En 2001, le P. Calvez publiait un livre où il répondait positivement à
la question : est-il possible de Changer le capitalisme ?.
Appuyé sur l’enseignement de l’Église qu’il rappelle brièvement au
passage, le P. Calvez nous offre une voie de transformation qui mérite
toute notre attention même si ses propositions bousculent nos habitudes
et nos croyances en matière économique. Beaucoup de catholiques, surtout
s’ils ont du bien, protesteront et accuseront l’auteur de céder à
l’utopie ou à quelque sirène socialiste.
Mais, qu’on y prenne garde ! Non seulement toute la vie du P. Calvez a
été consacrée à l’étude de la doctrine sociale de l’Église dont il est
un des plus fidèles et zélés interprètes mais, comme nous allons le
voir, ses propositions s’inspirent directement de la pensée de Jean
XXIII et tout particulièrement de Mater et Magistra.
Comme Jean-Paul II, le P. Calvez met en question ce qu’il appelle le
« capitalisme inégal » mais reconnaît le bien-fondé de la liberté des
échanges et de l’intervention de l’État : « la liberté des échanges
économiques suppose, afin de n’être pas sauvage, un bon encadrement, une
régulation, des procédures de lutte contre la violation des règles et de
redressement des torts. » Il reconnaît aussi, avec toute la tradition de
l’Église, que « certains biens ne doivent pas être achetés et vendus en
toute liberté : ils sont trop essentiels à l’homme ou ils font partie de
la personne même (…) ». L’économie de marché
doit être défendue car elle favorise la liberté, la liberté de
l’échange, du choix, de l’initiative. Pour que ce droit soit effectif,
il faut logiquement lutter contre les monopoles et travailler à
l’égalité des chances car ce droit doit être établi pour tous.
Part ailleurs, la vie économique repose sur deux forces inséparables : le
capital et le travail.
Deux forces inégales, comme Marx l’a montré de manière frappante. Le P.
Calvez, en effet, emprunte au Capital ses descriptions les plus
suggestives de la dictature exercée par la capital sur le travail, des
propriétaires sur les travailleurs et ne craint pas de conclure ce
rappel en affirmant que « si on rejette de plus en plus ce « marxisme »,
non sans raison : on tire au contraire toujours grand profit de l’analyse
que Marx donnait d’une situation dont bien des traits fondamentaux
persistent, ou s’aggravent, aujourd’hui, même dans un mode très
renouvelé par rapport à celui des années 1840 ».
La précarité et la dépendance des travailleurs dénoncées par Marx,
persistent aujourd’hui dans un système capitaliste qui s’est
complexifié. A la place du propriétaire-patron du XIXe siècle, le
travailleur trouve aujourd’hui des managers dépendant de propriétaires
parfois fort lointains et parfois fort transitoires, les actions
changeant vite de mains. Banquiers, opérateurs, spéculateurs, joueurs en
bourse ont aussi leur rôle tant et si bien que les travailleurs « sont
plus dépendants que jamais d’une énorme « puissance » dont ils sentent le
poids et qui leur fait percevoir que leur existence est de plus en plus
dominée ».
Si le problème majeur du capitalisme est cette dépendance et la
passivité qu’elle entraîne, le marxisme ne peut plus se présenter comme
un remède puisqu’il a prouvé dans ses réalisations historiques qu’il
maintenait cette dépendance et cette passivité.
d’autre part, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs,
dans les pays développés du moins, non seulement est en partie liée à la
situation misérable d’autres régions du monde mais, qui plus est,
s’assortit d’exclusions, de nouvelles formes d’exploitation, de
nouvelles aliénations dans le travail (flexibilité, horaires changeants,
etc.). De plus, le capitalisme inégal est destructeur de certains modes
de vie, des ressources et de l’environnement, de la santé et il promeut
de nouvelles valeurs dominantes : la réussite économique, le bien-être du
corps.
L’aisance matérielle n’a pas aboli la dépendance, la passivité
économique qui « tend à façonner la consommation et les
loisirs » . Comme « le plus grand nombre mène
une existence façonnée par autrui dans le quotidien comme dans la
durée » et a perdu le sens de l’initiative,
l’uniformité et le conformisme s’installent dans la consommation et la
culture, alimentées par les medias et la publicité.
Dans le couple capital-travail, c’est le travail qui est perdant. Le
capital acquis par violence (à l’origine), par l’invention, l’héritage,
par l’accumulation, est peu personnel (ce sont des choses, dit Jean-Paul
II), il a souvent le temps et comme il permet d’augmenter une
production, il possède une grande puissance, il est « en position
d’exiger beaucoup ». Le travail, quant à lui, est offert en abondance,
il est très personnel, ne peut attendre, précaire donc, « en position de
relative faiblesse ».
Pour sortir de cette situation qui n’est pas une fatalité, qui n’est ni
un phénomène naturel, ni un produit de l’histoire, il faut que le
capital soit accessible au plus grand nombre et non cantonné dans
quelques mains : « Ce qui importe, c’est la production et donc
l’initiative dans l’emploi des moyens personnels, de l’intelligence, de
l’imagination, de la capacité de travail, de l’argent qu’on a aussi.
C’est là le plus décisif, industriellement, mais aussi humainement. Or,
à cet égard, quelle est au juste la situation ?
C’est en réalité qu’un fort petit nombre d’hommes interviennent seuls
dans la répartition du capital et meuvent par là bien des choses
importantes dans le monde. Certains hommes -quelques-uns - font un usage
très productif de leur intelligence, en étant toujours à l’affût et
découvrant, changeant la vie. L’immense majorité, du fait justement
qu’elle n’intervient pas dans la répartition du capital, sinon en
« suivant » pour ses petits placements un cours de bourse déterminé par
d’autres, subit toutes choses, en a l’habitude et ne peut même pas
penser qu’il pourrait en être autrement. » Or,
il peut en être autrement, c’est une tâche politique et morale.
Une tâche nécessaire aux yeux de l’Église. Si, comme elle le proclame,
la propriété légitime « est facteur de personnalisation, de
responsabilité sociale, de liberté politique »,
chacun a droit la propriété, à l’initiative, à la possibilité de créer.
Il ne suffit pas de le proclamer encore faut-il que ce droit s’exprime
dans la pratique pour tous et non pour quelques-uns. Or, trop d’homme
« en grande dépendance, ne peuvent choisir, décider, apporter quelque
chose d’eux-mêmes que dans un très petit espace en leur pouvoir (…) ».
Il faut « donner de vraies chances à tous ceux qui n’en auront
pas ». Permettre à tous d’exercer concrètement
leur droit à la propriété, droit entendu comme « droit à une action
humaine caractéristique, à une emprise sans laquelle il manque quelque
chose à l’homme ».
On parle beaucoup aujourd’hui de démocratie participative. Pourquoi la
démocratie ne serait-elle souhaitable qu’en politique et non dans la vie
des entreprises, dans l’économie ? La démocratie « doit se traduire dans
un empowerment, dans une
mise en condition d’initiative pour chacun ».
La seule manière de faire face à ce capitalisme inégal, à ce pouvoir
exercé par un petit nombre sur le plus grand nombre, est de démocratiser
la propriété, c’est-à-dire de la diffuser, en l’occurrence de diffuser
le pouvoir du capital : « Le seul titre du travail n’arrive jamais à
donner une même puissance que celui de la propriété, ou n’y parvient que
fort rarement, pour la raison que le capital est naturellement plus
puissant, plus indépendant, moins personnel que le travail ; celui-ci est
au contraire personnel mais aussi précaire et fragile. C’est lui qui a
le plus de valeur humaine, auquel il faudrait attribuer une « primauté »,
une « priorité », mais il ne l’a pas automatiquement, en réalité. Il faut
donc une politique de la propriété » et le P.
Calvez ne craint pas d’ajouter qu’il faut faire subir à la propriété
« plus de modifications que n’en prévoient les programmes même
socialistes d’aujourd’hui ».
Il est souhaitable en la matière de « convaincre plus qu’imposer, même
s’il faut parfois aussi imposer » ce que bien des chrétiens ont des difficultés à admettre. Au mieux,
tel spécialiste en appellera au « cœur » des responsables, sans mettre
véritablement en cause la domination par le petit nombre mais
« l’exhortation éthique (…) ne semble pas à la mesure des problèmes
(…) ». Pour équilibrer capital et travail,
« l’idéal est (…) très probablement dans la combinaison d’une
politique de diffusion efficace de la propriété et d’une politique
favorisant une intervention non moins efficace du travail, au même
niveau que l’intervention de la propriété » comme c’est le cas dans le système allemand de cogestion
que nous avons déjà étudié.
Mais il faut aller plus loin et penser la répartition et l’exercice de
la propriété.
Prendre d’abord « des mesures d’égalisation et de correction des chances
en matière de propriété » comme on le fait, comme on
devrait le faire en matière d’éducation. Non nécessairement à la
naissance « mais, par exemple, au moment où, démuni de capital, on est
néanmoins capable de quelque plan d’entreprise, d’une initiative
créatrice ou productrice ». Il serait opportun
alors de faciliter « l’accès au capital pour qui n’a pas eu la chance
d’en trouver dans son berceau ».
Comment faire pour éviter de retomber sous la dépendance des financiers ?
Par une réforme de l’héritage qui apparaît comme « une des meilleures
occasions de corriger les inégalités », et même de « compenser l’effet
des inégalités physiques, psychiques ou autres. »
Il ne s’agit pas, à la manière de Marx, d’abolir l’héritage:
« l’héritage est un trait fondamental de la famille » et « la famille
est un facteur essentiel de la santé de la société globale ». Mais ce
souci de la consistance familiale n’implique pas que « l’héritage ne
puisse pas être limité à une part seulement des biens possédés et qu’une
redistribution ne puisse pas être effectuée à l’occasion des
successions ». Une bonne part de ce qui retenu - actions, terres, etc. -
servirait « très directement et de manière visible à la diffusion de la
propriété du capital », ce qui ne se fait pas
actuellement. Il ne faut pas oublier que nous ne
sommes pas seulement les enfants d’une famille mais aussi les membres
d’une société. Sinon le mot solidarité n’a pas de
sens.
d’autres mesures peuvent être envisagées : aider les plus démunis à
accéder à une « capitalisation en complément d’une couverture de base
des risques de la vie et de la vieillesse assurée par voie obligatoire
et solidaire » ; « élargir l’accès à la propriété
en favorisant des revenus du travail assez élevés pour chacun » et en
vue de l’épargne ; pour cela, établir « des politiques différentielles
d’imposition du revenu (…) et même l’impôt négatif ».
Quant à l’exercice de la propriété, il faut que les détenteurs du
capital soient bien conscients de leur responsabilité et qu’ils soient
gagnés par « le souci d’un fonctionnement social autant
qu’économiquement productif des entreprises dans lesquelles ils ont
directement ou indirectement pris des parts ». Ainsi en
est-il des fonds de placement « éthiques ». Ainsi pourrait-il en être avec
la création d’associations de petits propriétaires pour « l’exercice
efficace du droit de propriété » et, en l’occurrence, pour »la gestion
de parts du capital », avec « un fort engagement
moral, social et politique » des membres.
Sont intéressantes aussi toutes « les formes d’intéressement intérieur
aux entreprises ».
Responsabiliser est le maître-mot tant il est vrai qu’ »un régime de
relations sociales de liberté, mais sans partage des responsabilités, se
contredit et aboutit à la domination, fût-elle discrète, de quelques-uns
et présage la crispation du grand nombre ». Rêver
d’améliorer la société sans que tous aient les moyens d’y travailler,
est un leurre.
Combattre les dépendances, c’est offrir plus de responsabilité, plus de
créativité, plus d’égalité en faisant appel d’abord aux consciences, en les
sensibilisant au service et à l’intérêt de tous les hommes, en espérant
« une coopération libre et volontaire » mais sans oublier qu’ »un
certain degré de contrainte » est nécessaire.
On peut finalement résumer la thèse du P. Calvez en disant que « la
question est, au fond, de savoir si l’on peut vivre en démocratie ou
s’il faut, ne fût-ce que pour que nous assurions notre subsistance, une
oligarchie/ploutocratie contraignante ».
Le lecteur sceptique ou inquiet doit, quant à lui, se rendre compte que,
pour l’essentiel, les principes qui inspirent le livre du P. Calvez ne
sont, en réalité, que les principes clairement établis par Jean XXIII
dans Mater et Magistra.
Après avoir, en 1959, écrit avec J. Perrin, Église et société
économique, L’enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII
, le P. Calvez publiait, seul, en
1963, un autre ouvrage du même titre mais sous-titré : L’enseignement
social de Jean XXIII. Dès ce moment, le
P. Calvez soulignera la nouveauté de l’encyclique sur le plan de la
propriété qu’il convient désormais de diffuser. A l’époque, un
économiste classé « catholique de droite », traditionnaliste,saluait l’ouvrage précisément
pour son chapitre II « Propriété et travail » : « on y trouve, écrit-il,
en effet, sur la propriété, les vérités substantielles qui, depuis des
années et des années, sont mises sous le boisseau par tout ce qui porte
un nom et une plume dans les milieux catholiques maîtres et seigneurs
des moyens d’information ». On trouve dans cet ouvrage de 1963 la thèse que soutiendra
encore en 2001 le P. Calvez : « Dès que se manifeste clairement la
nécessité de la propriété privée pour garantir la liberté d’initiative
et les libertés politiques, la conclusion principale n’est plus que
chaque bien doit être géré en particulier afin d’être bien géré ; mais
chaque homme doit avoir accès à des biens sur lesquels il ait prise. La
diffusion de la propriété privée revêt donc une importance plus grande
que par le passé. » qu’on ne s’y trompe pas, parmi les biens à diffuser,
se trouvent les moyens de production. Il ne s’agit pas seulement de
faire en sorte que chaque homme ait son « petit bien », maison, lopin de
terre, quelques économies : « …l’inclusion
des moyens de production parmi les biens à mettre en propriété privée
s’impose (…) avec force aujourd’hui. » Et le P. Calvez précise que si
la propriété privée compte aux yeux de l’Église, « c’est que cette
institution n’a pas pour seuls buts la bonne gestion ou la sécurité,
c’est qu’elle tend à l’établissement d’une liberté garantie - économique
et politique -. Cet objectif ne serait sûrement pas atteint par une
distribution brutalement inégale des propriétés telle qu’elle était
naguère ; mais une politique entièrement neuve de la propriété privée,
vraiment répandue - non pas seulement octroyée avec des précautions pour
la rendre inoffensive -, permettrait d’approcher la réalisation de ce
but capital. Si notre existence se socialise à grands pas, la seule
socialisation qui vaille est celle qui comportera un degré égal de
personnalisation pour tous : à côté d’autres institutions de la
responsabilité, la propriété privée, autant qu’elle peut renaître, y
contribuera de façon décisive. » Pour l’auteur, « ceci n’est pas un
simple rêve : c’est, encore une fois, le seul sens humain de l’évolution
sociale en cours ».
Plusieurs de ces mesures échappent au pouvoir d’un individu, réclament
concertation et volonté politique parfois à un niveau très élevé.
En attendant, dans l’immédiat, que peut faire un riche, un producteur,
un propriétaire ? Beaucoup, à l’instar des moines de l’abbaye de Chimay.