Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.

Retour à la vue standard.

iii. Peut-on rendre l’économie solidaire ?

Rappelons-nous tout d’abord ce que nous avons précédemment dit de la solidarité en confrontant les opinions de Ricardo Petrella et de Joseph Tischner. Comme la parabole du bon Samaritain le révèle, la solidarité n’est pas un phénomène spontané qui découle d’une parenté, d’une proximité. L’histoire de Joseph, vendu par ses frères, l’illustre également⁠[1] : « on aurait pu s’attendre justement à ce que le lien du sang soit le plus fort et le plus profond, qu’il soit source de solidarité, mais il n’en est rien : le lien fraternel lui-même suppose au préalable une ouverture à Autrui voire une compassion, et ne fonde ni l’une ni l’autre. »[2]

Que suppose donc la solidarité ? Le dictionnaire la définit ainsi: « relation entre personnes ayant conscience d’une communauté d’intérêts, qui entraîne, pour un élément du groupe, l’obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance. » Le Robert donne en exemple cette réflexion de Lecomte du Nouy : « Il n’existe pas d’autre voie vers la solidarité humaine que la recherche et le respect de la dignité individuelle ».⁠[3]

Conscience, obligation, recherche : nous sommes bien dans le domaine moral. Il n’y a pas de solidarité sans « la prise en compte de la personne dans sa totalité »[4] et, à la limite, de toute personne sans exclusion car une solidarité peut très bien ne se vivre qu’au sein d’une communauté plus ou moins retreinte, plus ou moins fermée aux « autres ». Les frères de Joseph sont solidaires dans leur complot. Dans la perspective chrétienne, tout homme, à quelque groupe qu’il appartienne par ailleurs, est un frère digne d’attention.

Ce rappel confirme que la pratique du don, la générosité, la « charité » que l’on fait, sont en-deçà de la solidarité. Certes, la solidarité, comme la générosité, suppose le désintéressement et la gratuité et « ne dépend en rien de l’économie, ni du social. C’est l’exigence absolue de la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre »[5]. Mais, « pour qu’il y ait solidarité, écrit un philosophe, il ne suffit pas du don ; il faut encore une participation active, et un véritable échange. Il faut comprendre que l’échange est en fait plus qu’un don pur et simple sans attente de retour. »[6] Plus précisément encore, « la générosité instaure toujours un « Tu » (celui à qui on donne) et un « Moi » (celui qui donne), alors que la solidarité suppose un « Nous », pour lequel l’échange et le partage s’insère dans des liens interpersonnels. » « Le développement d’une authentique solidarité passe par l’établissement de liens qui transcendent la générosité et lui permettent de dépasser la compassion occasionnelle ».⁠[7] Nous touchons là à l’essence de la solidarité qu’on a pu rapprocher de l’amitié des Grecs. C’est dans ce sens plein que nous prendrons le mot et non dans ses acceptions plus courantes où il serait plus approprié de parler de camaraderie, de sympathie, de soutien, d’aide, manifestations généreuses et limitées dans le temps et dans l’espace.⁠[8]

On comprend bien, à travers cette description, que l’économie qui se construit sur la satisfaction des besoins et le profit n’est pas en elle-même solidaire. Ce sont les hommes qui peuvent lui donner cette dimension. Et ils doivent y travailler d’autant plus que les ressources sont plus rares, que leur exploitation inappropriée peut avoir des effets dramatiques à plus ou moins long terme, que la mondialisation provoque des drames d’un côté et, d’un autre côté, ne touche qu’indirectement la majeure partie de la population du globe, que trois milliards de personnes vivent dans la misère et que l’État-providence est menacé de faillite.⁠[9]


1. Ex. chapitres 37, 45 et 50.
2. AUCANTE Vincent, in L’économie peut-elle être solidaire ?, Parole et Silence, 2006, p. 120. Ouvrage collectif reprenant une partie des textes des conférences données à Rome, le 10-2-2004, au Centre culturel français, sous le patronage du Conseil pontifical Justice et Paix.
3. L’homme et sa destinée, III, IX. (Exemple 2).
4. AUCANTE Vincent, op. cit., p. 121.
5. VIEILLARD-BARON Jean-Louis, La solidarité et l’économie, in L’économie peut-elle être solidaire ?, op. cit., pp. 30.
6. Id., p. 22.
7. AUCANTE V., op. cit., pp. 13 et 127.
8. Ainsi, au moment de la restructuration des usines VW à Forest en novembre et décembre 2006, des ouvriers d’autres usines, d’autres régions se sont déclarés solidaires des ouvriers de VW, le temps d’une visite, d’une manifestation, d’une grève éventuellement.
9. Cf. NOWAK Maria, La micro-finance: initiative et solidarité, in L’économie peut-elle être solidaire ?, op. cit., pp. 77-78. M. Nowak est Présidente de l’Association pour le droit à l’initiative économique, Présidente du Réseau européen de micro-finance.

⁢a. Par quelles mesures ?

Nous en avons déjà rencontré quelques-unes et elles ne sont pas négligeables. d’autres peuvent être envisagées. Les idées ne manquent pas. Si quelque chose fait défaut c’est la volonté des acteurs.

De nombreux côtés, des voix s’élèvent pour réclamer et parfois obtenir l’instauration de règles locales, internationales, de contrôles, par l’entremise d’organismes compétents qui puissent réguler les marchés et veiller à leur bon fonctionnement.

On parle de plus en plus d’Investissements socialement responsables⁠[1] (ISR ou SRI en anglais), qui respectent l’environnement, la dignité humaine, qui excluent des secteurs non-éthiques et aident au développement entendu comme développement durable.

On souhaite l’ouverture des pays riches aux exportations des pays pauvres, la suppression des aides intérieures, notamment dans le domaine de l’agriculture pour une concurrence plus loyale avec le Sud, l’ouverture du marché financiers à tous les acteurs économiques notamment par ce crédit solidaire qu’est le microcrédit.


1. Les investissements socialement responsables différent des investissements éthiques qui évitent les entreprises avec production que la morale réprouve (à l’instar des Quakers qui, dans les années 20, bannirent alcool, tabac, jeu, armes, etc…​ Les ISR procèdent à une « sélection positive qui privilégie les entreprises qui ont les meilleures pratiques » aux points de vue social et environnemental: l’entreprise est considérée dans son ensemble, relations avec salariés, clients, fournisseurs, actionnaires, environnement. (BAYSER Xavier de, De l’investissement socialement responsable, in L’économie peut-elle être solidaire ?, op. cit., p. 84. X. de Bayser est président d’IdeAM, c’est-à-dire Integral Development Asser Management qui, en France, est une société de gestion d’actifs dédiée à l’Investissement Socialement Responsable, filiale du Groupe Crédit Agricole).

⁢b. Peut-on aller plus loin ?

En 2001, le P. Calvez publiait un livre où il répondait positivement à la question : est-il possible de Changer le capitalisme ?⁠[1]. Appuyé sur l’enseignement de l’Église qu’il rappelle brièvement au passage, le P. Calvez nous offre une voie de transformation qui mérite toute notre attention même si ses propositions bousculent nos habitudes et nos croyances en matière économique. Beaucoup de catholiques, surtout s’ils ont du bien, protesteront et accuseront l’auteur de céder à l’utopie ou à quelque sirène socialiste.

Mais, qu’on y prenne garde ! Non seulement toute la vie du P. Calvez a été consacrée à l’étude de la doctrine sociale de l’Église dont il est un des plus fidèles et zélés interprètes mais, comme nous allons le voir, ses propositions s’inspirent directement de la pensée de Jean XXIII et tout particulièrement de Mater et Magistra.

Comme Jean-Paul II, le P. Calvez met en question ce qu’il appelle le « capitalisme inégal » mais reconnaît le bien-fondé de la liberté des échanges et de l’intervention de l’État : « la liberté des échanges économiques suppose, afin de n’être pas sauvage, un bon encadrement, une régulation, des procédures de lutte contre la violation des règles et de redressement des torts. » Il reconnaît aussi, avec toute la tradition de l’Église, que « certains biens ne doivent pas être achetés et vendus en toute liberté : ils sont trop essentiels à l’homme ou ils font partie de la personne même (…) ».⁠[2] L’économie de marché doit être défendue car elle favorise la liberté, la liberté de l’échange, du choix, de l’initiative. Pour que ce droit soit effectif, il faut logiquement lutter contre les monopoles et travailler à l’égalité des chances car ce droit doit être établi pour tous.

Part ailleurs, la vie économique repose sur deux forces inséparables : le capital et le travail.

Deux forces inégales, comme Marx l’a montré de manière frappante. Le P. Calvez, en effet, emprunte au Capital ses descriptions les plus suggestives de la dictature exercée par la capital sur le travail, des propriétaires sur les travailleurs et ne craint pas de conclure ce rappel en affirmant que « si on rejette de plus en plus ce « marxisme », non sans raison : on tire au contraire toujours grand profit de l’analyse que Marx donnait d’une situation dont bien des traits fondamentaux persistent, ou s’aggravent, aujourd’hui, même dans un mode très renouvelé par rapport à celui des années 1840 ».⁠[3] La précarité et la dépendance des travailleurs dénoncées par Marx, persistent aujourd’hui dans un système capitaliste qui s’est complexifié. A la place du propriétaire-patron du XIXe siècle, le travailleur trouve aujourd’hui des managers dépendant de propriétaires parfois fort lointains et parfois fort transitoires, les actions changeant vite de mains. Banquiers, opérateurs, spéculateurs, joueurs en bourse ont aussi leur rôle tant et si bien que les travailleurs « sont plus dépendants que jamais d’une énorme « puissance » dont ils sentent le poids et qui leur fait percevoir que leur existence est de plus en plus dominée ».⁠[4]

Si le problème majeur du capitalisme est cette dépendance et la passivité qu’elle entraîne, le marxisme ne peut plus se présenter comme un remède puisqu’il a prouvé dans ses réalisations historiques qu’il maintenait cette dépendance et cette passivité.

d’autre part, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs, dans les pays développés du moins, non seulement est en partie liée à la situation misérable d’autres régions du monde mais, qui plus est, s’assortit d’exclusions, de nouvelles formes d’exploitation, de nouvelles aliénations dans le travail (flexibilité, horaires changeants, etc.). De plus, le capitalisme inégal est destructeur de certains modes de vie, des ressources et de l’environnement, de la santé et il promeut de nouvelles valeurs dominantes : la réussite économique, le bien-être du corps.

L’aisance matérielle n’a pas aboli la dépendance, la passivité économique qui « tend à façonner la consommation et les loisirs »[5] . Comme « le plus grand nombre mène une existence façonnée par autrui dans le quotidien comme dans la durée »[6] et a perdu le sens de l’initiative, l’uniformité et le conformisme s’installent dans la consommation et la culture, alimentées par les medias et la publicité.⁠[7]

Dans le couple capital-travail, c’est le travail qui est perdant. Le capital acquis par violence (à l’origine), par l’invention, l’héritage, par l’accumulation, est peu personnel (ce sont des choses, dit Jean-Paul II), il a souvent le temps et comme il permet d’augmenter une production, il possède une grande puissance, il est « en position d’exiger beaucoup ». Le travail, quant à lui, est offert en abondance, il est très personnel, ne peut attendre, précaire donc, « en position de relative faiblesse ».⁠[8]

Pour sortir de cette situation qui n’est pas une fatalité, qui n’est ni un phénomène naturel, ni un produit de l’histoire, il faut que le capital soit accessible au plus grand nombre et non cantonné dans quelques mains : « Ce qui importe, c’est la production et donc l’initiative dans l’emploi des moyens personnels, de l’intelligence, de l’imagination, de la capacité de travail, de l’argent qu’on a aussi. C’est là le plus décisif, industriellement, mais aussi humainement. Or, à cet égard, quelle est au juste la situation ?

C’est en réalité qu’un fort petit nombre d’hommes interviennent seuls dans la répartition du capital et meuvent par là bien des choses importantes dans le monde. Certains hommes -quelques-uns - font un usage très productif de leur intelligence, en étant toujours à l’affût et découvrant, changeant la vie. L’immense majorité, du fait justement qu’elle n’intervient pas dans la répartition du capital, sinon en « suivant » pour ses petits placements un cours de bourse déterminé par d’autres, subit toutes choses, en a l’habitude et ne peut même pas penser qu’il pourrait en être autrement. »[9] Or, il peut en être autrement, c’est une tâche politique et morale.

Une tâche nécessaire aux yeux de l’Église. Si, comme elle le proclame, la propriété légitime « est facteur de personnalisation, de responsabilité sociale, de liberté politique »[10], chacun a droit la propriété, à l’initiative, à la possibilité de créer. Il ne suffit pas de le proclamer encore faut-il que ce droit s’exprime dans la pratique pour tous et non pour quelques-uns. Or, trop d’homme « en grande dépendance, ne peuvent choisir, décider, apporter quelque chose d’eux-mêmes que dans un très petit espace en leur pouvoir (…) ». Il faut « donner de vraies chances à tous ceux qui n’en auront pas ».⁠[11] Permettre à tous d’exercer concrètement leur droit à la propriété, droit entendu comme « droit à une action humaine caractéristique, à une emprise sans laquelle il manque quelque chose à l’homme ».⁠[12]

On parle beaucoup aujourd’hui de démocratie participative. Pourquoi la démocratie ne serait-elle souhaitable qu’en politique et non dans la vie des entreprises, dans l’économie ? La démocratie « doit se traduire dans un empowerment[13], dans une mise en condition d’initiative pour chacun ».⁠[14]

La seule manière de faire face à ce capitalisme inégal, à ce pouvoir exercé par un petit nombre sur le plus grand nombre, est de démocratiser la propriété, c’est-à-dire de la diffuser, en l’occurrence de diffuser le pouvoir du capital : « Le seul titre du travail n’arrive jamais à donner une même puissance que celui de la propriété, ou n’y parvient que fort rarement, pour la raison que le capital est naturellement plus puissant, plus indépendant, moins personnel que le travail ; celui-ci est au contraire personnel mais aussi précaire et fragile. C’est lui qui a le plus de valeur humaine, auquel il faudrait attribuer une « primauté », une « priorité », mais il ne l’a pas automatiquement, en réalité. Il faut donc une politique de la propriété »[15] et le P. Calvez ne craint pas d’ajouter qu’il faut faire subir à la propriété « plus de modifications que n’en prévoient les programmes même socialistes d’aujourd’hui ».⁠[16]

Il est souhaitable en la matière de « convaincre plus qu’imposer, même s’il faut parfois aussi imposer »[17] ce que bien des chrétiens ont des difficultés à admettre. Au mieux, tel spécialiste en appellera au « cœur » des responsables, sans mettre véritablement en cause la domination par le petit nombre mais « l’exhortation éthique (…) ne semble pas à la mesure des problèmes (…) ».⁠[18] Pour équilibrer capital et travail, « l’idéal est (…) très probablement dans la combinaison d’une politique de diffusion efficace de la propriété et d’une politique favorisant une intervention non moins efficace du travail, au même niveau que l’intervention de la propriété »[19] comme c’est le cas dans le système allemand de cogestion que nous avons déjà étudié.

Mais il faut aller plus loin et penser la répartition et l’exercice de la propriété.

Prendre d’abord « des mesures d’égalisation et de correction des chances en matière de propriété »[20] comme on le fait, comme on devrait le faire en matière d’éducation. Non nécessairement à la naissance « mais, par exemple, au moment où, démuni de capital, on est néanmoins capable de quelque plan d’entreprise, d’une initiative créatrice ou productrice »[21]. Il serait opportun alors de faciliter « l’accès au capital pour qui n’a pas eu la chance d’en trouver dans son berceau »[22].

Comment faire pour éviter de retomber sous la dépendance des financiers ?

Par une réforme de l’héritage qui apparaît comme « une des meilleures occasions de corriger les inégalités », et même de « compenser l’effet des inégalités physiques, psychiques ou autres. »[23]

Il ne s’agit pas, à la manière de Marx, d’abolir l’héritage: « l’héritage est un trait fondamental de la famille » et « la famille est un facteur essentiel de la santé de la société globale ». Mais ce souci de la consistance familiale n’implique pas que « l’héritage ne puisse pas être limité à une part seulement des biens possédés et qu’une redistribution ne puisse pas être effectuée à l’occasion des successions ». Une bonne part de ce qui retenu - actions, terres, etc. - servirait « très directement et de manière visible à la diffusion de la propriété du capital », ce qui ne se fait pas actuellement.⁠[24] Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas seulement les enfants d’une famille mais aussi les membres d’une société. Sinon le mot solidarité n’a pas de sens.⁠[25]

d’autres mesures peuvent être envisagées : aider les plus démunis à accéder à une « capitalisation en complément d’une couverture de base des risques de la vie et de la vieillesse assurée par voie obligatoire et solidaire »[26] ; « élargir l’accès à la propriété en favorisant des revenus du travail assez élevés pour chacun » et en vue de l’épargne ; pour cela, établir « des politiques différentielles d’imposition du revenu (…) et même l’impôt négatif »[27].

Quant à l’exercice de la propriété, il faut que les détenteurs du capital soient bien conscients de leur responsabilité et qu’ils soient gagnés par « le souci d’un fonctionnement social autant qu’économiquement productif des entreprises dans lesquelles ils ont directement ou indirectement pris des parts ».⁠[28] Ainsi en est-il des fonds de placement « éthiques ». Ainsi pourrait-il en être avec la création d’associations de petits propriétaires pour « l’exercice efficace du droit de propriété » et, en l’occurrence, pour  »la gestion de parts du capital »[29], avec « un fort engagement moral, social et politique » des membres.⁠[30] Sont intéressantes aussi toutes « les formes d’intéressement intérieur aux entreprises ».⁠[31]

Responsabiliser est le maître-mot tant il est vrai qu’ »un régime de relations sociales de liberté, mais sans partage des responsabilités, se contredit et aboutit à la domination, fût-elle discrète, de quelques-uns et présage la crispation du grand nombre ».⁠[32] Rêver d’améliorer la société sans que tous aient les moyens d’y travailler, est un leurre.

Combattre les dépendances, c’est offrir plus de responsabilité, plus de créativité, plus d’égalité⁠[33] en faisant appel d’abord aux consciences, en les sensibilisant au service et à l’intérêt de tous les hommes, en espérant « une coopération libre et volontaire » mais sans oublier qu’ »un certain degré de contrainte » est nécessaire.

On peut finalement résumer la thèse du P. Calvez en disant que « la question est, au fond, de savoir si l’on peut vivre en démocratie ou s’il faut, ne fût-ce que pour que nous assurions notre subsistance, une oligarchie/ploutocratie contraignante ».⁠[34]

Le lecteur sceptique ou inquiet doit, quant à lui, se rendre compte que, pour l’essentiel, les principes qui inspirent le livre du P. Calvez ne sont, en réalité, que les principes clairement établis par Jean XXIII dans Mater et Magistra.

Après avoir, en 1959, écrit avec J. Perrin, Église et société économique, L’enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII[35], le P. Calvez publiait, seul, en 1963, un autre ouvrage du même titre mais sous-titré : L’enseignement social de Jean XXIII[36]. Dès ce moment, le P. Calvez soulignera la nouveauté de l’encyclique sur le plan de la propriété qu’il convient désormais de diffuser. A l’époque, un économiste classé « catholique de droite », traditionnaliste⁠[37],saluait l’ouvrage précisément pour son chapitre II « Propriété et travail » : « on y trouve, écrit-il, en effet, sur la propriété, les vérités substantielles qui, depuis des années et des années, sont mises sous le boisseau par tout ce qui porte un nom et une plume dans les milieux catholiques maîtres et seigneurs des moyens d’information ».⁠[38] On trouve dans cet ouvrage de 1963 la thèse que soutiendra encore en 2001 le P. Calvez : « Dès que se manifeste clairement la nécessité de la propriété privée pour garantir la liberté d’initiative et les libertés politiques, la conclusion principale n’est plus que chaque bien doit être géré en particulier afin d’être bien géré ; mais chaque homme doit avoir accès à des biens sur lesquels il ait prise. La diffusion de la propriété privée revêt donc une importance plus grande que par le passé. » qu’on ne s’y trompe pas, parmi les biens à diffuser, se trouvent les moyens de production. Il ne s’agit pas seulement de faire en sorte que chaque homme ait son « petit bien », maison, lopin de terre, quelques économies⁠[39] : « …​l’inclusion des moyens de production parmi les biens à mettre en propriété privée s’impose (…) avec force aujourd’hui. » Et le P. Calvez précise que si la propriété privée compte aux yeux de l’Église, « c’est que cette institution n’a pas pour seuls buts la bonne gestion ou la sécurité, c’est qu’elle tend à l’établissement d’une liberté garantie - économique et politique -. Cet objectif ne serait sûrement pas atteint par une distribution brutalement inégale des propriétés telle qu’elle était naguère ; mais une politique entièrement neuve de la propriété privée, vraiment répandue - non pas seulement octroyée avec des précautions pour la rendre inoffensive -, permettrait d’approcher la réalisation de ce but capital. Si notre existence se socialise à grands pas, la seule socialisation qui vaille est celle qui comportera un degré égal de personnalisation pour tous : à côté d’autres institutions de la responsabilité, la propriété privée, autant qu’elle peut renaître, y contribuera de façon décisive. » Pour l’auteur, « ceci n’est pas un simple rêve : c’est, encore une fois, le seul sens humain de l’évolution sociale en cours ».⁠[40]

Plusieurs de ces mesures échappent au pouvoir d’un individu, réclament concertation et volonté politique parfois à un niveau très élevé.

En attendant, dans l’immédiat, que peut faire un riche, un producteur, un propriétaire ? Beaucoup, à l’instar des moines de l’abbaye de Chimay.


1. .
2. Op. cit., p. 12. Comme exemples de biens qui ne doivent pas entrer dans le marché libre, l’auteur cite les organes ou les tissus humains, les produits particulièrement dangereux comme les produits radioactifs ou les drogues.
3. Id., p. 37.
4. Id., p. 28.
5. Id., p. 64.
6. Id., p. 51.
7. « Un individualisme fortement établi (…) se résout facilement en uniformité, en conformisme, en dépendance. » (Id., p. 54).
8. Id., p. 19.
9. Id., p. 47.
10. Id., p. 70.
11. Id., p. 76.
12. Id., p. 74.
13. Littéralement : un don de pouvoir.
14. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 78.
15. Id., p. 79.
16. Id., p. 80. Le P. Calvez ne songe pas un instant à la solution communiste qu’il accuse de simplisme : « Le terme « simplisme » s’applique ici en particulier à la conviction qu’il suffisait de remettre toute la propriété à l’État pour que soit comblé le fossé entre une minorité contrôlant le capital et une immense majorité placée dans la situation de dépendance. (…) La solution d’étatisation généralisée des moyens de production risque de conduire à une emprise indue sur l’ensemble de la vie économique et de la société civile. » (p. 80).
   Plus intéressante était la pensée de l’anarchiste Proudhon . Alors que Marx croyait que l’abolition de la propriété privée conduirait à l’abolition de l’État, Proudhon, lui défendit, à la fin de sa vie, l’idée que c’est la généralisation de la propriété privée qui pourrait contenir et équilibrer la puissance de l’État et conduire finalement à son abolition : « Pour en revenir au suffrage universel, au système des électeurs sans avoir, de deux choses l’une : ou ils voteront avec les propriétaires , et alors ils sont inutiles ; ou bien ils se sépareront des propriétaires, et dans ce cas le Pouvoir reste maître de la situation, soit qu’il s’appuie sur la multitude électorale, soit qu’il se range du côté de la propriété, soit que, plutôt, se plaçant entre deux, il s’érige en médiateur et impose son arbitrage. Conférer au peuple les droits politiques n’était pas en soi une pensée mauvaise ; il eût fallu seulement commencer par lui donner la propriété. (…) La propriété, si on la saisit à l’origine, est un principe vicieux en soi et anti-social, mais destiné à devenir, par sa généralisation même et par le concours d’autres institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social. » (Théorie de la propriété, Librairie internationale, 1871, pp. 154 et 208).
   Mis à part le fait que Proudhon envisage in fine la disparition de l’État à laquelle le P. Calvez ne souscrit pas, celui-ci va plus loin que Proudhon en faisant de la diffusion de la propriété non seulement une force de résistance à la gourmandise de l’État mais aussi le moyen de combattre la dictature du capital telle que nous la vivons aujourd’hui. Et l’on peut appliquer a fortiori au P. Calvez ce jugement de L. Salleron sur Proudhon : « il veut la propriété pour la société parce qu’elle seule peut assurer la justice dans la liberté (…) » (SALLERON L., Diffuser la propriété, Nouvelles Editions Latines, 1964, p. 219).
17. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 82.
18. Id., pp. 86-88. Le P. Calvez analyse à cet endroit la position de Michel Camdessus, ancien directeur général du Fonds monétaire international, exprimée dans une conférence donnée en avril 2000 à la Fondation Centesimus annus, à Rome. Dans le même esprit, le P. Calvez récuse comme une « échappatoire » la suggestion faite jadis par E. Mounier (Ecrits sur le personnalisme, Seuil, 2000, pp. 131-158) d’ »abolir la rémunération du capital, sauf un intérêt fixe ». Pour le P. Calvez, « d’une manière ou d’une autre, il faut veiller à ce que le plus grand nombre possible des hommes aient barre sur le capital et son emploi » (op. cit., pp. 88-90).
19. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 91.
20. Id., p. 94. J.-Y. Calvez part de ce principe « que, en tenant compte de la famille, dont il ne faut assurément pas détruire la consistance, il n’y a toutefois pas de justification à ce qu’un homme se trouve, indépendamment de son activité, en possession, dès la naissance, d’un moyen d’action vraiment plus puissant qu’un autre. » (p. 93).
21. Id., p. 94.
22. Id., p. 95.
23. Id., pp. 95-96.
24. Id., p. 96.
25. L’auteur fait remarquer qu’en des circonstances exceptionnelles, dans l’immédiat après-guerre ou encore au moment de la réunification allemande, les populations ont accepté une forme ou l’autre de redistribution ou de répartition nouvelle.(op. cit., pp. 96-97).
26. Id., p. 97.
27. Id., p. 98.
28. Id..
29. Id., p. 101
30. On sait, par exemple, que la gestion des fonds de pension se préoccupe peu de l’intérêt des travailleurs de l’entreprise où les fonds ont été investis hormis le respect de quelques grands principes généraux.(Id., pp. 102-103).
31. Id., pp. 104-105.
32. Id., p. 7.
33. Rappelons que l’égalité n’est pas l’« égalitarisme mécanique » mais tous les hommes doivent avoir « un sens aigu de l’égalité fondamentale », ne pas l’oublier et tendre à la respecter effectivement : « il n’est point de régime de liberté durable sans une fraternité active, sans un partage, entre le plus grand nombre possible d’hommes, de l’initiative et de la responsabilité ». (Id., pp. 115-116).
34. Id., p. 113.
35. Publié chez Aubier en 1959.
36. Église et société économique, L’enseignement social de Jean XXIII, Aubier, 1963.
37. Cf. France catholique, n° 2341. L. Salleron est un des auteurs de la loi du 2 décembre 1940 relative à l’organisation corporative de l’agriculture (cf. ruralia.revues.org).
38. SALLERON L., Diffuser la propriété, Nouvelles Editions Latines, 1964, p. 113. Ce livre portait, en bandeau rouge, cette citation de Proudhon : « La propriété est la plus grande force révolutionnaire qui existe et qui se puisse opposer au Pouvoir ».
39. Dans Mater et Magistra, Jean XXIII esquissait un mouvement que le P. Calvez souhaite pousser plus loin. En effet, le pape, en insistant sur la diffusion de la propriété privée, pensait surtout à quelques biens modestes. qu’on en juge : « Affirmer que le caractère naturel du droit de propriété privée concerne aussi les biens de production ne suffit pas: il faut insister en outre pour qu’elle soit effectivement diffusée parmi toutes les classes sociales.
   Comme le déclare Notre Prédécesseur Pie XII : « La dignité de la personne humaine exige normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre, à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous » (Message de Noël 1942). d’autre part, il faut placer parmi les exigences qui résultent de la noblesse du travail, « …​la conservation et le perfectionnement d’un ordre social qui rende possible et assurée, si modeste qu’elle soit, une propriété privée à toutes les classes du peuple » (id.).
   Il faut d’autant plus urger cette diffusion de la propriété, en notre époque où, Nous l’avons remarqué, les structures économiques de pays de plus en plus nombreux se développent rapidement. C’est pourquoi, si on recourt avec prudence aux techniques qui ont fait preuve d’efficacité, il ne sera pas difficile de susciter des initiatives, de mettre en branle une politique économique et sociale qui encourage et facilite une plus ample accession à la propriété privée des biens durables : une maison, une terre, un outillage artisanal, l’équipement d’une ferme familiale, quelques actions d’entreprises moyennes ou grandes. Certains pays, économiquement développés et socialement avancés, en ont fait l’heureuse expérience. »
40. CALVEZ J.-Y., Église et société économique, L’enseignement de Jean XXIII, op. cit., pp. 40-41 et 44-45.