde sur une unanimité, une « unité sociale » qui précède la « violence émissaire » et « confère à une autorité indépendante des parties directement intéressées le soin d’apprécier la responsabilité de la violence ».⁠[22] Le système judiciaire lutte contre la violence et cherche à démasquer, non à dissimuler, les responsabilités. Il y a nécessairement d’ailleurs un « avant » la violence mimétique. Pour qu’il y ait « mimésis », il faut qu’il y ait des objets à désirer et des médiateurs : « le désir mimétique s’appuie sur du culturel déjà là ».⁠[23] Quant à l’interdit, ce n’est pas un mécanisme essentiellement négatif mais positif. Il a pour fonction notamment dans le cas de l’inceste d’élargir l’échange et d’ouvrir à la vie.


1. Né en 1923, fut professeur de littérature comparée à Stanford et Duke (USA). Pour un bon résumé de sa pensée on peut se référer à LIBERT A.-M., Notes sur la pensée de René Girard, cours dactylographié, Initiation à la philosophie, décembre 2003. Quelques œuvres caractéristiques de R. Girard : Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961 ; La violence et le sacré, Grasset, 1972 ; Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978 ; Le bouc émissaire, 1982 ; Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999 ; Celui par qui le scandale arrive, Desclée de Brouwer, 2001.
2. Dans la « médiation externe », le sujet ne peut désirer ce que désire le médiateur. Je ne peux matériellement, vu l’état de mes finances, acquérir la Rolls Royce qui me donnerait le prestige du milliardaire.
3. LIBERT A.-M., op. cit., p. 7.
4. Le jour du Grand Pardon, des Expiations, Yom Kippour, deux boucs sont donnés par la communauté. Aaron (le frère de Moïse) « égorge le bouc du sacrifice pour le péché du peuple (…). quand il a fini de faire le rite d’absolution pour le sanctuaire, pour la tente de la rencontre et pour l’autel, il présente le bouc vivant. Aaron impose les deux mains sur la tête du bouc vivant : il confesse sur lui toutes les fautes des fils d’Israël et toutes leurs révoltes, c’est-à-dire tous leurs péchés, et il les met sur la tête du bouc ; puis il l’envoie au désert sous la conduite d’un homme tout prêt. Le bouc emporte sur lui toutes leurs fautes vers une terre stérile » (Lv 16, 15 et 20-22).
5. On se souvient de cette formule extraite du Leviathan (1, 13, § 62) de Thomas Hobbes (1651) : « bellum omnium contra omnes ». Tel est « l’état de nature » des hommes incapables de vivre en amitié.
6. Dans cette fable de La Fontaine (1621-1695), les animaux, pour apaiser le Ciel et arrêter l’épidémie, décident de sacrifier le plus coupable d’entre eux. Finalement, c’est l’âne coupable d’avoir tondu un pré de la largeur de sa langue qui est désigné comme le pelé, le galeux d’où vient tout le mal.
7. LIBERT A.-M., op. cit., p. 19.
8. Jn 18, 14.
9. « Ecoutez une autre parabole ; Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâti une tour (cf. Is 5, 1-2) ; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage. Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient. Mais les vignerons saisirent ces serviteurs ; l’un, ils le rouèrent de coups ; un autre, ils le tuèrent ; un autre, ils le lapidèrent. Il envoya encore d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; ils les traitèrent de même. Finalement, il leur envoya son fils, en se disant : « Ils respecteront mon fils. » Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux : « C’est l’héritier. Venez ! Tuons-le et emparons-nous de l’héritage. » Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. « Eh bien lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là ? » Ils lui répondirent : « Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu » Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ; c’est là l’œuvre du Seigneur : quelle merveille à nos yeux (Ps 118, 22-23). Aussi je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits. Celui qui tombera sur cette pierre sera brisé et celui sur qui elle tombera, elle l’écrasera. » En entendant ses paraboles, les grands prêtres et les Pharisiens comprirent que c’était d’eux qu’il parlait ». (Mt 21, 33-45).
10. Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 201.
11. Le bouc émissaire, op. cit., p. 182.
12. Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 242. En fait, pour Girard, ce qui distingue la Bible des récits mythiques, c’est que les Écritures initient les hommes à sortir de la violence religieuse en insistant sur l’innocence des victimes (Joseph, Job) alors que, dans les mythes, les victimes sacrifiées sont toujours coupables ou considérées comme telles et on ne s’interroge pas sur la culpabilité des bourreaux.
13. Girard note, avant le Christ, l’attitude digne de Socrate qui choisit la mort et la rébellion d’Antigone qui refuse de s’associer à la communauté qui cherche à se restructurer en faisant de Polynice la victime émissaire.
14. Herr cite J. Van Rillaer.
15. Op. cit., p. 108.
16. Id.
17. CHIRPAZ François, Enjeux de la violence, Essai sur René Girard, Cerf, 1980, pp. 36-40.
18. HERR E., op. cit., p. 110.
19. Id., p. 111.
20. Id., p. 112.
21. On peut associer, comme le fait E. Herr, cette violence fondatrice à l’ »état de nature » de Hobbes et d’autres philosophes du XVIIe siècle.
22. HERR E., op. cit., p. 119.
23. Id., p. 123.

⁢e. La conclusion d’E. Herr

Au terme de son parcours à travers les œuvres de quatre auteurs représentatifs, comment E. Herr répond-il à la question posée au début: la violence est-elle une nécessité qui s’impose à nous ou met-elle en jeu notre liberté ?

Il semble acquis que l’agressivité humaine n’est pas génétiquement programmée sauf peut-être dans certains cas pathologiques. L’homme ne se réduit pas à sa dimension biologique et même si la lutte est adéquate à la défense de la vie humaine, elle n’est pas le simple produit de la vie instinctive mais elle est ouverte au psychique et à l’éthique.

De même, si l’on prétend, comme Fromm, privilégier les passions pour expliquer la destructivité (c’est-à-dire l’agressivité pathologique, celle qui n’est pas liée à la défense de la vie), il ne faut pas oublier que l’homme n’est pas seulement passion (pulsion psychique) qui aime ou détruit : il y aussi, et de nouveau, une dimension éthique qu’il faut prendre en compte : notre vie s’inscrit dans une culture où on nous demande d’aimer et où on nous interdit de tuer.

Certes, tout acte s’enracine dans le biologique et le psychique mais il mobilise aussi notre capacité d’autodétermination, notre réflexion et notre volonté insérées dans un contexte social et culturel où elle s’engage de manière responsable.

Dans cette optique, la violence peut s’exprimer de deux manières.

Soit on renonce à sa capacité d’autodétermination ou on l’empêche de s’exercer chez autrui. A ce moment, la liberté reste prisonnière, la violence se traduit ici par l’impuissance subie ou imposée, par la privation des droits humains que l’on s’impose (auto-violence) ou que l’on impose. E. Herr donne comme exemples : l’avortement, le suicide, la torture, les manipulations biologiques et psychiques.

Soit on utilise la capacité d’autodétermination non selon une alliance symbolique et responsable avec le monde, autrui, Dieu, mais pour dominer, séparer, détruire. Sont victimes les corps, les psychismes, les sociétés, les cultures, les religions, etc. Ici, il ne s’agit plus d’un manque de pouvoir mais d’un abus de pouvoir.

Dans les deux cas, qui peuvent se représenter l’un par la figure de l’esclave, l’autre par celle du maître, les droits sont bafoués : « Le manque comme l’abus de pouvoir qui constituent la violence ne s’enracinent-ils pas dans une même peur de la mort, oscillant entre le repli dans l’impuissance (narcissisme originaire) et le fantasme de la toute-puissance (illusion et utopie de la fin). »[1] Plus simplement, à cette peur de la mort, «  l’un s’y résigne, l’autre la nie »[2].

Dans le domaine social, la liberté entendue comme capacité d’autodétermination est indissociable de la notion d’égalité mais plutôt que de parler comme Galtung d’égalité des conditions de vie est-il plus opportun de parler d’égalité des droits

Quant à Girard, il réduit l’histoire et donc les libertés à une logique d’exclusion meurtrière et de dissimulation. Il confond « une trajectoire possible de la liberté et du désir et la liberté elle-même ».⁠[3]

En somme, au terme de son enquête, E. Herr répond ainsi à la question qu’il posait au départ : la violence est « une manière d’être de la liberté elle-même, non pas comme une nécessité qui s’imposerait du dehors à celle-ci », étant bien entendu que la liberté s’inscrit toujours dans des conditions corporelles, psychiques, sociales et culturelles qui sont ouvertes, en principe, à la liberté humaine mais qui peuvent, par le fait même, être marquées par la violence et affecter les libertés jusqu’à la contrainte.⁠[4]


1. Id., p. 130. Cf. cette réflexion d’E. Levinas citée par Herr, (id) : « La violence ne se trouve pas seulement dans une bille de billard qui heurte l’autre bille, dans l’orage qui détruit une récolte, chez le maître qui maltraite l’esclave, dans un État totalitaire qui avilit ses citoyens, dans la conquête guerrière qui asservit des hommes. Est violente toute action où l’on agit comme si on était seul à agir, comme si le reste de l’univers n’était là que pour recevoir l’action ; est violente, par conséquent, toute action que nous subissons sans en être en tous points les collaborateurs. » (Difficile liberté).
2. Id., p. 64.
3. Id., p. 132.
4. Id., pp. 132-133.

⁢iv. qu’ajouter encore ?

On peut, tout en appuyant la conclusion d’E. Herr, aller plus loin. Non seulement la violence est une « manière d’être de la liberté » mais il n’est même pas sûr qu’elle soit la « manière d’être de la liberté » la plus fondamentale. Au lieu de voir, comme Héraclite⁠[1], dans le conflit « le père de toutes choses », ou comme Marx, à la suite de Hegel, dans la dialectique du maître et de l’esclave, le moteur même de l’histoire⁠[2], ne pourrait-on, au contraire, considérer que l’amour est le « père de toutes choses », l’origine et la fin de l’être ?

Gaston Fessard, en 1944, reprend l’analyse de Hegel et fait remarquer que si rien n’est « plus opposé à première vue que la lutte à mort d’où sortent le maître et l’esclave, et l’union amoureuse par laquelle l’homme et la femme fondent la communauté familiale (néanmoins) sous cette opposition apparente une profonde analogie demeure. Cette union d’amour en effet a pour prélude une lutte, excitée elle aussi par le besoin d’immortalité et l’appétit de l’existence, où les deux individus humains se prennent et se conquièrent. Et l’issue en est également une « connaissance », une « reconnaissance » qui ne s’arrête pas seulement au fait comme celle du maître par l’esclave, qui dépasse même la reconnaissance de droit, fondement de l’État, pour atteindre immédiatement son terme : la reconnaissance de l’amour.[3](…) d’autre part, c’est dans ce même acte que l’homme et la femme s’échangent et se donnent mutuellement en jouissance toute leur nature pour la satisfaction de leur besoin le plus radical, le besoin sexuel n’étant en son fond que l’expression du besoin humain par excellence, celui de l’homme en tant qu’homme ; et de cet échange le fruit n’est pas seulement un produit qui ne donne lieu qu’à une communauté inégale et limitée comme dans le cas de l’esclave et du maître, mais au contraire la création d’un bien commun qui suppose une communauté égale et lui promet un accroissement illimité : l’enfant. »[4] Voilà une des raisons pourquoi, sans doute, « depuis toujours, la réflexion a aperçu dans la famille la communauté par excellence, celle dont sortaient toutes les autres et qui leur fournissait le modèle d’une structure parfaite (…) non seulement parce que les catégories du Bien commun s’incarnent dans les relations de l’homme, de la femme et de l’enfant, mais aussi et plus profondément parce qu’elle contient le principe même de l’interaction du politique et de l’économique que la dialectique du maître et de l’esclave montre désunis. »[5] Dès lors, la dialectique du maître et de l’esclave peut être « reprise, inversée et refermée sur elle-même par une dialectique de la famille, elle-même dilatée, étendue et ouverte à la mesure de l’humanité,(en) d’autres termes, s’il est possible que le maître devienne père dans la puissance de la domination, si loin qu’elle s’étende, que l’esclave devienne fils dans le service de son obéissance, si cher qu’elle lui coûte, que l’un et l’autre deviennent frères dans le concours de leur collaboration, quel qu’en soit l’objet et l’occasion, alors il ne faudra point désespérer non plus que s’instaure entre les hommes une communion universelle, où règne un amour qui ait la chaleur et la fécondité de celui qui dans la famille unit l’époux et l’épouse. »[6]

Allons plus loin encore. En 1957, Gustave Siewerth⁠[7] nourri de saint Thomas et M. Heidegger, les dépasse, les prolonge et les unifie. Alors que, pour M. Heidegger, la mort est le sens ultime de l’existence, Siewerth se demande pourquoi il faudrait voir l’existence par rapport à sa fin et non par rapport à la naissance. Pour lui, c’est dans l’enfance que s’éclaire le sens le plus profond de l’existence humaine. L’homme ne peut mourir que parce qu’il est né. Et donc le sens authentique de la vie se trouve dans la naissance. La mort n’est que seconde. Siewerth n’idéalise pas l’enfance, ce n’est pas le paradis perdu de certains et il est bien conscient que l’enfant n’est pas un être moral qu’il peut être le « pervers polymorphe » de Freud mais l’enfant né de l’amour est destiné à l’amour même si dans la réalité cette dimension ne se retrouve pas forcément.

Tout d’abord, la conception n’est pas simplement l’union de deux pulsions mais dépassement de la nature, une forme d’oblation. Il y a plus que la nature : une alliance, la réception de l’autre, de l’hérédité, d’une famille, d’une histoire. « L’ »engendrement » est une œuvre de l’homme tout entier. Cette réalité est dans son extension non restreinte la possibilité naturelle la plus haute, la plus substantielle de l’homme, aussi longtemps qu’on ne la limite pas de manière contre nature à l’acte sexuel de la procréation. Dans celui-ci ne règne qu’une petite part de l’amour humain chargé de pouvoir en vue de l’engendrement, même si l’amour de cœur, à partir de son enracinement, selon l’unité métaphysique de la nature humaine et de sa force d’amour substantielle, se manifeste et entre en travail dans cet acte. »[8] Il y a dans la conception donation et réception, un consentement à ce qu’on ne maîtrise pas. Engendrer n’est pas créer de rien mais c’est éveiller une dot. Engendrer est une forme d’abandon.

La mère et l’enfant forment une communion de vie et d’amour et pas seulement un processus de croissance physiologique. L’enfant respire la paix et la quiétude dans la mère. Au premier contact avec le monde, il connaît la quiétude et la nutrition, la chaleur qui est douceur et tendresse. Ses sens perçoivent l’amour d’abord.

C’est pourquoi la naissance est comme une mort. L’enfant existe dans la pauvreté, dans sa mort et sollicite l’existence. « Bien qu’il soit une personne accomplie, l’enfant entre d’une manière si indigente dans la vie, comme créature humainement reçue, qu’il doit se recevoir d’abord à travers l’amour qui règne en étant procréateur »[9]. Le sujet n’est rien si on ne répond pas, si une sollicitude ne répond pas. Alors, il meurt vraiment. L’enfant est une pauvreté qui appelle, qui appelle l’amour, la sollicitude des parents et il est constitué par la réponse favorable. Si nous ne nous construisons pas à partir de l’amour, nous sommes dans ce que Heidegger appelle le « souci », dans l’angoisse, nous sommes un « être pour la mort ». L’enfant prend conscience de lui par la réponse favorable à sa sollicitation. Cette réponse à sa demande construit son être par l’intégration de l’amour qui est sollicitude, réponse à une sollicitation. L’enfant doit s’accueillir en faisant mémoire de ce qui est donné. Il ne construit pas la mémoire de la sollicitude. Ainsi, l’enfant marche par l’appel, alors il ose parce que la sollicitude l’attend. Ainsi il construit son autonomie. Dans son langage souvent lyrique, Siewerth, logiquement, dira que, pour l’enfant, « plus le cercle de vie est limpide et riche d’amour, plus profondément la vie qui repose lui devient intérieure et s’incline encore vers lui dans un sommeil suave, et plus aussi elle se met à respirer dans la ferveur intime vers un espace qui s’élargit ».⁠[10]

L’enfance est le temps de la fondation de l’adulte. Celui-ci, toutefois, risque de perdre ce qui est primordial au commencement : la perception du cœur et non de l’intelligence. Chez l’enfant, toutes les facultés sont unifiées par le cœur et non par l’intelligence comme chez l’adulte. L’intelligence doit certes se développer mais sans perdre le lien entre le cœur qui perçoit et l’intelligence qui doit croître. Autrement dit, l’expérience philosophique de l’enfance c’est l’expérience de l’amour. Nous sommes structurés par le cœur, lieu d’unité du corps et de l’esprit.⁠[11] Dès lors, l’homme peut se définir ainsi : il est  »« un dialogue et un accord de l’amour » et ce dans une plus profonde et libre disposition de soi. »[12]


1. Vers 540-480 av. J.-C.
2. Rappelons comment Alexandre Kojève, en commentateur autorisé de Hegel, présente cette dialectique du maître et de l’esclave. On sait que, dans un premier temps, il y a une lutte à mort au cours de laquelle l’un des deux combattants cède, devient esclave de l’autre. Ensuite, « Le Maître force l’esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la nature. Or, il n’est devenu esclave du maître que parce que -au prime abord- il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave : il se libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le monde technique, transformé par son travail, il règne -ou, du moins, régnera un jour- en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la maîtrise « immédiate » du Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le maître qui est lié au donné qu’il laisse -en ne travaillant pas- intact. Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait. » (Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947, p. 29).
3. G. Fessard note que dans ses Theologische Jugendschriften, Hegel avait pressenti « le rôle fondamental de l’amour comme unité du fait et du droit, et la fonction de la reconnaissance à l’intérieur de l’union amoureuse ». Mais son intellectualisme absolu a, par la suite, étouffé « ces germes qu’une philosophie existentielle eût pu développer ». (Autorité et bien commun, Aubier, 1944, p. 84, note 1).
4. Autorité et bien commun, Aubier, 1944, pp. 84-85.
5. Id., pp. 83 et 86.
6. Id., p. 88.
7. 1903-1963. Cf. Aux sources de l’amour, La métaphysique de l’enfance, Parole et silence, 2001.
8. Aux sources de l’amour, op. cit., p. 34.
9. Id., op. cit., p. 43.
10. Id., p. 147.
11. d’après la présentation faite par E. Tourpe aux Cours d’initiation à la philosophie de Namur en 2004. E. Tourpe est l’auteur de divers travaux sur G. Siewerth et notamment : Siewerth « après » Siewerth. Le lien idéal de l’amour dans le thomisme spéculatif de Gustav Siewerth, Peeters-Vrin, 1998. Il est l’auteur également de Donation et consentement, Une introduction méthodologique à la métaphysique, Lessius, 2000.
12. Aux sources de l’amour, op. cit., p. 149.

⁢v. Comment alors définir la violence ?

Comment la définir chez un être libre, fruit et désir d’amour, chez un être dont la liberté ne s’acquiert que dans l’amour ?

Habituellement, on définit la violence comme une « force qui perturbe ou détruit un ordre, une organisation, des règles ».⁠[1] E. Herr tient à préciser que la violence est « une manière destructrice de mettre en œuvre les forces à l’égard de divers « ordres », situations ou systèmes », ordres physique, psychique, social, culturel, spirituel. Mais il convient encore de distinguer la « violence légitime » et la « violence mauvaise » car tous les « ordres » ne se valent pas. Dès lors, la violence illégitime serait « l’atteinte à l’ordre dynamique de la réalisation de la liberté elle-même à partir et au travers de ses conditions ». Une atteinte à « la structure interne de croissance de notre liberté inséparablement unie à ses conditions d’existence et de déploiement » ou encore « une atteinte à l’unité complexe de nos libertés avec leurs conditions d’existence ».⁠[2] Etant entendu, si nous suivons l’analyse de Siewerth, que la condition d’existence essentielle est dans la sollicitation et l’accueil de la sollicitude.

Ces précisions sont indispensables car les mots peuvent être aussi ambigus que la violence. Ainsi, parler de violence comme « transgression » demande une mise au point. L’homme ne peut être ni croître que dans la liberté, c’est-à-dire dans une certaine rupture avec le biologique, le cosmique, tout ce qui s’impose à lui de l’extérieur sous peine d’auto-violence avons-nous dit. Mais il ne s’agit que d’une transgression par rapport à tout ce qui mettrait en péril l’ordre de la liberté. De même pour l’ordre de l’amour mêlé à celui de la liberté.

Quand on parle de la paix à la manière de saint Augustin, comme la « tranquillité de l’ordre »[3], s’agit-il du conformisme, de la soumission ? Certes non si l’on tient à respecter « la même dynamique d’une liberté personnelle articulée à ses conditions d’existence ».⁠[4]

Et cet ordre ne peut-il être défini comme l’ordre de l’amour qui, lorsqu’il manque, lorsqu’il est trahi ou blessé, risque de produire des actes violents⁠[5] ? C’est dire si la menace de la violence et de la guerre existera tant qu’il y aura des hommes…​

En attendant qu’ils soient saints.

Ou simplement sages ?

La raison peut-elle sauver de la violence ?


1. HERR E., op. cit., p. 133.
2. Id., p. 134.
3. « La paix du corps, c’est l’agencement harmonieux de ses parties (…) La paix de la cité, c’est la concorde bien ordonnée des citoyens dans le commandement et l’obéissance ; la paix de la cité céleste, c’est la communauté parfaitement ordonnée et parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu ; la paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est la disposition des êtres égaux et inégaux, désignant à chacun la place qui lui convient ».(La Cité de Dieu, XIX, 13, 1).
4. HERR E., op. cit., p. 135. Toute cette analyse nous montre l’importance, dans ce problème de la violence comme dans les autres problèmes, d’une juste anthropologie.
5. On pourrait aussi de pencher sur l’œuvre d’Alfred Adler (1870-1937), ce psychothérapeute autrichien d’origine juive converti au protestantisme. Il fréquenta Freud avant de rompre avec lui. En effet, pour Adler, les pulsions sont moindres que la capacité naturelle à la liberté. Dans son livre L’enfant difficile (1930) traduit en français en 1949 (Payot) (disponible sur http://classiques.uqac/classiques), l’auteur étudie, entre autres, l’enfant gâté, le menteur, le voleur, l’enfant détesté, l’ambitieux, l’énurétique (incontinent). Si chaque cas est différent, « tous présentent les visibles défauts d’une invisible structure de leur personnalité dont le trait essentiel est l’insuffisant développement du sentiment social » (Préface du Dr Herbert Schaffer, traducteur, p. 8) « Et c’est dans la personne de sa mère que l’enfant réalise sa première expérience d’une relation sociale. L’enfant s’intéresse d‘abord à sa mère, c’est son premier pas vers l’intérêt qu’il portera plus tard aux autres. Cette première expérience est très significative pour l’enfant. La façon dont il fait l’expérience de sa mère est capitale pour l’enfant. » De même, par la suite, les éducatrices guideront les enfants « afin de leur donner la possibilité de trouver des relations avec autrui. Ce rapport « Toi à moi » joue un rôle capital dans toutes les facultés importantes de l’individu. » Dans l’apprentissage du langage, par exemple. La mère « durant les premières années de l’éducation de son enfant (…) doit aiguiller l’intérêt naissant du petit vers autrui et elle ne doit pas l’arrêter et le fixer à elle. » (pp. 198-199).