Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.

Retour à la vue standard.

iv. L’exemple des Focolari

[1]


1. Pour étudier l’économie de communion proposée par les Focolari, on peut se référer à deux ouvrages essentiels : QUARTANA Pino, ROSSE Gérard, ARAUJO Vera, GIORDANI Igino, SORGI Tommaso, Pour une économie de communion, Nouvelle Cité, 1993 et Mouvement des Focolari, Economie de communion, Dix ans de réalisations, Nouvelle Cité, 2001. Deux revues en langue française peuvent aussi éclairer cette expérience : Economie de Communion, une nouvelle culture, publiée par Humanité Nouvelle, Bruxelles et Nouvelle Cité, mensuel du mouvement des Focolari. L’économie de communion s’inscrit bien dans le vaste courant de l’économie sociale et solidaire (cf. eglise.catholique.fr 14 novembre 2014)

⁢a. L’inspiration

Le mouvement des Focolari est lié intimement à l’œuvre de Chiara Lubich. Née en 1920, à Trente, elle connut une grande pauvreté dans son enfance: son père, socialiste, ayant été licencié à cause de ses idées sous le régime fasciste. C’est pendant la seconde guerre mondiale que son projet va naître à la vue des misères et des souffrances engendrées par le conflit.

Face aux pauvretés rencontrées, sa formation chrétienne va lui inspirer une action finalement très originale, révolutionnaire, pourrait-on dire.

Dans les Écritures, quels sont les textes qui vont marquer profondément Chiara Lubich ?

Elle sera frappée, dans l’Ancien testament par les protestations et les dénonciations des Prophètes face aux inégalités et aux injustices économiques et sociales qui déplaisent tellement à Dieu qu’il rejette tous les sacrifices des coupables. Que demande, en fait, Yahvé à chaque homme, à chacun de nous ? « Rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté et de marcher humblement avec ton Dieu ».⁠[1] Vivre en communion avec Dieu implique que l’on vive en communion avec les autres.

Le Nouveau Testament va révéler à Chiara Lubich les moyens à mettre en œuvre pour combattre les pauvretés.

Et tout d’abord, fondamentalement, l’appel du Christ à la conversion du cœur. Cette conversion a « pour effet non pas tant d’augmenter les pratiques religieuses de l’intéressé que de l’ouvrir à des rapports interpersonnels »[2]. Ainsi, la conversion du riche le débarrasse de sa cupidité, source d’injustice, le libère de Mammon, le rend capable de communion, c’est-à-dire de considérer l’autre comme un égal, comme un frère.

Seul l’Évangile, en faisant des hommes nouveaux peut créer une société nouvelle : « Le Christ a voulu libérer les hommes du mal, de toute forme de mal, a enseigné une libération précise de ses deux formes les plus insidieuses : l’avarice et la tyrannie (…)

L’homme est trop souvent assailli par la hantise du gain, le désir d’avoir davantage - la pléonexie[3] des Grecs -, l’avarice. Pour l’apôtre Paul, c’est une forme d’idolâtrie, c’est-à-dire de fausse religion, dans laquelle à Dieu Père on substitue une divinité antique. A cause d’elle, l’homme, au lieu de se servir de la richesse, s’asservit à la richesse. »[4]

Le Christ nous demande aussi de le suivre, c’est-à-dire de quitter nos repères humains et de nous abandonner nous abandonner à la Providence, en l’occurrence de quitter nos champs, sûrs de recevoir le centuple⁠[5], de regarder les oiseaux du ciel, de ne pas engranger⁠[6].

Chiara Lubich commente : « Chacun doit donc être détaché, au moins spirituellement, de ses « champs », c’est-à-dire de son travail. Nos « champs », notre travail, nous devons les aimer certes, mais pour Dieu, non pas avant lui. Chacun doit être prêt à ôter de son cœur son travail s’il prend la première place.

Quel en sera le résultat ? « Quiconque aura quitté (…), recevra le centuple et en héritage la vie éternelle ».

« Le centuple », cela veut dire un nombre indéterminé : le centuple en biens, en croissance économique. Ainsi, pour un détachement bien petit qui nous est demandé, voilà que jaillit de nouveau l’abondance de la Providence du Père. »[7]

Il est encore un autre appel du Christ que Chiara Lubich va prendre au sérieux : l’appel à l’unité. Dans sa prière, lors de la dernière cène, Jésus s’adresse à son Père : « Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi, afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. »[8] Elle souscrira au commentaire de Gaudium et Spes : « Quand le Seigneur Jésus prie le Père pour que « tous soient un…​, comme nous sommes un », il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et il nous suggère qu’il y a une certaine ressemblance entre l’union des personnes divines et celles des fils de Dieu dans la vérité et dans l’amour ».⁠[9]

Chiara Lubich dira : « Jésus, notre modèle, nous a appris deux choses qui n’en sont qu’une : être enfants d’un même Père et être frères les uns des autres »[10] ; « C’est Dieu qui de deux fait un, en devenant troisième parmi eux, relation entre eux : Jésus au milieu de nous. Ainsi l’amour circule et, à cause de la loi de communion qui lui est inhérente, il entraîne spontanément, comme un fleuve impérieux, tout ce que chacun possède, les biens de l’esprit et les biens matériels. C’est le témoignage concret et évident de l’amour qui est vrai et qui unit, celui de la Trinité. »[11]

On peut ajouter que les Écritures d’abord et puis le modèle bénédictin⁠[12] lui enseignèrent la valeur du travail.

Quand Paul déclare : « Que celui qui volait ne vole plus ; qu’il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux »[13], elle découvre dans cette parole l’importance de l’honnêteté, de l’engagement dans l’économie, dans la productivité dans un but social.

Le travail, dira-t-elle, n’est pas l’appendice d’ »une vie de contemplation de prière et d’apostolat » mais « leur vie même » ; leur vocation est d’ »offrir à Dieu leur travail »[14] . Le travail est constitutif de l’homme. Par lui se réalise le dessein de Dieu sur nous. Il faut l’accomplir le plus parfaitement possible avec un certain détachement car le travail ne doit pas prendre la place de Dieu. On travaille avec Dieu, pour Dieu, avec les autres, pour les autres.

Dans la règle bénédictine « Ora et labora »[15], prière et travail sont une seule et même chose : « la vocation du focolarino n’est pas tant de consacrer à Dieu des heures d’adoration, mais plutôt son travail »[16]. Elle remarque aussi que les Bénédictins produisaient plus que nécessaire pour leur propre subsistance pour avoir de quoi aider les nécessiteux et, dans le même esprit, ils investissaient pour agrandir leurs terres et donner du travail aux indigents qui ne pouvaient s’organiser eux-mêmes. La pratique de la communion des biens était alliée à une très haute idée du travail.

De même, Chiara Lubich découvre, dans les Actes des Apôtres⁠[17], une première illustration, à Jérusalem, d’une vraie communauté chrétienne dans laquelle il n’y a pas de pauvre. Elle se rend compte que la charité, l’amour réciproque fait que la propriété, la richesse ne sépare pas, mais est un moyen de réaliser l’égalité sociale, de supprimer la pauvreté et toute lutte de classe.

« Adoptons, dira-t-elle, un comportement nouveau, celui du chrétien. Tout l’Évangile en est imprégné. C’est le comportement de « l’anti-fermeture », de « l’anti-préoccupation ». Renonçons à mettre notre sécurité dans les biens de la terre et prenons appui sur Dieu. C’est là qu’on verra notre foi en lui et elle sera vite confirmée par les dons qui nous parviendrons en retour.

Naturellement, Dieu n’agit pas ainsi pour nous enrichir. Il le fait pour que d’autres, beaucoup d’autres, en voyant les petits miracles qui se produisent lorsque nous donnons, fassent de même.

Il le fait pour que, plus nous ayons, plus nous puissions donner. Il le fait pour que nous fassions circuler, en véritables administrateurs des biens de Dieu, toute chose dans la communauté qui nous entoure, jusqu’à pouvoir dire de nous, comme pour la première communauté chrétienne de Jérusalem, qu’il n’y avait plus de pauvre parmi eux. Cette attitude ne concourt-elle pas à donner une âme à la révolution sociale que le monde attend ? »[18]

Nourrie de ces certitudes, Chiara Lubich, on peut le dire sans se tromper, va en fait mettre en œuvre, sur le plan économique et social, les chapitres correspondants de la doctrine sociale de l’Église telle que nous l’avons décrite.⁠[19]


1. Mi 6, 8.
2. ROSSE Gérard, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 31.
3. En grec, πλεονεξία signifie: le fait d’avoir plus qu’autrui, la prépondérance, le fait de désirer plus qu’on ne doit, la cupidité, l’esprit de convoitise, les appétits insatiables.
4. GIORDANI Igino, La Rivoluzione Cristiana, 1969, p. 115, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 56.
5. Jésus promet : « nul n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l’Évangile, qui ne reçoive le centuple dès maintenant, au temps présent, en maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. » (Mc 10, 29-30)« Quiconque aura laissé maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra bien davantage et aura en héritage la vie éternelle ». (Mt 19, 29) ;  ; « nul n’aura laissé maison, femme, frères, parents ou enfants, à cause du Royaume de Dieu, qui ne reçoive bien davantage en ce temps-ci, et dans le monde à venir la vie éternelle » (Lc 18, 29-30).
6. Comme on ne peut servir Dieu et l’Argent, Jésus rassure : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? Qui d’entre vous d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas en disant : qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? De quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain: demain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. » (Mt 6, 24-34) ; id. in Lc 12, 13-34.
7. In Il Lavoro e l’economia oggi nella visione cristiana, 1984, pp. 13-14, cité in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 58-59. On lit dans les Statuts de l’Œuvre de Marie, article 23: « Les membres de l’Œuvre font confiance à la Providence de Dieu qui donne le nécessaire à ceux qui cherchent son royaume. Ils s’engagent en effet à mettre en pratique les paroles de Jésus qui affirme : « Voyez les oiseux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas plus qu’eux ? » (Mt 6, 26) « Ne vous inquiétez donc pas en disant: qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? De quoi nous allons-nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 31-33) ».
8. Jn 17, 20-21.
9. GS 24.
10. Scritti Spirituali, 3, 1979, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 55.
11. Résurrection de Rome, 1949, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 55.
12. Ses biographes nous disent qu’elle fut très impressionnée, en Suisse, par la vue de l’abbaye d’Einsiedeln, de ses dépendances et de ses terres. Cette abbaye bénédictine fut fondée en 934.
13. Ep 4, 28.
14. LUBICH Ch., Economia e lavoro nel Movimiento Umanità Nuova, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 93.
15. St Benoît demande qu’on considère les outils du travail avec la même vénération que les vases sacrés de l’autel (c. 31).
16. LUBICH Ch., Economia e lavoro nel movimiento Umanità Nuova, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 103.
17. Ac 2, 42. 44-45 ; 4, 32. 34-35 ; 5, 4.
18. Essere la tua parola, 1980, pp. 50-51, cité in, op. cit., p. 57.
19. QUARTANA et alii, op. cit., pp. 39-64.

⁢b. Les réalisations

Dans un premier temps, pour répondre aux besoins, Chiara Lubich prône, dès 1943, une « communion des biens ». Il s’agit d’aider les pauvres, les marginaux, les sous-développés, les victimes des catastrophes.

Mais on note tout de même une différence avec nombre d’ »œuvres de charité » classiques : « La communion des biens a été, explique un disciple, dans une certaine mesure, depuis le début, une utilisation active des biens. Il ne s’agissait pas de s’en défaire, ni seulement de les donner, mais bien de partager continuellement, de façon systématique et organisée. »[1]

On donne et on se donne dans une communion des biens et des personnes : « Celui qui a peu trouve, lui aussi, de nouveaux chemins pour devenir « donneur ». Celui qui n’a rien, au lieu d’attendre, résigné et passif, de recevoir, met en œuvre sa capacité d’invention (…) de façon à être, à sa mesure, participant actif ».⁠[2]

Les focolari se ne se consacrent pas simplement à l’assistance mais s’engagent donc dans une révolution évangélique, « la plus puissante des révolutions sociales »[3]. Au Brésil, devant les habitants de la cité Araceli fondée par les membres du mouvement, Chiara Lubich déclare : « …la communion des biens est conforme à la vie chrétienne (…). Si le monde entier la réalisait, les inégalités sociales n’existeraient plus, il n’y aurait plus de pauvres, d’affamés, de malheureux. »[4]

Il est possible de vivre cet esprit dans l’une des 32 cités-pilotes créées dans le monde, des « mariapolis »⁠[5] qui « offrent une possibilité de vie sociale, familiale et économique à leurs habitants » et « apportent leur contribution au renouvellement de la société en témoignant de l’amour réciproque. »[6]

Dans ces « cités du ciel », on trouve, selon les lieux et les nécessités, des écoles, des hôpitaux, des logements, des ateliers, des exploitation agricole, des centres de rencontre et de formation pour des hommes nouveaux, détachés et compétents. En plusieurs pays, des gens de religions différentes cohabitent : catholiques et protestants en Allemagne, catholiques et membres de confessions asiatiques aux Philippines. Le Mouvement des Focoalri est engagé concrètement dans le dialogue au sein de l’Église catholique mais aussi entre chrétiens, entre croyants de différentes religions et avec les personnes non croyantes. Tout homme est un frère⁠[7]

L’objectif est partout le même : chercher le Royaume de Dieu et sa justice, c’est-à-dire faire régner Dieu en nous et dans le monde⁠[8]. Pour cela, certains donnent tout (biens, profession, disponibilité), dans une communion des biens totale. d’autres donnent dans une mesure librement consentie, vu leurs responsabilités sociales et familiales dans une communion des biens partielle.

Plus tard, lors d’une visite au Brésil, en 1991, après avoir vu la « couronne d’épines » de la pauvreté autour de la forêt de gratte-ciel de Sao Paulo⁠[9], Chiara Lubich lancera une « économie de communion » (EdeC) dont nous allons étudier les principes.

Après avoir porté son attention à la distribution, le mouvement va s’intéresser à la production.

C’est précisément à Araceli que l’idée sera lancée « Ici devraient naître, sous la poussée de la communion des biens, des industries, des entreprises confiées surtout à la partie typiquement laïque du Mouvement : focolarini mariés, volontaires, que nous avons définis « les premiers chrétiens du XXe siècle ».

Ces entreprises de toutes sortes devraient être portées par des personnes de tout le Brésil. Elles devraient naître comme des associations où chacun ait la possibilité de participer : participations modestes donc, mais ouvertes au plus grand nombre de personnes possibles. La gestion devrait en être confiée à des éléments compétents, capables de les faire fonctionner avec efficacité et d’en retirer des bénéfices.

Et c’est là que réside la nouveauté : ces bénéfices devraient être mis en commun

Il naîtra ainsi une économie de communion dont cette cité constituera un modèle, une cité pilote. Nous aussi, nous nous servons d’un capital, mais le bénéfice, nous désirons le mettre en commun librement. Dans quel but ? Celui de la première communauté chrétienne : aider ceux qui sont dans le besoin, leur donner de quoi vivre, pouvoir leur offrir un emploi (…). Naturellement les bénéfices serviront aussi à développer l’entreprise. Enfin ils serviront à développer les structures de cette petite cité pour assurer la formation d’hommes nouveaux, animés par l’amour chrétien, car, sans eux, on ne fera pas une nouvelle société (…). »⁠[10]

Le but est clair : « Il s’agit d’aider ceux qui, dans la communauté, sont dans le besoin, mais de façon à les insérer dans le cycle productif et à les rendre autosuffisants, dans leur dignité pleine d’hommes ».⁠[11]

L’originalité de l’économie de communion « est d’introduire le don dans la finalité même et dans la culture de l’entreprise. A travers le libre choix[12] de ceux qui en détiennent le capital, les entreprises adhérant à ce projet répartissent leurs bénéfices en trois parties[13], afin 1) d’aider directement les plus démunis à sortir de leur misère, 2) de diffuser une culture basée sur les valeurs du don, de l’intégrité, et du respect de chacun, parmi ceux qui sont susceptibles de donner comme parmi ceux qui sont susceptibles de recevoir,3) et aussi de pourvoir aux nécessaires investissements assurant l’avenir de l’entreprise » Cet esprit nouveau entraîne, « un plus grand respect des salariés, des clients, des fournisseurs, de l’environnement et de la légalité ». Les plus pauvres peuvent « s’inscrire à leur tour dans la même dynamique du donner et du recevoir ».⁠[14]

Cette culture du don invite « à considérer ses biens comme patrimoine de Dieu à administrer pour le bien de tous »[15]. Et donc, « la propriété des entreprises ne sert pas à accumuler, mais à donner, à créer du travail, à satisfaire les besoins des plus pauvres ».⁠[16]

Qui ne voit ici la mise en œuvre de principes fondamentaux que nous avons longuement étudiés : participation, solidarité, destination universelle des biens, pauvreté vécue et combattue, partage, accès de tous à la propriété, respect de la personne et de l’environnement humain et naturel, etc..

Qui ne voit ici le dépassement des vieux dilemmes ? « Ni individualisme ni collectivisme, mais communion »[17]. Etre ou avoir ? Les Focolari répondent : donner ! A l’image de Dieu, c’est en aimant, en donnant qu’on se réalise et ceci est vrai pour le croyant comme pour l’incroyant puisque lui aussi a été créée à l’image de Dieu. C’est vrai au niveau des personnes, comme au niveau des peuples.

Qui ne voit qu’il s’agit ici d’une révolution ? Le libéralisme économique dans lequel nous vivons est incapable de créer une harmonie économique. Certes, on parle d’économie sociale de marché, on parle d’éthique économique⁠[18] comme si le modèle économique individualiste pouvait être purifié. Radicalement, les Focolari répondent : il ne peut être purifié, il doit être remplacé.

A ceux qui rappellent que l’homme doit être au centre de l’économie, les Focolari applaudissent mais demandent : quel homme ? Pour eux, la réponse est claire : c’est le frère !

Ce n’est donc certes pas un appel à prêter assistance mais plutôt à repenser l’action économique sans discréditer pour autant les initiatives d’assistance et de solidarité qui d’ailleurs sont soutenues par les Focolari et font beaucoup de bien mais « l’esprit qui les anime est d’agir pour suppléer aux déficiences du système et de la mentalité économique actuelle, de demeurer à la périphérie de ce système, en acceptant une distinction entre domaine social et domaine économique et en agissant, par conséquent, davantage dans le premier que dans le second ». Ici, « l’économie est redécouverte, dans son aspect social radical ».⁠[19]

Ce projet, Chiara Lubich en est persuadée, va s’étendre à l’intérieur du Mouvement mais devrait s’étendre aussi à l’extérieur. : « A la différence de l’économie de la société de consommation, fondée sur une culture de l’avoir, l’économie de communion est l’économie du don. Cela peut sembler difficile, ardu, héroïque. Mais il n’en est pas ainsi parce que l’homme créé à l’image de Dieu, qui est Amour, se réalise précisément en aimant, en donnant. Cette exigence se trouve au plus profond de lui, qu’il soit croyant ou non. C’est justement dans cette constatation, vérifiée par notre expérience, que se trouve l’espérance d’une diffusion universelle de l’économie de communion ».⁠[20].

Outre les « pôles économiques » que sont devenues les cités Araceli et O’Higgins, par exemple, on comptait, en 2001, 654 entreprises, à travers le monde⁠[21], ayant adhéré à l’économie de communion. A ces entreprises s’ajoutaient 91 micro-entreprises.⁠[22]

Reste une question. L’expérience qui vit et se développe dans le cadre de l’économie libérale, peut-elle, doit-elle rester indéfiniment le choix de quelques consciences ? La politique de l’État est-elle indifférente ?

Au sein du mouvement des Focolari, on fait remarquer que « l’histoire montre que, lorsqu’une vérité fait brèche, et qu’elle est accueillie dans la conscience des individus et des peuples, elle tend avec le temps à se transformer et, de norme de justice qu’elle était, elle devient une norme positive. Le fait demeure qu’un lien moral ne peut se transformer automatiquement en un lien juridique. Mais dans toute la matière inhérente à la communauté civile, que ce soit sur le plan national comme sur le plan international, les individus, les groupes et les peuples sont appelés à œuvrer dans le contexte d’un « cadre juridique » qui ordonne l’exécution des droits et des devoirs et surtout protège les faibles devant les forts (…). Dans le cadre spécifique du domaine de la production des biens, il est demandé à l’État de « délimiter » la « liberté » du propriétaire en lui imposant des liens juridiques précis de façon à sauvegarder le bien commun ».⁠[23]

En attendant, force est de constater que l’oeuvre de Chiara Lubich jouit d’un grand crédit international.

Le Bureau international de l’Economie et du Travail du Mouvement « Humanité nouvelle », a été accueilli, en 1977 parmi les membres du Conseil économique et social de l’ONU.⁠[24]

En 1977, Chiara Lubich reçoit le Prix Templeton (Londres) décerné à une personnalité qui s’est distinguée par ses activités caritatives ou son dévouement dans l’entraide et la compréhension inter-religieuse. Parmi les personnalités récompensées on relève les noms de Mère Teresa, de Frère Roger, du cardinal Suenens, d’Alexandre Soljénitsyne.

En 1996, elle reçoit le Prix Unesco de l’éducation pour la paix.

En 1998, le Prix européen des Droits de l’homme au Conseil de l’Europe.

Plusieurs universités ont décerné à la fondatrice le titre de Docteur honoris causa, comme ce fut le cas en 1999 à l’Université de Plaisance (Bologne) pour l’économie.

Pour ce qui est de l’Église, comme il a déjà été dit et comme chacun l’a remarqué à chaque étape de la description, il y a parfaite conformité entre l’expérience des Focolari et ce que la morale sociale chrétienne enseigne.

Quand Jean-Paul II dénonce l’injuste répartition des biens entre les pays industrialisés et les pays en voie de développement mais aussi à l’intérieur de chaque pays, riche développé ou non, que suggère-t-il ?

« Nous savons que le capital productif, au plein sens de ce mot, augmente vite, spécialement dans les pays industrialisés. Cependant, cette augmentation ne se réalise pas toujours au bénéfice d’un grand nombre de personnes, mais le capital reste concentré entre els mains de quelques personnes. Or, la doctrine sociale de l’Église a toujours soutenu la participation d’un grand nombre de personnes au capital productif, parce que la propriété est l’un des principaux moyens pour protéger la liberté et la responsabilité de la personne et, par conséquent, de la société. »[25]

En somme, à travers tout son enseignement contemporain ; l’Église ne cesse de méditer les devoirs que nous avons vis-à-vis des pauvres, de ces pauvres auxquels Jésus s’est identifié⁠[26]. L’aumône, le don qui aura été fait ou refusé au pauvre, aura été fait ou refusé au Christ⁠[27] . Quant à la nature de ce don, elle ne se limite pas aux biens matériels : « Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement, et, également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».⁠[28] Et Léon XIII de citer Grégoire le Grand : « Quelqu’un a-t-il le talent de la parole, qu’il prenne garde de se taire ; une surabondance de biens, qu’il ne laisse pas la miséricorde s’engourdir au fond de son cœur ; l’art de gouverner, qu’il s’applique avec soin à en partager avec son frère et l’exercice et les bienfaits »[29]. C’est en vertu de ce principe du partage de tous les biens que l’Église insiste sur la participation, la solidarité, l’accès de tous aux biens matériels et aux moyens de les produire. Le but est de réaliser le plus possible une égalité entre les hommes, de diminuer, comme disait Léon XIII, « cette distance que l’orgueil se plaît à maintenir » pour que l’amitié et, mieux encore, l’amour unisse les hommes.⁠[30]

Benoît XVI, quant à lui a encouragé les Focolari pour leur développement des « rapports de communion dans les familles, dans les communautés et dans chaque domaine de la société ».⁠[31]

Pour que cet esprit triomphe, une question doit être posée:


1. SORGI Tommaso, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 85.
2. SORGI Tommaso, id., p. 82.
3. LUBICH Ch., Message du 20-3-1983, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 87.
4. Discours du 29 mai 1991, cité in QUARTANA Pino, op. cit., p. 19
5. Outre Araceli, Gloria et Santa Maria (Brésil),on peut citer O’Higgins (Argentine), Loppiano (Italie), Fontem (Cameroun), Luminosa (New York), Tagaytay (Philippines), Montet (Suisse). Faro (Croatie), Piero (Kenya), Ottmaring (Allemagne), Arny (France), Mariapolis Vita à Rotselaar (Belgique), etc.
6. Mouvement des Focolari, Dossier de Presse, avril 2003, fiche n° 7.
7. BELZUNG Catherine et GAROCHE Pierre, Avec les non-croyants, Dialogue au grand large, in Nouvelle Cité, n° 448, octobre 2001, pp. 20-22.
8. LUBICH Ch., Economia e lavoro nel Movimiento Umanità Nuova, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 97
9. Cf., op. cit., pp. 15-16.
10. Chiara Lubich, Discours du 29 mai 1991, cité in QUARTANA Pino, op. cit., p. 19. (Brésil)
11. QUARTANA Pino, op. cit., p. 21.
12. « La décision d’utiliser les bénéfices pour le bien commun est prise librement » (ARAUJO Vera, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 60).
13. Egales en principe.
14. Mouvement des Focolari, Dossier de presse, avril 2003, fiche 5bis.
15. LUBICH Ch., Rivoluzione arcobaleno, p. 53, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 89.
16. ARAUJO Vera, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 59.
17. GIORDANI I., Le due città, p. 185, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 117.
18. Nous y reviendrons car la question est relancée aujourd’hui face aux déséquilibres économiques et sociaux à l’échelle du monde. Ce souci de l’éthique est très louable et tout le monde saluera la pensée d’Amartya Sen pour ne citer que lui. Mais rappelons-nous que J. M. Keynes fait cette prévision en 1930: « Je vois des hommes libres revenir à quelques-uns des principes plus solides et authentiques de la religion et des vertus traditionnelles (…), car l’amour de l’argent est méprisable et celui qui se préoccupe le moins du lendemain chemine vraiment sur le sentier de la vertu et de la sagesse profonde (…). Nous préférerons le bien à l’utile. Nous rendrons honneur…​ » à celui qui sait apprécier « les lys des champs qui ne sèment ni ne filent ». On verra une mutation générale, de sorte que « l’engagement à faire pour les autres continuera à avoir une raison d’être alors même que nous n’aurons plus de raison de faire pour nous-mêmes. » Mais il n’abandonne pas le modèle économique individualiste, il veut « le purifier (…) si possible » et se déclare « un hérétique » qui veut attaquer aussi bien l’orthodoxie marxiste que l’orthodoxie du laissez-faire « dans leurs citadelles ». (KEYNES J. M., Perspectives économique pour nos petits enfants, in La pauvreté dans l’abondance, cité in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 120-121).
19. SORGI Tommaso, in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 80-81.
20. Novembre 1991, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 24.
21. La spiritualité du Mouvement est vécue dans 182 pays.
22. Cf. Economie de communion, Dix ans de réalisations, Des entreprises osent le partage, Nouvelle Cité, 2001. Ce livre rassemble des témoignages très concrets de personnes qui se sont engagées aux quatre coins du monde dans l’économie de communion.
23. ARAUJO Vera, in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 64-65.
24. SORGI T., in QUARTANA et alii, op. cit., p. 86.
25. JEAN-PAUL II, La destination universelle des biens, Allocution commémorative in Une terre pour tous les hommes, La destination universelle des biens, Actes du colloque international organisé par le Conseil pontifical « Justice et Paix » du 13 au 15 mai 1991, Centurion, 1992, pp. 148-156
26. Mt 25, 40.
27. RN, 453 in Marmy.
28. Id., 454.
29. Id..
30. RN, 456 in Marmy. Léon XIII rappelle que ce qui mesure les hommes, c’est uniquement la vertu ; que l’ »inclination » que Jésus manifeste aux pauvres doit, d’une part, dit la traduction la plus répandue, « humilier l’âme hautaine du riche et le rendre plus condescendant », d’autre part, « relever le courage de ceux qui souffrent et leur inspirer de la résignation ». Le vocabulaire employé par le traducteur pose problème et on peut penser qu’il est marqué par son époque. En effet, « condescendance » et « résignation » ont pris aujourd’hui un sens nettement péjoratif qu’ils n’ont pas en latin (condescensio, en latin classique et resignatio en latin du moyen-âge) ni, à l’origine, en français. Si l’on accepte cette traduction, il faut comprendre les deux mots dans le contexte de la philosophie que développe Léon XIII. La condescendance peut se comprendre comme la « mise au niveau d’autrui » (lat.) ou la « complaisance par laquelle on s’abaisse au niveau d’autrui » (Robert) ; la résignation, comme une « ouverture », une « confiance » (lat.), un abandon, une patience, un renoncement (Robert). A prendre notamment « résignation » dans son sens péjoratif, on aboutit à une énorme contradiction : à quoi bon réclamer pour les défavorisés, comme le fait Léon XIII, les droits au juste salaire, à l’association, etc.. Si l’on recommande, par ailleurs, l’apathie ? J.-L. Bruguès a raison de dire que « signe de paresse ou de lâcheté, parfois des deux, la résignation est une faute. Elle s’oppose à la vertu de force. » Il explique : « Tandis que le renoncement est une renonciation active, puisque le sujet pose délibérément et volontairement un acte de non-attachement, la résignation apparaît comme une renonciation passive. Le sujet abdique. Il démissionne de la prise en charge de lui-même, de son avenir ou du prochain. Il choisit l’apathie. (…) : le sujet (…) meurt, non pas à lui-même, mais à ses responsabilités. La résignation caricature souvent l’obéissance chrétienne, due aux manifestations de la volonté divine. Se soumettre c’est toujours choisir de se soumettre, jamais de se laisser aller. » (Bruguès). Toute cette difficulté peut être levée si l’on se réfère au texte latin originel, seul texte officiel d’ailleurs suivant la tradition. Léon XIII écrit : « Quarum cognitione rerum facile in fortunatis deprimitur tumens animus, in aerumnosis demissus extollitur : alteri ad facilitatem, alteri ad modestiam flectuntur » (Leonis Papae XIII, Allocutiones, Epistolae, Constituitiones, Aliaque Acta Praecipua, Volumen IV (1890-1891), Desclée de Brouwer, 1894, p. 189). Ce qui peut se traduire littéralement ainsi : Par la connaissance de ces choses (de cette doctrine du Christ), l’esprit (la raison, la volonté) rempli d’orgueil dans la richesse est abaissé, (l’esprit) abaissé dans les malheurs est élevé : les uns (les riches) sont tournés (changés, dirigés) vers l’indulgence (la douceur, la bonté, la complaisance, l’affabilité), les autres (les malheureux) vers la modération (la mesure, la sagesse, la retenue). Traduire facilitas par condescendance et modestia par résignation est tout à fait contestable. La traduction utilisée par Marmy (1944,1949 et 1953) est, elle, réalisée dès 1891 par la Maison de la Bonne Presse, à Paris. Il est à noter que la traduction utilisée dans la brochure publiée par le Conseil pontifical « Justice et Paix », De « Rerum Novarum » à « Centesimus Annus », cité du Vatican, 1991, p. 91, et présentée comme l’œuvre du chanoine P. Tiberghien, Editions Spes, Paris, 1936, est mot pour mot celle de la Maison de la Bonne Presse…​
31. Angélus du 28 juillet 2008. Le 8 février 2007, Benoît XVI encourageait les évêques proches des Focolari en déclarant notamment : « Le mouvement des Focolari, précisément à partir du Coeur de sa spiritualité c’est-à-dire de Jésus crucifié et abandonné, souligne le charisme et le service de l’unité, qui se ralise dans les différents domains sociaux et culturels comme par exemple le domaine économique avec « l’économie de communion », et à travers les voies de l’oecuménisme et du dialogue religieux. » (Zenit, 9-2-2007).Cf. également le Discours aux participants à la rencontre internationale « Familles nouvelles » du Mouvement des Focolari (3 novembre 2007) ; Message aux jeunes du mouvement des Focolari, 1er septembre 2012. Benoît XVI avait rencontré Chiara Lubich lorsqu’il était cardinal Ratzinger à Castel Gandolfo en 1989.
   François aussi a encouragé les Focolari le 26 septembre 2014, le 29 janvier 2020 et le 8 février 2020. Le 10 mai 2018 il s’était rendu à Loppiano, première cité-pilote du mouvement.