L’homme est-il, comme l’écrivait Plaute, un loup pour
l’homme. Fondamentalement et
irrémédiablement ? Et Alain a-t-il raison d’écrire que « ce sont les
mêmes hommes qui font la guerre et qui aiment la
paix » ?
Pour certains auteurs, ce sont des éléments physiques ou psychiques qui
sont à l’origine de la violence.
Dans un premier temps, Freud établit un lien entre la violence et la
frustration. Un désir contrarié et réprimé ne peut s’exprimer
complètement dans le rêve. Sous pression, il se défoule en agressant
celui qui est considéré comme responsable de la frustration. A ce stade,
la violence qui est dans le cœur peut être délogée par la mise à jour
des traumatismes qui en sont la cause. Par la suite, Freud adopta une
position plus pessimiste et qui est bien connue. Il y a dans l’homme une
pulsion de cruauté, une pulsion de mort qui ne provient pas d’un refoulement et qui ne
peut être guérie mais que la société, sa culture et l’éducation peuvent
et doivent contrôler : « Cette tendance à l’agression, que nous pouvons
déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence
chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos
rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation
tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les
hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment
menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la
maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts
rationnels. La civilisation doit mettre en œuvre pour limiter
l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de
réactions psychiques d’ordre éthique. De là, cette mobilisation de
méthodes incitant les hommes à des identifications à et à des relations
d’amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie
sexuelle ; de là aussi cet idéal d’aimer son prochain comme soi-même,
idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est
plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis
en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à présent. Elle
croit prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se
réservant le droit d’en user elle-même contre les criminels, mais la loi
ne peut atteindre les manifestations plus prudentes de l’agressivité
humaine. Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les
liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition
qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les
coups. »
En bon freudien, un psychanalyste s’arrêtant aux violences inouïes
commises par des jeunes aujourd’hui rappelle l’importance de la culture
définie comme « processus inconscient moteur de l’évolution humaine qui
a pour tâche de faire vivre les humains ensemble en les contraignant à
transformer individuellement et collectivement leurs tendances
meurtrières aussi loin que faire se peut ». Puisque « la violence –la
haine- nous habite tous », chacun doit « renoncer à agir sa violence
pour pouvoir réaliser autre chose » que la destruction. « Cela suppose
refoulement et sublimation. » Malheureusement, aujourd’hui, nous
dénions cette violence qui est en nous. Dès lors, la violence qui
apparaît chez l’enfant confronté à un interdit, si elle « ne rencontre
pas un parent capable de supporter le choc (…) ne pourra pas évoluer,
ni se refouler, ni se sublimer ; elle sera alors laissée à sa propre
trajectoire de destruction, abandonnée à son seul
fonctionnement. »
Si les psychanalystes croient aux tendances violentes innées, d’autres
chercheurs ont accusé le chromosome Y supplémentaire, le saturnisme ou maladie du plomb, les malformations du
cerveau, l’influence de
certaines sécrétions comme l’excès de testostérone chez les délinquants
sexuels
ou de corps chimiques extérieurs comme les tranquillisants, les
excitants, le tabac, l’alcool, les drogues.
Pour d’autres, la violence a des causes psycho-sociales. L’agressivité
est exacerbée par la vie en société : une forte concentration urbaine est
stressante, angoissante, dépersonnalisante. Elle provoque névroses,
psychoses, suicide, délinquance.
S’ajoute encore le manque de socialisation qui dissout les liens sociaux
traditionnels fondés sur la famille, la religion, la vie communautaire.
Cette dissolution favorise la solitude, l’individualisme, l’isolement
médiatique. On peut accuser aussi la propriété
ou la pauvreté, du moins ce que l’on considère comme un état de vie
intolérable. Ou encore l’oppression.
Parlant de la guerre en particulier, Machiavel qui se fait sociologue
avant la lettre, distingue celle qui est due à l’ambition des princes ou
des républiques et celle, bien plus redoutable et destructrice « qui a
lieu quand un peuple contraint par la famine ou par la guerre, se lève
entier avec ses femmes et ses enfants, et va chercher de nouvelles
terres et une nouvelle demeure, non pour y dominer, comme ceux dont nous
avons parlé plus haut, mais pour en posséder chacun son lopin, après
avoir tué ou chassé les anciens habitants. Cette espèce de guerre est la
plus affreuse, la plus cruelle, et c’est de celle-là que parle Salluste
à la fin de l’histoire de Jugurtha, quand il dit que Jugurtha
vaincu, on entendit parler de la ruée des Gaulois vers
l’Italie. » L’exode des populations peut être entraîné par la famine et
la guerre comme par la peste ou encore les inondations. Dans tous les
cas, le surpeuplement semble déterminant : « Tite-Live donne deux causes
de l’invasion des Gaulois. d’abord ils étaient attirés par la douceur de
fruits et principalement par le vin que l’Italie produisait et qu’ils
n’avaient point dans leur pays ; en second lieu, la Gaule était si
peuplée qu’elle ne pouvait suffire à la nourriture de ses habitants. »
Ces peuplades gauloises ou autres, « quelquefois elles sont en si grand
nombre qu’elles débordent avec impétuosité sur les terres étrangères,
massacrant les habitants, s’emparant de leurs biens et elles fondent un
nouvel empire et changent jusqu’au nom de leur pays ; c’est ce que fit
Moïse et ce que firent également les peuples qui s’emparèrent de
l’Empire romain. » Ces intrusions sont particulièrement destructrices:
« De pareils peuples, continue Machiavel, chassés de leur pays par la
nécessité la plus cruelle peuvent être infiniment dangereux ; et si on ne
leur oppose pas des armées formidables, ils l’emporteront toujours sur
ceux qu’ils vont attaquer (…). Ces peuplades en masse sont presque
toujours sorties de la Scythie, pays froid et stérile, dont les innombrables habitants, ne
trouvant autour d’eux de quoi se nourrir, sont réduits à s’expatrier,
ont mille raisons qui les en chassent et pas une qui les retienne. »
L’influence de la démographie sur les guerres a été surtout étudiée, à
l’époque contemporaine, par G. Bouthoul. Ecartant les causes
occasionnelles, celles que les historiens mettent en évidence, le
célèbre polémologue accorde la primauté à l’élément démographique dans
la genèse de la guerre : « dans un
groupe donné, un large excédent de jeunes hommes disponibles,
c’est-à-dire dépassant les tâches indispensables de l’économie
(compte-tenu de l’état de la technique et des niveaux de vie), doit -
surtout s’il n’existe pas d’autres débouchés commodes - constituer
(…) une prédisposition incitatrice qui s’appliquerait cette fois à
l’impulsion belliqueuse. Cette situation de la structure démo-économique
peut être définie par le terme « structure explosive ». Car c’est une
tendance à l’expansion brusque, de caractère à la fois spasmodique et
grégaire, dont les deux types classiques sont la migration en groupe et
l’expédition guerrière. Celle-ci n’étant en définitive qu’une migration
armée et sophistiquée. »
Bouthoul présente la guerre comme un « infanticide
différé » qui provoque une « relaxation démographique ». L’auteur s’appuie sur l’histoire, des schémas
démographiques et nombre de témoignages d’observateurs
passés comme Bergson,
par exemple, écrivant en une formule frappante : « Laissez faire Vénus,
elle vous amènera Mars ». S’esquisse clairement
la solution : en finir avec les « vieux tabous » qui touchent à la
génération. L’auteur s’indigne (nous sommes en 1962) que « de nos jours
on juge moral et légitime de prendre des mesures pour augmenter la
natalité, mais révoltant et immoral de la restreindre ou de la
limiter ». Existent et persistent des « obstacles au
désarmement démographique » qui, contrairement
à ce qui se passe sur d’autres continents, laissent l’Europe, surtout
depuis le XVIIIe siècle, lancer périodiquement ses jeunes dans des
« guerres relaxatrices ».
Avant Bouthoul, la sociologie naissante s’était déjà penchée sur le
problème de violence et de la guerre. Pour ce qui est de la méthode,
Emile Durkheim a exercé une influence déterminante.
Rappelons-nous. Pour cet auteur, si « la morale ne commence que quand
commence le désintéressement, le dévouement » et si « le
désintéressement n’a de sens que si le sujet auquel nous nous
subordonnons a une valeur plus haute que nous, individus », il n’y a que
la collectivité ou Dieu qui soient au-dessus de nous. Comme Durkheim ne
voit « dans la divinité que la société transfigurée et pensée
symboliquement (…), la morale commence donc là où commence la vie en
groupe (…) ». Autrement dit, « la morale doit
céder la place à une science des mœurs, à une étude scientifique de ce
que les hommes font ». Alors que, pour Kant, ce qui doit se faire ne peut se
déduire de ce qui se fait, Durkheim réduit la norme éthique au niveau
d’un fait social. La société est la source de toutes les règles
juridiques, morales, religieuses, intellectuelles « qui, à toute époque
sont vraies parce qu’elles ont la société non seulement pour principe,
mais pour objet ». Et la permanence d’une règle est une
épreuve de sa vérité : « C’est un postulat essentiel de la sociologie
qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le
mensonge ; sans quoi elle n’aurait pu durer. Si elle n’était pas fondée
dans la nature des choses, elle aurait rencontré dans les choses des
résistances dont elle n’aurait pu triompher ».
Durkheim met en relation la violence et la notion d’anomie, c’est-à-dire
l’absence de règles sociales : « Il postule que les crises économiques,
morales et politiques, entraînent une dérégulation des normes de
fonctionnement et des valeurs collectives. La cohésion du groupe ainsi
fragilisée favorise l’émergence de comportements
violents ».
A cela s’ajoutent des rapports sociaux qui sont susceptibles d’entraîner
des abus. Pour lui, le rapport maître-élève peut être comparé au rapport
entre le colonisateur et le colonisé. Il s’agit d’une forme subtile de
violence : « le rapport pédagogique est le cas par excellence de la
violence symbolique puisque c’est le cas où l’on cherche le moins à
exercer la violence. (…) Une violence qui s’exerce avec la
complicité extorquée de ceux qui la subissent. » Mais cette violence inhérente à ce
type de relation ne fait pas de Durkheim un adepte de la pédagogie
libertaire. Il estime que cette violence structurelle doit être
contrôlée par le maître : « Loin d’être découragés par quelque sentiment
d’impuissance, les maîtres devraient plutôt être effrayés par l’étendue
de leur pouvoir, à mesure que l’école se développe et s’organise, prend
une forme « monarchique », et accroît ainsi le danger de « mégalomanie
scolaire ». Plus le maître saura faire vivre le
groupe-classe, davantage l’école s’ouvrira à la société dans son
ensemble, et plus il y aura de forces qui feront échec au risque de
despotisme, d’autant plus grand que les élèves sont plus
jeunes ».
Il en va de même au niveau des relations entre nations. Analysant les
responsabilités de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre 14-18,
Durkheim constate une « hypertrophie morbide de la volonté »
allemande qui situe la puissance de
l’État au-dessus de toute morale. Nous y reviendrons.
A propos de la même guerre, son neveu et disciple Marcel
Mauss, opposé à l’idée traditionnelle de « paix
armée », constatait que la guerre terminée avait consacré le principe de
l’indépendance nationale mais aussi manifesté l’interdépendance
croissante des sociétés : interdépendance économique et morale. Les
peuples avaient révélé leur volonté de ne plus faire la guerre, d’avoir
une vraie paix, dans la limitation des souverainetés nationales. Pour
lui, « la solidarité organique, consciente, entre les nations, la
division du travail entre elles, suivant les sols, les climats et les
populations, aboutiront à créer autour d’elles une atmosphère de paix,
où elles pourront donner le plein de leur vie ». On l’a
compris, Marcel Mauss mettait tous ses espoirs dans la Société des
nations, la constitution d’un droit humain à côté de la morale humaine
et appelait à la rescousse les philosophes.
La guerre, en un sens, avait donc été profitable.
En même temps, Marcel Mauss offrait une étude ethnologique qui allait
avoir une grande influence sur les sociologues français. Il publie, en
1924, un Essai sur le don où il décrit, à partir des pratiques de quelques
sociétés archaïques, le système appelé désormais « potlatch ». Il s’agit d’un comportement culturel plus ou moins
formel basé sur le don. Mais un don qui a lieu hors du cadre des
échanges marchands, un
don luxueux, apparemment en pure perte. C’est un échange social
susceptible de créer un lien social, un échange où personne n’est jamais
quitte. En effet, le don appelle un contre-don, il oblige à rendre le
présent ce qui peut entraîner une rivalité par la volonté de dépasser
l’autre ou une querelle si le don est refusé. M. Mauss précise : « ...le
motif de ces dons et de ces consommations forcenées, de ces pertes et de
ces destructions folles de richesses, n’est, à aucun degré, surtout dans
les sociétés à potlatch, désintéressé. Entre chefs et vassaux, entre
vassaux et tenants, par ces dons, c’est la hiérarchie qui s’établit.
Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ;
accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir
client et serviteur, devenir petit, choir plus bas ». Si l’on considère maintenant la rencontre de sociétés différentes,
on constate que « pendant un temps considérable et dans un nombre
considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux
état d’esprit, de crainte et d’hostilité exagérées et de générosité
également exagérée, mais qui ne sont folles qu’à nos yeux. Dans toutes
les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous
entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire,
il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement,
déposer ses armes et renoncer _ sa magie, ou donner tout depuis
l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens.
(…) C’est qu’ils n’avaient pas le choix. Deux groupes d d’hommes qui
se rencontrent ne peuvent que : ou s’écarter - et, s’ils se marquent une
méfiance ou se lancent un défi, se battre - ou bien
traiter. »
Marcel Mauss conclut qu’il y a une « instabilité entre la fête et la
guerre ».
Disciples de Marcel Mauss, Georges Bataille et
Roger Caillois vont poursuivre la réflexion de leur
maître
Reprenant la notion de potlatch où l’échange est une perte somptuaire,
une dépense d’excédent, G. Bataille affirme que « l’organisme vivant,
dans la situation que déterminent les jeux de l’énergie, à la surface du
globe, reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au
maintien de la vie : l’énergie (la richesse) excédante peut être utilisée
à la croissance d’un système (par exemple d’un organisme) ; si le système
ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé
dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le
dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon
catastrophique » Ce qui l’amène à considérer la guerre comme « une
dépense catastrophique de l’énergie excédante » : « La méconnaissance ne
change rien à l’issue dernière. Nous pouvons l’ignorer, l’oublier : le
sol où nous vivons n’est, quoi qu’il en soit, qu’un champ de
destructions multipliées. Notre ignorance a seulement cet effet
incontestable : elle nous mène à subir ce que nous pourrions, si nous
savions, opérer à notre guise. Elle nous prive du choix d’une
exsudation qui pourrait nous agréer. Elle livre surtout les hommes et
leurs œuvres à des destructions catastrophiques. Car si nous n’avons pas
la force de détruire nous-mêmes l’énergie en surcroît, elle ne peut être
utilisée ; et, comme un animal intact qu’on ne peut dresser, c’est elle
qui nous détruit, c’est nous-mêmes qui faisons les frais de l’explosion
inévitable.
Ces excès de force vive, qui congestionnent localement les économies
les plus misérables, sont en effet les plus dangereux facteurs de ruine.
Aussi la décongestion fut-elle en tous temps, mais au plus obscur de la
conscience, l’objet d’une recherche fiévreuse. Les sociétés anciennes le
trouvèrent dans les fêtes ; certaines édifièrent d’admirables monuments,
qui n’avaient pas d’utilité ; nous employons l’excédent à multiplier des
« services », qui aplanissent la vie, et nous sommes
portés à en résorber une partie dans l’augmentation des heures de
loisir. Mais ces dérivatifs ont toujours été insuffisants : leur
existence en excédent malgré cela (en de certains points) a voué en tous
temps des multitudes d’êtres humains et de grandes quantités de biens
utiles aux destructions des guerres. De nos jours, l’importance relative
des conflits armés s’est même accrue : elle a pris les proportions
désastreuses qu’on sait.
L’évolution récente est la suite d’une croissance en bond de l’activité
industrielle. Tout d’abord ce mouvement prolifique freina l’activité
guerrière en absorbant l’essentiel de l’excédent : le développement de
l’industrie moderne donna la période de paix relative de 1815 à 1914.
Les forces productives se développant, accroissant les ressources,
rendaient possible dans le même temps la multiplication démographique
rapide des pays avancés (c’est l’aspect charnel de la prolifération
osseuse des usines). Mais la croissance, que les changements techniques
rendirent possible, à la longue devint malaisée. Elle devenait elle-même
génératrice d’un excédent accru. » Ainsi les deux guerres mondiales du
XXe siècle « exsudèrent » ce « trop-plein » d’énergie : « c’est son
importance qui leur donna leur extraordinaire intensité ». Dans cette
conception fort matérialiste, où
l’énergie croissante détermine une « exsudation », le seul espoir
« d’échapper à une guerre déjà menaçante » est de « dériver la
production excédante, soit dans l’extension rationnelle d’une croissance
industrielle malaisée, soit dans des œuvres improductives, dissipatrices
d’une énergie qui ne peut être accumulée d’aucune façon ». Et l’auteur
reconnaît que « ceci pose des problèmes nombreux d’une complexité
épuisante. »
Si la pensée de G. Bataille s’articule autour de l’idée de don et de
dépense, celle de Roger Caillois tributaire des
recherches de Durkheim, de Mauss, de Bataille et de G.
Dumézil va s’attacher aussi à l’idée de dépense et insister
sur l’importance du sacré et de la fête. Mauss avait souligné la
proximité de la fête et de la guerre. Caillois va présenter la guerre
comme un substitut à la fête sacrée dans le monde moderne.
La fête primitive « est un temps d’excès. On y gaspille des réserves
quelquefois accumulées durant plusieurs années. On viole les lois les
plus saintes, celles sur qui paraît fondée la vie sociale elle-même ».
Elle suspend ou diminue les pouvoirs traditionnels. C’est « aussi le
temps des sacrifices, le temps même du sacré, un temps hors du temps,
qui recrée la société, la purifie et lui rend la jeunesse. (…) Tous
les excès sont permis, car des excès mêmes, des gaspillages, des orgies
et des violences, la société attend sa régénération ». Le sacré dans la vie ordinaire se manifeste surtout
par des interdits, il apparaît comme négatif. Par contre, la fête
instaure le règne du sacré par la suspension des règles. Un exemple
anodin de fête sacrée, « le simple dimanche est d’abord un temps
consacré au divin, où le travail est interdit, où l’on doit se reposer,
se réjouir, et louer Dieu ».
Cette analyse s’appuie sur des sociétés primitives ou traditionnelles.
qu’en est-il aujourd’hui ? L’auteur répond : « Il semble (…) que, dès
l’apparition des États fortement constitués et de plus en plus nettement
à mesure que leur structure s’affirme, l’antique alternance de la
frairie et du labeur, de l’extase et de la maîtrise de soi, qui faisait
renaître périodiquement l’ordre du chaos, la richesse de la prodigalité,
la stabilité du déchaînement, s’est trouvée remplacée par une alternance
d’un tout autre ordre, amis qui seule présente dans le monde moderne un
volume et des caractères correspondants : celle de la paix et de la
guerre, celle de la prospérité et de la destruction des résultats de la
prospérité, celle de la tranquillité réglée et de la violence
obligatoire ».
Certes, la fête ancienne est joie et débordement de vie et la guerre
horrible et catastrophique mais elles occupent toutes deux la même place
dans la vie des sociétés. La guerre est « le pendant moderne et sombre
de la fête » Ni nos jours de fête, ni nos
vacances ne peuvent soutenir la comparaison avec la fête primitive : « la
guerre représente bien le paroxysme de l’existence des sociétés
modernes. Elle constitue le phénomène total qui les soulève et les
transforme entièrement, tranchant par un terrible contraste sur
l’écoulement calme du temps de paix. C’est la phase de l’extrême tension
de la vie collective, celle du grand rassemblement des multitudes et de
leur effort. » Chacun est enlevé à son travail, à sa famille, à ses
occupations, à ses préoccupations : « ainsi succède à cette sorte de
cloisonnement où chacun compose son existence à sa guise, sans
participer beaucoup aux affaires de la cité, un temps où la société
convie tous ses membres à un sursaut collectif qui les place soudain
côte à côte, les rassemble, les dresse, les aligne, les rapproche de
corps et d’âme. (…) Elle s’empare maintenant des biens, exige le
temps, la fatigue, le sang même des citoyens ». La guerre est le temps de l’excès, de la violence, de
l’outrage : meurtre, ruse, mensonge, vol sont admis. Sourd même la joie
de la destruction avec une résonance religieuse : on se sacrifie et on
sacrifie l’ennemi. Elle est le temps du sacrilège et du gaspillage non
plus de victuailles ou de boissons mais de projectiles coûteux.
Comme la fête sert de repère dans le temps (Noël, Pâques), la guerre est
aussi un « jalon de la durée ». Elle achève un
temps et inaugure ensuite un autre temps. Elle apparaît vite comme
inévitable et même nécessaire pour punir le méchant, comme une loi de la
nature, source de civilisation, expérience régénératrice, puisqu’ »elle
traduit la loi de la naissance des nations et correspond aux mouvements
viscéraux de nature nécessairement horrible, qui président aux
naissances physiques ». Dès lors, « elle constitue pour
les peuples le plus haut commandement de la morale. La guerre ne doit
pas servir à fonder la paix, mais la paix à préparer la guerre. (…)
Tout effort valable est orienté vers la guerre et trouve en elle sa
consécration. Le reste est méprisable, qui n’a pas d’utilité pour
elle ».
Pour Caillois, « cet état d’esprit est authentiquement
religieux » surtout quand il s’exprime par
la guerre totale. Cette guerre, destin des nations, « est inhumaine,
c’est assez pour qu’on puisse l’estimer divine. On n’y manque pas. Et
voici qu’on attend de ce sacre le plus puissant l’extase, la jeunesse et
l’immortalité ».
Comparant ensuite la guerre moderne et la fête ancienne, Caillois se
demande comment il se fait « que les grands sursauts des sociétés
mettent ici en branle des forces généreuses et là des forces avides,
aboutissent d’une part à renforcer la communion, de l’autre à creuser la
division, apparaissent tantôt le fait d’une surabondance créatrice,
tantôt celui d’une fureur meurtrière ? » Sans souligner une cause
précise, l’auteur note que « l’enflure démesurée de la guerre et la
mystique dont elle fut aussitôt l’objet, sont contemporaines de (…)
trois ordres de phénomènes, liés à leur tour entre eux et qui tous
d’ailleurs abondent en heureuses contreparties ». Ces « trois ordres de phénomènes » sont : « la civilisation
industrielle et la mécanisation de la vie collective », « la disparition
graduelle du domaine du sacré sous la poussée de la mentalité profane »
et « la formation d’états fortement centralisés ».
En 1949, regardant l’avenir et devant les deux blocs armés par l’énergie
atomique, Caillois, on ne s’en étonnera pas, est très pessimiste : « On
ne saurait éviter que le prodigieux surcroît de puissance qui vient
d’échoir à l’homme, ne se solde, comme les précédents, par un péril
d’égale ampleur. Celui-ci paraît menacer l’existence même de l’espèce.
Aussi semble-t-il susceptible d’une plus grande sacralisation. La
perspective d’une sorte de fête totale, qui risque d’entraîner dans ses
horribles remous la population du globe presque entière et d’annihiler
la majorité de ses participants, annonce cette fois l’avènement d’une
fatalité effective : épouvantable, paralysante et d’autant plus
prestigieuse ».
Pour ces sociologues fort contestés parfois aujourd’hui, et qui, tous,
ont été marqués par les horreurs vécues, la guerre apparaît comme une
fatalité qu’il faut s’efforcer de combattre ou qu’il est presque
impossible de détourner.
Les psychologues sont-ils moins déterministes ? Parmi les causes purement
psychologiques, on cite habituellement le viol ou le refoulement de la
conscience morale (selon le psychiatre Henri Baruk), l’hétérophobie
(selon le polémologue Gaston Bouthoul), la néophobie (selon Pierre
Karli), la frustration (selon John Dollard), la mère froide ou
permissive (selon le psychologue suédois Don Olwens), l’angoisse (selon
le biologiste psychosociologue Henri Laborit). Ou, plus
simplement, ou plus traditionnellement, sont mis en cause des sentiments
primaires.
Certains philosophes, plus radicalement, diront, avec Héraclite, que le
conflit est le « père de toute chose » que « l’harmonie du monde résulte
de la tension perpétuelle des contraires » : « Le combat est le père et
le roi de tout. Les uns, il les produit comme des dieux, et les autres
comme des hommes. Il rend les uns esclaves, les autres libres. (…)
Il faut savoir que la guerre est commune, la justice une lutte et que
tout devient dans la lutte et la nécessité. » Quant à Hegel, il « fait de la contradiction le
moteur même de l’histoire. (…) Les révolutions, les guerres, les
massacres ne seraient que l’expression du « travail négatif » grâce auquel
les contraires peuvent finalement se réconcilier et
s’unir ».
Bref, non seulement la violence est partout, mais elle semble
difficilement explicable tant elle a de facettes, irrépressible,
inévitable puisque si nous affirmons que « la violence suppose la
volonté d’infliger un dommage physique ou moral à la personne
d’autrui », nous devons admettre qu’« il y a violence chaque fois que
des personnes ne reçoivent pas le respect qui leur est
dû ». Dans la même perspective, mais plus précisément,
E. Herr cite cette définition : « Il y a violence quand, dans une
situation d’interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière
directe ou indirecte, massée ou distribuée, en portant atteinte à un ou
plusieurs autres à des degrés variables, soit dans leur intégrité
physique, soit dans leur intégrité morale, soit dans leurs possessions,
soit dans leurs participations symboliques et culturelles. »
Elle est donc quotidienne et universelle. Nous en sommes tous
victimes ou auteurs. Elle est en nous, elle est même peut-être dans la
nature des choses, dans notre nature. Et plus en nous qu’en
l’animal.
Gandhi, l’apôtre de la non-violence, le confirme puisqu’il reconnaît que
« la non-violence a pour condition préalable le pouvoir de frapper.
C’est un refrènement conscient et délibéré du désir de vengeance que
l’on ressent ». Cette vengeance elle-même, dit-il, « est toujours
supérieure à la soumission passive, efféminée, impuissante, mais la
vengeance aussi est faiblesse. Le désir de vengeance naît de la crainte
d’un mal imaginaire ou réel. » En ce qui concerne la non-violence, elle
« ne se réalise pas mécaniquement. Elle est la plus haute qualité du
cœur et elle s’acquiert par la pratique. »
La vengeance est une faiblesse, écrit Gandhi, elle apparaît comme l’aveu
d’une défaite puisqu’aucun autre moyen n’a été trouvé : « La véritable
force est celle qui, sans violence, par le seul rayonnement de ses
convictions, ferait triompher, partout et avec l’assentiment de tous, le
règne du droit ».
Vladimir Jankelevitch (1903-1985), dans Le pur et l’impur (1960)
renchérit : « Il ne serait pas exagéré de définir la violence : une force
faible. C’est la force qui s’oppose à la faiblesse : la violence, elle,
s’oppose à la douceur ; la violence s’oppose si peu à la faiblesse que la
faiblesse n’a souvent pas d’autre symptôme que la violence ; faible et
brutale, et brutale, parce que faible précisément ». Mais, cherche-t-on
toujours d’autres moyens ? La violence n’est-elle pas la voie la plus
immédiate, la plus simple, la plus efficace finalement ?