[1]
A partir des années 80, l’éthique est devenue un thème récurrent dans la littérature économique. En 1982, Tom Peters et Robert Waterman publient aux États-Unis, un livre qui connaîtra un succès planétaire : Le prix de l’excellence[2] qui rappelle la place centrale que la personne doit occuper au sein de l’entreprise. La même année, en France, est publié un autre livre qui aura un grand retentissement : L’entreprise du 3e type.[3]
Malgré un vocabulaire qui sonne familièrement à nos oreilles, participation, délégation éthique, etc., on a, en fait, affaire à une éthique utilitariste dans la mesure où si elle se soucie de l’intérêt général, « elle ne peut satisfaire les exigences du bien commun »[4]. C’est cette éthique que Jean-Paul II condamnait en rappelant qu’il faut distinguer « le bien juste (bonum honestum), le bien utile (bonum utile) et le bien délectable (bonum delectabile). Ces trois sortes de biens qualifient l’agir de l’homme de manière organique. En agissant, l’homme choisit un certain bien, qui devient la fin de son action. Si le sujet choisit un bonum honestum, sa fin se conforme à l’essence même de l’objet de l’action, et il s’agit donc d’une fin honnête. A l’inverse, lorsque l’objet du choix est un bonum utile, la fin est alors l’avantage qui en découle pour le sujet. La question de la moralité de l’acte reste encore ouverte ; c’est seulement quand l’acte dont découle l’avantage est honnête, et honnêtes les moyens utilisés, que la fin poursuivie par le sujet pourra aussi être dite honnête. C’est précisément avec cette question que commence la séparation entre la tradition de l’éthique aristotélicienne et thomiste, et d’autre part l’utilitarisme moderne.
L’utilitarisme a écarté la dimension primordiale et fondamentale du bien, à savoir le bonum honestum. L’anthropologie utilitariste et l’éthique qui en découle partent de la conviction que l’homme tend essentiellement à son intérêt propre ou à l’intérêt du groupe auquel il appartient. En définitive, l’avantage personnel ou corporatif est le but de l’agir humain. Quant au bonum delectabile, il est évidemment pris en considération dans la tradition aristotélicienne et thomiste, dont les grands penseurs, dans leur réflexion éthique, sont pleinement conscients du fait que l’accomplissement d’un bien juste s’accompagne toujours d’une joie intérieure, la joie du bien. Dans la pensée des utilitaristes, les dimensions du bien et de la joie ont au contraire été mises au second plan par la recherche de l’intérêt ou du plaisir. Le bonum delectabile de la pensée thomiste dans sa nouvelle expression s’est, il est vrai, un peu émancipé, devenant un bien et une fin en soi. Dans la perspective utilitariste, l’homme, dans ses actions, cherche avant tout le plaisir, et non l’honestum. »[5]
Nous savons que John Rawls a réagi contre cet utilitarisme dans La théorie de la justice dont nous avons analysé les grands principes précédemment. Partant du principe apparemment excellent qu’est injuste l’inégalité qui ne sert pas aux défavorisés, Rawls en arrive_ considérer que la justice entendue comme équité a priorité sur le bien et qu’elle est le fruit d’une procédure. C’est le consensus qui fonde le droit : pour Rawls, il s’agit de « choisir les moyens les plus efficaces en vue des fins recherchées » et, pour cela, « on doit éviter de même ici tout problème éthique controversé et prendre comme point de départ des propositions faisant l’objet d’un large accord ».[6]
La « business ethics » n’est pas plus satisfaisante. Née aussi aux États-Unis et largement répandue dans les universités puis en Europe, elle « apparaît comme l’alibi d’un système économique déterminé » comme le laisse entendre le slogan « Good ethics is good business ».[7] Une fois encore, cette éthique nous « renvoie davantage au souci de l’efficacité qu’à celui du bien-agir ».[8] De même, l’appel à la responsabilité plutôt qu’à l’obéissance, semble « une ruse subtile de l’idéologie productiviste, en particulier lorsque cet appel est couplé à la demande d’adhésion à des valeurs d’entreprise (…) ».[9]
Certes, l’éthique - et l’expérience de l’économie de communion en témoigne - peut accroître l’efficacité mais l’utiliser en vue de la performance et de l’efficacité relève de l’instrumentalisation.
On parle aussi d’éthique des valeurs qui s’exprime à travers des « chartes éthiques » où sont exaltés « l’honnêteté, l’équité, le professionnalisme, le respect des personnes, l’exemplarité, la loyauté, la responsabilité » mais aussi « la performance, la réduction des coûts, des délais ou l’amélioration de la qualité ».[10]
Il s’agit en fait d’améliorer l’image de l’entreprise et de mobiliser le personnel au service des buts de l’entreprise. De plus, ces chartes risquent de conduire à des contradictions comme l’ont bien vu J.-P. Audoyer et J. Lecaillon[11] : « L’efficacité, la responsabilité, le respect du client ou du salarié peuvent aisément servir de justification a posteriori, mais en aucun cas remplacer le discernement de l’acteur singulier (…). Imaginons qu’un salarié veuille mettre en pratique ces principes. On lui demande d’être responsable, mais de quoi et jusqu’où ? On lui demande d’être efficace, mais pour qui ? Pour lui-même, pour son service, pour son usine, pour son entreprise ? On lui demande de respecter les exigences de la « qualité totale » ; mais est-ce à n’importe quel prix humain et financier ? Entre le client et l’actionnaire comment arbitrer ? Certes, dans le long terme, satisfaire le client profitera à l’actionnaire, mais vient vite le moment où favoriser l’un se fait au détriment de l’autre. A toutes ces alternatives concrètes, les principes d’action ne permettent pas de répondre à moins (…) d’en évaluer le coût d’opportunité, c’est-à-dire le prix du renoncement d’une valeur au profit d’une autre ? Ce qui dans la pratique est rarement le cas. A y regarder de plus près, on s’aperçoit même que ces principes peuvent justifier n’importe laquelle des options possibles ; privilégier par exemple les conditions de travail même si c’est contraire à la rentabilité, valeur qui peut aussi simultanément apparaître dans les principes d’action. Ce genre de situation peut au mieux conduire à l’inefficacité et au pire se retourner contre l’entreprise. En attendant, elle génère souvent un climat de suspicion qui se nourrit de la distance entre les valeurs affichées et les situations concrètes (…). »
Les auteurs ajoutent encore que derrière ces chartes d’entreprise, se cache, en fait, une morale du devoir, de type kantien. Morale a priori, sans justification et qui s’impose à la conscience.
Finalement, toutes les éthiques citées apparaissent comme « une bonne affaire ». Avec beaucoup de lucidité, le P. Perrot attire notre attention sur l’abus du mot « éthique » qui peut nous éblouir alors que, dans le monde économique contemporain qui l’utilise, on reste bien en deçà de tout ce que le mot emportait avec lui dans la pensée ancienne. Autrement dit, les éthiques évoquées, doivent être complétées pour ne pas être des leurres. « Au regard de la tradition philosophique, écrit le P. Perrot, il manque à l’éthique des affaires une deuxième dimension : « le désir d’autrui ». Comme le dirait M. de La Palisse, les ressources humaines ne sont pas matérielles. C’est dire qu’elles ne peuvent pas se réduire à n’être qu’un rouage fonctionnel : elles comportent des aspirations à l’universel, un goût de l’effort, un sens du gratuit, des contradictions, des passions mal maîtrisées… Prétendre mobiliser ces ressources-là, c’est vouloir transformer la liberté en moyen de production. Cela semble bien difficile lorsque l’entreprise affiche des objectifs froidement utilitaires. On ne peut mobiliser l’effort des collaborateurs, avec la part de gratuité que cela suppose, uniquement sur la base de l’intérêt individuel bien compris. Car cet intérêt est futur ; il est aléatoire. Il pèse peu face aux désagréments très actuels.
Finalement, où est l’éthique (au sens philosophique) dans la Business Ethics ? Une trace en reste parfois dans la déontologie. Car si la déontologie est, pour le dirigeant, un outil de gestion, elle peut être aussi, pour l’individu, l’occasion d’un dépassement de ses intérêts immédiats. Et se préoccuper de la bonne relation entre collègues ou avec la clientèle, éviter les situations où la loyauté serait partagée entre l’entreprise, la concurrence et la famille, c’est déjà se mettre en question et entrer dans une démarche ou l’autre a sa place. Mais l’éthique des affaires, en se limitant à la déontologie, risque de faire le jeu des manipulations qui mobilisent avec cynisme le sens moral des collaborateurs au profit d’intérêts particuliers. La déontologie n’est, je pense, qu’un moment de la démarche éthique. Moment nécessaire, mais qu’il est indispensable de dépasser pour sauvegarder la dimension humaine de la vie professionnelle ».[12]
Plus radical encore est le jugement de Christian Arnsperger : « Au mieux, (l’éthique économique, est) la discipline qui évalue les divers systèmes d’organisation économique en termes de certaines propriétés telles que l’efficacité, la liberté ou l’équité. Mais, au pire, l’éthique économique pourra aussi servir à mettre au point des discours et des stratégies destinés à rendre humainement acceptables les formes économiques particulières qui sont en place. L’actuelle « éthique des affaires » relève de cette absence d’attitude critique. En effet, il semble bien qu’aucune éthique des affaires ne puisse prétendre défaire les comportements économiques qui la conditionnent. Une telle éthique ne peut donc se développer qu’à l’intérieur de limites invisibles mais tyranniques, en l’occurrence le critère ultime de rentabilité, étroitement lié à l’impératif de satisfaction d’un actionnariat volatil désireux de toucher des dividendes maximum issus de la vente de produits sans cesse ajustés à des désirs de consommation qui ressemblent à un tonneau des Danaïdes. Ces limites sont issues de la logique de l’incitation économique et en les prenant comme données, l’éthique des affaires contribue à les renforcer. » L’éthique économique risque de n’être qu’« une entreprise de légitimation ».[13]
Ces éthiques qu’on pourrait donc appeler « éthiques de la prospérité » doivent céder la place à une « éthique de la justice »[14] ou à une « éthique autonome » couronnée par une « éthique de la prudence » pour reprendre deux expressions de J.-P. Audoyer et J. Lacaillon.
De quoi s’agit-il ?
Les auteurs récapitulent les grands principes de la morale sociale chrétienne pour « éclairer » ou « compléter » les valeurs utiles présentes dans les éthiques à la mode.[15]
La subsidiarité doit viser « à donner au salarié subordonné toute l’autonomie dont il est capable ». Dans cette perspective, l’autorité « s’exerce par le service » pour faire « grandir les hommes ».
Qui dit subsidiarité, appel à la liberté, dit solidarité. Celle-ci s’exprime « verticalement » par les syndicats mais aussi « horizontalement » par la mise en place d’une communauté de personnes.
A travers cette communauté, ce n’est plus simplement l’intérêt général qui est recherché mais le bien commun dans toutes ses dimensions.
Ceci dit, les auteurs insistent, pour la mise en œuvre de cette éthique, le souci de l’efficacité étant sauf, sur la « nécessité d’une conscience éclairée » et la vertu de prudence qui doit être la vertu par excellence du manager. Toutes les situations étant singulières, la prudence du manager « est la disposition qui permet de délibérer correctement sur ce qui est bon ou mauvais pour l’homme, non en soi mais dans le monde tel qu’il est, non en général mais dans telle ou telle situation, et d’agir en conséquence comme il convient ».[16] C’est donc, en dernier ressort, « au cœur de la subjectivité que (le manager) trouvera les chemins de la réponse aux arbitrages auxquels il est confronté entre logique de l’efficacité et exigences de l’éthique ».[17]
Malgré ses références explicites à l’enseignement social chrétien et plus précisément au Compendium, l’éthique autonome ou prudentielle proposée reste en deçà de ce qu’on pouvait espérer. Les citations choisies comme l’insistance sur la responsabilité du manager ne rendent pas compte de l’audace de la vision chrétienne intégrale qui, si elle est fidèle à la vision originelle de la Genèse, doit promouvoir le partage du pouvoir et de la propriété sans minimiser l’importance du rôle du pouvoir politique qui peut et doit suppléer aux carences de la conscience et agir en fonction du bien commun et non de l’intérêt général. De plus, le rappel incessant de l’efficacité finit par gêner. Efficacité fabricatrice, commerciale ou efficacité humaine et communautaire ? Nous serions plus à l’aise si la fin de l’entreprise n’était pas orientée vers « des clients solvables », pour satisfaire « des demandes solvables », comme le répète les auteurs mais vers tous les pauvres, ceux dont les besoins peuvent être rencontrés dans l’échange et ceux dont les besoins ne peuvent être comblés que dans le don provisoire ou définitif.[18]
Certes, tout dépend toujours, in fine, de la qualité des hommes, de leur sens social, de leur responsabilité face à Dieu que ce soit au niveau d’une entreprise, ou au niveau politique mais on ne peut tout confier à leur bonne volonté voire à leur sagesse. Les meilleures intentions gagnent à inspirer des institutions, des lois, des structures aptes à résister à l’effritement des déterminations et à l’affadissement des sensibilités. d’autant plus que bien du temps aura passé, bien des souffrances auront été vécues avant que tous n’adhèrent au meilleur projet économique et social possible. Sans être pessimiste, on peut même avancer que jamais l’unanimité se fera et il n’est même pas sûr qu’une majorité puisse exister.
Etant donné la générosité du projet chrétien, une générosité qui dépasse, disait le P. Calvez, ce dont les socialismes rêvent, une majorité politique devrait à la longue être à même d’apporter les réformes nécessaires ou, plus exactement, inspirer la sortie du modèle capitaliste d’aujourd’hui en agissant sur les structures. Mais cela suffira-il ?