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D. Les régulations de la vie économique et sociale
- 1: Introduction
- 2: Chapitre 1 : Le rôle de l’autorité politique
- 2.1: i. Rappel historique
- 2.2: ii. Retour aux Écritures
- 2.3: iii. Le discours de l’Église moderne
- 2.3.1: a. Léon XIII
- 2.3.2: b. Pie XI
- 2.3.3: c. Pie XII
- 2.3.4: d. Jean XXIII
- 2.3.5: e. Le Concile
- 2.3.6: f. Paul VI
- 2.3.7: g. Jean-Paul II
- 2.4: iv. Le problème de l’impôt et des finances publiques.
- 2.4.1: a. Benoît XVI
- 2.4.2: b. François
- 2.5: v. Conclusion partielle
- 2.6: vi. Pour compléter la conclusion…
- 3: Chapitre 2 : Le travailleur et l’argent
- 3.1: i. La sagesse des nations
- 3.2: ii. Quelque chose a changé…
- 3.3: iii. La mise en garde des économistes
- 3.4: iv. Vous avez dit « crise » ?
- 3.5: v. Les chrétiens peuvent-ils aider aux corrections nécessaires, à changer de modèle social et économique ?
- 3.5.1: a. La Bible
- 3.5.2: b. Les Pères de l’Église
- 4: Chapitre 3 : Le prêt à intérêt et la banque
- 4.1: i. Le Nouveau testament
- 4.2: ii. Les Pères de l’Église
- 4.3: iii. La législation canonique jusqu’au XIIIe siècle
- 4.4: iv. Saint Thomas
- 4.5: v. Le Magistère après saint Thomas
- 4.6: vi. Les problèmes de l’argent dans l’enseignement magistériel contemporain.
- 4.6.1: a. Il faut aller plus loin.
- 4.7: vii. Et aujourd’hui ?
- 4.8: viii. Et le Catéchisme, et le Compendium ?
- 4.9: ix. Les Églises locales
- 4.10: x. La banque islamique
- 4.11: xi. Les banques solidaires ou banques éthiques
- 4.12: xii. La Grameen Bank et le micro-crédit
- 5: Chapitre 4 : Vers une économie solidaire ?
- 5.1: i. Le Magistère
- 5.2: ii. Economie solidaire ou économie sociale ?
- 5.3: iii. Peut-on rendre l’économie solidaire ?
- 5.3.1: a. Par quelles mesures ?
- 5.3.2: b. Peut-on aller plus loin ?
- 5.4: iv. L’exemple des Focolari
- 5.4.1: a. L’inspiration
- 5.4.2: b. Les réalisations
- 5.5: v. L’éthique est-elle l’ultime régulation ?
- 5.6: vi. Alors, éthique ou conversion ?
- 5.7: vii. Un dernier mot…
Introduction
État des lieux
Même si nous ne jetons qu’un regard rapide sur la vie économique et sociale telle qu’elle se présente aujourd’hui dans les pays développés[1], un certain nombre de problèmes persistants ne manquent pas de nous inquiéter même si les situations peuvent être très différentes d’un pays à l’autre.
Les plus criants sont le chômage et l’exclusion sociale, unanimement dénoncés comme les tares les plus graves de nos sociétés.
L’agriculture n’a plus besoin de tant de bras. Le surplus de main-d’œuvre a été un temps absorbé par l’industrie mais actuellement, celle-ci peut produire davantage avec moins d’employés. Et le secteur tertiaire qui s’est considérablement développé, secteur des services[2], ne peut récupérer, comme l’industrie l’avait fait, tous les chercheurs d’emploi.
On a accusé le progrès technologique, le coût du travail, les déséquilibres mondiaux, la concurrence internationale, la saturation des marchés, le manque de volonté politique, les freins écologiques, le manque de qualification, etc., toujours est-il que les sociétés qui connaissent un chômage croissant ne se sont pas nécessairement appauvries, sur le plan matériel, s’entend, car sur le plan humain et social, les dégâts sont profonds.
De leur côté, les entreprises se sont transformées pour répondre mieux aux demandes nouvelles de consommateurs de plus en plus exigeants au point de vue de la qualité des produits et des services qui les accompagnent. Quant aux travailleurs, ils sont de plus en plus invités à plus de flexibilité, d’adaptabilité, de compétence et de participation. Toutefois, si l’entreprise taylorienne dans sa rigidité ne peut plus répondre à un marché très fluctuant, il n’en reste pas moins que beaucoup de travailleurs sont toujours de simples exécutants. d’autres peu qualifiés ne connaissent que des emplois précaires. Au sein des entreprises, bien des mesures « participatives » ne sont en fait que des moyens d’accroître l’efficacité. Et si l’industrie tend à impliquer davantage ses employés, le secteur tertiaire s’organise souvent sur le modèle taylorien. Ce faisceau de situations dépouille le travail de nombreuses personnes de vraie signification, de sens humain. Dans ces conditions, « Le travail a tendance à se dégrader en emploi »[3] et finalement en corvée que l’on supporte en vue du loisir où l’on pourra enfin s’exprimer[4].
Chômage, marginalisation, perte de sens, licenciements, la vie économique et sociale se déroule en état de crise permanent. Les affrontements entre ouvriers et patrons paraissent de plus en plus obsolètes et cèdent la place à des revendications sectorielles et à une nouvelle forme de contestation qui est celle, non d’une classe mais des exclus, jeunes surtout. Ainsi a-t-on pu dire que « la rage avait remplacé le conflit » qui, lui, se nourrit d’une conscience et d’une culture ouvrières[5]. Tout le monde déplore le chômage et l’exclusion mais rejette, en même temps, toute nouveauté qui pourrait être salvatrice : gel ou réductions des salaires, allongement de la durée de la vie professionnelle.[6]
Dans ces difficultés récurrentes, l’État est de plus en plus sollicité. L’indemnisation du chômage grève lourdement son budget. Il est en butte aux revendications d’un secteur tertiaire qui voudrait que ses revenus se rapprochent de ceux des secteurs productifs. Il doit arbitrer des conflits où il est souvent impuissant et contesté, paralysé par les « contraintes » européennes ou mondiales, désarmé face à des forces économiques qui le dépassent. Incapable de garantir la sécurité pour tous et de développer des plans d’envergure, il ne s’engage plus que dans des projets locaux.
Devant l’incurie de l’État, les uns préconisent la dérégulation du marché au risque d’accentuer les inégalités. Affranchi de la politique et de la morale, le marché, prétend-on, serait capable d’organiser la société. d’autres, surtout dans les pays de l’Est convertis au capitalisme, gardent la nostalgie de l’ordre communiste qui pourtant a fait la preuve de son impéritie et de sa nocivité.
Notre tâche
L’enseignement de l’Église ne peut-il en cette matière capitale ouvrir des pistes en clarifiant le rôle du pouvoir politique et de la morale ?
Nous avons, à de nombreuses reprises, vu qu’il n’était pas question pour l’Église d’accepter le « tout économique » et que pour elle l’État avait un rôle à jouer. En même temps, nous avons eu l’occasion de nous rendre compte que l’État ne pouvait, dans les deux sens du verbe, de gérer tout l’économique et le social. Si l’économie et surtout les activités financières ont tendance à s’émanciper de tout contrôle et de toute limite, c’est parce qu’elles se greffent sur une culture profondément individualiste et hédoniste. Dès lors, si l’on veut, tout en respectant la liberté si chère, à juste titre, à l’homme contemporain, lutter contre les inégalités, l’exclusion, le chômage, retrouver une certaine unité du tissu social, il faut stimuler le désir de vivre ensemble et non juxtaposés, c’est-à-dire développer le sens du partage et de la solidarité qui nous permettront de rompre avec l’idéologie de la consommation. Pour cela, il faut favoriser la vie associative et en inventer de nouvelles formes.
Nous allons donc examiner la responsabilité du pouvoir politique vis-à-vis de la vie économique et sociale, vis-à-vis de l’argent et de son commerce avant de réfléchir à une autre manière de produire et de vivre, plus éthique, dit-on, en évoquant des expériences d’économie solidaire car s’agit-il de produire et de consommer plus ou de vivre mieux c’est-à-dire avec les autres ?
Chapitre 1 : Le rôle de l’autorité politique
i. Rappel historique
En étudiant l’histoire du travail, nous nous sommes rendu compte que le « prince » n’a jamais été indifférent à la vie économique ne fût-ce que parce qu’elle était pour lui une source de revenus par les impôts et les taxes ou la pleine possession de certaines richesses naturelles. On ne peut pas dire, par contre, que le souci social ait été à la mesure de l’intérêt porté par le pouvoir à l’activité économique. Traditionnellement, la protection et la solidarité ont été assurées par la famille, les institutions religieuses, les corporations et par les riches généreux, nobles, propriétaires, patrons, qui prenaient en charge leurs serviteurs et ouvriers.[1]
A partir du XVIIIe siècle, surgissent de plus en plus de réflexions sur le rôle de l’État dans la vie économique et sociale. On ne se contente plus d’en appeler à la bonté ou à la sagesse du Prince, à la conscience des puissants : des théories s’élaborent et vont s’affronter surtout durant le XIXe siècle suite aux bouleversements considérables de la vie économique et sociale.
La question est de savoir si l’État est responsable du marché du travail, si, face aux difficultés, au chômage, aux maladies, aux infirmités, il doit s’investir ou non dans des aides passagères [2] ou permanentes que les solidarités traditionnelles ne peuvent plus assumer, soit parce qu’elles ne sont plus capables d’efficacité vu l’ampleur des difficultés suscitées par les conditions économiques nouvelles, soit parce qu’on ne veut plus qu’elles exercent leur action. On se rappelle la loi Le Chapelier qui déclare que « C’est à la Nation et aux officiers publics à fournir du travail à ceux qui en ont besoin pour leur existence et à donner du secours aux infirmes »[3].
Désormais, les politiques économiques et sociales vont osciller entre le laisser-aller[4] et interventionnisme accidentel ou permanent de l’État.
En 1796, Fichte déclare que « L’État doit assurer à chacun le travail qui lui est nécessaire pour sa subsistance »[5]
Dans cette perspective, on sait les efforts fournis pour faire reconnaître le « droit au travail ». Charles Fourier, en, 1822, écrit « Nous avons passé des siècles à ergoter sur les droits de l’homme sans songer à reconnaître le plus essentiel, celui du travail, sans lequel les autres ne sont rien ».[6] Henri Druey[7], chef des radicaux vaudois soumet à l’approbation du Grand Conseil vaudois, le 13 mai 1845 cette proposition : « le travail doit être organisé de manière à être accessible à tous, supportable et équitablement rétribué ». Comme il prévoit aussi que le travail soit reconnu légalement obligatoire, le projet fut rejeté.[8] On lit, dans une partie du décret du 25 février 1848, rédigée par Louis Blanc[9] : « Le gouvernement s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice légitime de leur travail. (…) »[10] « Il y a un droit au travail, déclare un député radical suisse, vers 1890, comme il y a un droit à la vie, un droit à respirer. L’organisation sociale, quelle qu’elle soit, qui se refuserait à reconnaître ce droit, serait, à la longue, condamnée à disparaître ».[11]
Nous avons donc d’une part ces voix qui demandent à l’État d’intervenir pour garantir à tous le droit au travail qui éloignera, pense-t-on, le spectre du chômage et de la pauvreté. Mais d’autres voix estiment dangereuse cette attitude, parfois au nom d’un christianisme mal compris[12] qui se préoccupe de l’incroyance des masses, du salut de l’âme mais non d’injustice sociale ou de la misère des travailleurs. P. Jaccard[13], trop souvent sans références précises, cite une série de témoignages qui avalisent la non-intervention : « Par la constitution de notre nature, le chiffre de la population dépassera toujours les limites des subsistances. Des difficultés de se nourrir doivent se présenter dans tout vieux pays. Ces circonstances entraînent ce que nous appelons pauvreté, laquelle impose nécessairement le travail, la servitude et les restrictions ».[14] Il faut « …recommander au pauvre la patience, le travail, la sobriété, la frugalité et la religion, tout le reste étant une véritable tromperie »[15]. « La faim est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais elle apparaît comme le mobile le plus naturel du travail et de l’industrie ; elle provoque aussi les efforts les plus puissants ».[16] « La misère est un châtiment, la pauvreté une bénédiction ». En effet, « les pauvres ont une facilité merveilleuse à devenir saints » : parce qu’ils « rencontrent dans le labeur et la dépendance un auxiliaire perpétuel des vertus qui font le chrétien ».[17] « Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir ».[18] Et encore[19] : « L’administration ne doit certainement pas, quand elle le pourrait, procurer du travail dans toutes les conjonctures à tous ceux qui en demanderaient ».[20] « Il faut que les ouvriers sachent bien qu’il n’y a de remèdes pour eux que la patience et la résignation ».[21] « La Chambre ne doit pas de travail aux ouvriers »[22] Et une bonne âme effrayée par les révoltes des miséreux peut s’écrier : « qu’y a-t-il donc dans le cœur de ceux qui fomentent cette horrible insurrection ? Hélas ! Ce sont des cœurs envahis par le péché et qui en subissent tous les entraînements ! Dieu veuille les éclairer… ». Ou encore : « Les masses ne savent que gémir ou se révolter, montrant qu’elles ont perdu toute notion de l’existence et du gouvernement de Dieu ».[23]
On peut affirmer que « l’attitude générale du XIXe siècle à l’égard des pauvres fut beaucoup plus dure que celle des siècles passés, où l’influence du message chrétien conservait une plus grande force. La philosophie du libéralisme, partant du principe que les chances sont égales pour tous et que la concurrence est la loi fondamentale de la vie économique et sociale, tendait à considérer la pauvreté comme une sorte de vice, comme la rançon de la paresse ou de l’imprévoyance ».[24]
C’est encore l’idéologie libérale qui inspire ce discours à Charles Woeste, chef du Parti catholique en Belgique : « « Nous membres de la droite et vous, membres de la gauche qui pour la plupart n’admettez pas plus que nous qu’il y ait une question sociale à résoudre, nous ne pouvons pas admettre la réglementation du travail, parce que nous serions sans défense contre le langage que nous tiendrait l’ouvrier demandant, en s’appuyant sur la détresse des siens, du travail et du pain. […] Dans l’ordre des intérêts matériels, on réclame la réglementation du travail. Dans l’ordre des intérêts intellectuels, l’instruction obligatoire et l’école obligatoire pour les pauvres. Dans l’ordre des intérêts politiques quelques représentants se rangent du côté du suffrage universel, c’est-à-dire de la tyrannie du nombre. Dans l’ordre des intérêts militaires, on se déclare partisan du service obligatoire. Eh bien, Messieurs, quand vous aurez créé toutes ces servitudes, croyez-le bien, le pays sera mûr pour le césarisme. »[25]
Mais on sait que c’est ce dur XIXe siècle qui vit croître le catholicisme social. Et du côté protestant aussi, il y eut de bonnes réactions relevées par P. Jaccard : « Accepter l’état social actuel sans désirer ardemment qu’il se perfectionne sous la double action de la charité et de la justice, c’est n’avoir pas d’entrailles, c’est renier l’esprit de Jésus-Christ. Mes frères, si vous êtes chrétiens, il y a à vos yeux un minimum auquel tout homme a droit : c’est la faculté de pouvoir vivre en sauvant son âme. Eh bien ! j’affirme, qu’après avoir pesé cette parole devant Dieu, qu’il y a des conditions où cela est impossible, à moins d’un miracle... »[26] « Nous voyons tous les jours les chefs d’atelier abuser de la nécessité du pauvre pour l’obliger à un travail excessif qui ruine à la fois l’esprit, l’âme et le corps. Nous voyons de jeunes enfants (ah ! puissent enfin les représentants de la nation, qui nous ont révélé la profondeur de la plaie, y trouver un remède efficace !) Nous voyons de jeunes enfants travailler dans nos manufactures depuis six heures du matin jusqu’à dix heures du soir, trouvant à peine le temps pour manger et pour dormir… Nous les voyons quelquefois, l’oserons-nous dire ? plus abandonnés que ne le sont les esclaves de nos colonies, par cette simple et affreuse raison qu’on prend plus de soin de ce qu’on achète que de ce qu’on loue… »[27]
On sait que la question de l’intervention de l’État dans les matières économiques et sociales a divisé les milieux catholiques les mieux intentionnés. Léon XIII a dû prendre position face aux thèses des deux grandes « écoles » en présence à la fin du XIXe siècle : celle d’Angers et celle de Liège résolument interventionniste.
Entre ces opinions, les lois vont devoir trancher et prendre en compte les effets heureux ou malheureux de certaines mesures.
Dans l’Allemagne unifiée après 1871, Bismarck[28], par souci du « bien-être collectif »[29], établit le premier système moderne d’assurances sociales[30] : maladies, accidents de travail, invalidité et vieillesse sont pris en charge, pour les plus pauvres, par des caisses autonomes gérées par les employeurs et les salariés. C’est le début d’une implication sociale de l’État, limitée ici au contrôle, mais qui ira en s’amplifiant, en rupture avec le libéralisme.[31]
En tout cas, « les lois bismarckiennes dotèrent le Reich d’un système de sécurité sociale comme il n’en existait nulle part ailleurs dans le monde à cette époque. »[32]
Plus tard, aux États-Unis, la crise 1929 plongea un quart des Américains dans le chômage[33]. Frankin Roosevelt[34] inaugura, en 1933, le New Deal. Par le Social Security Act de 1935, était mis en place, pour les seuls travailleurs industriels et, en partie, par des retenues sur salaire, un système national d’assurance vieillesse, une assurance chômage laissée, si possible, aux soins des états. Etait prévue aussi une aide fédérale pour l’assistance médicale des personnes âgées et des indigents. Le New Deal n’eut pas que des effets heureux mais fit admettre « par la majorité de l’opinion américaine le principe de l’intervention du gouvernement fédéral dans le domaine économique et dans le domaine social »[35]. Le Social Security Act définissait la sécurité comme « une organisation structurelle de la société assurant à tous les citoyens la possibilité d’une vie libre et d’un plein épanouissement de leurs facultés »[36]. Visiblement, l’idée de cette « organisation structurelle de la société » vise « à la réalisation d’un mécanisme de redistribution partielle du revenu national, destiné à suppléer à la carence des mécanismes anciens. »[37] La « sécurité sociale » va ainsi remplacer la sécurité personnelle et familiale que le travailleur s’assurait à partir de son salaire et de son épargne.
Le cas de l’Angleterre est aussi particulièrement intéressant car, depuis le XVIe siècle, le pouvoir avait pris des mesures en faveur des pauvres avec les fameuses Poor laws. Mais celles-ci engendrèrent des abus : refus de travailler, d’une part et contrainte d’autre part.[38] Après maints remaniements, au XVIIe siècle, les libéraux anglais, porte-parole de la bourgeoisie industrielle, Adam Smith ou Malthus, par exemple, s’en prirent aux lois sur les pauvres que soutenaient l’aristocratie terrienne qui y voyait un moyen de maintenir l’ordre social ancien. Les libéraux estimaient, eux, que la loi sur le domicile (qui maintenait les pauvres dans une paroisse) et le droit au revenu minimal étaient des obstacles à l’essor industriel. William Pitt[39] déclara à la Chambre des Communes en 1796: « La loi du domicile empêche l’ouvrier de se rendre sur le marché où il pourrait vendre son travail aux meilleurs conditions et le capitaliste d’employer l’homme compétent, capable de lui assurer la rémunération la plus élevée pour les avances qu’il a faites ».[40] En 1834, fut adopté le Poor Law Amendment Act qui permit la constitution d’un prolétariat mobile qui constitua un marché du travail compétitif. Tout au long du XIXe siècle apparurent des friendly societies et des organisations mutuelles ouvrières pour garantir un minimum de protection aux travailleurs. Il faut attendre le XXe s et le développement du Labour Party pour que la situation change. En 1909 fut publié le Minority Report de Béatrice et Sidney Webb qui développent l’idée d’une « obligation mutuelle entre l’individu et la communauté ». Il faut organiser, dit le rapport, « l’universel maintien d’un minimum de vie civilisée qui doit être l’objet de responsabilité solidaire d’une indissoluble société ».[41] Sous l’impulsion de Lloyd George[42] furent votées des lois sur les pensions de vieillesse et les assurances sociales contre la maladie, le chômage et l’invalidité. C’est le début de ce qu’on appela le welfare state qui, par des assurances, prendrait en charge l’individu du berceau à la tombe.
En 1933, Keynes écrit : « A l’avenir, l’État aura la charge d’une nouvelle fonction publique. Il doit effectuer un décaissement total suffisant pour protéger ses citoyens contre un chômage massif, aussi énergiquement qu’il lui appartient de les défendre contre le vol et la violence ».[43]
En 1942, l’économiste et sociologue William Beveridge[44] publie, pour le gouvernement de Winston Churchill, un rapport sur l’organisation d’un système de sécurité sociale : Social Insurance and Allied Service. Ce rapport va exercer une très grande influence et est considéré comme la charte fondatrice de l’État-providence.
La proposition de Beveridge comporte cinq principes constitutifs : le système de sécurité est géré par un organisme public unique et financé par l’impôt ; il est ouvert à toutes les catégories de la population indépendamment du revenu et de l’emploi ; celles-ci jouissent des mêmes prestations, moyennant une cotisation unique qui donne accès à toutes les formes d’aide et d’assurances (maladie, vieillesse, invalidité, famille). Mais pour que le système fonctionne, il faut d’une part une politique de la santé et, plus encore, une politique de l’emploi[45]. En effet, pour l’auteur, l’élimination de la pauvreté n’est possible que si chaque citoyen travaille et que les aides ne rendent pas l’oisiveté plus attractive que le travail : « En premier lieu, écrit Beveridge, la sécurité sociale signifie la garantie d’un revenu correspondant à un minimum, mais l’allocation d’un tel revenu doit être associée avec des mesures destinées à l’interrompre aussitôt que possible ».[46] Enfin, il faut ajouter, pour éviter la perversion du système, que les citoyens doivent être responsabilisés pour qu’ils soient en mesure de contrôler la part des ressources confiées à l’État providence et que, soucieux de solidarité, ils se gardent de souhaiter l’augmentation du niveau des risques couverts.
Se sont ainsi répandus des systèmes très complets parfois de sécurité sociale, si complets, si sophistiqués et finalement si coûteux qu’actuellement il n’est pas rare qu’on les remette en cause surtout lorsqu’ils produisent des effets pervers ou lorsque la conjoncture est mauvaise. C’est, en tout cas, un lieu de discussion privilégié entre libéraux et socialistes[47]. Nous savons aussi que parallèlement à cette implication sociale plus ou moins grande des pouvoirs publics, le XXe siècle a vu l’État s’immiscer dans la vie économique non seulement pour la réglementer d’une manière ou d’une autre mais aussi pour se faire entrepreneur. Ce sont évidemment les systèmes socialistes qui, un temps du moins, se sont octroyés le plus de responsabilités en de nombreux domaines à travers des sociétés étatisées ou des sociétés mixtes. Conception combattue par les libéraux et souvent adoucie voire corrigée dans le socialisme contemporain.
Dans l’Europe chrétienne, le vaste effort de charité déployé par l’Église tenait lieu d’assistance sociale. Dès le IXe siècle au moins, le secours des pauvres fut organisé dans chaque paroisse ; un capitulaire de 818 avait ordonné qu’un quart des dîmes et la moitié des donations faites à la paroisse lui fussent consacrés. Chaque monastère accueillait un certain nombre de pauvres, qui vivaient en permanence au couvent, et par ailleurs faisait des distributions quotidiennes de vivres à de pauvres errants (…). Les hôpitaux ou maisons-Dieu, créés par les évêques ou le clergé (jusqu’au XIe siècle), par les seigneurs et les rois (à partir du XIIe), et tenus souvent par des ordres hospitaliers spécialisés, ne recevaient pas seulement des malades, mais aussi les infirmes et les vieillards. »
C’est pour lors que l’État a besoin d’apporter un prompt secours, soit pour empêcher le peuple de souffrir, soit pour éviter qu’il ne se révolte : c’est dans ce cas qu’il faut des hôpitaux ou quelque règlement équivalent, qui puisse prévenir cette misère.
Mais quand la nation est pauvre, la pauvreté particulière dérive de la misère générale ; et elle est, pour ainsi dire, la misère générale. Tous les hôpitaux du monde ne sauraient guérir cette pauvreté particulière ; au contraire, l’esprit de paresse qu’ils inspirent augmente la pauvreté générale, et, par conséquent, la particulière.
Henri VIII, voulant réformer l’Église d’Angleterre, détruisit les moines, nation paresseuse elle-même et qui entretenait la paresse des autres, parce que pratiquant l’hospitalité, une infinité de gens oisifs, gentilshommes et bourgeois, passaient leur vie à courir de couvent en couvent. Il ôta encore les hôpitaux où le bas peuple trouvait sa subsistance, comme les gentilshommes trouvaient la leur dans les monastères. Depuis ces changements, l’esprit de commerce et d’industrie s’établit en Angleterre. (…)
J’ai dit que les nations riches avaient besoin d’hôpitaux, parce que la fortune y était sujette à mille accidents : mais on sent que des secours passagers vaudraient bien mieux que des établissements perpétuels. Le mal est momentané : il faut donc des secours de même nature, et qui soient applicables à l’accident particulier » (Esprit des lois, Livre XXIII, chapitre XXIX).
En Allemagne, Bismarck s’appuya sur la tradition prussienne des caisses de mineurs dont l’origine remontait au XVIe siècle et qui « étaient parvenues, avec l’appui de l’État prussien, à imposer aux patrons des mines l’usage d’accorder à leurs ouvriers, en cas de maladie, les soins médicaux gratuits et le versement de leur salaire pendant un ou deux mois.« Vers 1840, le gouvernement prussien, dans les provinces annexées, « décida la création obligatoire , dans les mines, les hauts fourneaux et les salines, de caisses régionales, dirigées par des comités d’employeurs et d’ouvriers. A partir de 1860, ce système fut imité par les autres États allemands. (…) Influencé par le groupe des théoriciens du socialisme d’État « et pour « enrayer la montée du socialisme marxiste », Bismarck « s’appuya sur les conservateurs et le centre catholique pour doter l’Allemagne du premier système d’assurances sociales d’État. » (Mourre)
En Belgique, des mesures sociales importantes furent prises au XIXe siècle et au début du XXe siècle par des ministres catholiques et, après la seconde guerre mondiale, ce furent des gouvernements de coalition à majorité sociale-chrétienne qui jetèrent les bases de la sécurité sociale telle que nous la connaissons aujourd’hui et qui réorganisèrent les conditions de travail. G.-H. Dumont décrit ainsi cette action : « le retour à la prospérité facilita évidemment la mise en application d’une politique sociale hardie qui modifia profondément les rapports individuels du travail et les relations entre les classes de la société. Alors qu’avant guerre, l’intervention de l’État en matière de fixation des salaires et des traitements était exceptionnelle, elle fut constante à partir de 1944. C’est le gouvernement qui, sous la pression des syndicats (fédération générale du Travail en Belgique et Confédération des Syndicats chrétiens), adapta la rémunération du travail au coût de la vie. La législation nouvelle et les conventions collectives établies en commissions paritaires permirent de hausser les salaires belges à un niveau élevé, comparativement à ceux des autres pays européens.
En matière de sécurité sociale, l’arrêté du 28 décembre 1944 garantit les travailleurs contre le danger de perte ou d’insuffisance du salaire par l’accident du travail, la maladie professionnelle, l’accident ou la maladie ordinaires, l’invalidité, la vieillesse, le décès prématuré et le chômage. On y ajouta certains avantages destinés à subvenir partiellement aux charges de famille, les allocations familiales et les congés payés.
Enfin, dans le cadre des réformes de structure, les conseils d’entreprise associèrent timidement les travailleurs à la gestion de l’usine, tandis que le Conseil central de l’Economie devait s’efforcer de servir d’intermédiaire entre le secteur privé et les autorités publiques ». (Histoire de la Belgique, France-Loisirs, 1977, pp. 516-517).
Pour ce qui est de la France, elle « accusa, dans le domaine des assurances sociales un retard considérable sur les grands pays voisins », se dota progressivement d’un système d’assurances sociales, de 1910 (gouvernement radical de G. Clémenceau) à 1928 (gouvernement d’union nationale de R. Poincaré, sans les socialistes) avant qu’une ordonnance du Général De Gaulle à la tête du gouvernement provisoire n’instaure, le 4 octobre 1945, un système de sécurité sociale. (Mourre et MAGNIADAS Jean, Histoire de la Sécurité sociale, Conférence à l’Institut CGT d’histoire sociale, 9-10-2003).
ii. Retour aux Écritures
On sait que dans l’Ancien testament, la loi désigne un ensemble diversifié d’exigences, de règles, et de prescriptions qui touchent à tous les domaines de la vie, qui dirigent la conscience et les mœurs, règlent le fonctionnement des institutions familiales, sociales, économiques, judiciaires et organisent le culte. Mais cet ensemble aussi varié soit-il dans ses finalités et ses styles, trouve son origine en Dieu : « rien n’est laissé au hasard ; et puisque le peuple de Dieu a pour support une nation particulière dont il assume les structures, les institutions temporelles relèvent elles-mêmes du droit religieux positif. » Comme on risque, entre autres, « de mettre sur le même pied tous les préceptes, religieux et moraux, civils et cultuels, sans les ordonner correctement autour de ce qui devrait en être toujours le cœur », il est difficile d’éviter la confusion des pouvoirs[1].
C’est la Loi donc qui règle les questions économiques : vente, achat des propriétés, année jubilaire, repos sabbatique pour la terre, lutte contre la pauvreté, prêt à intérêt, commerce, etc.
Et c’est une fonction royale de venir au secours des démunis et de les protéger contre les injustes. Dans le deuxième livre de Samuel, il est dit de David : « David régnait sur tout Israël. David faisait droit et justice à tout son peuple ».[2] Dans le livre de Job, on constate que Job est honoré et respecté parce que cet homme riche et puissant se comporte de manière royale et il le rappelle[3]:
« Car je délivrais le pauvre en détresse
et l’orphelin privé d’appui.
La bénédiction du mourant se posait sur moi
et je rendais la joie au cœur de la veuve.
J’avais revêtu la justice comme un vêtement,
j’avais le droit pour manteau et turban.
J’étais les yeux de l’aveugle,
les pieds du boiteux.
C’était moi le père des pauvres ;
la cause d’un inconnu, je l’examinais.
Je brisais les crocs de l’homme inique,
d’entre ses dents j’arrachais sa proie. »[4]
Il est très intéressant d’étudier cette relation entre royauté et justice car elle nous mène au bord de la sagesse chrétienne : « La justice, écrit une théologienne, est un attribut royal qui investit le roi dans sa fonction politico-religieuse, au point que dans le Proche-Orient ancien la justice apparaît comme une valeur absolue, une sorte de divinité, un principe cosmique d’équilibre et de bonheur.
Le roi est juste lorsqu’il intervient pour venir au secours des plus faibles, des pauvres qui n’ont personne pour faire respecter leurs droits. La justice est alors un combat contre le désordre du monde, elle doit permettre à chacun d’occuper la place qui lui est due, un espace de vie, sa dignité d’être humain. Elle est donc moins conformité à une norme qu’une plénitude d’être, elle connote une idée de plénitude et d’abondance, de vie heureuse où tout est à sa place et où rien ne manque. Elle peut alors être synonyme de salut et de grâce, comme l’ont bien perçu les psalmistes lorsqu’ils crient : « YHWH délivre-moi dans ta justice » (‘Ps 31, 2).
La justice biblique a donc une dimension relationnelle et sociale, elle se définit par un type de relation dans laquelle on s’engage vis-à-vis de l’autre, afin de lui permettre de devenir lui-même et de s’épanouir dans le bonheur communautaire. » Et elle ajoute cette remarque capitale: « La justice, comme l’alliance, n’est pas une relation à deux termes: Dieu et le croyant (peuple ou individu), mais à trois termes : Dieu, le peuple des croyants et les victimes de l’injustice quelles qu’elles soient. La justice dans la Bible ne se réduit donc pas à la justice sociale, mais cette dernière en est un élément primordial. »[5]
Dans le Nouveau testament, les questions économiques et sociales « ne sont pas au premier plan ». Même si « On a prétendu que, dans des paraboles comme celle des ouvriers de la onzième heure (Mt 20, 1-16) ou celle des talents (Mt 25, 14-30), Jésus donnait des principes concernant les salaires (soit très égalitaires, soit au contraire très méritocratiques !), (…) cela est fort douteux, et ces paraboles sont plutôt des moyens de faire comprendre ce qu’il avait à dire sur les rapports de Dieu et de l’humanité. »[6]. Qui plus est, Jésus met si souvent en garde contre les richesses et l’argent que les chrétiens se méfieront longtemps, par exemple, des activités commerciales. Mais, le simple souci de survie amènera l’Église à se pencher sur des questions économiques. Nous l’avons vu chez saint Thomas notamment qui étudiera les problèmes de la propriété et du juste prix et nous le verrons chez les théologiens qui, depuis les Pères de l’Église, ont réfléchi sur la question de l’usure.
Peu à peu, l’économie va se dégager de cette influence religieuse. Non seulement parce que la société se sécularise mais aussi parce que l’économie devient de plus en plus complexe. Des théories économiques voient le jour et le pouvoir politique prend son autonomie.
C’est dans ce contexte nouveau que l’Église va devoir reprendre la parole, au XIXe siècle, interpellée par les enjeux profondément humains de la situation.
iii. Le discours de l’Église moderne
Presque d’emblée, nous allons retrouver dans le discours de l’Église, pour éclairer la situation économique et sociale nouvelle, des principes fondamentaux qui nous sont maintenant familiers mais qu’il est nécessaire de conserver présents à la mémoire.
Tout l’enseignement de l’Église s’enracine dans une conception de l’homme qui n’est peut-être pas très originale mais qui, néanmoins, est suffisamment bafouée dans les faits, pour qu’il convienne de la rappeler sans cesse.
L’homme est un être personnel et social, et un microcosme, c’est-à-dire une réalité complexe, spirituelle et matérielle. Il doit donc être considéré dans son intégralité. Chaque homme est, à la fois, un être original, un être relationnel et pluridimensionnel.
Cette vision qui découle du bon sens comme de la lecture de ce texte fondateur qu’est la Genèse, a inspiré trois principes fondamentaux qui, en économie comme en politique, doivent imprégner toute structure et toute action. Le principe de subsidiarité trouve sa justification dans la liberté qui est la manifestation la plus éminente de la personnalité. Le principe de solidarité rappelle que l’homme est social et ne peut s’épanouir sans les autres. Enfin la nécessité de considérer l’homme dans son intégralité, c’est-à-dire dans sa liberté, sa socialité au sens le plus large, dans sa valeur unique et partagée, conduit à l’affirmation d’un bien commun.
Dans la vie économique et sociale, ces trois principes doivent être respectés si l’on veut que toute activité ou mesure respecte, ou mieux, développe la valeur humaine.
a. Léon XIII
Dans le libéralisme triomphant du XIXe siècle, Léon XIII va décrire les tâches qui incombent à l’État[1]. Celui-ci, en effet, n’a pas « à redouter le reproche d’ingérence ; car, en vertu même de son office, l’État doit servir l’intérêt commun. » Il doit faire « en sorte que la constitution et l’administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité, tant publique que privée. » Certes, les hommes d’industrie contribuent au bien commun mais « ni dans la même mesure, ni par les mêmes voies » que l’autorité publique. Ce sont les gouvernants qui « doivent avoir la prééminence dans toute société et y tenir le premier rang, puisqu’ils travaillent directement au bien commun et d’une manière si excellente. » Autrement dit c’est le pouvoir politique qui est le vrai gardien du bien commun, bien moral puisqu’il a « pour effet de perfectionner les hommes ». Le pouvoir économique apporte les « biens extérieurs » qui sont nécessaires « à l’exercice de la vertu », à ce perfectionnement.
L’État veille au bien commun, au bien de tous les hommes[2]. Léon XIII n’emploie pas le mot « solidarité », il parlera, en d’autres endroits, d’ »amitié » mais il note tout de même ici, que tous les hommes, riches ou pauvres, sont citoyens et que « la raison d’être de toute société est une et commune à tous ses membres grands et petits ». Tous les citoyens doivent travailler au bien commun et les gouvernants doivent « avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive. » A l’époque, de tous les citoyens, ce sont les ouvriers qui sont les plus mal lotis et les plus malmenés. L’État doit se préoccuper d’eux non seulement parce que c’est leur travail qui assure la prospérité mais aussi dans la mesure où, en général, ils sont pauvres. Or l’État « doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents » car ils n’ont pas comme les riches les moyens de se protéger contre les aléas ou les injustices. C’est dans cet esprit que l’enfant et la femme seront l’objet d’une attention particulière de la part de l’autorité publique.
Mais il n’est pas question que l’individu et la famille soient absorbés par l’État. Leur liberté est précieuse.[3]
Le mot « subsidiarité » n’est pas encore d’actualité mais l’idée est présente : « Il est juste que l’un et l’autre (l’individu et le famille) aient la faculté d’agir avec liberté aussi longtemps que cela n’atteint pas le bien général et ne fait tort à personne » mais si « les intérêts généraux, ou l’intérêt d’une classe en particulier, se trouvent lésés ou simplement menacés, et s’il est impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l’autorité publique. » [4]
L’État doit protéger les droits ou les intérêts matériels, physiques et spirituels, prévenir les désordres sociaux en combattant leurs causes, par « la force et l’autorité des lois ». Mais, dans bien des cas, comme dans la détermination du salaire, de la durée du travail, etc., « les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…) ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État. » On a noté au passage l’expression « en cas de besoin » qui, à sa manière, traduit l’idée de subsidiarité.
L’État veillera à ce que « les lois favorisent l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires » mais aussi à ce que la propriété privée ne soit pas « épuisée par un excès de charges et d’impôts. (…) L’autorité publique ne peut (…) l’abolir. Elle peut seulement en tempérer l’usage et le concilier avec le bien commun. Elle agit donc contre la justice et l’humanité quand, sous le nom d’impôts, elle grève outre mesure les biens des particuliers. »
En somme, pour Léon XIIl, l’État n’est pas entrepreneur, il respecte la liberté d’initiative mais il établit des règles pour que soient respectés les droits des uns et des autres[5]. C’est le souci de tout homme considéré dans son intégralité qui inspire l’intervention de l’Église.
b. Pie XI
Face aux régimes totalitaires, communiste, nazi, fasciste, Pie XI va dénoncer « l’abus autocratique de l’État » et appeler l’autorité publique à « une administration prudente et modérée » sans négliger pour autant le rôle qu’elle doit jouer « dans la création des conditions matérielles de vie ».[1]
Pie XI reprend textuellement ce que Léon XIII avait prescrit comme mission à l’État confronté au libéralisme[2]. Mais plus nettement que son prédécesseur, il va insister sur le rôle que doivent jouer les corps intermédiaires, corps qui ont été étouffés par l’individualisme ambiant et qui ont laissé l’État « accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités ».[3] Dès lors, pour soulager l’État et lui permettre de remplir son vrai rôle, la tâche la plus urgente de la politique sociale est de reconstituer les corps professionnels pour libérer et réguler la vie économique et sociale et ainsi en finir avec le socialisme et le libéralisme et instaurer la paix sociale. On se souvient de ce passage justement célèbre : « L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber. Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »[4]
Retenons donc ce rôle supplétif, subsidiaire, attribué à l’autorité publique qui dirigera, surveillera, stimulera, contiendra, suivant les circonstances et la nécessité.[5]
Le rôle supplétif de l’État, comme nous l’avons vu, peut l’amener à s’occuper directement de « certaines catégories de biens »[6]. En tout cas, les pouvoirs publics ne peuvent donc comme « la science économique » les y invite, oublier ou ignorer « le caractère social et moral de la vie économique » et laisser la concurrence « immodérée et violente de nature » régler la vie économique. Les puissances économiques doivent être gouvernées par des principes supérieurs : la justice et la charité. L’efficacité de la justice doit se manifester par « la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique ». La charité sera l’« âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement », une fois qu’ils se seront débarrassés des tâches qui ne sont pas les leurs et qu’ils auront retrouvé leur prééminence.[7] Pie XI, en effet, était déjà frappé à son époque par l’accumulation d’une force économique et financière[8] qui lutte « pour s’emparer de la puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord pour la maîtrise économique ; on se dispute ensuite le pouvoir politique, dont on exploitera les ressources et la puissance dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain international (…). »[9] Dans cette lutte « cruelle », on assiste à « une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux d’ordre économique ». Le pouvoir politique « qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt ».[10]
Le souci du bien commun dans une organisation subsidiaire amène Pie XI à confirmer le rôle directeur de l’État[11]. C’est dans la volonté de défendre, au nom de la justice, la solidarité sociale que le Pape ne craint pas de demander, par exemple, en ce qui concerne la répartition des richesses, « qu’on amène les classes possédantes à prendre sur elles, vu l’urgente nécessité du bien commun, les charges sans lesquelles ni la société humaine ne peut être sauvée, ni ces classes elles-mêmes ne sauraient trouver le salut. Mais les mesures prises dans ce sens par l’État doivent être telles qu’elles atteignent vraiment ceux qui, de fait, détiennent entre leurs mains les plus gros capitaux et les augmentent sans cesse, au grand détriment d’autrui. »[12]
Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.
Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont les moins gênés par les scrupules de conscience. » (QA 586 in Marmy).
c. Pie XII
Celui-ci reprend l’enseignement de ses prédécesseurs et notamment de Pie XI, en écrivant : « Dans le monde du travail, pour le développement dans une saine responsabilité de toutes les énergies physiques et spirituelles, pour leurs libres organisations, s’ouvre un vaste champ d’action multiforme, dans lequel les pouvoirs publics interviennent en intégrant et ordonnant, d’abord par le moyen des corporations locales et professionnelles, et enfin par la puissance de l’État lui-même, dont l’autorité sociale supérieure et modératrice a l’importante mission de prévenir les troubles de l’équilibre économique résultant de la multiplicité et des conflits d’égoïsme opposés, individuels et collectifs. »[1]
Pie XII résume parfaitement ce qui a été dit précédemment. La liberté de l’homme est première, intégrée et ordonnée par les corps intermédiaires si chers à Pie XI et en dernière instance par l’État.
Tout en défendant la propriété privée et la liberté du commerce qui importent à la dignité personnelle, Pie XII insistera souvent sur la « fonction régulatrice du pouvoir public » pour que tous aient accès à l’usage des biens et que la paix sociale soit garantie[2]. Autrement dit, pour que l’attachement aux droits ne fasse pas oublier les devoirs moraux[3]. Pie XII est particulièrement sensible à cet aspect dans la mesure où il a vu le déchaînement de l’État autoritaire et tentaculaire, puis l’État démocratique se charger de mille tâches[4]. Pie XII s’emploie donc à rappeler l’État à la modestie, à la morale et au service des citoyens. Il faut, dira-t-il, « aider à ramener l’État et sa puissance au service de la société, au respect absolu de la personne humaine et de son activité pour la poursuite de ses fins éternelles ;
s’efforcer et s’employer à dissiper les erreurs qui tendent à détourner l’État et son pouvoir du sentier de la morale, à le dégager du lien éminemment moral qui l’attache à la vie individuelle et sociale, à lui faire désavouer ou pratiquement ignorer sa dépendance essentielle à l’égard de la volonté du Créateur ;
promouvoir la reconnaissance et la propagation de la vérité qui enseigne que, même dans l’ordre temporel, le sens profond, la légitimité morale universelle du regnare est, en dernière analyse, le servire. »[5]
L’Église continue donc à mettre en avant la liberté de l’homme et le rôle supplétif de l’État : « le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartiennent avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris.
En tout cas, une légitime et bienfaisante intervention de l’État dans le domaine du travail doit, quelle qu’elle soit, rester telle que soit sauvegardé et respecté le caractère personnel de ce travail, et cela, soit dans l’ordre des principes, soit autant que possible, en ce qui touche l’exécution, et il en sera ainsi si les règlements de l’État ne suppriment pas et ne rendent par irréalisable l’exercice des autres droits et devoirs également personnels (…). »[6]
Nous avons vu, à propos de l’entreprise, que Pie XII refusait que l’on fasse, comme c’était la tendance après la seconde guerre mondiale, de l’étatisation et de la nationalisation « la règle normale de l’organisation publique de l’économie ». Tout en reconnaissant, comme son prédécesseur, que des exceptions existent en fonction de la nature des biens produits, il rappelle que « la mission du droit public est (…) de servir le droit privé, non de l’absorber. L’économie - pas plus d’ailleurs qu’aucune autre branche de l’activité humaine - n’est de sa nature une institution d’État : elle est à l’inverse, le produit vivant de la libre initiative des individus et de leurs groupes librement constitués. »[7]
Durant tout son pontificat, Pie XII ne cessera pas de mettre en garde contre la « tendance toujours croissante à invoquer l’intervention de l’État »[8] qui affaiblit l’État et mutile le citoyen : « L’État a son rôle propre dans l’ordonnance de la vie sociale. Pour remplir ce rôle il doit même être fort et avoir de l’autorité. Mais ceux qui l’invoquent continuellement et rejettent sur lui toute responsabilité le conduisent à la ruine et font même le jeu de certains groupes puissants et intéressés. La conclusion est que toute responsabilité personnelle dans les choses publiques en vient ainsi à disparaître et que si quelqu’un parle des devoirs ou des négligences de l’État, il entend les devoirs ou les manquements de groupes anonymes, parmi lesquels, naturellement, il ne songe pas à se compter.
Tout citoyen doit au contraire être conscient que l’État, dont on demande l’intervention, est toujours, concrètement et en dernière analyse, la collectivité des citoyens eux-mêmes, et que, par conséquent, personne ne peut exiger de lui des obligations et des charges, à l’accomplissement desquelles il n’est pas résolu lui-même à contribuer, fût-ce par la conscience de sa responsabilité dans l’usage des droits qui lui sont accordés par la loi. »
Et Pie XII va rappeler que la valeur des hommes est plus importante que l’institution. Que l’institution ne trouve sa force que dans la qualité même des personnes qu’elle implique. »En réalité, les questions de l’économie et des réformes sociales ne dépendent que de façon très extérieure de la bonne marche de telle ou telle institution, à supposer que celles-ci ne soient pas en opposition avec le droit naturel ; mais elles dépendent nécessairement et intimement de la valeur personnelle de l’homme, de sa force morale et de son bon vouloir à porter des responsabilités et à comprendre et traiter, avec une culture et une compétence suffisantes, les choses qu’il entreprend ou auxquelles il est tenu. Aucun recours à l’État ne peut créer de tels hommes. Ils doivent sortir du peuple, de manière à empêcher que l’urne électorale, où confluent également irresponsabilités, impérities et passions, ne prononce une sentence de ruine pour l’État vrai et authentique. » Ces dernières lignes nous remettent en mémoire ce que Pie XII écrivait à propos de la démocratie. Distinguant la masse et le peuple, il insistait sur la formation des citoyens, formation technique certes mais aussi morale. Il en va de même ici : il faut dans les domaines économique et social des hommes compétents et moralement formés. Car « ce qui compte le plus c’est l’homme dans sa personne ; aucun programme d’entreprise, aucune institution professionnelle ou législative, aucune organisation avec ses fonctionnaires et ses réunions ne peut créer ou remplacer la valeur personnelle de l’homme. » De l’homme « conscient, cultivé et expérimenté ».[9]
Vision idéaliste, dira-t-on, proche du libéralisme ? Certes non ! L’Église connaît les faiblesses de l’homme et ne fait pas confiance, on l’a vu, à l’organisation spontanée de la vie économique fondée sur la libre concurrence[10]. Pour bien nous faire comprendre l’originalité chrétienne, Pie XII va reprendre et préciser la comparaison classique avec le corps : « La communauté est le grand moyen voulu par la nature et par Dieu pour régler les échanges où se complètent les besoins réciproques, pour aider chacun à développer complètement sa personnalité, selon ses aptitudes individuelles et sociales. La communauté considérée comme un tout n’est pas une unité physique qui subsiste en soi, et ses membres individuels n’en sont pas des parties intégrantes. L’organisme physique des êtres vivants, des plantes, des animaux ou de l’homme possède, en tant que tout, une unité qui subsiste en soi ; chacun des membres par exemple, la main, le pied, le cœur, l’œil, est une partie intégrante, destinée par tout son être à s’insérer dans l’ensemble de l’organisme. Hors de l’organisme, il n’a, par sa nature propre, aucun sens, aucune finalité ; il est entièrement absorbé par la totalité de l’organisme auquel il se relie.
Il en va tout autrement dans la communauté morale et dans chaque organisme de caractère purement moral. Le tout n’a pas ici d’unité qui subsiste en soi, mais une simple unité de finalité et d’action. Dans la communauté, les individus ne sont collaborateurs et instruments que pour la réalisation du but communautaire. »[11]
Comment ce but peut-il être atteint ? Pie XII répond:
« Pour que la vie sociale, telle qu’elle est voulue de Dieu, atteigne son but, il est essentiel qu’un statut juridique lui serve d’appui extérieur, de refuge et de protection ; statut dont le rôle n’est pas de dominer, mais de servir, de tendre à développer et à fortifier la vitalité de la société dans la riche multiplicité de ses objectifs, dirigeant vers leur perfection toutes les énergies particulières en un pacifique concours, et les défendant par tous les moyens honnêtes appropriés contre tout préjudice porté à leur plein épanouissement. »[12]
Et l’on en revient à la grande idée de Pie XI : pour assurer la solidarité en vue du bien commun, il est indispensable d’organiser « l’ordre corporatif professionnel de toute l’économie. »[13]
Les pouvoirs publics y ont un double rôle à jouer:
d’une part, « le monde économique est en premier lieu une création de la volonté libre des hommes ; il appartient donc à l’État de créer les conditions qui permettent à l’initiative privée de se développer dans les limites de l’ordre moral et du bien collectif. »[14]
d’autre part, « le devoir d’accroître la production et de la proportionner sagement aux besoins et à la dignité de l’homme, pose au premier plan la question de l’ordonnance de l’économie sur le chapitre de la production. Or, sans substituer leur omnipotence oppressive à la légitime autonomie des initiatives privées, les pouvoirs publics ont ici un rôle indéniable de coordination, qui s’impose plus encore dans l’enchevêtrement des conditions actuelles surtout sociales. En particulier, ce n’est pas sans leur concours que peut se constituer une politique économique d’ensemble qui favorise l’active coopération de tous et l’accroissement de la production des entreprises source directe de revenu national. Et, si l’on pense à tant de richesses qui dorment ou se perdent dans le gaspillage, mais qui, remises en circulation, pourraient concourir, par un emploi judicieux et profitable, au bien-être de tant de familles, n’est-ce pas encore servir le bien commun que de contribuer opportunément à faire renaître la confiance, à stimuler le crédit, à décourager l’égoïsme et à favoriser ainsi un meilleur équilibre de la vie économique ? »[15]
En ce qui concerne la répartition des biens, la philosophie de Pie XII sera identique. Nous avons entendu Léon XIII donner comme devoir premier aux gouvernants d’« avoir soin également de toutes les classes de citoyens en observant rigoureusement les lois de la justice distributive »[16]. Pie XI précisera « Les ressources que ne cessent d’accumuler les progrès de l’économie sociale doivent être réparties de telles manières entre les individus et les diverses classes de la société que soit procurée cette utilité commune sont parle Léon XIII ou, pour exprimer autrement la même pensée, que soit respecté le bien commun de la société tout entière. (…) Il importe donc d’attribuer à chacun ce qui lui revient et de ramener aux exigences du bien commun ou aux normes de la justice sociale la distribution des ressources de ce monde, dont le flagrant contraste entre une poignée de riches et une multitude d’indigents atteste de nos jours, aux yeux de l’homme de cœur, les graves dérèglements »[17] Prolongeant cette pensée, Pie XII écrit : « La richesse économique d’un peuple ne consiste pas proprement dans l’abondance des biens, mesurée selon un calcul matériel pur et simple de leur valeur, mais bien dans ce qu’une telle abondance représente et fournit réellement et efficacement comme base matérielle suffisante pour le développement personnel convenable de ses membres. Si une telle distribution des biens n’était pas réalisée ou n’était qu’imparfaitement assurée, le vrai but de l’économie nationale ne serait pas atteint ; étant donné que, quelle que fût l’opulente abondance des biens disponibles, le peuple n’étant pas appelé à y participer, ne serait pas riche, mais pauvre. Faites au contraire que cette juste distribution soit effectivement réalisée et de manière durable, et vous verrez un peuple, quoique disposant de biens moins considérables, devenir et être économiquement sain. »[18]
« Sans doute, le cours naturel des choses comporte avec soi - et ce n’est ni économiquement ni socialement anormal - que les biens de la terre soient, dans certaines limites, inégalement divisés. Mais l’Église s’oppose à l’accumulation de ces biens dans les mains d’un nombre relativement petit de richissimes, tandis que de vastes couches du peuple sont condamnées à un paupérisme et à une condition économiquement indigne d’êtres humains »[19].
Pratiquement, comment va se réaliser la répartition ? Sera-ce le fait de l’État agissant de manière autoritaire ? Sera-ce le fait des bonnes consciences ?
Il faut certes faire appel aux consciences et dénoncer « l’accroissement intolérable des dépenses de luxe, des dépenses superflues et déraisonnables, qui contrastent durement avec la misère d’un grand nombre » et invite à redécouvrir à travers les Écritures et de l’Évangile en particulier, le sens de la pauvreté chrétienne et le bon usage des richesses[20]. Mais il faut aussi organiser la vie sociale et économique de telle sorte que qu’elle procure à tous « les biens que les ressources de la nature et de l’industrie » peuvent fournir. Par un salaire convenable, il doit être possible aux familles « d’accéder à l’indépendance et à la sécurité que donne la propriété privée et de participer (…) aux biens de l’esprit et de la culture auxquels sont ordonnés les biens de la terre. » Patrons et ouvriers sont solidairement intéressés au développement responsable de la production source de prospérité pour tous. Mais tout cela, une fois encore, ne se fait pas spontanément, il faut organiser la « saine distribution » qui « ne saurait être abandonnée au libre jeu des forces économiques aveugle ». La répartition des biens comme leur production doivent être organisées et l’État, sans sombrer dans l’étatisme, a un rôle à jouer:
« …sans substituer leur omnipotence oppressive à la légitime autonomie des initiatives privées, les pouvoirs publics ont ici un rôle indéniable de coordination, qui s’impose plus encore dans l’enchevêtrement des conditions actuelles surtout sociales. En particulier, ce n’est pas sans leur concours que peut se constituer une politique d’ensemble qui favorise l’active coopération de tous et l’accroissement de la production des entreprises, sources directes du revenu national. Et si l’on pense à tant de richesses qui dorment ou se perdent dans le gaspillage, mais qui, remises en circulation, pourraient concourir par un emploi judicieux et profitable, au bien-être de tant de familles, n’est-ce pas encore servir le bien commun que de contribuer opportunément à faire renaître la confiance, à stimuler le crédit, à décourager l’égoïsme et à favoriser ainsi un meilleur équilibre de la vie économique ?
Mais c’est aussi le propre de l’État de veiller à ce que les plus pauvres ne soient pas lésés injustement. (…) Devant l’insécurité accrue d’un grand nombre de familles, dont la condition précaire risque de compromettre les intérêts matériels, culturels et spirituels, des institutions s’efforcent, des institutions s’efforcent, depuis quelques années, de corriger les maux les plus flagrants qui résultent d’une distribution trop mécanique du revenu national. Laissant une légitime liberté aux responsables privés de la vie économique, ces institutions, suffisamment indépendantes elles-mêmes du pouvoir politique, peuvent devenir, pour la messe des petits salariés et des pauvres de toute catégorie, une indispensable compensation aux maux engendrés par le désordre économique et monétaire. Il convient toutefois d’en étudier avec prudence les modalités et il ne serait pas possible de s’engager sans réserve dans une voie, où les excès de la fiscalité risqueraient de compromettre les droits de la propriété privée et où les abus de la sécurité collective pourraient porter atteinte à ceux de la personne et de la famille. »[21]
Ce dernier paragraphe évoque les institutions de ce que l’on a appelé, la « sécurité sociale ». Il est important de nous y arrêter pour bien comprendre le fond de la pensée de Pie XII.
Pie XII et la Sécurité sociale
Le libéralisme pur et dur crée des inégalités et croit que les forces économiques finiront bien par octroyer à chacun ce qui lui est dû. Le socialisme a réagi en en organisant la répartition des revenus par la planification des salaires et des prix, au détriment des droits les plus fondamentaux de la personne. De plus, comme l’a très bien vu Pie XII, cette pratique ne supprime pas les conflits : « En effet, de quelque manière que soit organisée par le collectivisme la répartition du gain, en parts égales, en parts inégales, on ne pourrait éviter que surgissent des contestations et des différends et sur les parts obtenues, et sur les conditions de travail, et sur la conduite pas toujours irréprochable des dirigeants, et que ne pèse sur la classe ouvrière le danger de tomber esclave du pouvoir public. »[22]
Ceci dit, on a vu apparaître dans les pays démocratiques la notion de Sécurité sociale qui, pour certains, est « une véritable organisation socialiste de la répartition des revenus »[23]. Ce jugement est par trop radical. On peut dire que le système de sécurité soviétique était un système de « sécurité socialisée » mais est-ce le cas de nos systèmes actuels ? La pensée de l’Église est justement nuancée. Déjà Léon XIII écrivait dans le chapitre consacré à l’importance de la propriété privée pour la famille : « Assurément, s’il arrive qu’une famille se trouve dans une situation matérielle critique et que, privée de ressources, elle ne puisse d’aucune manière en sortir par elle-même, il est juste que, dans de telles extrémités, le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, si un foyer domestique est quelque part le théâtre de graves violations des droits mutuels, il faut que le pouvoir public y rétablisse le droit de chacun. Ce n’est point là empiéter sur les droits des citoyens, mais leur assurer une défense et une protection réclamées par la justice. Là toutefois, doivent s’arrêter ceux qui détiennent les pouvoirs publics: la nature leur interdit de dépasser les limites. L’autorité paternelle ne saurait être abolie, ni absorbée par l’État, car elle a sa source là où la vie humaine prend la sienne. » Mais, « en substituant à la providence paternelle la providence de l’État, les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les liens de la famille. » A travers ces lignes, Léon XIII cherche explicitement à montrer que « la théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu’on veut secourir, contraire aux droits naturels des individus, comme dénaturant les fonctions de l’État et troublant la tranquillité publique. »[24]
Il n’est donc pas question de refuser l’intervention de l’État mais, une fois encore, une intervention supplétive lorsque l’individu -le père de famille, dans la culture de l’époque- ne peut plus assurer par lui-même sa sécurité et celle de ceux dont il est responsable.[25]
C’est dans ce même esprit et pour sauver le mariage et la famille que Pie XII va parler de la sécurité sociale. Dans les difficiles années de l’après-guerre, il a constaté que les difficultés matérielles empêchaient les chrétiens d’obéir au plan de Dieu sur le mariage et la famille. Il faut donc que « l’ordre social soit amélioré ». Et « si l’on s’efforce activement d’aider la société humaine, il ne faut rien négliger pour que la famille soit préservée, soutenue et soit capable de pourvoir à sa propre défense. » Une sécurité sociale est donc nécessaire à la pratique chrétienne mais quelle sécurité sociale ?[26]
Pie XII en distingue deux types.
Si « sécurité sociale » « veut dire sécurité grâce à la société, Nous craignons beaucoup (…) que le mariage et la famille n’en souffrent. Comment donc ? Nous craignons non seulement que la société civile entreprenne une chose qui, de soi, est étrangère à son office, mais encore que le sens de la vie chrétienne et la bonne ordonnance de cette vie n’en soient affaiblis et même ne disparaissent. Sous cette appellation, on entend déjà prononcer des formules malthusiennes, sous cette appellation, on cherche à violer entre autres les droits de la personne humaine ou du moins leur usage, même le droit au mariage et à la procréation ». Par contre, « pour les chrétiens et en général pour ceux qui croient en Dieu, la sécurité sociale ne peut être que la sécurité dans la société et avec la société, dans laquelle la vie surnaturelle de l’homme, la fondation et le progrès naturels du foyer et de la famille sont comme le fondement sur lequel repose la société elle-même avant d’exercer régulièrement et sûrement ses fonctions. »[27]
On a noté la différence de prépositions : sécurité « grâce à » la société et sécurité « dans » et « avec » la société. La première étant condamnable, la seconde souhaitable. qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?
Pour bien comprendre la différence, il est indispensable de confronter cette citation avec d’autres dans le contexte général de la pensée de Pie XII. Nous allons le voir, le Saint-Père ne conteste pas l’idée d’une sécurité sociale ni la fonction que l’État peut et même doit remplir dans ce domaine.
Comme les liens de solidarité traditionnels se sont relâchés dans la société moderne, le besoin de sécurité s’est accru : « Nous avons signalé, écrit Pie XII, la lutte contre le chômage et l’effort vers une sécurité sociale bien comprise comme une condition indispensable pour unir tous les membres d’un peuple (…). L’aspiration toujours plus profonde et plus générale vers la sécurité sociale n’est que l’écho de l’état d’une humanité dans laquelle, en chaque peuple, bien des choses qui étaient ou semblaient traditionnellement solides, sont devenues chancelantes et incertaines. »[28]
Mais, en même temps, Pie XII déplore l’attitude de « ceux qui, par exemple, dans le domaine économique ou social voudraient tout faire retomber sur la société, même la direction et la sécurité de leur existence (…) »[29]. Ils y perdraient leur liberté. Dans cette mise en garde, le « tout » est, nous allons le voir, très important. Et c’est de nouveau, en particulier, vis-à-vis de la famille et d’abord du mariage que Pie XII souligne les dangers d’une certaine sécurité sociale:
« La sécurité ! L’aspiration la plus vive des gens d’aujourd’hui ! Ils la demandent à la société et à ses ordonnances. Mais les prétendus réalistes de ce siècle ont montré qu’ils n’étaient pas à même de la donner, précisément parce qu’ils veulent se substituer au Créateur et se faire les arbitres de l’ordre de la création.
La religion et la réalité du passé enseignent, au contraire, que les structures sociales, comme le mariage et la famille, la communauté et les corporations professionnelles, l’union sociale dans la propriété personnelle, sont des cellules essentielles qui assurent la liberté de l’homme, et par là son rôle dans l’histoire. Elles sont donc intangibles, et leur subsistance ne peut être sujette à révision arbitraire.
Qui cherche vraiment la liberté et la sécurité doit rendre la société à son Ordonnateur véritable et suprême, en se persuadant que seule la notion de société dérivant de Dieu le protège dans ses entreprises les plus importantes. (…) Responsable en face des hommes du passé et de l’avenir, (l’homme social) a reçu la charge de modeler incessamment la vie commune ; là s’exerce toujours une évolution dynamique grâce à l’action personnelle et libre, mais elle ne supprime pas la sécurité dont on jouit dans la société et avec la société ; là, d’autre part, existe toujours un certain fond de tradition et de stabilité pour sauvegarder la sécurité sans que la société toutefois supprime l’action libre et personnelle de l’individu. »[30]
On commence à saisir le fond de la pensée de Pie XII, surtout si l’on se rappelle ce que l’Église recommande depuis Léon XIII : la sécurité doit être assurée par un salaire suffisant, par l’accès à la propriété et à l’épargne, ensuite par les communautés et les organisations professionnelles et enfin par les pouvoirs publics quand toutes ces institutions ne suffisent pas ou ne suffisent plus. Pie XII a, comme ses prédécesseurs, toujours en tête l’organisation subsidiaire de la société qui doit pallier les déficiences de la liberté personnelle et familiale sans jamais l’étouffer ou l’absorber[31] : « …c’est aussi le propre de l’État de veiller à ce que les plus pauvres ne soient pas lésés injustement. Sur ce point, l’enseignement de Nos Prédécesseurs est formel : dans la protection des droits privés, les gouvernants doivent se préoccuper surtout des faibles et des indigents (…). C’est ainsi que, devant l’insécurité accrue d’un grand nombre de familles, dont la condition précaire risque de compromettre les intérêts matériels, culturels et spirituels, des institutions s’efforcent, depuis quelques années de corriger les maux les plus flagrants qui résultent d’une distribution trop mécanique du revenu national. Laissant une légitime liberté aux responsables privés de la vie économique, ces institutions, suffisamment indépendantes elles-mêmes du pouvoir politique, peuvent devenir, pour la masse des petits salariés et des pauvres de toute catégorie, une indispensable compensation aux maux engendrés par le désordre économique ou monétaire. Il convient toutefois d’en étudier avec prudence les modalités, et il ne serait pas possible de s’engager sans réserves dans une voie où les excès de la fiscalité risqueraient de compromettre les droits de la propriété privée et où les abus de la sécurité collective pourraient porter atteinte à ceux de la personne et de la famille. »[32]
Et plus nettement encore, Mgr Montini ( le futur Paul VI), Substitut de la Secrétairerie d’État écrit au R. P. J.. Papin-Archambault sj, président des Semaines sociales du Canada[33], que le thème de la sécurité sociale est « d’une actualité pressante, mais aussi d’un caractère particulièrement délicat ». Et il explique : « Certes, la vertu de justice ne peut strictement se satisfaire, surtout dans les conditions économiques actuelles, des deux moyens, d’ailleurs irremplaçables, que sont le travail et l’épargne, par lesquels l’homme doit assurer sa subsistance et son avenir. Un complément équitable lui est donné, en ce qu’on est convenu d’appeler la Sécurité sociale, où le travailleur et sa famille trouvent une légitime assurance contre les risques et les périls, qui les guettent trop souvent, sous le nom de maladie, de chômage, ou de vieillesse, et devant lesquels les ressources normales s’avèrent, en général, déficientes. Mais qui ne voit, par contre, les dangers d’ordre doctrinal, et pratique qu’impliquerait une mise en œuvre hâtive et mal entendue d’une si souhaitable organisation ?
Le Saint Père a, plus d’une fois, mis en garde le monde du travail contre les déviations d’initiatives excellentes en leur principe, mais qui doivent s’insérer à leur place, dans l’ensemble d’un problème, sous, peine de léser d’autres respectables intérêts, et de manquer le but, qui leur était assigné par le bien commun. Il l’a fait, entre autres, dans Son important Discours du 2 novembre 1950 à la Hiérarchie catholique, montrant combien une sécurité sociale, qui ne serait qu’un monopole d’État, porterait préjudice aux familles et aux professions, en faveur et par le moyen desquelles elle doit avant tout s’exercer. »
Ce texte est très éclairant puisqu’il nous donne la juste interprétation de la sécurité « grâce à », sécurité condamnable parce qu’il s’agit d’une sécurité entièrement (« tout ») assurée par l’État sans respect pour les solidarités traditionnelles, vivantes, indispensable qui elles assurent une sécurité « dans » et « avec » la société.
Reste que les pouvoirs publics ont leur rôle à jouer, un rôle supplétif, irremplaçable, mais à leur place.
Suite à une grave crise économique et sociale à Florence, en 1953,[34] Mgr J.-B. Montini, de nouveau, pro-secrétaire d’État, écrit à Mr G. La Pira, maire de Florence : « Le Saint-Père espère (…) que, aussi bien les chefs d’entreprises que les autorités publiques, déjà sollicitées en vue d’ouvrir de nouveaux débouchés pour le travail et de procurer plus de bien-être à la nation, redoubleront d’efforts pour garantir à ces mêmes classes ouvrières ce qui est indispensable à la sécurité de la vie, grâce à la continuité de l’emploi et à une honnête suffisance concernant le pain et l’habitation (…) ».[35]
Il est aussi des matières où l’action de l’État est absolument indispensable. Ainsi, « ...il ne saurait être question de contester les droits et les devoirs de l’État vis-à-vis de la santé publique, et surtout en faveur des moins favorisés, de ceux que la pauvreté rend à la fois plus imprévoyants et plus exposés. Une juste législation de l’hygiène, de la prophylaxie ou de la salubrité du logement, le souci de mettre à la portée de tous les ressources d’une médecine de qualité, celui de dépister les fléaux sociaux comme la tuberculose ou le cancer, une légitime préoccupation de la santé des jeunes générations, et tant d’autres initiatives qui favorisent la santé du corps et de l’esprit dans le cadre de saines relations sociales, tout cela concourt heureusement à la prospérité d’un peuple et à sa paix intérieure. Or, dans le cadre de la civilisation moderne, seul l’État, soutenant et coordonnant au besoin les initiatives privées, possède de fait les moyens propres à une action « plus universelle, plus concertée, et par conséquent d’une efficacité plus sûre et plus rapide »[36]. » Suit le passage du discours de Pie XII du 2-11-1950, consacré aux deux manières de concevoir la sécurité sociale.[37]
d. Jean XXIII
Ce souverain Pontife va, d’une manière très claire et très condensée, reprendre l’essentiel de l’enseignement de ses prédécesseurs en le plaçant résolument dans la perspective de la conciliation, de la protection et de la promotion des droits et des devoirs de toute personne. Il rappelle que la réalisation du bien commun est la raison d’être des pouvoirs publics, que , »pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs » et donc que « le rôle des gouvernants consiste surtout à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle, leur défense et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement de ses devoirs. »[1] A chaque citoyen : « l’effort des pouvoirs publics doit tendre à servir les intérêts de tous sans favoritisme à l’égard de tel particulier ou de telle classe de la société. » C’est pour cela que « des considérations de justice et d’équité dicteront parfois aux responsables de l’État une sollicitude particulière pour les membres les plus faibles du corps social, moins armés pour la défense de leurs droits et de leurs intérêts légitimes. »[2] Il faut éviter en effet qu’ »en matière économique, sociale ou culturelle, des inégalités s’accentuent entre les citoyens, surtout à notre époque, au point que les droits fondamentaux de la personne restent sans portée efficace et que soit compromis l’accomplissement des devoirs correspondants. »[3]
Le rôle de l’État étant ainsi bien défini dans la généralité, reste à préciser dans quels domaines il s’investira concrètement. Il est indispensable, poursuit Jean XXIII, « que les pouvoirs publics se préoccupent de favoriser l’aménagement social parallèlement au progrès économique ; ainsi veilleront-ils à développer dans la mesure de la productivité nationale des services essentiels tels que le réseau routier, les moyens de transport et de communication, la distribution d’eau potable, l’habitat, l’assistance sanitaire, l’instruction, les conditions propices à la pratique religieuse, les loisirs. Ils s’appliqueront à organiser des systèmes d’assurances pour les cas d’événements malheureux et d’accroissement de charges familiales, de sorte qu’aucun être humain ne vienne à manquer des ressources indispensables pour mener une vie décente. Ils auront soin que les ouvriers en état de travailler trouvent un emploi proportionné à leurs capacités ; que chacun d’eux reçoive le salaire conforme à la justice et à l’équité ; que les travailleurs puissent se sentir responsables dans les entreprises ; qu’on puisse constituer opportunément des corps intermédiaires qui ajoutent à l’aisance et à la fécondité des rapports sociaux ; qu’à tous enfin les biens de la culture soient accessibles sous la forme et le niveau appropriés. »[4]
Voilà donc pour ce qui est de « l’aménagement social » que les pouvoirs publics doivent favoriser. Reste à déterminer, selon les cas, selon les circonstances, qui « aménagera » : les pouvoirs publics directement ou en passant par divers corps intermédiaires stimulés, aidés, contrôlés.
Cet « aménagement social » est, nous venons de la voir, lié au progrès économique, à la productivité. Sans moyens, les pouvoirs publics ne peuvent agir.
En ce domaine économique précisément, quel sera l’attitude des pouvoirs publics ?
Les temps changent mais les principes fondamentaux restent les mêmes. Pas de surprise mais une mise au point très opportune à l’époque de la « socialisation » dont nous avons, par ailleurs, estimé les bienfaits et les désavantages.
Ce n’est donc par hasard si Jean XXIII entame sa réflexion par ce rappel très net d’un principe-clé : « qu’il soit entendu avant toute chose que le monde économique résulte de l’initiative personnelle des particuliers, qu’ils agissent individuellement ou associés de manières diverses à la poursuite d’intérêts communs ».[5] Mais il s’empresse d’ajouter pour éviter l’accusation de céder au libéralisme : « Toutefois, en vertu des raisons déjà admises par Nos Prédécesseurs, les pouvoirs publics doivent, d’autre part, exercer leur présence active en vue de dûment promouvoir le développement de la production, en fonction du progrès social et au bénéfice de tous les citoyens. Leur action a un caractère d’orientation, de stimulant, de suppléance et d’intégration. » Pas d’abstention donc, loin de là mais une action « inspirée par le principe de subsidiarité. »[6]
Si les principes restent, les temps changent et les besoins des hommes et leurs moyens d’action. Ainsi, « de nos jours le développement des sciences et des techniques de production offre aux pouvoirs publics de plus amples possibilités de réduire les déséquilibres envers les divers secteurs de production, entre les différentes zones à l’intérieur des communautés politiques, entre les divers pays sur le plan mondial. Il permet aussi de limiter les oscillations dans les alternances de la conjoncture économique, de faire front aux phénomènes de chômage massif, avec la perspective de résultats positifs. En conséquence, les pouvoirs publics, responsables du bien commun, ne peuvent manquer de se sentir engagés à exercer dans le domaine économique une action aux formes multiples, plus vaste, plus profonde, plus organique ; à s’adapter aussi, dans ce but, aux structures, aux compétences, aux moyens, aux méthodes. »[7] Les pouvoirs publics donc sont aujourd’hui plus impliqués que jadis dans la vie économique. Ce n’est pas seulement normal, c’est aussi nécessaire puisqu’il peut aujourd’hui travailler mieux à réduire les inégalités, de maintenir une certaine stabilité dans la vie économique et sociale.
Mais, il y a un « mais » auquel on doit s’attendre au nom d’un principe inaliénable : « la présence de l’État dans le domaine économique, si vaste et pénétrante qu’elle soit, n’a pas pour but de réduire de plus en plus la sphère de liberté de l’initiative personnelle des particuliers, tout au contraire elle a pour objet d’assurer à ce champ d’action la plus vaste ampleur possible, grâce à la protection effective, pour tous et pour chacun, des droits essentiels de la personne humaine. Et il faut retenir parmi ceux-ci le droit qui appartient à chaque personne humaine d’être et de demeurer normalement première responsable de son entretien et de celui de sa famille. Cela comporte que, dans tout système économique, soit permis et facilité le libre exercice des activités productrices.
Au reste, le développement même de l’histoire fait apparaître chaque jour plus clairement qu’une vie commune ordonnée et faconde n’est possible qu’avec l’apport dans le domaine économique, tant des particuliers que des pouvoirs publics, apport simultané, réalisé dans la concorde, en des proportions qui répondent aux exigences du bien commun, eu égard aux situations changeantes et aux vicissitudes humaines. »[8] Donc, si le bien commun est recherché, et que les pouvoirs publics et les particuliers y travaillent dans l’entente, la proportion des actions respectives pourra varier en fonction des circonstances. Il n’est donc pas question de prêcher l’exclusivité de l’initiative des particuliers ou de l’État. Ce serait d’ailleurs lourd de conséquences : « Au fait, l’expérience enseigne que là où fait défaut l’initiative personnelle des individus surgit la tyrannie politique, mais languissent aussi les secteurs économiques orientés surtout à produire la gamme indéfinie des biens de consommation et services satisfaisant en plus des besoins matériels les exigences de l’esprit : biens et services qui engagent de façon spéciale le génie créateur des individus. Tandis que là où vient à manquer l’action requise de l’État, apparaît un désordre inguérissable, l’exploitation des faibles par les forts moins scrupuleux, qui croissent en toute terre et en tout temps, comme l’ivraie dans le froment. »[9]
e. Le Concile
La constitution pastorale Gaudium et spes a consacré tout un chapitre à « la vie économico-sociale »[1]. Ce chapitre est une synthèse actualisée de l’enseignement de l’Église sur ce sujet. L’évolution de l’économie au cours du XXe siècle[2], loin de rendre caducs les principes directeurs de cet enseignement, les rend plus indispensables que jamais. En effet, si, d’une part, « le progrès dans les modes de production et dans l’organisation des échanges de biens et de services a fait de l’économie un instrument apte à mieux satisfaire les besoins accrus de la famille humaine »[3] et si, en même temps, une « saine socialisation » s’étend[4], l’obsession économiste et la persistance, voire l’accroissement, des inégalités déshumanisent un grand nombre de personnes.[5]
Cette situation se caractérise donc par toute une série de déséquilibres : déséquilibres personnels, familiaux, sociaux dans les communautés et entre les communautés, provoqués par la civilisation industrielle et urbaine[6] ; déséquilibres économiques et sociaux entre secteurs de production, entre les secteurs de production et le secteur des services, entre régions, entre nations.[7] Ces déséquilibres qui sont de plus en plus apparents, interpellent les consciences dans la mesure où les hommes sont « profondément persuadés que les techniques nouvelles et les ressources économiques accrues dont dispose le monde pourraient corriger ce funeste état de choses. »[8]
Il faut corriger cette situation car « …en dépit de légitimes différences entre les hommes, l’égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie justes et plus humaines. En effet, les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une seule famille humaine font scandale et font obstacle à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine ainsi qu’à la paix sociale et internationale. »[9]
Pour répondre à l’attente des hommes, l’Église qui n’est liée « à aucun système politique, économique ou social »[10], propose donc des réformes mais insiste aussi sur le fait qu’une conversion générale des mentalités et des attitudes est nécessaire[11] aux « progrès d’une saine socialisation et de la solidarité au plan civique et économique. »[12]
C’est tout « un ordre politique, social et économique » qui doit être institué au service de toute personne.[13] Toutes les institutions privées ou publiques doivent s’efforcer « de se mettre au service de la dignité et de la destinée humaine. »[14]
L’énumération des nécessités révèle l’effort personnel et institutionnel indispensable à une vie socio-économique plus épanouissante pour tout homme, pour « l’homme tout entier, selon la hiérarchie de ses besoins matériels comme des exigences de sa vie intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse », pour tout homme, « tout groupe d’hommes, sans distinction de race ou de continent. »[15]
Les verbes employés traduisent parfaitement l’idée que la vie économique ne peut être abandonnée à elle-même mais doit se dérouler dans un cadre moral et politique . Il s’agit, en effet, d’« encourager » le progrès, l’innovation, l’initiative, la modernisation[16] ; de « contrôler » le développement, de « ne pas l’abandonner » à quelques-uns ou à quelques puissances économiques ou politiques ; de veiller à ce que le plus grand nombre puise l’« orienter » ; de « coordonner » les initiatives privées et publiques[17] ; de « faire disparaître » les énormes inégalités économiques ; d’aider » les agriculteurs[18] ; d’« aménager » la vie économique pour éviter l’instabilité et la précarité ; de « développer » les services familiaux et sociaux[19] ; de « ne pas discriminer » mais « d’aider » les travailleurs immigrés, de « favoriser » leur insertion et « faciliter » la présence de leur famille[20] ; d’« assurer » à chacun, un emploi, une formation ; de « garantir » les moyens d’existence[21] ; de « prendre des dispositions », de « prévoir l’avenir » ; d’ « adapter » la production aux besoins de la personne, d’« équilibrer » les besoins de la consommation et les exigences d’investissement [22] ; de « permettre de jouir » de repos et de loisirs ; de « donner la possibilité » de s’épanouir dans le travail[23] ; de « promouvoir » la participation, l’association, la formation, la négociation, le dialogue[24] ; de « tenir compte » de la destination universelle des biens[25] ; d’« avoir en vue » les besoins des plus pauvres[26] ; de « favoriser » l’accès à la propriété et aux biens[27] ; d’« empêcher » qu’on abuse de la propriété[28] ; etc..
Tous ces verbes d’action supposent comme sujets les responsables économiques et politiques mais ils impliquent en fait tous les hommes, quel que soit leur pouvoir, quelle que soit leur situation dans la société, puisque tous les citoyens doivent « contribuer » au progrès de leur communauté[29]. On peut inclure aussi les responsables « culturels », au sens le plus large du terme, dans la mesure où ce renouvellement de la vie économique et sociale suppose qu’on « dénonce » les erreurs des doctrines libérales et socialistes [30].
f. Paul VI
Mgr Montini qui deviendra Paul VI est intervenu, nous l’avons vu, de nombreuses fois, sous le pontificat de Pie XII, pour rappeler et préciser, en diverses occasions, la pensée du Pontife régnant. Par ailleurs, Paul VI sera, durant son pontificat, particulièrement sensible à ces « déséquilibres » qui ont été dénoncés par le Concile, en particulier au déséquilibre entre nations « développées » et nations « en voie de développement ». Dans ses interventions papales, nous trouverons donc la confirmation, au niveau planétaire[1], de la nécessité d’une « économie au service de l’homme »[2] et qui donc ne peut être abandonnée à elle-même. En effet, « laissé à son propre jeu, son mécanisme entraîne le monde vers l’aggravation et non l’atténuation de la disparité de niveaux de vie ».[3] « La seule initiative individuelle et le simple jeu de la concurrence ne sauraient assurer le succès du développement. Il ne faut pas risquer d’accroître encore la richesse des riches et la puissance des forts, en confirmant la misère des pauvres et en ajoutant à la servitude des opprimés. Des programmes sont donc nécessaires pour « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer »[4], l’action des individus et des corps intermédiaires. Il appartient aux pouvoirs publics de choisir, voire d’imposer les objectifs à poursuivre, les buts à atteindre, les moyens d’y parvenir, et c’est à eux de stimuler toutes les forces regroupées dans cette action commune. Mais qu’ils aient soin d’associer à cette œuvre les initiatives privées et les corps intermédiaires. Ils éviteront ainsi le péril d’une collectivisation intégrale ou d’une planification arbitraire qui, négatrices de liberté, excluraient l’exercice des droits fondamentaux de la personne humaine. »[5] La philosophie de Paul VI ne présente rien de neuf si ce n’est l’application des principes établis par Léon XIII à l’échelle du monde et l’introduction d’une nuance importante : la possibilité pour les pouvoirs publics d’« imposer » les objectifs à poursuivre, tant est vif l’égoïsme, tant est répandue l’indifférence et tant est grave la situation de certains peuples. La poursuite du bien commun, la défense des droits peut justifier une coercition. La suite du texte de Paul VI met bien en lumière les objectifs : « …tout programme, fait pour augmenter la production n’a en définitive de raison d’être qu’au service de la personne. Il est là pour réduire les inégalités, combattre les discriminations, libérer l’homme de ses servitudes, le rendre capable d’être lui-même l’agent responsable de son mieux-être matériel, de son progrès moral, et de son épanouissement spirituel. Dire : développement, c’est en effet se soucier autant de progrès social que de croissance économique. Il ne suffit pas d’accroître la richesse commune pour qu’elle se répartisse équitablement. Il ne suffit pas de promouvoir la technique pour que la terre soit plus humaine à habiter. » [6]
La responsabilité des pouvoirs publics peut paraître énorme mais leur seule raison d’être est, ne l’oublions pas, le service du bien commun. C’est pourquoi Paul VI n’hésite pas à interpeller les hommes d’État en ces termes : « il vous incombe de mobiliser vos communautés pour une solidarité mondiale plus efficace, et d’abord de leur faire accepter les nécessaires prélèvements sur leur luxe et leurs gaspillages, pour promouvoir le développement et sauver la paix. »[7]
g. Jean-Paul II
Comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, ce long pontificat a été marqué par un profond renouveau de la doctrine sociale de l’Église à une époque importante de l’histoire contemporaine. Après avoir vécu sous la menace du communisme, le monde a assisté à son effondrement et, en même temps, à un regain d’intérêt pour les théories libérales qui apparurent, à certains, comme désormais incontournables.
Dans ce contexte agité, Jean-Paul II va reprendre l’enseignement de ses prédécesseurs et tout spécialement celui de Léon XIII puisque l’encyclique Centesimus annus , comme son nom l’indique, commémore le centième anniversairte de l’encyclique Rerum novarum. Mais, Jean-Paul II, après avoir réaffirmé les principes toujours valables de cette encyclique, va insister sur les notions particulièrement utiles pour les temps présents et à venir, c’est-à-dire sur l’économie de marché et le rôle de l’État.
Le rappel des principes
Sans surprise, nous retrouvons, au cœur de la pensée de Jean-Paul II, le souci du bien commun, de la subsidiarité et de la solidarité.
Tout est dit en une phrase : « l’État a le devoir de veiller au bien commun et de pourvoir à ce que chaque secteur de la vie sociale, sans exclure celui de l’économie, contribue à le promouvoir, tout en respectant la juste autonomie de chacun d’entre eux. »[1] Tout est dit mais tout mérite d’être réexpliqué pour que l’actualité, les « choses nouvelles » soient justement appréciées. Et commençons par l’idée de « juste autonomie ».
Nous savons que la personne, la famille, la société sont antérieures à l’État. Dans cette mesure, par nature, l’État est un « simple instrument » qui « existe pour protéger leurs droits respectifs sans jamais les opprimer. »[2] Nous savons que la liberté authentique est le signe le plus manifeste de la transcendance de la personne. Il n’est donc pas étonnant que « la doctrine sociale de l’Église considère la liberté de la personne dans le domaine économique come une valeur fondamentale et comme un droit inaliénable à promouvoir et à protéger. »[3]. Nier, mortifier ou détruire le droit d’initiative économique, c’est nier, mortifier, détruire « la personnalité créative du citoyen »[4] qui, normalement, est à la base d’ »un libre processus d’auto-organisation de la société »[5].
Telle est la racine du principe de subsidiarité, selon lequel, « toutes les sociétés d’ordre supérieur doivent se mettre en attitude d’aide (« subsidium ») - donc de soutien, de promotion, de développement - par rapport aux sociétés d’ordre mineur. (…) A la subsidiarité comprise dans un sens positif, comme aide économique, institutionnelle, législative offerte aux entités sociales plus petites, correspond une série d’implications dans un sens négatif, qui imposent à l’État de s’abstenir de tout ce qui restreindrait, de fait, l’espace vital des cellules mineures et essentielles de la société. Leur initiative, leur liberté et leur responsabilité ne doivent pas être supplantées. »[6]
La dignité de la personne et l’exercice de sa liberté n’excluent pas l’action de l’État mais l’appellent comme une aide, une défense. La dignité et la liberté doivent être protégées et promues. C’est pourquoi Léon XIII avait, dans sa contestation du socialisme, inclut néanmoins une liste de devoirs qui incombaient à l’État, en matière d’emploi, de salaire, de formation, d’horaire, de syndicat[7]. En matière économique, l’Église ne prône ni l’étatisation ni le désintérêt des pouvoirs publics. Et l’on revient à la notion de bien commun.
En effet, « la responsabilité de poursuivre le bien commun revient non seulement aux individus, mais aussi à l’État, car le bien commun est la raison d’être de l’autorité politique »[8].
Qui dit « bien commun » dit, évidemment, « bien de tous » et d’abord des plus faibles. C’est d’ailleurs « un principe élémentaire de toute saine organisation politique : dans une société, plus les individus sont vulnérables, plus ils ont besoin de l’intérêt et de l’attention que leur portent les autres, et, en particulier, de l’intervention des pouvoirs publics. »[9] Telle est la racine du principe de solidarité. Subsidiarité et solidarité vont de pair. Ceux qui contestent la liberté d’initiative au nom de l’égalité, d’une certaine idée de l’égalité, se trompent. La liberté ne peut vivre que par la solidarité et n’a de sens que pour la solidarité. Et sans liberté, il est vain de parler de solidarité à moins de tronquer la varie signification du mot.[10]
Et donc l’État, au nom de la liberté et de la dignité de tout homme, remplira ses devoirs de deux manières indissociables, « directement et indirectement » dit Jean-Paul II : « Indirectement et suivant le principe de subsidiarité, en créant les conditions favorables au libre exercice de l’activité économique, qui conduit à une offre abondante de possibilités de travail et de sources de richesse. Directement et suivant le principe de solidarité, en imposant, pour la défense des plus faibles, certaines limites à l’autonomie des parties qui décident des conditions du travail, et en assurant dans chaque cas un minimum vital au travailleur sans emploi. »[11]
Les « choses nouvelles »
Ces « choses nouvelles » sont surtout « les événements survenus en 1989 dans les pays de l’Europe centrale et orientale », mais aussi l’écroulement progressif dans plusieurs pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, de « certains régimes de dictature et d’oppression » et la lente progression « vers des formes politiques qui laissent plus de place à la participation et à la justice. » [12]
Dans ces bouleversements, le modèle communiste n’en est plus un et la tentation est forte de croire que désormais il n’y a plus de salut économique et social que dans une forme ou l’autre de libéralisme et plus exactement, dans ce qui constitué, dès les origines, le caractère distinctif du libéralisme : un système défini « comme concurrence illimitée des forces économiques »[13]. Pour Jean-Paul II, « on ne peut accepter l’affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme réel », comme on l’appelle, fait place au seul modèle capitaliste d’organisation économique ».[14] Mais le mot « capitalisme », comme le mot « socialisme », peut recouvrir des significations diverses, c’est pourquoi, le Saint Père s’empresse de préciser en distinguant deux définitions du « capitalisme »:
« Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’« économie d’entreprise », ou d’« économie de marché », ou simplement d’« économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[15]
L’économie de marché et l’État
Ce n’est pas l’actualité ni sa récupération, mais le bon sens, l’expérience des peuples et la réflexion philosophique et théologique qui justifient, depuis toujours, la position de l’Église en la matière.
« Il semble, écrit Jean-Paul II, que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ». En somme, les mécanismes du marché présentent l’avantage fondamental de privilégier la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne. Mais il ne peut s’agir ici, d’une part, que de « besoins « solvables » parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat » et, d’autre part, de ressources « vendables », « susceptibles d’être payées à un juste prix ».[16] Dans ces conditions, le marché est le meilleur moyen pour favoriser les échanges de produits. Dans ces conditions seulement.
Tout ne peut être laissé au libre jeu du marché : « il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché. C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité.[17] Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien de l’humanité. »[18]
Si un homme meurt de faim, de soif, de froid , de maladie, c’est parce que ses besoins ne sont pas solvables ou que manquent des ressources vendables. Et, pour la plupart des hommes, la connaissance est un besoin insolvable ou une ressource introuvable. Le marché révèle là ses premières limites. L’homme n’est pas une simple marchandise[19], pas plus que sa famille[20] ou son travail, dans son aspect subjectif, non plus[21]. Autour de l’homme, peut-on considérer la nature, premier capital, marquée ou non par la présence de l’homme, comme une simple marchandise ? Nous savons aujourd’hui ce qu’il en coûte et ce qu’il va en coûter d’avoir exploité la terre, d’avoir remodelé les villes et les campagnes au gré des seuls intérêts matériels. En un mot, il y a des biens collectifs et qualitatifs qui ne peuvent, sous peine de graves destructions et mutilations, de dommages corporels, psychologiques et sociaux, être abandonnés aux lois du marché:
« L’État a le devoir d’assurer la défense et la protection des biens collectifs que sont le milieu naturel et le milieu humain[22] dont la sauvegarde ne peut être obtenue par les seuls mécanismes du marché. Comme, aux temps de l’ancien capitalisme, l’État avait le devoir de défendre les droits fondamentaux du travail, de même, avec le nouveau capitalisme, il doit, ainsi que la société, défendre les biens collectifs qui, entre autres, constituent le cadre à l’intérieur duquel il est possible à chacun d’atteindre légitimement ses fins personnelles.
On retrouve ici une nouvelle limite du marché : il y a des besoins collectifs et qualitatifs qui ne peuvent être satisfaits par ses mécanismes ; il y a des nécessités humaines importantes qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en raison de leur nature, ne peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés. Certes les mécanismes du marché présentent des avantages solides : entre autres, ils aident à mieux utiliser les ressources, ils favorisent les échanges de produits ; et, surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne. Toutefois, ils comportent le risque d’une « idolâtrie » du marché[23] qui ignore l’existence des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises. »[24]
La liberté économique doit donc être balisée, contrôlée, stimulée, par des pouvoirs publics intègres, au nom du bien commun : « L’activité économique, en particulier celle de l’économie de marché, ne peut se dérouler dans un vide institutionnel, juridique et politique. Elle suppose, au contraire, que soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces.[25] Le devoir essentiel de l’État est cependant d’assurer ces garanties, afin que ceux qui travaillent et produisent puissent jouir du fruit de leur travail et donc se sentir stimulés à l’accomplir avec efficacité et honnêteté. L’un des principaux obstacles au développement et au bon ordre économiques est le défaut de sécurité, accompagné de la corruption des pouvoirs publics et de la multiplication de manières impropres de s’enrichir et de réaliser des profits faciles en recourant à des activités illégales ou purement spéculatives. »[26]
Ces pratiques paralysent souvent le développement des pays les moins riches mais elles pourrissent aussi la confiance que les populations des pays développés doivent avoir dans leurs institutions politiques. Il est capital que ceux qui exercent des fonctions publiques soient indépendants des forces économiques et financières et qu’ils aient donc un sens aigu de leurs responsabilités au service des vrais intérêts de l’ensemble des citoyens. C’est un problème majeur que Pie XII avait déjà dénoncé mais qui, malheureusement n’a cessé de se répandre : « Le danger que l’État soit dominé par les forces économiques, au grand détriment du bien général, est exactement aussi grave dans ce cas que dans celui où la conduite de l’État est soumise à la pression du capital ».[27]
Dans ses tâches, l’État n’est heureusement pas toujours seul. Nous l’avons déjà vu précédemment, la société, en vertu du principe de subsidiarité, aussi a son rôle à jouer : « L’État a par ailleurs le devoir de surveiller et de conduire l’application des droits humains dans le secteur économique ; dans ce domaine, toutefois, la première responsabilité ne revient pas à l’État mais aux individus et aux différents groupes ou associations qui composent la société. L’État ne pourrait pas assurer directement l’exercice du droit au travail de tous les citoyens sans contrôler toute la vie économique et entraver la liberté des initiatives individuelles. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’ait aucune compétence dans ce secteur, comme l’ont affirmé ceux qui prônent l’absence totale de règles dans le domaine économique. Au contraire, l’État a le devoir de soutenir l’activité des entreprises en créant les conditions qui permettent d’offrir des emplois, en la stimulant dans les cas où elle reste insuffisante ou en la soutenant dans les périodes de crise. »[28]
Il est même des cas où les pouvoirs publics sont tenus d’intervenir directement : « L’État a aussi le droit d’intervenir lorsque des situations particulières de monopole pourraient freiner ou empêcher le développement. Mais, à part ces rôles d’harmonisation et d’orientation du développement, il peut remplir des fonctions de suppléance dans des situations exceptionnelles, lorsque des groupes sociaux ou des ensembles d’entreprises trop faibles ou en cours de constitution ne sont pas à la hauteur de leurs tâches. Ces interventions de suppléance, que justifie l’urgence d’agir pour le bien commun, doivent être limitées dans le temps, autant que possible, pour ne pas enlever de manière stable à ces groupes ou à ces entreprises les compétences qui leur appartiennent et pour ne pas étendre à l’excès le cadre de l’action de l’État, en portant atteinte à la liberté économique ou civile. »[29]
Tenant fermement à la liberté personnelle et à l’autorité de l’État qui la protège et la mesure à l’aune du bien commun, conjuguant les principes de subsidiarité et de solidarité, l’enseignement social de l’Église échappe aux dérives possibles de certaines théologies de la libération qui au nom de la solidarité sacrifient la liberté et réhabilitent telle ou telle forme de socialisme. Ainsi, la lecture de Marx[30], d’une part, et, d’autre part, la manipulation du langage religieux chez les capitalistes néo-conservateurs américains ont persuadé un des pionniers de la théologie de la libération, Hugo Assmann[31], que l’économie repose sur des présupposés religieux. Il est vrai qu’une religion fétichiste se profile derrière l’économisme qui fait confiance à la « main invisible », qui réduit l’amour du prochain à la recherche de l’intérêt privé[32], qui considère que la pauvreté dans la condition humaine est une vertu et qui, dans son langage sentencieux, donne congé à l’éthique, aux philosophies et aux théologies. Cette religion est en réalité une idolâtrie qui a substitué à l’amour de Dieu et du prochain, un faux dieu nommé Marché, oppressif et impitoyable, et ses acolytes : Argent, Profit, Enrichissement, Capital, Bourgeoisie…
Face à cette idolâtrie, « la question de l’État, c’est-à-dire de la matérialisation institutionnelle du pouvoir de commandement sur la société dans son ensemble, est absolument centrale lorsqu’on discute de l’articulation des critères économiques. »[33] Mais de quel État s’agit-il ? Il faut, nous dit l’auteur, « passer par le niveau de la lutte politique, et non simplement économique, par une transformation globale de la société ».[34]
Hinkelammert précise que la théologie de la libération doit rester critique vis-à-vis de la société capitaliste comme de la société socialiste au nom d’un « critère de discernement » simple : « qu’il soit loisible à l’homme de vivre autant qu’il le peut et qu’il ne se puisse jamais, au nom de la vie des uns, sacrifier la vie des autres ». Mais « à coup sûr, la société capitaliste est hors d’état de satisfaire à un tel critère, et c’est pour cette raison que l’anticipation de la nouvelle terre, telle qu’elle se fait dans la théologie de la libération, débouche sur l’option socialiste. » L’auteur, insistant la faculté critique de sa théologie, en toute circonstance, ajoute encore: « vu l’impossibilité de fait de l’option socialiste, cette disposition critique est inséparable d’une collaboration de base à la construction d’une société socialiste. »[35] Dans un autre essai, il écrira : « La théologie de la libération, quand elle met en avant le Dieu de la vie, prend parti contre le marché et se rapproche des projets économico-sociaux tels qu’il en est fait état, et tels qu’ils sont réalisés, par les mouvements socialistes d’aujourd’hui. »
Concrètement mais sans trop de précisions, Hinkelammert préconisera une « planification globale ».[36] On sait que le plan est essentiel à la pensée marxiste. On sait aussi que Pie XI refusait d’« abandonner » la vie économique à elle-même, qu’il voulait la placer « sous la loi d’un principe directeur juste et efficace » qui ne s’identifie pas purement et simplement à l’État mais à « un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique ». L’État devant toutefois « diriger, surveiller, stimuler, contenir ».[37] Le verbe « diriger » étant ambigu, Jean XXIII dira « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer ». L’idée de plan n’est donc pas tout à fait étrangère à l’Église[38] « mais il va sans dire que le plan, pour autant que l’Église en accepte la notion ne peut être qu’une subordination et une intégration respectant la caractère privé des démarches de production et de consommation, et n’intervenant que partiellement et dans la limite des nécessités de la justice sociale et du bien commun économique ».[39]
A quel « socialisme », à quelle « planification » avons-nous affaire dans cette théologie de la libération ? Il est difficile de le dire clairement.
Toujours est-il que Hinkelammert semble prendre distance par rapport à la conception défendue par l’Église. Il oppose, en effet, sa théologie de la libération, définie comme une théologie du « Dieu de la vie », un Dieu qui se préoccupe donc du corps, à la théologie conservatrice, théologie du « Dieu de la vraie vie de l’âme », un Dieu donc qui ne se préoccupe pas des questions économiques et sociales. La théologie conservatrice, en effet, est une théologie de l’âme séparée du corps, de l’âme qui « ne cherche plus à vivre que de la mort du corps. » Une théologie « anticorporelle » qui isole les individus puisqu’ils n’ont plus de corps et qui cultive une « mystique de la douleur » et du sacrifice. La théologie de la libération, elle, prend en charge la douleur concrète des hommes et est radicalement « antisacrificielle ». Or, la « doctrine sociale classique de l’Église catholique » et il cite Rerum Novarum et Quadragesimo anno, est rangée dans cette théologie conservatrice.[40]
Avec une telle position, l’auteur manifeste sa méconnaissance de la doctrine sociale de l’Église. Par ailleurs, comme le soulignent les préfaciers[41], la dénonciation du marché repose sur « une vision uniformisante et assez idéologique du tiers-monde » alors qu’il y a, nous le verrons, « des tiers-mondes, et à l’intérieur des différents tiers-mondes des dynamiques d’expansion et de récession ». Voir le système du marché, systématiquement, comme une idole, c’est le « diaboliser » sans « tenir compte des configurations fort diverses de réalisation des économies concrètes où intervient toujours, sans doute de façon diversifiée mais souvent importante, l’État. »[42] De même, la pauvreté et la souffrance des hommes, auxquelles les auteurs sont, à juste titre, prioritairement sensibles, n’ont pas une seule cause, le marché. L’analyse du tragique de la condition humaine implique bien d’autres paramètres et échappe pour une part non-négligeable à la réflexion. Il serait, dans la même perspective, important de dire qui sont les pauvres dont la « force historique » est sans cesse sollicitée.
Dans la pensée de l’Église, les diverses pauvretés dues au chômage, au manque de formation ou de responsabilité, doivent être la préoccupation première de l’État et de la société, sans dirigisme, démagogie ou paternalisme : « L’État peut inciter les citoyens et les entreprises à promouvoir le bien commun en mettant en œuvre une politique économique qui favorise la participation de tous ses citoyens aux activités de production. Le respect du principe de subsidiarité doit pousser les autorités publiques à rechercher des conditions favorables au développement des capacités individuelles d’initiative, de l’autonomie et de la responsabilité personnelles des citoyens, en s’abstenant de toute intervention qui puisse constituer un conditionnement indu des forces des entreprises.
En vue du bien commun, il faut toujours poursuivre avec une détermination constante l’objectif d’un juste équilibre entre liberté privée et action publique, conçue à la fois comme intervention directe dans l’économie et comme activité de soutien au développement économique. En tout cas, l’intervention publique devra s’en tenir à des critères d’équité, de rationalité et d’efficacité, et ne pas se substituer à l’action des individus, ce qui serait contraire à leur droit à la liberté d’initiative économique. Dans ce cas, l’État devient délétère pour la société : une intervention directe trop envahissante finit par déresponsabiliser les citoyens et produit une croissance excessive d’organismes publics davantage guidés par des logiques bureaucratiques que par la volonté de satisfaire les besoins des personnes ».[43]
L’État-providence et l’État social actif
Il est un autre problème que Jean-Paul II, en 1991, aborde : celui de l’État-providence. Problème aussi très délicat car, d’une part, depuis Pie XII, dénonce, dès la fin de la guerre, la tendance à accorder à l’État de plus en plus de responsabilités, au risque d’en faire un « léviathan » mais, en même temps, le développement de la sécurité sociale, qui n’est certainement pas un mal en soi, en a fait souvent un « doux léviathan », dirais-je, confortable et séduisant.[44]
Il n’est pas inutile de décrire brièvement la naissance de cet État-providence ni d’évoquer les raisons de sa mise en question à l’heure actuelle.
A l’origine, est le droit social, « né de ce qu’on appelle la question sociale, l’exploitation scandaleuse d’une main-d’œuvre bridée, il s’est façonné à partir des revendications du mouvement ouvrier, des inégalités de traitement entre le patronat et le prolétariat : inégalité dans la représentation dans les juridictions, pénalités différenciées entre patron et ouvrier en cas de grève ou de lock out, foi absolue en la parole du patron qui ne devait guère prouver. Il fallut des émeutes, des grèves violentes pour que, à la fin du XIXe siècle, les politiques se mettent à bouger et à admettre que le recours au droit civil ne pouvait régler ces injustices. Il fallait un autre droit, davantage collé aux réalités sociales et économiques. Progressivement, dans un rapport de forces toujours tendu, s’opéra l’accouchement, douloureux, de ce droit différent. Il traduisait des valeurs nouvelles ainsi qu’une transformation du rôle de l’État : plus interventionniste, plus dispensateur d’égalité, plus soucieux d’une justice distributive. Ce nouveau paradigme conduira à la mise en place de l’État Providence, lequel aujourd’hui subit les assauts de la mondialisation libérale. »[45]
Cette dernière réflexion doit être complétée car, s’il est vrai que la « mondialisation libérale » s’accompagne la plupart du temps d’une mise en question de l’État-providence, force est de constater que le système que recouvre l’étiquette État-providence suscite des difficultés telles que les sociaux-démocrates eux-mêmes ont entrepris ou proposé des réformes.: « Il est frappant en effet de constater que le capitalisme a surmonté la crise sociale en se transformant. Lois sociales, reconnaissance des syndicats, mises en place de structure de discussion, sécurité sociale, redistribution des revenus, accroissement du rôle économique de l’État, (…) développement de l’État-providence, tout cela s’est fait en élargissant le domaine de la justice distributive, mise en question aujourd’hui par les erreurs de politique économique qui ont entraîné ou favorisé la crise.
Sans même décrire ici les conséquences de l’État-providence sur les comportements et les attitudes des individus (perte du sens de l’épargne individuelle, recul du sens des responsabilités, mentalité d’assistés sociaux, conflits corporatistes), il faut bien reconnaître fondées les critiques que les analystes économiques portent sur les dysfonctions et le fonctionnement bloqué du régime actuel : on a atteint une limite qui semble insurmontable. »[46]
En effet, plusieurs facteurs menacent aujourd’hui les États sociaux d’asphyxie[47] dans la mesure où le nombre d’allocataires (chômeurs indemnisés, minimexés, invalides, retraités) a considérablement augmenté alors que le taux d’emploi restait plus ou moins stable ou ne se développait pas dans la même proportion. En Belgique, par exemple, il y avait, en 1970, deux actifs pour un allocataire ; 30 ans plus tard, on comptait un actif pour un allocataire[48].
Comment en est-on arrivé là ?
Le vieillissement de la population réclame plus de moyens pour les pensions et l’assurance maladie. L’irruption des femmes sur le marché du travail rend le plein emploi beaucoup plus difficile à réaliser. Dans le même temps, le marché du travail ne s’est pas toujours élargi mais il s’est modifié : l’économie industrielle a, de plus en plus, fait place à une économie de services et ce glissement a révélé « une inadéquation entre les qualifications demandées et existantes »[49]. Tous les moyens mis en œuvre pour faire face à ces phénomènes : retraites anticipées, allocations de chômage, interruptions de carrière, etc., ont un coût. Ajoutons encore les restructurations, les délocalisations, les licenciements pour manque de rentabilité, etc., qui gonflent le nombre d’allocataires et l’on comprendra aisément dans quelle situation dramatiques se trouvent certains états sociaux.[50]
Est née alors, dans les dernières années du XXe siècle, l’idée d’un État social actif qui devrait remplacer l’État social passif qu’est l’État-providence classique.
Si ce nouveau concept a séduit des esprits libéraux, il n’est certainement pas étranger à la social-démocratie[51]. En Belgique, un des plus chauds partisans de cet État social actif fut le socialiste Frank Vandenbroucke. En Angleterre, c’est le travailliste Tony Blair qui remet en cause le droit social traditionnel. On peut ajouter aussi le nom du socialiste allemand Gehrard Schröder avec son plan de réforme appelé « Agenda 2010 »[52]. C’‘est l’ensemble des pays européens qui sont invités à repenser leur politique sociale.
qu’est-ce l’État social actif ?[53]
L’État social actif se présente « comme une réponse rationnelle aux défis socio-économiques auxquels les états sociaux sont de plus en plus confrontés ». Cet État social actif « vise à une société de personnes actives » tout en préservant « une protection sociale adéquate ».
En fait, « il ne s’agit plus seulement d’assurer des revenus[54], mais aussi d’augmenter les possibilités de participation sociale, de façon à accroître le nombre des personnes actives dans la société ». A cette fin, l’État doit mettre l’accent sur la prévention des risques et sur la surveillance pour « supprimer dans les meilleurs délais la dépendance de soins ». Il doit investir dans la formation et l’enseignement, agir de manière ciblée, « sur mesure » pour revaloriser « ceux qui possèdent la meilleure connaissance du terrain. » En fait, l’État social actif « ne dirige pas mais il délègue » afin de « responsabiliser tous les organismes de sécurité sociale » qui recevront « davantage d’autonomie administrative pourvu qu’ils s’engagent vis-à-vis de l’autorité à obtenir des résultats ».d’une manière générale, il faut tendre à plus de participation active pour lutter contre la pauvreté et mieux répartir les revenus. Comme la participation au marché du travail ne garantit pas automatiquement moins de pauvreté[55], il faut penser à une participation sociale au sens large plutôt qu’à la participation au marché du travail formel.[56]
La participation est liée à une autre notion : la notion de responsabilité. Notion souvent mal perçue, nous le verrons parce qu’elle semble véhiculer une présomption de faute chez les allocataires. Or, l’accent mis sur la responsabilité personnelle est surtout l’effet « des nouveaux risques (manque de qualifications, isolement, …) et (du) lien créé à tort ou à raison entre ces risques et le comportement personnel. »[57] Les personnes ne sont évidemment pas responsables d’un handicap de naissance, qu’il soit physique ou intellectuel, d’une catastrophe naturelle. Elles ne sont pas responsables non plus des dons ou talents innés ou acquis dans la petite enfance « mais bien de l’usage qu’elles font de ces talents ».
La responsabilisation personnelle garantit « une véritable égalité des chances ». de tous les acteurs. Il n’y a donc pas d’égalité sans responsabilité, responsabilité de tous, chômeurs, malades, personnes âgées, employeurs, syndicats, etc.. Il n’y a pas d’égalité sans responsabilité ni, bien sûr, sans solidarité[58] : il faut « oser envisager « non seulement la rhétorique commode au sujet des responsabilités morales des pauvres et des faibles, mais aussi une rhétorique plus malaisée concernant les obligations sociales des riches et des puissants ». »[59] L’État social actif « implique que les acteurs sociaux assument leurs responsabilités. Il suppose tout autant que les pouvoirs publics reconnaissent ces responsabilités et cette compétence de terrain. »[60]
Bien conscient que certaines personnes sont tout à fait responsables de la situation dramatique dans laquelle elles se retrouvent, l’auteur tient à ajouter à sa description de l’État social actif, la notion de « compassion » qui, peut-être « n’a pas sa place dans le domaine rigoureux de la justice mais qui le complète ».
Reste la difficile mise en œuvre de ces principes. Mais, quelles que soient les formules pratiques retenues, la philosophie développée révèle une plus grande attention à la personne et plus de subsidiarité liée à la solidarité puisque tous les acteurs sont mobilisés et qu’au niveau des pouvoirs publics, l’État n’est plus le seul grand dispensateur de la protection et de l’aide puisque la politique sociale relève aussi des villes et des régions.[61]
L’État social actif est loin de faire l’unanimité. Dans ses différentes variantes sous d’autres appellations, il est critiqué dans les milieux ultra-libéraux évidemment[62] mais aussi au sein d’organisations de travailleurs. Ainsi le Mouvement ouvrier chrétien et la revue Démocratie se montrent-ils plus que réticents défendant l’idée que les deux piliers de la vraie politique sociale sont d’une part « la réduction des inégalité de revenus et une extension/amélioration des services publics » : « C’est moins les chômeurs qu’il faut activer que la capacité régulatrice de l’État. Rompre avec le néolibéralisme suppose de réinventer une politique macroéconomique de plein emploi adaptée au contexte actuel. »[63] Franck Vandenbroucke, quant à lui, est accusé de reproduire « les poncifs les plus archaïques du discours libéral ».[64]
Une observatrice universitaire porte un jugement plus nuancé. Après avoir rappelé que, jusqu’au choc pétrolier de 1980, « la question centrale de l’État social était de définir les risques à couvrir et de chercher ensuite les moyens de les financer afin d’assurer les citoyens contre leur survenance », elle remarque que, « par la suite, la démarche s’est petit à petit inversée : des enveloppes budgétaires fermées ont été préalablement fixées et l’on a examiné ensuite contre quels aléas cela permettrait encore de protéger la population. » Dès lors, on a mis « de plus en plus l’accent sur la responsabilité individuelle des travailleurs, qui sont priés de gérer au mieux - c’est-à-dire au moins cher - leur carrière. » « Le langage en arrière-plan témoigne du changement de mentalité. On ne parle plus de solidarité mais de responsabilité », note-t-elle, simplifiant un peu le discours des « partis de gauche ». Elle relève tout de même que « l’État social actif prétend préserver certains acquis. Reste que les conditions d’ensemble se détériorent. On voit ainsi, continue-t-elle, se multiplier les emplois aux statuts précaires comme pour les contrats ALE[65] qui ne bénéficient pas des garanties individuelles et collectives du droit du travail. De même, on voit se généraliser des pratiques contraignantes comme quand les subventions des CPAS sont calculées en fonction du nombre de personnes mises au travail. (…) Les gens sont désormais obligés de se former, même si c’est dans une voie qui ne leur plaît pas du tout. » En conclusion : « Parler de crise de l’État providence n’est donc pas exagéré. »[66]
Que penser de tout cela ? L’Église, sous Jean-Paul II, a-t-elle un discours sur ces questions, qui pourrait nous éclairer ?
Nous savons déjà que Pie XII a eu l’occasion, au lendemain de la guerre, lors de l’expansion des systèmes de sécurité sociale, de prendre position. Distinguant une sécurité sociale qui fonctionnerait « grâce« à la société et une autre qui se construirait « dans » et « avec » la société, Pie XII a voulu surtout mettre en garde contre une sécurité qui serait le monopole de l’État alors que la vraie sécurité doit naître d’abord d’un salaire suffisant, de la possibilité d’accéder à l’épargne et à la propriété, être assurée ensuite par les communautés et les organisations professionnelles, l’État intervenant pour suppléer aux carences de tous les échelons précédents.
Jean-Paul II va décrire comment s’est constitué, à partir du souci de sécurité, l’État-providence, ses intentions, ses faiblesses, ses erreurs et ses limites : « On a assisté, récemment, à un important élargissement du cadre de ces interventions, ce qui a amené à constituer, en quelque sorte, un État de type nouveau, l’« État du bien-être ». Ces développements ont eu lieu dans certains États pour mieux répondre à beaucoup de besoins, en remédiant à des formes de pauvreté et de privation indignes de la personne humaine. Cependant, au cours de ces dernières années en particulier, des excès ou des abus assez nombreux ont provoqué des critiques sévères de l’État du bien-être, que l’on a appelé l’« État de l’assistance ». Les dysfonctionnements et les défauts des soutiens publics proviennent d’une conception inappropriée des devoirs spécifiques de l’État. Dans ce cadre, il convient de respecter également le principe de subsidiarité : une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun.
En intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’État de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses. En effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre. On ajoutera que souvent certains types de besoins appellent une réponse qui ne soit pas seulement d’ordre matériel mais qui sache percevoir la requête humaine plus profonde. Que l’on pense aussi aux conditions que connaissent les réfugiés, les immigrés, les personnes âgées ou malades, et aux diverses conditions qui requièrent une assistance comme dans le cas des toxicomanes, toutes personnes qui ne peuvent être efficacement aidées que par ceux qui leur apportent non seulement les soins nécessaires, mais aussi un soutien sincèrement fraternel. »[67]
Il est clair, à travers ce texte, qu’on ne peut charger, sans dommages, l’État de toute la sécurité sociale. En lui accordant le monopole de la solidarité, on gonfle et paralyse finalement ses fonctions essentielles[68] ; on dépouille les personnes et les corps intermédiaires des leurs et l’on perd de vue qu’il y a des pauvretés qui ne peuvent se satisfaire des aides matérielles.
En pâtissent le principe de subsidiarité mais aussi « le principe d’économicité »[69] qui veut que l’État, comme tous les corps sociaux, emploie les biens de manière rationnelle, à bon escient et sans gaspillage.
L’État-providence ne s’épanouit qu’en appauvrissant les corps intermédiaires alors qu’ils sont les vrais organes dynamiques et protecteurs d’une société : « Le système économique et social doit être caractérisé par la présence simultanée de l’action publique et de l’action privée, y compris l’action privée sans finalités lucratives. Se configure ainsi une pluralité de centres décisionnels et de logiques d’action. Il existe certaines catégories de biens, collectifs et d’usage commun, dont l’utilisation ne peut dépendre des mécanismes du marché et ne relève pas non plus de la compétence exclusive de l’État. Le devoir de l’État en rapport à ces biens, est plutôt de mettre en valeur toutes les initiatives sociales et économiques qui ont des effets publics et sont promues par les structures intermédiaires. La société civile, organisée à travers ses corps intermédiaires, est capable de contribuer à la poursuite du bien commun en se situant dans un rapport de collaboration et de complémentarité efficace vis-à-vis de l’État et du marché, favorisant ainsi le développement d’une démocratie économique opportune. Dans un tel contexte, l’intervention de l’État doit être caractérisée par l’exercice d’une véritable solidarité qui, en tant que telle, ne doit jamais être séparée de la subsidiarité. »[70]
Dans des sociétés moins développées existent « des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. (…) Il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services ».
Dans les sociétés développées : « un réseau d’institutions sociales, d’assurance et de sécurité, peut réaliser en partie la destination commune des biens. Il importe de poursuivre le développement des services familiaux et sociaux, principalement de ceux qui contribuent à la culture et à l’éducation. Mais dans l’aménagement de toutes ces institutions, il faut veiller à ce que le citoyen ne soit pas conduit à adopter vis-à-vis de la société une attitude de passivité, d’irresponsabilité ou de refus de service. »[71]
La famille doit conserver toutes ses capacités protectrices : « La solidité du noyau familial est une ressource déterminante pour la qualité de la vie sociale en commun… communauté d’amour et de solidarité… »[72]
L’accès à la terre et à la propriété privée ou communautaire restent, malgré les nouvelles formes de protection, des moyens de se garantir contre les aléas de l’existence : « Si, dans le processus économique et social, des formes de propriété inconnues par le passé acquièrent une importance notoire, il ne faut pas oublier pour autant les formes traditionnelles de propriété. La propriété individuelle n’est pas la seule forme légitime de possession. L’ancienne forme de propriété communautaire revêt également une importance particulière ; bien que présente aussi dans les pays économiquement avancés, elle caractérise particulièrement la structure sociale de nombreux peuples indigènes. C’est une forme de propriété qui a une incidence si profonde sur la vie économique, culturelle et politique de ces peuples qu’elle constitue un élément fondamental de leur survie et de leur bien-être. » Mais ce type de propriété est amené à évoluer.
« La distribution équitable de la terre demeure toujours cruciale, en particulier dans les pays en voie de développement ou qui sont sortis des systèmes collectivistes ou de colonisation. Dans les zones rurales, la possibilité d’accéder à la terre grâce aux opportunités offertes par les marchés du travail et du crédit est une condition nécessaire pour l’accès aux autres biens et services ; non seulement elle constitue une voie efficace pour la sauvegarde de l’environnement, mais cette possibilité représente un système de sécurité sociale réalisable aussi dans les pays disposant d’une structure administrative faible. »[73] En conclusion, « Une série d’avantages objectifs dérive de la propriété pour le sujet propriétaire, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une communauté : conditions de vie meilleure, sécurité pour l’avenir, plus vastes opportunités de choix. »[74]
Quant aux systèmes de sécurité sociale mis en place par l’État-providence, il faut, vu les circonstances et leur aboutissement, les renouveler : « En poursuivant « de nouvelles formes de solidarité »[75], les associations de travailleurs doivent s’orienter vers l’assomption de plus grandes responsabilités, non seulement dans le cadre des mécanismes traditionnels de la redistribution, mais aussi à l’égard de la production de la richesse et de la création de conditions sociales, politiques et culturelles qui permettent à tous ceux qui peuvent et désirent travailler d’exercer leur droit au travail, dans le plein respect de leur dignité de travailleurs. Le dépassement graduel du modèle d’organisation basé sur le travail salarié dans la grande entreprise rend opportune en outre la mise à jour des normes et des systèmes de sécurité sociale qui ont servi à protéger les travailleurs jusqu’à présent , tout en préservant leurs droits fondamentaux. »[76]
Les systèmes actuels de sécurité sociale sont inadaptés : « la transition actuelle marque le passage du travail salarié à durée indéterminée, conçu comme une place fixe, à un parcours de travail caractérisé par une pluralité d’activités ; d’un monde du travail compact, défini et reconnu, à un univers de travaux diversifié, fluide, riche de promesses, mais aussi chargé d’interrogations préoccupantes, spécialement face à l’incertitude croissante quant aux perspectives d’emplois, aux phénomènes persistants du chômage structurel, à l’inadaptation des systèmes actuels de sécurité sociale. Les exigences de la concurrence, de l’innovation technologique et de la complexité des flux financiers doivent être harmonisés avec la défense du travailleur et de ses droits. »[77]
Sécurité sociale, certes, assistance, certes, par solidarité mais dans le respect de la subsidiarité, sans céder à ce que le Compendium de la doctrine sociale de l’Église appelle « assistantialisme »[78] et à l’étatisme.
En outre, la société et l’État doivent assurer des niveaux de salaire proportionnés à la subsistance du travailleur et de sa famille, ainsi qu’une certaine possibilité d’épargne. Cela requiert des efforts pour donner aux travailleurs des connaissances et des aptitudes toujours meilleures et susceptibles de rendre leur travail plus qualifié et plus productif ; mais cela requiert aussi une surveillance assidue et des mesures législatives appropriées pour couper court aux honteux phénomènes d’exploitation, surtout au détriment des travailleurs les plus démunis, des immigrés ou des marginaux. Dans ce domaine, le rôle des syndicats, qui négocient le salaire minimum et les conditions de travail, est déterminant.
Enfin, il faut garantir le respect d’horaires « humains » pour le travail et le repos, ainsi que le droit d’exprimer sa personnalité sur les lieux de travail, sans être violenté en aucune manière dans sa conscience ou dans sa dignité. Là encore, il convient de rappeler le rôle des syndicats, non seulement come instruments de négociation mais encore comme »lieux » d’expression de la personnalité : ils sont utiles au développement d’une authentique culture du travail et ils aident les travailleurs à participer d’une façon pleinement humaine à la vie de l’entreprise. » (CA 15).
En Belgique, en arrondissant les chiffres on peut dire qu‘aux alentours de l’an 2000, sur une population totale de 10.000.000, moins de 4.000.000 sont occupés. Dans les 6.000.000 restant, on compte un demi-million de chômeurs. On peut ajouter encore que dans les 4.000.000 occupés, tous les travailleurs ne sont pas producteurs de richesses, loin de là ! (Op. cit., p. 33). Les 5.500.000 d’ »inactifs » ne sont pas tous des enfants en bas âge ou des personnes âgées. Le facteur démographique intervient également : « Les creux, et les pics démographiques caractérisant certaines catégories d’âge de la population influencent directement le volume de la population active. A la fin des années septante, alors que le nombre d’emplois allait en s’amenuisant chaque jour, les jeunes qui entraient sur le marché du travail étaient bien plus nombreux que les travailleurs qui le quittaient pour partir à la retraite. La pression démographique était donc forte et beaucoup de nouveaux entrants ne trouvaient pas d’emploi. Cette conjoncture démographique défavorable s’est immédiatement traduite par une aggravation du chômage. A la veille de l’an 2000, la population potentiellement active tend à se stabiliser entraînant un amenuisement de l‘influence du facteur démographique. » Ce qui est déterminant aussi c’est « la propension à participer au marché du travail », selon le sexe et les tranches d’âge. (Id., p. 31). Ainsi, depuis la fin des années soixante, on constate que la participation des femmes au marché du travail est de plus en plus importante et de plus en plus semblable au modèle masculin mais en s’insérant surtout dans le travail à temps partiel (Id, p.170). d’autre part, Il faut tenir compte aussi dans la société contemporaine de « la chute des taux d’activité aux classes d’âge extrêmes. Les jeunes retardent leur entrée en activité et les plus âgés avancent le moment de leur retrait définitif. Ce sont les taux de scolarité et leur évolution qui permettent de comprendre la participation de plus en plus faible des jeunes à la vie active. Si beaucoup prolongent leurs études pour parfaire leur formation, d’autres le font aussi par crainte des difficultés d’insertion sur le marché du travail. A l’autre extrémité, les mesures de prépension, celles en faveur des chômeurs âgés et l’assouplissement de la fin de carrière ont, dans une certaine mesure, permis d’amortir les effets des restructurations de l’appareil de production. Elles ont néanmoins entraîné le retrait complet de la vie active d’une partie substantielle de la main-d’œuvre la plus âgée ». (Id., p. 31).
Ce livre a soulevé une énorme polémique. Les calculs statistiques des deux auteurs sont contestés par les spécialistes comme Thierry Foucart qui écrit : « les auteurs Murray et Herrnstein, se fondant sur des analyses statistiques nombreuses et relativement complexes comme des régressions linéaires multiples et logistiques, interprètent des résultats d’une façon pourtant très contestable : ils prétendent ni plus ni moins apporter une preuve scientifique de l’infériorité de certaines races sur d’autres. Les résultats de leurs analyses statistiques montrent selon eux qu’aux États-Unis, les noirs ont une moins bonne réussite sociale que les autres races toutes choses égales par ailleurs. Comment un journaliste ou un philosophe convaincu de l’égalité entre hommes peut-il contester les résultats d’un modèle linéaire et l’interprétation d’un coefficient de corrélation partielle ? Les arguments dont il dispose relèvent des sciences « molles » et lui paraissent bien faibles - à tort - par rapport à une argumentation relevant des sciences « dures ». La contestation de cette thèse est surtout le fait de scientifiques : la plus connue a été publiée par S.J. Gould, dans son ouvrage « La mal-mesure de l’homme » (Odile Jacob, 1997). Sa démarche consiste à montrer les limites des méthodes statistiques utilisées par Murray et Herrnstein, ce qui lui permet de contredire totalement leurs raisonnements et de mettre en évidence l’idéologie raciste sous-jacente. Il a utilisé la même démarche scientifique que les auteurs dont il condamne les conclusions ». ( Statistique et idéologies scientifiques, Communication au laboratoire de mathématiques, équipe de probabilités, 11-12-2003, disponible sur www2.univ-poitiers.fr).
iv. Le problème de l’impôt et des finances publiques.
Les différentes tâches qui attendent l’État en matière économique et sociale, ont bien sûr un coût qui s’ajoute à toutes les dépenses nécessaires au fonctionnement des services publics, à l’ordre public, à la sécurité intérieure et extérieure, etc..
L’impôt est, de soi, dans cette perspective, tout à fait légitime.
Cet avis s’enracine dans « la diatribe sur l’impôt à payer à César »[1]: « le pouvoir temporel a droit à ce qui lui est dû : Jésus ne considère pas l’impôt à César comme injuste. »[2] De même, Paul « insiste sur le devoir civique de payer les impôts : « Rendez à chacun ce qui lui est dû : à qui l’impôt, l’impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur, l’honneur »[3]. Toutefois Paul n’entend pas par là « légitimer tout pouvoir mais plutôt aider les chrétiens à « avoir à coeur ce qui est bien devant tous les hommes »[4], même dans les rapports avec l’autorité, dans la mesure où celle-ci est au service de Dieu pour le bien de la personne[5] et « pour faire justice et châtier qui fait le mal »[6] ».[7]
Saint Thomas, éclairé par la parole du Christ, »Rendez à César… », déclare : « Il arrive que les revenus du prince soient insuffisants pour protéger ses États et assurer ce que l’on attend raisonnablement de lui. En pareil cas, il est juste que les sujets contribuent à procurer l’utilité commune. De là vient que dans quelques États, en raison d’anciennes coutumes, certaines taxes sont imposées aux sujets, qui ne sont pas excessives et qui peuvent être perçues sans péché. En sorte qu’un prince, qui est établi pour l’utilité commune, peut vivre des choses communes, et gérer les affaires communes par des revenus afférents, ou si ces derniers manquent ou s’avèrent insuffisants, par ceux qui sont collectés auprès de tous. La même raison s’applique aux cas extraordinaires, lorsqu’il faut engager de grandes dépenses pour l’utilité commune ou le maintien de la dignité du statut princier, à quoi ne suffisent pas ses revenus propres ou les impôts courants, par exemple en cas d’invasion ou toute autre circonstance semblable. Les princes peuvent alors licitement exiger de leurs sujets, pour l’utilité commune, d’autres impôts en sus des impôts courants. Mais ce ne serait pas du tout licite si ces nouveaux impôts étaient institués pour satisfaire leur seule passion ou pour des dépenses désordonnées et excessives. »[8]
Dans l’enseignement moderne de l’Église, le sujet de l’impôt et des finances publiques n’a pas donné lieu à de nombreuses prises de position. Mais nous savons déjà que le problème de l’impôt est lié au problème de la propriété privée : « L’État doit tendre, selon les normes de la justice distributive, à une répartition équitable du revenu national entre tous les membres et entre toutes les classes de la nation ; il a le devoir d’empêcher une concentration excessive de la propriété par des impôts directs ou indirects, éventuellement même par des mesures d’expropriation, celles-ci étant subordonnées à une indemnité convenable. »[9]
d’une part, l’impôt est lié. Toutefois, dans les documents qui en parlent, la leçon est toujours, en bref, la même : modération.
Pour Léon XIII, « ...ce qui fait une nation prospère » entre autres: « un taux modéré et une répartition équitable des impôts » [10] ; « Il ne faut pas que la propriété privée soit épuisée par un excès de charges et d’impôts. »[11]
De même, Pie XII déclarera qu’« Il serait contre nature de se vanter comme d’un progrès d’un développement de la société qui, ou par l’excès des charges, ou par celui des ingérences immédiates, rendrait la propriété privée vide de sens, enlevant pratiquement à la famille et à son chef la liberté de poursuivre la fin assignée par Dieu au perfectionnement de la vie familiale »[12].
Ce Souverain Pontife reviendra plus longuement sur cette question devant un parterre de spécialistes, car c’est un problème important[13]. En effet, les questions des finances publiques « occupent le centre des luttes politiques et sont souvent devenues le point névralgique des discussions les plus passionnées, non sans péril d’ailleurs pour l’équilibre de la structure interne de l’État. » d’autre part ces problèmes complexes sont souvent discutés par des personnes incompétentes. Enfin, après la guerre on a vu l’État prendre une place de plus en plus grande dans la vie de la société. La tendance à l’étatisation a entraîné des charges et des dépenses supplémentaires de la part des pouvoirs publics : « Les besoins financiers de chacune des nations, grandes ou petites, se sont formidablement accrus. La faute n’en est pas aux seules complications ou tensions internationales ; elle est due aussi, et plus encore peut-être, à l’extension démesurée de l’activité de l’État, activité qui, dictée trop souvent par des idéologies fausses ou malsaines, fait de la politique financière, et tout particulièrement de la politique fiscale, un instrument au service de préoccupations d’un ordre différent. »
Dans ces matières très délicates, il est indispensable de construire une politique fiscale autour « de principes fondamentaux clairs, simples, solides », faute de quoi « la science et l’art des finances publiques »[14] sont réduits « au rôle d’une technique et d’une manipulation purement formelles. » Cette dégradation a des conséquences fâcheuses « sur la mentalité des individus ». Non seulement il comprend de moins en moins les affaires financières de l’État mais, même dans les meilleures circonstances, « il soupçonne toujours quelque menée mystérieuse, quelque arrière-pensée malveillante, dont il doit prudemment se défier et se garder ». Pie XII voit là « la cause profonde de la déchéance de la conscience morale du peuple - du peuple à tous les échelons - en matière de bien public, en matière fiscale principalement ».
Les pouvoirs publics doivent donc s’abstenir « de ces mesures, qui, en dépit de leur virtuosité technique, heurtent et blessent dans le peuple le sens du juste et de l’injuste, ou qui relèguent à l’arrière-plan sa force vitale, sa légitime ambition de recueillir le fruit de son travail, son souci de la sécurité familiale, toutes considérations qui méritent d’occuper dans l’esprit du législateur la première place, non la dernière. »
Ceci dit, Pie XII va définir la fonction essentielle des finances publiques : « Le système financier de l4etat doit viser à réorganiser la situation économique de manière à assurer au peuple les conditions matérielles de vie indispensables à poursuivre la fin suprême assignée par le Créateur : le développement de sa vie intellectuelle, spirituelle et religieuse. » Ceci demande de la part des responsables: « désintéressement » et le souci du « vrai bien du peuple ».
Rassemblant l’essentiel des brefs passages des messages pontificaux consacrés à l’impôt et aux finances publiques, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église confirme[15] : « Les recettes fiscales et la dépense publique revêtent une importance économique cruciale pour chaque communauté civile et politique: l’objectif vers lequel il faut tendre consiste en des finances publiques capables de se proposer comme instrument de développement et de solidarité. Des finances publiques équitables et efficaces produisent des effets vertueux sur l’économie, car elles parviennent à favoriser la croissance de l’emploi, à soutenir les activités des entreprises et les initiatives sans but lucratif, et contribuent à accroître la crédibilité de l’État comme garant des systèmes de prévoyance et de protection sociales, destinés en particulier à protéger les plus faibles.
Les finances publiques s’orientent vers le bien commun quand elles s’en tiennent à quelques principes fondamentaux : paiement des impôts comme spécification du devoir de solidarité[16] ; rationalité et équité dans l’imposition des contributions ; rigueur et intégrité dans l’administration et dans la destination des ressources publiques. Dans la distribution des ressources, les finances publiques doivent suivre les principes de la solidarité, de l’égalité, de la mise en valeur des talents, et accorder une grande attention au soutien des familles, en destinant à cette fin une quantité appropriée de ressources. »
a. Benoît XVI
Dans une « société toujours plus globalisée »[1], face à « l’explosion de l’interdépendance planétaire »[2], Benoît XVI ne peut que constater que « le nouveau contexte commercial et financier international marqué par une mobilité croissante des capitaux financiers et des moyens de productions matériels et immatériels, a modifié le pouvoir politique des États. »[3] Les systèmes de protection et de prévoyance existants sont menacés. les délocalisations, les formes nouvelles de compétition, la diversité fiscale, la dérégulation du monde du travail, le chômage, l’éclectisme cultuel et le nivellement culturel, la faim, la mentalité et les pratiques antinatalistes, la négation du droit à la liberté religieuse, le sur-développement et le sous-développement, le morcellement du savoir et le rationalisme déstabilisent le pouvoir politique de l’État, disloquent les sociétés et rendent le monde chaotique.[4] Des solutions neuves sont nécessaires pour restaurer plus de justice et de fraternité certes mais vu l’ampleur des problèmes, nous l’avons vu, Benoît XVI appelle de ses vœux une nouvelle vison économique qui s’articule sur le don et la gratuité. Dans cette optique, l’autorité politique ne peut être négligée : elle a un rôle important à jouer « dans la mise en place d’un nouvel ordre économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine. De même qu’on entend cultiver un entreprenariat différencié sur le plan mondial, ainsi doit-on promouvoir une autorité politique répartie et active sur plusieurs plans. L’économie intégrée de notre époque n’élimine pas le rôle des États, elle engage plutôt les gouvernements à une plus forte collaboration réciproque. la sagesse et la prudence nous suggèrent de ne pas proclamer trop hâtivement la fin de l’État. Lié à la solution de la crise actuelle, son rôle semble destiné à croître, tandis qu’il récupère nombre de ses compétences. »[5] Nous verrons à ce point de vue, en abordant la question du développement des peuples, la nécessité, au-delà de l’État, de l’établissement d’une véritable « Autorité politique mondiale »[6] que souhaitait déjà Jean XXIII[7].
b. François
Si Benoît XVI était particulièrement sensible à la crise financière et économique, et que François, lui, s’intéresse à la crise environnementale, ils sont tous les deux d’accord pour plaider en faveur d’une restauration de l’État et de la nécessité d’un consensus mondial, les deux crises étant d’ailleurs liées comme atteinte au bien commun.
François rappelle que « face à la possibilité d’une utilisation irresponsable des capacités humaines, planifier, coordonner, veiller et sanctionner sont des fonctions impératives de chaque État. » Mais le « cadre politique et institutionnel n’est pas là seulement pour éviter les mauvaises pratiques, mais aussi pour encourager les bonnes pratiques, pour stimuler la créativité qui cherche de nouvelles voies, pour faciliter les initiatives personnelles et collectives. »[1] « La politique, explique le pape, ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. Aujourd’hui, en pensant au bien commun, nous avons impérieusement besoin que la politique et l’économie, en dialogue, se mettent résolument au service de la vie, spécialement de la vie humaine. »[2]
v. Conclusion partielle
Le philosophe peut nous aider à comprendre le rôle nécessaire de l’autorité publique en matière sociale et économique. P. Ricoeur, dans une réflexion sur le concept de « juste »[1] insiste sur la « juste distance entre les antagonistes des partages, des échanges et des rétributions que notre indignation dénonce comme injustes. » La justice a, précisément, pour but de mettre à distance les protagonistes : « Juste distance, médiation d’un tiers, impartialité s’énoncent comme les grands synonymes du sens de la justice (…) ». La « juste distance » implique la médiation d’un tiers et son impartialité pour éviter la guerre et garantir la paix. Or l’économie est aujourd’hui de plus en plus considérée comme un champ de bataille : conquérir des marchés, établir des stratégies, vaincre le concurrent, gagner, emporter, se battre pour un emploi sont des expressions courantes. Plus que jamais donc, dans les guerres économiques et les luttes sociales qu’elles engendrent, il est nécessaire qu’un tiers impartial mette à distance les rivaux. En l’occurrence, il ne peut s’agir que de la puissance publique incorruptible qui agit au nom de la justice sociale, qui établit des règles, qui protège le faible.
Tout esprit de bon sens peut souscrire à cette analyse. Et même dans la patrie du libéralisme dur et pur, aux États-Unis, il ne manque pas d’esprits éclairés pour demander à l’État d’équilibrer la force du marché. Ainsi Joseph Stiglitz, ancien conseiller économique de Bill Clinton[2], vice-président de la banque nationale et prix Nobel d’économie, a-t-il fait sensation en publiant coup sur coup deux critiques très fortes du libéralisme, d’autant plus fortes qu’elles n’étaient pas purement intellectuelles mais reposaient aussi sur son expérience aux plus hauts niveaux des rouages de l’économie politique[3]. Il montre les désordres et les dégâts qu’un marché sans régulation, sans direction et sans contrôle, a pu entraîner aux États-Unis et dans le monde[4]. Il s’emploie donc à combattre le « mythe du Grand Méchant État »[5] et à réhabiliter la justice sociale en écrivant : « Nous devons nous préoccuper de la dure situation des pauvres : c’est une obligation morale, reconnue par toutes les religions. C’est aussi une valeur américaine bien ancrée, comme l’indique le début de la Déclaration d’indépendance (…) (qui) exprime l’engagement pour l’égalité (indépendamment de l’ethnie, de la nationalité, du sexe, etc.), et, sans un niveau élémentaire de revenu, la « poursuite du bonheur » n’a pas de sens. »[6] L’auteur récuse « l’économie du ruissellement (qui affirme que tout le monde est gagnant quand on donne de l’argent aux riches) » et réclame le renforcement de l’égalité des chances parmi lesquelles prédomine la « chance » de l’emploi. Ainsi, « le pays utiliserait mieux ses ressources humaines de base puisqu’il permettrait à chacun de vivre au niveau de ses potentialités. Il y aurait plus d’efficacité et plus d’équité. »[7]
d’une manière générale, « maintenir la loi et l’ordre est la première mission de tout gouvernement. Mais la société moderne exige bien plus. Nous nous achetons et vendons les uns aux autres des biens et des services, et l’État remplit une fonction centrale pour réglementer ces échanges : il ne se contente pas, loin de là, d’assurer le respect des contrats. La science économique moderne a contribué à définir les domaines où l’action collective peut être souhaitable, notamment dans les milliers de situations où les marchés ne fonctionnent pas correctement -quand ils ne créent pas assez d’emplois, par exemple. Et nous l’avons déjà noté, même lorsque les marchés sont efficaces, certaines personnes risquent d’avoir un revenu insuffisant pour vivre. »[8] L’action collective est absolument nécessaire pour préserver la liberté et les droits fondamentaux « mais, au fur et à mesure que leur liste s’allonge -droit au respect de la vie privée, droit de savoir ce que fait l’État, droit de choisir, droit à un travail décent, droit aux soins médicaux de base-, l’État devient nécessaire pour permettre aux individus de les exercer. »[9]
Ceci dit, l’auteur montre qu’il serait simpliste d’en rester à la « dichotomie marché-État » et qu’il existe d’autres formes d’action collectives que celle de l’État. Si l’action, collective de l’État fait appel à la contrainte, il y a des formes d’action collectives volontaires. L’auteur cite les ONG et aussi les coopératives : « En Suède, les épiceries coopératives sont tout aussi efficace que leurs homologues à but lucratif. Dans le monde entier, les coopératives agricoles ont joué, et jouent toujours, un rôle important, tant pour procurer du crédit que pour commercialiser les produits. Aux États-Unis, pays capitaliste s’il en est, la commercialisation des raisins secs, des amandes et des airelles est dominée par des coopératives. Souvent, les coopératives naissent d’un échec du marché : il était inexistant, ou dominé par des firmes âpres au gain qui, disposant d’un pouvoir de monopole, exploitaient les agriculteurs. »[10]
Ces quelques extraits nous donnent une idée précise de la thèse défendue par Joseph Stiglitz. Les faits l’ont amené à redécouvrir le rôle irremplaçable de l’État, rôle primordial et subsidiaire d’un État soucieux de justice sociale et respectueux de l’initiative personnelle et collective.
L’Église n’est donc pas seule à proclamer que l’intervention de l’État en matières économique et sociale est légitime et nécessaire. S’il existe aussi une sphère légitime d’autonomie pour les activités économiques, si on ne peut accepter l’étatisation des instruments de production parce qu’elle réduirait chaque citoyen à n’être qu’une pièce dans la machine de l’État, on ne peut accepter non plus que l’État laisse totalement le domaine de l’économie en dehors de son champ d’intérêt et d’action. On sait que le marché ne peut satisfaire de nombreux besoins humains, parmi les plus essentiels : survie, participation, éducation, expression.
Au nom du principe de solidarité, il a le devoir d’intervenir en prêtant une attention particulière aux plus faibles. Et, au nom du bien commun, l’État doit veiller à ce que chaque secteur de la vie sociale, y compris le secteur économique, contribue à promouvoir ce bien commun, tout en respectant la juste autonomie de chacun d’entre eux au nom du principe de subsidiarité.
Au nom du principe de subsidiarité, l’État intervient indirectement en orientant, harmonisant, aidant, contrôlant, en déterminant surtout le cadre institutionnel, juridique et politique à l’intérieur duquel se déploient les rapports économiques. Il sauvegarde ainsi les conditions premières d’une économie libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties, pour éviter la dictature de l’une sur l’autre.[11]
Au nom du principe de solidarité, pour que la liberté soit effective, l’État intervient directement en imposant, pour la défense des plus faibles, l’intérêt de tous et la protection des biens collectifs[12], certaines limites à l’autonomie des parties et certaines mesures d’aide, d’assistance, de surveillance, de soutien, de stimulation. Il veille à ce que l’application des droits humains soit d’abord mise en œuvre par tous les acteurs, personnes et groupes sociaux.
L’État peut remplir des fonctions de suppléance, limitées dans le temps et justifiées par l’urgence, dans des situations exceptionnelles, lorsque des groupes sociaux ou des ensembles d’entreprises trop faibles ou en cours de constitution ne sont pas à la hauteur de leurs tâches.
Mais l’État est un instrument au service du bien commun. Son rôle doit rester subsidiaire. Si l’on demande trop à l’État ou s’il veut être le premier acteur, il prive la société de ses responsabilités. Alors, les forces humaines s’affaiblissent, les appareils publics s’hypertrophient dans la bureaucratie et les dépenses croissent.
Bref, solidarité, subsidiarité[13] et bien commun restent, de bout en bout, les mots-clés de la réflexion de l’Église sur le rôle de l’État.
Il existe des activités où l’État peut faire mieux que le secteur privé. » Et de citer, en exemples, la sécurité, les retraites, la réglementation des transports et des investissements. (Quand le capitalisme perd la tête, op. cit., pp. 46-51). « L’État, par ce qu’il fait et par ce qu’il ne fait pas, a joué un rôle crucial dans de nombreux succès. Où seraient les fortunes amassées dernièrement dans le secteur technologique, par exemple dans la nouvelle économie d’Internet, si l’État n’avait pas financé la recherche qui a créé la Toile ? Beaucoup le comprennent intuitivement : les compagnies pharmaceutiques encouragent le soutien de l’État à la recherche pure, sur laquelle reposent tant de leurs brevets et de leurs profits. » (Id., pp. 367-368).
vi. Pour compléter la conclusion…
Pour qu’une vie économique et sociale saine et pleinement respectueuse de tout l’homme dans tout homme, puisse s’épanouir, elle a besoin de certaines conditions juridiques et politiques que seul l’État peut garantir pour que se réalisent prioritairement, au profit d’un nombre toujours plus grand de personnes, les objectifs les plus importants du bien commun. Une bonne économie demande d’abord une bonne politique : « Divers pays ont besoin de réformer certaines structures injustes et notamment leurs institutions politiques afin de remplacer des régimes corrompus, dictatoriaux et autoritaires par des régimes démocratiques qui favorisent la participation. C’est un processus que nous souhaitons voir s’étendre et se renforcer, parce que la « santé » d’une communauté politique - laquelle s’exprime par la libre participation et la responsabilité de tous les citoyens dans les affaires publiques, par la fermeté du droit, par le respect et la promotion des droits humains - est une condition nécessaire et une garantie sûre du développement de « tout l’homme et tous les hommes » »[1]. Ce que Jean-Paul II dit des pays en voie de développement vaut aussi pour les pays développés où l’on oublie, la plupart du temps, que le bien commun n’étant pas d’abord un bien d’ordre matériel mais d’ordre spirituel.
Pour ne pas l’oublier et conserver le sens de la juste hiérarchie des valeurs sans laquelle il serait vain de parler de liberté, de justice et de solidarité, des conditions culturelles et morales sont aussi indispensables à l’établissement et à la pérennité d’une vie économique et sociale harmonieuse, comme à sa justification.
Les structures et les lois ne peuvent seules insuffler les vertus nécessaires à l’exercice de la solidarité dans la liberté : respect de l’autre, attention au plus pauvre, sens de l’égalité et de la responsabilité.[2]
Non seulement l’État n’est pas capable d’assurer ces conditions mais même s’il détenait ce pouvoir, il faudrait le lui enlever ou, du moins, ne pas lui en laisser le monopole. L’éducation n’est pas d’abord l’affaire de l’État et si elle le devenait, la tyrannie ne serait pas loin.[3]
On se souvient des analyses de Benjamin Barber et d’Hilary Clinton[4] qui, en fidèles disciples d’Alexis de Tocqueville[5], font remarquer que « l’État et le marché sont incapables, par eux-mêmes, d’asseoir une société libre. »[6] La tâche qui consiste à former des citoyens libres (par rapport à l’État), désintéressés (par rapport au marché), revient aux familles, aux écoles, aux églises, aux associations bénévoles, caritatives, indépendantes.
Joseph Stiglitz, de son côté, remarque que « si les réglementations et autres mesures de l’État visent à limiter l’ampleur des externalités négatives, la « bonne conduite » est assurée, pour l’essentiel, par les normes de comportement et par l’éthique - les idées sur ce qui est « bien » et ce qui est « mal ». »[7] Sans étudier les moyens de redressement et en comptant surtout sur l’effet de balancier, il constate avec regret que « les normes et l’éthique ont changé ». Il insiste sur « l’importance de vertus traditionnelles comme la confiance et la loyauté dans le fonctionnement de notre système économique. » Vertus malheureusement éclipsées par l’exaltation de l’intérêt personnel.
L’Église, elle aussi, est bien consciente de l’importance de l’éthique et de l’éducation dans la perspective d’un développement authentique et souhaite « que les pays en voie de développement favorisent l’épanouissement de tout citoyen, par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations »[8]. Mais elle va plus loin : « La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleures formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira donc que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5), en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (1 Cor 12, 26) ».[9]
L’évangélisation ne peut être sans effet sur la vie économique et sociale et l’on peut même dire que celle-ci n’atteint sa pleine qualité humaine que grâce à la Parole de Dieu. Comment justifier et promouvoir la justice sociale et la tempérance, par exemple, hors de la vision chrétienne ? Nous l’avons vu, s’il est possible intellectuellement de les accréditer et s’il l’on peut envisager de les vivre par discipline morale, le fondement premier et la force ultime ne se trouvent que dans la vision chrétienne. Rappelons-nous ce qu’écrivait Léon XIII : « ce qui fait une nation prospère, c’est la probité des mœurs, l’ordre et la moralité comme bases de la famille, la pratique de la religion et le respect de la justice, c’est un taux modéré et une répartition équitable des impôts, le progrès de l’industrie et du commerce, une agriculture florissante et autres éléments du même genre, s’il en est que l’on ne peut développer sans augmenter d’autant le bien-être et le bonheur des citoyens. De même donc que, par tous ces moyens, l’État peut se rendre utile aux autres classes, de même il peut grandement améliorer le sort de la classe ouvrière. »[10]
Reste encore un problème et non des moindres auquel l’État est confronté. Sans les forces éducatrices traditionnelles, il est incapable de garantir une vie économique et sociale pleinement humaine mais il se trouve aujourd’hui très souvent fort démuni, voire impuissant face à la mondialisation.
Comme le souligne pertinemment J. Stiglitz, « le problème c’est que la mondialisation économique est allée plus vite que la mondialisation politique. »[11] Et nous ne pouvons que souscrire à cette confirmation catholique : « En quelques années, l’économie s’est mondialisée sous la poussée de l’idéologie néo-libérale qui envahit la terre et ne connaît d’autre valeur sacrée que la liberté du marché. Nous avons nous-mêmes pactisé avec cette idéologie individualiste en glorifiant une liberté humaine absolue, rebelle à toute norme morale.
Et voici que cette liberté sans vérité se retourne contre l’homme. Au moment même où celui-ci rejette l’autorité des valeurs morales, il devient le jouet de logiques technologiques et économiques incontrôlables.
Lorsque les économies étaient encore régionalisées, les États pouvaient corriger par une législation sociale adéquate les excès inhumains du pur libéralisme et mettre ainsi la force de la loi au service de ceux que la logique économique, laissée à elle-même, risque toujours d’oublier.
Aujourd’hui l’économie obéit à des stratégies mondiales dont les ficelles sont tirées par un petit nombre de décideurs sur lesquels les États n’ont que peu de prise.
L’économie est mondiale mais manque un syndicalisme international puissant, manque un pouvoir politique supranational efficace, manque la force universelle du droit en faveur des plus faibles.
C’est donc au cœur d’une véritable jungle économique que notre confort occidental se retourne contre nous, suscitant des délocalisations sauvages d’entreprises, qui ruinent l’emploi chez nous sans engendrer pour autant une véritable hausse du niveau de vie ailleurs. Les technologies s’emballent selon leur logique propre, si bien que l’emploi traditionnel régresse sans qu’on ait pensé avec imagination à la création de types d’emploi nouveaux.
L’homme, au beau milieu de l’affirmation de son autonomie absolue, tend ainsi à devenir un produit parmi d’autres, mesuré à l’aune de son utilité, de sa rentabilité et de sa solvabilité. C’est la prise de conscience diffuse de cette contradiction qui alimente la sourde inquiétude du lendemain qui monte actuellement en tant de cœurs.
Où allons-nous ? Qui le sait encore ? Même les nécessités économiques les plus immédiates et les plus évidentes apparaissent aux yeux du plus grand nombre comme des fatalités inhumaines. Les citoyens ont le sentiment d’être sacrifiés à des impératifs budgétaires abstraits, immolés sur l’autel de Maastricht, voués aux impératifs obscurs de la monnaie unique, etc..
Il s’agit certes, pour une part, de caricatures mais, derrière les simplifications abusives du ressentiment populaire, se cache une angoisse justifiée : quelle est encore la place de l’homme, où est la dignité inaliénable de la personne, dans cette énorme machinerie qui gouverne la planète ? »[12]
Face à « la perte progressive d’efficacité de l’État-nation »[13], « face aux dimensions planétaires qu’assument rapidement les relations économico-financières et le marché du travail, il faut encourager une efficace collaboration internationale entre les États… »[14].
Ce problème énorme et grave sera abordé plus tard mais il est clair que les autorités et organismes nationaux ne suffisent plus, qu’il faudra, de plus en plus, travailler au perfectionnement des institutions internationales existantes et à la création de quelques autres pour que nous puissions retrouver, au niveau mondial des organisations de travailleurs et de citoyens et une autorité qui prenne le relais des États déficients mais dans l’esprit qui doit animer leur fonctionnement.
Chapitre 2 : Le travailleur et l’argent
« Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent ».[1]
i. La sagesse des nations
L’argent, entendu ici comme richesse ou source de richesse, apparaît, dans quelque culture que ce soit, comme une valeur ambigüe, qui attire mais dont on pressent , en même temps, les dangers. Tout le monde sait et répète que « l’argent ne fait pas le bonheur mais qu’il y contribue ». Car le manque d’argent, la plupart des hommes en font chaque jour la triste expérience, est une souffrance : « Si l’argent n’a pas d’odeur, l’absence d’argent n’en manque jamais »[1] ; « Si plaie d’argent n’est pas mortelle, elle ne se ferme jamais »[2]. Et tous les indigents pourraient s’écrier: « Si l’argent ne fais pas le bonheur, rendez-le ! ».[3]
C’est pourquoi, bien des auteurs ont mis en évidence, non sans humour, notre attitude un peu hypocrite à son égard : « On dit que l’argent ne fait pas le bonheur. Sans doute veut-on parler de l’argent des autres » [4] ; « Il faut regarder l’argent de haut, mais ne jamais le perdre de vue »[5]. « Le dédain de l’argent est fréquent, surtout chez ceux qui n’en ont pas »[6].Un auteur anglais conseille : « Ne mettez pas votre confiance dans l’argent, mais mettez votre argent en confiance »[7].
Il y a aussi toute une longue tradition de morales qui invitent à nous en méfier ou à le mépriser[8]. Célèbre est cette formule d’Alexandre Dumas fils : « N’estime l’argent ni plus ni moins qu’il ne vaut : c’est un bon serviteur et un mauvais maître. »[9] Plus radicalement, Tolstoï déclare : « L’argent ne représente qu’une nouvelle forme d’esclavage impersonnel à la place de l’ancien esclavage personnel. »[10] Dans le même esprit, A. France écrit: « L’argent est devenu honorable. C’est notre unique noblesse. Et nous n’avons détruit les autres ,que pour mettre à la place cette noblesse, la plus oppressive, la plus insolente et la plus puissante de toutes »[11]. Aussi sévère, un sage japonais affirme: « Notre dieu est grand et l’argent est son prophète. Pour ses sacrifices, nous dévastons la nature entière. Nous nous vantons d’avoir conquis la matière et nous oublions que c’est la matière qui a fait de nous ses esclaves. »[12] « Il est impossible d’avoir en même temps un idéal et de l’argent. L’un chasse l’autre. »[13] Pire encore : « l’argent est le meilleur bouillon de culture où puissent pulluler la mauvaise foi, la muflerie et la prostitution… »[14] ; « L’argent est vieux, l’argent est dur, l’argent est avare »[15].
Pendant des siècles on a enseigné le détachement des biens matériels et le mépris de l’argent, au profit des vrais biens, de l’amour des êtres et du bien, de la contemplation esthétique, philosophique ou religieuse: « L’argent n’est que la fausse monnaie du bonheur »[16].
Les épicuriens eux-mêmes, après avoir distingué les désirs « naturels et nécessaires », ceux qui sont « naturels mais non nécessaires » et enfin ceux qui ne sont « ni naturels ni nécessaires, mais des produits d’une vaine opinion »[17], vont prôner une sorte d’ascétisme. Ainsi, Lucrèce écrira : « Pour qui règle sa vie d’après la vraie sagesse, la suprême richesse est de savoir vivre content de peu, de posséder l’égalité de l’âme. De ce peu, en effet, il n’y a jamais de manque. Mais les hommes recherchent la puissance et les dignités, espérant donner ainsi à leur fortune une base solide. Ils s’imaginent que le chemin de la richesse est celui du bonheur, et qu’on ne peut être heureux sans elle. Mais leur attente est vaine ! Que cette route est périlleuse ! A peine se croient-ils au faîte, que l’envie, comme la foudre, les précipite souvent, voués au mépris, dans les abimes du Tartare. »[18] Quelles sont les vraies richesses ? « De tous les biens que le sagesse nous procure pour le bonheur de toute notre vie celui de l’amitié est de beaucoup le plus grand », répond Epicure[19]. Pour Démocrite, « les grandes joies proviennent de la contemplation des belles œuvres. »[20]
Mais ce détachement vis-à-vis des faux biens nous fait penser surtout aux stoïciens et à cette formule lapidaire qui résume leur enseignement: « Abstiens-toi et supporte ». Cette pensée, Epictète[21] la justifie en ces termes:
« I. De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions.
II. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.
III. Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut les arrêter, ni leur faire obstacle ; celles qui n’en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères.
IV. Souviens-toi donc que, si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui dépendent d’autrui, tu rencontreras à chaque pas des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu crois tien ce qui t’appartient en propre, et étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera à faire ce que tu ne veux point, ni ne t’empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n’accuseras personne ; tu ne feras rien, pas même la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n’auras point d’ennemi, car il ne t’arrivera rien de nuisible. »
Cette philosophie traversera les siècles[22]. Au XXe siècle, un écrivain comme H.de Montherlant peut encore s’en réclamer. Dans un texte peu connu où perce aussi sa misogynie, il décrit « la sombre ivresse, en détruisant de se dépouiller. Saisissant cette agréable porcelaine, je m’aperçois qu’elle est ébréchée et j’ai un mouvement de plaisir, car maintenant je suis fondé à la jeter. (…) Mort à cette innombrable matière inutile, adorée par les femmes, qui rapportent tout comme les chiens : faux luxe, faux joli, faux confort, fausse utilité ! L’âme qui veut s’échapper bute contre elle, s’y empêtre, s’y remplit de poussière. Tout objet nous tient par une chaîne. Anéanti, c’est comme du lest qu’on jette : on est plus pur, plus léger, plus prêt à aller haut. Ces charges vous enfoncent, comme des honneurs. Les deux tiers de ce que tu possèdes sont à donner, ou à détruire, ou à revendre. - »Mais avec quelle perte ! » - Non, pas perte. C’est ta liberté que tu auras payée. Et elle ne l’est jamais trop cher.
Volupté du vide, dénuement de celui qui se tient toujours prêt à partir. Dans ce vide je mets l’avenir. En détruisant, je construis. (…) « Je n’ai rien » : l’élan que donnent ces mots ! (…)
Je ne veux autour de moi que des objets de première nécessité. Le foyer idéal, c’est celui dont, en voyage, si vous apprenez qu’il vient d’être pillé, incendié, qu’il n’en reste rien, vous rêvez un instant, vous vous dites : « C’est dommage », puis vous pensez à autre chose. Celui qui vit pour la poésie, pour le plaisir et pour la vie intérieure, c’est d’une cellule, ou d’une chambre nue comme il y en a dans certains hôpitaux, qu’il reçoit le maximum de contentement et d’excitation : les blancs jouent et gagnent. (…)
Cela a été dit de tout temps : par les sages et par les mystiques. Pour aimer la vérité il faut être détaché. Mais une grande minute d’amour humain est, elle aussi détachée, en avant de tout, séparée de tout, comme une barque en mer. (…)
Quelle délivrance[23] quand je verrai ces tableaux, ces meubles, toutes ces saletés cossues pelotées par les pattes noires des marchands, sous un commissaire-priseur qui se demande à la cantonade : « qu’est-ce que je vends ? » Et, avec le produit de la vente, acheter des fleurs, parce que demain elles seront mortes. »[24] Ailleurs, Montherlant dira, paraphrasant la morale de la fable Le loup et le chien : « Plutôt avoir peu d’argent, et être libre, qu’en avoir beaucoup attaché. »[25]
Renouant avec les appels à la modération de la culture grecque ou de l’ascétisme chrétien, François de Closets, au terme d’un long réquisitoire où il montre que la société d’abondance n’a pas rendu l’homme occidental plus heureux, conclut : « L’homme heureux n’a pas de chemise, disaient nos ancêtres lorsque les filatures n’existaient pas. C’était une sage conception de la félicité à l’ère préindustrielle. Nous savons aujourd’hui qu’il est bon d’avoir une chemise et que chacun peut avoir la sienne. Il nous faut encore savoir que l’homme heureux n’a pas deux chemises. Il n’en a qu’une. Et le bonheur en plus ».[26]
ii. Quelque chose a changé…
Le sens de la mesure manifesté par François de Closets paraît tout de même anachronique et semble, nous allons voir pourquoi, relever du vœu pieux. Après la deuxième guerre mondiale, l’occident a connu une période faste que l’on a appelée « les trente glorieuses ». Trente années qui ont vu s’installer « une société de consommation » qui, à y regarder de plus près, est une nouveauté dans l’histoire des hommes. L’augmentation des salaires, l’abondance de biens divers plus ou moins utiles, plus ou moins inutiles, la possibilité pour un grand nombre d’y accéder même sans en avoir les moyens, par le crédit facile, une publicité omniprésente et efficace pour y pousser les plus rétifs et aussi, et peut-être surtout, la perte des repères moraux et religieux, vont bouleverser le rapport des hommes à l’argent et aux biens qu’il peut procurer.
Ce fut l’époque où, parallèlement, romanciers et sociologues nous ont livré non plus des mises en garde qui supposent des remèdes, des possibilités de réformes morales, mais des analyses inquiétantes et profondément pessimistes.
Georges Perec[1], en 1965, fait sensation avec son roman Les choses. L’auteur illustre le désir insatiable de toujours posséder autre chose et les besoins artificiels créés par la mode et les autres que l’on envie. Le livre raconte la vie d’un jeune couple qui n’a malheureusement pas les moyens de ses désirs. Il rêve de posséder les biens vantés dans les magazines et cherche à se donner un certain style avec ses maigres ressources. Insatisfait de sa vie, le couple part enseigner en Tunisie où il possédera enfin un grand appartement, disposera de beaucoup de temps libre et pourra s’acheter de nombreux objets, tout ce dont il rêvait. Malgré cela, l’insatisfaction demeurera car personne n’assiste à sa réussite et il n’a plus de contact avec la mode qui l’inspirait.[2] A la lecture de ce roman, on a l’impression qu’il est vrai que « l’argent donne tout ce qui semble aux autres le bonheur »[3].
Un peu plus tard et plus profondément, Jean Baudrillard va affirmer que la quête contemporaine des objets, quête soutenue par l’effacement des idéaux religieux, l’augmentation du niveau de vie, l’accès aisé au crédit, est un mouvement infini et absorbant : « Il n’y a pas de limites à la consommation. Si elle était ce pour quoi on la prend naïvement : une absorption, une dévoration, on devrait arriver à une saturation. Si elle était relative à l’ordre des besoins, on devrait s’acheminer vers une satisfaction. Or, nous savons qu’il n’en est rien : on veut consommer de plus en plus. Cette compulsion de consommation n’est pas due à quelque fatalité psychologique (qui a bu boira, etc.) ni à une simple contrainte de prestige. Si la consommation semble irrépressible, c’est justement qu’elle est une pratique idéaliste totale qui n’a plus rien à voir (au-delà d’un certain seuil) avec la satisfaction de besoins ni avec le principe de réalité. C’est qu’elle est dynamisée par le projet toujours déçu et sous-entendu dans l’objet. Le projet immédiatisé dans le signe transfère sa dynamique existentielle à la possession systématique et indéfinie d’objets/signes de consommation. Celle-ci ne peut dès lors que se dépasser, ou se réitérer continuellement pour rester ce qu’elle est: une raison de vivre. Le projet même de vivre, morcelé, déçu, signifié, se reprend et s’abolit dans les objets successifs. « Tempérer » la consommation ou vouloir établir une grille de besoins propre à la normaliser relève donc d’un moralisme naïf ou absurde.
C’est que l’exigence déçue de totalité qui est au fond du projet que surgit le processus systématique et indéfini de la consommation. Les objets/signes dans leur idéalité s’équivalent et peuvent se multiplier à l’infini : ils le doivent pour combler à tout instant une réalité absente. C’est finalement parce que la consommation se fonde sur un manque qu’elle est irrépressible. »[4]
Texte très intéressant car, sans le vouloir, il nous introduit au nouveau statut de l’argent et des objets qu’il met à notre portée. Parlant du corps qui est « le plus bel objet de consommation » et le centre d’un vaste commerce qui implique la publicité, les soins esthétiques et médicaux, la diététique, le sport, la mode, les loisirs, etc., J. Baudrillard fait remarquer[5] qu’il est l’objet d’un véritable culte qui « n’est plus en contradiction avec celui de l’âme » mais « lui succède » en héritant « de sa fonction idéologique ». Nous n’assistons pas à une sécularisation mais plutôt à une « métamorphose du sacré ».
Chantal Delsol confirme, à sa manière, cette affirmation : « Une culture peut difficilement se passer de dieu : nous le savons en observant les produits monstrueux que, privée de lui, elle invente aussitôt pour le remplacer. Ou bien le désir d’absolu se porte sur le limité, le désir d’infini sur le fini : idolâtrie d’un système ou d’un chef, toujours couronné par le fanatisme. Ou bien le désir d’absolu, ridiculisé par les bien-pensants et dénué d’expression religieuse, s’invente des religions au marché noir. »[6] Elle veut ainsi expliquer le succès des théories ou des leaders extrémistes et l’extension des sectes mais in peut très bien lire dans le désir d’absolu qui se porte sur le limité et le désir d’infini qui s’immerge dans le fini, la quête irrépressible des objets.
L’effacement de Dieu permet à d’autres dieux de surgir, plus exactement, aux idoles de reprendre leur place.[7] L’idole qui ouvre la porte du paradis sur terre, qui vous permet d’être soigné, nourri, habillé, logé au mieux, d’accéder à tous les plaisirs, à l’oisiveté, au luxe, au pouvoir, c’est l’Argent, Mammon[8].
L’argent s’exhibe et fascine. Régulièrement, les magazines publient les photos de résidences prestigieuses, de palaces dignes des contes de fées. Les salaires des stars du sport, des medias, de la chanson, du cinéma et des affaires, sont étalés. Les loteries vous invitent à devenir « scandaleusement riches » . Demander le pain de chaque jour paraît dérisoire et ridicule alors que le lotto, le tiercé ou la Bourse peuvent vous rapporter des millions. Au lieu d’indigner, l’étalage des fortunes éblouit et excite l’envie. Le bonheur est dans le désœuvrement, au bord d’une piscine sous les palmiers ou, mieux, sur le pont d’un yacht à Saint-Tropez ou au Zoute, là où il faut être vu.
Il faut aussi se rappeler que, dans les années 1980, à la suite des économistes néolibéraux, « sous l’impulsion du président Reagan et de Madame Tatcher, progressivement tous les obstacles à la libre circulation des capitaux, à la libre fluctuation de leurs cours et à la spéculation étaient supprimés à l’échelle du monde. »[9] Cette politique s’est développée en même temps que s’imposait la mutation technologique de l’information et de la communication apportée par l’ordinateur[10]. Une nouvelle économie s’installait, à côté et, peut-être demain, en lieu et place de l’économie traditionnelle fondée sur l’énergie : une « économie de l’immatériel »[11], une « économie informationnelle »[12], mondialisée[13] et surtout privatisée. La politique néolibérale, « en libérant les mouvements de capitaux de tout contrôle étatique (…) déplaçait le pouvoir économique de la sphère publique des états à la sphère privée de la finance internationale. Fonds de pensions, fonds de spéculation, banques, assurances… possèdent désormais la « puissance de feu » qui leur permet de faire la loi sur la planète : ils contrôlent en effet une masse de liquidités de l’ordre de 30.000 milliards de dollars, supérieure au produit mondial d’une année et une seule journée de spéculation sur devises représente l’équivalent de toutes les réserves d’or et de devises des grandes banques centrales du monde. C’est dire qu’il n’y a pas de nation ou d’entreprise qui puisse résister à leurs pressions. C’est une logique actionnariale de fructification rapide des patrimoines financiers qui caractérise désormais le système ».[14]
Dans ses commentaires, le VTB précise : « Le riche est responsable du pauvre ; celui qui sert Dieu donne son argent aux pauvres, celui qui sert Mammon le garde pour s’appuyer sur lui » (p. 1130). « Jésus emprunte les termes mêmes de la Loi et des Prophètes (Mt 4,10 ; 9,13) pour rappeler que le service de Dieu est exclusif de tout autre culte et qu’en raison de l’amour qui l’inspire il doit être intégral. Il précise le nom du rival qui peut mettre obstacle à ce service : l’argent, dont le service rend injuste (Lc 16,9) et dont l’Apôtre, écho du Maître, dira que l’amour est idolâtrique (Ep 5, 5). Il faut choisir : « Nul ne peut servir deux maîtres… Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent » (Mt 6, 24). Si l’on aime l’un, on aura pour l’autre haine et mépris. C’est pourquoi le renoncement aux richesses est nécessaire à qui veut suivre Jésus, le Serviteur de Dieu (Mt 19, 21) » (p. 1219).
A l’article « cupidité », on lit : « Si Paul attribue une gravité spéciale à la cupidité, c’est qu’il a compris clairement ce que l’AT ne faisait que pressentir : « la cupidité est une idolâtrie » (Col 3, 5). Il prend ainsi la suite de Jésus, pour qui être « ami de l’argent » (Lc 16, 14), c’est fixer en des biens créés un cœur qui n’appartient qu’à Dieu (Mt 6, 21), prendre ces biens pour maîtres en méprisant le seul vrai maître qui est Dieu (Mt 6,).
Le proverbe : « La racine de tous les maux c’est l’amour de l’argent » (1Tm 6, 10), prend alors une profondeur tragique : en se choisissant un faux dieu, on se coupe du seul vrai et l’on se destine à la perdition (6, 9), comme Judas, le traître cupide (Jn 12, 6 ; Mt 26, 15), « le fils de perdition » (Jn 17, 12). d’autre part, les biens périssables sont maintenant dévalués au regard de la vie future (Lc 6, 20.24), jadis ignorée des sages. Aussi le NT peut-il montrer bien mieux que ceux-ci à quel point est insensé le comportement du cupide (12, 20 ; Ep 5, 17 ; cf Mc 8, 36) : le Mammon est « inique » (Lc 16, 9.11, c’est-à-dire -d’après le substrat araméen probable - faux et trompeur ; c’est folie de s’appuyer sur des biens périssables (cf Mt 6, 19), car la mort, passage vers la vie éternelle que la richesse fait oublier, amènera un retournement des situations (Lc 16, 19-26 ; 6, 20-26) » (p. 246).
iii. La mise en garde des économistes
Comme les autres critique du système néolibéral, R. Passet considère la nouvelle économie mise en place comme productive mais déstabilisante pour les pays vulnérables car les capitaux s’investissent d’abord dans les régions riches et parce que cette économie ne sait ou ne veut partager : elle prône le licenciement et la flexibilité pour conserver sa productivité. Elle est « insensée au sens propre » : ayant perdu le sens social, « le sens du sens », elle perd « toute notion de limites. Quand l’instrument économique se substitue à la finalité au lieu de la servir, les frontières entre le moral et l’immoral, le légitime et l’illégitime, disparaissent. On voit alors prospérer une économie en marge de la légalité : paradis fiscaux, blanchiment de l’argent des activités criminelles[1], argent propre, argent sale, malversations, interfèrent de plus en plus étroitement. Sans la bienveillance du banquier « propre », sans la complicité de l’avocat et du conseiller juridique ou financier « honorable » ayant pignon sur rue, sans la « compréhension » des gouvernements, les activités de l’ombre ne pourraient revêtir l’importance qui est désormais la leur. Sans les paradis fiscaux, bien des firmes transnationales ne pourraient, en y localisant des opérations fictives, tourner la loi fiscale pour fausser les lois de la concurrence. »[2] « Finalement, dans la mesure où le pouvoir financier transnational a supplanté - tant dans l’espace que dans ses valeurs - celui des États, détenteurs de la loi, la criminalité économique n’est-elle pas devenue intrinsèque à la financiarisation de notre monde ? Alors que notre civilisation démocratique, a voulu promouvoir l’homme comme Sujet, le règne de l’ « argent fou », l’appât du gain immédiat et planétaire comme finalité première de toute activité humaine, ne sont-ils pas en passe de réifier l’individu à travers la marchandisation dévorante de l’ensemble de la création ? Il s’agit désormais en fait non seulement d’argent, de drogue, d’armes, (mais aussi) d’êtres humains (leurs organes), d’œuvres d’art, etc.. »[3] « Ainsi, la logique financière régnante, outre sa redoutable déconnexion de la richesse réelle, tend à réduire l’homme à un capital en le coupant de sa dimension spirituelle et sociale. »[4]
Mais la passion de l’argent a gagné le monde économique à tel point que même de chauds partisans du système capitaliste et du marché s’en inquiètent très sérieusement.
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Minc[5], grand admirateur du capitalisme anglo-saxon et, nous le verrons plus loin, vrai libéral, témoigne qu’« …aimer le marché et le capitalisme, ce n’est pas accepter un culte délirant dont les excès sont à la mesure des tabous d’autrefois. Une société de marché ne suppose pas l’argent-roi ; le capitalisme ne porte pas nécessairement en germe l’argent-parasite ; la dynamique de l’économie n’exige pas des inégalités de patrimoine insupportables. »[6]
« Le capitalisme ne pratique ni la mesure, ni l’autocensure. (…) Le risque pour lui ne vient plus de l’extérieur. Il est en lui : dans l’argent fou, dans des dépenses provocatrices, dans des inégalités de fortune trop éclatantes, dans une injustice -osons le mot- trop criantes ».[7] Cette situation est dangereuse, elles conduit à la constitution de nouvelles classes sociales, à des tensions et des affrontements.
Que recouvrent ces expressions ; argent fou, argent-roi, argent-parasite ?
L’économie contemporaine est gangrénée par la corruption[8] et d’autres manœuvres illégales[9], des « pratiques incertaines, légales mais condamnables »[10] , par les délocalisations[11], par la recherche des paradis fiscaux, des placements off shore[12], des « montages » comme les trusts[13], les fiducies[14], les portages[15], par les « délits d’initiés »[16], par les « narcodollars », c’est-à-dire l’argent de la drogue ou encore l’argent des mafias qui trafiquent armes[17], biens, personnes. Ce mal est si répandu que l’auteur se demande : « Quelle banque internationale peut affirmer avec certitude qu’aucun de ses dépôts ne correspond à de l’argent blanchi ou à de l’argent en voie de blanchiment ? Quelle entreprise peut assurer que les narcodollars ne se sont pas placés sur ses titres ? Quel gestionnaire de patrimoine peut garantir que l’épargne qui transite entre ses mains est toujours « blanc-bleu » ? »[18]
Aujourd’hui, « l’enrichissement sans cause est apparu plus aisé que l’enrichissement avec cause, et la moindre opération de marché plus rentable qu’un travail de fond ! Dans ce contexte, les frontières deviennent de plus en plus floues entre l’argent facile et l’argent sale. »[19] On s’enrichit vite, sans effort, sans travail et on s’efforce d’échapper à l’impôt en pratiquant l’évasion fiscale[20], la fraude ou en recourant à des conseillers fiscaux qui utiliseront toutes les failles du système.
En même temps, « l’argent devient visible, arrogant, destructeur » et inspire des « modes de vie ostentatoires ».[21] L’entrepreneur a détrôné l’intellectuel[22] et on a tendance à beaucoup lui pardonner.[23]
Comment en est-on arrivé là ?
Pour l’auteur, plusieurs facteurs sont intervenus.
L’argent a établi sa royauté en même temps que l’individualisme progressait dans notre société et envahissait « le système de valeurs »[24] et se manifestait partout, dans le travail, la consommation, les loisirs, s’accompagnant d’un « raz de marée matérialiste »[25]. « Nous vivons, nous le savons, la disparition des règles et des tabous. En matière de mœurs, dans la vie en société et a fortiori face à l’argent. La frontière s’atténue entre l’argent bien ou mal gagné, entre le revenu légal ou illégal, la rémunération morale et immorale. »[26] « La frontière du bien et du mal va se perpétuer pour les revenus du travail, puisqu’ils sont automatiquement déclarés, et toute l’énergie répressive des services des impôts risque de se focaliser sur les salariés. Mais dès que le capital ou ses revenus constituent la matière imposable, le flou (…) commence à régner. »[27] Et « le flou profite aux possédants »[28]. On en arrive à cette situation paradoxale : « d’un côté, des catégories dont les revenus, limités par les contraintes économiques, demeureront sous l’éteignoir fiscal. De l’autre, des possédants libres de faire fructifier leur capital en toute impunité fiscale, sans compter des fraudeurs rendus de plus en plus insolents par les facilités qui leur sont données. »
On a assisté aussi à une « explosion de la Bourse » à cause de la baisse de l’inflation, des taux d’intérêt donc et de l’amélioration des comptes des entreprises[29] . L’« introduction sur le marché d’entreprises jusqu’alors non cotées » a provoqué « explosion des marchés financiers » et l’apparition de « millions de nouveaux actionnaires »[30] à tel point qu’on ne sait plus toujours très bien à qui appartient une entreprise : aux actionnaires, aux managers, aux salariés ?
Dans la culture individualiste où le sentiment national s’effritait, on a assisté à l’« effacement des contre-sociétés »[31] : l’Église[32], le parti communiste, les partis politiques, la vie associative, l’école, l’armée, « les syndicats sont sur la défensive »[33], la presse qui pourrait jouer un rôle régulateur risque d’être jugulée par des « actionnariats de plus en plus concentrés »[34]. Le mouvement écologique s’est présenté comme « un contre-feu au marché, mais il est encore immature et ambigu. »[35] Finalement, l’écologie est une « utopie sans débouché pratique »[36], un « urticaire social »[37].
Mais le contre-pouvoir qui a failli le plus, c’est l’État : « Ce n’est pas le triomphe du marché qui met l’État sur la défensive ; c’est son inefficacité qui assure la victoire du marché. »[38] L’auteur condamne la centralisation, le monopole de l’administration et de l’intérêt généra. Il conclut : « la faillite de l’État accentuera (…) le triomphe idéologique du marché, puisqu’elle ne lui opposera qu’un contre-exemple dérisoire. »[39] En effet, « à force de gérer et d’administrer, l’État ne sait plus décider. L’administration a davantage conquis l’État que celui-ci ne la commande »[40]. Quant à la justice, aujourd’hui, elle « réprime plus sévèrement le vol à la tire que l’escroquerie en col blanc, le chapardage que la faillite frauduleuse, le hold-up avec un pistolet en plastique que l’abus de confiance. »[41]
Que faire alors pour préserver le marché des désordres que l’argent-roi y introduit ?
« Le capitalisme doit (…) trouver ses règles, l’argent secréter ses contre-pouvoirs (….).[42] « Face à l’argent-roi, il n’existe de réponse que dans la vertu et les contre-pouvoirs ».[43]
Quels contre-pouvoirs ?
L’auteur ne croit plus à l’efficacité des contre-pouvoirs traditionnels déjà évoqués. Seule la presse trouve grâce à ses yeux et reste pour lui un élément régulateur dans son pouvoir de dénonciation mais à condition qu’elle garde une certaine indépendance par rapport aux forces financières et économiques[44].
En ce qui concerne l’État, la pensée d’A. Minc se met à flotter. Il semble rendre à l’État un rôle essentiel. Il nous dit qu’« au moment où, face aux sollicitations de l’argent, les règles les plus élémentaires de la morale se défont, (le devoir d’un homme d’État) est aussi de contribuer à sauvegarder un minimum d’éthique. » [45] Il affirme aussi que « c’est à l’État d’imposer les règles ; et il ne doit pas laisser aux industriels décider en fonction de leur propre idiosyncrasie, car cela aboutirait à ce que telle entreprise vende et telle autre non. Dès lors que la ligne la plus dure a son prix en matière de débouchés, seule la puissance publique peut effectuer l’arbitrage entre la morale et les marchés. »[46] Et d’ajouter encore que « lorsque la morale s’efface au point que, sur de multiples enjeux, le bien et le mal deviennent indistincts, les partisans de l’éthique ont besoin de symboles et seul l’État peut les leur fournir. »[47]
Mais l’auteur a beau répéter que « dans le modèle de marché, l’État joue un rôle d’arbitre et de régulateur, non de producteur et d’acteur »[48] et qu’« arbitrer entre des intérêts économiques et sociaux, c’est la fonction où l’État est irremplaçable »[49], il n’en reste pas moins, en la matière, un bon libéral. Ainsi souhaite-t-il, réduisant le bien commun à l’intérêt général, introduire, dans certaines des fonctions publiques essentielles, la logique du marché : « C’est en faisant place aux mécanismes mêmes de la concurrence que l’administration préservera l’idée de l’intérêt général, face à une évolution qui la submerge. »[50] Et il n’hésite pas, à propos du système de redistribution, à poser cette question : « L’intérêt général est-il mieux servi par un système improductif et bureaucratique ou par une organisation complexe, faisant sa part au marché et à la concurrence à l’intérieur d’un code de conduite précis. »[51] La haute fonction publique doit renoncer à son monopole[52] et l’État doit « aider la société à accoucher de nouvelles institutions et de nouveaux acteurs ».[53] Dans sa perspective, il faut, en effet, « attendre du marché davantage d’influence sociale, pour que l’argent, lui, en ait moins »[54]
En fait, la régulation doit venir non de l’État mais du droit, détachant l’un de l’autre. Il faut, écrit-il, un équilibre « entre le marché et le droit, la concurrence et la régulation, l’économie et la société. (…) L’État s’est cru le contre-pouvoir naturel au jeu du marché, alors que c’est au droit et à la jurisprudence de remplir cette fonction. »[55] « Le temps est passé de l’État acteur ; arrive celui du droit ; conçu à la fois comme régulateur, substitut à l’exigence morale et accoucheur. »[56]
Le droit.
Il s’agit, semble-t-il[57], d’un droit nouveau, un droit économique qui ne peut plus être dit par l’État. Et, de fait, l’auteur avoue s’être inspiré d’un ouvrage au titre particulièrement explicite : Le droit sans l’État[58]. La justice, dans cette société vouée à la liberté la plus grande, est bien la justice commutative : « L’importance du contrat est, écrit-il, à la mesure de la liberté des acteurs »[59]. Place aux accords juridiques, place à la jurisprudence pour régler le marché : « Société de marché, contractualisation des relations, droit omniprésent et flexible sont les composantes d’un même système : sa complexité est à la mesure de sa richesse ; sa sophistication de sa diversité institutionnelle. »[60] « Réguler des acteurs sociaux aux prises les uns avec les autres, cela suppose donc de laisser le droit remplacer l’intervention directe, les institutions intermédiaires se substituer à l’administration. »[61].
L’auteur croit, avant tout, à l’« autodiscipline »[62]. C’est pourquoi, le droit tel qu’il le conçoit est intimement associé à la « morale »[63], telle qu’il la conçoit, à la « vertu », se plaît-il à dire.
Face au glissement des comportements en matière économique et financière, « c’est au droit de venir au secours de la vertu. Cela signifie, dans le domaine financier, que la jurisprudence précise la définition relative du licite et de l’illicite, qu’elle punisse, si besoin est, les délits financiers en prenant en compte l’importance de l’économie dans la vie sociale, et que la loi enfin remette les peines dans la perspective des dommages réels. Il faut, en la matière, une répression bien ciblée pour que se multiplient, à partir de là, les règles professionnelles et les codes de comportement propres aux entreprises. La morale en affaires va au-delà du strict respect de la légalité : elle exige d’en faire davantage. »[64]
Mais droit et morale se construisent[65]. Leurs règles sont appelées par les circonstances et ne se déduisent pas de quelques principes supérieurs, de quelques invariants : « L’argent n’a que faire de la morale ; le marché, non plus, qui vise à la seule efficacité. Ni l’État ni la religion ne peuvent désormais imposer une éthique, pour autant qu’ils l’aient d’ailleurs fait dans le passé (…). Le droit est donc le seul contre-feu au règne, sans partage, de l’argent. Mais si Dieu et l’État-nation ne le dictent pas, d’où vient sa légitimité ? »[66] La réponse est simple: « s’élaboreront au fil du temps des règles incontournables »[67]. Ainsi, déjà aujourd’hui, « les entreprises pressentent la nécessité de règles ou de comportements qui vont à rebours de la toute-puissance de l’argent. d’où les principes éthiques que beaucoup commencent à s’imposer (…). »[68]
L’évolution positive des sociétés dépend en dernier ressort non du droit[69] qui est un support[70], non de la morale au sens traditionnel du terme[71], mais de la vertu des acteurs : « A l’argent triomphant répond la réhabilitation de l’éthique (…) ». Il s’agit « de redécouvrir la morale sans verser dans le moralisme, de réhabiliter l’éthique sans prendre la pose. Il n’existe donc qu’une réponse : la vertu, encore la vertu, toujours la vertu. »[72]
Sur quoi se fonde cette vertu ? Ni sur Dieu, ni sur Marx, ni sur la famille, ni sur les systèmes de valeurs collectives, ni sur l’État, ni sur les syndicats, ni même finalement sur l’entreprise[73] : « Nous sommes libres, immensément libres, complètement libres. Mais la morale ne disparaît pas avec la liberté ; la norme seule s’efface, c’est-à-dire la morale subie, l’éthique imposée, la vertu obligée. A nous de bâtir nos propres principes ! (…) A chacun sa morale, et donc à chacun, son éthique du capitalisme. »[74]
N’empêche que l’auteur avance une définition réductrice de la « vertu »: « Ce que j’appelle la vertu est au premier chef un acte politique ; il a un nom, le réformisme. »[75] Et le « réformisme s’assimile d’abord à la réforme fiscale »[76] !
En définitive, après avoir très justement évoqué le danger de « l’argent fou », et fidèle à son attachement au système capitaliste, A. Minc confirme que « les mécanismes de marché sont les meilleurs, mais aussi que leur efficacité suppose un comportement impeccable des acteurs. »[77]
Mais le réalisme fait que des corruptions, des illégalités inacceptables pour la conscience personnelle doivent être admises dans l’intérêt de l’entreprise : il n’y a « pas de place pour les saints à la tête des entreprises » et « ce n’est pas au chef d’entreprise de fixer l’éthique de sa société : c’est à la loi. »[78] Mais une loi bien libérale dans sa conception.
A quoi bon parler d’État régulateur et arbitre, d’institutions intermédiaires, de droit, de morale et de vertu si tout cela baigne dans l’embrouillamini d’approximations conceptuelles que nous venons de constater. L’appel à la réforme est, dans ce cas, un vœu pieux de libéral incorrigible.
Bien plus intéressante et structurée est, 13 ans et quelques crises plus tard, l’analyse de J. Stiglitz dans l’ouvrage déjà signalé[79]. Stiglitz répond d’une certaine manière à Minc qui rêvait du modèle américain, en dénonçant des maux pires encore que ceux que le Français redoutait et au cœur même d’un système que d’aucuns croyaient idéal.
Le prix Nobel d’économie a montré « le rôle central de la finance dans une économie moderne » mais aussi « pourquoi, souvent, des marchés financiers non réglementés ne fonctionnent pas bien, pourquoi nous avons besoin de l’État, et pourquoi ce qui est bon pour Wall Street risque de ne pas l’être, et souvent ne l’est pas, pour l’ensemble du pays ou pour telle ou telle de ses composantes. »[80]
Stiglitz a analysé non seulement les crises très graves qui se sont succédé depuis 1990, à travers le monde -crise mexicaine, crises asiatiques et latino-américaines- mais aussi et surtout les crises américaines[81]. Il en tire les leçons[82].
Les crises naissent de l’éclatement de « bulles ». Les bulles sont des phénomènes familiers au capitalisme[83], très dangereux car quand les bulles éclatent « -et le font toujours-, elles peuvent laisser le chaos dans leur sillage (…) »[84].
Traditionnellement, les bulles apparaissent lorsque « les prix des actifs n’ont plus aucun rapport avec leur valeur réelle ».. Elles sont l’effet d’une « exubérance irrationnelle »[85]. Ainsi, au début du XVIIe siècle, en Hollande, le prix d’un seul oignon de tulipe « était monté jusqu’à l’équivalent de plusieurs milliers de dollars ; tout investisseur était prêt à payer cette somme, puisqu’il était persuadé de pouvoir revendre l’oignon à quelqu’un d’autre encore plus cher. »[86]
Dans les bulles contemporaines, non seulement l’« exubérance irrationnelle » gonfle indûment les valeurs mais interviennent aussi des « incitations perverses »[87], des réductions fiscales, des dérégulations, des déréglementations trop rapides[88] : « On a voué un respect excessif à la sagesse des marchés financiers. On a débranché les mécanismes normaux de contrepoids et de contrôle. »[89]
Or, « les marchés sont des choses délicates »[90]. Quant à la réglementation, « quand elle est bien faite, (elle) contribue à maintenir la concurrence sur les marchés (…). En contribuant à limiter conflits d’intérêts et abus de pouvoir, les règles garantissent aux investisseurs que le marché fonctionne équitablement et que les agents censés servir leurs intérêts le font vraiment. Mais cette médaille a un revers : la réglementation réduit les profits. « Déréglementation » signifie donc « augmentation des profits ». »[91] Mais ce n’est vrai que durant un temps et surtout pour le premier qui s’installe dans le marché déréglementé pour y « rafler la mise »[92].
Déréglementation et surinvestissement favorisent booms et crises par la formation de « bulles spéculatives »[93].
L’auteur ne cesse donc de répéter que « l’économie de marché, pour bien fonctionner a besoin de lois et de règlements qui assurent une concurrence équitable, défendent l’environnement, protègent consommateurs et investisseurs, afin qu’ils ne soient pas volés. Il ne fallait pas déréglementer, il fallait réformer la réglementation : durcir les règles dans certains domaines, comme la comptabilité, les assouplir dans d’autres. »[94]
La comptabilité, en effet, est le lieu privilégié des manipulations et des fraudes à tel point que « l’énergie et la créativité tant vantées des années 1990 se sont de moins en moins exprimées par de nouveaux produits et services, et de plus en plus par de nouveaux moyens de maximiser les gains des dirigeants aux dépens des investisseurs inattentifs. »[95]
Il est un fait que, dans les années 1990, la rémunération globale des PDG aux États-Unis mais aussi ailleurs dans le monde « est montée à des niveaux inouïs, en défiant toutes les lois des théoriciens », sans que ces PDG soient moins nombreux ou plus productifs.[96] Et puis, ne pas oublier qu’un salaire de CEO, c’est très flexible, ça peut augmenter mais aussi diminuer. Il y a beaucoup de patrons en Belgique qui ont une diminution de leur salaire quand les performances de leur entreprise ne suivent pas. » (www.retbf.be, 10 janvier 2020). ]
On ne compte plus les scandales dus à des comptabilités truquées[97]. Contrairement à Minc qui compte davantage sur le droit que sur l’État, Stiglitz bien conscient que les États-Unis se distinguent des autres pays par le choix qu’ils ont fait du juridisme, note qu’« il y a un ensemble détaillé de règles, et, du moment qu’elles sont respectées, tout est permis, même si l’image globale de la santé financière de la firme à laquelle on aboutit est entièrement fallacieuse ». Très lucidement, il que « tout comme, dans une période antérieure, les avocats et les comptables avaient cherché des méthodes pour réduire au minimum les prélèvements fiscaux sans aller en prison ni payer d’amende, ils se sont donné dans les années 1990 une tâche encore plus redoutable : trouver comment enrichir les dirigeants en place, là encore sans aller en prison ni payer d’amende - donc en restant toujours dans le cadre des règles -, aux dépens des actionnaires d’aujourd’hui ou de demain. »[98]
Il ne faut donc pas seulement déplorer les déréglementations mais aussi et peut-être surtout la perte de tout sens moral chez les responsables. L’auteur a raison, dans ces conditions, d’écrire qu’au cours des années 1990, « pendant que les valeurs boursières montaient, les valeurs humaines se sont érodées. »[99]
Les banques elles-mêmes sont entrées dans le jeu spéculatif trouvant qu’il était « bien plus lucratif de mentir que de dire la vérité ».[100]
Face à ces graves désordres, nous le savons, Stiglitz cherche à revaloriser le rôle d’l’État, sans pour autant retomber dans les lourdeurs de l’État-providence. d’une part, conseille-t-il, il ne faut pas abandonner « la politique monétaire à des technocrates, parce qu’elle nécessite le type d’arbitrage qui s’effectue dans le cadre du processus politique » mais d’autre part, il vaut mieux faire « confiance aux règles comptables (…) conçues par une instance indépendante » car des intérêts puissants peuvent, dans un cadre politique, user « de leur influence pour obtenir des normes en trompe l’œil ».[101]
Mais il faut aller plus loin car la mondialisation est telle qu’une crise apparemment ponctuelle, apparemment liée à une région, voire à une entreprise, a des répercussions à travers les continents. Les crises, à l’heure actuelle, où qu’elles soient, peuvent déstabiliser le monde. Par ailleurs, des mesures profitables aux États-Unis, par exemple grâce à des subventions, cette fois, peuvent avoir de lourdes conséquences dans d’autres pays, notamment dans le tiers-monde, les États-Unis appliquant une politique de « deux poids deux mesures »[102] et n’acceptant pas nécessairement « le principe de réciprocité »[103].
Il faudra donc, et nous en reparlerons, réglementer le marché international puisque « le monde est devenu économiquement interdépendant. Ce n’est que par des accords internationaux équitables que nous parviendrons à stabiliser les marchés mondiaux. Il y faudra un esprit de coopération qui ne se gagne pas par la force, ne s’obtient pas en dictant des conditions inadaptées au beau milieu d’une crise, en intimidant, en imposant par diverses pressions des traités inégaux, en pratiquant une politique commerciale hypocrite (…) ».[104]
Des traités internationaux équitables, un juste équilibre entre le marché et l’État et la promotion de valeurs fondamentales telles que la justice sociale ou le droit du citoyen à l’information, tel est le programme de réforme proposé par le prix Nobel.
Ce programme aussi sage soit-il et aussi nécessaire soit-il, paraît encore trop faible face à l’énormité du problème et à sa gravité croissante. Etant donné que « la corruption contemporaine utilise au mieux les possibilités offertes par la circulation accélérée des capitaux » et que le décalage grandit sans cesse « entre les moyens que peuvent mobiliser les grands délinquants financiers et ceux dont disposent les policiers et les magistrats chargés de les combattre », il faut certainement plus que des traités et des lois toujours en retard et aller jusqu’au cœur du mal, au cœur de l’homme[105]. La répression est indispensable mais insuffisante. Des solutions techniques sont possibles et même « simples à concevoir » disent des spécialistes. L’obstacle majeur est politique : « personne ne veut se donner les moyens d’une lutte efficace contre le crime et l’argent du crime. Les raisons sont simples à comprendre : sans parler des intérêts inavouables des États ou de ceux qui les gouvernent, une réglementation (…) qui rendrait les paradis bancaires et fiscaux hors-la-loi, contredirait toute la doctrine actuelle de la mondialisation, dont le mot d’ordre tient en une seule formule : laisser faire et laisser aller. »[106]
Indépendamment de l’aspect moral du problème, il faut bien se rendre compte que la situation décrite dans les pages qui précèdent présente un danger mortel pour les libertés dans la mesure où l’on peut affirmer, sans exagérer, que « la mondialisation financière a fait entrer le cheval de Troie de la grande criminalité au cœur même des démocraties. »[107]
Ivan Boesky « utilisait des méthodes frauduleuses pour obtenir de précieux renseignements au sujet des éventuelles prises de contrôle de compagnies. Certaines fusions étaient ainsi provoquées artificiellement dans l’intérêt des seuls spéculateurs. Il en résultait souvent, dans les entreprises touchées, des congédiements massifs qui n’étaient pas vraiment nécessaires » (agora.qc.ca : encyclopédie). Il fut inculpé le 18-12-1987 après avoir gagné illégalement des centaines de millions de dollars.
L’affaire Pechiney-Triangle est un scandale politico-financier. En novembre 1988, Pechiney annonce une OPA sur la société américaine Triangle. Comme la société française est une société nationalisée, des hommes de l’appareil d’État ont été mis au courant et certains en ont profité pour commettre un délit d’initié. Les autorités boursières américaines ont dénoncé les opérations suspectes. (Wikipedia.org).
L’affaire Recruit, au Japon, en 1989, illustre le laxisme qui présida aux transactions boursières dans ce pays. « Avant son entrée en Bourse, cette société proposa secrètement à une centaine d’élus des paquets d’actions et des « prêts » pour les « acheter », avec la promesse d’une plus-value de 30% à la première cotation. Rien n’était punissable ; l’opinion dut se contenter de la condamnation pour corruption de trois boucs-émissaires convaincus d’avoir pris, en retour, des décisions favorables à Recruit ». (BUISSOU Jean-Marie, Le marché des services criminels au japon, Les yakuza et l’État, in Critique internationale, n° 3, printemps 1999, p. 165).
Commentaire de wikipedia : « Il a suscité auprès des citoyens français à la fois de l’admiration (pour être un autodidacte) et une certaine méfiance (pour ses pratiques douteuses). Il fit envie par la possession d’un hôtel particulier (…). Ce bien immobilier fut justement richement meublé, ce qui servit lors des saisies judiciaires, par voie d’huissiers, dont il fit l’objet. » On a écrit de nombreux livres sur lui, aux titres significatifs : Tapie, les secrets de sa réussite, Le mythe Tapie, Bernard Tapie ou la politique au culot, Le flambeur : la vraie vie de Bernard Tapie, Pour ou contre Bernard Tapie, Bernard Tapie héros malgré lui.
Le rôle du droit est de « fabriquer un jeu de pouvoirs et contre-pouvoirs » (p. 235), d’instaurer la transparence, de faire respecter les actionnaires minoritaires en imposant la représentation des salariés dans les conseils d’administration, de renforcer le pouvoir des consommateurs.
On objectera qu’il existe, au sein de nos États, une législation qui vise les pratiques incriminées. L’auteur y répond, non sans quelque ironie, en avouant qu’elle pourrait être efficace « à quelques détails près ». Quels sont ces « détails » ?:
« Premier détail… : la régulation juridique s’impose moins rapidement que le marché n’installe sa domination, de sorte que l’écart se perpétue, voire se creuse entre l’une et l’autre. (…) Deuxième détail… : les instruments d’intervention sont à peine forgés que l’évolution technologique et l’interprétation des acteurs mondiaux les rendent périmés ; que pèsent les limites à la concentration quand se mettent en place des monopoles mondiaux ? Troisième détail… : les nouvelles institutions se sentent encore infantiles ; respectueuses des positions de puissance politiques, économiques, sociologiques, elles se donnent pour mission de faire contrepoids aux excès du marché, et non de le dominer, de l’encadrer et de lui imposer de nouvelles règles. Quatrième détail et non le moindre… : elles n’ont pas encore intériorisé combien elles incarnaient une manifestation, nouvelle dans sa forme, de l’intérêt général. Si celui-ci ne s’identifie plus à la vulgate corporatiste du service public, il n’en a pas pour autant disparu. L’État gestionnaire n’en est plus l’expression naturelle ; les institutions juridictionnelles le sont, mais, pusillanimité ou conformisme, elles feignent de l’ignorer. Cinquième détail, le plus essentiel… : le jeu va plus vite que les acteurs ; le temps du marché, précède le temps du droit, de sorte qu’un abus à peine maîtrisé, un autre naît, plus insaisissable et plus discret. Les excès des concentrations économiques horizontales sont-ils mis au jour que le terrain se déplace vers les concentrations verticales. Celles-ci à peine codifiées, la partie se joue sur des modes de domination presque imperceptibles : organisation du service après-vente ; normes techniques ; synergies entre filiales. » Nous sommes sans cesse témoins d’une « poursuite entre le fait et le droit, le marché et la loi ». (Id., pp. 43-44).
En Belgique, si les patrons des grandes banques (Dexia, Fortis, ING) ont des rémunérations élevées (mais dans la moyenne européenne), autour de 2 millions d’euros, ceux des entreprises publiques ou mixtes ne sont pas à la portion congrue. En 2006, Johnny Thijs, patron de La Poste touchait 830.000 euros, Jannie Haek (SNCB) entre 400.000 et 500.000 euros, Didier Bellens (Belgacom), 2 millions d’euros.(La Libre Entreprise, 4-3-2006), plus précisément, pour ce dernier, en 2005, le salaire annuel de base et sa rémunération variable s’élevaient à 1,5 million d’euros brut à quoi il faut ajouter les « avantages postérieurs à l’emploi » et ceux liés aux actions, c’est-à-dire 700.000 euros. De plus, Didier Bellens aurait droit en cas de licenciement (sauf pour faute grave) à une indemnité de 5,1 millions d’euros. Les 6 autres membres du comité de direction se partagent 3,733 millions auxquels s’ajoutent 1,164 millions d’euros d’avantages liés aux actions. Le président du Conseil d’administration touche 214.000 euros et les autres administrateurs entre 82.000 et 92.000 euros. (La Libre Belgique, 12 avril 2006).
La rémunération de ceux qu’on appelle en anglais les CEO (Chief Executive Officer) autrement dit les directeurs généraux ou administrateur délégués peuvent varier d’une année à l’autre. En 2019, c’est Jean-Christophe Tellier, patron du groupe de biopharmacie UCB qui remportait la palme en Belgique avec une rémunération globale de 5,23 millions d’euros alors que Carlos Brito (AB InBev) ne gagnait plus que 2,22 millions d’euros ayant perdu 67% de sa rémunération par rapport à 2017.
La CNE (Centrale nationale des Employés et des Cadres du secteur privé), qui est affiliée à la Confédération des syndicats chrétiens de Belgique (CSC), a calculé que la rémunération d’un CEO d’une des 20 plus grosses sociétés belges (qui constituent ce qu’on appelle le Bel20) touchait, en 2020, 42 fois plus que le salarié médian. Un expert (Xavier Baeten professeur à la Vlerick business School à Gand) faisait toutefois remarquer : « Certes, les salaire des CEO du Bel20 est élevé mais le salaire des travailleurs de ces mêmes entreprises aussi est plus élevé, même beaucoup plus élevé en général que la moyenne. Ce n’est pas justifié de comparer le salaire d’un grand patron avec le médian belge, il faut le comparer avec un travailleur de son entreprise ». De plus, ajoutait l’expert, « La Belgique est assez modeste par rapport à d’autres pays. Si on regarde les CEO en France, aux Pays-Bas, au Royaume uni, en Allemagne, on voit que les -rémunérations en Belgique sont moins importantes.[Raison pour laquelle, peut-être, le Belge Luc Lallemand est-il devenu en 2020 patron de la SNCF Réseau
iv. Vous avez dit « crise » ?
La crise financière mondiale de 2007-2008 confirme ce qui précède.[1] « Des milliers de financiers auraient dû aller en prison » titrait le NouvelObs[2]. La crise a, en tout cas, révélé les malversations de Bernard Madoff, président-fondateur d’une des principales sociétés d’investissement de Wall Street, condamné à 150 ans de prison. Kareem Serageldin, dirigeant du Crédit suisse, fut condamné à 30 mois de prison et à 1 million de dollars d’amende. Trois autres cadres du Crédit suisse ont été licenciés et poursuivis[3] et trois banquiers irlandais furent aussi condamnés.[4] Mais bien des financiers aux pratiques douteuses n’ont pas été inquiété.
Pourtant, écrivait un ancien premier ministre belge, cette crise est « la plus grave crise économique et financière depuis la seconde guerre mondiale, peut-être même depuis les années trente du siècle précédent. » La crise, financière au départ, « s’est transformée entre-temps en une récession économique se caractérisant par une croissance ralentie voire négative, une augmentation du chômage, des usines en surcapacité et des fermetures d’entreprises, des régimes sociaux mis à rude épreuve, des pertes de revenus pour de nombreux ménages, des dérapages budgétaires, etc.. » De plus, elle s’est propagée à une vitesse exceptionnel. Vu son ampleur, ajoutait le Premier ministre, « il apparaît déjà clairement que les interventions politiques ne peuvent se limiter au renforcement de la régulation nationale, européenne et internationales ». Il concluait que « notre société et la politique vont subir une transformation et une transition aussi radicales que dans les années quatre-vingts après l’effondrement du bloc communiste. »[5]
Les financiers peuvent expliquer le mécanisme de « domino cascade » qui a entraîné les bouleversements et les ébranlements cités mais il vaut mieux en rechercher la cause profonde. Pour Philippe de Woot, qui fut administrateur gestionnaire de l’Institut d’Administration et de gestion de l’université de Louvain (IAG), rebaptisé Louvain School of Management, le drame a été engendré par la folie « d’avoir déconnecté l’action économique de la politique et de l’éthique », la folie « d’avoir laissé la finance dominer l’économie et subordonner l’esprit d’entreprise aux aléas de la spéculation. »[6]
Cette crise était-elle imprévisible ?[7] Un vieux texte semble pourtant décrire cette crise, le divorce dénoncé par Philippe de Woot, l’« économie casino » comme il l’appelle[8] : « Ce qui, à notre époque, frappe d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui, d’ordinaire, ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré. Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leu(r consentement nul ne peut plus respirer.
Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont al liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience. » Un peu plus loin, l’auteur dénonce encore « l’impérialisme économique » et « l’impérialisme international de l’argent ».
S’agit-il d’un vieil auteur marxiste, socialiste ? Non. Il s’agit du diagnostic porté par le pape Pie XI en 1931.[9]
Dès lors, la crise née en 2007 ne serait-elle pas un avatar d’une crise plus ancienne, plus profonde et plus grave encore que ne le pense Yves Leterme, mais parfaitement prévisible ?
Le philosophe et historien des sciences Michel Serres, compare la crise de 2007-2008 et les crises qui ont marqué l’histoire contemporaine aux traces laissées par les tremblements de terre qui, à la fois, « révèlent et cachent une faille géante au niveau des plaques basses », faille géante qui est la cause profonde des mouvements catastrophiques perceptibles.[10]
Michel Serres semble avoir raison car déjà en 1939, Wilhelm Röpke écrivait un livre intitulé La crise de notre temps qui fut publié et 1945et où l’auteur écrivait déjà que « tous les désordres économiques de notre temps ne sont que les symptômes superficiels d’une crise totale de notre société. »[11] Et il appelait à une réforme complète de la société. En 1969, le Tchèque Radovan Richta publiait La civilisation au carrefour[12]. Plus tard encore, Alfred Sauvy secouait l’opinion avec L’économie du diable, Chômage et inflation[13].
Les secousses de 2007- 2008, le krach boursier de 2000, les révoltes de la faim, mai 1968, le krach de 1929, etc., auraient été provoquées par une faille géante qu’il nous faut identifier[14]
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En attendant, quelles ont été les réponses proposées ? Suivant les camps, jadis surtout, on a réclamé plus de libéralisme ou plus de socialisme. Aujourd’hui, vu le discrédit de ces vieilles idéologies, on imagine difficilement de tels recours même si, comme dit Jean-Paul II (CA) le risque existe qu’elles reprennent vigueur.[15] A chaud, plusieurs ont affirmé qu’il était nécessaire de changer radicalement, de rompre avec le passé, d’inventer du neuf. Les plus radicaux se sont inscrits dans la mouvance de la nouvelle idéologie écologiste. Certains se réclamant des thèses radicales d’Ivan Illich[16] ont relancé le mouvement des objecteurs de croissance[17], qui était appru dans les années 70. Mais la crise, à cette époque , était clairement une crise de sens puisqu’elle éclatait au coeur d’une société de consommation florissante : l’homme refusait d’être réduit au rang de producteur et de consommateur. Pour l’essayiste Maurice Clavel, les révoltes étudiantes de 1968 révélaient l’irruption de l’Esprit Saint dans une société matérialiste. Il faut bie reconnaître que 40 ans plus tard, ce n’est plus l’Esprit qui se révolte mais le corps qui tremble pour sa survie ou, du moins, pour son bien-être. Cette différence peut nous inciter à penser que la crise s’est étendue, que la « faille » s’est élargie.
Ce courant de pensée, sous ses différentes présentations, peut conforter l’idée que les crises des XXe et XXIe siècles, et peut-être déjà au XIXe siècle, sont des épiphénomènes d’un mal, d’une erreur beaucoup plus profonde qu’il n’y paraissait.
Quoi qu’il en soit, à chaque secousse, à chaque drame économique, nos politiques promettent plus de régulation, des solutions techniques, dans l’espoir de retrouver la prospérité avec plus de sécurité. On a l’impression qu’à chaque tremblement, on cherche à recommencer comme avant, jusqu’à la prochaine bulle ou jusqu’à ce que sortent les vrais monstres, ceux de l’économie criminelle, maffieuse, dont on ne s’occupe guère. Veut-on vraiment un changement profond ?
v. Les chrétiens peuvent-ils aider aux corrections nécessaires, à changer de modèle social et économique ?
Pourtant, dans l’arène où s’affrontent les intérêts les plus bas et les espoirs les plus justifiés, dans cette arène où le travail, l’épargne, la générosité, la pauvreté deviennent risibles et où la liberté elle-même devient une illusion, il serait étonnant que nous, chrétiens, n’ayons pas quelques propositions salvatrices à faire. Surtout si, in fine, « au-delà de l’État et du marché », « au-delà de l’égoïsme », il s’agit de « remodeler les individus », pour parler comme Stiglitz.[1] Une fois encore, il s’agit de restaurer la vraie autorité politique et donc, encore une fois, il s’agit de toucher le cœur, l’intelligence et la volonté des hommes. Les structures, les conventions, les règles, les lois, valent ce que valent les hommes.
Yves Leterme[2] propose d’améliorer le modèle économique « rhénan », au moins, dit-il, aussi performant que le modèle néo-libéral anglo-saxon mais plus écologique et infiniment plus social. Mais il doit être « adapté », précise-t-il, pour faire face à la dénatalité, au vieillissement de la population, pour diminuer l’empreinte écologique, contrôler les institutions financières et tous les produits financiers, investir davantage dans l’innovation, la recherche. Or ce modèle « rhénan » qui a inspiré le « miracle allemand » dont nous avons déjà parlé[3] est clairement d’inspiration démocrate-chrétienne. Y. Leterme nous donne deux autres références : l’économiste chrétien Michel Albert[4] et le pape Léon XIII.
On peut évidemment s’étonner que l’ancien Premier ministre ne cite aucune des encycliques sociales qui ont suivi Rerum novarum ! Par contre, Philippe de Woot nous renvoie à l’encyclique Caritas in veritate, au Compendium, et cite de nombreux textes bibliques et auteurs catholiques.
Revenons aux fondements de la pensée sociale chrétienne.
a. La Bible
Si l’Église a quelque chose à nous dire, son message doit s’enraciner dans les Écritures. Nous les avons déjà parcourues lorsque nous avons abordé le problème de la pauvreté mais il n’est pas inutile de relire rapidement les textes pour nous rappeler ce qui a été dit des richesses et de l’argent. Dans l’Ancien Testament, il est affirmé en maints endroits que la richesse contribue au bonheur, qu’elle est le signe de la bonté de Dieu et la caractéristique des amis de Dieu[1]. La richesse est un effet de la fidélité à Dieu[2] comme la pauvreté est la rançon de l’infidélité[3]. On sait qu’ « une telle conception s’explique par le fait que n’existait pas encore de croyance en un « après la mort. (…) Dans un tel contexte, il était naturel de considérer les richesses et les misères des hommes comme la récompense ou la punition de leur comportement religieux ou moral. »[4]
Mais, d’une part, il serait faux de croire que les Juifs, en définitive, servait le Seigneur par intérêt, pour obtenir les biens matériels car ce qui est premier, radicalement premier, pour les Juifs, c’est la foi en Dieu et l’obéissance à sa Parole. d’autre part, il serait dangereux de penser que la situation économique est le critère qui nous permet d’ « apprécier la qualité de la relation des hommes avec Dieu ».[5] Cette vision est contestée par Job qui découvre que l’infidèle peut jouir des biens qui sont refusés au juste[6], que les richesses ne sont pas nécessairement un signe de la bénédiction du Seigneur, qu’elles peuvent conduire au péché et en être un signe[7]. Les prophètes nous en ont convaincus par leurs dénonciations de la corruption, de l’exploitation des faibles, des inégalités, des injustices, de la cupidité, de la malhonnêteté[8]. Le goût de la richesse s’est substitué à la foi en Dieu, au respect de ses commandements et à la solidarité. Ce n’est donc pas la richesse en elle-même qui est condamnée mais le statut qu’elle acquiert et l’usage que les hommes en font.
Si la richesse peut être un bien[9] relatif et secondaire, ou une « source de violence et d’oppression »[10], elle est une épreuve. La richesse est dangereuse[11], cause d’inquiétudes[12], fragile[13] et finalement vaine[14] puisque la mort emporte tout. Elle est dangereuse aussi parce qu’elle peut engendrer de l’orgueil ou « un sentiment trompeur de sécurité qui détourne de la confiance en Dieu »[15]. Or il y a des biens plus importants que les biens matériels[16] surtout s’ils sont mal ou trop rapidement acquis[17]. Les auteurs sapientiaux qui développent cette philosophie concluent que les richesses donnent l’illusion du bonheur et qu’il vaut mieux leur préférer la Sagesse qui est le vrai trésor et mène au véritable Bien[18]. Car la Sagesse donnée par Dieu[19] est le « trésor inépuisable »[20] devant lequel « l’argent compte pour de la boue »[21]. Seule cette Sagesse qui vient de Dieu peut conduire à un bon usage des biens matériels, à la modération[22], au détachement[23]. Elle seule nous aide à surmonter l’épreuve des richesses et d’éviter leurs pièges[24]. Si bien des réflexions dans l’Ancien testament renvoient à une sagesse populaire fort répandue à travers les cultures et les philosophies, nous sommes, avec l’évocation de la Sagesse à un « sommet » car « les divers traits employés pour décrire la sagesse (sainteté, immutabilité, participation à la création et au gouvernement du monde, aimée de Dieu comme une épouse, etc.) font de cet éloge de la sagesse une préparation à la théologie trinitaire ; ils seront repris par saint Jean et saint Paul et appliqués au Christ, Verbe incarné et Sagesse de Dieu ».[25]
Dans le Nouveau Testament, on constate tout d’abord, que l’argent est présent dans la vie de Jésus. A sa naissance, il reçoit or, encens et myrrhe[26]. Durant son ministère, des femmes nanties assistent Jésus et les Douze, de leurs biens[27]. Jésus fréquente des amis riches : Joseph d’Arimathie[28], Nicodème[29], Simon le Pharisien[30]. Avec ses disciples, il dispose d’une bourse commune[31]. Bien des paraboles font intervenir l’argent : le bon Samaritain[32], la femme qui a perdu une pièce d’argent[33], les talents[34], la veuve et les deux petites pièces[35], l’impôt à César[36]. Jésus reconnaît l’importance de l’argent dans la vie quotidienne.
Peut-être peut-on encore aller plus loin avec le P. E. Perrot[37]. Il défend l’idée que dans la Bible, « l’argent est un mythe qui fonctionne comme 1/ un substitut du territoire 2/ vécu comme une manière tardive de désigner le Royaume 3/ qui est toujours à venir ». A partir de l’épisode où l’on voit Abraham forcer le Hittite à lui vendre un terrain[38], Perrot confirme le lien établi souvent entre l’argent et le territoire. Un lien qui, à ses yeux, éclaire une attitude apparemment contradictoire de Jésus qui recommande de payer l’impôt à César[39] mais de payer le didrachme au Temple uniquement pour éviter le scandale[40]. Selon Perrot, « Jésus adopte donc une posture géographiquement et politiquement située, alors que, dans l’ordre religieux, il semble se placer en décalage ». L’argent a aussi une dimension religieuse. Déjà dans l’Ancien Testament, le Temple et l’argent sont liés : le Temple est recouvert d’or[41]et Edras rassemble pour le Temple des tonnes d’or et d’argent[42]. Dans le Nouveau Testament, malgré Mammon, l’argent va servir à désigner le Royaume à venir dans diverses paraboles : la drachme perdue[43], les ouvriers de la onzième heure[44], les talents[45], les mines[46], le bon Samaritain[47]. Dans les deux premières, on voit que « le Royaume ne fait pas l’objet d’une appropriation, il est reçu. S’en approprier le symbole, l’argent, serait se condamner à n’en rien posséder ». Dans les trois dernières, « le signe monétaire se présente comme le substitut du maître absent, parti en voyage », le « gage de la présence de Jésus ». Mais quand le maître est là, le signe monétaire n’est plus utile comme semble le suggérer l’onction de Béthanie[48]. Judas s’indigne que Marie ait répandu un parfum de grand prix sur les pieds de Jésus. Il aurait voulu qu’on le vende et que l’on donne l’argent aux pauvres. A quoi Jésus répond : « Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours ». C’est parce que l’argent est « le gage du Royaume, présence actuelle du Christ absent » qu’il est recommandé de vendre ses biens avant leur distribution[49]. L’argent, signe d’un absent, se réfère à une communauté à venir, le Royaume, c’est-à-dire « la communauté solidaire des pauvres, communauté que justement l’argent désigne de loin ».[50]
Cela dit, Jésus va néanmoins dénoncer Mammon, les pièges et la fascination de l’argent, signe ambigu, comme la Terre promise.
La violence des propos de Jésus, surtout dans l’Évangile de Luc[51] et, dans une moindre mesure dans l’Évangile de Matthieu[52], violence que l’on retrouvera dans l’épître de Jacques[53], pourrait nous inciter à y voir une condamnation absolue.
Jésus dénonce l’argent comme « malhonnête » ou « trompeur »[54]. Malhonnête parce que souvent mal acquis ou en tout cas rarement pur de toute malhonnêteté[55], trompeur « parce qu’il déçoit les espoirs que l’on met en lui quand on l’absolutise et qu’on ne le prend pas pour ce qu’il est réellement : un instrument au service de l’épanouissement de chacun, dans le souci de tous. Trompeur il l’est surtout parce qu’il rend souvent ses détenteurs incapables de regarder plus loin que leur intérêt immédiat ou de s’attacher aux véritables valeurs »[56].
L’attachement excessif est illustré par la parabole de l’homme riche qui veut bâtir de plus grands greniers en se disant : « Mon âme, tu as quantité de biens en réserve pour de nombreuses années ; repose-toi, mange, bois, fais la fête. »[57] Cet homme est, aux yeux de Dieu, « insensé »[58], non parce qu’il est riche mais parce qu’il amis sa confiance uniquement dans sa richesse sans penser à la mort : « Ainsi en est-il de celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s’enrichir en vue de Dieu »[59].
L’attachement excessif est illustré encore par la parabole du pauvre Lazare et du mauvais riche qui, mort et tourmenté, supplie en vain Abraham. Non seulement, aveuglé par ses richesses, il n’a pas vu le pauvre qui gisait à sa porte, mais, en plus, il est devenu sourd à la Parole de Dieu : les riches ont, pour se guider Moïse et les prophètes et s’ils ne les écoutent pas, « même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus »[60].
De même encore, le jeune homme riche ne peut suivre Jésus jusqu’au bout parce qu’« il était fort riche »[61] : « Comme il est difficile à ceux qui ont des richesses, dira Jésus, de pénétrer dans le Royaume de Dieu ! »[62] Commentant la parabole du semeur[63] qui sème au bord du chemin, sur la pierre et au milieu des épines où le grain est étouffé, Jésus précise que « ce qui est tombé dans les épines, ce sont ceux qui ont entendu, mais en cours de route, les soucis, la richesse et les plaisirs de la vie les étouffent, et ils n’arrivent pas à maturité »[64]. En somme, les richesses n’assurent pas la vie[65] et elles risquent d’étouffer le cœur de l’homme. C’est « en vue de Dieu » qu’il faut s’enrichir[66] et on ne peut « servir Dieu et l’Argent »[67]. Ces deux « services » s’excluent car « si, dans un cas, on se reconnaît dépendant de Dieu et des autres, dans l’autre, on se comporte comme si l’on était maître de sa vie »[68]
Pratiquement, Jésus propose deux attitudes pour « s’enrichir en vue de Dieu » : renoncer à tous ses biens[69], comme les apôtres, ou utiliser les biens pour libérer et servir les autres : « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même »[70]. Cet esprit est présent déjà dans l’ancienne alliance puisqu’elle préconise l’aumône et la remise des dettes[71], réglemente les gages[72], instaure l’année jubilaire et interdit le prêt à intérêt.
En conclusion on peut dire que Jésus ne considère pas « l’argent et les richesses d’abord dans leur destination sociale mais dans leur rapport à Dieu »[73]. Il dénonce « l’idole que l’on se fait de soi-même dès que l’on refuse de consentir à son statut de créature », c’est-à-dire de « consentir à sa propre pauvreté ». Il montre que « le choix entre Dieu et l’Argent est de l’ordre de la foi. Car c’est à Dieu que doit revenir la première place ».[74] P. Debergé ajoutera que « l’argent est un lieu de vérité » car « la manière dont on se situe vis-à-vis des biens matériels et de l’argent manifeste la nature réelle de nos attachements, de nos préoccupations, de notre foi en Dieu. »[75]
Il s’agit de savoir où va notre amour : « où est ton trésor, là sera aussi ton cœur »[76]. Dieu ou une idole ?[77] La richesse ou la pauvreté ? Cette pauvreté qui est « indispensable pour entrer dans le Royaume et nécessaire pour acquérir la liberté intérieure à l’égard de l’argent »[78]. La pauvreté généreuse et accueillante que les riches sont invités aussi à pratiquer selon le conseil de Paul : « Aux riches de ce monde, recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en des richesses précaires, mais en Dieu qui nous pourvoit largement de tout, afin que nous en jouissions. qu’ils fassent le bien, s’enrichissent de bonnes œuvres, donnent de bon cœur, sachent partager ; de cette manière, ils s’amassent pour l’avenir un solide capital, avec lequel ils pourront acquérir la vie véritable ».[79] En somme, pour revenir à l’analyse d’E. Perrot, « l’argent ne peut fonctionner comme gage que si l’on ne le retient pas ».[80]
« Heureux l’homme qui craint le Seigneur et qui aime ses commandements. Sa lignée est puissante sur la terre, la race des hommes droits sera bénie. Il y a chez lui biens et richesses, et sa justice subsiste toujours » (Ps 112,1-2-3). « La bénédiction du Seigneur est la récompense de l’homme pieux, en un instant, il fait fleurir sa bénédiction » (Si 11,22).
qu’en est-il dans la pensée juive contemporaine ? Le P. Perrot nous en donne une idée à partir d’une conférence donnée, en 1998, par le rabbin Riveline, professeur d’économie à l’Ecole des Mines de Paris. Selon ce rabbin, quatre principes doivent guider la pratique:
1. « La sainteté est compatible avec la richesse. Mieux, le travail productif est une obligation religieuse. On peut évoquer le quatrième commandement concernant à la fois le repos du sabbat… et l’obligation de travailler durant six jours. « Durant six jours tu travailleras, et tu feras tout ton ouvrage ; mais le septième jour est un jouir de chômage consacré à Dieu » (Ex 2). L’histoire juive est remplie de saints hommes qui ont eu à cœur de concilier étude de la Torah et travail productif. Maïmonide était médecin. Et certains soulignent que le travail de la finance a pour avantage de laisser beaucoup de temps pour l’étude de la Torah. »
2. « Le devoir du riche est de donner au moins 10% de sa richesse au pauvre, mais jamais plus de 20%. Le rabbin professeur Riveline commente ainsi : « Lorsque le riche donne moins, il est considéré comme un voleur (…). Au-delà de 20% de don, le riche mettrait alors sa fortune en péril. Or, s’il est riche, c’est parce que Dieu lui a confié la gestion du monde pour une part plus grande que les autres, et il n’a pas le droit de se dérober à cette mission ». »
3. « Le riche ne doit pas abuser de la faiblesse de son partenaire. Cela est vrai dans le prêt à intérêt comme dans tout commerce. »
4. « Le juste prix est déterminé, soit par « un marché suffisamment transparent pour que le prix qui en résulte puisse être considéré comme juste, soit il y a recours _ un tribunal, qui juge et apprécie la justesse du prix pratiqué ». » (E. Perrot, in La Lettre d’Information de la Conférence des évêques de France, SNOP n° 1063, 17 décembre 1999).
E. Perrot explique que l’argent est trompeur dans la mesure où il objective le désir qui est au fondement de la vie économique : « En faisant passer des rapports humains pour des rapports entre des choses homogènes (car mesurables), l’argent adoucit le heurt des singularités affrontées, au prix d’une réduction à l’unidimensionnel monétaire. Cette réduction est vécue sans phrases dans ces lieux où dit-on, chacun ne vaut que le montant de ses revenus. » L’argent peut ainsi nous entraîner dans une « logique purement quantitative ». Que l’on cherche à accumuler ou à donner, cette logique est perverse car l’accumulation est sans fin et le chrétien n’a « jamais fini de payer ses dettes envers les frères ». On en éprouve soit de la morosité soit de la mauvaise conscience, « filles d’un même désir perverti qui voit dans l’accumulation d’argent la réponse à un manque fondamental. » Trompeur, l’argent l’est aussi parce qu’il donne « l’illusion d’une souveraineté sur le monde ». Claudel a dénoncé cette « fausse indépendance » dans L’échange : « L’argent est une espèce de sacrement matériel qui nous donne la domination du monde moyennant un contrôle sur notre goût de l’immédiat ». « Il y a domination du monde… mais toujours pour demain », conclut E. Perrot (Op. cit., pp. 58-60).
Par ailleurs, Paul dira : « Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est l’égalité. Dans le cas présent, votre superflu pourvoit à leur dénuement, pour que leur superflu pourvoie aussi à votre dénuement. Ainsi se fera l’égalité, selon qu’il est écrit : Celui qui avait beaucoup recueilli n’eut rien de trop, et celui qui avait peu recueilli ne manqua de rien (Ex 16, 18) » (2 Co 8, 13-14).
b. Les Pères de l’Église
[1]
Force est de constater que les Pères de l’Église vont, à partir des Écritures, transmettre à travers les siècles une leçon simple -on a envie de dire : un peu simplifiée- qui tient en deux grands préceptes : la richesse doit être bien utilisée et le prêt à intérêt banni.
Avant d’aborder la question du prêt à intérêt qui mérite un développement à part, il n’est pas inutile de revenir au problème soulevé par la richesse face à la pauvreté. Il a déjà été étudié précédemment mais la conception défendue par certains Pères va retentir si longuement dans l’Église qu’il faut la garder bien en mémoire pour comprendre le retard accumulé par l’enseignement du Magistère sur les questions financières.
Comment les Pères de l’Église considèrent-ils la richesse ? Rappelons-nous.
Clément d’Alexandrie[2] a consacré un petit ouvrage à la question ; Quel riche peut être sauvé ?[3]. Partant de la parole de Jésus : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux »[4], Clément estime que le « dégraissement » nécessaire au passage est d’ordre spirituel et non matériel. Là se trouve la spécificité chrétienne. En effet, « ce n’est point une grande innovation que renoncer aux richesses et les distribuer aux besogneux et aux indigents. Beaucoup l’ont fait avant la venue du Sauveur, qui voulaient du loisir pour s’adonner à l’étude des lettres et à de mortes sciences ou briguaient le vain renom d’une gloire frivole ;, les Anaxagore[5], les Cratès[6] ». Jésus donc « n’ordonne pas une action visible, comme les philosophes antiques mais quelque chose de plus grand, de plus divin, de plus parfait : il veut que nous purifiions nos âmes et nos cœurs des passions, que nous déracinions et jetions loin de nous les choses étrangères ». Pour ce qui est des richesses matérielles, il en faut une certaine quantité car « il est strictement impossible à celui qui manque du nécessaire de ne point voir briser son courage et son âme se détourner des sujets plus importants lorsqu’il s’évertue par tous les moyens à trouver sa subsistance ». De plus, « qui nourrirait le pauvre, qui désaltérerait l’assoiffé, qui couvrirait l’homme nu et abriterait le vagabond, si nous cherchions à devenir plus pauvres que le pauvre ? » On ne peut donc interpréter littéralement la parole de Jésus. Non seulement le Maître lui-même s’est fait inviter chez les riches mais, de plus, il nous demande de secourir les malheureux : comment pourrions-nous le faire en renonçant à nos biens ? En conclusion, il ne faut pas décrier la richesse « puisqu’elle n’est en soi ni bonne ni mauvaise, mais parfaitement innocente. De nous seuls dépend l’usage, bon ou mauvais, que nous en ferons : notre esprit, notre conscience ont entière liberté de disposer à leur guise des biens qui leur ont été confiés. Détruisons, non pas nos biens, mais les passions qui en pervertissent l’usage ». Notons, au passage, que pour Clément, la pauvreté est un mal mais un état naturel grâce auquel on peut pratiquer non le partage qui impliquerait un souci d’égalité mais l’aumône.
En tout cas, l’Église interviendra régulièrement, dans les premiers temps[7] comme dans les siècles suivants, pour refuser l’interprétation radicale de la parole de Jésus qui « condamne la possession des richesses et fait du partage des biens une obligation stricte et une nécessité de salut »[8].
Guidée par la description du jugement dernier[9], l’Église ne cessera pas de rappeler aux riches leurs devoirs envers les pauvres avec plus ou moins de sévérité. Saint Augustin[10] dira : « Au jugement dernier, le Seigneur ne dira pas : « Venez prendre possession du Royaume, vous avez vécu chastement, vous n’avez fraudé personne, vous n’avez pas opprimé le pauvre, vous n’avez franchi les limites de personne, vous n’avez trompé personne par serment ». Il n’a pas dit cela mais : « Recevez le Royaume, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ». Quelle est donc l’excellence de ce point, puisque le Seigneur l’a mentionné tout seul, à l’exclusion de toute le reste ! (…) A l’égard de ceux qu’il va condamner, et plus encore à l’égard de ceux qu’il va couronner, il tiendra compte des seules aumônes, comme s’il disait : « Si je vous examinais et vous pesais en scrutant avec soin toutes vos actions, il serait bien difficile de ne point trouver de quoi vous condamner. Mais, allez dans le Royaume, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ». Ce n’est pas parce que vous n’avez pas péché que vous entrez dans le Royaume, mais parce que, par vos aumônes, vous avez expié vos péchés. »[11]
Cette interprétation, commente le P. Faux[12], « définit pour longtemps le rapport des pauvres et des riches en termes d’utilité réciproque en vue du salut. Dans sa version la plus terre à terre, si l’on ose dire, cette tradition pourrait s’exprimer comme suit: il faut qu’il y ait des pauvres pour que les riches aient l’occasion de faire l’aumône et d’expier ainsi leurs péchés pour obtenir le salut. » Avec les abus que nous avons déjà dénoncés.
Dans ces conditions, l’inégalité paraît providentielle : « Si nous faisons bien attention, déclare Césaire d’Arles, le fait que le Christ a faim dans les pauvres nous est profitable. En effet, Dieu a permis qu’il ya ait des pauvres dans ce monde, pour que tout homme eût le moyen de racheter ses péchés ; car s’il n’y avait pas de pauvres, personne ne ferait l’aumône, personne n’obtiendrait de pardon. Car Dieu pouvait faire tous les hommes riches, mais il a voulu nous venir en aide par la misère des pauvres, afin que le pauvre par la patience et le riche par l’aumône puissent mériter la grâce de Dieu. (…) Sois attentif et vois : un sou d’un côté et le royaume de l’autre. Quelle comparaison y a-t-il, frère ? Tu donnes un sou au pauvre et du Christ tu reçois le Royaume ; tu donnes un morceau de pain et du Christ tu reçois la vie éternelle ; tu donnes un vêtement et du Christ tu reçois la rémission de tes péchés. »[13]
L’aumône n’est pas facultative[14] : « Si le riche ignore le pauvre, s’il ne vient pas en aide à ses besoins, il le vole, il le tue »[15]. Il le vole parce qu’à l’origine de la richesse, du « malhonnête argent », il y a toujours quelque injustice , quelque violence : « Pourrais-tu, demande Jean Chrysostome, en remontant de génération en génération me montrer que (tes biens) ont été justement acquis ? Non, tu ne le pourrais pas et, nécessairement à leur origine et à leur source, il y a eu quelque injustice. Pourquoi ? Parce que Dieu, à l’origine, n’a pas créé de riche et de pauvre ; il n’a pas non plus amené l’un en présence d’une masse d’or et empêché l’autre de le découvrir mais il a livré à tous la même terre. »[16] Malheureusement, comme nous l’avons vu, la voix de Jean Chrysostome ou encore celle de saint Grégoire le Grand, qui, comme saint Paul plus tard, ne considèrent pas l’inégalité comme providentielle et qui réaffirment la destination universelle des biens, sera étouffée par la tradition augustinienne dans une société hiérarchisée[17]. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que la notion de justice sociale entrevue par saint Thomas, s’impose dans le discours de l’Église.
Chapitre 3 : Le prêt à intérêt et la banque
« Prêter à son prochain, c’est pratiquer la miséricorde… »[1]
En dehors de ces réflexions générales sur la pauvreté et la richesse, pendant des siècles, l’attention des chrétiens va surtout se focaliser sur le problème particulier du prêt.
Quelques extraits de l’Ancien testament vont servir de référence à cette réflexion. Il semble, dans la première Alliance, que le prêt à intérêt soit à condamner sévèrement : « Si tu prêtes de l’argent à un compatriote, à l’indigent qui est chez toi, tu ne te comporteras pas envers lui comme un prêteur à gages, vous ne lui imposerez pas d’intérêts »[2] ; « Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, qu’il s’agisse d’un prêt d’argent, ou de vivres, ou de quoi que ce soit dont on exige intérêt. A l’étranger tu pourras prêter à intérêt, mais tu prêteras sans intérêt à ton frère, afin que Yahvé ton Dieu te bénisse en tous tes travaux, au pays où tu vas entrer pour en prendre possession »[3] ; « Si ton frère qui vit avec toi tombe dans la gêne et s’avère défaillant dans ses rapports avec toi, tu le soutiendras à titre d’étranger ou d’hôte et il vivra avec toi. Ne lui prends ni travail ni intérêts, mais aie la crainte de ton Dieu et que ton frère vive avec toi. Tu ne lui donneras pas d’argent pour en tirer du profit ni de la nourriture pour en percevoir des intérêts ; je suis Yahvé votre Dieu qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu. » [4] L’homme juste « n’opprime personne, rend le gage d’une dette, ne commet pas de rapines, donne son pain à qui a faim et couvre d’un vêtement celui qui est nu, ne prête pas avec usure, ne prend pas d’intérêts (…) »[5]. Quand on demande à. « Yahvé, qui logera sous ta tente, habitera ta sainte montagne ? », le psalmiste répond : celui qui, notamment, « ne prête pas son argent à intérêt »[6]. Par contre, le fils « violent et sanguinaire » qui « prête avec usure et prend des intérêts, (…) il mourra et son sang sera sur lui. »[7]
A travers ces extraits, il apparaît[8] que le prêt est un service à rendre à celui, le frère, qui est dans la nécessité : « Prêter à son prochain c’est pratiquer la miséricorde, lui venir en aide c’est observer les commandements. Sache prêter à ton prochain lorsqu’il est dans le besoin »[9]. Il s’agit de resserrer ainsi les liens de fraternité au sein de la communauté en y associant peut-être l’étranger du moins celui qui est assimilé ou en voie de l’être[10] Demander un intérêt serait un péché contre la miséricorde. Israël ne doit pas oublier sa libération d’Égypte et son appartenance au Peuple de Dieu : « Parce que Dieu les avait libérés d’Égypte, l’interdiction des prêts avec intérêt était le signe que les enfants d’Israël ne pouvaient être victimes de leurs frères et de leur soif de posséder. Comme peuple élu, ils devaient former une communauté où l’on s’entraiderait et où l’on se soutiendrait. Le contraire d’un peuple où certains profitaient de la pauvreté de leurs frères pour s’enrichir et asseoir leur propre pouvoir ! »[11] C’est bien ce qui apparaît dans le passage du Lévitique cité plus haut[12]. Dans le même esprit religieux s’inscrivent la loi sur les gages déjà évoquée (Ex 22, 25 ; Dt 24, 6 et 11), l’année sabbatique[13] (tous les sept ans) avec la remise des dettes (Dt 15, 1-3)[14], la libération des esclaves juifs (Dt 15, 12-18)[15], l’année jubilaire (tous les cinquante ans) (Lv 25, 13 et 23-24)[16] avec la restitution des propriétés et le repos de la terre. Comme en ce qui concerne l’aumône, il ne faut pas que la division riches-pauvres s’agrandisse, que le nombre des pauvres croisse. Il faut que chacun ait la possibilité de recommencer sa vie. Il faut lutter contre les inégalités. éviter l’endettement. Tous sont solidaires et débiteurs vis-à-vis de Dieu.
Si le prêt à intérêt est donc un péché contre la miséricorde, il n’est pas injuste en lui-même puisqu’il peut être réclamé de celui qui est tout à fait étranger à Israël : « Si Yahvé ton Dieu te bénit comme il l’a dit, tu prêteras à des nations nombreuses, sans avoir besoin de leur emprunter, et tu domineras des nations nombreuses, sans qu’elles te dominent »[17]. Comme il s’agit d’une bénédiction, on peut penser que le prêt est lucratif. Le bon sens d’ailleurs impose l’idée que les Israélites n’auraient pas prêté des biens à des inconnus sans en tirer quelque bénéfice.
On a avancé l’idée que l’originalité relative d’Israël, par rapport aux autres peuples pratiquant le prêt à intérêt, avait une raison économique simple : Israël vivait d’agriculture et d’élevage tandis que, dans les autres pays, le commerce était très développé. Cette explication est insuffisante pour deux raisons. Tout d’abord, on constate que dans le Code d’Hammourabi[18]qui fixe les conditions de remboursement de dettes, une exception était faite pour l’indigent involontaire[19]. Par ailleurs, on sait qu’en Israël, au retour de captivité, les paysans mettaient en gage parfois leurs enfants pour emprunter de l’argent ce qui provoqua la colère de Néhémie[20]. C’est l’avarice, la cruauté des prêteurs qui est fustigée et le manque de compassion des riches.
En conclusion, en ce qui concerne l’Ancien Testament, malgré la sévérité d’un certain nombre de textes, « on n’est pas en droit d’y voir une condamnation universelle de l’intérêt, car d’une part ils définissent soit un idéal de sainteté, soit un devoir de charité »[21] : « Bienheureux l’homme qui prend pitié et prête », dit le psalmiste[22]. De toute façon, même si la condamnation de l’intérêt était absolue, on ne pourrait pas plus transposer telle quelle cette condamnation dans le temps que la royauté décrite dans l’Ancien testament ou d’autres pratiques liées à la formation d’un peuple donné à une époque donnée de son histoire.
Le lien entre l’argent et l’étranger semble être confirmé par l’histoire des métiers d’argent dans diverses sociétés, y compris dans la discipline ecclésiastique du Moyen Age. Les métiers d’argent sont réservés aux résidents étrangers. La chose allait de soi dès les premières manifestations de l’urbanisation. Platon, dans Les Lois (V, 742a-b), stipule que la possession de métal jaune ou blanc est interdite aux citoyens. Ce qui, à l’origine, n’était qu’une pure question pratique - les échanges de proximité se faisaient sans intermédiaires, seuls les échanges au loin nécessitant la médiation d’un commerçant - s’est peu à peu cristallisé en habitude puis en loi. Le phénomène se renouvela à la fin du Moyen Age, à la reprise du mouvement d’urbanisation. Dans les villes marchandes, l’activité des commerçants étrangers fournissait l’essentiel de la richesse. L’examen des activités de la ville d’Anvers à l’époque de sa plus grande expansion au XVIe siècle montre le rôle prééminent des commerçants étrangers. Aujourd’hui encore demeurent quelques traces de ces stratifications internationales du commerce, comme en témoignent les « Libanais » en Afrique ou les « Chinois » en Asie.
Réservés aux étrangers, les métiers d’argent se sont donc tout naturellement développés dans les populations rejetées aux marges de la communauté politique : juifs au Moyen Age, protestants en France, Parias en inde, Arméniens dans l’empire ottoman, sans parler de la vieille religieuse qui, se sentant marginalisée dans sa propre congrégation, accumule un petit pécule au mépris de la Règle. Bref l’argent apparaît ici comme désignant le lien social déconnecté du territoire politiquement déterminé. » (Op. cit., pp. 104-105).
Mais s’il te dit : « Je ne veux pas te quitter », s’il t’aime, toi et ta maison, s’il est heureux avec toi, tu prendras un poinçon, tu lui en perceras l’oreille contre la porte et il sera ton serviteur pour toujours. Envers ta servante tu feras de même.
qu’il ne te semble pas trop pénible de le renvoyer en liberté : il vaut deux fois le salaire d’un mercenaire, celui qui t’aura servi pendant six ans. Et Yahvé ton Dieu te bénira en tout ce que tu feras. »
i. Le Nouveau testament
Le Christ confirme que le prêt est une œuvre de miséricorde : « A qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos »[1]. Et, dans la parabole des talents, il met dans la bouche du Seigneur ce reproche au mauvais serviteur qui a enfoui le talent de son maître dans la terre : « tu aurais dû placer mon argent chez le banquier, et à mon retour j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt. »[2] Selon son habitude, le Christ se réfère à une pratique familière à ses auditeurs, qui ne peut être perverse en soi[3]. L’argent doit servir, produire le bien, « qu’il ne rouille pas en pure perte, sous une pierre »[4].
Le Christ va plus loin : « Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Même des pécheurs prêtent à des pécheurs afin de recevoir l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, Lui, pour les ingrats et les méchants. »[5] Il est clair que « Jésus invite à donner plus qu’à prêter, que ce soit avec ou sans intérêt »[6]. Et si le texte vise le prêt sans intérêt, « on n’est plus dans le domaine de la simple justice, mais de la perfection de la charité ». En effet, « alors que les païens consentent ce prêt non lucratif en exigeant la restitution de la somme engagée, les disciples du Christ doivent être disposés, le cas échéant, à ne pas recevoir ce qu’ils ont avancé ».[7] C’est un idéal qui est proposé et non ordonné.
On ne peut donc, à partir, de l’Écriture, prendre position sur le problème économique du prêt à intérêt, d’autant moins que, dans les temps bibliques, on ne connaît guère que le prêt à la consommation, à un stade encore peu développé de l’économie. Le problème sera plus tard d’examiner le droit à de justes intérêts avec l’extension des banques et des prêts à la production.
ii. Les Pères de l’Église
Les Pères de l’Église vont clairement et radicalement condamner le prêt à intérêt assimilé à l’usure : « c’est bien l’intérêt qui est condamné, et pas seulement ses excès ».[1] Saint Ambroise, par exemple, définira ainsi l’usure : « Tout ce qui s’ajoute au capital, que ce soit de la nourriture, des vêtements ou toute autre chose de quelque nom que vous l’appeliez. »[2] Dans la langue classique, « usura » (de « utor ») a le sens d’ »usage » et, dans son sens juridique, il désigne le profit retiré de l’argent prêté.[3]
La radicalité du discours patristique s’explique sans doute par les abus des prêteurs qui cherchent à profiter des malheurs publics dûs à l’instabilité du Bas-Empire et aux famines mais aussi par la sévérité des moralistes païens[4]. Saint Basile dira que l’usurier étrangle le pauvre : « Quoi de plus inhumain que de se tailler des rentes dans les calamités du pauvre, et d’amasser de l’argent chez celui que le besoin contraint à solliciter un prêt »[5] ; saint Ambroise déclarera que prêter à intérêt, c’est tuer un homme[6] : « Il n’y a pas de différence entre le prêt à intérêt et des funérailles »[7]. Pour saint Grégoire de Nysse, l’usurier « blesse une seconde fois celui qui est déjà blessé »[8]. Saint Jean Chrysostome dira que « rien n’est plus honteux , ni plus cruel que l’usure »[9] et saint Augustin demandera : « Celui qui soustrait ou arrache quelque chose au riche, est-il plus cruel que celui qui tue le pauvre par l’usure ? »[10]. et, une fois encore, ne nous y trompons pas, usure et prêt à intérêt sont confondus : « Si vous prêtez à un homme avec stipulation d’intérêts, c’est-à-dire si vous attendez de lui, en échange de l’argent prêté, plus que vous n’avez avancé, que ce soit de l’argent, du blé, du vin, de l’huile ou autre chose, vous êtes un usurier et en cela vous êtes blâmable »[11].
Prêter à intérêt est un péché contre la charité[12] mais aussi contre la justice puisqu’il manifeste cupidité et avarice. Pour saint Léon, « C’est une avarice injuste et insolente que celle qui se flatte de rendre service au prochain alors qu’elle le trompe (…) et qui estime plus sûrs les biens présents que ceux de l’avenir (…). Il faut donc fuir l’iniquité de l’usure et éviter un gain fait au mépris de toute humanité. (…) Celui-là jouira du repos éternel qui entre autres règles d’une conduite pieuse n’aura pas prêté son argent à usure (…) ; tandis que celui qui s’enrichit au détriment d’autrui, mérite en retour la peine éternelle ».[13] Et de réclamer la sévérité des évêques contre les usuriers : « Nous ne devons pas davantage passer sous silence ces victimes de la cupidité d’un gain honteux, qui prêtent leur argent à usure avec l’intention de s’enrichir à l’aide de ces pratiques. Nous nous en affligeons non seulement à l’égard de ceux qui sont engagés dans la cléricature, mais encore à l’égard des laïcs qui se prétendent chrétiens. Il faut sévir activement contre ceux qui auront été repris, afin d’enlever tout prétexte au péché »[14].
Quant aux étrangers auxquels on pouvait, dans l’Ancien testament[15], prêter avec intérêt, saint Ambroise les considère comme des ennemis et écrit : « A celui auquel tu désires légitimement nuire, à celui contre lequel tu prends justement les armes, à celui-là tu peux à bon droit prendre des intérêts (…) sans que ce soit un crime de le tuer. Donc là où est le droit de la guerre, là est aussi le droit d’usure. (…) Ton frère est d’abord quiconque partage ta foi et ensuite quiconque est soumis au droit romain ».[16] Il est manifeste qu’une telle conception s’oppose à l’idéal chrétien de fraternité universelle !
Péché contre la charité, contre la justice, le prêt à intérêt a aussi contre lui la raison philosophique à travers, principalement, l’argumentation d’Aristote selon lequel il est antinaturel au plus haut point que l’argent « fasse des petits », s’engendrant lui-même: « L’acquisition des biens étant double, comme nous l’avons vu, c’est-à-dire à la fois commerciale (production et richesse d’argent) et domestique (production des biens de subsistance), celle-ci nécessaire et estimée à bon droit, celle-là méprisée non moins justement comme n’étant pas naturelle et ne résultant que du colportage des objets, on a surtout raison d’exécrer l’usure, parce qu’elle est un mode d’acquisition né de l’argent lui-même et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l’avait créé. L’argent ne devait servir qu’à l’échange ; et l’intérêt qu’on en tire le multiplie lui-même, comme l’indique assez le nom que lui donne la langue grecque. (Le mot qui signifie en grec « intérêt »-tokos- vient d’un radical qui signifie engendrer-tekein). Les pères ici sont semblables aux enfants. L’intérêt est de l’argent issu de l’argent, et c’est de toutes les acquisitions celle qui est le plus contre nature »[17]. La condamnation paraît absolue[18], qu’il s’agisse de dépenses improductives, dépenses de consommation, ou de dépenses productives qui sont des dépenses commerciales.[19] Dans cet esprit, pour saint Basile, prêter à intérêt, c’est récolter où l’on n’a pas semé[20], seul le travail engendre la richesse et peut « faire des petits » : « Vous avez des mains, vous connaissez un métier : travaillez donc pour recevoir le prix de votre travail. Offrez vos services pour gagner un salaire. Que de manières, que d’occasions n’y a-t-il pas de gagner sa vie ! (…) Pour vivre, la fourmi n’implore ni n’emprunte ; les abeilles nous font même présent de la nourriture qu’elles ont en trop. Cependant la nature ne leur a donné ni mains, ni métier ; et vous qui êtes des hommes, des animaux industrieux, vous ne trouvez pas un seul emploi pour votre vie ». Comme quoi le prêt peut encourager aussi la paresse.
Comme les Prophètes, les Pères de l’Église sont soucieux de la défense des pauvres qui sont les premières victimes des catastrophes naturelles et des guerres. Gagner de l’argent en profitant de leur malheur est évidemment scandaleux. Dans d’autres circonstances, avec éventuellement d’autres acteurs, il n’est pas dit que le prêt à intérêt raisonnable aurait été aussi fortement dénoncé.
Notons que saint Ambroise semble faire une exception pour le prêt commercial. Dans une épître (Ad Anthemium subdiaconatum, in Livre IX, n° 38) : « il fait prier un créancier de se contenter d’une partie des intérêts promis (…) par le débiteur ruiné. Il allègue deux motifs à l’appui de sa requête : la double condition de chrétien et de noble créancier, puis l’assurance que Dieu lui rendra avec abondance ce qu’il aura remis au pauvre ». (SPICQ C., op. cit., p. 454).
iii. La législation canonique jusqu’au XIIIe siècle
[1]
Elle déclare illicite le prêt à intérêt mais vise d’abord exclusivement les clercs[2]. Puis, surtout à partir du VIIIe siècle[3], l’excommunication frappera aussi les laïcs[4]. L’Église sera de plus en plus sévère dans la mesure où l’usure se répand de plus en plus en dépit des condamnations, et que les taux deviennent parfois exorbitants : 100, 200, voire 300% ![5] Aux XII et XIIIe siècles, le mal grandit encore et, dans les Flandres, le commerce de l’argent fleurit dans des villes comme Arras, Lens, Douai, Valenciennes, Tournai, Ypres, Gand, Bruges, etc.. L’aristocratie[6] et les villes[7] contractent des dettes considérables auprès des bourgeois ou des banquiers italiens[8].
De tels faits expliquent les condamnations du IIe concile de Latran (1139)[9] , du concile de Tours (1163)[10] et surtout du IIIe concile de Latran (1179) : « Depuis que, presque en chaque endroit, le crime d’usure est devenu tellement dominant, que beaucoup de personnes ont abandonné toutes les autres affaires pour devenir usuriers, comme si ce métier était autorisé, et sans égard à son interdiction dans les deux Testaments, nous ordonnons que les usuriers manifestes ne soient pas admis à la communion et, s’ils meurent dans leur péché, qu’ils ne soient pas enterrés chrétiennement et qu’aucun prêtre n’accepte leurs aumônes »[11].
Le pape Innocent III[12] refusa le droit d’appel aux usuriers manifestes et autorisa les évêques à les traduire devant leur tribunal, même en l’absence d’accusateur[13]. C’était, remarque C. Spicq, « déjà les traiter pratiquement comme hérétiques »[14].
Dans cette affaire, à l’époque, la position de l’Église se justifie par la nécessité de lutter contre les exactions et les maux qu’elles engendrent et par l’Écriture. L’Église s’emporte contre les usuriers, comme les Prophètes. Entre chrétiens, comme entre Juifs dans l’Ancien Testament, il est interdit de prêter à intérêt. Pour accomplir sa mission, l’Église va tenter de mobiliser le pouvoir politique. En 1274, au concile de Lyon, Grégoire X « décrète qu’aucune communauté, corporation ou individu ne pourra permettre aux usuriers étrangers de prendre des maisons en location ou de demeurer sur leur territoire ; on devra les expulser dans un délai de trois mois ». Il établissait également que « les testaments des usuriers impénitents ne seraient pas valides ». L’usure était placée sous la juridiction des cours ecclésiastiques.[15] En 1312, au concile de Vienne, Clément V « déclara nulle et vaine toute la législation civile en faveur de l’usure » et stipula que « si quelqu’un tombe dans cette erreur d’avoir la présomption d’affirmer avec entêtement que ce n’est pas un péché de pratiquer l’usure, Nous décidons qu’il doit être puni comme hérétique et Nous ordonnons à tous les ordinaires et inquisiteurs de procéder vigoureusement contre tous ceux qui seront soupçonnés de cette hérésie ».[16]
Tous ces témoignages doivent-ils nous inciter à considérer, cette fois, le prêt à intérêt comme contraire au droit naturel et divin ? Il n’est pas sûr que nous puissions aller jusque là dans la mesure où, toujours en référence à la pratique décrite dans l’Ancien Testament, les Juifs qui pouvaient prêter à intérêt aux étrangers continuèrent souvent, ici et là, à jouir de cette tolérance à condition, bien sûr, de ne pas imposer des usures « lourdes et immodérées »[17]. De plus, n’oublions pas à quelle type d’économie nous avons à faire : « Dans une société rurale, le prêt de consommation, nécessaire pour se nourrir en cas de mauvaise récolte, est caractérisé par des taux d’intérêt très élevés, « usuraires », et ruine les paysans qui trop souvent ne peuvent le rembourser »[18]. Or le souci de l’Église va en priorité aux pauvres à l’instar de toutes les leçons données dans l’Écriture et par les Pères. De plus, les injonctions répétées de l’Église n’ont pas éradiqué la pratique qui, au contraire, c’est de plus en plus répandue même dans des milieux très chrétiens. A preuve, l’abondance des condamnations et mises en garde. On sait aussi que du XIe au XIIIe siècle, beaucoup d’abbayes bénédictines ont servi de banque aux propriétaires fonciers et percevaient des intérêts de leur capital prêté.[19]
En ce qui concerne, l’Église orthodoxe russe, « au même titre que les grands seigneurs féodaux, (elle) exploite d’emblée un réseau de paysans serfs liés à elle par un endettement usuraire. Elle ne développera aucune doctrine autonome sur l’usure et se contentera d’intégrer purement et simplement à sa propre législation canonique les coutumes laïques traitant de la question ». Jusqu’à l’abolition du servage en 1861. ( id., pp. 161-166).
En Grèce, sous l’occupation ottomane (du XIVe siècle à l’indépendance en 1830), les collecteurs d’impôts qui sont des notables locaux, deviendront prêteurs pour les petits paysans comme pour les négociants des grandes villes. La création en 1841 de la Banque nationale de Grèce ne modifiera pas le système : elle prêtera aux grands marchands à 8% et ceux-ci prêteront aux petits agriculteurs à 12, 24, 36 et même à 80%. C’est la création du Crédit agricole public qui mettra un terme à cette usure rurale en 1929. (Id., pp. 167-169).
iv. Saint Thomas
[1]
Saint Thomas relève tous les passages de l’Écriture que nous avons cités plus haut et constate, dans les « difficultés » que certains textes semblent autoriser le prêt à intérêt, notamment Dt 23, 19-20, Dt 28, 12, Lc 19, 23 alors (« sed contra ») qu’Ex 22, 25 l’interdit. Alors, « est-ce un péché de percevoir des intérêts pour un prêt d’argent » ? La réponse de Thomas va reprendre l’argumentation d’Aristote : « Recevoir un intérêt pour l’usage de l’argent prêté est en soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice ».
Pour nous en convaincre, Thomas rappelle qu’il existe deux sortes de biens : ceux dont l’usage se confond avec leur consommation, comme le vin ou le blé et les biens dont l’usage ne se confond pas avec leur consommation, comme une maison. Dans le premier cas, « on ne devra (…) pas compter l’usage de l’objet à part de sa réalité même ; mais du fait même que l’on en concède l’usage à autrui, on lui cède l’objet même. Voilà pourquoi, pour des objets de ce genre, le prêt transfère la propriété. Si donc quelqu’un voulait vendre d’une part du vin, et d’autre part son usage, il vendrait deux fois la même chose, ou mieux, vendrait ce qui n’existe pas. » Il serait injuste que l’emprunteur restitue à la fois la chose elle-même et le prix de son usage (usus). Le prix de l’usage est ce que l’on appelle l’usure (usura). Pour saint Thomas donc, à cet endroit, il n’ya pas de distinction entre prêt à intérêt et usure au sens moderne du terme. Dans le deuxième cas, une maison, par exemple, son usage « consiste à habiter, non à la détruire ; on pourra donc faire une cession distincte de l’usage et de la propriété (…). Voilà pourquoi on a le droit de faire payer l’usufruit d’une maison et de redemander ensuite la maison prêtée, comme cela se pratique dans les baux et les locations d’immeubles. »
Mais, qu’en est-il de l’argent que l’on prête ? Thomas répond : « Aristote remarque qu’il a été principalement inventé pour faciliter les échanges ; donc son usage propre et principal est d’être consommé, c’est-à-dire dépensé, puisque tel est son emploi dans les achats et les ventes. En conséquence, il est injuste en soi de se faire payer pour l’usage de l’argent prêté ; c’est en quoi consiste l’usure ».
Ceci dit, comment saint Thomas explique-t-il les exceptions ou concessions que l’Écriture semble envisager ? Laissons de côté le texte de Luc qui métaphoriquement parle de biens spirituels, et voyons plutôt comment saint Thomas envisage la licéité du prêt à l’étranger dans l’Ancien Testament[2]. Le P. Spicq n’hésite pas à écrire que la solution proposée est »tendancieuse »[3] dans la mesure où l’interdiction du prêt à intérêt entre « frères » doit s’étendre, dit Thomas, à tous les hommes et que les Prophètes ont parlé en ce sens : « c’était une tolérance pour éviter un plus grand mal » : prêter à intérêt aux Juifs.[4]
On ne peut non plus accepter l’argument selon lequel on pourrait demander, dans le contrat, une indemnité parce qu’on ne gagne plus rien avec l’argent prêté : « on n’a pas le droit de vendre, réplique saint Thomas, ce que l’on ne possède pas encore et dont l’acquisition pourrait être compromise de bien des manières. »[5] Autrement dit, on ne peut « vendre ce que l’on n’a pas encore et ce que l’on n’aura peut-être jamais ».[6]
Et qu’en est-il de la vente à crédit ?
Thomas l’assimile purement et simplement à l’usure : « vendre un objet au-dessus de son juste prix parce que l’on accorde à l’acheteur un délai de paiement, c’est une usure manifeste, car ce délai ainsi concédé a le caractère d’un prêt. Par conséquent, tout ce qu’on exige au-dessus du juste prix en raison de ce délai, est comme le prix ou l’intérêt d’un prêt, et doit donc être considéré comme usuraire. »[7]
Toutefois, on peut trouver ici et là quelques distinctions qui peuvent nuancer la sévérité du propos et qui, selon E. Gilson, pourraient fournir une justification à « bien des prêts à intérêt tels qu’on les pratique de nos jours ».[8]
Ainsi, « dans son contrat avec l’emprunteur, le prêteur peut, sans aucun péché, stipuler une indemnité à verser pour le préjudice qu’il subit en se privant de ce qui était en sa possession ; ce n’est pas là vendre l’usage de l’argent, mais recevoir un dédommagement. Il se peut d’ailleurs que le prêt évite à l’emprunteur un préjudice plus grand que celui auquel s’expose le prêteur. C’est donc avec son bénéfice que le premier répare le préjudice du second. »[9]
Ainsi, Thomas envisage-t-il aussi que la dépense ne soit pas le seul usage de l’argent : « les pièces d’argent monnayé pourraient avoir un usage secondaire ; par exemple, si on les prêtait à autrui pour qu’il en fasse étalage ou les mette en gage. On pourrait alors licitement exiger un prix pour cet usage de l’argent ».[10]
Le problème est différent aussi si le prêt est octroyé dans le cadre d’une entreprise économique : « celui qui confie une somme d’argent à un marchand ou à un artisan et constitue en quelque sorte avec eux une société, ne leur cède pas la propriété de son argent qui demeure bien à lui, si bien qu’il participe à ses risques et périls au commerce du marchand et au travail de l’artisan ; voilà pourquoi il sera en droit de réclamer, comme une chose lui appartenant, une part du bénéfice. »[11]
Il est clair que, pour l’essentiel, Thomas envisage des prêts simples: une personne démunie ou dans l’embarras sollicite d’un voisin, d’un ami mieux pourvu un peu de son argent qui dort. Thomas avait surtout en vue dans sa sévérité radicale contre les prêteurs la protection des emprunteurs contraints : « jamais il ne sera permis d’engager quelqu’un à prêter en exigeant des intérêts ; mais quand un homme est disposé à faire des prêts de cette nature et ainsi pratique l’usure, il est permis de lui emprunter à intérêt ; ceci en vue d’un bien, qui est de subvenir à sa propre nécessité ou à celle d’autrui ».[12]
Enfin, pas plus que les auteurs de l’Ancien Testament, pas plus que les Pères, Thomas « ne prévoyait certes pas la complication des méthodes bancaires modernes »[13]
Même dans le cadre d’un contrat de société, vendre plus cher à crédit n’est pas justifiable car le temps ne se vend pas.
Quelle était la position des papes à l’époque ? En 1179, Alexandre III s’était montré un peu hésitant : « Tu dis que dans ta ville, il arrive souvent que certains se procurent du poivre, de la cannelle, ou autres marchandises qui à ce moment ne valent pas plus que 5 livres et qu’ils promettent qu’à une date déterminée, ils paieront 6 livres à ceux de qui ils ont reçu ces marchandises. Mais même si un tel contrat ne peut pas être qualifié du nom d’usure en raison d’une telle forme, les vendeurs n’en encourent pas moins un péché, à moins qu’il existe un doute sur le point de savoir si ces marchandises vaudront plus ou moins au moment du paiement, et c’est pourquoi les concitoyens prendraient bien soin de leur salut s’ils s’abstenaient de contrats de cette sorte, car les pensées des hommes ne peuvent pas être cachées au Dieu tout-puissant. » (Lettre In civitate tua à l’archevêque de Gênes, in Décrétales, livre V, titre 19, chap. 6). Par contre, Urbain III (1187), à propos de ceux qui prêtent à intérêt ou vendent à crédit, déclarait : « puisqu’on apprend clairement dans l’évangile de Luc à quoi il faut s’en tenir dans ces cas, lorsqu’il y est dit : « Prêtez sans rien espérer en retour » (Lc 6, 35), il faut juger que de telles personnes agissent mal à cause de leur intention de lucre - car toute usure et tout surplus dans la restitution sont défendus par la loi -, et dans le jugement des âmes ils doivent être poussés fermement à restituer ce qu’ils ont acquis de cette manière. » (Lettre Consuluit nos, à un prêtre de Brescia).
v. Le Magistère après saint Thomas
A plusieurs reprises, les souverains pontifes vont être sollicités de juger certaines pratiques financières parfois très techniques[1]. Ils vont devoir aussi, de temps à autre, rappeler les grands principes car la spéculation et la recherche illicite de gains restent des fléaux, de siècle en siècle.
Retenons que Léon X, au 5e concile du Latran[2], prend la défense des Mont-de-piété qui, malgré de nombreux décrets en leur faveur[3], étaient critiqués quant à leur manière d’entrer dans leurs frais. Le document confronte tout d’abord les argumentations en présence développées de part et d’autre par des personnalités compétentes:
« Certains maîtres et docteurs disent que ces monts ne sont pas licites lorsque, après un certain temps, les administrateurs de tels monts exigent des pauvres mêmes à qui le prêt est fait quelque chose de plus que le capital ; pour cette raison, ces monts n’échapperaient pas au crime d’usure… puisque notre Seigneur, comme l’atteste l’évangéliste Luc (Lc 6, 34s), nous a obligés par un précepte clair à ne pas attendre d’un prêt plus que le capital. En effet, il y a précisément usure lorsque, par suite de l’usage d’une chose qui ne produit pas de fruits, l’on s’efforce d’obtenir un surplus et un fruit sans effort, sans frais et sans risques. …
De nombreux autres maîtres et docteurs affirment… que, pour un bien si grand et si nécessaire à la chose publique, rien ne doit être exigé ni espéré en raison du seul prêt, mais que, pour indemniser ces mêmes monts pour les dépenses des mêmes administrateurs et pour tout ce qui se rattache à leur nécessaire entretien, il est permis, sans faire preuve de lucre et pourvu que ce soit nécessaire et modéré, d’exiger et de prélever quelque chose de la part de ceux qui sont avantagés par un tel prêt, puisque la règle de droit prévoit que celui qui profite du bienfait doit aussi porter le fardeau, en particulier lorsque l’autorité apostolique y consent. Ces derniers maîtres et docteurs montrent d’autre part que cette position a été approuvée par nos prédécesseurs, les pontifes romains d’heureuse mémoire, Paul II, Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI et Jules II. «
Entre ces deux avis, le Saint Père tranche sans surprise:
« Nous voulons donc Nous occuper de cette question comme il convient par souci de justice, d’une part, afin de ne pas ouvrir l’abîme de l’usure, par amour de la piété et de la vérité, d’autre part, afin de subvenir aux besoins des pauvres. En entretenant ces deux préoccupations, puisqu’elles paraissent concerner la paix et la tranquillité de toute république chrétienne, avec l’approbation du saint concile, Nous déclarons et définissons que les mont-de-piété déjà mentionnés, créés par les républiques et approuvés et confirmés depuis ce temps par l’autorité du Siège apostolique dans lesquels, en compensation et en indemnisation des seules dépenses encourues pour leurs administrateurs et les autres choses qui concernent leur maintien, on reçoit quelque chose de modéré en plus du prêt, sans lucre et à titre d’indemnité, ne présentent pas d’apparence de mal, n’incitent pas au péché et ne doivent d’aucune façon être condamnés ; bien plus, Nous déclarons et définissons qu’un tel prêt est méritoire, qu’il doit être loué et approuvé, qu’il ne doit aucunement être réputé usuraire…
Nous voulons que tous…ceux qui désormais oseront prêcher ou disputer, oralement ou par écrit, à l’encontre de la présente déclaration et décision…encourent la peine d’une excommunication déjà portée. »
En 1566, le Concile de Trente prescrit très simplement que « ceux qui ne sont pas en situation de donner aux pauvres, doivent au moins leur prêter de bonne grâce, selon ce commandement du Seigneur : « Prêtez, sans rien espérer de votre prêt. »[4] Et David a exprimé en ces termes le mérite d’une telle conduite : « Heureux celui qui a compassion des pauvres et qui leur prête ! » ( Ps 111, 5). »[5]
En 1590, Sixte V considère le vice de l’usure comme « odieux à Dieu et aux hommes, condamné par les canons ecclésiastiques et contraire à la charité chrétienne ».[6]
Au XVIIe siècle, Alexandre VII, face à des mœurs de plus en plus libres dans la noblesse en particulier et sous la pression de l’Université de Louvain, établit une liste de 45 propositions condamnées et notamment celle-ci : « Il est licite au prêteur d’exiger quelque chose en plus de la somme prêtée s’il s’oblige à ne pas réclamer cette somme avant un certain temps »[7]. De même Innocent XI, quelques années plus tard, dans une liste de 65 propositions condamnées[8].
La constance magistérielle n’empêche pas qu’en pratique, bien des accommodements aient été tolérés. Si les théologiens protestants, Luther, Melanchton et Zwingle, condamnaient le prêt à intérêt à l’exception de Calvin qui le permettait à certaines conditions[9], un certain nombre de moralistes catholiques se demandèrent si la théorie classique n’était pas trop absolue surtout dans le cadre économique nouveau après la découverte de l’Amérique qui donna au commerce une extension jusqu’alors insoupçonnable. En Espagne, le cardinal de Lugo[10] estimait qu’elle soulevait bien des difficultés et qu’en tout cas, elle ne pouvait être déduite bien clairement de l’Écriture sainte. A Louvain, le jésuite Lessius[11] va aller plus loin et va établir un principe qui annonce la conception moderne du prêt à intérêt. Considérant l’argent comme un instrument de commerce, il estime « que tout commerçant en prêtant même une somme d’argent, dont il ne tire pas actuellement profit, peut exiger une compensation pécuniaire pour l’obligation acceptée de se priver de cette somme d’argent pendant un temps déterminé ». Pourquoi ? Parce que, dans la mesure où l’argent est un instrument de commerce, une valeur de production, « se priver pendant un temps déterminé de l’instrument de son métier est un dommage estimable en valeur d’argent ».[12] E France, les jésuites s’opposèrent à l’intransigeance des jansénistes qui, dans tous les cas, condamnaient le prêt à intérêt au nom de la charité[13]. En Allemagne un autre jésuite, Pichler[14] justifie ainsi l’usage répandu et toléré du prêt à intérêt : « le prêt à intérêt est défendu par le droit naturel et divin conditionnellement et quand le dol, l’avarice ou la dureté y influent, de même, quand il y a usure vorace, accablant et pressurant le prochain ; mais il n’est pas défendu d’une manière absolue et quand il ne s’y trouve ni dol, ni avarice, ni oppression du prochain, ni manque de charité et qu’on n’exige qu’un intérêt modique, selon les statuts ou les usages des lieux. »[15]
En 1730, une « nouvelle controverse »[16] va provoquer une prise de position romaine. En 1730, la ville de Vérone avait emprunté de l’argent au taux de 4% et l’évêque du lieu avait condamné cette opération. La cause fut portée à Rome et, en juillet 1745, le pape Benoît XIV chargea un groupe d’experts d’étudier le problème d’un point de vue doctrinal[17]. Il était, en effet, impossible à cette commission d’étudier le cas concret qui avait suscité tant de remous étant donné que Rome n’avait pas à sa disposition tous les documents concernant l’affaire. Le résultat unanime des travaux fut promulgué par le pape dans l’encyclique Vix pervenit, la même année, le 1er novembre 1745, à destination des archevêques, évêques et ordinaires d’Italie. Le Pape l’envoya plus tard à d’autres Églises et Grégoire XVI[18] en étendit la leçon au monde entier.
Les experts réunis, les décrets des pontifes précédents, l’autorité des conciles et des Pères, amène Benoît XIV à réaffirmer la doctrine traditionnelle : la nature du contrat de prêt (mutuum) « demande qu’on ne réclame pas plus qu’on a reçu » sinon il y a usure[19]. Peu importe que l’intérêt soit modéré ou petit, qu’il soit réclamé à un pauvre ou à un riche[20], peu importe que l’argent ainsi prêté apporte des bénéfices à l’emprunteur, le prêt à intérêt reste interdit en vertu du principe d’égalité, « en vertu de cette justice qu’on appelle commutative, et à laquelle il appartient d’assurer de façon intangible l’égalité de chacun dans les contrats humains et de la rétablir strictement lorsqu’elle n’a pas été observée ». Tel est l’enseignement du sens commun et de la raison naturelle. Par essence, intrinsèquement, il ne peut en être autrement. Telle est aussi l’instruction donnée par Jésus-Christ : « Si quelqu’un veut emprunter auprès de toi, ne te dérobe pas » (Mt 5, 42).
Toutefois, d’ »autres titres », « adjoints au contrat », « des titres qui ne sont pas inhérents et intrinsèques à ce qu’est communément la nature du prêt lui-même » peuvent justifier un intérêt. Ces titres extrinsèques, accidentels, créent « une raison tout à fait juste et légitime d’exiger de façon régulière plus que la capital dû sur la base du prêt ». Le principe se trouve déjà chez saint Thomas et, depuis le XIVe siècle, était admis le versement d’une compensation si le prêt causait un préjudice au prêteur, si celui-ci était privé d’un gain licite, s’il s’exposait au risque de perdre l’argent prêté, à des frais de gestion ou à ne pas être remboursé dans les délais prévus. [21]
Enfin, Benoît XIV ne nie pas non plus « que quelqu’un pourra souvent investir et utiliser son argent de façon régulière par d’autres contrats distincts de par leur nature du contrat de prêt, soit pour obtenir des revenus annuels, soit aussi pour faire un commerce ou des affaires licites, et en percevoir des gains honorables ».
En conclusion, Benoît XIV invitait les guides spirituels et les fidèles à la prudence, à s’informer auprès des personnes compétentes, à vérifier si le contrat qu’ils voulaient conclure ou avaient conclu était un contrat de prêt à intérêt ou un autre contrat et s’il s’avérait qu’il s’agissait bien d’un contrat de prêt à intérêt de vérifier s’il y avait « un autre titre en même temps que le prêt ».
Toutefois, on constate que les thèses protestantes séduisent de plus en plus et que les titres extrinsèques évoqués par Benoît XIV permettent à certains clercs de justifier des pratiques qui n’ont jamais été éradiquées et qui, au contraire, se sont de plus en plus répandues. C’est pourquoi, en France par exemple, à la demande de quelques autorités ecclésiastiques inquiètes, M.E. Pagès, professeur de théologie morale à l’Académie de Lyon et chanoine honoraire de Montpellier, rédige sa célèbre Dissertation sur le prêt à intérêt pour défendre et expliquer la position de l’Église telle qu’elle avait été définie par Benoît XIV. En outre, l’auteur publie une série de décisions prises par Grégoire XIII (1572-1585), Pie VI (1775-1799), Pie VII (1800-1823) et quelques personnalités romaines et françaises. A la lecture de ce livre, on se rend compte que l’auteur s’efforce de raidir la position du Magistère en réduisant la portée des titres extrinsèques et en demandant aux confesseurs d’être sévères[22].
C’était peut-être dépasser la pensée de Benoît XIV qui demandait explicitement d’éviter « avec le plus grand soin les extrêmes toujours vicieux. Quelques-uns, jugeant ces affaires avec beaucoup de sévérité blâment tout intérêt tiré de l’argent comme illicite et tenant à l’usure. d’autres, au contraire très indulgents et relâchés pensent que tout profit est exempt d’usure. »
Plusieurs documents d’Église ultérieurs vont rassurer les fidèles inquiets. Ainsi fit saint Alphonse de Liguori peu après la publication de l’encyclique[23]. Ainsi aussi le décret Non-esse inquietendos, en 1830[24]. Sollicité par l’évêque de Rennes et bien conscient des « vives discussions » dont Vix pervenit est toujours l’objet, le pape Pie VIII, le 18 août 1830 confirme les confesseurs qui font preuve de modération en la matière[25]. Le Saint-Office réagira de la même manière en 1838, sous Grégoire XVI[26].
Sur le fond, une dernière mise au point aura lieu en 1873, sous le pontificat de Pie IX. La Sacrée Congrégation pour la propagation de la foi rappelle, dans une Instruction, onze documents qui ont traité du prêt à intérêt et conclut[27]:
« 1. d’une manière générale, il faut dire à propos du gain perçu pour un prêt qu’absolument rien ne peut être perçu en vertu du prêt, c’est-à-dire de façon directe et simplement en raison de celui-ci.
2. Percevoir quelque chose en plus du capital est licite si cela vient s’ajouter au prêt à un titre extrinsèque, qui n’est pas communément lié et inhérent au prêt de par la nature de celui-ci.
3. Si quelque autre titre fait défaut, comme par exemple un gain qui cesse, une perte qui se produit, et le danger de perdre le capital ou des efforts à mettre en œuvre pour retrouver le capital, le seul titre de la loi civile peut également être considéré comme suffisant dans la pratique, aussi bien par les fidèles que par leurs confesseurs à qui il n’est donc pas permis d’inquiéter les pénitents à ce sujet aussi longtemps que cette question demeure en jugement, et que le Saint-Siège ne l’a pas explicitement définie.[28]
4. La tolérance de cette pratique ne peut aucunement être étendue jusqu’à rendre honnête une usure, si minime soit-elle, s’agissant de pauvres, ou une usure immodérée et excédant les limites de l’équité naturelle.
5 Enfin, il n’est pas possible de déterminer de façon universelle quel montant de l’usure doit être considéré comme immodéré et excessif, et lequel doit être considéré comme juste et modéré, puisque cela doit être mesuré dans chaque cas particulier en considérant toutes les circonstances tenant aux lieux, aux personnes et au moment. »
Ainsi se termine le dernier document consacré par le Magistère à cette question. Elle a, nous l’avons vu, suscité de nombreuses prises de position. Elles ont été parfois provoquées par des problèmes très précis mais aussi par le scrupule de nombreux chrétiens soucieux à la fois d’aider les pauvres et de respecter l’autorité des Pères. Enfin, les interventions se multiplient à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, au moment où l’économie change.
L’Église estime sans doute que l’essentiel a été dit avec Vix pervenit car, désormais, nous ne trouverons plus que quelques réflexions ici ou là dans les textes officiels de l’Église.
Dans le Code de droit canon de 1917, on lit que « dans la prestation d’une chose fongible, il n’est pas de soi illicite de fixer par contrat un profit légal », pour autant, ben sûr, que ce soit au nom de titres extrinsèques[29]. Quant au Code de 1983, il estime que des administrations catholiques peuvent emprunter puisqu’il recommande: « Les administrateurs sont tenus de payer au temps prescrit les intérêts d’un emprunt ou d’une hypothèque, et de veiller à rembourser à temps le capital. »[30]
On peut ajouter que Calvin ne faisait que légitimer pour sa part une pratique financière qui s’exerçait à Genève depuis 1387. En effet, à cette date, l’évêque du lieu avait accordé aux Genevois des « franchises ». Ils jouissaient du privilège unique en chrétienté de pratiquer le prêt à intérêt. (Cf. Les racines du capitalisme sur www.geneva-finance.ch).
Pour prévenir les dommages pour les âmes, certains confesseurs estiment pouvoir tenir une voie médiane entre les deux positions. Lorsque quelqu’un les consulte au sujet d’un gain de cette sorte, ils cherchent à l’en détourner. Si le pénitent persévère dans l’intention de prêter de l’argent à des gens d’affaires et objecte que la position qui est en faveur d’un tel prêt a de nombreux patronages, et que de surcroît elle n’a pas été condamnée par le Saint-Siège qui, pas une seule fois, n’a été consulté à ce sujet, dans ce cas les confesseurs demandent que le pénitent promette qu’il se soumettra avec une obéissance filiale au jugement du souverain pontife s’il se prononce, quel qu’il soit, et s’ils obtiennent cette promesse, ils ne refusent pas l’absolution, même lorsqu’ils considèrent la position opposée à un tel prêt comme plus probable.
Si le pénitent ne confesse rien au sujet d’un gain ayant son origine dans un tel prêt et semble être de bonne foi, ces confesseurs, même s’ils savent par ailleurs qu’un tel gain a été perçu et continue de l’être, lui donnent l’absolution sans l’avoir interrogé à ce sujet lorsqu’ils craignent que le pénitent, s’il était averti d’avoir à restituer ce gain ou d’y renoncer, refuserait de le faire. » A propos de ces agissements, l’évêque de Rennes pose deux questions : 1. L’évêque « peut-il approuver la façon de faire de ces derniers confesseurs ? » La réponse du pape est : « Ils ne doivent pas être inquiétés » ; 2. « Lorsque d’autres confesseurs, plus rigoureux, viennent à lui pour lui demander conseil, peut-il les exhorter à suivre la façon de faire des premiers jusqu’à ce que le Saint-Siège émette un jugement explicite en cette matière ? » La réponse de Pie VIII est : « Il est répondu sous 1 ». (Dz, pp. 630-631).
vi. Les problèmes de l’argent dans l’enseignement magistériel contemporain.
A partir du XIXe siècle, dans l’enseignement des souverains pontifes, la question de l’argent et du prêt sera insérée dans les mises en garde contre les excès du capitalisme libéral[1].
Pie XI, rappelons-nous, remarque : « Ce qui à notre époque frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simple dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré.
Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre les mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer »[2] Il souhaite que le capital et son investissement qu’il relie à la vertu de magnificence[3], soient bien orientés : « Des principes posés par le Docteur Angélique, nous déduisons que celui qui consacre les ressources plus larges dont il dispose à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur, pourvu toutefois que ce travail soit employé à produire des biens réellement utiles, pratique d’une manière remarquable et particulièrement appropriée aux besoins de notre temps, l’exercice de la vertu de magnificence. »[4]
Mais, le plus impressionnant dans l’enseignement de Pie XI est, nous l’avons déjà évoqué, l’extrême lucidité qu’il a manifestée dans l’analyse de l’évolution du capitalisme et notamment la transformation inquiétante du monde économique qui trouve un dynamisme nouveau dans la spéculation plutôt que dans le travail. Il n’est pas inutile de citer le texte suivant dans son entièreté car il met d’emblée en évidence la racine d’un mal qui ne cessera d’empirer, nous en sommes les témoins:
« La déchristianisation de la vie sociale et économique et sa conséquence, l’apostasie des masses laborieuses, résultent des affections désordonnées de l’âme, triste suite du péché originel qui, ayant détruit l’harmonieux équilibre des facultés, dispose les hommes à l’entraînement facile des passions mauvaises et les incite violemment à mettre les biens périssables de ce monde au-dessus des biens durables de l’ordre surnaturel. De là, cette soif insatiable des richesses et des biens temporels qui, de tout temps sans doute, a poussé l’homme à violer la loi de Dieu et à fouler aux pieds les droits du prochain, mais qui, dans le régime économique moderne, expose la fragilité humaine à tomber beaucoup plus fréquemment. L’instabilité de la situation économique et celle de l’organisme tout entier exigent de tous ceux qui y sont engagés la plus absorbante activité. Il en est résulté chez certains un tel endurcissement de la conscience que tous les moyens leur sont bons, qui permettent d’accroître leurs profits et de défendre contre les brusques retours de la fortune les biens si péniblement acquis ; les gains si faciles qu’offre à tous l’anarchie des marchés attirent aux fonctions de l’échange trop de gens dont le seul désir est de réaliser des bénéfices rapides par un travail insignifiant, et dont la spéculation effrénée fait monter et baisser incessamment tous les prix au gré de leur caprice et de leur avidité, déjouant par là les sages prévisions de la production. Les institutions juridiques destinées à favoriser la collaboration des capitaux, en divisant et en limitant les risques, sont trop souvent devenues l’occasion des plus répréhensibles excès ; nous voyons, en effet, les responsabilités atténuées au point de ne plus toucher que médiocrement les âmes ; sous le couvert d’une désignation collective se commettent les injustices et les fraudes les plus condamnables ; les hommes qui gouvernent ces groupements économiques trahissent, au mépris de leurs engagements, les droits de ceux qui leur ont confié l’administration de leur épargne. Il faut signaler enfin ces hommes trop habiles qui, sans s’inquiéter du résultat honnête et utile de leur activité, ne craignent pas d’exciter les mauvais instincts de la clientèle pour les exploiter au gré de leurs intérêts. »[5] Devant la gravité de cette situation, Pie XI ne voit de remède que dans « une sûre discipline morale, fortement soutenue par l’autorité sociale ».[6]
Comme son prédécesseur, Pie XII va se pencher sur le problème de l’investissement si important pour l’emploi[7] mais qui ne peut faire fi de la vie des travailleurs : « La solidarité des hommes entre eux exige, non seulement au nom du sentiments fraternel mais aussi de l’avantage mutuel lui-même, que l’on utilise toutes les possibilités pour conserver les emplois existants et pour en créer de nouveaux. Dans ce but, ceux qui sont capables d’investir des capitaux doivent se demander, au nom du bien commun, si leur conscience leur permet de ne pas faire de pareils investissements, dans les limites des possibilités économiques, dans des proportions et au moment opportuns, et de se retirer à l’écart dans une vaine prudence. »[8] « Une politique d’expansion économique n’exige pas seulement des investissements considérables, dont il faut savoir apprécier les possibilités et les risques, elle ne requiert pas seulement un progrès constant de la recherche scientifique et donc de la préparation dans le pays de savants et d’ingénieurs appliqués à cet effort, elle engage aussi la vie des travailleurs et de leurs familles. Ce n’est pas à leurs dépens que doivent s’opérer les reconversions nécessaires à la vie de l’industrie, ainsi que les indispensables évolutions de l’agriculture et du commerce ».[9]
L’enseignement de Pie XII ne s’arrête pas là. A partir du moment où, selon le caractère particulier de son pontificat, il rencontre les banquiers et leurs employés, Pie XII élargit sa réflexion et repense en profondeur le rapport du chrétien à l’argent car, apparemment, comme il le dit, « monde bancaire et idée chrétienne ; argent et évangile » sont des « termes en soi antithétiques pour qui a présente la prédication de Jésus-Christ, l’exaltation par Lui de la pauvreté, le contraste solennellement affirmé par Lui entre Dieu et Mammon ».[10] Certes, le cœur dominé par l’argent est prêt à toutes les turpitudes mais s’il « vient au pouvoir d’âmes non encombrées de cupidités, libres de cette liberté des choses contingentes que nous a procurée Jésus-Christ, alors il n’y a bonne œuvre qu’il ne puisse susciter et entretenir pour le bien des hommes et la gloire de Dieu, devenant ainsi, par un miracle de la grâce, un escalier lui-même vers la justice et la sainteté chrétiennes. »[11] Ce lyrisme à propos de l’argent est nouveau, il rompt avec la mauvaise conscience qui a souvent animé les chrétiens vis-à-vis de l’argent. Pie XII n’hésite pas à s’en prendre à cette « conception malsaine » qui considère le système bancaire comme s’il « était par sa nature même entaché d’une faute. Comme si l’exercice de votre profession, dit-il aux employés, et l’objet même de votre travail vous mettaient inévitablement en danger de contaminer votre cœur. Comme s’il était particulièrement difficile pour vous de libérer votre âme de l’attachement aux biens éphémères et fallacieux, de passer à travers la flamme des richesses temporelles de façon à ne pas perdre les trésors éternels »[12]. Même le financier « au sens propre du mot (…) peut lui-même unir à l’application de sa compétence et à l’utilisation de sa capacité professionnelle, le véritable esprit évangélique, c’est-à-dire la liberté d’un cœur profondément détaché de l’argent qu’il manie, des valeurs qu’il négocie, des biens matériels qu’il administre, en ne connaissant qu’un seul Seigneur, Dieu (Mt 6, 24), qu’il sert dans une obéissance d’esprit et d’action à ses commandements et dans la fidélité au Christ. »[13] Cela clairement affirmé, Pie XII, souligne le rôle économique et social important que les banques ont joué à toutes les époques et qu’elles jouent davantage encore aujourd’hui[14]:
d’une manière générale, la banque est « le carrefour où se rencontrent le capital, la pensée, le travail »[15]. Le chrétien donc ne peut que se réjouir de cette mise en relation puisqu’il refuse d’opposer ces différentes composantes de la vie économique et sociale.
« Si l’argent n’a pas été défini à tort comme le sang dans l’organisme du corps économique[16], on pourra bien en conclure que les Banques sont comme le cœur qui doit en régler la circulation pour le plus grand bien des familles, des individus, des groupes sociaux, dont l’ensemble forme le corps national économique ; d’où la puissance, l’utilité, la responsabilité du système bancaire. »[17]
« L’influence et la responsabilité des banques est énorme. Elles sont les intermédiaires du crédit et les fournisseuses des fonds au commerce, à l’agriculture et à l’industrie ; elles tirent de là une haute importance sociale. L’ordre économique actuellement en vigueur est inconcevable sans le facteur argent. Les banques en dirigent le cours ; il importe donc que celui-ci ne soit pas dirigé vers des entreprises économiquement malsaines, violant la justice, funestes au bonheur du peuple, pernicieuses pour la vie civile, mais soit en harmonie avec la saine économie publique et avec la vraie culture.
Tout ceci exige dans les dirigeants des banques et dans leurs employés, l’expérience des questions économiques, le sens social, une absolue conscience et loyauté. »[18]
Plus concrètement encore, Pie XII dira que « la fonction sociale de la Banque » consiste « à mettre l’individu en état de faire fructifier le capital, même minime, au lieu de le dissiper ou de le laisser dormir sans aucun profit ni pour soi ni pour les autres (…)[19]. C’est pourquoi les services que la banque peut rendre sont multiples : faciliter et encourager l’épargne ; réserver l’épargne pour l’avenir en la rendant fructueuse déjà dans le présent ; lui permettre de participer à des entreprises utiles qui ne pourraient être engagées sans son concours ; rendre faciles et parfois tout simplement possibles, le règlement des comptes, les échanges, le commerce entre l’État et les organismes privés et, en un mot, toute la vie économique d’un peuple ; établir, en quelque sorte, un régulateur qui aide à surmonter les périodes difficiles, sans courir à la catastrophe. »[20]
A propos du crédit, Pie XII louera une institution de droit public - la Banque nationale du Travail d’Italie - qui vint « en aide, au moyen de concessions de crédit, aux Coopératives, surtout agricoles » d’abord, puis « aux moyennes et petites industries, rendues vivantes et confiantes grâce aux crédits qui assurent et facilitent leur production autonome. Cette fonction elle aussi, - en l’heure présente, ajoute Pie XII, d’une portée capitale, - est une application heureuse et pratique de la doctrine sociale de l’Église. » De plus, grâce à ses « avances d’argent », la Banque contribue « à renforcer et accélérer la construction d’habitations (…) qui (…) donnent aux familles « l’espace, la lumière, l’air »[21] pour accomplir leur missions. »[22]
Le prêt et même le prêt à intérêt peut être une institution bienfaisante dans la mesure où il permet « la rencontre du capital et de l’idée. En proportion de l’importance de ce capital, de la valeur pratique de cette idée, la crise du travail se trouvera plus ou moins enrayée. L’ouvrier laborieux et consciencieux obtiendra plus aisément une occupation ; l’accroissement de la production permettra de tendre, lentement peut-être, mais progressivement, vers un équilibre économique ; les multiples inconvénients et désordres, fruits déplorables du chômage, seront atténués pour le plus grand bien d’une saine vie domestique, sociale et, partant, morale. Dans une certaine mesure, si modique qu’elle puisse être, l’épargne deviendra possible à un plus grand nombre, avec les avantages de tout ordre (…). »[23]
On l’a compris, Pie XII n’envisage pas le prêt dans n’importe quel contexte.
d’une part, le banquier doit tenir compte de l’intérêt personnel du possesseur du capital car « le souscripteur veut être assuré de ne pas perdre sa mise de fonds. Il désire même, sans préjudice d’un honnête revenu pour son propre compte, en faire un instrument au bénéfice d’autrui et de la société. Cela suppose, évidemment, que l’entreprise mérite sa collaboration, et qu’elle est, en elle-même, de nature à l’intéresser, parce qu’elle s’harmonise avec ses dispositions et ses goûts personnels. »
d’autre part, le banquier doit évaluer celui qui fait appel au crédit: celui qui cherche à obtenir un crédit, « c’est un jeune inventeur, c’est un homme d’initiative, un bienfaiteur de l’humanité ». Il conseille au banquier de « l’étudier, pour ne pas risquer de livrer le prêteur confiant à un utopiste ou à un aigrefin, pour ne pas risquer non plus d’éconduire un solliciteur méritant, capable de rendre d’immenses services, auquel ne manquent que les ressources indispensables à la réalisation. » Il faut « peser sa valeur, comprendre ses projets et ses plans, l’aider, le cas échéant, de quelque conseil ou suggestion pour lui épargner une imprudence ou pour rendre sa conception plus pratique, pour voir enfin à quel bailleur de fonds l’adresser et le recommander. Que de génies, que d’hommes intelligents, généreux, actifs, meurent dans la misère, découragés, ne laissant vivre que l’idée, mais une idée que d’autres plus habiles sauront exploiter à leur profit. » A côté de ces créateurs en recherche de fonds, « il y a, en outre, tous ceux, qu’une année mauvaise, une récolte déficiente, des dommages causés par la guerre ou la révolution, par la maladie, ou quelque circonstance imprévue et imprévisible, sans qu’il y ait de leur faute, mettent en difficulté passagère. Ils pourraient, grâce à un crédit, se relever, se remettre en train et, avec le temps, amortir leur dette. »[24]
Pie XII ne prend pas en considération le crédit à la consommation tel qu’il s’est développé aujourd’hui. On peut même penser qu’implicitement il le réprouve puisqu’il ne manque jamais une occasion de demander à ses interlocuteurs de « résister avec persévérance aux mille tentations de plaisirs, de jouissances, d’amour-propre, de confort qui, même sans en arriver jusqu’au luxe, n’en dépassent pas moins ce qui est le juste nécessaire. »[25] C’est dans cet esprit que le Saint Père louera l’action des banques populaires qui ont été constituées « pour échapper à l’emprise des usuriers » et pour « subvenir aux nécessités économiques des petites entreprises industrielles, agricoles, artisanales, en leur fournissant les capitaux requis pour leur bon fonctionnement. » Les banques populaires sont « des instruments destinés à recueillir l’épargne, et à en assurer la meilleure utilisation à l’endroit même où elles se trouvent et au profit général de ceux qui l’ont fournie. Elles intéressent donc un nombre assez étendu d’associés aux parts modestes dont elles soutiennent les entreprises par des prêts consentis avec discernement, et en se gardant d’exposer leurs capitaux à des risques trop graves. L’argent dont elles disposent, constitue en effet le moyen d’existence et de travail indispensable aux associés ; il a été gagné par un labeur persévérant et ne peut servir à des opérations hasardées, fussent-elles prometteuses. Il convient donc de le consacrer surtout à la consolidation des activités et au bien des personnes sur lesquelles repose pour une bonne part la stabilité des institutions sociales et la valeur morale de la nation et qui, en tout temps ont démontré leur attachement à la patrie, à la famille et à leur foi religieuse. » Pour Pie XII, les banques populaires illustrent parfaitement le respect de la hiérarchie des valeurs même dans le domaine économique puisque « c’est le bien de tous qui prime ici les autres considérations comme seraient par exemple l’ambition d’obtenir de brillants succès financiers ou de s’arroger dans l’économie générale une autorité plus en vue. » Mieux encore, elles mettent « en évidence comment le sens d’l’épargne et la juste limitation de la tendance à la consommation conditionnent le mouvement d’expansion de l’économie (…) Au lieu de céder au penchant de la facilité et de l’égoïsme, qui se désintéresse de l’avenir pour jouir avec insouciance du présent, l’individu apprend à organiser sa vie suivant un plan réfléchi, à l’ordonner en fonction de la solidarité qui l’unit aux membres de la communauté sociale à laquelle il appartient. » Preuve de cette juste appréciation des valeurs, les banques populaires attribuent « une large part de leurs profits à des activités éducatives, qui n’offrent pas la perspective d’un rendement immédiat, mais visent avant tout l’élévation intellectuelle et spirituelle de la population ». Ces banques réalisent ainsi « de façon éminente la fin pour laquelle elles ont été fondées. Elles confèrent par là une nouvelle dimension à tout l’ensemble de l’économie qui, loin de constituer un but en soi, reste subordonné à une finalité plus haute, celle de l’âme humaine et des valeurs transcendantes de l’esprit. »[26]
Leur nombre pourrait être considérablement réduit si l’on savait intéresser ceux qui possèdent à un emploi plus judicieux et profitable de leurs fonds, opulents ou modestes. C’est en grande partie faute de cet intérêt, que l’argent coule ou dort. Pour y remédier, vous pouvez beaucoup par le souci de transformer les simples déposants en collaborateurs, à titre d’obligataires ou d’actionnaires, d’entreprises dont le lancement ou la prospérité serait de grande utilité commune: qu’il s’agisse d’activité industrielle ou de production agricole, de travaux publics ou de construction de logements populaires, d’instituts d’éducation ou de culture, d’œuvres de bienfaisance ou de service social.
On a beaucoup médit des conseils d’administration. La critique peut être justifiée dans la mesure où leurs membres n’ont en vue que l’accroissement de leurs dividendes. Si au contraire ils ont à cœur la sage et saine orientation des capitaux, ils font, à ce seul titre, œuvre sociale de premier ordre. » (Allocution aux membres du Congrès international du Crédit, op. cit.).
a. Il faut aller plus loin.
La question du libéralisme financier, disait le P. Calvez, est celle qui « importe le plus pour l’avenir » et elle ne se limite pas à cet autre problème crucial qu’est le développement des peuples. Tout le monde est concerné et risque d’être victime dans l’interdépendance grandissante des peuples. Dans les pays développés, les meilleures politiques risquent à tout moment d’être contrecarrées par les pratiques autonomes de la sphère financière moderne[1].
La question mais elle n’échappe pas aux préoccupations de le l’Église. Elle ne peut lui échapper car « la monnaie a un trop grand rôle économique, social et politique pour n’être pas examinée attentivement par un chrétien ». En effet, « la monnaie est un signe essentiel de l’état des rapports entre les hommes (…). Les innombrables répercussions des modalités de la gestion monétaire font qu’elle est au cœur de la conscience du sentiment que chacun éprouve de son appartenance à une communauté humaine solidaire ».[2]
En 1991, le pape Jean-Paul II rappelle que la possession des moyens de production « devient illégitime quand la propriété n’est pas valorisée ou quand elle sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement d’ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt de leur limitation, de l’exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de la solidarité dans le monde du travail. »[3] Ces grands principes traditionnels condamnent bien des pratiques économiques et financières d’aujourd’hui mais sans les évoquer directement ni les analyser pour proposer des pistes d’action.
En 1994, le Conseil pontifical « Justice et paix » publie une petite étude de deux fonctionnaires du Ministère de l’Economie français[4], intitulée « Le développement moderne des activités financières au regard des exigences éthiques du christianisme »[5]. Ce texte est « surtout destiné à ouvrir une discussion et à animer un débat. Il ne prétend pas, face à une réalité si mouvante, présenter des positions définitives ; et celles que l’on y trouve restent, bien entendu, celles des auteurs eux-mêmes ».[6]
Pour les auteurs, le développement moderne des activités financières risque de mettre à mal l’exigence de solidarité, une des deux exigences majeures de la doctrine sociale de l’Église. En effet, l’activité financière moderne risque de favoriser la concentration du pouvoir[7], l’inégalité entre les nations[8], l’oubli de la destination universelle des biens dans l’allocation des ressources et de la justice dans l’emploi des richesses.
Pour ce qui est de l’autre exigence essentielle de la doctrine, à savoir la priorité du travail sur le capital, elle risque aussi d’être mise à mal par la spéculation et les investissements non productifs c’est-à-dire les placements dans la « sphère financière » au détriment de la « sphère réelle ».
Comment éclairer la réalité nouvelle, se guider éthiquement dans le monde économique nouveau ? C’est à répondre à cette question que vont s’employer les auteurs, conscients du fait que « l’intermédiation financière » n’a pas encore été l’objet d’une attention spécifique de la part du magistère[9].
Pour jeter les bases d’une réflexion éthique, Salins et Villeroy commencent par analyser les rapports actuels entre la « sphère financière » et « l’économie réelle » pour constater que si elles sont opposées, comme le soulignent traditionnellement les Papes depuis Pie XI, elles sont aussi complémentaires. Si « l’activité financière se déploie dans un univers très largement déréglementé », ignorant les frontières et se nourrissant de spéculation, elle cultive l’innovation , soutient le développement industriel ou commercial des entreprises et leur compétitivité, et offre aux acteurs économiques les moyens techniques pour gérer les incertitudes dues aux déséquilibres économiques, aux chocs pétroliers ou encore l’instabilité du système monétaire international.
Cette analyse nuancée amène les auteurs à adoucir un peu le jugement porté habituellement sur la spéculation[10]. Certes, la spéculation est corruptrice puisque sa loi est l’enrichissement à tout prix ; par là, elle dissout les finalités de l’économie et anesthésie les consciences de ceux qui sont chargés de la réguler. Mais si dangereuse soit-elle, elle est liée à la finance. Celle-ci, « est, en effet, observation (spéculation) de l’avenir, anticipation des conséquences de cet avenir estimé sur la valeur d’un actif financier, et, surtout, fait nouveau, possibilité d’échanger aisément ces anticipations sur un marché ».[11] Et, citant le P. E. Perrot, ils ajoutent que l’utilisation des procédés spéculatifs « permet de mieux prévoir les revenus à venir et d’investir à meilleur escient, ce qui est conforme à l’action morale ».[12] La spéculation n’est pas un simple jeu de hasard permettant un enrichissement rapide. Elle repose souvent sur une capacité d’analyse qui peut s’exercer souvent aussi dans une relative transparence. Elle n’est pas non plus nécessairement délictueuse et n’engendre pas automatiquement de l’argent facile ou illégitime. Force est de constater que « le producteur doit (…) souvent utiliser les instruments mêmes qui servent au spéculateur.
Il n’empêche que la spéculation « fait partie de ces « terrae incognitae » dangereuses où l’individu et l’entreprise ne doivent s’aventurer que s’ils se fixent des limites claires. »[13]
Considérant la « financiarisation de l’économie » comme inéluctable, les auteurs pensent qu’il faut renouveler « la manière d’aborder certaines questions d’éthique sociale »[14] . Ainsi, l’Église a encouragé l’actionnariat populaire mais, étant bien entendu que cela « ne suffit pas à donner à l’homme toute la place qui lui revient dans l’entreprise », il faut reconnaître aujourd’hui que « la sphère financière a, en quelque sorte, « médiatisé » la propriété de l’entreprise » et que, par le fait même, « le droit de propriété n’est plus personnel mais s’exerce dans l’anonymat », les fonds étant désormais gérés par des professionnels.[15] Ainsi aussi, à propos des offres publiques d’achat (OPA) qui manifestent à première vue la priorité du capital sur le travail et risquent de déstabiliser les entreprises voire de les conduire au dépeçage, il faut apprendre à discerner les bonnes et les mauvaises manœuvres car si une OPA peut être agressive et strictement financière, une autre peut permettre à une entreprise de croître et d’être plus productive. Ainsi encore, la sphère financière a bousculé les règles qui présidaient au partage des richesses en agissant sur les taux d’intérêt, sur la gestion de l’épargne et, dans la globalisation, en rendant inefficace les politiques traditionnelles de redistribution. Une fois encore le capital a acquis une « liberté supérieure » souvent au détriment du bien commun et de la justice sociale.
L’Église ne peut évidement rester indifférente face à ce développement de la finance qui privilégie le temps court et favorise la croissance d’une économie de l’endettement « sans souci du lendemain » et elle a raison « d’insister pour que les choix économiques individuels soient tournés vers l’avenir » en rappelant que le temps de l’industrie et des activités productives traditionnelles est un temps long et qu’il convient de favoriser l’épargne et l’accès à la propriété.[16] En effet, « notre présent n’est pas le tout du projet humain » et « notre vie économique n’est qu’une part de notre finalité ». C’est pourquoi, l’Église appelle les prêteurs et les emprunteurs à la responsabilité afin que les dettes ne soient pas supportées par d’autres. C’est pourquoi aussi l’Église préfère l’investissement utile socialement et économiquement à la pure et simple consommation.
Très concrètement donc, chacun de nous, en tant qu’épargnant est invité à « privilégier des placements « socialement utiles même s’ils sont moins rémunérateurs »[17] », à éviter les placements suspects et la fraude fiscale. Quant à la rémunération de l’épargne, elle n’échappe pas au devoir traditionnel de pauvreté et de partage. En tant qu’emprunteur, outre que nous devons apprécier notre capacité de remboursement et veiller à utiliser l’argent efficacement « au service d’une finalité plus haute » comme nous y invite la parabole des talents, « le meilleur résumé de cette morale financière »[18], nous disent les auteurs.[19]
Quant au financier qui est l’intermédiaire incontournable, il est très exposé à toutes les tares et déviations de la sphère financière. Il doit d’autant plus mériter la confiance des clients par le respect d’une déontologie claire et rigoureuse[20], en évitant les abus, en informant et en conseillant ce qui convient le mieux à la situation du client. Le financier peut aussi être acteur, « spéculateur » dans le bon sens du terme, sur les marchés mais en construisant « sur le roc et pas sur le sable ».[21]
Pour ce qui est des responsables d’entreprises, ils sont les gardiens de la priorité du travail sur le capital et, pour cela, ils doivent, dans la transparence, veiller à ce « que l’entreprise soit fidèle à son objet social » et surveiller de près l’activité financière de l’entreprise.[22]
Enfin, last but not least, les gouvernants ont un rôle essentiel car ils sont « les garants ultimes de la justice : justice pour chaque individu, dans la protection de ses droits contre les risques d’iniquité associés à l’activité financière ; justice sociale, en veillant à ce que la finance ne contribue pas à accroître les inégalités de revenu ou de patrimoine. »[23] Dans cette action, pour réguler efficacement le marché dans le bon sens, la coopération internationale est indispensable et l’interdépendance doit déboucher sur une vraie solidarité dans le souci du long terme pour le développement intégral de l’homme et de tout homme.
Les auteurs n’ont donc pas oublié ce que beaucoup d’auteurs chrétiens oublient lorsqu’ils abordent la question économique et financière : la bonne volonté toujours problématique de chaque acteur a besoin du soutien et des balises que seul le pouvoir politique peut apporter. Un évêque confirme en dénonçant « la faiblesse du politique devant l’économique » : « cela n’est pas moral », écrit-il.[24]
Pour l’auteur de ces lignes, la seule action souhaitable est une action personnelle qui ne remet pas en question le système mais cherche à l’orienter au mieux. Cette attitude préconisée dans la sphère financière rappelle l’attitude de ces patrons chrétiens qui demandaient ou demandent encore la liberté d’agir en dehors de tout contrôle de l’État, réclamant confiance dans leur bonne volonté et la bonne orientation de leur conscience. Qui ne verrait pas là l’expression d’un certain libéralisme chrétien ? (AUDREN de KERDREL Hervé, Faut-il condamner la spéculation ? in Communio, n° XXI, 4, juillet-août 1996, pp. 66-67. H.A. de Kerdel est responsable de la salle des marchés de la banque Indosuez à Tokyo). Sur la spéculation, on peut lire aussi Pierre de LAUZUN, L’évangile, le chrétien et l’argent, Cerf, 2003, pp. 257-258.
vii. Et aujourd’hui ?
L’enseignement de Pie XII, toujours valable dans ses principes et injonctions, peut sembler, à première vue, bien dépassé par les faits, par l’évolution de la banque, du système de prêt, de l’épargne et l’expansion de la spéculation comme des pratiques liées à l’argent sale. Et on pourrait regretter, avec le P. Calvez, que, face à cette dégradation, la question du libéralisme financier n’ait plus guère été traitée par la suite, « alors que c’est elle qui est devenue centrale désormais, aux yeux de beaucoup : c’est le point qui importe le plus pour l’avenir. »[1]
Disons que, d’une manière générale, l’Église continue sporadiquement à rappeler la nécessité de faire servir les investissements à l’emploi[2], de mettre le capital au service du travail[3]. « le revenu excédentaire, écrit le P. Calvez, qui n’est pas encore moyen de production, mais est susceptible de s’investir en moyens de production, ne peut être « possédé pour posséder », ni gaspillé à un usage de luxe personnel : il ne peut être possédé que pour une finalité sociale. »[4]
Toutefois, l’attention de l’Église va se porter de plus en plus sur les questions financières liées au développement des peuples et notamment sur la dette des pays les plus pauvres.
A l’approche du troisième millénaire, Jean-Paul II déclarait solennellement que « dans l’esprit du Livre du Lévitique (25, 8-12)[5], les chrétiens devront se faire la voix de tous les pauvres du monde, proposant que le Jubilé soit un moment favorable pour penser entre autres, à une réduction importante, sinon à un effacement total , de la dette internationale qui pèse sur le destin de nombreuses nations. »[6]
Plus caractéristique encore fut, en 1997, cette journée d’étude présidée par le cardinal Poupard sur L’Église et le prêt à intérêt, hier et aujourd’hui[7]. On y rappela l’évolution de la position de l’Église jusqu’à l’encyclique Vix pervenit, la nécessité de protéger les faibles contre la rapacité des riches et la difficulté de maintenir ce principe dans une culture moderne dominée par le dynamisme créateur, l’exaltation des libertés et l’affirmation de l’autonomie des consciences. On rappela aussi l’événement que fut la célèbre encyclique Populorum progressio[8] où Paul VI réitère la condamnation de « l’impérialisme international de l’argent » prononcée par Pie XI[9]. A partir de ce moment, l’attention de l’Église s’est portée sur la finance internationale et les pays en voie de développement et, très précisément, sur la dette extérieure de ces pays.[10] Nous y reviendrons.
viii. Et le Catéchisme, et le Compendium ?
En 2005, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église prend en compte la planétarisation des relations économiques et financières et souhaite que les États collaborent efficacement contre les dérives, que les syndicats se rénovent dans le même but[1].
Si sous le pontificat de Jean-Paul II, comme par le passé, le Magistère de l’Église s’est penché principalement sur le travail et son aspect subjectif prioritaire, il n’a pas oublié les antiques condamnations de l’usure. Le Compendium rappelle que « si dans l’activité économique et financière la recherche d’un profit équitable est acceptable, le recours à l’usure est moralement condamné »[2], puis il aborde la situation contemporaine. Si les marchés financiers existent depuis longtemps[3] et sont indispensables dans l’économie moderne, « la création de ce que l’on a qualifié de « marché global des capitaux » a entraîné des effets bénéfiques, grâce à une plus grande mobilité des capitaux permettant aux activités productives d’avoir plus facilement des ressources disponibles », la mobilité accrue « fait augmenter aussi le risque de crises financières ».[4] De plus, l’activité financière contemporaine devient une fin en soi et et n’est plus au service de l’économie ni des sociétés. Certains pays, hors du système financier international, en subissent malgré tout les « éventuelles conséquences négatives de l’instabilité financière sur leurs systèmes économiques réels, surtout s’ils sont fragiles ou si leur développement est en retard. » Pour être stable et efficace à la fois, pour « encourager la concurrence entre les intermédiaires et (…) assurer la plus grande transparence au profit des investisseurs », un « cadre normatif » est indispensable.[5] Or, la mondialisation de l’économie et de la finance rend de plus en plus caduque l’action de l’État[6]. Il est donc nécessaire et urgent que la communauté internationale se dote « d’instruments politiques et juridiques adéquats et efficaces », que les institutions économiques et financières internationales et les Organismes internationaux orientent le changement en étant très attentifs aux pays plus faibles et plus pauvres.[7] C’est à une action politique internationale que revient le devoir de guider les processus économiques pour qu’ils ne soient pas inspirés seulement par leurs intérêts propres mais pare le souci du bien commun de toute l’humanité. Cette réforme réclame « la consolidation des institutions existantes, ainsi que la création de nouveaux organes auxquels confier cette responsabilité ». En effet, « le développement économique peut être durable s’il se réalise au sein d’un cadre clair er défini de normes et d’un vaste projet de croissance morale, civile et culturelle de l’ensemble de la famille humaine. »[8]
Fort de l’enseignement de ses prédécesseurs, à travers, en particulier, Populorum progressio et Sollicitudo rei socialis, et face à l’ampleur notamment de la crise financière des années 2007-2008, conscient des déséquilibres du monde, de l’« activité financière mal utilisée et qui plus est, spéculative » qui s’ajoute à d’autres problèmes dramatiques, Benoît XVI, dans son encyclique Caritas in veritate, prend le mal à la racine en appelait à une « nouvelle synthèse humaniste » dont les maîtres-mots devraient être, comme nous l’avons déjà vu : don et gratuité. Le Saint-Père sait que « le profit est utile si, en tant que moyen, il est orienté vers un but qui lui donne un sens relatif aussi bien à la façon de le créer que de l’utiliser. » Il sait aussi que « la visée exclusive du profit, s’il est produit de façon mauvaise ou s’il n’a pas le bien commun pour but ultime, risque de détruire la richesse et d’engendrer la pauvreté. »[9] Il insiste opportunément sur ce que la doctrine sociale ne cesse d’affirmer : la clé de toute la question sociale, c’est l’homme invité à vivre selon sa nature le plus profonde, celle d’un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, Dieu qui est don, don gratuit de l’amour[10], de la création[11], de la vie[12], Dieu qui nous appelle donc à vivre ce don : aimer, est « la vocation déposée par Dieu dans le cœur et dans l’esprit de chaque homme. »[13]
Nourris de ces grands principes[14], il reste aux chrétiens à trouver les solutions pratiques puisque « l’Église n’a pas de solutions techniques à offrir et ne prétend « aucunement s’immiscer dans la politiques des États ». »[15] Toutefois, entre doctrine et solutions techniques, n’y a-t-il pas place pour une réflexion plus concrète qui puisse orienter les actions ?
Les Églises locales parfois campent sur la position du Magistère romain et parfois avancent des propositions de réforme.
C’est surtout le monde agricole qui est menacé par la pratique de l’usure. « Le petit cultivateur rencontre de grosses difficultés d’accès au crédit nécessaire pour améliorer la technologie de production, pour accroître sa propriété, pour faire face aux adversaires, à cause du rôle assigné à la terre comme instrument de garantie et à cause des coûts plus importants que comportent les financements d’un montant limité pour les instituts de crédit.
Dans les zones rurales, le marché légal du crédit est souvent inexistant. Le petit cultivateur est conduit à recourir à l’usure pour les prêts dont il a besoin, s’exposant ainsi à des risques pouvant mener à la perte, partielle ou même totale, de sa terre. De fait ; l’activité de l’usurier tend habituellement à la spéculation foncière. Il se produit de la sorte un ratissage de petites propriétés qui accroît à la fois le nombre des sans terre et le patrimoine des grands propriétaires, des agriculteurs les plus riches ou des commerçants du cru.
Dans les économies pauvres, l’accès au crédit à long terme tend, en substance, à être directement proportionnel à la propriété des moyens de production, en particulier de la terre et, par conséquent, à devenir une prérogative exclusive des grands propriétaires terriens. » (Conseil pontifical « Justice et Paix », Pour une meilleure répartition de la terre, Le défi de la réforme agraire, 23-11-1997, in DC, n° 2175, 1-2-1998, p. 113).
ix. Les Églises locales
Les Églises locales, elles aussi, se sont penchées sur les activités financières modernes.
En 1996, les évêques de Hongrie publie une longue lettre[1] où ils abordent notamment la vie économique de leur pays, après le communisme et dans le contexte mondial et européen. A la recherche d’une « économie de marché sociale », ils dénoncent l’endettement de l’État, le taux d’inflation, les intentions intéressées des investissements étrangers, les contradictions de la privatisation, le travail au noir et l’économie sauvage, le chômage, la dégradation de la nature, etc., et rappellent pour combattre « les effets néfastes du fonctionnement du marché », l’importance de la mission de l’État qui doit prendre les mesures adéquates.
En 1988, la Commission sociale de la Conférence épiscopale française publiait « Créer et partager » où on lisait ; « 24 heures sur 24 fonctionne désormais, à l’échelle de la planète, un marché monétaire et financier, à caractère largement spéculatif. Il contribue à augmenter, d’une façon que certains estiment excessive, le poids des aspects financiers des décisions par rapport à celui de leurs aspects économiques et humains ; beaucoup de pays maîtrisent ainsi de moins en moins leur destin. Les graves perturbations qui se sont produites sur les marchés boursiers (en 1987) ne font que renforcer cette analyse. Elles témoignent d’une instabilité et d’une fragilité du système qui suscitent des craintes graves quant à l’évolution à venir de l’activité économique mondiale et de l’emploi. » Cette remarque toutefois s’inscrivait dans une réflexion générale sur l’économie et la société pour répondre au défi du chômage. Sur la question financière, l’épiscopat français s’arrêtait à l’analyse citée qui résume parfaitement le problème.
En 1999, la proximité du jubilé fut l’occasion en maints endroits, de réclamer l’allègement du poids de la dette qui pèse sur les pauvres.[2]
En 2000, le Conseil National de la Solidarité et de la Commission sociale des évêques de France[3], à l’occasion du Jubilé, publie une déclaration sur l’argent. Les évêques insistent sur le partage : les impôts en sont une forme, les collectes de l’Église et des organisations humanitaires, une autre. Il serait évangélique, précisent-ils, que « la somme des multiples collectes puisse atteindre le niveau de la dîme ». A propos des grands problèmes actuels, les évêques émettent des souhaits sans proposer de solutions concrètes : « Pour vivre pleinement le Jubilé, les catholiques peuvent-ils se désintéresser des campagnes pour « l’annulation de la dette », pour un commerce plus équitable et plus solidaire, pour une mondialisation plus sérieuse des flux financiers incontrôlés qui gravitent autour de notre planète ?
Dans les débats actuels concernant le pouvoir de l’argent, la bulle financière, la Bourse sur Internet, le choix des investissements, les chrétiens ne peuvent pas rester bras croisés ni être absents du débat, laissant à d’autres le soin de prendre des initiatives pour que les pauvres ne soient ni les victimes ni les otages d’un système sans alternative ! » Nous verrons effectivement plus loin, que l’initiative en la matière n’est pas souvent le fait des catholiques… Et pourtant, l’invitation à « mettre l’homme au cœur de l’économie de marché » se répète.[4]
Plus engagée, la même année, est la brochure « Malheur à nous qui jouons avec l’argent du monde » publiée par la Commission Justice et Paix de la communauté francophone de Belgique[5]. Après une analyse précise et concise des maux financiers que nous avons énumérés précédemment, la Commission propose une action à 4 niveaux : une action individuelle sur la consommation et l’épargne par le choix de produits « made in dignity », de banques et de placements alternatifs ; une action citoyenne au sein de la vie associative le « monde des ONG ») ; un langage clair et ferme pour l’éradication de toute misère et de toute exclusion ; un retour de la loi et donc du politique pour soumettre la recherche égoïste du profit. Sur ce plan, la Commission soutient le principe d’une taxation de certaines transactions financières internationales[6], la restauration d’un étalon commun pour stabiliser les parités financières, l’harmonisation des politiques et des législations fiscales.
Ce document avait été précédé, en 1981 par une réflexion œcuménique très engagée à laquelle cette Commission Justice et Paix avait participé avec l’Association Œcuménique pour Église et Société[7]. Le résultat fut la publication d’une brochure intitulée Pouvoir bancaire et Problèmes éthiques. Après avoir décrit l’évolution de la banque, son internationalisation qui la fait échapper à bien des contrôles et des réglementations , son pouvoir d’influence sur l’économie[8], sur notre comportement, les auteurs soulignent les inégalités qu’elle consolide et aggrave (« on ne prête qu’aux riches… »)[9] et se demandent finalement si le pouvoir bancaire, tel qu’il est, coopère « à la construction d’un monde plus intelligible, plus juste et plus solidaire ? »
Leur réponse est négative car, outre qu’il accentue les inégalités, le pouvoir de la banque est un « pouvoir occulté, opérant dans la discrétion et le secret », un « pouvoir réservé à une minorité non contrôlée démocratiquement » ( un petit nombre d’initiés, de spécialistes et d’informaticiens dont le travail échappe au commun des mortels), et un « pouvoir émietté favorisant la « spirale de l’irresponsabilité ». »[10]
Cette opacité et ce pouvoir sur les personnes et leurs activités[11], interpellent la conscience chrétienne qui a appris à travers la Bible l’interdépendance des riches et des pauvres, la faveur que le Seigneur accorde aux pauvres et le danger d’une richesse qui peut faire obstacle à la Parole de Dieu. La question dès lors se pose de savoir s’il est possible, au niveau du crédit, de l’investissement et des décisions de tenir compte des pauvres, de leur état et de leur avis.
Pour plus de clarté et de solidarité et sans nécessairement opter d’emblée pour la nationalisation ou la socialisation[12], les auteurs avancent huit propositions concrètes, plus ou moins radicales, plus ou moins réalisables, mais qui visent à plus de contrôle, plus de transparence, plus de solidarité et plus d’attention aux plus pauvres.[13]
Nous allons voir que c’est précisément dans ce sens que de nombreuses initiatives sont prises aujourd’hui en dehors de l’influence de l’Église, suscitées sans doute par les excès du système mais aussi par la volonté de certains d’être fidèle à leur manière à ce qui leur paraît comme une injonction divine..
1. « Favoriser tout effort visant à la démonétarisation ou non monétarisation des activités humaines, notamment par la création ou le maintien des économies parallèles » pour « développer des alternatives où les relations de production et de consommation ne s’appuient pas sur les rapports « marchands ». »
2. « Imposer aux banques un fonctionnement à rentabilité nulle » en sauvegardant la possibilité de « constituer toutes les provisions et les réserves nécessaires pour couvrir les risques inhérents à leur activité et alimenter convenablement leurs fonds propres ». Quant aux actions, elles « seraient transformées en une sorte d’actions privilégiées ou d’obligations ou bons de caisse. »
3. Affecter « des profits à un fonds spécial servant à subsidier certaines opérations de crédit ». Mais cette proposition paraît aux auteurs peu intéressante car elle s’inscrit encore dans une logique de profit qui « servirait même d’alibi, de bonne conscience, couvrant certains excès commis dans les opérations bancaires normales. »
4. Limiter progressivement le « secret bancaire dans la perspective d’une transparence bancaire aussi grande que possible ». Ce secret se cantonnant « à la non publication des données se rapportant aux personnes physiques ».
5. Etablir un « système de coefficients discriminatoires selon la catégorie des crédits », pour avantager « notamment les pauvres (ex.: prêts logement), les pays en voie de développement (prêts à bas taux d’intérêt), les régions en déclin ou les secteurs en restructuration ». A l’inverse, on pourrait prévoir des « coefficients pénalisateurs pour des opérations « déconseillées ». »
6. Relancer « des formules de coopération », telles qu’il en a existé en Allemagne (les Schulze-Detlitzsch et Raiffeisen du XIXe siècle ou les Creditgarantiegemeinschaften), en Angleterre (les Terminating Building Societies du XVIIIe siècle) , les coopératives de clients (à l’instar des Allemands) ou d’autres institutions alternatives comme la Société coopérative œcuménique de développement à Amersfoort aux Pays-Bas..
7. Créer un « ombudsman » ou un jury pour apprécier « la moralité de certaines opérations bancaires ». Le mot suédois « ombudsman » désigne un « médiateur », défenseur » ou « protecteur ».
8. Etendre le contrôle des banques. « Ceci impliquerait que les Commissions bancaires, chargées du contrôle des banques dans divers pays, soient toutes soustraites à l’influence parfois prépondérante du secteur bancaire lui-même, et soient directement intégrées à l’autorité publique compétente, et démocratiquement surveillée. »
x. La banque islamique
[1]
Le débat sur le prêt à intérêt est relancé aujourd’hui non par l’Église, mais par la position de l’Islam, position inspirée par la tradition juive qui a marqué le Coran. Les musulmans d’ailleurs se plaisent à souligner cette parenté entre leur loi et l’interdit de l’Ancien Testament. Mais, contrairement à l’Occident chrétien, ils prétendent être restés fidèles aux prescriptions divines.[2]
Notons tout d’abord qu’en terre d’Islam comme en terre chrétienne, « le prêt d’argent (riba pour les musulmans) s’est toujours pratiqué (…) ».[3] Qui plus est, le Coran lui-même semble ruser avec le riba.[4] Mahomet a vécu dans un monde de marchands et avait un oncle -Al Abas- qui était connu comme prêteur à intérêt. Il connaît donc le milieu des affaires et a pu constater les méfaits du prêt à intérêt. Si l’on essaye de suivre l’ordre chronologique très approximatif des sourates[5] on découvre un enseignement progressif en quatre étapes. L’ayat 38 de la sourate des Grecs (30)[6] de la troisième période mecquoise (vers 614?) dit : « Et ce que vous livrez à l’usure, pour l’augmenter avec les biens des autres hommes, ne sera pas accru auprès d’Allâh ; mais ce que vous placez en aumônes, désirant (voir) la face d’Allâh, c’est cela qui sera doublé de valeur. » Le riba s’oppose ici à zakat, l’aumône légale, et est simplement déconseillé. L’ayat 159 de la sourate des femmes (4), de la période médinoise (entre 625 et 627?), à propos de l’interdiction faite aux Juifs de prêter à intérêt, Mahomet déclare: « Et aussi pour avoir pratiqué l’usure, lorsque Nous l’avions défendue, et pour avoir dévoré les biens des autres, pour de vaines choses. (Aussi) avons-nous préparé, pour ceux d’entre eux qui ne croient pas, un supplice douloureux. » Plus précis est l’ayat 125 de la sourate de la famille d’Imran (3) (627-629?) Destiné cette fois aux croyants (musulmans) : « O vous qui croyez ! Ne dévorez pas avec l’usure doublement doublée. Mais craignez Allâh ; peut-être serez-vous heureux. » La menace s’exprime dans l’ayat suivant : « Craignez le Feu, préparé pour les incroyants, et obéissez à Allâh et à (Son) Apôtre ; il se peut que vous obteniez la Miséricorde (divine) ». Reste une question : cet ayat vise-t-il seulement l’intérêt qui atteint le double du capital ou l’intérêt qui augmente lorsqu’un débiteur ne peut rembourser ? La réponse se trouve peut-être dans les ayats 276-280 de la sourate de la génisse (2) écrite dans la période médinoise (peu avant sa mort en 632?) : « Ceux qui se nourrissent de l’usure, ne se lèveront pas (au jour de la résurrection, si ce n’est comme se lève celui que Satan a violemment frappé de (son) contact. C’est parce qu’ils disent qu’il en est de l’usure comme de la vente. Mais Allâh a permis la vente et a interdit l’usure. Celui à qui parviendra l’avertissement de son Seigneur, et qui (y) renoncera, ce qui leur est arrivé dans le passé sera l’affaire d’Allâh. Mais quant à celui qui (y) retourne, ceux-là (seront) les compagnons du Feu et ils y demeureront éternellement. » « Allâh fera disparaître l’usure et augmentera avec usure l’aumône. Car Allâh n’aime pas quiconque est un pécheur incroyant. En vérité, quant à ceux qui croient et font le bien, se lèvent pour la prière, et donnent l’aumône, à eux (est réservée) leur récompense auprès de leur Seigneur ; il n’y aura pas de crainte pour eux et ils ne seront point affligés ». « O vous qui croyez ! Craignez Allâh et remettez ce qui est resté de l’usure, si vous êtes croyants ». « Et si vous ne (le) faites pas, (attendez-vous) à entendre la proclamation de la guerre de la part d’Allâh et de Son Apôtre. Mais si vous vous repentez, le capital de vos biens vous (reste). Ne faites pas de tort, et il ne vous sera pas fait de tort ». « Si quelqu’un se trouve dans des difficultés, attendez de meilleures circonstances. Et si vous (lui) remettez (sa dette) comme aumône, cela vaut mieux pour vous, si vous (le) savez ». Il est clair, d’après ces derniers textes, que le Prophète veut favoriser le zakat (l’aumône), un des cinq piliers de l’Islam, en condamnant le riba[7]. Notons que, dans la pensée musulmane, il n’existe aucune distinction entre « usure » et le prêt à intérêt tel que nous l’entendons. Il s’agit d’une seule et même pratique condamnée en principe.[8]
Toutefois, très vite, dès le IXe siècle, apparaissent des commentateurs qui vont développer des techniques pour contourner l’interdit : les hiyals. Certaines de ces « ruses » reposent sur des pratiques arabes préislamiques et sont adoptées aujourd’hui par les banques islamiques[9]. Ainsi en est-il des contrats « mourabaha »[10], « moudharaba »[11] et « mousharaka »[12] auxquels se sont ajoutés d’autres types de transactions (idjar[13], salam[14], istisna’a[15])[16] qui sont soumises au préalable à un Comité de la Charia, Conseil de surveillance religieux, qui s’assure de leur conformité avec les principes du Coran et donnent une fatwa, un avis de conformité ou de non-conformité.[17]
qu’en penser ?[18]
Passons sur les problèmes de gestion pour nous en tenir à l’originalité et à l’éthique de ces banques, tout en étant bien conscient que le monde musulman n’est pas uniforme et que certains courants « modernistes », minoritaires, affirment que le Coran n’a pas interdit l’intérêt « légitime » mais seulement condamné l’intérêt usuraire.
Dans les banques islamiques, en tout cas, à l’interdiction du prêt à intérêt[19] est lié le refus de toute spéculation purement financière. Pour l’Islam, comme pour Aristote[20], l’argent est un simple moyen d’échange sans valeur propre. Donc, « si sa circulation ne traduit pas une activité économique réelle, il serait immoral qu’elle rapporte quelque prime que ce soit ».[21]
Ce principe fondateur présente le système financier islamique comme bien distinct du système capitaliste et du système socialiste puisqu’il repose sur le droit à la propriété y compris des moyens de production mais n’accepte l’enrichissement que s’il découle du travail.
De plus, « les économistes musulmans constatent (…) que, dans le système occidental, les fonds disponibles vont surtout aux emprunteurs offrant les meilleures garanties « financières » et ne profitent pas nécessairement aux projets les plus productifs pour le bien-être de la communauté (…). En d’autres termes, il convient de rechercher au moins autant la « plus-value sociale » du projet qu’une simple plus-value économique (…). Enfin, les charges d’intérêt réduisent, disent-ils, l’offre de capital à risque et entravent donc la croissance. »[22]
Selon les formules[23], la banque partage avec le client les pertes et les profits selon diverses modalités[24]. Au lieu de financer un prêt, l’emprunteur propose »au prêteur un engagement actif dans l’entreprise demandeuse, laquelle, en retour, va offrir un partage des bénéfices futurs. Ceci correspond généralement à une prise de participation sous forme de parts ou d’actions. La raison économique du bénéfice n’est alors pas seulement la possibilité de le redistribuer, mais plutôt l’efficacité, la stabilité économique et la croissance des entreprises dont ce bénéfice témoigne. »[25] Il faut reconnaître que « le simple financement assorti d’intérêts peut être très injuste lorsque seuls les entrepreneurs subissent la perte ou, au contraire, récoltent des bénéfices d’un montant disproportionné. »[26] Dans tous les cas, la banque islamique supporte un risque beaucoup plus grand que la banque classique.
La solidarité semble être donc le maître-mot de la finance musulmane. On sait que la zakat (l’aumône) est un des cinq piliers de l’Islam. Cette contribution de 2,5% « est perçue sur les marchandises échangées et sur les revenus professionnels et immobiliers, mais pas sur les propriétés personnelles (maisons, meubles, bijoux, etc.). Les particuliers peuvent verser leur zakat directement à un bénéficiaire ou à une institution spécialisée dans la redistribution de ces fonds, telle que la plupart des banques islamiques. »[27] Lorsque la banque acquiert un équipement ou un immeuble et qu’elle le met à disposition du client par une location, celui-ci peut devenir propriétaire « en effectuant des remboursements échelonnés versés à un compte d’épargne. Le réemploi de ce capital accumulé se fait au profit du client, car cela lui permet de compenser le coût de sa location ». Enfin, les banques islamiques peut consentir à des prêts purs et simples, sans intérêt : « le prêt de bienfaisance ou de charité (forme de découvert), et le compte à terme multiple de régularisation ». La banque islamique de développement « peut fournir des fonds propres et des prêts sans intérêt pour des projets de développement » et apporter une assistance technique.[28]
Certes, la banque islamique paraît une institution fragile dans la mesure où elle doit faire face à la concurrence des banques classiques et dans la mesure où elle est plus exposée aux risques. Certes, il n’est pas sûr que les fonds recueillis ne servent à des mouvements fondamentalistes malgré l’interdit de financer l’armement. Certes, elle ne paraît peut-être pas très bien armée pour relever les défis industriels contemporains et on peut lui reprocher d’orienter ses capitaux vers l’étranger au détriment du développement national[29]. Il n’empêche que sa volonté de respecter une certaine éthique est interpellante et rejoint un souci très actuel qui s’exprime dans l’émergence de banques solidaires ou éthiques en dehors du monde islamique.
Bien que la première banque à suivre les principes islamiques soit apparue en Égypte en 1963 (la Banque d’Epargne Misr Ghams, qui deviendra plus tard la Nasser Social Bank), le concept de « banque islamique » est né suite au Sommet Islamique de Lahore de 1974 qui avait recommandé la création d’une Banque islamique de développement (BID) ». Ajoutons que des banques occidentales, devant l’expansion des banques islamiques, ont ouvert des comptes conformes à la charia destinés aux clients musulmans. Elles s’engagent donc à ne pas investir l’argent de ces comptes dans des entreprises condamnables : pornographie, tabac, alcool, jeu et armement. C’est le cas, par exemple, de Citycorp ou encore de l’Union des banques suisses. La première banque islamique d’Europe a été fondée à Londres en 2004, la Islamic Bank of Britain (IBB) avec comme objectif de séduire aussi les non-musulmans.(Cf. Institut de Recherche sur la Coopération Méditerranéenne et Euro-Arabe, sur www.medea.be et www.casafree.com (Portail marocain participatif)).
xi. Les banques solidaires ou banques éthiques
Au nom d’un des fondements de l’enseignement social chrétien, on pourrait dénoncer la collusion entre le religieux et le temporel dans la pratique des banques islamiques puisque les différents types de contrats doivent être conformes à la charia. Mais si nous donnons comme norme à la banque de respecter non la charia, non une règle éthico-religieuse mais le bien commun ou des principes moraux naturels et universels, l’objection de la confusion des pouvoirs ne vaut plus. Rappelons-nous l’éloge que Pie XII faisait des banques populaires.
Or il existe aujourd’hui des institutions bancaires ou financières qui ont choisi de fonctionner en respectant des valeurs et des principes dont certains paraîtront familiers aux chrétiens. Ces institutions présentent aux épargnants et aux investisseurs des produits moins rentables financièrement que dans les institutions classiques mais plus intéressants, plus « rentables » sur les plans social, culturel, environnemental.
Ainsi, la banque Triodos[1] finance des « projets jugés non-rentables par les banques traditionnelles. Sont ainsi financés les projets d’insertion de personnes défavorisées sur le marché du travail ou encore les formules novatrices du logement - pour l’aspect social -, les énergies renouvelables et l’agriculture biologique bénéficient également de l’attention de Triodos - pour l’aspect environnemental - tout comme les institutions de formation artistique ou les centres d’enseignement alternatif (pour le côté culturel). » d’où proviennent les crédits ? « De groupes de personnes se portant garantes sur de petites parts de la somme totale du crédit attribué ».[2] La banque fonctionne donc sur les principes de solidarité, de responsabilité et de transparence car les clients doivent être régulièrement et correctement informés de l’utilisation de leur argent.
La Nef, société coopérative de finances solidaires[3], fonctionne plus ou moins selon les mêmes principes et, dans la présentation de sa philosophie, précise qu’elle « s’inspire d’une vision résolument humaniste : elle place l’attention pour la personne humaine au centre des systèmes économiques et financiers et se situe dans une perspective de transformation sociale vers une économie fraternelle ». Elle « veille à écarter de son champ d’action tout projet qui porterait atteinte à la dignité humaine ou nuirait gravement à la qualité et à la durabilité de l’environnement. »
Cette institution, comme d’autres du même genre[4], « s’inscrit au cœur d’un réseau européen de banques éthiques rassemblées au sein de la Fédération européenne des banques éthiques et alternatives. Toutes s’inspirent d’un modèle de développement humain et social dans lequel la production et la distribution de richesses sont fondées sur des valeurs de solidarité et de responsabilité vis-à-vis de la société, en vue de la réalisation du bien commun. »[5]
Quant au prêt sans intérêts, il n’est pas totalement absent de l’offre de la banque éthique. Ainsi, en France, l’État a mis en place le PTZ (prêt taux zéro) qui est distribué par les banques sous certaines conditions. Même un particulier peut y accéder pour l’achat d’une résidence principale. Le prêt est, bien sûr, « soumis à des conditions de ressources qui dépendent de la zone géographique où vous habitez et de la taille de votre ménage ».[6]
En Belgique, la loi autorise un employeur à prêter sans intérêt ou avec un intérêt réduit, à tout membre de son personnel ou à l’un de ses dirigeants.[7] Des associations diverses proposent aussi ce genre de prêt. Ce n’est en fait et en définitive que l’extension d’une pratique familiale, basée sur la confiance et la solidarité[8].
Notons, pour être complet que depuis quelques années, toutes les grandes banques proposent des produits éthiques[9]
xii. La Grameen Bank et le micro-crédit
Le 13 octobre 2006, le Bangladais Muhammad Yunus[1] recevait le prix Nobel de la paix pour sa lutte efficace contre la pauvreté. Né en 1940, professeur d’économie à l’Université du Colorado puis responsable du Département d’économie à l’Université de Chittagong au Bangladesh, Muhammad Yunus s’est rendu compte lors d’une famine, en 1976, qu’il suffisait de prêter une petite somme, 27 dollars en l’occurrence, à des pauvres pour que s’amorce un processus d’émancipation économique[2]. De là est née l’idée du micro-crédit et de la Grameen Bank[3] qu’il a créée ensuite.
Alors que le crédit « est vu en général comme l’instrument par excellence du développement durable …de la dépendance », Muhammad Yunus va l’utiliser en en changeant totalement l’esprit : « Alors que la gestion du risque la plus commune, basée sur un a priori de défiance, consiste à prêter à court terme (un ou deux mois) avec un remboursement en une traite, Grameen se fonde sur un préjugé favorable et prête pour un an, mais avec un remboursement hebdomadaire, auquel il est plus aisé de faire face, vu sa modicité. Alors que le crédit est en général considéré comme une affaire privée, que l’on dissimule pudiquement, Grameen en fait une affaire collective. Dès la période de formation, qui est obligatoire, les candidats emprunteurs forment des groupes de cinq. Si chacun est responsable de son propre crédit, le groupe est nécessairement un lieu de solidarité. Au démarrage d’un groupe, un seul prêt est accordé. Après six semaines de remboursement sans défaut, deux autres prêts peuvent être accordés dans les mêmes conditions, et ainsi de suite. Si un membre se retire ou est exclu, les autres reviennent à la case « départ ». »[4]
La formule a incontestablement réussi au Bangladesh où la banque est présente dans 43.000 villages.[5] En 2003, la banque avait prêté 4 milliards de dollars à 2,4 millions d’emprunteurs[6] dont 94% de femmes pauvres[7]. Le taux de remboursement est resté au-dessus de 98%.[8] La formule s’est exportée mais « les idées de base doivent être transposées dans chaque contexte particulier. En Afrique, en Amérique latine, en Asie, le plus souvent en milieu rural, des expériences inspirées de Grameen ont fleuri. En Occident, en particulier en milieu urbain, il s’avère plus difficile de mettre au point des formules de crédit solidaire. Des échecs ont été enregistrés. »[9]
En Belgique[10] où la Reine Mathilde s’est faite l’ambassadrice du micro-crédit, la Fondation Roi Baudouin met à la disposition du public un Guide pratique sur le micro-crédit[11].
La philosophie du micro-crédit est particulièrement intéressante. M. Yunus est parti de l’idée que « les pauvres sont fiables »[12] et que « pour créer de la richesse, il faut donner accès au capital »[13]. La lutte contre la pauvreté est une affaire de volonté et non de charité : « Le plus souvent, nous utilisons la voie de la charité pour éviter de reconnaître le problème et de trouver une solution. La charité devient un moyen de nous débarrasser de notre responsabilité. Les dons ne sont pas une solution à la pauvreté. Ils maintiennent la pauvreté en enlevant l’initiative aux pauvres. » Or, « chaque individu est très important. Chaque personne a un potentiel extraordinaire. Il ou elle peut influer la vie des autres dans les communautés, les nations, au-delà même du temps. »[14] Dans cet esprit, M. Yunus invite les jeunes à « ne jamais chercher un travail mais à le créer » et « reste persuadé que les entreprises à but social sont le meilleur remède contre la pauvreté et seront mieux armées dans le futur que les entreprises traditionnelles. »[15] Mais « il faut donner à chacun la possibilité de devenir entrepreneur. »[16]
Ces expériences nées souvent en dehors de tout contexte chrétien[17] semblent correspondre aux vœux de l’Église qui s’est toujours préoccupée du sort des plus pauvres et qui sait aussi que, dans les pays riches, « les consommateurs, qui disposent très souvent de vastes marges de pouvoir d’achat, bien au-delà du seuil de subsistance, peuvent beaucoup influer sur la réalité économique par leurs libres choix entre consommation et épargne. La possibilité d’influencer les choix du système économique se trouve en effet entre les mains de ceux qui doivent décider de la destination de leurs ressources financières. Aujourd’hui plus que par le passé, il est possible d’évaluer les options disponibles, non seulement sur la base du rendement prévu ou de leur degré de risque, mais aussi en exprimant un jugement de valeur sur les projets d’investissement que ces ressources iront financer, conscients que « le choix d’investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu’un autre, est toujours un choix morale et culturel »[18]. »[19]
Les expériences que nous avons évoquées prouvent qu’il est possible d’ »influer sur la réalité économique », d’ »influencer les choix du système économique », de respecter une éthique dans la production et la distribution des richesses. Mais une question se pose alors : est-il possible de changer le système capitaliste de manière à ce que, tout en préservant l’économie de marché, cette économie soit vraiment une économie solidaire, une économie qui ait comme finalité l’éradication de la pauvreté dans le respect des valeurs morales et spirituelles ?
C’est la question que nous allons examiner dans le chapitre suivant.
Voilà comment une situation de pauvreté peut être dépassée grâce à ce petit coup de pouce initial. Ainsi 100% des enfants de la Banque Grameen vont à l’école, même ceux venant de familles analphabètes. La majorité d’entre eux peuvent même accéder à l’université.
Ceci montre bien que le changement est possible et nous le faisons simplement en leur offrant l’opportunité d’améliorer leurs foyers, d’aller à l’école, d’avoir une raison de travailler et de se soigner. Il est facile de vérifier que l’espoir a redonné à tous ces gens une dignité et leur a permis de prospérer. » (Entretien de M. Yunus avec l’Association Intervida, Forum universel des cultures, Barcelone, 2004).
En attendant ce retour à l’ordre, en y travaillant dans toute la mesure de leurs moyens, les catholiques devraient appliquer plus strictement, dans leur conduite personnelle, la doctrine de l’Église sur l’argent… en particulier en développant l’usage de prêts indexés sans intérêt au profit de personnes et d’initiatives qui méritent d’être soutenues. » Et de rappeler aussi la gratuité nécessaire du prêt-assistance. (De LASSUS A., La doctrine de l’Église sur l’argent, in Revue Familiale et scolaire, n° 96, août 1991). Indépendamment de l’insistance sur le rôle de l’État, dépassé aujourd’hui, et indépendamment de l’âge des références utilisées, cette interpellation des catholiques est à méditer.
Chapitre 4 : Vers une économie solidaire ?
« Riche et pauvre se rencontrent,
le seigneur les a faits tous les deux »[1]
« Le pauvre, s’il est sage, tient la tête haute
et s’assied parmi les grands »[2]
« Vends ce que tu as, distribue-le aux pauvres
(…) puis viens, suis-moi »[3]
Tout au long de cette quatrième partie consacrée aux questions économiques et sociales, nous avons relevé un grave problème : la persistance et l’aggravation des pauvretés et des inégalités en dépit des immenses progrès accomplis dans la production des biens nécessaires à la vie. Après l’échec de l’expérience communiste, le capitalisme triomphant n’a pas tenu ses promesses. Au contraire, l’ »idéologie de marché » a relancé durement toute la « question sociale »[4] L’idéologie de marché est partie à la conquête du monde, poussant à la privatisation de plus en plus d’aspects de la vie sociale, exaltant le culte de la réussite matérielle, anesthésiant ou bousculant le politique. Face à la misère du tiers-monde et du quart-monde, elle promet, s’agite mais finalement semble s’accommoder des écarts, des fossés entre les conditions de vie. Et même dans les pays dits développés où capitalisme et un certain « socialisme » arrivent à vivre ensemble, chômage, endettement, indigence, frustrations, envies empoisonnent l’existence qui n’a plus comme seuls horizons que l’argent et le plaisir ou le fatalisme et la résignation avec, de temps à autre, une explosion de colère parce qu’on a toujours trop peu ou parce que trop, c’est trop.
Nous l’avons vu, il n’est pas question de rediscuter de la pertinence de l’économie de marché, mais il est question, à moins de vouloir en revenir à la pénurie organisée, de savoir s’il est possible de mettre cette économie de marché au service de toutes les personnes, au service de la plus grande justice sociale possible.
On ne peut nier un malaise dans les sociétés favorisées. Malaise qui s’exprime à travers les mouvements altermondialistes, à travers les protestations syndicales mais aussi dans la recherche intellectuelle, dans la mise en question des paramètres actuels de la vie économique. d’un peu partout, de toutes les familles de pensée, s’élève l’appel à plus de justice entre les hommes et les sociétés. De plus en plus on entend parler d’économie solidaire, économie éthique, économie de communion, économie équitable, économie sociale.
Comment y répondre sans retomber dans les travers de l’économie dirigée et planifiée ? Autrement dit, le capitalisme est-il réformable ? Peut-on changer le capitalisme ou, plus radicalement, sortir du capitalisme ?
Depuis l’effondrement du bloc soviétique, le capitalisme est devenu « un bateau ivre qui ne maîtrise plus sa puissance »[5] et ses excès ont montré « la dangerosité d’un système économique qui ne connaîtrait guère de bornes ou de vis-à-vis véritables »[6]. Les régulations sont nécessaires mais encore faut-il savoir, au delà de leurs modalités pratiques et diverses, à quoi elles peuvent servir. Simplement à contenir les excès ou, mieux, à orienter l’activité économique vers une fin qui la dépasse, la justifie et finalement la transforme ?
Il ne suffit pas d’en appeler aux consciences pour plus de justice, d’égalité, de solidarité, de partage, il s’agit maintenant de proposer des chemins de réforme.
Les propositions ne manquent pas. Nous allons en examiner quelques-unes en les confrontant aux exigences évangéliques et aux directives de la morale sociale chrétienne.
i. Le Magistère
Si, à partir de Léon XIII, de manière explicite et organisée, l’Église s’intéresse à la question sociale, et si, de temps à autre, l’expression « économie sociale » a été employée par les Souverains Pontifes[1], il revient à Pie XII de l’avoir employée à plusieurs reprises[2] et surtout d’avoir défini ce que l’Église entendait par ce « concept chrétien de l’économie sociale »[3]. En voici la description la plus éclairante[4]:
« 1° Qui dit vie économique, dit vie sociale. Le but (de la vie économique) auquel elle tend par sa nature même et que les individus doivent également poursuivre dans les diverses formes de leur activité, c’est de mettre d’une façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle.
Ici donc il n’est pas possible d’obtenir quelque résultat sans un ordre extérieur, sans des normes sociales, qui visent à l’obtention durable de cette fin et le recours à un automatisme magique est une chimère non moins vaine pour la vie économique que dans tout autre domaine de la vie en général.
2° La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté.
Mais cette liberté ne peut être la fascinante mais trompeuse formule, vieille de cent ans, c’est-à-dire d’une liberté purement négative, niant la volonté régulatrice de l’État.
Ce n’est pas non plus la pseudo-liberté de nos jours, qui consiste à se soumettre au commandement de gigantesques organisations.
La vraie et saine liberté ne peut être que la liberté d’hommes qui, se sentant solidairement liés en vue du but objectif de l’économie sociale, sont en droit d’exiger que l’ordre social de l’économie loin de porter la moindre atteinte à leur liberté dans le choix des moyens adaptés à ce but, la garantisse et la protège. Ceci vaut également pour tout genre de travail, indépendant et dépendant, car, en regard de la fin de l’économie sociale, tout membre producteur est sujet et non pas objet de l’économie sociale. »[5]
Ce texte mérite d’être analysé parce que si les principes qu’il établit continueront d’inspirer la doctrine sociale de l’Église, nous n’aurons plus l’occasion, par la suite, de les trouver ramassés dans une présentation aussi complète et précise.
Quelles sont les leçons à tirer de cet enseignement ?
\1. La vie économique « n’est pas un monde à part, autonome, indépendant »[6], mais un aspect de la vie sociale : « qui dit vie économique, dit vie sociale ».
\2. La vie sociale est elle-même un aspect de la vie morale : « La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté ». La liberté étant une caractéristique majeure de la nature de l’homme doué d’une capacité d’autodétermination en vue d’une fin.
De ces deux points, on peut déduire que la vie économique ne peut être purement et simplement une science qui n’obéit qu’à ses propres règles, qu’elle ne peut être, comme dans la conception libérale stricte, individuelle mais solidaire et qu’elle ne peut être, comme dans la théorie marxiste qui réhabilita l’aspect social, détachée d’exigences morales[7].
Si la vie sociale se définit par la solidarité, c’est-à-dire « l’union morale, organique, de plusieurs hommes, en vue d’une même fin, à atteindre par des moyens pris en commun »[8], le but de la vie économique, « c’est de mettre, de façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de la vie culturelle et spirituelle »[9]. L’activité économique est donc ordonnée aux finalités « culturelles et spirituelles » de l’homme, de tous les hommes : « de tous les membres », est-il bien dit. Dans cet esprit, « l’effort de production n’est pas considéré indépendamment de la justice de la répartition »[10] ni indépendamment des fins de la destinée humaine.[11]
L’oubli de ces principes ouvre la porte à l’économisme, au matérialisme et conduit au désordre, à l’exploitation, au déséquilibre,
\3. Il ne faut pas oublier non plus que la vie économique, sociale et morale se développe dans la liberté, une liberté qui, sous peine d’anarchie, est garantie, protégée et régulée par l’État, gardien du bien commun. Une liberté dans la solidarité. Nous avons suffisamment insisté sur ce point qu’il est inutile de s’y attarder encore.
Par contre, il est intéressant de montrer qu’aujourd’hui encore, dans un autre langage, les trois points mis en évidence restent d’application et continuent d’inspirer l’enseignement de l’Église[12] notamment en ce qui concerne le rapport entre l’économie et la morale.[13]
Le concile de Vatican II dira : « Dans la vie économico-sociale aussi, il faut honorer et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société. C’est l’homme en effet qui est l’auteur, le centre et le but de toute la vie économico-sociale. »[14]
Le Catéchisme de l’Église catholique affirmera que « le développement des activités économiques et la croissance de la production sont destinés à subvenir aux besoins des êtres humains. La vie économique ne vise pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ou la puissance ; elle est d’abord ordonnée au service des personnes, de l’homme tout entier et de toute la communauté humaine. Conduite selon ses méthodes propres, l’activité économique doit s’exercer dans les limites de l’ordre moral, suivant la justice sociale, afin de répondre au dessein de Dieu sur l’homme. »[15]
Enfin, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église insistera : le bien commun ne peut être un « simple bien-être économique, privé de toute finalisation transcendante, c’est-à-dire de sa raison d’être la plus profonde. »[16] « Le développement économique peut être durable s’il se réalise au sein d’un cadre clair et défini de normes et d’un vaste projet de croissance morale, civile et culturelle de l’ensemble de la famille humaine »[17] Et l’on pourrait encore résumer la doctrine qu’il développe par cette simple phrase : la vie économique doit être au service du développement intégral et solidaire de tous les hommes et de tous les peuples.[18]
Ce sont ces exigences qui ont permis à Jean-Paul II d’affirmer, dans une page aujourd’hui célèbre, qu’il y a capitalisme et capitalisme et qu’il vaudrait mieux, vu l’ambigüité du terme, l’abandonner : « Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’ »économie d’entreprise », ou d’ »économie de marché », ou simplement d’ »économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[19]
Pie XII avait popularisé l’expression « économie sociale », à sa suite et dans le sillage des rappels incessants de l’Église, les théologiens, pour exprimer le même objet, ont employé diverses expressions plus ou moins synonymes. Le P. Lebret parlera d’« économie humaine »[20], le P. Villain d’un « au-delà du capitalisme »[21]. Quant à Igino Giordani[22], il considéra comme universelle « l’aspiration à des économies de solidarité »[23]. Mgr A.-M. Léonard parle d’ »économie humaniste », d’ »économie de solidarité » et note -et ceci est très intéressant - qu’« Il est frappant de voir que, malgré leurs divergences philosophiques, les analystes qui dénoncent le désordre mondial proposent des solutions convergentes, qui rejoignent largement, même quand ils l’ignorent, la doctrine sociale de l’Église. Tous les auteurs dont nous nous sommes inspiré[24], écrit-il, malgré la diversité de leurs horizons, plaident pour une économie humaniste, c’est-à-dire, par contraste avec un capitalisme sauvage, pour une société à visage humain, appuyée sur une intervention judicieuse de l’État au service des programmes sociaux (intégration, sécurité sociale, ouverture multiculturelle), de la protection de l’environnement et surtout de l’éducation. Ils sont habités par la même conviction que, par-delà tous les fatalismes, une telle société humaniste est possible et économiquement viable. Bien plus, une société authentiquement morale et spirituelle, une société plus respectueuse de l’environnement, conduirait à réduire de monstrueux gaspillages et contribuerait ainsi à assainir nos économies essoufflées. Et leur maître-mot à tous est celui qui habitait déjà la morale de Descartes, à savoir cette « générosité » qui, au lieu de voir chez tous les autres des concurrents à éliminer ou à absorber, discerne en eux les partenaires souhaitables d’une économie de solidarité. »[25] Et, comme nous l’avons vu et le reverrons, Benoît XVI, inspiré sans doute par le modèle des Focolari, propose d’insérer en économie une dimension de don et de gratuité sans quoi on ne pourra jamais faire face aux déséquilibres du monde.
Cela étant dit, il nous faut examiner de plus près quelques propositions de transformation car il ne suffit pas de souhaiter rompre avec le « capitalisme sauvage », pour être en accord avec la vision chrétienne. Encore faut-il que les mesures concrètes proposées soient susceptibles d’atteindre, autant que faire se peut, les finalités données par la doctrine à l’acte économique. Encore faut-il, par exemple, que l’intervention de l’État soit bien « judicieuse »[26], que la priorité soit bien donnée à la personne humaine et non d’abord à l’environnement comme c’est le cas trop souvent aujourd’hui.
ii. Economie solidaire ou économie sociale ?
Si l’on s’en tient au sens des mots, il semble aller de soi qu’une économie solidaire soit, par nature, sociale et vice versa.
Toutefois, l’expression « économie sociale » a pris dans nos sociétés un sens tr_s précis qu’il convient de définir.
On appelle, au sens strict, « économie sociale », le secteur économique qui a comme vocation de répondre aux besoins qui ne sont satisfaits ni par l’État, ni par les « organisations privées à but lucratif ». d’autres dénominations sont parfois employées[1] mais elles recouvrent souvent des réalités un peu différentes tant et si bien qu’en 1990, le Conseil Wallon de l’Economie Sociale, pour éviter les confusions a défini très officiellement l’économie sociale en décrétant que « L’économie sociale se compose d’activités économiques exercées par des sociétés, principalement coopératives, des mutualités et des associations dont l’éthique se traduit par les principes suivants :
- finalité de service aux membres ou à la collectivité plutôt que le profit,
- autonomie de gestion,
- processus de décision démocratique,
- primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus ».[2]
Entre entreprises publiques, entreprises « capitalistes » et ce troisième secteur, les frontières ne sont ni nettes ni étanches. On peut ranger dans ce troisième secteur les coopératives de production ou de consommation, les caisses de solidarité du XIXe siècle, les ateliers protégés ou entreprises de travail adapté (ETA), les entreprises de formation par le travail (EFT, en Wallonie), les associations de formation par le travail (AFT, à Bruxelles) ou, plus largement, les associations « à pertinence économique »[3], les maisons médicales, les entreprises de commerce équitable (Magasins du monde-Oxfam), les organismes d’insertion socio-professionnels (OISP),, les entreprises reprises par les travailleurs en autogestion[4] ou sous contrôle ouvrier[5], les organismes de financements alternatifs[6], les mutualités, du moins dans la prestation des services liés à l’assurance complémentaire, les entreprises de réemploi et de recyclage des déchets, etc..[7]
Toutes ces initiatives sont précieuses sur le plan social car elles s’adressent souvent - pas toujours - à « des personnes en grande difficulté d’insertion socio-professionnelle »[8]. De plus, elles peuvent intéresser le secteur économique classique en promouvant ce qu’on appelle : le « développement autocentré »[9]. Ainsi, les célèbres fromagerie et brasserie trappistes de Chimay ont développé un outil de développement local : la fondation Chimay-Wartoise[10].
Ce dernier exemple est particulièrement intéressant parce qu’il nous introduit précisément dans le monde de l’économie solidaire.
La question est, en effet, de savoir si le secteur économique classique peut se transformer au point de n’avoir plus le profit comme seule finalité mais de l’inscrire dans le souci plus large du bien commun.
Nous savons que l’entreprise est un lieu de vie et a un rôle social mais, sur un plan plus large, si l’activité économique n’a de sens, comme nous l’avons établi, que dans la lutte contre les pauvretés, quel rôle peut-elle jouer dans la construction d’une société, d’un monde que l’on souhaite solidaire ?
iii. Peut-on rendre l’économie solidaire ?
Rappelons-nous tout d’abord ce que nous avons précédemment dit de la solidarité en confrontant les opinions de Ricardo Petrella et de Joseph Tischner. Comme la parabole du bon Samaritain le révèle, la solidarité n’est pas un phénomène spontané qui découle d’une parenté, d’une proximité. L’histoire de Joseph, vendu par ses frères, l’illustre également[1] : « on aurait pu s’attendre justement à ce que le lien du sang soit le plus fort et le plus profond, qu’il soit source de solidarité, mais il n’en est rien : le lien fraternel lui-même suppose au préalable une ouverture à Autrui voire une compassion, et ne fonde ni l’une ni l’autre. »[2]
Que suppose donc la solidarité ? Le dictionnaire la définit ainsi: « relation entre personnes ayant conscience d’une communauté d’intérêts, qui entraîne, pour un élément du groupe, l’obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance. » Le Robert donne en exemple cette réflexion de Lecomte du Nouy : « Il n’existe pas d’autre voie vers la solidarité humaine que la recherche et le respect de la dignité individuelle ».[3]
Conscience, obligation, recherche : nous sommes bien dans le domaine moral. Il n’y a pas de solidarité sans « la prise en compte de la personne dans sa totalité »[4] et, à la limite, de toute personne sans exclusion car une solidarité peut très bien ne se vivre qu’au sein d’une communauté plus ou moins retreinte, plus ou moins fermée aux « autres ». Les frères de Joseph sont solidaires dans leur complot. Dans la perspective chrétienne, tout homme, à quelque groupe qu’il appartienne par ailleurs, est un frère digne d’attention.
Ce rappel confirme que la pratique du don, la générosité, la « charité » que l’on fait, sont en-deçà de la solidarité. Certes, la solidarité, comme la générosité, suppose le désintéressement et la gratuité et « ne dépend en rien de l’économie, ni du social. C’est l’exigence absolue de la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre »[5]. Mais, « pour qu’il y ait solidarité, écrit un philosophe, il ne suffit pas du don ; il faut encore une participation active, et un véritable échange. Il faut comprendre que l’échange est en fait plus qu’un don pur et simple sans attente de retour. »[6] Plus précisément encore, « la générosité instaure toujours un « Tu » (celui à qui on donne) et un « Moi » (celui qui donne), alors que la solidarité suppose un « Nous », pour lequel l’échange et le partage s’insère dans des liens interpersonnels. » « Le développement d’une authentique solidarité passe par l’établissement de liens qui transcendent la générosité et lui permettent de dépasser la compassion occasionnelle ».[7] Nous touchons là à l’essence de la solidarité qu’on a pu rapprocher de l’amitié des Grecs. C’est dans ce sens plein que nous prendrons le mot et non dans ses acceptions plus courantes où il serait plus approprié de parler de camaraderie, de sympathie, de soutien, d’aide, manifestations généreuses et limitées dans le temps et dans l’espace.[8]
On comprend bien, à travers cette description, que l’économie qui se construit sur la satisfaction des besoins et le profit n’est pas en elle-même solidaire. Ce sont les hommes qui peuvent lui donner cette dimension. Et ils doivent y travailler d’autant plus que les ressources sont plus rares, que leur exploitation inappropriée peut avoir des effets dramatiques à plus ou moins long terme, que la mondialisation provoque des drames d’un côté et, d’un autre côté, ne touche qu’indirectement la majeure partie de la population du globe, que trois milliards de personnes vivent dans la misère et que l’État-providence est menacé de faillite.[9]
a. Par quelles mesures ?
Nous en avons déjà rencontré quelques-unes et elles ne sont pas négligeables. d’autres peuvent être envisagées. Les idées ne manquent pas. Si quelque chose fait défaut c’est la volonté des acteurs.
De nombreux côtés, des voix s’élèvent pour réclamer et parfois obtenir l’instauration de règles locales, internationales, de contrôles, par l’entremise d’organismes compétents qui puissent réguler les marchés et veiller à leur bon fonctionnement.
On parle de plus en plus d’Investissements socialement responsables[1] (ISR ou SRI en anglais), qui respectent l’environnement, la dignité humaine, qui excluent des secteurs non-éthiques et aident au développement entendu comme développement durable.
On souhaite l’ouverture des pays riches aux exportations des pays pauvres, la suppression des aides intérieures, notamment dans le domaine de l’agriculture pour une concurrence plus loyale avec le Sud, l’ouverture du marché financiers à tous les acteurs économiques notamment par ce crédit solidaire qu’est le microcrédit.
b. Peut-on aller plus loin ?
En 2001, le P. Calvez publiait un livre où il répondait positivement à la question : est-il possible de Changer le capitalisme ?[1]. Appuyé sur l’enseignement de l’Église qu’il rappelle brièvement au passage, le P. Calvez nous offre une voie de transformation qui mérite toute notre attention même si ses propositions bousculent nos habitudes et nos croyances en matière économique. Beaucoup de catholiques, surtout s’ils ont du bien, protesteront et accuseront l’auteur de céder à l’utopie ou à quelque sirène socialiste.
Mais, qu’on y prenne garde ! Non seulement toute la vie du P. Calvez a été consacrée à l’étude de la doctrine sociale de l’Église dont il est un des plus fidèles et zélés interprètes mais, comme nous allons le voir, ses propositions s’inspirent directement de la pensée de Jean XXIII et tout particulièrement de Mater et Magistra.
Comme Jean-Paul II, le P. Calvez met en question ce qu’il appelle le « capitalisme inégal » mais reconnaît le bien-fondé de la liberté des échanges et de l’intervention de l’État : « la liberté des échanges économiques suppose, afin de n’être pas sauvage, un bon encadrement, une régulation, des procédures de lutte contre la violation des règles et de redressement des torts. » Il reconnaît aussi, avec toute la tradition de l’Église, que « certains biens ne doivent pas être achetés et vendus en toute liberté : ils sont trop essentiels à l’homme ou ils font partie de la personne même (…) ».[2] L’économie de marché doit être défendue car elle favorise la liberté, la liberté de l’échange, du choix, de l’initiative. Pour que ce droit soit effectif, il faut logiquement lutter contre les monopoles et travailler à l’égalité des chances car ce droit doit être établi pour tous.
Part ailleurs, la vie économique repose sur deux forces inséparables : le capital et le travail.
Deux forces inégales, comme Marx l’a montré de manière frappante. Le P. Calvez, en effet, emprunte au Capital ses descriptions les plus suggestives de la dictature exercée par la capital sur le travail, des propriétaires sur les travailleurs et ne craint pas de conclure ce rappel en affirmant que « si on rejette de plus en plus ce « marxisme », non sans raison : on tire au contraire toujours grand profit de l’analyse que Marx donnait d’une situation dont bien des traits fondamentaux persistent, ou s’aggravent, aujourd’hui, même dans un mode très renouvelé par rapport à celui des années 1840 ».[3] La précarité et la dépendance des travailleurs dénoncées par Marx, persistent aujourd’hui dans un système capitaliste qui s’est complexifié. A la place du propriétaire-patron du XIXe siècle, le travailleur trouve aujourd’hui des managers dépendant de propriétaires parfois fort lointains et parfois fort transitoires, les actions changeant vite de mains. Banquiers, opérateurs, spéculateurs, joueurs en bourse ont aussi leur rôle tant et si bien que les travailleurs « sont plus dépendants que jamais d’une énorme « puissance » dont ils sentent le poids et qui leur fait percevoir que leur existence est de plus en plus dominée ».[4]
Si le problème majeur du capitalisme est cette dépendance et la passivité qu’elle entraîne, le marxisme ne peut plus se présenter comme un remède puisqu’il a prouvé dans ses réalisations historiques qu’il maintenait cette dépendance et cette passivité.
d’autre part, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs, dans les pays développés du moins, non seulement est en partie liée à la situation misérable d’autres régions du monde mais, qui plus est, s’assortit d’exclusions, de nouvelles formes d’exploitation, de nouvelles aliénations dans le travail (flexibilité, horaires changeants, etc.). De plus, le capitalisme inégal est destructeur de certains modes de vie, des ressources et de l’environnement, de la santé et il promeut de nouvelles valeurs dominantes : la réussite économique, le bien-être du corps.
L’aisance matérielle n’a pas aboli la dépendance, la passivité économique qui « tend à façonner la consommation et les loisirs »[5] . Comme « le plus grand nombre mène une existence façonnée par autrui dans le quotidien comme dans la durée »[6] et a perdu le sens de l’initiative, l’uniformité et le conformisme s’installent dans la consommation et la culture, alimentées par les medias et la publicité.[7]
Dans le couple capital-travail, c’est le travail qui est perdant. Le capital acquis par violence (à l’origine), par l’invention, l’héritage, par l’accumulation, est peu personnel (ce sont des choses, dit Jean-Paul II), il a souvent le temps et comme il permet d’augmenter une production, il possède une grande puissance, il est « en position d’exiger beaucoup ». Le travail, quant à lui, est offert en abondance, il est très personnel, ne peut attendre, précaire donc, « en position de relative faiblesse ».[8]
Pour sortir de cette situation qui n’est pas une fatalité, qui n’est ni un phénomène naturel, ni un produit de l’histoire, il faut que le capital soit accessible au plus grand nombre et non cantonné dans quelques mains : « Ce qui importe, c’est la production et donc l’initiative dans l’emploi des moyens personnels, de l’intelligence, de l’imagination, de la capacité de travail, de l’argent qu’on a aussi. C’est là le plus décisif, industriellement, mais aussi humainement. Or, à cet égard, quelle est au juste la situation ?
C’est en réalité qu’un fort petit nombre d’hommes interviennent seuls dans la répartition du capital et meuvent par là bien des choses importantes dans le monde. Certains hommes -quelques-uns - font un usage très productif de leur intelligence, en étant toujours à l’affût et découvrant, changeant la vie. L’immense majorité, du fait justement qu’elle n’intervient pas dans la répartition du capital, sinon en « suivant » pour ses petits placements un cours de bourse déterminé par d’autres, subit toutes choses, en a l’habitude et ne peut même pas penser qu’il pourrait en être autrement. »[9] Or, il peut en être autrement, c’est une tâche politique et morale.
Une tâche nécessaire aux yeux de l’Église. Si, comme elle le proclame, la propriété légitime « est facteur de personnalisation, de responsabilité sociale, de liberté politique »[10], chacun a droit la propriété, à l’initiative, à la possibilité de créer. Il ne suffit pas de le proclamer encore faut-il que ce droit s’exprime dans la pratique pour tous et non pour quelques-uns. Or, trop d’homme « en grande dépendance, ne peuvent choisir, décider, apporter quelque chose d’eux-mêmes que dans un très petit espace en leur pouvoir (…) ». Il faut « donner de vraies chances à tous ceux qui n’en auront pas ».[11] Permettre à tous d’exercer concrètement leur droit à la propriété, droit entendu comme « droit à une action humaine caractéristique, à une emprise sans laquelle il manque quelque chose à l’homme ».[12]
On parle beaucoup aujourd’hui de démocratie participative. Pourquoi la démocratie ne serait-elle souhaitable qu’en politique et non dans la vie des entreprises, dans l’économie ? La démocratie « doit se traduire dans un empowerment[13], dans une mise en condition d’initiative pour chacun ».[14]
La seule manière de faire face à ce capitalisme inégal, à ce pouvoir exercé par un petit nombre sur le plus grand nombre, est de démocratiser la propriété, c’est-à-dire de la diffuser, en l’occurrence de diffuser le pouvoir du capital : « Le seul titre du travail n’arrive jamais à donner une même puissance que celui de la propriété, ou n’y parvient que fort rarement, pour la raison que le capital est naturellement plus puissant, plus indépendant, moins personnel que le travail ; celui-ci est au contraire personnel mais aussi précaire et fragile. C’est lui qui a le plus de valeur humaine, auquel il faudrait attribuer une « primauté », une « priorité », mais il ne l’a pas automatiquement, en réalité. Il faut donc une politique de la propriété »[15] et le P. Calvez ne craint pas d’ajouter qu’il faut faire subir à la propriété « plus de modifications que n’en prévoient les programmes même socialistes d’aujourd’hui ».[16]
Il est souhaitable en la matière de « convaincre plus qu’imposer, même s’il faut parfois aussi imposer »[17] ce que bien des chrétiens ont des difficultés à admettre. Au mieux, tel spécialiste en appellera au « cœur » des responsables, sans mettre véritablement en cause la domination par le petit nombre mais « l’exhortation éthique (…) ne semble pas à la mesure des problèmes (…) ».[18] Pour équilibrer capital et travail, « l’idéal est (…) très probablement dans la combinaison d’une politique de diffusion efficace de la propriété et d’une politique favorisant une intervention non moins efficace du travail, au même niveau que l’intervention de la propriété »[19] comme c’est le cas dans le système allemand de cogestion que nous avons déjà étudié.
Mais il faut aller plus loin et penser la répartition et l’exercice de la propriété.
Prendre d’abord « des mesures d’égalisation et de correction des chances en matière de propriété »[20] comme on le fait, comme on devrait le faire en matière d’éducation. Non nécessairement à la naissance « mais, par exemple, au moment où, démuni de capital, on est néanmoins capable de quelque plan d’entreprise, d’une initiative créatrice ou productrice »[21]. Il serait opportun alors de faciliter « l’accès au capital pour qui n’a pas eu la chance d’en trouver dans son berceau »[22].
Comment faire pour éviter de retomber sous la dépendance des financiers ?
Par une réforme de l’héritage qui apparaît comme « une des meilleures occasions de corriger les inégalités », et même de « compenser l’effet des inégalités physiques, psychiques ou autres. »[23]
Il ne s’agit pas, à la manière de Marx, d’abolir l’héritage: « l’héritage est un trait fondamental de la famille » et « la famille est un facteur essentiel de la santé de la société globale ». Mais ce souci de la consistance familiale n’implique pas que « l’héritage ne puisse pas être limité à une part seulement des biens possédés et qu’une redistribution ne puisse pas être effectuée à l’occasion des successions ». Une bonne part de ce qui retenu - actions, terres, etc. - servirait « très directement et de manière visible à la diffusion de la propriété du capital », ce qui ne se fait pas actuellement.[24] Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas seulement les enfants d’une famille mais aussi les membres d’une société. Sinon le mot solidarité n’a pas de sens.[25]
d’autres mesures peuvent être envisagées : aider les plus démunis à accéder à une « capitalisation en complément d’une couverture de base des risques de la vie et de la vieillesse assurée par voie obligatoire et solidaire »[26] ; « élargir l’accès à la propriété en favorisant des revenus du travail assez élevés pour chacun » et en vue de l’épargne ; pour cela, établir « des politiques différentielles d’imposition du revenu (…) et même l’impôt négatif »[27].
Quant à l’exercice de la propriété, il faut que les détenteurs du capital soient bien conscients de leur responsabilité et qu’ils soient gagnés par « le souci d’un fonctionnement social autant qu’économiquement productif des entreprises dans lesquelles ils ont directement ou indirectement pris des parts ».[28] Ainsi en est-il des fonds de placement « éthiques ». Ainsi pourrait-il en être avec la création d’associations de petits propriétaires pour « l’exercice efficace du droit de propriété » et, en l’occurrence, pour »la gestion de parts du capital »[29], avec « un fort engagement moral, social et politique » des membres.[30] Sont intéressantes aussi toutes « les formes d’intéressement intérieur aux entreprises ».[31]
Responsabiliser est le maître-mot tant il est vrai qu’ »un régime de relations sociales de liberté, mais sans partage des responsabilités, se contredit et aboutit à la domination, fût-elle discrète, de quelques-uns et présage la crispation du grand nombre ».[32] Rêver d’améliorer la société sans que tous aient les moyens d’y travailler, est un leurre.
Combattre les dépendances, c’est offrir plus de responsabilité, plus de créativité, plus d’égalité[33] en faisant appel d’abord aux consciences, en les sensibilisant au service et à l’intérêt de tous les hommes, en espérant « une coopération libre et volontaire » mais sans oublier qu’ »un certain degré de contrainte » est nécessaire.
On peut finalement résumer la thèse du P. Calvez en disant que « la question est, au fond, de savoir si l’on peut vivre en démocratie ou s’il faut, ne fût-ce que pour que nous assurions notre subsistance, une oligarchie/ploutocratie contraignante ».[34]
Le lecteur sceptique ou inquiet doit, quant à lui, se rendre compte que, pour l’essentiel, les principes qui inspirent le livre du P. Calvez ne sont, en réalité, que les principes clairement établis par Jean XXIII dans Mater et Magistra.
Après avoir, en 1959, écrit avec J. Perrin, Église et société économique, L’enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII [35], le P. Calvez publiait, seul, en 1963, un autre ouvrage du même titre mais sous-titré : L’enseignement social de Jean XXIII[36]. Dès ce moment, le P. Calvez soulignera la nouveauté de l’encyclique sur le plan de la propriété qu’il convient désormais de diffuser. A l’époque, un économiste classé « catholique de droite », traditionnaliste[37],saluait l’ouvrage précisément pour son chapitre II « Propriété et travail » : « on y trouve, écrit-il, en effet, sur la propriété, les vérités substantielles qui, depuis des années et des années, sont mises sous le boisseau par tout ce qui porte un nom et une plume dans les milieux catholiques maîtres et seigneurs des moyens d’information ».[38] On trouve dans cet ouvrage de 1963 la thèse que soutiendra encore en 2001 le P. Calvez : « Dès que se manifeste clairement la nécessité de la propriété privée pour garantir la liberté d’initiative et les libertés politiques, la conclusion principale n’est plus que chaque bien doit être géré en particulier afin d’être bien géré ; mais chaque homme doit avoir accès à des biens sur lesquels il ait prise. La diffusion de la propriété privée revêt donc une importance plus grande que par le passé. » qu’on ne s’y trompe pas, parmi les biens à diffuser, se trouvent les moyens de production. Il ne s’agit pas seulement de faire en sorte que chaque homme ait son « petit bien », maison, lopin de terre, quelques économies[39] : « …l’inclusion des moyens de production parmi les biens à mettre en propriété privée s’impose (…) avec force aujourd’hui. » Et le P. Calvez précise que si la propriété privée compte aux yeux de l’Église, « c’est que cette institution n’a pas pour seuls buts la bonne gestion ou la sécurité, c’est qu’elle tend à l’établissement d’une liberté garantie - économique et politique -. Cet objectif ne serait sûrement pas atteint par une distribution brutalement inégale des propriétés telle qu’elle était naguère ; mais une politique entièrement neuve de la propriété privée, vraiment répandue - non pas seulement octroyée avec des précautions pour la rendre inoffensive -, permettrait d’approcher la réalisation de ce but capital. Si notre existence se socialise à grands pas, la seule socialisation qui vaille est celle qui comportera un degré égal de personnalisation pour tous : à côté d’autres institutions de la responsabilité, la propriété privée, autant qu’elle peut renaître, y contribuera de façon décisive. » Pour l’auteur, « ceci n’est pas un simple rêve : c’est, encore une fois, le seul sens humain de l’évolution sociale en cours ».[40]
Plusieurs de ces mesures échappent au pouvoir d’un individu, réclament concertation et volonté politique parfois à un niveau très élevé.
En attendant, dans l’immédiat, que peut faire un riche, un producteur, un propriétaire ? Beaucoup, à l’instar des moines de l’abbaye de Chimay.
Plus intéressante était la pensée de l’anarchiste Proudhon . Alors que Marx croyait que l’abolition de la propriété privée conduirait à l’abolition de l’État, Proudhon, lui défendit, à la fin de sa vie, l’idée que c’est la généralisation de la propriété privée qui pourrait contenir et équilibrer la puissance de l’État et conduire finalement à son abolition : « Pour en revenir au suffrage universel, au système des électeurs sans avoir, de deux choses l’une : ou ils voteront avec les propriétaires , et alors ils sont inutiles ; ou bien ils se sépareront des propriétaires, et dans ce cas le Pouvoir reste maître de la situation, soit qu’il s’appuie sur la multitude électorale, soit qu’il se range du côté de la propriété, soit que, plutôt, se plaçant entre deux, il s’érige en médiateur et impose son arbitrage. Conférer au peuple les droits politiques n’était pas en soi une pensée mauvaise ; il eût fallu seulement commencer par lui donner la propriété. (…) La propriété, si on la saisit à l’origine, est un principe vicieux en soi et anti-social, mais destiné à devenir, par sa généralisation même et par le concours d’autres institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social. » (Théorie de la propriété, Librairie internationale, 1871, pp. 154 et 208).
Mis à part le fait que Proudhon envisage in fine la disparition de l’État à laquelle le P. Calvez ne souscrit pas, celui-ci va plus loin que Proudhon en faisant de la diffusion de la propriété non seulement une force de résistance à la gourmandise de l’État mais aussi le moyen de combattre la dictature du capital telle que nous la vivons aujourd’hui. Et l’on peut appliquer a fortiori au P. Calvez ce jugement de L. Salleron sur Proudhon : « il veut la propriété pour la société parce qu’elle seule peut assurer la justice dans la liberté (…) » (SALLERON L., Diffuser la propriété, Nouvelles Editions Latines, 1964, p. 219).
Comme le déclare Notre Prédécesseur Pie XII : « La dignité de la personne humaine exige normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre, à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous » (Message de Noël 1942). d’autre part, il faut placer parmi les exigences qui résultent de la noblesse du travail, « …la conservation et le perfectionnement d’un ordre social qui rende possible et assurée, si modeste qu’elle soit, une propriété privée à toutes les classes du peuple » (id.).
Il faut d’autant plus urger cette diffusion de la propriété, en notre époque où, Nous l’avons remarqué, les structures économiques de pays de plus en plus nombreux se développent rapidement. C’est pourquoi, si on recourt avec prudence aux techniques qui ont fait preuve d’efficacité, il ne sera pas difficile de susciter des initiatives, de mettre en branle une politique économique et sociale qui encourage et facilite une plus ample accession à la propriété privée des biens durables : une maison, une terre, un outillage artisanal, l’équipement d’une ferme familiale, quelques actions d’entreprises moyennes ou grandes. Certains pays, économiquement développés et socialement avancés, en ont fait l’heureuse expérience. »
iv. L’exemple des Focolari
[1]
a. L’inspiration
Le mouvement des Focolari est lié intimement à l’œuvre de Chiara Lubich. Née en 1920, à Trente, elle connut une grande pauvreté dans son enfance: son père, socialiste, ayant été licencié à cause de ses idées sous le régime fasciste. C’est pendant la seconde guerre mondiale que son projet va naître à la vue des misères et des souffrances engendrées par le conflit.
Face aux pauvretés rencontrées, sa formation chrétienne va lui inspirer une action finalement très originale, révolutionnaire, pourrait-on dire.
Dans les Écritures, quels sont les textes qui vont marquer profondément Chiara Lubich ?
Elle sera frappée, dans l’Ancien testament par les protestations et les dénonciations des Prophètes face aux inégalités et aux injustices économiques et sociales qui déplaisent tellement à Dieu qu’il rejette tous les sacrifices des coupables. Que demande, en fait, Yahvé à chaque homme, à chacun de nous ? « Rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté et de marcher humblement avec ton Dieu ».[1] Vivre en communion avec Dieu implique que l’on vive en communion avec les autres.
Le Nouveau Testament va révéler à Chiara Lubich les moyens à mettre en œuvre pour combattre les pauvretés.
Et tout d’abord, fondamentalement, l’appel du Christ à la conversion du cœur. Cette conversion a « pour effet non pas tant d’augmenter les pratiques religieuses de l’intéressé que de l’ouvrir à des rapports interpersonnels »[2]. Ainsi, la conversion du riche le débarrasse de sa cupidité, source d’injustice, le libère de Mammon, le rend capable de communion, c’est-à-dire de considérer l’autre comme un égal, comme un frère.
Seul l’Évangile, en faisant des hommes nouveaux peut créer une société nouvelle : « Le Christ a voulu libérer les hommes du mal, de toute forme de mal, a enseigné une libération précise de ses deux formes les plus insidieuses : l’avarice et la tyrannie (…)
L’homme est trop souvent assailli par la hantise du gain, le désir d’avoir davantage - la pléonexie[3] des Grecs -, l’avarice. Pour l’apôtre Paul, c’est une forme d’idolâtrie, c’est-à-dire de fausse religion, dans laquelle à Dieu Père on substitue une divinité antique. A cause d’elle, l’homme, au lieu de se servir de la richesse, s’asservit à la richesse. »[4]
Le Christ nous demande aussi de le suivre, c’est-à-dire de quitter nos repères humains et de nous abandonner nous abandonner à la Providence, en l’occurrence de quitter nos champs, sûrs de recevoir le centuple[5], de regarder les oiseaux du ciel, de ne pas engranger[6].
Chiara Lubich commente : « Chacun doit donc être détaché, au moins spirituellement, de ses « champs », c’est-à-dire de son travail. Nos « champs », notre travail, nous devons les aimer certes, mais pour Dieu, non pas avant lui. Chacun doit être prêt à ôter de son cœur son travail s’il prend la première place.
Quel en sera le résultat ? « Quiconque aura quitté (…), recevra le centuple et en héritage la vie éternelle ».
« Le centuple », cela veut dire un nombre indéterminé : le centuple en biens, en croissance économique. Ainsi, pour un détachement bien petit qui nous est demandé, voilà que jaillit de nouveau l’abondance de la Providence du Père. »[7]
Il est encore un autre appel du Christ que Chiara Lubich va prendre au sérieux : l’appel à l’unité. Dans sa prière, lors de la dernière cène, Jésus s’adresse à son Père : « Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi, afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. »[8] Elle souscrira au commentaire de Gaudium et Spes : « Quand le Seigneur Jésus prie le Père pour que « tous soient un…, comme nous sommes un », il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et il nous suggère qu’il y a une certaine ressemblance entre l’union des personnes divines et celles des fils de Dieu dans la vérité et dans l’amour ».[9]
Chiara Lubich dira : « Jésus, notre modèle, nous a appris deux choses qui n’en sont qu’une : être enfants d’un même Père et être frères les uns des autres »[10] ; « C’est Dieu qui de deux fait un, en devenant troisième parmi eux, relation entre eux : Jésus au milieu de nous. Ainsi l’amour circule et, à cause de la loi de communion qui lui est inhérente, il entraîne spontanément, comme un fleuve impérieux, tout ce que chacun possède, les biens de l’esprit et les biens matériels. C’est le témoignage concret et évident de l’amour qui est vrai et qui unit, celui de la Trinité. »[11]
On peut ajouter que les Écritures d’abord et puis le modèle bénédictin[12] lui enseignèrent la valeur du travail.
Quand Paul déclare : « Que celui qui volait ne vole plus ; qu’il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux »[13], elle découvre dans cette parole l’importance de l’honnêteté, de l’engagement dans l’économie, dans la productivité dans un but social.
Le travail, dira-t-elle, n’est pas l’appendice d’ »une vie de contemplation de prière et d’apostolat » mais « leur vie même » ; leur vocation est d’ »offrir à Dieu leur travail »[14] . Le travail est constitutif de l’homme. Par lui se réalise le dessein de Dieu sur nous. Il faut l’accomplir le plus parfaitement possible avec un certain détachement car le travail ne doit pas prendre la place de Dieu. On travaille avec Dieu, pour Dieu, avec les autres, pour les autres.
Dans la règle bénédictine « Ora et labora »[15], prière et travail sont une seule et même chose : « la vocation du focolarino n’est pas tant de consacrer à Dieu des heures d’adoration, mais plutôt son travail »[16]. Elle remarque aussi que les Bénédictins produisaient plus que nécessaire pour leur propre subsistance pour avoir de quoi aider les nécessiteux et, dans le même esprit, ils investissaient pour agrandir leurs terres et donner du travail aux indigents qui ne pouvaient s’organiser eux-mêmes. La pratique de la communion des biens était alliée à une très haute idée du travail.
De même, Chiara Lubich découvre, dans les Actes des Apôtres[17], une première illustration, à Jérusalem, d’une vraie communauté chrétienne dans laquelle il n’y a pas de pauvre. Elle se rend compte que la charité, l’amour réciproque fait que la propriété, la richesse ne sépare pas, mais est un moyen de réaliser l’égalité sociale, de supprimer la pauvreté et toute lutte de classe.
« Adoptons, dira-t-elle, un comportement nouveau, celui du chrétien. Tout l’Évangile en est imprégné. C’est le comportement de « l’anti-fermeture », de « l’anti-préoccupation ». Renonçons à mettre notre sécurité dans les biens de la terre et prenons appui sur Dieu. C’est là qu’on verra notre foi en lui et elle sera vite confirmée par les dons qui nous parviendrons en retour.
Naturellement, Dieu n’agit pas ainsi pour nous enrichir. Il le fait pour que d’autres, beaucoup d’autres, en voyant les petits miracles qui se produisent lorsque nous donnons, fassent de même.
Il le fait pour que, plus nous ayons, plus nous puissions donner. Il le fait pour que nous fassions circuler, en véritables administrateurs des biens de Dieu, toute chose dans la communauté qui nous entoure, jusqu’à pouvoir dire de nous, comme pour la première communauté chrétienne de Jérusalem, qu’il n’y avait plus de pauvre parmi eux. Cette attitude ne concourt-elle pas à donner une âme à la révolution sociale que le monde attend ? »[18]
Nourrie de ces certitudes, Chiara Lubich, on peut le dire sans se tromper, va en fait mettre en œuvre, sur le plan économique et social, les chapitres correspondants de la doctrine sociale de l’Église telle que nous l’avons décrite.[19]
b. Les réalisations
Dans un premier temps, pour répondre aux besoins, Chiara Lubich prône, dès 1943, une « communion des biens ». Il s’agit d’aider les pauvres, les marginaux, les sous-développés, les victimes des catastrophes.
Mais on note tout de même une différence avec nombre d’ »œuvres de charité » classiques : « La communion des biens a été, explique un disciple, dans une certaine mesure, depuis le début, une utilisation active des biens. Il ne s’agissait pas de s’en défaire, ni seulement de les donner, mais bien de partager continuellement, de façon systématique et organisée. »[1]
On donne et on se donne dans une communion des biens et des personnes : « Celui qui a peu trouve, lui aussi, de nouveaux chemins pour devenir « donneur ». Celui qui n’a rien, au lieu d’attendre, résigné et passif, de recevoir, met en œuvre sa capacité d’invention (…) de façon à être, à sa mesure, participant actif ».[2]
Les focolari se ne se consacrent pas simplement à l’assistance mais s’engagent donc dans une révolution évangélique, « la plus puissante des révolutions sociales »[3]. Au Brésil, devant les habitants de la cité Araceli fondée par les membres du mouvement, Chiara Lubich déclare : « …la communion des biens est conforme à la vie chrétienne (…). Si le monde entier la réalisait, les inégalités sociales n’existeraient plus, il n’y aurait plus de pauvres, d’affamés, de malheureux. »[4]
Il est possible de vivre cet esprit dans l’une des 32 cités-pilotes créées dans le monde, des « mariapolis »[5] qui « offrent une possibilité de vie sociale, familiale et économique à leurs habitants » et « apportent leur contribution au renouvellement de la société en témoignant de l’amour réciproque. »[6]
Dans ces « cités du ciel », on trouve, selon les lieux et les nécessités, des écoles, des hôpitaux, des logements, des ateliers, des exploitation agricole, des centres de rencontre et de formation pour des hommes nouveaux, détachés et compétents. En plusieurs pays, des gens de religions différentes cohabitent : catholiques et protestants en Allemagne, catholiques et membres de confessions asiatiques aux Philippines. Le Mouvement des Focoalri est engagé concrètement dans le dialogue au sein de l’Église catholique mais aussi entre chrétiens, entre croyants de différentes religions et avec les personnes non croyantes. Tout homme est un frère[7]
L’objectif est partout le même : chercher le Royaume de Dieu et sa justice, c’est-à-dire faire régner Dieu en nous et dans le monde[8]. Pour cela, certains donnent tout (biens, profession, disponibilité), dans une communion des biens totale. d’autres donnent dans une mesure librement consentie, vu leurs responsabilités sociales et familiales dans une communion des biens partielle.
Plus tard, lors d’une visite au Brésil, en 1991, après avoir vu la « couronne d’épines » de la pauvreté autour de la forêt de gratte-ciel de Sao Paulo[9], Chiara Lubich lancera une « économie de communion » (EdeC) dont nous allons étudier les principes.
Après avoir porté son attention à la distribution, le mouvement va s’intéresser à la production.
C’est précisément à Araceli que l’idée sera lancée « Ici devraient naître, sous la poussée de la communion des biens, des industries, des entreprises confiées surtout à la partie typiquement laïque du Mouvement : focolarini mariés, volontaires, que nous avons définis « les premiers chrétiens du XXe siècle ».
Ces entreprises de toutes sortes devraient être portées par des personnes de tout le Brésil. Elles devraient naître comme des associations où chacun ait la possibilité de participer : participations modestes donc, mais ouvertes au plus grand nombre de personnes possibles. La gestion devrait en être confiée à des éléments compétents, capables de les faire fonctionner avec efficacité et d’en retirer des bénéfices.
Et c’est là que réside la nouveauté : ces bénéfices devraient être mis en commun
Il naîtra ainsi une économie de communion dont cette cité constituera un modèle, une cité pilote. Nous aussi, nous nous servons d’un capital, mais le bénéfice, nous désirons le mettre en commun librement. Dans quel but ? Celui de la première communauté chrétienne : aider ceux qui sont dans le besoin, leur donner de quoi vivre, pouvoir leur offrir un emploi (…). Naturellement les bénéfices serviront aussi à développer l’entreprise. Enfin ils serviront à développer les structures de cette petite cité pour assurer la formation d’hommes nouveaux, animés par l’amour chrétien, car, sans eux, on ne fera pas une nouvelle société (…). »[10]
Le but est clair : « Il s’agit d’aider ceux qui, dans la communauté, sont dans le besoin, mais de façon à les insérer dans le cycle productif et à les rendre autosuffisants, dans leur dignité pleine d’hommes ».[11]
L’originalité de l’économie de communion « est d’introduire le don dans la finalité même et dans la culture de l’entreprise. A travers le libre choix[12] de ceux qui en détiennent le capital, les entreprises adhérant à ce projet répartissent leurs bénéfices en trois parties[13], afin 1) d’aider directement les plus démunis à sortir de leur misère, 2) de diffuser une culture basée sur les valeurs du don, de l’intégrité, et du respect de chacun, parmi ceux qui sont susceptibles de donner comme parmi ceux qui sont susceptibles de recevoir,3) et aussi de pourvoir aux nécessaires investissements assurant l’avenir de l’entreprise » Cet esprit nouveau entraîne, « un plus grand respect des salariés, des clients, des fournisseurs, de l’environnement et de la légalité ». Les plus pauvres peuvent « s’inscrire à leur tour dans la même dynamique du donner et du recevoir ».[14]
Cette culture du don invite « à considérer ses biens comme patrimoine de Dieu à administrer pour le bien de tous »[15]. Et donc, « la propriété des entreprises ne sert pas à accumuler, mais à donner, à créer du travail, à satisfaire les besoins des plus pauvres ».[16]
Qui ne voit ici la mise en œuvre de principes fondamentaux que nous avons longuement étudiés : participation, solidarité, destination universelle des biens, pauvreté vécue et combattue, partage, accès de tous à la propriété, respect de la personne et de l’environnement humain et naturel, etc..
Qui ne voit ici le dépassement des vieux dilemmes ? « Ni individualisme ni collectivisme, mais communion »[17]. Etre ou avoir ? Les Focolari répondent : donner ! A l’image de Dieu, c’est en aimant, en donnant qu’on se réalise et ceci est vrai pour le croyant comme pour l’incroyant puisque lui aussi a été créée à l’image de Dieu. C’est vrai au niveau des personnes, comme au niveau des peuples.
Qui ne voit qu’il s’agit ici d’une révolution ? Le libéralisme économique dans lequel nous vivons est incapable de créer une harmonie économique. Certes, on parle d’économie sociale de marché, on parle d’éthique économique[18] comme si le modèle économique individualiste pouvait être purifié. Radicalement, les Focolari répondent : il ne peut être purifié, il doit être remplacé.
A ceux qui rappellent que l’homme doit être au centre de l’économie, les Focolari applaudissent mais demandent : quel homme ? Pour eux, la réponse est claire : c’est le frère !
Ce n’est donc certes pas un appel à prêter assistance mais plutôt à repenser l’action économique sans discréditer pour autant les initiatives d’assistance et de solidarité qui d’ailleurs sont soutenues par les Focolari et font beaucoup de bien mais « l’esprit qui les anime est d’agir pour suppléer aux déficiences du système et de la mentalité économique actuelle, de demeurer à la périphérie de ce système, en acceptant une distinction entre domaine social et domaine économique et en agissant, par conséquent, davantage dans le premier que dans le second ». Ici, « l’économie est redécouverte, dans son aspect social radical ».[19]
Ce projet, Chiara Lubich en est persuadée, va s’étendre à l’intérieur du Mouvement mais devrait s’étendre aussi à l’extérieur. : « A la différence de l’économie de la société de consommation, fondée sur une culture de l’avoir, l’économie de communion est l’économie du don. Cela peut sembler difficile, ardu, héroïque. Mais il n’en est pas ainsi parce que l’homme créé à l’image de Dieu, qui est Amour, se réalise précisément en aimant, en donnant. Cette exigence se trouve au plus profond de lui, qu’il soit croyant ou non. C’est justement dans cette constatation, vérifiée par notre expérience, que se trouve l’espérance d’une diffusion universelle de l’économie de communion ».[20].
Outre les « pôles économiques » que sont devenues les cités Araceli et O’Higgins, par exemple, on comptait, en 2001, 654 entreprises, à travers le monde[21], ayant adhéré à l’économie de communion. A ces entreprises s’ajoutaient 91 micro-entreprises.[22]
Reste une question. L’expérience qui vit et se développe dans le cadre de l’économie libérale, peut-elle, doit-elle rester indéfiniment le choix de quelques consciences ? La politique de l’État est-elle indifférente ?
Au sein du mouvement des Focolari, on fait remarquer que « l’histoire montre que, lorsqu’une vérité fait brèche, et qu’elle est accueillie dans la conscience des individus et des peuples, elle tend avec le temps à se transformer et, de norme de justice qu’elle était, elle devient une norme positive. Le fait demeure qu’un lien moral ne peut se transformer automatiquement en un lien juridique. Mais dans toute la matière inhérente à la communauté civile, que ce soit sur le plan national comme sur le plan international, les individus, les groupes et les peuples sont appelés à œuvrer dans le contexte d’un « cadre juridique » qui ordonne l’exécution des droits et des devoirs et surtout protège les faibles devant les forts (…). Dans le cadre spécifique du domaine de la production des biens, il est demandé à l’État de « délimiter » la « liberté » du propriétaire en lui imposant des liens juridiques précis de façon à sauvegarder le bien commun ».[23]
En attendant, force est de constater que l’oeuvre de Chiara Lubich jouit d’un grand crédit international.
Le Bureau international de l’Economie et du Travail du Mouvement « Humanité nouvelle », a été accueilli, en 1977 parmi les membres du Conseil économique et social de l’ONU.[24]
En 1977, Chiara Lubich reçoit le Prix Templeton (Londres) décerné à une personnalité qui s’est distinguée par ses activités caritatives ou son dévouement dans l’entraide et la compréhension inter-religieuse. Parmi les personnalités récompensées on relève les noms de Mère Teresa, de Frère Roger, du cardinal Suenens, d’Alexandre Soljénitsyne.
En 1996, elle reçoit le Prix Unesco de l’éducation pour la paix.
En 1998, le Prix européen des Droits de l’homme au Conseil de l’Europe.
Plusieurs universités ont décerné à la fondatrice le titre de Docteur honoris causa, comme ce fut le cas en 1999 à l’Université de Plaisance (Bologne) pour l’économie.
Pour ce qui est de l’Église, comme il a déjà été dit et comme chacun l’a remarqué à chaque étape de la description, il y a parfaite conformité entre l’expérience des Focolari et ce que la morale sociale chrétienne enseigne.
Quand Jean-Paul II dénonce l’injuste répartition des biens entre les pays industrialisés et les pays en voie de développement mais aussi à l’intérieur de chaque pays, riche développé ou non, que suggère-t-il ?
« Nous savons que le capital productif, au plein sens de ce mot, augmente vite, spécialement dans les pays industrialisés. Cependant, cette augmentation ne se réalise pas toujours au bénéfice d’un grand nombre de personnes, mais le capital reste concentré entre els mains de quelques personnes. Or, la doctrine sociale de l’Église a toujours soutenu la participation d’un grand nombre de personnes au capital productif, parce que la propriété est l’un des principaux moyens pour protéger la liberté et la responsabilité de la personne et, par conséquent, de la société. »[25]
En somme, à travers tout son enseignement contemporain ; l’Église ne cesse de méditer les devoirs que nous avons vis-à-vis des pauvres, de ces pauvres auxquels Jésus s’est identifié[26]. L’aumône, le don qui aura été fait ou refusé au pauvre, aura été fait ou refusé au Christ[27] . Quant à la nature de ce don, elle ne se limite pas aux biens matériels : « Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement, et, également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».[28] Et Léon XIII de citer Grégoire le Grand : « Quelqu’un a-t-il le talent de la parole, qu’il prenne garde de se taire ; une surabondance de biens, qu’il ne laisse pas la miséricorde s’engourdir au fond de son cœur ; l’art de gouverner, qu’il s’applique avec soin à en partager avec son frère et l’exercice et les bienfaits »[29]. C’est en vertu de ce principe du partage de tous les biens que l’Église insiste sur la participation, la solidarité, l’accès de tous aux biens matériels et aux moyens de les produire. Le but est de réaliser le plus possible une égalité entre les hommes, de diminuer, comme disait Léon XIII, « cette distance que l’orgueil se plaît à maintenir » pour que l’amitié et, mieux encore, l’amour unisse les hommes.[30]
Benoît XVI, quant à lui a encouragé les Focolari pour leur développement des « rapports de communion dans les familles, dans les communautés et dans chaque domaine de la société ».[31]
Pour que cet esprit triomphe, une question doit être posée:
François aussi a encouragé les Focolari le 26 septembre 2014, le 29 janvier 2020 et le 8 février 2020. Le 10 mai 2018 il s’était rendu à Loppiano, première cité-pilote du mouvement.
v. L’éthique est-elle l’ultime régulation ?
[1]
A partir des années 80, l’éthique est devenue un thème récurrent dans la littérature économique. En 1982, Tom Peters et Robert Waterman publient aux États-Unis, un livre qui connaîtra un succès planétaire : Le prix de l’excellence[2] qui rappelle la place centrale que la personne doit occuper au sein de l’entreprise. La même année, en France, est publié un autre livre qui aura un grand retentissement : L’entreprise du 3e type.[3]
Malgré un vocabulaire qui sonne familièrement à nos oreilles, participation, délégation éthique, etc., on a, en fait, affaire à une éthique utilitariste dans la mesure où si elle se soucie de l’intérêt général, « elle ne peut satisfaire les exigences du bien commun »[4]. C’est cette éthique que Jean-Paul II condamnait en rappelant qu’il faut distinguer « le bien juste (bonum honestum), le bien utile (bonum utile) et le bien délectable (bonum delectabile). Ces trois sortes de biens qualifient l’agir de l’homme de manière organique. En agissant, l’homme choisit un certain bien, qui devient la fin de son action. Si le sujet choisit un bonum honestum, sa fin se conforme à l’essence même de l’objet de l’action, et il s’agit donc d’une fin honnête. A l’inverse, lorsque l’objet du choix est un bonum utile, la fin est alors l’avantage qui en découle pour le sujet. La question de la moralité de l’acte reste encore ouverte ; c’est seulement quand l’acte dont découle l’avantage est honnête, et honnêtes les moyens utilisés, que la fin poursuivie par le sujet pourra aussi être dite honnête. C’est précisément avec cette question que commence la séparation entre la tradition de l’éthique aristotélicienne et thomiste, et d’autre part l’utilitarisme moderne.
L’utilitarisme a écarté la dimension primordiale et fondamentale du bien, à savoir le bonum honestum. L’anthropologie utilitariste et l’éthique qui en découle partent de la conviction que l’homme tend essentiellement à son intérêt propre ou à l’intérêt du groupe auquel il appartient. En définitive, l’avantage personnel ou corporatif est le but de l’agir humain. Quant au bonum delectabile, il est évidemment pris en considération dans la tradition aristotélicienne et thomiste, dont les grands penseurs, dans leur réflexion éthique, sont pleinement conscients du fait que l’accomplissement d’un bien juste s’accompagne toujours d’une joie intérieure, la joie du bien. Dans la pensée des utilitaristes, les dimensions du bien et de la joie ont au contraire été mises au second plan par la recherche de l’intérêt ou du plaisir. Le bonum delectabile de la pensée thomiste dans sa nouvelle expression s’est, il est vrai, un peu émancipé, devenant un bien et une fin en soi. Dans la perspective utilitariste, l’homme, dans ses actions, cherche avant tout le plaisir, et non l’honestum. »[5]
Nous savons que John Rawls a réagi contre cet utilitarisme dans La théorie de la justice dont nous avons analysé les grands principes précédemment. Partant du principe apparemment excellent qu’est injuste l’inégalité qui ne sert pas aux défavorisés, Rawls en arrive_ considérer que la justice entendue comme équité a priorité sur le bien et qu’elle est le fruit d’une procédure. C’est le consensus qui fonde le droit : pour Rawls, il s’agit de « choisir les moyens les plus efficaces en vue des fins recherchées » et, pour cela, « on doit éviter de même ici tout problème éthique controversé et prendre comme point de départ des propositions faisant l’objet d’un large accord ».[6]
La « business ethics » n’est pas plus satisfaisante. Née aussi aux États-Unis et largement répandue dans les universités puis en Europe, elle « apparaît comme l’alibi d’un système économique déterminé » comme le laisse entendre le slogan « Good ethics is good business ».[7] Une fois encore, cette éthique nous « renvoie davantage au souci de l’efficacité qu’à celui du bien-agir ».[8] De même, l’appel à la responsabilité plutôt qu’à l’obéissance, semble « une ruse subtile de l’idéologie productiviste, en particulier lorsque cet appel est couplé à la demande d’adhésion à des valeurs d’entreprise (…) ».[9]
Certes, l’éthique - et l’expérience de l’économie de communion en témoigne - peut accroître l’efficacité mais l’utiliser en vue de la performance et de l’efficacité relève de l’instrumentalisation.
On parle aussi d’éthique des valeurs qui s’exprime à travers des « chartes éthiques » où sont exaltés « l’honnêteté, l’équité, le professionnalisme, le respect des personnes, l’exemplarité, la loyauté, la responsabilité » mais aussi « la performance, la réduction des coûts, des délais ou l’amélioration de la qualité ».[10]
Il s’agit en fait d’améliorer l’image de l’entreprise et de mobiliser le personnel au service des buts de l’entreprise. De plus, ces chartes risquent de conduire à des contradictions comme l’ont bien vu J.-P. Audoyer et J. Lecaillon[11] : « L’efficacité, la responsabilité, le respect du client ou du salarié peuvent aisément servir de justification a posteriori, mais en aucun cas remplacer le discernement de l’acteur singulier (…). Imaginons qu’un salarié veuille mettre en pratique ces principes. On lui demande d’être responsable, mais de quoi et jusqu’où ? On lui demande d’être efficace, mais pour qui ? Pour lui-même, pour son service, pour son usine, pour son entreprise ? On lui demande de respecter les exigences de la « qualité totale » ; mais est-ce à n’importe quel prix humain et financier ? Entre le client et l’actionnaire comment arbitrer ? Certes, dans le long terme, satisfaire le client profitera à l’actionnaire, mais vient vite le moment où favoriser l’un se fait au détriment de l’autre. A toutes ces alternatives concrètes, les principes d’action ne permettent pas de répondre à moins (…) d’en évaluer le coût d’opportunité, c’est-à-dire le prix du renoncement d’une valeur au profit d’une autre ? Ce qui dans la pratique est rarement le cas. A y regarder de plus près, on s’aperçoit même que ces principes peuvent justifier n’importe laquelle des options possibles ; privilégier par exemple les conditions de travail même si c’est contraire à la rentabilité, valeur qui peut aussi simultanément apparaître dans les principes d’action. Ce genre de situation peut au mieux conduire à l’inefficacité et au pire se retourner contre l’entreprise. En attendant, elle génère souvent un climat de suspicion qui se nourrit de la distance entre les valeurs affichées et les situations concrètes (…). »
Les auteurs ajoutent encore que derrière ces chartes d’entreprise, se cache, en fait, une morale du devoir, de type kantien. Morale a priori, sans justification et qui s’impose à la conscience.
Finalement, toutes les éthiques citées apparaissent comme « une bonne affaire ». Avec beaucoup de lucidité, le P. Perrot attire notre attention sur l’abus du mot « éthique » qui peut nous éblouir alors que, dans le monde économique contemporain qui l’utilise, on reste bien en deçà de tout ce que le mot emportait avec lui dans la pensée ancienne. Autrement dit, les éthiques évoquées, doivent être complétées pour ne pas être des leurres. « Au regard de la tradition philosophique, écrit le P. Perrot, il manque à l’éthique des affaires une deuxième dimension : « le désir d’autrui ». Comme le dirait M. de La Palisse, les ressources humaines ne sont pas matérielles. C’est dire qu’elles ne peuvent pas se réduire à n’être qu’un rouage fonctionnel : elles comportent des aspirations à l’universel, un goût de l’effort, un sens du gratuit, des contradictions, des passions mal maîtrisées… Prétendre mobiliser ces ressources-là, c’est vouloir transformer la liberté en moyen de production. Cela semble bien difficile lorsque l’entreprise affiche des objectifs froidement utilitaires. On ne peut mobiliser l’effort des collaborateurs, avec la part de gratuité que cela suppose, uniquement sur la base de l’intérêt individuel bien compris. Car cet intérêt est futur ; il est aléatoire. Il pèse peu face aux désagréments très actuels.
Finalement, où est l’éthique (au sens philosophique) dans la Business Ethics ? Une trace en reste parfois dans la déontologie. Car si la déontologie est, pour le dirigeant, un outil de gestion, elle peut être aussi, pour l’individu, l’occasion d’un dépassement de ses intérêts immédiats. Et se préoccuper de la bonne relation entre collègues ou avec la clientèle, éviter les situations où la loyauté serait partagée entre l’entreprise, la concurrence et la famille, c’est déjà se mettre en question et entrer dans une démarche ou l’autre a sa place. Mais l’éthique des affaires, en se limitant à la déontologie, risque de faire le jeu des manipulations qui mobilisent avec cynisme le sens moral des collaborateurs au profit d’intérêts particuliers. La déontologie n’est, je pense, qu’un moment de la démarche éthique. Moment nécessaire, mais qu’il est indispensable de dépasser pour sauvegarder la dimension humaine de la vie professionnelle ».[12]
Plus radical encore est le jugement de Christian Arnsperger : « Au mieux, (l’éthique économique, est) la discipline qui évalue les divers systèmes d’organisation économique en termes de certaines propriétés telles que l’efficacité, la liberté ou l’équité. Mais, au pire, l’éthique économique pourra aussi servir à mettre au point des discours et des stratégies destinés à rendre humainement acceptables les formes économiques particulières qui sont en place. L’actuelle « éthique des affaires » relève de cette absence d’attitude critique. En effet, il semble bien qu’aucune éthique des affaires ne puisse prétendre défaire les comportements économiques qui la conditionnent. Une telle éthique ne peut donc se développer qu’à l’intérieur de limites invisibles mais tyranniques, en l’occurrence le critère ultime de rentabilité, étroitement lié à l’impératif de satisfaction d’un actionnariat volatil désireux de toucher des dividendes maximum issus de la vente de produits sans cesse ajustés à des désirs de consommation qui ressemblent à un tonneau des Danaïdes. Ces limites sont issues de la logique de l’incitation économique et en les prenant comme données, l’éthique des affaires contribue à les renforcer. » L’éthique économique risque de n’être qu’« une entreprise de légitimation ».[13]
Ces éthiques qu’on pourrait donc appeler « éthiques de la prospérité » doivent céder la place à une « éthique de la justice »[14] ou à une « éthique autonome » couronnée par une « éthique de la prudence » pour reprendre deux expressions de J.-P. Audoyer et J. Lacaillon.
De quoi s’agit-il ?
Les auteurs récapitulent les grands principes de la morale sociale chrétienne pour « éclairer » ou « compléter » les valeurs utiles présentes dans les éthiques à la mode.[15]
La subsidiarité doit viser « à donner au salarié subordonné toute l’autonomie dont il est capable ». Dans cette perspective, l’autorité « s’exerce par le service » pour faire « grandir les hommes ».
Qui dit subsidiarité, appel à la liberté, dit solidarité. Celle-ci s’exprime « verticalement » par les syndicats mais aussi « horizontalement » par la mise en place d’une communauté de personnes.
A travers cette communauté, ce n’est plus simplement l’intérêt général qui est recherché mais le bien commun dans toutes ses dimensions.
Ceci dit, les auteurs insistent, pour la mise en œuvre de cette éthique, le souci de l’efficacité étant sauf, sur la « nécessité d’une conscience éclairée » et la vertu de prudence qui doit être la vertu par excellence du manager. Toutes les situations étant singulières, la prudence du manager « est la disposition qui permet de délibérer correctement sur ce qui est bon ou mauvais pour l’homme, non en soi mais dans le monde tel qu’il est, non en général mais dans telle ou telle situation, et d’agir en conséquence comme il convient ».[16] C’est donc, en dernier ressort, « au cœur de la subjectivité que (le manager) trouvera les chemins de la réponse aux arbitrages auxquels il est confronté entre logique de l’efficacité et exigences de l’éthique ».[17]
Malgré ses références explicites à l’enseignement social chrétien et plus précisément au Compendium, l’éthique autonome ou prudentielle proposée reste en deçà de ce qu’on pouvait espérer. Les citations choisies comme l’insistance sur la responsabilité du manager ne rendent pas compte de l’audace de la vision chrétienne intégrale qui, si elle est fidèle à la vision originelle de la Genèse, doit promouvoir le partage du pouvoir et de la propriété sans minimiser l’importance du rôle du pouvoir politique qui peut et doit suppléer aux carences de la conscience et agir en fonction du bien commun et non de l’intérêt général. De plus, le rappel incessant de l’efficacité finit par gêner. Efficacité fabricatrice, commerciale ou efficacité humaine et communautaire ? Nous serions plus à l’aise si la fin de l’entreprise n’était pas orientée vers « des clients solvables », pour satisfaire « des demandes solvables », comme le répète les auteurs mais vers tous les pauvres, ceux dont les besoins peuvent être rencontrés dans l’échange et ceux dont les besoins ne peuvent être comblés que dans le don provisoire ou définitif.[18]
Certes, tout dépend toujours, in fine, de la qualité des hommes, de leur sens social, de leur responsabilité face à Dieu que ce soit au niveau d’une entreprise, ou au niveau politique mais on ne peut tout confier à leur bonne volonté voire à leur sagesse. Les meilleures intentions gagnent à inspirer des institutions, des lois, des structures aptes à résister à l’effritement des déterminations et à l’affadissement des sensibilités. d’autant plus que bien du temps aura passé, bien des souffrances auront été vécues avant que tous n’adhèrent au meilleur projet économique et social possible. Sans être pessimiste, on peut même avancer que jamais l’unanimité se fera et il n’est même pas sûr qu’une majorité puisse exister.
Etant donné la générosité du projet chrétien, une générosité qui dépasse, disait le P. Calvez, ce dont les socialismes rêvent, une majorité politique devrait à la longue être à même d’apporter les réformes nécessaires ou, plus exactement, inspirer la sortie du modèle capitaliste d’aujourd’hui en agissant sur les structures. Mais cela suffira-il ?
vi. Alors, éthique ou conversion ?
La réponse de Jean-Paul II est sans détour : « Dans son histoire désormais centenaire, la doctrine sociale de l’Église a toujours affirmé que la réforme des structures doit être accompagnée d’une réforme morale, car la racine la plus profonde des maux sociaux est de nature morale, c’est-à-dire « d’une part le désir exclusif du profit et, d’autre part, la soif du pouvoir« (cf. Sollicitudo rei socialis 37). La racine des maux sociaux étant de cet ordre, il s’ensuit qu’ils ne peuvent être surmontés qu’au niveau moral, c’est-à-dire par une « conversion », par un passage de comportements inspirés par un égoïsme incontrôlé à une culture d’authentique solidarité ».[1]
Cette conversion nous ferait sortir du système capitaliste pour entrer dans un système solidaire.
Notons que, dans la citation de Jean-Paul II, le mot « conversion » est employé entre guillemets dans la mesure où le Souverain Pontife se situe « au niveau moral ».
Sans connotation explicitement chrétienne, Christian Arnsperger défend le même point de vue par un chemin inattendu.[2]
Toutes les réformes et mesures envisagées précédemment, que ce soit la taxe Tobin, le micro-crédit, les différentes éthiques, la distribution des parts d’héritage pour que le plus grand nombre accède au capital productif, et même l’économie de communion peuvent être appliquées et se vivre dans le cadre du système capitaliste. Chr. Arnsperger cherche à sortir de ce système en s’attaquant à ses racines.
Ces racines plongent dans la psychologie la plus profonde de l’être humain et expliquent seules, vraiment, la force de résistance du capitalisme. Alors que beaucoup croient, avec Alfred Sauvy, que « si le capitalisme subsiste en dépit de ses imperfections et de ses injustices, c’est parce qu’il n’y a pas de remplaçant présentable »[3], Chr. Arnsperger nous met en cause et affirme que le capitalisme ne subsiste qu’avec notre complicité.
Chacun de nous est confronté à deux finitudes : l’une imposée par la présence des autres et l’autre par la mort. Nous vivons tous mortels en société mais, « selon les sociétés, certains individus sont plus ou moins profondément et rapidement confrontés à la mort et sont plus ou moins fortement et constamment soumis à la domination ou à la résistance d’autrui ». Autrement dit, selon les sociétés, « l’angoisse existentielle liée à l’Altérité et à la Mortalité » est ressentie à différents degrés. Et, selon les sociétés, les moyens d’existence, c’est-à-dire les « ressources matérielles, symboliques et spirituelles » désignent, en fait, tout ce qui est « nécessaire pour que chacun puisse soit porter et assumer, soit refuser et nier l’Altérité et la Mortalité. »[4]
Selon les sociétés, la gestion de la double finitude varie. Chaque société choisit ses moyens d’existence privilégiés et leur répartition.
Le système capitaliste se caractérise par ce que l’auteur appelle « la concurrence coopérative », c’est-à-dire « la coopération au sein d’entités concurrentes » pour accroître la consommation présente ou future (l’épargne)[5]. Ce système « permet aux « gagnants » de se forger une infinitude illusoire (indépendance et immortalité imaginaires) aux dépens des « perdants ». »[6]
d’un côté, l’entrepreneur fait porter son angoisse de la finitude par le consommateur en sollicitant son argent : « il suscite ainsi un besoin dont l’assouvissement qu’il offrirait déchargerait son esprit inquiet de toute peur existentielle ». De son côté, le consommateur solvable cède à l’angoisse du désir en croyant pouvoir l’éteindre[7]. De même l’épargne , consommation différée, donne l’illusion « d’un infini temporel, en somme d’une immortalité ». L’investissement prolonge ce mouvement. A sa manière, la dépense immodérée, elle aussi « tente de conjurer la finitude (…) en créant de manière fantasmatique un « éternel présent ». » En somme, « consommation, épargne et investissement se présentent (…), dans leur apparente rationalité, comme des moyens de nier la finitude liée à la Mortalité ».[8]
Quant à la concurrence, elle est l’expression d’un « refus de l’autre finitude, celle liée à l’Altérité » puisque l’autre devient l’ennemi et que chacun cherche son indépendance dans ce combat.[9]
Que conclure sinon que « le capitalisme nourrit, de façon mécanique, les angoisses mêmes qui lui donnent de la force » ? Les économistes et les politiques nous invitent à croire à la « croissance partagée », c’est-à-dire à la possibilité de devenir toujours plus riches. Leur culture capitaliste réduit nos moyens d’existence aux ressources matérielles qui, elles-mêmes, sont « réduites pour l’essentiel aux revenus actuels ou différés que nous pourrions nous accaparer au sein du système économique ».[10]
Notre erreur car il s’agit bien de notre erreur même si elle est alimentée par le système « inauthentique », aliénant, qu’est le capitalisme, est de ne pas accepter lucidement notre finitude, de nourrir l’illusion, le fantasme, de l’immortalité. Mais ce fantasme est, le plus souvent, celui d’une minorité qui se croit libérée de la finitude parce que la finitude d’une majorité a été « socialement exacerbée ».[11]
A partir de cette analyse, l’auteur nous invite à un « héroïsme authentique ». Il s’agit de coexister « avec autrui tout en étant ouvert à sa propre peur de la finitude ainsi qu’à celle des autres »[12] et d’« apprendre à assumer la finitude mortelle et renoncer à faire porter cette finitude aux autres, notamment à travers les mécanismes d’interaction socio-économique »[13]. Il faut changer nos motivations économiques mais « une telle conversion ne peut avoir lieu que si les puissants acceptent en profondeur la précarité de leurs propres existences, alors même que leur puissance découle d’actes économiques par lesquels ils tentent de nier cette précarité »[14]. Cette conversion doit aboutir à un « partage égal des finitudes »[15], c’est-à-dire à une « juste distribution des moyens d’y faire face et de la porter ».[16]
Partager nos finitudes, c’est reconnaître tous que nous sommes finis, c’est renoncer puisque notre Désir est impossible à combler, c’est être dépendant « des présences des autres qui ne peuvent porter ma finitude à ma place », c’est, enfin manifester ma sollicitude car la vulnérabilité d’autrui appelle ma présence aidante et réciproquement.[17]
Plus profondément encore et en s’appuyant sur les réflexions de Maurice Bellet, Arnsperger propose de « convertir les axiomes capitalistes ». En effet, si le système capitaliste repose in fine sur la réaction à la finitude telle qu’elle a été décrite, on peut se demander si cette réaction est-elle inéluctable, inscrite dans notre nature. La réponse de l’auteur est nette : notre système repose sur « des axiomes fondateurs et non (sur) des fondements naturels ». Le système s’appuie sur des pulsions et les renforce mais il est possible de « laisser tomber l’attitude de déni », déni de la mort notamment, et de procéder à « une subversion interne des axiomes spontanés en vue de les rendre plus conformes à ce qu’ils visent de meilleur ».
Or, on découvre au cœur du système capitaliste cinq axiomes « spontanés » : le marché, la rentabilité, la concurrence, l’expansion et le monétaire Pour les convertir, il est nécessaire de découvrir à quoi ils « visent », retrouver leur « visée ».
Ainsi, le marché vise l’échange , et en fin de compte l’échange de la « parole donnée et reçue », en vérité, si l’on libère en même temps les axiomes de concurrence et de rentabilité.
La rentabilité vise « le respect total d’autrui en tant qu’il a, tout comme moi, droit à des ressources pour vivre », ressources qui satisfont des besoins réels et qui sont payées « au juste prix » . En définitive et autrement dit, l’axiome de rentabilité cache un « axiome de solidarité ou de droits de l’homme ».
La concurrence vise au bien commun, mais il faut la libérer de la rivalité, de la méfiance, de la poursuite de l’intérêt personnel. Sa vérité cachée est « l’émulation qui stimule chaque individu à contribuer au maximum au bien de tous » . A cet axiome se substituerait « un axiome d’organisation collective nettement plus respectueux de la créativité de chacun que ne l’est la logique qui, bon an mal an, guide l’État providentiel actuel ».
L’axiome de l’expansion vise « l’ouverture des possibles les plus larges et la satisfaction des désirs, mais des possibles et des désirs ordonnés à l’authenticité existentielle et non désordonnés par un refus inauthentique d’accepter la finitude ». Retrouvant sa visée, l’axiome de l’expansion se libère en axiome de l’écologie.
Quant à l’axiome monétaire il peut céder la place à un axiome de la gratuité entendue comme capacité « à tolérer le gratuit en tolérant la perte » de temps, d’argent, d’autonomie, une capacité « gagnée durement à travers l’acceptation de la finitude, à rester solidaire et pleinement ouvert envers tous ceux qui, en donnant le meilleur d’eux-mêmes et en ayant eux-mêmes assumé leur finitude et leur angoisse, ont malgré tout échoué ou n’ont pas « rapporté » ce qu’on espérait d’eux. »
Ce travail de « conversion critique » est indispensable pour « desserrer la logique économique ». Il demande, comme il était suggéré plus haut, un « saut héroïque » lié à une « prise de conscience profonde ».
Ce travail de « conversion critique » n’est pas « un programme politique à asséner d’autorité à des personnes qui n’auraient pas, par elles-mêmes, fait le chemin et le travail requis » mais doit s’opérer par « des micro-transformations venues « d’en-bas », évidemment sans aucune garantie d’unanimité. »[18]
Déni ou acceptation de la finitude, respect, émulation, gratuité, et finalement conversion : on se rend compte que nous ne sommes pas dans le cadre d’un vocabulaire économique. Tout le livre d’Arnsperger tend à nous persuader que « les questions les plus profondes sur l’économie ne sont pas elles-mêmes des questions économiques »[19] mais « des questions existentielles »[20].
C’est pourquoi la thérapie proposée par l’auteur informée par la psychologie et la psychanalyse est un appel à une véritable et profonde conversion.
Si « l’existence capitaliste, (…) est le déni du corps et de la mort transformé en concurrence, performance, consommation et croissance »[21], « l’ »esprit du capitalisme » est littéralement ce qui permet à la sphère d’activité économique de prendre sur elle la tâche structurante anciennement dévolue au religieux ou à la morale ».[22]
C’est cela qu’il importe de changer en rendant au religieux ou à la morale sa véritable place. Ainsi, quand on parle d’égalité ou de justice sociale, il faudrait envisager non seulement la redistribution des richesses mais aussi des ressources existentielles et notamment « la capacité individuelle de porter et d’assumer la précarité existentielle »[23] : « Tant que la société ne répartira pas de manière radicalement différente les ressources permettant à chacun de s’assumer comme mortel, les politiciens et les hommes d’affaires, tout comme les travailleurs et les « simples citoyens », seront exposés aux mêmes pulsions inconscientes de repli sur eux-mêmes et sur leurs possessions, à la même dynamique d’accaparement ancrée dans une angoisse non dite. Les uns comme les autres, nous vivrons la même incapacité à dépasser les logiques antagonistes qui reproduisent sans cesse la scission entre « dominants » et « dominés ». »[24] « Ne sera véritablement juste qu’un système économique qui distribuera de manière égale et en quantité suffisante à ses membres, libérés de la compulsion consumériste et accumulatrice, les ressources matérielles (produites et fournies par des personnes libérées de la compulsion opportuniste) et symboliques (fournies quotidiennement dans le langage, le comportement respectueux, le respect réel de l’égalité démocratique à tous les niveaux de décision) nécessaires à une authentique autodétermination. »[25]
Fondamentalement, pour que le marché soit vraiment un lieu d’ »échange humain existentiellement authentique »[26], et non un lieu d’aliénation, d’exclusion, de marginalisation,
pour que le marché permette « une structuration juste du sujet humain »[27], il faut bien définir le Désir humain: le Désir (avec majuscule) est l’« orientation fondamentale du sujet humain » dont les désirs ne sont qu’une « marque passagère » [28]. Ce Désir n’est jamais comblé et donc la thérapie ne consiste pas à vouloir le combler mais à « renoncer à la plénitude imaginaire » dont l’esprit du capitalisme entretient le mythe. « Le renoncement est la vérité du désir humain »[29]. Le véritable danger qui menace le sujet humain, ce n’est pas le manque mais la plénitude[30]. Or l’économie de marché aujourd’hui « chasse sans cesse l’individu hors de la satisfaction » et le pousse toujours vers autre chose. C’est sa perversité. On ne cherche pas simplement à satisfaire des désirs mais à en créer. Reprenant le vocabulaire de Lacan[31], Arnsperger insiste sure le fait que « la stratégie des fabricants de désirs est de faire sans cesse passer le désir de l’Autre[32] pour le désir de l’ »objet a » (…), c’est-à-dire tel ou tel objet fixant pour un temps le Désir inconscient. »[33] Nous sommes obligés de passer d’un désir à l’autre, de les combler sans jamais renoncer. Ainsi, tout devient marchandable et monnayable. La perversité du marché, sa violence[34] et ses dérives découlent du fait que « le désir des acteurs n’est plus ordonné à sa propre vérité » c’est-à-dire à la « poursuite d’un juste renoncement »[35].
Pour rompre avec l’« individualisme possessif », l’auteur souhaite une nouvelle pédagogie axée non « sur l’enseignement d’une charité à bas prix, mais sur l’apprentissage par les économiquement et symboliquement puissants de la dure réalité existentielle selon laquelle la richesse, la puissance économique et le prestige symbolique sont fondamentalement les exutoires d’une angoisse vitale, du refus d’une fragile corporéité qu’il faut assumer autrement afin de n’en pas faire porter le poids matériel à d’autres, moins dotés en talents ou en ressources. »[36]
« La justice sociale (…) ne peut advenir que si la société répartit aussi de manière égale, par l’enseignement et par la circulation collectivement encouragée mais démocratiquement régulée de vocabulaires, de représentations et de normes d’action, les ressources existentielles permettant à chacun de s’assumer comme mortel. Ces ressources étaient anciennement appelées les « biens spirituels[37] » .Ayant nettement récusé les « vagues religiosités New Age » et les « factices « restaurations » traditionalistes »[38], l’auteur appelle l’émergence d’une « seconde humanité » selon l’expression de Maurice Bellet, à une « refondation du monde »[39].
Pour un « juste partage de nos finitudes »[40], un « égalitarisme des moyens d’existence »[41], il est impératif de « réinstaurer la circulation de ressources spirituelles sous une nouvelle forme : celle de l’éthos égalitaire » autrement dit, développer « une capacité de chacun à accepter sa finitude matérielle »[42]
Egalitarisme pourrait faire penser à une solution de type communiste mais, comme le fait remarquer l’auteur, il ne suffit pas d’instaurer une société parfaitement égalitaire car « l’angoisse et la révolte de chaque individu resteront fondamentalement intactes. Personne ne possédera moins qu’un autre mais, en l’absence de moyens spirituels, chacun continuera de vouloir pour lui-même davantage et infiniment plus. Si je ne dispose d’aucune ressource philosophique pour pouvoir assumer ma vraie et inéluctable finitude, les biens et les capitaux que je possède seront toujours infimes par rapport aux richesses que j’ai envie de posséder. A terme, cet écart fera éclater la société dans le ressentiment et la violence envieuse ».[43]
Ni communisme donc, ni capitalisme, bien sûr : « La culture capitaliste est intrinsèquement inapte à réaliser l’idéal éthique d’égalité sur le terrain où elle entend le situer, c’est-à-dire sur le terrain des moyens matériels, parce que cette culture repose sur un système économique qui dresse face à l’égalisation des moyens matériels des obstacles existentiels insurmontables. (…) elle identifie moyens matériels et moyens spirituels. Plus exactement, la logique capitaliste fait jouer aux moyens matériels simultanément le rôle de moyens spirituels ».[44]
Laissons la conclusion à l’auteur:
« Quelles perspectives de réforme tout ceci laisse-t-il entrevoir ? Sur le plan du principe, la réponse semble assez claire : il faut encourager tout ce qui permettra de redifférencier les moyens spirituels par rapport aux moyens matériels, c’est-à-dire tout ce qui permettra d’abandonner l’idée que le revenu, et plus largement la richesse matérielle, sera le garant de notre sécurité existentielle indépendamment de notre richesse. Bien sûr, il faut créer et distribuer de la richesse, surtout à l’intention de ceux qui en ont le moins. Cependant, si chacun de nous espère utiliser sa richesse matérielle pour colmater individuellement ses brèches existentielles, nous serons propulsés collectivement dans une dynamique sans fin d’expansion et, par conséquent, de renforcement des mécanismes qui nous angoissent au plan individuel : la concurrence, la comparaison avec autrui, le désir sans cesse attisé par la consommation, voire la pollution et la généralisation des « effets externes » indésirables d’une activité matérielle devenue folle…
Pour dépasser cette logique infernale, il importe au plus haut point de revenir à des notions simples qui n’ont jamais tout à fait cessé d’irriguer nos démocraties sociales, mais que nous risquons d’oublier progressivement, tant notre confusion entre moyens matériels et moyens spirituels est grande. Nous devons revenir à une attitude réellement critique envers nos supposés « besoins » et réinstaurer une répartition égalitaire et massive des ressources spirituelles. Il ne s’agit pas simplement de ces « ressources de sens » dont on nous parle souvent aujourd’hui et qui sont un vague mélange d’optimisme technophile et de volontarisme psychologisant, mais des ressources philosophiques qui, à l’image des religions et des spiritualités établies et confirmées, prennent vraiment au sérieux l’angoisse de la finitude, l’angoisse de l’existence humaine et le désir de l’homme d’être « sauvé » et refusent que ce « salut » vienne exclusivement, ou même philosophiquement, des moyens matériels que la société peut et doit produire. » Cette « transformation », cette « conversion », « transmutation », « metanoïa » doit nous réorienter « vers l’humain plus vrai, plus authentiquement humain » et refaçonner « jusqu’à la manière dont nous allons rechercher cette authenticité ».[45]
Voilà une analyse qui devrait interpeller et mobiliser les chrétiens. N’ont-ils pas un message susceptible d’entraîner l’acceptation de la finitude et même une acceptation joyeuse ? Signe de contradiction, le chrétien soucieux de s’engager totalement à la suite du Christ ne pourrait-il subvertir l’esprit du capitalisme mieux que le bouddhiste tibétain et même mieux que l’adepte de l’économie chabbatique[46] qui vivrait pleinement les recommandations de son Testament ?
« -Si je possède des compétences mais pas de capital, je dois valoriser ma compétence en permettant à d’autres de valoriser leur capital.
-Si je possède un capital mais pas de compétences, je dois valoriser mon capital en employant les compétences d’autrui.
-Qui n’a ni compétences, ni capital à valoriser ne peut être ni employeur, ni employé, et par conséquent n’a pas d’existence sociale.
-Le « jeu économique » consiste à obtenir une valorisation nette aussi élevée que possible. Il s’agit, en d’autres termes, de maximiser l’écart entre la valorisation que je reçois sur mes propres compétences et capitaux et la valorisation que je dois céder aux compétences et aux capitaux d’autrui. » (id., p. 22)
vii. Un dernier mot…
Le marché « rendu à sa visée » ou mesuré par un pouvoir soucieux du bien commun[1], bien commun qui « ne saurait ignorer les situations de détresse »[2], ne peut résoudre tous les problèmes de l’existence ni rencontrer tous les besoins.
Rappelons-nous que si le marché peut être un instrument « approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins », il n’agit « que pour les besoins « solvables », parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat, et pour les ressources qui sont « vendables », susceptibles d’être payées à un juste prix. Mais il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché. »[3]
Comment peuvent-ils être rencontrés et satisfaits si ce n’est par la volonté du pouvoir politique, des forces sociales, des générosités personnelles et des Églises ? Aucune société soucieuse de répondre à tous les appels de ses membres ne peut négliger l’apport du bénévolat et du volontariat. Enfants, personnes âgées, malades, personnes en difficulté, réfugiés, persécutés, ne peuvent certainement pas compter en tout et pour tout sur les pouvoirs publics.
Toutes les sociétés en sont conscientes.
En Belgique, la Fondation Roi Baudouin a naguère publié un ouvrage intitulé « Eléments pour une politique du volontariat »[4] où il est reconnu que le volontariat est un « élément incontournable de notre société ». Vu son importance et les dangers qui le menace[5], la Fondation réclamait l’établissement d’un statut pour les bénévoles[6].
Ce souhait a été entendu puisqu’une loi a été consacrée le 3 juillet 2005 aux droits des volontaires, notamment le droit à l’information, à des indemnités de défraiement, aux assurances, etc.[7]
Le bénévolat est nécessaire et universel. Jean-Paul II lui-même explique qu’il naît d’« un élan naturel du cœur qui incite tout être humain à aider son semblable. Il s’agit presque d’une loi de l’existence » . C’est « un facteur particulier d’humanisation » qui « rend la société plus attentive à la dignité de l’homme et à ses multiples attentes ». Il « permet de faire l’expérience que c’est seulement en aimant et en se donnant aux autres que la créature humaine s’épanouit pleinement ». Comme quoi « l’amour est bien, comme le montrera le Christ, la loi suprême de tout être » !.
Certes, le christianisme a montré tout au long de l’histoire sa capacité à susciter le zèle du service mais même en dehors de son influence, le bénévolat est « une école de vie, surtout pour les jeunes, contribuant à les éduquer à une culture de la solidarité et de l’accueil, ouverte au don gratuit de soi. ». C’est un « facteur de croissance et de civilisation » un moyen de lutter contre la solitude et la « tentation de la violence et de l’égoïsme ». On constate souvent que « les bénévoles remplacent et anticipent les interventions des institutions publiques, auxquelles il appartient de reconnaître de manière appropriée les œuvres nées de leur courage et de les favoriser sans éteindre leur esprit original ». C’est ce que la Belgique, notamment, a fait en donnant un cadre légal à cette « »armée » de paix »[8] ouverte aux retraités[9], aux chômeurs, aux prépensionnés, etc.
Bien des personnes , réfugiées, immigrées, toxicomanes, âgées ou malades, etc., requièrent une assistance particulière. Elles ne peuvent être efficacement aidées que par ceux qui leur apportent non seulement les soins nécessaires, mais aussi un soutien sincèrement fraternel. Il s’agit d’un service éloigné de toute perspective de récompense humaine dans lequel L’Église a toujours été présente. En effet, cette ouverture aux besoins d’autrui, dans une attitude de don gratuit de son propre temps et de ses propres forces, a pour le chrétien des motivations évangéliques très claires et très éloquentes.
Cette forme de contribution est aussi utile pour les structures de l’État. L’administration publique a intérêt à faciliter et encourager ce type d’engagement. Elle doit apporter son aide pour améliorer la coordination des initiatives mises en œuvre. Ainsi, elle favorisera une convergence harmonieuse des efforts là où les besoins sont les plus urgents.
Cette collaboration entre l’Église et l’État, qui peut être pleine de promesses, suppose le respect effectif de l’autonomie créatrice des groupes et des individus engagés car c’est uniquement dans la liberté que peuvent être cultivées les valeurs caractéristiques du volontariat.[10]
Même sur le plan économique, l’Église a reconnu l’importance des associations sans but lucratif : « Les organisation privées sans but lucratif occupent une place spécifique dans le domaine économique. Ces organisations sont caractérisées par la tentative courageuse de conjuguer harmonieusement l’efficacité de production et la solidarité. En général, elles se constituent sur la base d’un pacte associatif et sont l’expression d’une tension idéale commune des sujets qui décident librement d’y adhérer. L’État est appelé à respecter la nature de ces organisations et à mettre leurs caractéristiques en valeur, en réalisant le principe de subsidiarité, qui postule précisément un respect et une promotion de la dignité et de la responsabilité autonome du sujet « subsidié ». «[11]
Une fois encore, la clé de la vie sociale et économique est entre les mains de chaque homme renouvelé moralement et spirituellement et chaque homme, le succès du bénévolat le montre, dans tous les milieux philosophiques.
« Sans des hommes nouveaux, on ne fait pas de nouvelle société »[12].