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Chapitre 4 : Vers une économie solidaire ?

« Riche et pauvre se rencontrent,

le seigneur les a faits tous les deux »[1]

« Le pauvre, s’il est sage, tient la tête haute

et s’assied parmi les grands »[2]

« Vends ce que tu as, distribue-le aux pauvres

(…) puis viens, suis-moi »[3]

Tout au long de cette quatrième partie consacrée aux questions économiques et sociales, nous avons relevé un grave problème : la persistance et l’aggravation des pauvretés et des inégalités en dépit des immenses progrès accomplis dans la production des biens nécessaires à la vie. Après l’échec de l’expérience communiste, le capitalisme triomphant n’a pas tenu ses promesses. Au contraire, l’ »idéologie de marché » a relancé durement toute la « question sociale »⁠[4] L’idéologie de marché est partie à la conquête du monde, poussant à la privatisation de plus en plus d’aspects de la vie sociale, exaltant le culte de la réussite matérielle, anesthésiant ou bousculant le politique. Face à la misère du tiers-monde et du quart-monde, elle promet, s’agite mais finalement semble s’accommoder des écarts, des fossés entre les conditions de vie. Et même dans les pays dits développés où capitalisme et un certain « socialisme » arrivent à vivre ensemble, chômage, endettement, indigence, frustrations, envies empoisonnent l’existence qui n’a plus comme seuls horizons que l’argent et le plaisir ou le fatalisme et la résignation avec, de temps à autre, une explosion de colère parce qu’on a toujours trop peu ou parce que trop, c’est trop.

Nous l’avons vu, il n’est pas question de rediscuter de la pertinence de l’économie de marché, mais il est question, à moins de vouloir en revenir à la pénurie organisée, de savoir s’il est possible de mettre cette économie de marché au service de toutes les personnes, au service de la plus grande justice sociale possible.

On ne peut nier un malaise dans les sociétés favorisées. Malaise qui s’exprime à travers les mouvements altermondialistes, à travers les protestations syndicales mais aussi dans la recherche intellectuelle, dans la mise en question des paramètres actuels de la vie économique. d’un peu partout, de toutes les familles de pensée, s’élève l’appel à plus de justice entre les hommes et les sociétés. De plus en plus on entend parler d’économie solidaire, économie éthique, économie de communion, économie équitable, économie sociale.

Comment y répondre sans retomber dans les travers de l’économie dirigée et planifiée ? Autrement dit, le capitalisme est-il réformable ? Peut-on changer le capitalisme ou, plus radicalement, sortir du capitalisme ?

Depuis l’effondrement du bloc soviétique, le capitalisme est devenu « un bateau ivre qui ne maîtrise plus sa puissance »[5] et ses excès ont montré « la dangerosité d’un système économique qui ne connaîtrait guère de bornes ou de vis-à-vis véritables »[6]. Les régulations sont nécessaires mais encore faut-il savoir, au delà de leurs modalités pratiques et diverses, à quoi elles peuvent servir. Simplement à contenir les excès ou, mieux, à orienter l’activité économique vers une fin qui la dépasse, la justifie et finalement la transforme ?

Il ne suffit pas d’en appeler aux consciences pour plus de justice, d’égalité, de solidarité, de partage, il s’agit maintenant de proposer des chemins de réforme.

Les propositions ne manquent pas. Nous allons en examiner quelques-unes en les confrontant aux exigences évangéliques et aux directives de la morale sociale chrétienne.


1. Pr 22,2.
2. Si 11,1.
3. Lc 18,22.
4. Cf. Les nouvelles figures de la question sociale, in La Revue Nouvelle, décembre 2003.
5. MADELIN H. sj, Tricheries capitalistes, in Etudes, octobre 2002, p. 293.
6. Id., p. 296.

⁢i. Le Magistère

Si, à partir de Léon XIII, de manière explicite et organisée, l’Église s’intéresse à la question sociale, et si, de temps à autre, l’expression « économie sociale » a été employée par les Souverains Pontifes⁠[1], il revient à Pie XII de l’avoir employée à plusieurs reprises⁠[2] et surtout d’avoir défini ce que l’Église entendait par ce « concept chrétien de l’économie sociale »[3]. En voici la description la plus éclairante⁠[4]:

« 1° Qui dit vie économique, dit vie sociale. Le but (de la vie économique) auquel elle tend par sa nature même et que les individus doivent également poursuivre dans les diverses formes de leur activité, c’est de mettre d’une façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle.

Ici donc il n’est pas possible d’obtenir quelque résultat sans un ordre extérieur, sans des normes sociales, qui visent à l’obtention durable de cette fin et le recours à un automatisme magique est une chimère non moins vaine pour la vie économique que dans tout autre domaine de la vie en général.

2° La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté.

Mais cette liberté ne peut être la fascinante mais trompeuse formule, vieille de cent ans, c’est-à-dire d’une liberté purement négative, niant la volonté régulatrice de l’État.

Ce n’est pas non plus la pseudo-liberté de nos jours, qui consiste à se soumettre au commandement de gigantesques organisations.

La vraie et saine liberté ne peut être que la liberté d’hommes qui, se sentant solidairement liés en vue du but objectif de l’économie sociale, sont en droit d’exiger que l’ordre social de l’économie loin de porter la moindre atteinte à leur liberté dans le choix des moyens adaptés à ce but, la garantisse et la protège. Ceci vaut également pour tout genre de travail, indépendant et dépendant, car, en regard de la fin de l’économie sociale, tout membre producteur est sujet et non pas objet de l’économie sociale. »[5]

Ce texte mérite d’être analysé parce que si les principes qu’il établit continueront d’inspirer la doctrine sociale de l’Église, nous n’aurons plus l’occasion, par la suite, de les trouver ramassés dans une présentation aussi complète et précise.

Quelles sont les leçons à tirer de cet enseignement ?

\1. La vie économique « n’est pas un monde à part, autonome, indépendant »[6], mais un aspect de la vie sociale : « qui dit vie économique, dit vie sociale ».

\2. La vie sociale est elle-même un aspect de la vie morale : « La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté ». La liberté étant une caractéristique majeure de la nature de l’homme doué d’une capacité d’autodétermination en vue d’une fin.

De ces deux points, on peut déduire que la vie économique ne peut être purement et simplement une science qui n’obéit qu’à ses propres règles, qu’elle ne peut être, comme dans la conception libérale stricte, individuelle mais solidaire et qu’elle ne peut être, comme dans la théorie marxiste qui réhabilita l’aspect social, détachée d’exigences morales⁠[7].

Si la vie sociale se définit par la solidarité, c’est-à-dire « l’union morale, organique, de plusieurs hommes, en vue d’une même fin, à atteindre par des moyens pris en commun »[8], le but de la vie économique, « c’est de mettre, de façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de la vie culturelle et spirituelle »[9]. L’activité économique est donc ordonnée aux finalités « culturelles et spirituelles » de l’homme, de tous les hommes : « de tous les membres », est-il bien dit. Dans cet esprit, « l’effort de production n’est pas considéré indépendamment de la justice de la répartition »[10] ni indépendamment des fins de la destinée humaine.⁠[11]

L’oubli de ces principes ouvre la porte à l’économisme, au matérialisme et conduit au désordre, à l’exploitation, au déséquilibre,

\3. Il ne faut pas oublier non plus que la vie économique, sociale et morale se développe dans la liberté, une liberté qui, sous peine d’anarchie, est garantie, protégée et régulée par l’État, gardien du bien commun. Une liberté dans la solidarité. Nous avons suffisamment insisté sur ce point qu’il est inutile de s’y attarder encore.

Par contre, il est intéressant de montrer qu’aujourd’hui encore, dans un autre langage, les trois points mis en évidence restent d’application et continuent d’inspirer l’enseignement de l’Église⁠[12] notamment en ce qui concerne le rapport entre l’économie et la morale.⁠[13]

Le concile de Vatican II dira : « Dans la vie économico-sociale aussi, il faut honorer et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société. C’est l’homme en effet qui est l’auteur, le centre et le but de toute la vie économico-sociale. »[14]

Le Catéchisme de l’Église catholique affirmera que « le développement des activités économiques et la croissance de la production sont destinés à subvenir aux besoins des êtres humains. La vie économique ne vise pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ou la puissance ; elle est d’abord ordonnée au service des personnes, de l’homme tout entier et de toute la communauté humaine. Conduite selon ses méthodes propres, l’activité économique doit s’exercer dans les limites de l’ordre moral, suivant la justice sociale, afin de répondre au dessein de Dieu sur l’homme. »[15]

Enfin, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église insistera : le bien commun ne peut être un « simple bien-être économique, privé de toute finalisation transcendante, c’est-à-dire de sa raison d’être la plus profonde. »[16] « Le développement économique peut être durable s’il se réalise au sein d’un cadre clair et défini de normes et d’un vaste projet de croissance morale, civile et culturelle de l’ensemble de la famille humaine »[17] Et l’on pourrait encore résumer la doctrine qu’il développe par cette simple phrase : la vie économique doit être au service du développement intégral et solidaire de tous les hommes et de tous les peuples.⁠[18]

Ce sont ces exigences qui ont permis à Jean-Paul II d’affirmer, dans une page aujourd’hui célèbre, qu’il y a capitalisme et capitalisme et qu’il vaudrait mieux, vu l’ambigüité du terme, l’abandonner : « Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’ »économie d’entreprise », ou d’ »économie de marché », ou simplement d’ »économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[19]

Pie XII avait popularisé l’expression « économie sociale », à sa suite et dans le sillage des rappels incessants de l’Église, les théologiens, pour exprimer le même objet, ont employé diverses expressions plus ou moins synonymes. Le P. Lebret parlera d’« économie humaine »[20], le P. Villain d’un « au-delà du capitalisme »[21]. Quant à Igino Giordani⁠[22], il considéra comme universelle « l’aspiration à des économies de solidarité »[23]. Mgr A.-M. Léonard parle d’ »économie humaniste », d’ »économie de solidarité » et note -et ceci est très intéressant - qu’« Il est frappant de voir que, malgré leurs divergences philosophiques, les analystes qui dénoncent le désordre mondial proposent des solutions convergentes, qui rejoignent largement, même quand ils l’ignorent, la doctrine sociale de l’Église. Tous les auteurs dont nous nous sommes inspiré[24], écrit-il, malgré la diversité de leurs horizons, plaident pour une économie humaniste, c’est-à-dire, par contraste avec un capitalisme sauvage, pour une société à visage humain, appuyée sur une intervention judicieuse de l’État au service des programmes sociaux (intégration, sécurité sociale, ouverture multiculturelle), de la protection de l’environnement et surtout de l’éducation. Ils sont habités par la même conviction que, par-delà tous les fatalismes, une telle société humaniste est possible et économiquement viable. Bien plus, une société authentiquement morale et spirituelle, une société plus respectueuse de l’environnement, conduirait à réduire de monstrueux gaspillages et contribuerait ainsi à assainir nos économies essoufflées. Et leur maître-mot à tous est celui qui habitait déjà la morale de Descartes, à savoir cette « générosité » qui, au lieu de voir chez tous les autres des concurrents à éliminer ou à absorber, discerne en eux les partenaires souhaitables d’une économie de solidarité. »[25] Et, comme nous l’avons vu et le reverrons, Benoît XVI, inspiré sans doute par le modèle des Focolari, propose d’insérer en économie une dimension de don et de gratuité sans quoi on ne pourra jamais faire face aux déséquilibres du monde.

Cela étant dit, il nous faut examiner de plus près quelques propositions de transformation car il ne suffit pas de souhaiter rompre avec le « capitalisme sauvage », pour être en accord avec la vision chrétienne. Encore faut-il que les mesures concrètes proposées soient susceptibles d’atteindre, autant que faire se peut, les finalités données par la doctrine à l’acte économique. Encore faut-il, par exemple, que l’intervention de l’État soit bien « judicieuse »⁠[26], que la priorité soit bien donnée à la personne humaine et non d’abord à l’environnement comme c’est le cas trop souvent aujourd’hui.


1. Dans la première phrase de Rerum Novarum, on lit: « La soif d’innovations qui, depuis longtemps, s’est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l’économie sociale. » (In Marmy, 432). Pie XI emploiera aussi l’expression dans Quadragesimo Anno : « Les ressources que ne cessent d’accumuler les progrès de l’économie sociale doivent (…) être réparties de telle manière (…) que soit (…) respecté le bien commun de la société tout entière. » (In Marmy, 560).
2. Cf., notamment, Radiomessage pour le cinquantenaire de l’encyclique Rerum Novarum (1-6-1941), Discours aux membres du Congrès des échanges internationaux (7-3-1948), Discours au Congrès international des études sociales (3-6-1950), Lettre à M. Charles Flory, président des Semaines sociales de France (7-7-1952), Radiomessage au monde (24-12-1952).
3. Allocution au Congrès mondial des Chambres de commerce, 27-4-1950.
4. Cf. CLEMENT M., L’économie sociale selon Pie XII, Synthèse doctrinale, Nouvelles éditions latines, 1953, pp. 24-35.
5. Discours aux membres du Congrès des échanges internationaux (7-3-1948). En abrégé : CEI. Le texte développe ensuite les principes qui doivent inspirer les économies nationale et internationale.
6. CLEMENT M., op. cit., p. 25.
7. « Le bien moral n’a pas grand sens dans un système quasi déterministe. L’idée même de moralité n’est que l’une de ces superstitions qui suivent l’infrastructure économique de la société. La moralité strictement dite suppose la liberté, faculté de choisir d’une personne qui est un être spirituel autonome. Le marxisme n’a pas cette notion de la personne. La liberté à l’entendre, n’est que l’émancipation progressive de l’homme à l’égard des forces de la nature, par la science et la technique (…). Les deux civilisations (économie libérale et marxisme) n’en font (en définitive) qu’une, pile et face de la même médaille matérialiste. Aussi, ici comme là, même insouciance profonde d’organiser vraiment la société en fonction de l’homme, au service du bien commun. Les lois de l’économie ou la dialectique historique y suffisent. » (LEBRET P. L.-J., Découverte du bien commun, Mystique d’un monde nouveau, Economie et humanisme, 1947, pp. 110-111). Sur le P. Lebret, cf. infra.
8. Id., p. 28.
9. CEI, op. cit..
10. CLEMENT M., op. cit., p. 29.
11. A contrario, dans un monde où le lien entre vie économique, vie sociale et vie morale a été rompu, « les pensées, projets, entreprises des hommes, leur estimation des choses, leur action et leur travail n’avaient plus d’autre issue que de se tourner vers le monde matériel, leurs fatigues et leurs peines plus d’autre but que de se dilater dans l’espace, pour grandir plus que jamais au-delà de toutes limites dans la conquête des richesses et de la puissance, rivaliser de vitesse à produire plus et mieux que tout ce que l’avancement et le progrès matériels semblaient exiger. d’où, dans la politique, la prévalence d’un élan effréné vers l’expansion et le pur crédit politique ; dans l’économie, la domination des grandes et gigantesques entreprises et associations ; dans la vie sociale, l’affluence et l’entassement des foules de peuples, en pénible surabondance dans les grandes villes et dans les centres d’industrie et de commerce, avec cette instabilité qui suit et accompagne une multitude d’hommes changeant de maison et de résidence, de pays, de métier, de passion et d’amitié. » (PIE XII, Radiomessage, 24-12-1941).
12. Il faut signaler ici l’œuvre du P. Louis-Joseph Lebret (1896-1966) qui, à travers ses publications et les mouvements et centre d’études qu’il a créés (Economie et humanisme, Institut de recherche et de formation à l’économie du développement) a inspiré dom Helder Camara et d’autres évêques du tiers-monde, la rédaction de Gaudium et spes et surtout l’encyclique Populorum progressio.(Cf. CALVEZ J.-Y., Chrétiens penseurs du social, L’après-guerre (1945-1967), Cerf, 2006, pp. 39-59)
13. C’est en ces termes que Pie XI avait décrit les rapports entre économie et morale : « S’il est vrai que la science économique et la discipline des mœurs relèvent, chacune dans sa sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à affirmer que l’ordre économique et l’ordre moral sont si éloignés l’un de l’autre, si étrangers l’un à l’autre, que le premier ne dépend en aucune manière du second. Sans doute, les lois économiques fondées sur la nature des choses et sur les aptitudes de l’âme et du corps humain, nous font connaître quelles fins, dans cet ordre, restent hors de la portée de l’activité humaine, quelles fins au contraire elle peut se proposer, ainsi que les moyens qui lui permettront de les réaliser ; de son côté la raison déduit clairement de la nature des choses et de la nature individuelle et sociale de l’homme la fin suprême que le Créateur assigne à l’ordre économique tout entier. Mais seule la loi morale Nous demande de poursuivre, dans les différents domaines entre lesquels se partage Notre activité, les fins particulières que Nous leur voyons imposées par la nature ou plutôt par Dieu, l’auteur même de la nature, et de les subordonner toutes, harmonieusement combinées, à la fin suprême et dernière qu’elle assigne à tous Nos efforts. » (QA, 547-548 in Marmy).
14. GS 63.
15. CEC 2426.
16. CDSE, 170.
17. CDSE 372.
18. CDSE, 332-335.
19. CA 42.
20. LEBRET L.-J., Manifeste pour une civilisation solidaire, Economie et humanisme, 1959, pp. 16-17 ; LEBRET L.-J. et CELESTIN G., d’ »Economie et humanisme » à l’économie humaine, in Revue économique, décembre 1950, pp. 568-582).
21. VILLAIN Jean, L’enseignement social de l’Église, tome III, Spes, 1953-1954.
22. Ecrivain, journaliste, homme politique (1894-1980). Il est l’auteur de nombreux ouvrages de sociologie politique et religieuse. Un procès de béatification a été ouvert en juin 2004. Il est co-fondateur du mouvement des Focolari avec Chiara Lubich.
23. La Rivoluzione cristiana, Città Nuova, 1969, p. 252.
24. A.-M. Léonard cite notamment SCHOOYANS Michel, La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995 et L’Évangile face au défi mondial, Fayard, 1997 ; mais aussi GALBRAITH John Kenneth, La république des satisfaits, La culture du contentement aux États-Unis, Seuil, 1993 et Pour une société meilleure, Seuil, 1997 ; FORRESTER Viviane, L’horreur économique, Fayard, 1996 ; SAINT-MARC Philippe, L’économie barbare, Editions Frison-Roche, 1994.
25. LEONARD A.-M., Père, que ton Règne vienne, Editions de l’Emmanuel, 1998, pp. 133-134.
26. Est-elle judicieuse et même acceptable cette intervention de l’État réclamées par un auteur libre-penseur qui propose que la réduction du temps de travail soit « générale et obligatoire, même pour les cadres ». Il souhaite que ce partage du temps de travail « soit imposé par une décision politique », de même, conjointement, que le partage du chômage : qu’il « devienne lui aussi partiel et réparti entre chacun en proportion du temps partiel de travail perdu, de façon que le partage du travail s’accompagne du temps de travail (…) ». (GERARD Alain B.L., Ethique du partage, Collection réponses philosophiques, Erès, 1999, pp. 42 et 48).

⁢ii. Economie solidaire ou économie sociale ?

Si l’on s’en tient au sens des mots, il semble aller de soi qu’une économie solidaire soit, par nature, sociale et vice versa.

Toutefois, l’expression « économie sociale » a pris dans nos sociétés un sens tr_s précis qu’il convient de définir.

On appelle, au sens strict, « économie sociale », le secteur économique qui a comme vocation de répondre aux besoins qui ne sont satisfaits ni par l’État, ni par les « organisations privées à but lucratif ». d’autres dénominations sont parfois employées⁠[1] mais elles recouvrent souvent des réalités un peu différentes tant et si bien qu’en 1990, le Conseil Wallon de l’Economie Sociale, pour éviter les confusions a défini très officiellement l’économie sociale en décrétant que « L’économie sociale se compose d’activités économiques exercées par des sociétés, principalement coopératives, des mutualités et des associations dont l’éthique se traduit par les principes suivants :

- finalité de service aux membres ou à la collectivité plutôt que le profit,

- autonomie de gestion,

- processus de décision démocratique,

- primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus ».⁠[2]

Entre entreprises publiques, entreprises « capitalistes » et ce troisième secteur, les frontières ne sont ni nettes ni étanches. On peut ranger dans ce troisième secteur les coopératives de production ou de consommation, les caisses de solidarité du XIXe siècle, les ateliers protégés ou entreprises de travail adapté (ETA), les entreprises de formation par le travail (EFT, en Wallonie), les associations de formation par le travail (AFT, à Bruxelles) ou, plus largement, les associations « à pertinence économique »[3], les maisons médicales, les entreprises de commerce équitable (Magasins du monde-Oxfam), les organismes d’insertion socio-professionnels (OISP),, les entreprises reprises par les travailleurs en autogestion⁠[4] ou sous contrôle ouvrier⁠[5], les organismes de financements alternatifs⁠[6], les mutualités, du moins dans la prestation des services liés à l’assurance complémentaire, les entreprises de réemploi et de recyclage des déchets, etc..⁠[7]

Toutes ces initiatives sont précieuses sur le plan social car elles s’adressent souvent - pas toujours - à « des personnes en grande difficulté d’insertion socio-professionnelle »[8]. De plus, elles peuvent intéresser le secteur économique classique en promouvant ce qu’on appelle : le « développement autocentré »[9]. Ainsi, les célèbres fromagerie et brasserie trappistes de Chimay ont développé un outil de développement local : la fondation Chimay-Wartoise⁠[10].

Ce dernier exemple est particulièrement intéressant parce qu’il nous introduit précisément dans le monde de l’économie solidaire.

La question est, en effet, de savoir si le secteur économique classique peut se transformer au point de n’avoir plus le profit comme seule finalité mais de l’inscrire dans le souci plus large du bien commun.

Nous savons que l’entreprise est un lieu de vie et a un rôle social mais, sur un plan plus large, si l’activité économique n’a de sens, comme nous l’avons établi, que dans la lutte contre les pauvretés, quel rôle peut-elle jouer dans la construction d’une société, d’un monde que l’on souhaite solidaire ?


1. On parle de « secteur non-marchand », de « secteur non-profit » ou « no-for profit », de « volontary sector », de « services de proximité », d’ »économie alternative » ou « solidaire » ou « citoyenne », etc. Toutes ces formules ne sont pas rigoureusement synonymes. (Cf. MERTENS Sybille, L’économie sociale, un troisième secteur à appréhender, texte disponible sur www.econosoc.org/publications/sybille_mertens.htm).
2. Cf. MERTENS Sibylle, op. cit. ou DELESPESSE Jean, L’économie sociale : un troisième secteur (également disponible sur www.econosoc.org/publications/trois_secteurs.htm).
3. On appelle associations à pertinence économique, les associations qui « mobilisent (…) des ressources - telles que du travail, des infrastructures et du matériel - pour produire des biens et des services en vue de satisfaire des besoins ». En plus des ateliers protégés, on peut ranger dans cette catégorie, la Croix-Rouge, Médecins sans frontières, les organisations non-gouvernementales de coopération, les écoles de devoirs, les Restos du cœur, les télé-services, les associations culturelles et sportives, etc. (Cf. DELESPESSE J., op. cit.).
4. Ce fut l’objectif de la Fondation André Oleffe (émanant de la CSC) et de la coopérative de financement SAVE. Presque toutes les expériences ont échoué. Aujourd’hui, le MOC, par l’entremise de l’asbl Syneco (www.syneco.be) , conseille les entreprises d’économie social et leur offre une assistance à la gestion (administrative, comptable, fiscale, financière, etc.) Et l’accompagnement pour le développement de projets.
5. Avec le soutien de FOSODER à Verviers et de la Fondation André Renard à Liège, organismes mis sur pied par la FGTB. Ces expériences ont eu plus de succès que les expériences d’autogestion.
6. Notons que certains organismes financiers « traditionnels » sont actifs en économie sociale.
7. Cf. DELESPESSE Jean, La nouvelle économie sociale, (sur le site www.econosoc.org/publications/nouvelle_econosoc.htm).
8. MERTENS Sibylle, op. cit..
9. Ce concept est surtout utilisé pour les pays du tiers-monde mais adaptable.
10. Cette fondation a lancé en 2003 l’initiative Cap 2010 qui concerne les régions de Chimay, Momignies et Couvin. Elle a soutenu jusqu’à présent une cinquantaine de projets pour la jeunesse, l’emploi (notamment dans les industries du bois) et les « bonnes pratiques » (plus de moyens, plus de personnel, plus d’organismes d’aide)

⁢iii. Peut-on rendre l’économie solidaire ?

Rappelons-nous tout d’abord ce que nous avons précédemment dit de la solidarité en confrontant les opinions de Ricardo Petrella et de Joseph Tischner. Comme la parabole du bon Samaritain le révèle, la solidarité n’est pas un phénomène spontané qui découle d’une parenté, d’une proximité. L’histoire de Joseph, vendu par ses frères, l’illustre également⁠[1] : « on aurait pu s’attendre justement à ce que le lien du sang soit le plus fort et le plus profond, qu’il soit source de solidarité, mais il n’en est rien : le lien fraternel lui-même suppose au préalable une ouverture à Autrui voire une compassion, et ne fonde ni l’une ni l’autre. »[2]

Que suppose donc la solidarité ? Le dictionnaire la définit ainsi: « relation entre personnes ayant conscience d’une communauté d’intérêts, qui entraîne, pour un élément du groupe, l’obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance. » Le Robert donne en exemple cette réflexion de Lecomte du Nouy : « Il n’existe pas d’autre voie vers la solidarité humaine que la recherche et le respect de la dignité individuelle ».⁠[3]

Conscience, obligation, recherche : nous sommes bien dans le domaine moral. Il n’y a pas de solidarité sans « la prise en compte de la personne dans sa totalité »[4] et, à la limite, de toute personne sans exclusion car une solidarité peut très bien ne se vivre qu’au sein d’une communauté plus ou moins retreinte, plus ou moins fermée aux « autres ». Les frères de Joseph sont solidaires dans leur complot. Dans la perspective chrétienne, tout homme, à quelque groupe qu’il appartienne par ailleurs, est un frère digne d’attention.

Ce rappel confirme que la pratique du don, la générosité, la « charité » que l’on fait, sont en-deçà de la solidarité. Certes, la solidarité, comme la générosité, suppose le désintéressement et la gratuité et « ne dépend en rien de l’économie, ni du social. C’est l’exigence absolue de la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre »[5]. Mais, « pour qu’il y ait solidarité, écrit un philosophe, il ne suffit pas du don ; il faut encore une participation active, et un véritable échange. Il faut comprendre que l’échange est en fait plus qu’un don pur et simple sans attente de retour. »[6] Plus précisément encore, « la générosité instaure toujours un « Tu » (celui à qui on donne) et un « Moi » (celui qui donne), alors que la solidarité suppose un « Nous », pour lequel l’échange et le partage s’insère dans des liens interpersonnels. » « Le développement d’une authentique solidarité passe par l’établissement de liens qui transcendent la générosité et lui permettent de dépasser la compassion occasionnelle ».⁠[7] Nous touchons là à l’essence de la solidarité qu’on a pu rapprocher de l’amitié des Grecs. C’est dans ce sens plein que nous prendrons le mot et non dans ses acceptions plus courantes où il serait plus approprié de parler de camaraderie, de sympathie, de soutien, d’aide, manifestations généreuses et limitées dans le temps et dans l’espace.⁠[8]

On comprend bien, à travers cette description, que l’économie qui se construit sur la satisfaction des besoins et le profit n’est pas en elle-même solidaire. Ce sont les hommes qui peuvent lui donner cette dimension. Et ils doivent y travailler d’autant plus que les ressources sont plus rares, que leur exploitation inappropriée peut avoir des effets dramatiques à plus ou moins long terme, que la mondialisation provoque des drames d’un côté et, d’un autre côté, ne touche qu’indirectement la majeure partie de la population du globe, que trois milliards de personnes vivent dans la misère et que l’État-providence est menacé de faillite.⁠[9]


1. Ex. chapitres 37, 45 et 50.
2. AUCANTE Vincent, in L’économie peut-elle être solidaire ?, Parole et Silence, 2006, p. 120. Ouvrage collectif reprenant une partie des textes des conférences données à Rome, le 10-2-2004, au Centre culturel français, sous le patronage du Conseil pontifical Justice et Paix.
3. L’homme et sa destinée, III, IX. (Exemple 2).
4. AUCANTE Vincent, op. cit., p. 121.
5. VIEILLARD-BARON Jean-Louis, La solidarité et l’économie, in L’économie peut-elle être solidaire ?, op. cit., pp. 30.
6. Id., p. 22.
7. AUCANTE V., op. cit., pp. 13 et 127.
8. Ainsi, au moment de la restructuration des usines VW à Forest en novembre et décembre 2006, des ouvriers d’autres usines, d’autres régions se sont déclarés solidaires des ouvriers de VW, le temps d’une visite, d’une manifestation, d’une grève éventuellement.
9. Cf. NOWAK Maria, La micro-finance: initiative et solidarité, in L’économie peut-elle être solidaire ?, op. cit., pp. 77-78. M. Nowak est Présidente de l’Association pour le droit à l’initiative économique, Présidente du Réseau européen de micro-finance.

⁢a. Par quelles mesures ?

Nous en avons déjà rencontré quelques-unes et elles ne sont pas négligeables. d’autres peuvent être envisagées. Les idées ne manquent pas. Si quelque chose fait défaut c’est la volonté des acteurs.

De nombreux côtés, des voix s’élèvent pour réclamer et parfois obtenir l’instauration de règles locales, internationales, de contrôles, par l’entremise d’organismes compétents qui puissent réguler les marchés et veiller à leur bon fonctionnement.

On parle de plus en plus d’Investissements socialement responsables⁠[1] (ISR ou SRI en anglais), qui respectent l’environnement, la dignité humaine, qui excluent des secteurs non-éthiques et aident au développement entendu comme développement durable.

On souhaite l’ouverture des pays riches aux exportations des pays pauvres, la suppression des aides intérieures, notamment dans le domaine de l’agriculture pour une concurrence plus loyale avec le Sud, l’ouverture du marché financiers à tous les acteurs économiques notamment par ce crédit solidaire qu’est le microcrédit.


1. Les investissements socialement responsables différent des investissements éthiques qui évitent les entreprises avec production que la morale réprouve (à l’instar des Quakers qui, dans les années 20, bannirent alcool, tabac, jeu, armes, etc…​ Les ISR procèdent à une « sélection positive qui privilégie les entreprises qui ont les meilleures pratiques » aux points de vue social et environnemental: l’entreprise est considérée dans son ensemble, relations avec salariés, clients, fournisseurs, actionnaires, environnement. (BAYSER Xavier de, De l’investissement socialement responsable, in L’économie peut-elle être solidaire ?, op. cit., p. 84. X. de Bayser est président d’IdeAM, c’est-à-dire Integral Development Asser Management qui, en France, est une société de gestion d’actifs dédiée à l’Investissement Socialement Responsable, filiale du Groupe Crédit Agricole).

⁢b. Peut-on aller plus loin ?

En 2001, le P. Calvez publiait un livre où il répondait positivement à la question : est-il possible de Changer le capitalisme ?⁠[1]. Appuyé sur l’enseignement de l’Église qu’il rappelle brièvement au passage, le P. Calvez nous offre une voie de transformation qui mérite toute notre attention même si ses propositions bousculent nos habitudes et nos croyances en matière économique. Beaucoup de catholiques, surtout s’ils ont du bien, protesteront et accuseront l’auteur de céder à l’utopie ou à quelque sirène socialiste.

Mais, qu’on y prenne garde ! Non seulement toute la vie du P. Calvez a été consacrée à l’étude de la doctrine sociale de l’Église dont il est un des plus fidèles et zélés interprètes mais, comme nous allons le voir, ses propositions s’inspirent directement de la pensée de Jean XXIII et tout particulièrement de Mater et Magistra.

Comme Jean-Paul II, le P. Calvez met en question ce qu’il appelle le « capitalisme inégal » mais reconnaît le bien-fondé de la liberté des échanges et de l’intervention de l’État : « la liberté des échanges économiques suppose, afin de n’être pas sauvage, un bon encadrement, une régulation, des procédures de lutte contre la violation des règles et de redressement des torts. » Il reconnaît aussi, avec toute la tradition de l’Église, que « certains biens ne doivent pas être achetés et vendus en toute liberté : ils sont trop essentiels à l’homme ou ils font partie de la personne même (…) ».⁠[2] L’économie de marché doit être défendue car elle favorise la liberté, la liberté de l’échange, du choix, de l’initiative. Pour que ce droit soit effectif, il faut logiquement lutter contre les monopoles et travailler à l’égalité des chances car ce droit doit être établi pour tous.

Part ailleurs, la vie économique repose sur deux forces inséparables : le capital et le travail.

Deux forces inégales, comme Marx l’a montré de manière frappante. Le P. Calvez, en effet, emprunte au Capital ses descriptions les plus suggestives de la dictature exercée par la capital sur le travail, des propriétaires sur les travailleurs et ne craint pas de conclure ce rappel en affirmant que « si on rejette de plus en plus ce « marxisme », non sans raison : on tire au contraire toujours grand profit de l’analyse que Marx donnait d’une situation dont bien des traits fondamentaux persistent, ou s’aggravent, aujourd’hui, même dans un mode très renouvelé par rapport à celui des années 1840 ».⁠[3] La précarité et la dépendance des travailleurs dénoncées par Marx, persistent aujourd’hui dans un système capitaliste qui s’est complexifié. A la place du propriétaire-patron du XIXe siècle, le travailleur trouve aujourd’hui des managers dépendant de propriétaires parfois fort lointains et parfois fort transitoires, les actions changeant vite de mains. Banquiers, opérateurs, spéculateurs, joueurs en bourse ont aussi leur rôle tant et si bien que les travailleurs « sont plus dépendants que jamais d’une énorme « puissance » dont ils sentent le poids et qui leur fait percevoir que leur existence est de plus en plus dominée ».⁠[4]

Si le problème majeur du capitalisme est cette dépendance et la passivité qu’elle entraîne, le marxisme ne peut plus se présenter comme un remède puisqu’il a prouvé dans ses réalisations historiques qu’il maintenait cette dépendance et cette passivité.

d’autre part, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs, dans les pays développés du moins, non seulement est en partie liée à la situation misérable d’autres régions du monde mais, qui plus est, s’assortit d’exclusions, de nouvelles formes d’exploitation, de nouvelles aliénations dans le travail (flexibilité, horaires changeants, etc.). De plus, le capitalisme inégal est destructeur de certains modes de vie, des ressources et de l’environnement, de la santé et il promeut de nouvelles valeurs dominantes : la réussite économique, le bien-être du corps.

L’aisance matérielle n’a pas aboli la dépendance, la passivité économique qui « tend à façonner la consommation et les loisirs »[5] . Comme « le plus grand nombre mène une existence façonnée par autrui dans le quotidien comme dans la durée »[6] et a perdu le sens de l’initiative, l’uniformité et le conformisme s’installent dans la consommation et la culture, alimentées par les medias et la publicité.⁠[7]

Dans le couple capital-travail, c’est le travail qui est perdant. Le capital acquis par violence (à l’origine), par l’invention, l’héritage, par l’accumulation, est peu personnel (ce sont des choses, dit Jean-Paul II), il a souvent le temps et comme il permet d’augmenter une production, il possède une grande puissance, il est « en position d’exiger beaucoup ». Le travail, quant à lui, est offert en abondance, il est très personnel, ne peut attendre, précaire donc, « en position de relative faiblesse ».⁠[8]

Pour sortir de cette situation qui n’est pas une fatalité, qui n’est ni un phénomène naturel, ni un produit de l’histoire, il faut que le capital soit accessible au plus grand nombre et non cantonné dans quelques mains : « Ce qui importe, c’est la production et donc l’initiative dans l’emploi des moyens personnels, de l’intelligence, de l’imagination, de la capacité de travail, de l’argent qu’on a aussi. C’est là le plus décisif, industriellement, mais aussi humainement. Or, à cet égard, quelle est au juste la situation ?

C’est en réalité qu’un fort petit nombre d’hommes interviennent seuls dans la répartition du capital et meuvent par là bien des choses importantes dans le monde. Certains hommes -quelques-uns - font un usage très productif de leur intelligence, en étant toujours à l’affût et découvrant, changeant la vie. L’immense majorité, du fait justement qu’elle n’intervient pas dans la répartition du capital, sinon en « suivant » pour ses petits placements un cours de bourse déterminé par d’autres, subit toutes choses, en a l’habitude et ne peut même pas penser qu’il pourrait en être autrement. »[9] Or, il peut en être autrement, c’est une tâche politique et morale.

Une tâche nécessaire aux yeux de l’Église. Si, comme elle le proclame, la propriété légitime « est facteur de personnalisation, de responsabilité sociale, de liberté politique »[10], chacun a droit la propriété, à l’initiative, à la possibilité de créer. Il ne suffit pas de le proclamer encore faut-il que ce droit s’exprime dans la pratique pour tous et non pour quelques-uns. Or, trop d’homme « en grande dépendance, ne peuvent choisir, décider, apporter quelque chose d’eux-mêmes que dans un très petit espace en leur pouvoir (…) ». Il faut « donner de vraies chances à tous ceux qui n’en auront pas ».⁠[11] Permettre à tous d’exercer concrètement leur droit à la propriété, droit entendu comme « droit à une action humaine caractéristique, à une emprise sans laquelle il manque quelque chose à l’homme ».⁠[12]

On parle beaucoup aujourd’hui de démocratie participative. Pourquoi la démocratie ne serait-elle souhaitable qu’en politique et non dans la vie des entreprises, dans l’économie ? La démocratie « doit se traduire dans un empowerment[13], dans une mise en condition d’initiative pour chacun ».⁠[14]

La seule manière de faire face à ce capitalisme inégal, à ce pouvoir exercé par un petit nombre sur le plus grand nombre, est de démocratiser la propriété, c’est-à-dire de la diffuser, en l’occurrence de diffuser le pouvoir du capital : « Le seul titre du travail n’arrive jamais à donner une même puissance que celui de la propriété, ou n’y parvient que fort rarement, pour la raison que le capital est naturellement plus puissant, plus indépendant, moins personnel que le travail ; celui-ci est au contraire personnel mais aussi précaire et fragile. C’est lui qui a le plus de valeur humaine, auquel il faudrait attribuer une « primauté », une « priorité », mais il ne l’a pas automatiquement, en réalité. Il faut donc une politique de la propriété »[15] et le P. Calvez ne craint pas d’ajouter qu’il faut faire subir à la propriété « plus de modifications que n’en prévoient les programmes même socialistes d’aujourd’hui ».⁠[16]

Il est souhaitable en la matière de « convaincre plus qu’imposer, même s’il faut parfois aussi imposer »[17] ce que bien des chrétiens ont des difficultés à admettre. Au mieux, tel spécialiste en appellera au « cœur » des responsables, sans mettre véritablement en cause la domination par le petit nombre mais « l’exhortation éthique (…) ne semble pas à la mesure des problèmes (…) ».⁠[18] Pour équilibrer capital et travail, « l’idéal est (…) très probablement dans la combinaison d’une politique de diffusion efficace de la propriété et d’une politique favorisant une intervention non moins efficace du travail, au même niveau que l’intervention de la propriété »[19] comme c’est le cas dans le système allemand de cogestion que nous avons déjà étudié.

Mais il faut aller plus loin et penser la répartition et l’exercice de la propriété.

Prendre d’abord « des mesures d’égalisation et de correction des chances en matière de propriété »[20] comme on le fait, comme on devrait le faire en matière d’éducation. Non nécessairement à la naissance « mais, par exemple, au moment où, démuni de capital, on est néanmoins capable de quelque plan d’entreprise, d’une initiative créatrice ou productrice »[21]. Il serait opportun alors de faciliter « l’accès au capital pour qui n’a pas eu la chance d’en trouver dans son berceau »[22].

Comment faire pour éviter de retomber sous la dépendance des financiers ?

Par une réforme de l’héritage qui apparaît comme « une des meilleures occasions de corriger les inégalités », et même de « compenser l’effet des inégalités physiques, psychiques ou autres. »[23]

Il ne s’agit pas, à la manière de Marx, d’abolir l’héritage: « l’héritage est un trait fondamental de la famille » et « la famille est un facteur essentiel de la santé de la société globale ». Mais ce souci de la consistance familiale n’implique pas que « l’héritage ne puisse pas être limité à une part seulement des biens possédés et qu’une redistribution ne puisse pas être effectuée à l’occasion des successions ». Une bonne part de ce qui retenu - actions, terres, etc. - servirait « très directement et de manière visible à la diffusion de la propriété du capital », ce qui ne se fait pas actuellement.⁠[24] Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas seulement les enfants d’une famille mais aussi les membres d’une société. Sinon le mot solidarité n’a pas de sens.⁠[25]

d’autres mesures peuvent être envisagées : aider les plus démunis à accéder à une « capitalisation en complément d’une couverture de base des risques de la vie et de la vieillesse assurée par voie obligatoire et solidaire »[26] ; « élargir l’accès à la propriété en favorisant des revenus du travail assez élevés pour chacun » et en vue de l’épargne ; pour cela, établir « des politiques différentielles d’imposition du revenu (…) et même l’impôt négatif »[27].

Quant à l’exercice de la propriété, il faut que les détenteurs du capital soient bien conscients de leur responsabilité et qu’ils soient gagnés par « le souci d’un fonctionnement social autant qu’économiquement productif des entreprises dans lesquelles ils ont directement ou indirectement pris des parts ».⁠[28] Ainsi en est-il des fonds de placement « éthiques ». Ainsi pourrait-il en être avec la création d’associations de petits propriétaires pour « l’exercice efficace du droit de propriété » et, en l’occurrence, pour  »la gestion de parts du capital »[29], avec « un fort engagement moral, social et politique » des membres.⁠[30] Sont intéressantes aussi toutes « les formes d’intéressement intérieur aux entreprises ».⁠[31]

Responsabiliser est le maître-mot tant il est vrai qu’ »un régime de relations sociales de liberté, mais sans partage des responsabilités, se contredit et aboutit à la domination, fût-elle discrète, de quelques-uns et présage la crispation du grand nombre ».⁠[32] Rêver d’améliorer la société sans que tous aient les moyens d’y travailler, est un leurre.

Combattre les dépendances, c’est offrir plus de responsabilité, plus de créativité, plus d’égalité⁠[33] en faisant appel d’abord aux consciences, en les sensibilisant au service et à l’intérêt de tous les hommes, en espérant « une coopération libre et volontaire » mais sans oublier qu’ »un certain degré de contrainte » est nécessaire.

On peut finalement résumer la thèse du P. Calvez en disant que « la question est, au fond, de savoir si l’on peut vivre en démocratie ou s’il faut, ne fût-ce que pour que nous assurions notre subsistance, une oligarchie/ploutocratie contraignante ».⁠[34]

Le lecteur sceptique ou inquiet doit, quant à lui, se rendre compte que, pour l’essentiel, les principes qui inspirent le livre du P. Calvez ne sont, en réalité, que les principes clairement établis par Jean XXIII dans Mater et Magistra.

Après avoir, en 1959, écrit avec J. Perrin, Église et société économique, L’enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII[35], le P. Calvez publiait, seul, en 1963, un autre ouvrage du même titre mais sous-titré : L’enseignement social de Jean XXIII[36]. Dès ce moment, le P. Calvez soulignera la nouveauté de l’encyclique sur le plan de la propriété qu’il convient désormais de diffuser. A l’époque, un économiste classé « catholique de droite », traditionnaliste⁠[37],saluait l’ouvrage précisément pour son chapitre II « Propriété et travail » : « on y trouve, écrit-il, en effet, sur la propriété, les vérités substantielles qui, depuis des années et des années, sont mises sous le boisseau par tout ce qui porte un nom et une plume dans les milieux catholiques maîtres et seigneurs des moyens d’information ».⁠[38] On trouve dans cet ouvrage de 1963 la thèse que soutiendra encore en 2001 le P. Calvez : « Dès que se manifeste clairement la nécessité de la propriété privée pour garantir la liberté d’initiative et les libertés politiques, la conclusion principale n’est plus que chaque bien doit être géré en particulier afin d’être bien géré ; mais chaque homme doit avoir accès à des biens sur lesquels il ait prise. La diffusion de la propriété privée revêt donc une importance plus grande que par le passé. » qu’on ne s’y trompe pas, parmi les biens à diffuser, se trouvent les moyens de production. Il ne s’agit pas seulement de faire en sorte que chaque homme ait son « petit bien », maison, lopin de terre, quelques économies⁠[39] : « …​l’inclusion des moyens de production parmi les biens à mettre en propriété privée s’impose (…) avec force aujourd’hui. » Et le P. Calvez précise que si la propriété privée compte aux yeux de l’Église, « c’est que cette institution n’a pas pour seuls buts la bonne gestion ou la sécurité, c’est qu’elle tend à l’établissement d’une liberté garantie - économique et politique -. Cet objectif ne serait sûrement pas atteint par une distribution brutalement inégale des propriétés telle qu’elle était naguère ; mais une politique entièrement neuve de la propriété privée, vraiment répandue - non pas seulement octroyée avec des précautions pour la rendre inoffensive -, permettrait d’approcher la réalisation de ce but capital. Si notre existence se socialise à grands pas, la seule socialisation qui vaille est celle qui comportera un degré égal de personnalisation pour tous : à côté d’autres institutions de la responsabilité, la propriété privée, autant qu’elle peut renaître, y contribuera de façon décisive. » Pour l’auteur, « ceci n’est pas un simple rêve : c’est, encore une fois, le seul sens humain de l’évolution sociale en cours ».⁠[40]

Plusieurs de ces mesures échappent au pouvoir d’un individu, réclament concertation et volonté politique parfois à un niveau très élevé.

En attendant, dans l’immédiat, que peut faire un riche, un producteur, un propriétaire ? Beaucoup, à l’instar des moines de l’abbaye de Chimay.


1. .
2. Op. cit., p. 12. Comme exemples de biens qui ne doivent pas entrer dans le marché libre, l’auteur cite les organes ou les tissus humains, les produits particulièrement dangereux comme les produits radioactifs ou les drogues.
3. Id., p. 37.
4. Id., p. 28.
5. Id., p. 64.
6. Id., p. 51.
7. « Un individualisme fortement établi (…) se résout facilement en uniformité, en conformisme, en dépendance. » (Id., p. 54).
8. Id., p. 19.
9. Id., p. 47.
10. Id., p. 70.
11. Id., p. 76.
12. Id., p. 74.
13. Littéralement : un don de pouvoir.
14. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 78.
15. Id., p. 79.
16. Id., p. 80. Le P. Calvez ne songe pas un instant à la solution communiste qu’il accuse de simplisme : « Le terme « simplisme » s’applique ici en particulier à la conviction qu’il suffisait de remettre toute la propriété à l’État pour que soit comblé le fossé entre une minorité contrôlant le capital et une immense majorité placée dans la situation de dépendance. (…) La solution d’étatisation généralisée des moyens de production risque de conduire à une emprise indue sur l’ensemble de la vie économique et de la société civile. » (p. 80).
   Plus intéressante était la pensée de l’anarchiste Proudhon . Alors que Marx croyait que l’abolition de la propriété privée conduirait à l’abolition de l’État, Proudhon, lui défendit, à la fin de sa vie, l’idée que c’est la généralisation de la propriété privée qui pourrait contenir et équilibrer la puissance de l’État et conduire finalement à son abolition : « Pour en revenir au suffrage universel, au système des électeurs sans avoir, de deux choses l’une : ou ils voteront avec les propriétaires , et alors ils sont inutiles ; ou bien ils se sépareront des propriétaires, et dans ce cas le Pouvoir reste maître de la situation, soit qu’il s’appuie sur la multitude électorale, soit qu’il se range du côté de la propriété, soit que, plutôt, se plaçant entre deux, il s’érige en médiateur et impose son arbitrage. Conférer au peuple les droits politiques n’était pas en soi une pensée mauvaise ; il eût fallu seulement commencer par lui donner la propriété. (…) La propriété, si on la saisit à l’origine, est un principe vicieux en soi et anti-social, mais destiné à devenir, par sa généralisation même et par le concours d’autres institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social. » (Théorie de la propriété, Librairie internationale, 1871, pp. 154 et 208).
   Mis à part le fait que Proudhon envisage in fine la disparition de l’État à laquelle le P. Calvez ne souscrit pas, celui-ci va plus loin que Proudhon en faisant de la diffusion de la propriété non seulement une force de résistance à la gourmandise de l’État mais aussi le moyen de combattre la dictature du capital telle que nous la vivons aujourd’hui. Et l’on peut appliquer a fortiori au P. Calvez ce jugement de L. Salleron sur Proudhon : « il veut la propriété pour la société parce qu’elle seule peut assurer la justice dans la liberté (…) » (SALLERON L., Diffuser la propriété, Nouvelles Editions Latines, 1964, p. 219).
17. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 82.
18. Id., pp. 86-88. Le P. Calvez analyse à cet endroit la position de Michel Camdessus, ancien directeur général du Fonds monétaire international, exprimée dans une conférence donnée en avril 2000 à la Fondation Centesimus annus, à Rome. Dans le même esprit, le P. Calvez récuse comme une « échappatoire » la suggestion faite jadis par E. Mounier (Ecrits sur le personnalisme, Seuil, 2000, pp. 131-158) d’ »abolir la rémunération du capital, sauf un intérêt fixe ». Pour le P. Calvez, « d’une manière ou d’une autre, il faut veiller à ce que le plus grand nombre possible des hommes aient barre sur le capital et son emploi » (op. cit., pp. 88-90).
19. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 91.
20. Id., p. 94. J.-Y. Calvez part de ce principe « que, en tenant compte de la famille, dont il ne faut assurément pas détruire la consistance, il n’y a toutefois pas de justification à ce qu’un homme se trouve, indépendamment de son activité, en possession, dès la naissance, d’un moyen d’action vraiment plus puissant qu’un autre. » (p. 93).
21. Id., p. 94.
22. Id., p. 95.
23. Id., pp. 95-96.
24. Id., p. 96.
25. L’auteur fait remarquer qu’en des circonstances exceptionnelles, dans l’immédiat après-guerre ou encore au moment de la réunification allemande, les populations ont accepté une forme ou l’autre de redistribution ou de répartition nouvelle.(op. cit., pp. 96-97).
26. Id., p. 97.
27. Id., p. 98.
28. Id..
29. Id., p. 101
30. On sait, par exemple, que la gestion des fonds de pension se préoccupe peu de l’intérêt des travailleurs de l’entreprise où les fonds ont été investis hormis le respect de quelques grands principes généraux.(Id., pp. 102-103).
31. Id., pp. 104-105.
32. Id., p. 7.
33. Rappelons que l’égalité n’est pas l’« égalitarisme mécanique » mais tous les hommes doivent avoir « un sens aigu de l’égalité fondamentale », ne pas l’oublier et tendre à la respecter effectivement : « il n’est point de régime de liberté durable sans une fraternité active, sans un partage, entre le plus grand nombre possible d’hommes, de l’initiative et de la responsabilité ». (Id., pp. 115-116).
34. Id., p. 113.
35. Publié chez Aubier en 1959.
36. Église et société économique, L’enseignement social de Jean XXIII, Aubier, 1963.
37. Cf. France catholique, n° 2341. L. Salleron est un des auteurs de la loi du 2 décembre 1940 relative à l’organisation corporative de l’agriculture (cf. ruralia.revues.org).
38. SALLERON L., Diffuser la propriété, Nouvelles Editions Latines, 1964, p. 113. Ce livre portait, en bandeau rouge, cette citation de Proudhon : « La propriété est la plus grande force révolutionnaire qui existe et qui se puisse opposer au Pouvoir ».
39. Dans Mater et Magistra, Jean XXIII esquissait un mouvement que le P. Calvez souhaite pousser plus loin. En effet, le pape, en insistant sur la diffusion de la propriété privée, pensait surtout à quelques biens modestes. qu’on en juge : « Affirmer que le caractère naturel du droit de propriété privée concerne aussi les biens de production ne suffit pas: il faut insister en outre pour qu’elle soit effectivement diffusée parmi toutes les classes sociales.
   Comme le déclare Notre Prédécesseur Pie XII : « La dignité de la personne humaine exige normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre, à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous » (Message de Noël 1942). d’autre part, il faut placer parmi les exigences qui résultent de la noblesse du travail, « …​la conservation et le perfectionnement d’un ordre social qui rende possible et assurée, si modeste qu’elle soit, une propriété privée à toutes les classes du peuple » (id.).
   Il faut d’autant plus urger cette diffusion de la propriété, en notre époque où, Nous l’avons remarqué, les structures économiques de pays de plus en plus nombreux se développent rapidement. C’est pourquoi, si on recourt avec prudence aux techniques qui ont fait preuve d’efficacité, il ne sera pas difficile de susciter des initiatives, de mettre en branle une politique économique et sociale qui encourage et facilite une plus ample accession à la propriété privée des biens durables : une maison, une terre, un outillage artisanal, l’équipement d’une ferme familiale, quelques actions d’entreprises moyennes ou grandes. Certains pays, économiquement développés et socialement avancés, en ont fait l’heureuse expérience. »
40. CALVEZ J.-Y., Église et société économique, L’enseignement de Jean XXIII, op. cit., pp. 40-41 et 44-45.

⁢iv. L’exemple des Focolari

[1]


1. Pour étudier l’économie de communion proposée par les Focolari, on peut se référer à deux ouvrages essentiels : QUARTANA Pino, ROSSE Gérard, ARAUJO Vera, GIORDANI Igino, SORGI Tommaso, Pour une économie de communion, Nouvelle Cité, 1993 et Mouvement des Focolari, Economie de communion, Dix ans de réalisations, Nouvelle Cité, 2001. Deux revues en langue française peuvent aussi éclairer cette expérience : Economie de Communion, une nouvelle culture, publiée par Humanité Nouvelle, Bruxelles et Nouvelle Cité, mensuel du mouvement des Focolari. L’économie de communion s’inscrit bien dans le vaste courant de l’économie sociale et solidaire (cf. eglise.catholique.fr 14 novembre 2014)

⁢a. L’inspiration

Le mouvement des Focolari est lié intimement à l’œuvre de Chiara Lubich. Née en 1920, à Trente, elle connut une grande pauvreté dans son enfance: son père, socialiste, ayant été licencié à cause de ses idées sous le régime fasciste. C’est pendant la seconde guerre mondiale que son projet va naître à la vue des misères et des souffrances engendrées par le conflit.

Face aux pauvretés rencontrées, sa formation chrétienne va lui inspirer une action finalement très originale, révolutionnaire, pourrait-on dire.

Dans les Écritures, quels sont les textes qui vont marquer profondément Chiara Lubich ?

Elle sera frappée, dans l’Ancien testament par les protestations et les dénonciations des Prophètes face aux inégalités et aux injustices économiques et sociales qui déplaisent tellement à Dieu qu’il rejette tous les sacrifices des coupables. Que demande, en fait, Yahvé à chaque homme, à chacun de nous ? « Rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté et de marcher humblement avec ton Dieu ».⁠[1] Vivre en communion avec Dieu implique que l’on vive en communion avec les autres.

Le Nouveau Testament va révéler à Chiara Lubich les moyens à mettre en œuvre pour combattre les pauvretés.

Et tout d’abord, fondamentalement, l’appel du Christ à la conversion du cœur. Cette conversion a « pour effet non pas tant d’augmenter les pratiques religieuses de l’intéressé que de l’ouvrir à des rapports interpersonnels »[2]. Ainsi, la conversion du riche le débarrasse de sa cupidité, source d’injustice, le libère de Mammon, le rend capable de communion, c’est-à-dire de considérer l’autre comme un égal, comme un frère.

Seul l’Évangile, en faisant des hommes nouveaux peut créer une société nouvelle : « Le Christ a voulu libérer les hommes du mal, de toute forme de mal, a enseigné une libération précise de ses deux formes les plus insidieuses : l’avarice et la tyrannie (…)

L’homme est trop souvent assailli par la hantise du gain, le désir d’avoir davantage - la pléonexie[3] des Grecs -, l’avarice. Pour l’apôtre Paul, c’est une forme d’idolâtrie, c’est-à-dire de fausse religion, dans laquelle à Dieu Père on substitue une divinité antique. A cause d’elle, l’homme, au lieu de se servir de la richesse, s’asservit à la richesse. »[4]

Le Christ nous demande aussi de le suivre, c’est-à-dire de quitter nos repères humains et de nous abandonner nous abandonner à la Providence, en l’occurrence de quitter nos champs, sûrs de recevoir le centuple⁠[5], de regarder les oiseaux du ciel, de ne pas engranger⁠[6].

Chiara Lubich commente : « Chacun doit donc être détaché, au moins spirituellement, de ses « champs », c’est-à-dire de son travail. Nos « champs », notre travail, nous devons les aimer certes, mais pour Dieu, non pas avant lui. Chacun doit être prêt à ôter de son cœur son travail s’il prend la première place.

Quel en sera le résultat ? « Quiconque aura quitté (…), recevra le centuple et en héritage la vie éternelle ».

« Le centuple », cela veut dire un nombre indéterminé : le centuple en biens, en croissance économique. Ainsi, pour un détachement bien petit qui nous est demandé, voilà que jaillit de nouveau l’abondance de la Providence du Père. »[7]

Il est encore un autre appel du Christ que Chiara Lubich va prendre au sérieux : l’appel à l’unité. Dans sa prière, lors de la dernière cène, Jésus s’adresse à son Père : « Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi, afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. »[8] Elle souscrira au commentaire de Gaudium et Spes : « Quand le Seigneur Jésus prie le Père pour que « tous soient un…​, comme nous sommes un », il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et il nous suggère qu’il y a une certaine ressemblance entre l’union des personnes divines et celles des fils de Dieu dans la vérité et dans l’amour ».⁠[9]

Chiara Lubich dira : « Jésus, notre modèle, nous a appris deux choses qui n’en sont qu’une : être enfants d’un même Père et être frères les uns des autres »[10] ; « C’est Dieu qui de deux fait un, en devenant troisième parmi eux, relation entre eux : Jésus au milieu de nous. Ainsi l’amour circule et, à cause de la loi de communion qui lui est inhérente, il entraîne spontanément, comme un fleuve impérieux, tout ce que chacun possède, les biens de l’esprit et les biens matériels. C’est le témoignage concret et évident de l’amour qui est vrai et qui unit, celui de la Trinité. »[11]

On peut ajouter que les Écritures d’abord et puis le modèle bénédictin⁠[12] lui enseignèrent la valeur du travail.

Quand Paul déclare : « Que celui qui volait ne vole plus ; qu’il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux »[13], elle découvre dans cette parole l’importance de l’honnêteté, de l’engagement dans l’économie, dans la productivité dans un but social.

Le travail, dira-t-elle, n’est pas l’appendice d’ »une vie de contemplation de prière et d’apostolat » mais « leur vie même » ; leur vocation est d’ »offrir à Dieu leur travail »[14] . Le travail est constitutif de l’homme. Par lui se réalise le dessein de Dieu sur nous. Il faut l’accomplir le plus parfaitement possible avec un certain détachement car le travail ne doit pas prendre la place de Dieu. On travaille avec Dieu, pour Dieu, avec les autres, pour les autres.

Dans la règle bénédictine « Ora et labora »[15], prière et travail sont une seule et même chose : « la vocation du focolarino n’est pas tant de consacrer à Dieu des heures d’adoration, mais plutôt son travail »[16]. Elle remarque aussi que les Bénédictins produisaient plus que nécessaire pour leur propre subsistance pour avoir de quoi aider les nécessiteux et, dans le même esprit, ils investissaient pour agrandir leurs terres et donner du travail aux indigents qui ne pouvaient s’organiser eux-mêmes. La pratique de la communion des biens était alliée à une très haute idée du travail.

De même, Chiara Lubich découvre, dans les Actes des Apôtres⁠[17], une première illustration, à Jérusalem, d’une vraie communauté chrétienne dans laquelle il n’y a pas de pauvre. Elle se rend compte que la charité, l’amour réciproque fait que la propriété, la richesse ne sépare pas, mais est un moyen de réaliser l’égalité sociale, de supprimer la pauvreté et toute lutte de classe.

« Adoptons, dira-t-elle, un comportement nouveau, celui du chrétien. Tout l’Évangile en est imprégné. C’est le comportement de « l’anti-fermeture », de « l’anti-préoccupation ». Renonçons à mettre notre sécurité dans les biens de la terre et prenons appui sur Dieu. C’est là qu’on verra notre foi en lui et elle sera vite confirmée par les dons qui nous parviendrons en retour.

Naturellement, Dieu n’agit pas ainsi pour nous enrichir. Il le fait pour que d’autres, beaucoup d’autres, en voyant les petits miracles qui se produisent lorsque nous donnons, fassent de même.

Il le fait pour que, plus nous ayons, plus nous puissions donner. Il le fait pour que nous fassions circuler, en véritables administrateurs des biens de Dieu, toute chose dans la communauté qui nous entoure, jusqu’à pouvoir dire de nous, comme pour la première communauté chrétienne de Jérusalem, qu’il n’y avait plus de pauvre parmi eux. Cette attitude ne concourt-elle pas à donner une âme à la révolution sociale que le monde attend ? »[18]

Nourrie de ces certitudes, Chiara Lubich, on peut le dire sans se tromper, va en fait mettre en œuvre, sur le plan économique et social, les chapitres correspondants de la doctrine sociale de l’Église telle que nous l’avons décrite.⁠[19]


1. Mi 6, 8.
2. ROSSE Gérard, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 31.
3. En grec, πλεονεξία signifie: le fait d’avoir plus qu’autrui, la prépondérance, le fait de désirer plus qu’on ne doit, la cupidité, l’esprit de convoitise, les appétits insatiables.
4. GIORDANI Igino, La Rivoluzione Cristiana, 1969, p. 115, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 56.
5. Jésus promet : « nul n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l’Évangile, qui ne reçoive le centuple dès maintenant, au temps présent, en maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. » (Mc 10, 29-30)« Quiconque aura laissé maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra bien davantage et aura en héritage la vie éternelle ». (Mt 19, 29) ;  ; « nul n’aura laissé maison, femme, frères, parents ou enfants, à cause du Royaume de Dieu, qui ne reçoive bien davantage en ce temps-ci, et dans le monde à venir la vie éternelle » (Lc 18, 29-30).
6. Comme on ne peut servir Dieu et l’Argent, Jésus rassure : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? Qui d’entre vous d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas en disant : qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? De quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain: demain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. » (Mt 6, 24-34) ; id. in Lc 12, 13-34.
7. In Il Lavoro e l’economia oggi nella visione cristiana, 1984, pp. 13-14, cité in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 58-59. On lit dans les Statuts de l’Œuvre de Marie, article 23: « Les membres de l’Œuvre font confiance à la Providence de Dieu qui donne le nécessaire à ceux qui cherchent son royaume. Ils s’engagent en effet à mettre en pratique les paroles de Jésus qui affirme : « Voyez les oiseux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas plus qu’eux ? » (Mt 6, 26) « Ne vous inquiétez donc pas en disant: qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? De quoi nous allons-nous vêtir ? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 31-33) ».
8. Jn 17, 20-21.
9. GS 24.
10. Scritti Spirituali, 3, 1979, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 55.
11. Résurrection de Rome, 1949, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 55.
12. Ses biographes nous disent qu’elle fut très impressionnée, en Suisse, par la vue de l’abbaye d’Einsiedeln, de ses dépendances et de ses terres. Cette abbaye bénédictine fut fondée en 934.
13. Ep 4, 28.
14. LUBICH Ch., Economia e lavoro nel Movimiento Umanità Nuova, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 93.
15. St Benoît demande qu’on considère les outils du travail avec la même vénération que les vases sacrés de l’autel (c. 31).
16. LUBICH Ch., Economia e lavoro nel movimiento Umanità Nuova, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 103.
17. Ac 2, 42. 44-45 ; 4, 32. 34-35 ; 5, 4.
18. Essere la tua parola, 1980, pp. 50-51, cité in, op. cit., p. 57.
19. QUARTANA et alii, op. cit., pp. 39-64.

⁢b. Les réalisations

Dans un premier temps, pour répondre aux besoins, Chiara Lubich prône, dès 1943, une « communion des biens ». Il s’agit d’aider les pauvres, les marginaux, les sous-développés, les victimes des catastrophes.

Mais on note tout de même une différence avec nombre d’ »œuvres de charité » classiques : « La communion des biens a été, explique un disciple, dans une certaine mesure, depuis le début, une utilisation active des biens. Il ne s’agissait pas de s’en défaire, ni seulement de les donner, mais bien de partager continuellement, de façon systématique et organisée. »[1]

On donne et on se donne dans une communion des biens et des personnes : « Celui qui a peu trouve, lui aussi, de nouveaux chemins pour devenir « donneur ». Celui qui n’a rien, au lieu d’attendre, résigné et passif, de recevoir, met en œuvre sa capacité d’invention (…) de façon à être, à sa mesure, participant actif ».⁠[2]

Les focolari se ne se consacrent pas simplement à l’assistance mais s’engagent donc dans une révolution évangélique, « la plus puissante des révolutions sociales »[3]. Au Brésil, devant les habitants de la cité Araceli fondée par les membres du mouvement, Chiara Lubich déclare : « …la communion des biens est conforme à la vie chrétienne (…). Si le monde entier la réalisait, les inégalités sociales n’existeraient plus, il n’y aurait plus de pauvres, d’affamés, de malheureux. »[4]

Il est possible de vivre cet esprit dans l’une des 32 cités-pilotes créées dans le monde, des « mariapolis »⁠[5] qui « offrent une possibilité de vie sociale, familiale et économique à leurs habitants » et « apportent leur contribution au renouvellement de la société en témoignant de l’amour réciproque. »[6]

Dans ces « cités du ciel », on trouve, selon les lieux et les nécessités, des écoles, des hôpitaux, des logements, des ateliers, des exploitation agricole, des centres de rencontre et de formation pour des hommes nouveaux, détachés et compétents. En plusieurs pays, des gens de religions différentes cohabitent : catholiques et protestants en Allemagne, catholiques et membres de confessions asiatiques aux Philippines. Le Mouvement des Focoalri est engagé concrètement dans le dialogue au sein de l’Église catholique mais aussi entre chrétiens, entre croyants de différentes religions et avec les personnes non croyantes. Tout homme est un frère⁠[7]

L’objectif est partout le même : chercher le Royaume de Dieu et sa justice, c’est-à-dire faire régner Dieu en nous et dans le monde⁠[8]. Pour cela, certains donnent tout (biens, profession, disponibilité), dans une communion des biens totale. d’autres donnent dans une mesure librement consentie, vu leurs responsabilités sociales et familiales dans une communion des biens partielle.

Plus tard, lors d’une visite au Brésil, en 1991, après avoir vu la « couronne d’épines » de la pauvreté autour de la forêt de gratte-ciel de Sao Paulo⁠[9], Chiara Lubich lancera une « économie de communion » (EdeC) dont nous allons étudier les principes.

Après avoir porté son attention à la distribution, le mouvement va s’intéresser à la production.

C’est précisément à Araceli que l’idée sera lancée « Ici devraient naître, sous la poussée de la communion des biens, des industries, des entreprises confiées surtout à la partie typiquement laïque du Mouvement : focolarini mariés, volontaires, que nous avons définis « les premiers chrétiens du XXe siècle ».

Ces entreprises de toutes sortes devraient être portées par des personnes de tout le Brésil. Elles devraient naître comme des associations où chacun ait la possibilité de participer : participations modestes donc, mais ouvertes au plus grand nombre de personnes possibles. La gestion devrait en être confiée à des éléments compétents, capables de les faire fonctionner avec efficacité et d’en retirer des bénéfices.

Et c’est là que réside la nouveauté : ces bénéfices devraient être mis en commun

Il naîtra ainsi une économie de communion dont cette cité constituera un modèle, une cité pilote. Nous aussi, nous nous servons d’un capital, mais le bénéfice, nous désirons le mettre en commun librement. Dans quel but ? Celui de la première communauté chrétienne : aider ceux qui sont dans le besoin, leur donner de quoi vivre, pouvoir leur offrir un emploi (…). Naturellement les bénéfices serviront aussi à développer l’entreprise. Enfin ils serviront à développer les structures de cette petite cité pour assurer la formation d’hommes nouveaux, animés par l’amour chrétien, car, sans eux, on ne fera pas une nouvelle société (…). »⁠[10]

Le but est clair : « Il s’agit d’aider ceux qui, dans la communauté, sont dans le besoin, mais de façon à les insérer dans le cycle productif et à les rendre autosuffisants, dans leur dignité pleine d’hommes ».⁠[11]

L’originalité de l’économie de communion « est d’introduire le don dans la finalité même et dans la culture de l’entreprise. A travers le libre choix[12] de ceux qui en détiennent le capital, les entreprises adhérant à ce projet répartissent leurs bénéfices en trois parties[13], afin 1) d’aider directement les plus démunis à sortir de leur misère, 2) de diffuser une culture basée sur les valeurs du don, de l’intégrité, et du respect de chacun, parmi ceux qui sont susceptibles de donner comme parmi ceux qui sont susceptibles de recevoir,3) et aussi de pourvoir aux nécessaires investissements assurant l’avenir de l’entreprise » Cet esprit nouveau entraîne, « un plus grand respect des salariés, des clients, des fournisseurs, de l’environnement et de la légalité ». Les plus pauvres peuvent « s’inscrire à leur tour dans la même dynamique du donner et du recevoir ».⁠[14]

Cette culture du don invite « à considérer ses biens comme patrimoine de Dieu à administrer pour le bien de tous »[15]. Et donc, « la propriété des entreprises ne sert pas à accumuler, mais à donner, à créer du travail, à satisfaire les besoins des plus pauvres ».⁠[16]

Qui ne voit ici la mise en œuvre de principes fondamentaux que nous avons longuement étudiés : participation, solidarité, destination universelle des biens, pauvreté vécue et combattue, partage, accès de tous à la propriété, respect de la personne et de l’environnement humain et naturel, etc..

Qui ne voit ici le dépassement des vieux dilemmes ? « Ni individualisme ni collectivisme, mais communion »[17]. Etre ou avoir ? Les Focolari répondent : donner ! A l’image de Dieu, c’est en aimant, en donnant qu’on se réalise et ceci est vrai pour le croyant comme pour l’incroyant puisque lui aussi a été créée à l’image de Dieu. C’est vrai au niveau des personnes, comme au niveau des peuples.

Qui ne voit qu’il s’agit ici d’une révolution ? Le libéralisme économique dans lequel nous vivons est incapable de créer une harmonie économique. Certes, on parle d’économie sociale de marché, on parle d’éthique économique⁠[18] comme si le modèle économique individualiste pouvait être purifié. Radicalement, les Focolari répondent : il ne peut être purifié, il doit être remplacé.

A ceux qui rappellent que l’homme doit être au centre de l’économie, les Focolari applaudissent mais demandent : quel homme ? Pour eux, la réponse est claire : c’est le frère !

Ce n’est donc certes pas un appel à prêter assistance mais plutôt à repenser l’action économique sans discréditer pour autant les initiatives d’assistance et de solidarité qui d’ailleurs sont soutenues par les Focolari et font beaucoup de bien mais « l’esprit qui les anime est d’agir pour suppléer aux déficiences du système et de la mentalité économique actuelle, de demeurer à la périphérie de ce système, en acceptant une distinction entre domaine social et domaine économique et en agissant, par conséquent, davantage dans le premier que dans le second ». Ici, « l’économie est redécouverte, dans son aspect social radical ».⁠[19]

Ce projet, Chiara Lubich en est persuadée, va s’étendre à l’intérieur du Mouvement mais devrait s’étendre aussi à l’extérieur. : « A la différence de l’économie de la société de consommation, fondée sur une culture de l’avoir, l’économie de communion est l’économie du don. Cela peut sembler difficile, ardu, héroïque. Mais il n’en est pas ainsi parce que l’homme créé à l’image de Dieu, qui est Amour, se réalise précisément en aimant, en donnant. Cette exigence se trouve au plus profond de lui, qu’il soit croyant ou non. C’est justement dans cette constatation, vérifiée par notre expérience, que se trouve l’espérance d’une diffusion universelle de l’économie de communion ».⁠[20].

Outre les « pôles économiques » que sont devenues les cités Araceli et O’Higgins, par exemple, on comptait, en 2001, 654 entreprises, à travers le monde⁠[21], ayant adhéré à l’économie de communion. A ces entreprises s’ajoutaient 91 micro-entreprises.⁠[22]

Reste une question. L’expérience qui vit et se développe dans le cadre de l’économie libérale, peut-elle, doit-elle rester indéfiniment le choix de quelques consciences ? La politique de l’État est-elle indifférente ?

Au sein du mouvement des Focolari, on fait remarquer que « l’histoire montre que, lorsqu’une vérité fait brèche, et qu’elle est accueillie dans la conscience des individus et des peuples, elle tend avec le temps à se transformer et, de norme de justice qu’elle était, elle devient une norme positive. Le fait demeure qu’un lien moral ne peut se transformer automatiquement en un lien juridique. Mais dans toute la matière inhérente à la communauté civile, que ce soit sur le plan national comme sur le plan international, les individus, les groupes et les peuples sont appelés à œuvrer dans le contexte d’un « cadre juridique » qui ordonne l’exécution des droits et des devoirs et surtout protège les faibles devant les forts (…). Dans le cadre spécifique du domaine de la production des biens, il est demandé à l’État de « délimiter » la « liberté » du propriétaire en lui imposant des liens juridiques précis de façon à sauvegarder le bien commun ».⁠[23]

En attendant, force est de constater que l’oeuvre de Chiara Lubich jouit d’un grand crédit international.

Le Bureau international de l’Economie et du Travail du Mouvement « Humanité nouvelle », a été accueilli, en 1977 parmi les membres du Conseil économique et social de l’ONU.⁠[24]

En 1977, Chiara Lubich reçoit le Prix Templeton (Londres) décerné à une personnalité qui s’est distinguée par ses activités caritatives ou son dévouement dans l’entraide et la compréhension inter-religieuse. Parmi les personnalités récompensées on relève les noms de Mère Teresa, de Frère Roger, du cardinal Suenens, d’Alexandre Soljénitsyne.

En 1996, elle reçoit le Prix Unesco de l’éducation pour la paix.

En 1998, le Prix européen des Droits de l’homme au Conseil de l’Europe.

Plusieurs universités ont décerné à la fondatrice le titre de Docteur honoris causa, comme ce fut le cas en 1999 à l’Université de Plaisance (Bologne) pour l’économie.

Pour ce qui est de l’Église, comme il a déjà été dit et comme chacun l’a remarqué à chaque étape de la description, il y a parfaite conformité entre l’expérience des Focolari et ce que la morale sociale chrétienne enseigne.

Quand Jean-Paul II dénonce l’injuste répartition des biens entre les pays industrialisés et les pays en voie de développement mais aussi à l’intérieur de chaque pays, riche développé ou non, que suggère-t-il ?

« Nous savons que le capital productif, au plein sens de ce mot, augmente vite, spécialement dans les pays industrialisés. Cependant, cette augmentation ne se réalise pas toujours au bénéfice d’un grand nombre de personnes, mais le capital reste concentré entre els mains de quelques personnes. Or, la doctrine sociale de l’Église a toujours soutenu la participation d’un grand nombre de personnes au capital productif, parce que la propriété est l’un des principaux moyens pour protéger la liberté et la responsabilité de la personne et, par conséquent, de la société. »[25]

En somme, à travers tout son enseignement contemporain ; l’Église ne cesse de méditer les devoirs que nous avons vis-à-vis des pauvres, de ces pauvres auxquels Jésus s’est identifié⁠[26]. L’aumône, le don qui aura été fait ou refusé au pauvre, aura été fait ou refusé au Christ⁠[27] . Quant à la nature de ce don, elle ne se limite pas aux biens matériels : « Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement, et, également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».⁠[28] Et Léon XIII de citer Grégoire le Grand : « Quelqu’un a-t-il le talent de la parole, qu’il prenne garde de se taire ; une surabondance de biens, qu’il ne laisse pas la miséricorde s’engourdir au fond de son cœur ; l’art de gouverner, qu’il s’applique avec soin à en partager avec son frère et l’exercice et les bienfaits »[29]. C’est en vertu de ce principe du partage de tous les biens que l’Église insiste sur la participation, la solidarité, l’accès de tous aux biens matériels et aux moyens de les produire. Le but est de réaliser le plus possible une égalité entre les hommes, de diminuer, comme disait Léon XIII, « cette distance que l’orgueil se plaît à maintenir » pour que l’amitié et, mieux encore, l’amour unisse les hommes.⁠[30]

Benoît XVI, quant à lui a encouragé les Focolari pour leur développement des « rapports de communion dans les familles, dans les communautés et dans chaque domaine de la société ».⁠[31]

Pour que cet esprit triomphe, une question doit être posée:


1. SORGI Tommaso, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 85.
2. SORGI Tommaso, id., p. 82.
3. LUBICH Ch., Message du 20-3-1983, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 87.
4. Discours du 29 mai 1991, cité in QUARTANA Pino, op. cit., p. 19
5. Outre Araceli, Gloria et Santa Maria (Brésil),on peut citer O’Higgins (Argentine), Loppiano (Italie), Fontem (Cameroun), Luminosa (New York), Tagaytay (Philippines), Montet (Suisse). Faro (Croatie), Piero (Kenya), Ottmaring (Allemagne), Arny (France), Mariapolis Vita à Rotselaar (Belgique), etc.
6. Mouvement des Focolari, Dossier de Presse, avril 2003, fiche n° 7.
7. BELZUNG Catherine et GAROCHE Pierre, Avec les non-croyants, Dialogue au grand large, in Nouvelle Cité, n° 448, octobre 2001, pp. 20-22.
8. LUBICH Ch., Economia e lavoro nel Movimiento Umanità Nuova, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 97
9. Cf., op. cit., pp. 15-16.
10. Chiara Lubich, Discours du 29 mai 1991, cité in QUARTANA Pino, op. cit., p. 19. (Brésil)
11. QUARTANA Pino, op. cit., p. 21.
12. « La décision d’utiliser les bénéfices pour le bien commun est prise librement » (ARAUJO Vera, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 60).
13. Egales en principe.
14. Mouvement des Focolari, Dossier de presse, avril 2003, fiche 5bis.
15. LUBICH Ch., Rivoluzione arcobaleno, p. 53, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 89.
16. ARAUJO Vera, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 59.
17. GIORDANI I., Le due città, p. 185, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 117.
18. Nous y reviendrons car la question est relancée aujourd’hui face aux déséquilibres économiques et sociaux à l’échelle du monde. Ce souci de l’éthique est très louable et tout le monde saluera la pensée d’Amartya Sen pour ne citer que lui. Mais rappelons-nous que J. M. Keynes fait cette prévision en 1930: « Je vois des hommes libres revenir à quelques-uns des principes plus solides et authentiques de la religion et des vertus traditionnelles (…), car l’amour de l’argent est méprisable et celui qui se préoccupe le moins du lendemain chemine vraiment sur le sentier de la vertu et de la sagesse profonde (…). Nous préférerons le bien à l’utile. Nous rendrons honneur…​ » à celui qui sait apprécier « les lys des champs qui ne sèment ni ne filent ». On verra une mutation générale, de sorte que « l’engagement à faire pour les autres continuera à avoir une raison d’être alors même que nous n’aurons plus de raison de faire pour nous-mêmes. » Mais il n’abandonne pas le modèle économique individualiste, il veut « le purifier (…) si possible » et se déclare « un hérétique » qui veut attaquer aussi bien l’orthodoxie marxiste que l’orthodoxie du laissez-faire « dans leurs citadelles ». (KEYNES J. M., Perspectives économique pour nos petits enfants, in La pauvreté dans l’abondance, cité in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 120-121).
19. SORGI Tommaso, in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 80-81.
20. Novembre 1991, in QUARTANA et alii, op. cit., p. 24.
21. La spiritualité du Mouvement est vécue dans 182 pays.
22. Cf. Economie de communion, Dix ans de réalisations, Des entreprises osent le partage, Nouvelle Cité, 2001. Ce livre rassemble des témoignages très concrets de personnes qui se sont engagées aux quatre coins du monde dans l’économie de communion.
23. ARAUJO Vera, in QUARTANA et alii, op. cit., pp. 64-65.
24. SORGI T., in QUARTANA et alii, op. cit., p. 86.
25. JEAN-PAUL II, La destination universelle des biens, Allocution commémorative in Une terre pour tous les hommes, La destination universelle des biens, Actes du colloque international organisé par le Conseil pontifical « Justice et Paix » du 13 au 15 mai 1991, Centurion, 1992, pp. 148-156
26. Mt 25, 40.
27. RN, 453 in Marmy.
28. Id., 454.
29. Id..
30. RN, 456 in Marmy. Léon XIII rappelle que ce qui mesure les hommes, c’est uniquement la vertu ; que l’ »inclination » que Jésus manifeste aux pauvres doit, d’une part, dit la traduction la plus répandue, « humilier l’âme hautaine du riche et le rendre plus condescendant », d’autre part, « relever le courage de ceux qui souffrent et leur inspirer de la résignation ». Le vocabulaire employé par le traducteur pose problème et on peut penser qu’il est marqué par son époque. En effet, « condescendance » et « résignation » ont pris aujourd’hui un sens nettement péjoratif qu’ils n’ont pas en latin (condescensio, en latin classique et resignatio en latin du moyen-âge) ni, à l’origine, en français. Si l’on accepte cette traduction, il faut comprendre les deux mots dans le contexte de la philosophie que développe Léon XIII. La condescendance peut se comprendre comme la « mise au niveau d’autrui » (lat.) ou la « complaisance par laquelle on s’abaisse au niveau d’autrui » (Robert) ; la résignation, comme une « ouverture », une « confiance » (lat.), un abandon, une patience, un renoncement (Robert). A prendre notamment « résignation » dans son sens péjoratif, on aboutit à une énorme contradiction : à quoi bon réclamer pour les défavorisés, comme le fait Léon XIII, les droits au juste salaire, à l’association, etc.. Si l’on recommande, par ailleurs, l’apathie ? J.-L. Bruguès a raison de dire que « signe de paresse ou de lâcheté, parfois des deux, la résignation est une faute. Elle s’oppose à la vertu de force. » Il explique : « Tandis que le renoncement est une renonciation active, puisque le sujet pose délibérément et volontairement un acte de non-attachement, la résignation apparaît comme une renonciation passive. Le sujet abdique. Il démissionne de la prise en charge de lui-même, de son avenir ou du prochain. Il choisit l’apathie. (…) : le sujet (…) meurt, non pas à lui-même, mais à ses responsabilités. La résignation caricature souvent l’obéissance chrétienne, due aux manifestations de la volonté divine. Se soumettre c’est toujours choisir de se soumettre, jamais de se laisser aller. » (Bruguès). Toute cette difficulté peut être levée si l’on se réfère au texte latin originel, seul texte officiel d’ailleurs suivant la tradition. Léon XIII écrit : « Quarum cognitione rerum facile in fortunatis deprimitur tumens animus, in aerumnosis demissus extollitur : alteri ad facilitatem, alteri ad modestiam flectuntur » (Leonis Papae XIII, Allocutiones, Epistolae, Constituitiones, Aliaque Acta Praecipua, Volumen IV (1890-1891), Desclée de Brouwer, 1894, p. 189). Ce qui peut se traduire littéralement ainsi : Par la connaissance de ces choses (de cette doctrine du Christ), l’esprit (la raison, la volonté) rempli d’orgueil dans la richesse est abaissé, (l’esprit) abaissé dans les malheurs est élevé : les uns (les riches) sont tournés (changés, dirigés) vers l’indulgence (la douceur, la bonté, la complaisance, l’affabilité), les autres (les malheureux) vers la modération (la mesure, la sagesse, la retenue). Traduire facilitas par condescendance et modestia par résignation est tout à fait contestable. La traduction utilisée par Marmy (1944,1949 et 1953) est, elle, réalisée dès 1891 par la Maison de la Bonne Presse, à Paris. Il est à noter que la traduction utilisée dans la brochure publiée par le Conseil pontifical « Justice et Paix », De « Rerum Novarum » à « Centesimus Annus », cité du Vatican, 1991, p. 91, et présentée comme l’œuvre du chanoine P. Tiberghien, Editions Spes, Paris, 1936, est mot pour mot celle de la Maison de la Bonne Presse…​
31. Angélus du 28 juillet 2008. Le 8 février 2007, Benoît XVI encourageait les évêques proches des Focolari en déclarant notamment : « Le mouvement des Focolari, précisément à partir du Coeur de sa spiritualité c’est-à-dire de Jésus crucifié et abandonné, souligne le charisme et le service de l’unité, qui se ralise dans les différents domains sociaux et culturels comme par exemple le domaine économique avec « l’économie de communion », et à travers les voies de l’oecuménisme et du dialogue religieux. » (Zenit, 9-2-2007).Cf. également le Discours aux participants à la rencontre internationale « Familles nouvelles » du Mouvement des Focolari (3 novembre 2007) ; Message aux jeunes du mouvement des Focolari, 1er septembre 2012. Benoît XVI avait rencontré Chiara Lubich lorsqu’il était cardinal Ratzinger à Castel Gandolfo en 1989.
   François aussi a encouragé les Focolari le 26 septembre 2014, le 29 janvier 2020 et le 8 février 2020. Le 10 mai 2018 il s’était rendu à Loppiano, première cité-pilote du mouvement.

⁢v. L’éthique est-elle l’ultime régulation ?

[1]

A partir des années 80, l’éthique est devenue un thème récurrent dans la littérature économique. En 1982, Tom Peters et Robert Waterman publient aux États-Unis, un livre qui connaîtra un succès planétaire : Le prix de l’excellence[2] qui rappelle la place centrale que la personne doit occuper au sein de l’entreprise. La même année, en France, est publié un autre livre qui aura un grand retentissement : L’entreprise du 3e type.⁠[3]

Malgré un vocabulaire qui sonne familièrement à nos oreilles, participation, délégation éthique, etc., on a, en fait, affaire à une éthique utilitariste dans la mesure où si elle se soucie de l’intérêt général, « elle ne peut satisfaire les exigences du bien commun »[4]. C’est cette éthique que Jean-Paul II condamnait en rappelant qu’il faut distinguer « le bien juste (bonum honestum), le bien utile (bonum utile) et le bien délectable (bonum delectabile). Ces trois sortes de biens qualifient l’agir de l’homme de manière organique. En agissant, l’homme choisit un certain bien, qui devient la fin de son action. Si le sujet choisit un bonum honestum, sa fin se conforme à l’essence même de l’objet de l’action, et il s’agit donc d’une fin honnête. A l’inverse, lorsque l’objet du choix est un bonum utile, la fin est alors l’avantage qui en découle pour le sujet. La question de la moralité de l’acte reste encore ouverte ; c’est seulement quand l’acte dont découle l’avantage est honnête, et honnêtes les moyens utilisés, que la fin poursuivie par le sujet pourra aussi être dite honnête. C’est précisément avec cette question que commence la séparation entre la tradition de l’éthique aristotélicienne et thomiste, et d’autre part l’utilitarisme moderne.

L’utilitarisme a écarté la dimension primordiale et fondamentale du bien, à savoir le bonum honestum. L’anthropologie utilitariste et l’éthique qui en découle partent de la conviction que l’homme tend essentiellement à son intérêt propre ou à l’intérêt du groupe auquel il appartient. En définitive, l’avantage personnel ou corporatif est le but de l’agir humain. Quant au bonum delectabile, il est évidemment pris en considération dans la tradition aristotélicienne et thomiste, dont les grands penseurs, dans leur réflexion éthique, sont pleinement conscients du fait que l’accomplissement d’un bien juste s’accompagne toujours d’une joie intérieure, la joie du bien. Dans la pensée des utilitaristes, les dimensions du bien et de la joie ont au contraire été mises au second plan par la recherche de l’intérêt ou du plaisir. Le bonum delectabile de la pensée thomiste dans sa nouvelle expression s’est, il est vrai, un peu émancipé, devenant un bien et une fin en soi. Dans la perspective utilitariste, l’homme, dans ses actions, cherche avant tout le plaisir, et non l’honestum. »[5]

Nous savons que John Rawls a réagi contre cet utilitarisme dans La théorie de la justice dont nous avons analysé les grands principes précédemment. Partant du principe apparemment excellent qu’est injuste l’inégalité qui ne sert pas aux défavorisés, Rawls en arrive_ considérer que la justice entendue comme équité a priorité sur le bien et qu’elle est le fruit d’une procédure. C’est le consensus qui fonde le droit : pour Rawls, il s’agit de « choisir les moyens les plus efficaces en vue des fins recherchées » et, pour cela, « on doit éviter de même ici tout problème éthique controversé et prendre comme point de départ des propositions faisant l’objet d’un large accord ».⁠[6]

La « business ethics » n’est pas plus satisfaisante. Née aussi aux États-Unis et largement répandue dans les universités puis en Europe, elle « apparaît comme l’alibi d’un système économique déterminé » comme le laisse entendre le slogan « Good ethics is good business ».⁠[7] Une fois encore, cette éthique nous « renvoie davantage au souci de l’efficacité qu’à celui du bien-agir ».⁠[8] De même, l’appel à la responsabilité plutôt qu’à l’obéissance, semble « une ruse subtile de l’idéologie productiviste, en particulier lorsque cet appel est couplé à la demande d’adhésion à des valeurs d’entreprise (…) ».⁠[9]

Certes, l’éthique - et l’expérience de l’économie de communion en témoigne - peut accroître l’efficacité mais l’utiliser en vue de la performance et de l’efficacité relève de l’instrumentalisation.

On parle aussi d’éthique des valeurs qui s’exprime à travers des « chartes éthiques » où sont exaltés « l’honnêteté, l’équité, le professionnalisme, le respect des personnes, l’exemplarité, la loyauté, la responsabilité » mais aussi « la performance, la réduction des coûts, des délais ou l’amélioration de la qualité ».⁠[10]

Il s’agit en fait d’améliorer l’image de l’entreprise et de mobiliser le personnel au service des buts de l’entreprise. De plus, ces chartes risquent de conduire à des contradictions comme l’ont bien vu J.-P. Audoyer et J. Lecaillon⁠[11] : « L’efficacité, la responsabilité, le respect du client ou du salarié peuvent aisément servir de justification a posteriori, mais en aucun cas remplacer le discernement de l’acteur singulier (…). Imaginons qu’un salarié veuille mettre en pratique ces principes. On lui demande d’être responsable, mais de quoi et jusqu’où ? On lui demande d’être efficace, mais pour qui ? Pour lui-même, pour son service, pour son usine, pour son entreprise ? On lui demande de respecter les exigences de la « qualité totale » ; mais est-ce à n’importe quel prix humain et financier ? Entre le client et l’actionnaire comment arbitrer ? Certes, dans le long terme, satisfaire le client profitera à l’actionnaire, mais vient vite le moment où favoriser l’un se fait au détriment de l’autre. A toutes ces alternatives concrètes, les principes d’action ne permettent pas de répondre à moins (…) d’en évaluer le coût d’opportunité, c’est-à-dire le prix du renoncement d’une valeur au profit d’une autre ? Ce qui dans la pratique est rarement le cas. A y regarder de plus près, on s’aperçoit même que ces principes peuvent justifier n’importe laquelle des options possibles ; privilégier par exemple les conditions de travail même si c’est contraire à la rentabilité, valeur qui peut aussi simultanément apparaître dans les principes d’action. Ce genre de situation peut au mieux conduire à l’inefficacité et au pire se retourner contre l’entreprise. En attendant, elle génère souvent un climat de suspicion qui se nourrit de la distance entre les valeurs affichées et les situations concrètes (…). »

Les auteurs ajoutent encore que derrière ces chartes d’entreprise, se cache, en fait, une morale du devoir, de type kantien. Morale a priori, sans justification et qui s’impose à la conscience.

Finalement, toutes les éthiques citées apparaissent comme « une bonne affaire ». Avec beaucoup de lucidité, le P. Perrot attire notre attention sur l’abus du mot « éthique » qui peut nous éblouir alors que, dans le monde économique contemporain qui l’utilise, on reste bien en deçà de tout ce que le mot emportait avec lui dans la pensée ancienne. Autrement dit, les éthiques évoquées, doivent être complétées pour ne pas être des leurres. « Au regard de la tradition philosophique, écrit le P. Perrot, il manque à l’éthique des affaires une deuxième dimension : « le désir d’autrui ». Comme le dirait M. de La Palisse, les ressources humaines ne sont pas matérielles. C’est dire qu’elles ne peuvent pas se réduire à n’être qu’un rouage fonctionnel : elles comportent des aspirations à l’universel, un goût de l’effort, un sens du gratuit, des contradictions, des passions mal maîtrisées…​ Prétendre mobiliser ces ressources-là, c’est vouloir transformer la liberté en moyen de production. Cela semble bien difficile lorsque l’entreprise affiche des objectifs froidement utilitaires. On ne peut mobiliser l’effort des collaborateurs, avec la part de gratuité que cela suppose, uniquement sur la base de l’intérêt individuel bien compris. Car cet intérêt est futur ; il est aléatoire. Il pèse peu face aux désagréments très actuels.

Finalement, où est l’éthique (au sens philosophique) dans la Business Ethics ? Une trace en reste parfois dans la déontologie. Car si la déontologie est, pour le dirigeant, un outil de gestion, elle peut être aussi, pour l’individu, l’occasion d’un dépassement de ses intérêts immédiats. Et se préoccuper de la bonne relation entre collègues ou avec la clientèle, éviter les situations où la loyauté serait partagée entre l’entreprise, la concurrence et la famille, c’est déjà se mettre en question et entrer dans une démarche ou l’autre a sa place. Mais l’éthique des affaires, en se limitant à la déontologie, risque de faire le jeu des manipulations qui mobilisent avec cynisme le sens moral des collaborateurs au profit d’intérêts particuliers. La déontologie n’est, je pense, qu’un moment de la démarche éthique. Moment nécessaire, mais qu’il est indispensable de dépasser pour sauvegarder la dimension humaine de la vie professionnelle ».⁠[12]

Plus radical encore est le jugement de Christian Arnsperger : « Au mieux, (l’éthique économique, est) la discipline qui évalue les divers systèmes d’organisation économique en termes de certaines propriétés telles que l’efficacité, la liberté ou l’équité. Mais, au pire, l’éthique économique pourra aussi servir à mettre au point des discours et des stratégies destinés à rendre humainement acceptables les formes économiques particulières qui sont en place. L’actuelle « éthique des affaires » relève de cette absence d’attitude critique. En effet, il semble bien qu’aucune éthique des affaires ne puisse prétendre défaire les comportements économiques qui la conditionnent. Une telle éthique ne peut donc se développer qu’à l’intérieur de limites invisibles mais tyranniques, en l’occurrence le critère ultime de rentabilité, étroitement lié à l’impératif de satisfaction d’un actionnariat volatil désireux de toucher des dividendes maximum issus de la vente de produits sans cesse ajustés à des désirs de consommation qui ressemblent à un tonneau des Danaïdes. Ces limites sont issues de la logique de l’incitation économique et en les prenant comme données, l’éthique des affaires contribue à les renforcer. » L’éthique économique risque de n’être qu’« une entreprise de légitimation ».⁠[13]

Ces éthiques qu’on pourrait donc appeler « éthiques de la prospérité » doivent céder la place à une « éthique de la justice »⁠[14] ou à une « éthique autonome » couronnée par une « éthique de la prudence » pour reprendre deux expressions de J.-P. Audoyer et J. Lacaillon.

De quoi s’agit-il ?

Les auteurs récapitulent les grands principes de la morale sociale chrétienne pour « éclairer » ou « compléter » les valeurs utiles présentes dans les éthiques à la mode.⁠[15]

La subsidiarité doit viser « à donner au salarié subordonné toute l’autonomie dont il est capable ». Dans cette perspective, l’autorité « s’exerce par le service » pour faire « grandir les hommes ».

Qui dit subsidiarité, appel à la liberté, dit solidarité. Celle-ci s’exprime « verticalement » par les syndicats mais aussi « horizontalement » par la mise en place d’une communauté de personnes.

A travers cette communauté, ce n’est plus simplement l’intérêt général qui est recherché mais le bien commun dans toutes ses dimensions.

Ceci dit, les auteurs insistent, pour la mise en œuvre de cette éthique, le souci de l’efficacité étant sauf, sur la « nécessité d’une conscience éclairée » et la vertu de prudence qui doit être la vertu par excellence du manager. Toutes les situations étant singulières, la prudence du manager « est la disposition qui permet de délibérer correctement sur ce qui est bon ou mauvais pour l’homme, non en soi mais dans le monde tel qu’il est, non en général mais dans telle ou telle situation, et d’agir en conséquence comme il convient ».⁠[16] C’est donc, en dernier ressort, « au cœur de la subjectivité que (le manager) trouvera les chemins de la réponse aux arbitrages auxquels il est confronté entre logique de l’efficacité et exigences de l’éthique ».⁠[17]

Malgré ses références explicites à l’enseignement social chrétien et plus précisément au Compendium, l’éthique autonome ou prudentielle proposée reste en deçà de ce qu’on pouvait espérer. Les citations choisies comme l’insistance sur la responsabilité du manager ne rendent pas compte de l’audace de la vision chrétienne intégrale qui, si elle est fidèle à la vision originelle de la Genèse, doit promouvoir le partage du pouvoir et de la propriété sans minimiser l’importance du rôle du pouvoir politique qui peut et doit suppléer aux carences de la conscience et agir en fonction du bien commun et non de l’intérêt général. De plus, le rappel incessant de l’efficacité finit par gêner. Efficacité fabricatrice, commerciale ou efficacité humaine et communautaire ? Nous serions plus à l’aise si la fin de l’entreprise n’était pas orientée vers « des clients solvables », pour satisfaire « des demandes solvables », comme le répète les auteurs mais vers tous les pauvres, ceux dont les besoins peuvent être rencontrés dans l’échange et ceux dont les besoins ne peuvent être comblés que dans le don provisoire ou définitif.⁠[18]

Certes, tout dépend toujours, in fine, de la qualité des hommes, de leur sens social, de leur responsabilité face à Dieu que ce soit au niveau d’une entreprise, ou au niveau politique mais on ne peut tout confier à leur bonne volonté voire à leur sagesse. Les meilleures intentions gagnent à inspirer des institutions, des lois, des structures aptes à résister à l’effritement des déterminations et à l’affadissement des sensibilités. d’autant plus que bien du temps aura passé, bien des souffrances auront été vécues avant que tous n’adhèrent au meilleur projet économique et social possible. Sans être pessimiste, on peut même avancer que jamais l’unanimité se fera et il n’est même pas sûr qu’une majorité puisse exister.

Etant donné la générosité du projet chrétien, une générosité qui dépasse, disait le P. Calvez, ce dont les socialismes rêvent, une majorité politique devrait à la longue être à même d’apporter les réformes nécessaires ou, plus exactement, inspirer la sortie du modèle capitaliste d’aujourd’hui en agissant sur les structures. Mais cela suffira-il ?


1. Nous suivrons ici l’analyse proposée par AUDOYER Jean-Pierre et LECAILLON Jacques, in Le dilemme du décideur, Ethique ou efficacité ?, Salvator, 2006. Jean-Pierre Audoyer, docteur en science politique, maître en sciences économiques et en théologie, est professeur à la FACO (Faculté libre de droit et d’économie), consultant-associé du cabinet MANAGEORH (Conseil en organisation et en ressources humaines), président d’AREC (Association pour une nouvelle éthique d’entreprise). Jacques Lecaillon est professeur émérite de l’Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne.
2. PETERS T. et WATERMAN R., Le prix de l’excellence, Les 8 leviers de la performance, Dunod, 1999.
3. ARCHIER Georges et SERIEYX Hervé, L’entreprise du 3e type, Seuil, 1982.
4. AUDOYER J.-P. et LECAILLON J., op. cit., p. 108.
5. JEAN-PAUL II, Mémoire et identité, Conversation au passage entre deux millénaires, Flammarion, 2005, pp. 49-50.
6. Cité in AUDOYER J.-P. et LECAILLON J., op. cit., p. 112.
7. Id., p. 115.
8. Id., p. 116. Le moraliste Comte-Sponville l’a bien compris : « Je me demande si ce qu’on appelle ordinairement éthique d’entreprise dans nos gazettes et nos séminaires, ce n’est pas l’art d’accomplir des actions certes communément conformes à la morale, mais sans aucune valeur morale - puisqu’on nous explique que cette éthique d’entreprise, précisément, c’est votre intérêt, que l’éthique est « source de profit ». Moi, je veux bien. Mais si l’éthique est source de profit, qu’est-ce que la morale vient faire là-dedans ? Cela relève du management, cela relève de la gestion, cela ne relève plus de la morale. » (Le capitalisme est-il moral ?, Albin-Michel, 2004, p. 46.
9. P. Ricoeur cité in LENOIR Frédéric, Le temps de la responsabilité, Entretiens sur l’éthique, Fayard, 1991, p. 262.
10. AUDOYER J.-P. et LECAILLON J., op. cit., p. 118.
11. S’appuyant sur une étude d’E. Perrot, id., p. 119.
12. Cf. PERROT E., La bonne affaire de l’éthique, in Etudes, mars 1992, p. 352.
13. ARNSPERGER Christian, Critique de l’existence capitaliste, Pour une éthique existentielle de l’économie, La nuit surveillée, Cerf, 2005. pp. 157-158. Christian Arnsperger, docteur en sciences économiques est chercheur qualifié au FNRS et professeur à l’UCL, rattaché à la chaire Hoover d’éthique économique et sociale. Il a collaboré avec Ph. Van Parijs, Jean Ladrière et Catherine Larrère.
14. Ces expressions sont de Gabriel Fragnière, sociologue et politologue, recteur du Collège d’Europe à Bruges en 1993. Il fut directeur du Centre européen « travail et sociétés », à Maastricht, puis directeur du département d’études européennes à la Central European University à Prague. Voici comment il définit ces deux sortes d’éthiques : l’éthique de la prospérité « consiste à faire de l’accroissement de la richesse la fin dernière de toutes les actions humaines ». Elle « met l’individu au service de l’économie , et implique une vision exclusivement fonctionnelle de l’homme dans la quelle, à la limite, celui-ci perd sa liberté. »Par contre, l’éthique de la justice est « enracinée dans l’engagement personnel et le partage solidaire. » (L’obligation morale et l’éthique de la prospérité, Presses universitaires européennes, 1993, pp. 13-14).
15. Op. cit., pp. 123-128.
16. Id., p. 131.
17. Id., p. 137.
18. Plus décevante encore, l’étude de PUEL Hugues, L’économie au défi de l’éthique, Essai d’éthique économique, Cerf-Cujas, 1989. d’une part, l’auteur prend ses distances par rapport à la relation entre les structures et le péché telle qu’elle est décrite par Jean-Paul II dans Sollicitudo rei socialis (cf. pp. 142-143) et conteste l’opportunité d’une doctrine sociale de l’Église (p. 117). d’autre part, il ne cache pas sa sympathie pour Michaël Novak, chantre du capitalisme démocratique et critique de la position prise par les évêques américains prise sur le capitalisme américain (pp. 118-119). Il se réfère aussi, sans réserve, à John Rawls (pp. 143-144). Finalement, il en appelle à la conscience des acteurs et à leur miséricorde.

⁢vi. Alors, éthique ou conversion ?

La réponse de Jean-Paul II est sans détour : « Dans son histoire désormais centenaire, la doctrine sociale de l’Église a toujours affirmé que la réforme des structures doit être accompagnée d’une réforme morale, car la racine la plus profonde des maux sociaux est de nature morale, c’est-à-dire « d’une part le désir exclusif du profit et, d’autre part, la soif du pouvoir« (cf. Sollicitudo rei socialis 37). La racine des maux sociaux étant de cet ordre, il s’ensuit qu’ils ne peuvent être surmontés qu’au niveau moral, c’est-à-dire par une « conversion », par un passage de comportements inspirés par un égoïsme incontrôlé à une culture d’authentique solidarité ».⁠[1]

Cette conversion nous ferait sortir du système capitaliste pour entrer dans un système solidaire.

Notons que, dans la citation de Jean-Paul II, le mot « conversion » est employé entre guillemets dans la mesure où le Souverain Pontife se situe « au niveau moral ».

Sans connotation explicitement chrétienne, Christian Arnsperger défend le même point de vue par un chemin inattendu.⁠[2]

Toutes les réformes et mesures envisagées précédemment, que ce soit la taxe Tobin, le micro-crédit, les différentes éthiques, la distribution des parts d’héritage pour que le plus grand nombre accède au capital productif, et même l’économie de communion peuvent être appliquées et se vivre dans le cadre du système capitaliste. Chr. Arnsperger cherche à sortir de ce système en s’attaquant à ses racines.

Ces racines plongent dans la psychologie la plus profonde de l’être humain et expliquent seules, vraiment, la force de résistance du capitalisme. Alors que beaucoup croient, avec Alfred Sauvy, que « si le capitalisme subsiste en dépit de ses imperfections et de ses injustices, c’est parce qu’il n’y a pas de remplaçant présentable »[3], Chr. Arnsperger nous met en cause et affirme que le capitalisme ne subsiste qu’avec notre complicité.

Chacun de nous est confronté à deux finitudes : l’une imposée par la présence des autres et l’autre par la mort. Nous vivons tous mortels en société mais, « selon les sociétés, certains individus sont plus ou moins profondément et rapidement confrontés à la mort et sont plus ou moins fortement et constamment soumis à la domination ou à la résistance d’autrui ». Autrement dit, selon les sociétés, « l’angoisse existentielle liée à l’Altérité et à la Mortalité » est ressentie à différents degrés. Et, selon les sociétés, les moyens d’existence, c’est-à-dire les « ressources matérielles, symboliques et spirituelles » désignent, en fait, tout ce qui est « nécessaire pour que chacun puisse soit porter et assumer, soit refuser et nier l’Altérité et la Mortalité. »[4]

Selon les sociétés, la gestion de la double finitude varie. Chaque société choisit ses moyens d’existence privilégiés et leur répartition.

Le système capitaliste se caractérise par ce que l’auteur appelle « la concurrence coopérative », c’est-à-dire « la coopération au sein d’entités concurrentes » pour accroître la consommation présente ou future (l’épargne)⁠[5]. Ce système « permet aux « gagnants » de se forger une infinitude illusoire (indépendance et immortalité imaginaires) aux dépens des « perdants ». »[6]

d’un côté, l’entrepreneur fait porter son angoisse de la finitude par le consommateur en sollicitant son argent : « il suscite ainsi un besoin dont l’assouvissement qu’il offrirait déchargerait son esprit inquiet de toute peur existentielle ». De son côté, le consommateur solvable cède à l’angoisse du désir en croyant pouvoir l’éteindre⁠[7]. De même l’épargne , consommation différée, donne l’illusion « d’un infini temporel, en somme d’une immortalité ». L’investissement prolonge ce mouvement. A sa manière, la dépense immodérée, elle aussi « tente de conjurer la finitude (…) en créant de manière fantasmatique un « éternel présent ». » En somme, « consommation, épargne et investissement se présentent (…), dans leur apparente rationalité, comme des moyens de nier la finitude liée à la Mortalité ».⁠[8]

Quant à la concurrence, elle est l’expression d’un « refus de l’autre finitude, celle liée à l’Altérité » puisque l’autre devient l’ennemi et que chacun cherche son indépendance dans ce combat.⁠[9]

Que conclure sinon que « le capitalisme nourrit, de façon mécanique, les angoisses mêmes qui lui donnent de la force » ? Les économistes et les politiques nous invitent à croire à la « croissance partagée », c’est-à-dire à la possibilité de devenir toujours plus riches. Leur culture capitaliste réduit nos moyens d’existence aux ressources matérielles qui, elles-mêmes, sont « réduites pour l’essentiel aux revenus actuels ou différés que nous pourrions nous accaparer au sein du système économique ».⁠[10]

Notre erreur car il s’agit bien de notre erreur même si elle est alimentée par le système « inauthentique », aliénant, qu’est le capitalisme, est de ne pas accepter lucidement notre finitude, de nourrir l’illusion, le fantasme, de l’immortalité. Mais ce fantasme est, le plus souvent, celui d’une minorité qui se croit libérée de la finitude parce que la finitude d’une majorité a été « socialement exacerbée ».⁠[11]

A partir de cette analyse, l’auteur nous invite à un « héroïsme authentique ». Il s’agit de coexister « avec autrui tout en étant ouvert à sa propre peur de la finitude ainsi qu’à celle des autres »[12] et d’« apprendre à assumer la finitude mortelle et renoncer à faire porter cette finitude aux autres, notamment à travers les mécanismes d’interaction socio-économique »[13]. Il faut changer nos motivations économiques mais « une telle conversion ne peut avoir lieu que si les puissants acceptent en profondeur la précarité de leurs propres existences, alors même que leur puissance découle d’actes économiques par lesquels ils tentent de nier cette précarité »[14]. Cette conversion doit aboutir à un « partage égal des finitudes »[15], c’est-à-dire à une « juste distribution des moyens d’y faire face et de la porter ».⁠[16]

Partager nos finitudes, c’est reconnaître tous que nous sommes finis, c’est renoncer puisque notre Désir est impossible à combler, c’est être dépendant « des présences des autres qui ne peuvent porter ma finitude à ma place », c’est, enfin manifester ma sollicitude car la vulnérabilité d’autrui appelle ma présence aidante et réciproquement.⁠[17]

Plus profondément encore et en s’appuyant sur les réflexions de Maurice Bellet, Arnsperger propose de « convertir les axiomes capitalistes ». En effet, si le système capitaliste repose in fine sur la réaction à la finitude telle qu’elle a été décrite, on peut se demander si cette réaction est-elle inéluctable, inscrite dans notre nature. La réponse de l’auteur est nette : notre système repose sur « des axiomes fondateurs et non (sur) des fondements naturels ». Le système s’appuie sur des pulsions et les renforce mais il est possible de « laisser tomber l’attitude de déni », déni de la mort notamment, et de procéder à « une subversion interne des axiomes spontanés en vue de les rendre plus conformes à ce qu’ils visent de meilleur ».

Or, on découvre au cœur du système capitaliste cinq axiomes « spontanés » : le marché, la rentabilité, la concurrence, l’expansion et le monétaire Pour les convertir, il est nécessaire de découvrir à quoi ils « visent », retrouver leur « visée ».

Ainsi, le marché vise l’échange , et en fin de compte l’échange de la « parole donnée et reçue », en vérité, si l’on libère en même temps les axiomes de concurrence et de rentabilité.

La rentabilité vise « le respect total d’autrui en tant qu’il a, tout comme moi, droit à des ressources pour vivre », ressources qui satisfont des besoins réels et qui sont payées « au juste prix » . En définitive et autrement dit, l’axiome de rentabilité cache un « axiome de solidarité ou de droits de l’homme ».

La concurrence vise au bien commun, mais il faut la libérer de la rivalité, de la méfiance, de la poursuite de l’intérêt personnel. Sa vérité cachée est « l’émulation qui stimule chaque individu à contribuer au maximum au bien de tous » . A cet axiome se substituerait « un axiome d’organisation collective nettement plus respectueux de la créativité de chacun que ne l’est la logique qui, bon an mal an, guide l’État providentiel actuel ».

L’axiome de l’expansion vise « l’ouverture des possibles les plus larges et la satisfaction des désirs, mais des possibles et des désirs ordonnés à l’authenticité existentielle et non désordonnés par un refus inauthentique d’accepter la finitude ». Retrouvant sa visée, l’axiome de l’expansion se libère en axiome de l’écologie.

Quant à l’axiome monétaire il peut céder la place à un axiome de la gratuité entendue comme capacité « à tolérer le gratuit en tolérant la perte » de temps, d’argent, d’autonomie, une capacité « gagnée durement à travers l’acceptation de la finitude, à rester solidaire et pleinement ouvert envers tous ceux qui, en donnant le meilleur d’eux-mêmes et en ayant eux-mêmes assumé leur finitude et leur angoisse, ont malgré tout échoué ou n’ont pas « rapporté » ce qu’on espérait d’eux. »

Ce travail de « conversion critique » est indispensable pour « desserrer la logique économique ». Il demande, comme il était suggéré plus haut, un « saut héroïque » lié à une « prise de conscience profonde ».

Ce travail de « conversion critique » n’est pas « un programme politique à asséner d’autorité à des personnes qui n’auraient pas, par elles-mêmes, fait le chemin et le travail requis » mais doit s’opérer par « des micro-transformations venues « d’en-bas », évidemment sans aucune garantie d’unanimité. »[18]

Déni ou acceptation de la finitude, respect, émulation, gratuité, et finalement conversion : on se rend compte que nous ne sommes pas dans le cadre d’un vocabulaire économique. Tout le livre d’Arnsperger tend à nous persuader que « les questions les plus profondes sur l’économie ne sont pas elles-mêmes des questions économiques »[19] mais « des questions existentielles »[20].

C’est pourquoi la thérapie proposée par l’auteur informée par la psychologie et la psychanalyse est un appel à une véritable et profonde conversion.

Si « l’existence capitaliste, (…) est le déni du corps et de la mort transformé en concurrence, performance, consommation et croissance »[21], « l’ »esprit du capitalisme » est littéralement ce qui permet à la sphère d’activité économique de prendre sur elle la tâche structurante anciennement dévolue au religieux ou à la morale ».⁠[22]

C’est cela qu’il importe de changer en rendant au religieux ou à la morale sa véritable place. Ainsi, quand on parle d’égalité ou de justice sociale, il faudrait envisager non seulement la redistribution des richesses mais aussi des ressources existentielles et notamment « la capacité individuelle de porter et d’assumer la précarité existentielle »[23] : « Tant que la société ne répartira pas de manière radicalement différente les ressources permettant à chacun de s’assumer comme mortel, les politiciens et les hommes d’affaires, tout comme les travailleurs et les « simples citoyens », seront exposés aux mêmes pulsions inconscientes de repli sur eux-mêmes et sur leurs possessions, à la même dynamique d’accaparement ancrée dans une angoisse non dite. Les uns comme les autres, nous vivrons la même incapacité à dépasser les logiques antagonistes qui reproduisent sans cesse la scission entre « dominants » et « dominés ». »[24] « Ne sera véritablement juste qu’un système économique qui distribuera de manière égale et en quantité suffisante à ses membres, libérés de la compulsion consumériste et accumulatrice, les ressources matérielles (produites et fournies par des personnes libérées de la compulsion opportuniste) et symboliques (fournies quotidiennement dans le langage, le comportement respectueux, le respect réel de l’égalité démocratique à tous les niveaux de décision) nécessaires à une authentique autodétermination. »[25]

Fondamentalement, pour que le marché soit vraiment un lieu d’ »échange humain existentiellement authentique »[26], et non un lieu d’aliénation, d’exclusion, de marginalisation,

pour que le marché permette « une structuration juste du sujet humain »[27], il faut bien définir le Désir humain: le Désir (avec majuscule) est l’« orientation fondamentale du sujet humain » dont les désirs ne sont qu’une « marque passagère »[28]. Ce Désir n’est jamais comblé et donc la thérapie ne consiste pas à vouloir le combler mais à « renoncer à la plénitude imaginaire » dont l’esprit du capitalisme entretient le mythe. « Le renoncement est la vérité du désir humain »[29]. Le véritable danger qui menace le sujet humain, ce n’est pas le manque mais la plénitude⁠[30]. Or l’économie de marché aujourd’hui « chasse sans cesse l’individu hors de la satisfaction » et le pousse toujours vers autre chose. C’est sa perversité. On ne cherche pas simplement à satisfaire des désirs mais à en créer. Reprenant le vocabulaire de Lacan⁠[31], Arnsperger insiste sure le fait que « la stratégie des fabricants de désirs est de faire sans cesse passer le désir de l’Autre[32] pour le désir de l’ »objet a » (…), c’est-à-dire tel ou tel objet fixant pour un temps le Désir inconscient. »[33] Nous sommes obligés de passer d’un désir à l’autre, de les combler sans jamais renoncer. Ainsi, tout devient marchandable et monnayable. La perversité du marché, sa violence⁠[34] et ses dérives découlent du fait que « le désir des acteurs n’est plus ordonné à sa propre vérité » c’est-à-dire à la « poursuite d’un juste renoncement »[35].

Pour rompre avec l’« individualisme possessif », l’auteur souhaite une nouvelle pédagogie axée non « sur l’enseignement d’une charité à bas prix, mais sur l’apprentissage par les économiquement et symboliquement puissants de la dure réalité existentielle selon laquelle la richesse, la puissance économique et le prestige symbolique sont fondamentalement les exutoires d’une angoisse vitale, du refus d’une fragile corporéité qu’il faut assumer autrement afin de n’en pas faire porter le poids matériel à d’autres, moins dotés en talents ou en ressources. »[36]

« La justice sociale (…) ne peut advenir que si la société répartit aussi de manière égale, par l’enseignement et par la circulation collectivement encouragée mais démocratiquement régulée de vocabulaires, de représentations et de normes d’action, les ressources existentielles permettant à chacun de s’assumer comme mortel. Ces ressources étaient anciennement appelées les « biens spirituels[37] » .Ayant nettement récusé les « vagues religiosités New Age » et les « factices « restaurations » traditionalistes »[38], l’auteur appelle l’émergence d’une « seconde humanité » selon l’expression de Maurice Bellet, à une « refondation du monde »[39].

Pour un « juste partage de nos finitudes »[40], un « égalitarisme des moyens d’existence »[41], il est impératif de « réinstaurer la circulation de ressources spirituelles sous une nouvelle forme : celle de l’éthos égalitaire » autrement dit, développer « une capacité de chacun à accepter sa finitude matérielle »[42]

Egalitarisme pourrait faire penser à une solution de type communiste mais, comme le fait remarquer l’auteur, il ne suffit pas d’instaurer une société parfaitement égalitaire car « l’angoisse et la révolte de chaque individu resteront fondamentalement intactes. Personne ne possédera moins qu’un autre mais, en l’absence de moyens spirituels, chacun continuera de vouloir pour lui-même davantage et infiniment plus. Si je ne dispose d’aucune ressource philosophique pour pouvoir assumer ma vraie et inéluctable finitude, les biens et les capitaux que je possède seront toujours infimes par rapport aux richesses que j’ai envie de posséder. A terme, cet écart fera éclater la société dans le ressentiment et la violence envieuse ».⁠[43]

Ni communisme donc, ni capitalisme, bien sûr : « La culture capitaliste est intrinsèquement inapte à réaliser l’idéal éthique d’égalité sur le terrain où elle entend le situer, c’est-à-dire sur le terrain des moyens matériels, parce que cette culture repose sur un système économique qui dresse face à l’égalisation des moyens matériels des obstacles existentiels insurmontables. (…) elle identifie moyens matériels et moyens spirituels. Plus exactement, la logique capitaliste fait jouer aux moyens matériels simultanément le rôle de moyens spirituels ».⁠[44]

Laissons la conclusion à l’auteur:

« Quelles perspectives de réforme tout ceci laisse-t-il entrevoir ? Sur le plan du principe, la réponse semble assez claire : il faut encourager tout ce qui permettra de redifférencier les moyens spirituels par rapport aux moyens matériels, c’est-à-dire tout ce qui permettra d’abandonner l’idée que le revenu, et plus largement la richesse matérielle, sera le garant de notre sécurité existentielle indépendamment de notre richesse. Bien sûr, il faut créer et distribuer de la richesse, surtout à l’intention de ceux qui en ont le moins. Cependant, si chacun de nous espère utiliser sa richesse matérielle pour colmater individuellement ses brèches existentielles, nous serons propulsés collectivement dans une dynamique sans fin d’expansion et, par conséquent, de renforcement des mécanismes qui nous angoissent au plan individuel : la concurrence, la comparaison avec autrui, le désir sans cesse attisé par la consommation, voire la pollution et la généralisation des « effets externes » indésirables d’une activité matérielle devenue folle…​

Pour dépasser cette logique infernale, il importe au plus haut point de revenir à des notions simples qui n’ont jamais tout à fait cessé d’irriguer nos démocraties sociales, mais que nous risquons d’oublier progressivement, tant notre confusion entre moyens matériels et moyens spirituels est grande. Nous devons revenir à une attitude réellement critique envers nos supposés « besoins » et réinstaurer une répartition égalitaire et massive des ressources spirituelles. Il ne s’agit pas simplement de ces « ressources de sens » dont on nous parle souvent aujourd’hui et qui sont un vague mélange d’optimisme technophile et de volontarisme psychologisant, mais des ressources philosophiques qui, à l’image des religions et des spiritualités établies et confirmées, prennent vraiment au sérieux l’angoisse de la finitude, l’angoisse de l’existence humaine et le désir de l’homme d’être « sauvé » et refusent que ce « salut » vienne exclusivement, ou même philosophiquement, des moyens matériels que la société peut et doit produire. » Cette « transformation », cette « conversion », « transmutation », « metanoïa » doit nous réorienter « vers l’humain plus vrai, plus authentiquement humain » et refaçonner « jusqu’à la manière dont nous allons rechercher cette authenticité ».⁠[45]

Voilà une analyse qui devrait interpeller et mobiliser les chrétiens. N’ont-ils pas un message susceptible d’entraîner l’acceptation de la finitude et même une acceptation joyeuse ? Signe de contradiction, le chrétien soucieux de s’engager totalement à la suite du Christ ne pourrait-il subvertir l’esprit du capitalisme mieux que le bouddhiste tibétain et même mieux que l’adepte de l’économie chabbatique⁠[46] qui vivrait pleinement les recommandations de son Testament ?


1. JEAN-PAUL II, La destination universelle des biens, Allocution commémorative, in Une terre pour tous les hommes, op. cit., 1992, p. 155.
2. In Critique de l’existence capitaliste, op. cit. L’auteur se réfère volontiers aux pensées juive et bouddhiste (cf. note 2, p. 199). Il avoue toutefois, dans ses « Remerciements », ce qu’il doit au prêtre et théologien Maurice Bellet (né en 1923) dont deux ouvrages sur l’économie, La seconde humanité (Desclée de Brouwer, 1993) et Le Sauvage indigné (Desclée de Brouwer, 1998), « m’ont, dit-il, imprimé un mode de pensée dont on n’aura guère manqué de retrouver la marque dans ces pages » (p. 205) et, en fait, en maints endroits, l’influence du théologien est très nettement affirmée. L’autre source d’inspiration majeure est l’œuvre de l’anthropologue et psychologue américain Ernest Becker.
3. Alfred Sauvy (1898- 1990), économiste, démographe et sociologue français, cité par ANDRE Pascal, Sortir du capitalisme, un rêve insensé ?, in Dimanche, 26-3-2006.
4. ARNSPERGER Chr., op. cit., pp. 19-21.
5. Ce système fonctionne suivant une règle baptisée « principe de maximisation de la valorisation nette », qui comporte quatre modalités:
   « -Si je possède des compétences mais pas de capital, je dois valoriser ma compétence en permettant à d’autres de valoriser leur capital.
   -Si je possède un capital mais pas de compétences, je dois valoriser mon capital en employant les compétences d’autrui.
   -Qui n’a ni compétences, ni capital à valoriser ne peut être ni employeur, ni employé, et par conséquent n’a pas d’existence sociale.
   -Le « jeu économique » consiste à obtenir une valorisation nette aussi élevée que possible. Il s’agit, en d’autres termes, de maximiser l’écart entre la valorisation que je reçois sur mes propres compétences et capitaux et la valorisation que je dois céder aux compétences et aux capitaux d’autrui. » (id., p. 22)
6. Id., pp. 22-23.
7. « La stratégie publicitaire présente au consommateur le comblement du Désir comme un besoin. » (Id., p. 111).
8. Id., pp. 23-25.
9. Id., p. 25.
10. Id., pp. 26-27.
11. Id., p. 47.
12. Id., p. 52.
13. Id., p. 71.
14. Id., p. 85.
15. Id., p. 125.
16. Id., p. 129.
17. Id., pp. 129-131.
18. Id., pp.135-154.
19. Id., p. 103.
20. Id., p. 183.
21. Id. p. 98.
22. Id., p. 63.
23. Id., p. 87.
24. Id., p. 99.
25. Id., p. 103.
26. Id., p. 170.
27. Id., p. 173.
28. Id., p. 173.
29. Id, p. 174.
30. Id., p. 175.
31. Jacques Lacan, psychanalyste, 1901-1981.
32. Arnsperger explique : « le Désir est exprimé par chaque désir et donc par chaque acte visant à atteindre l’objet ou l’état désiré, mais (…) il ne se montre jamais tel quel. Différé sans cesse, dissimulé dans les objets et les idées, il n’est jamais saturé parce qu’il est en lui-même sans « objet ». Lacan dira qu’en ce sens, le Désir est « désir de l’Autre » et se matérialise par la parole échangée. Celle-ci ne peut advenir que dans un lieu où elle est adressée à…​, c’est-à-dire dans un lieu où le sujet sort de lui-même - lieu que Lacan appelle « l’Autre ». » (Op. cit., pp. 173-174).
33. Id., p. 176.
34. « La violence économique (…) a sa racine dans le refus effréné et désespéré, mais souvent inconscient, du manque radical, dans le refus de renoncer à la jalousie, à la plénitude. A moins, évidemment, que le marché capitaliste, par les angoisses qu’il secrète et entretient, ne parvienne à étouffer cette prise de conscience…​ Tel est finalement le danger suprême inhérent à la dynamique interne de l’économie de marché. Elle risque de devenir un cadre culturel et institutionnel où la question de la condition de l’homme et de la justesse de son désir ne pourrait plus être posée. » (Id., p. 180).
35. Id., p. 179.
36. Id., p. 181.
37. L’auteur précise plus loin qu’il prend « le mot « spirituel » dans son acception large, qui inclus bien entendu la « spiritualité » au sens plus religieux du terme mais la déborde de loin » (note 2, p. 189).
38. Id., p. 182.
39. Selon le titre d’un livre de GUILLEBAUD J.-Cl., La refondation du monde, Seuil, 1999. Guillebaud y prône la redécouverte des valeurs héritées de la pensée grecque du judaïsme et du christianisme qui seules peuvent fonder un universalisme minimal.
40. ARNSPERGER Chr., op. cit., p. 188.
41. Id., p. 189.
42. Id., p. 195.
43. Id., p. 194.
44. Id., pp. 195-196.
45. Id., pp. 198-199.
46. Allusion au livre de DRAÏ Raphaël, L’économie chabbatique, Fayard, 1998, que Chr. Arnsperger cite à plusieurs reprises.

⁢vii. Un dernier mot…

Le marché « rendu à sa visée » ou mesuré par un pouvoir soucieux du bien commun⁠[1], bien commun qui « ne saurait ignorer les situations de détresse »[2], ne peut résoudre tous les problèmes de l’existence ni rencontrer tous les besoins.

Rappelons-nous que si le marché peut être un instrument « approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins », il n’agit « que pour les besoins « solvables », parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat, et pour les ressources qui sont « vendables », susceptibles d’être payées à un juste prix. Mais il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché. »[3]

Comment peuvent-ils être rencontrés et satisfaits si ce n’est par la volonté du pouvoir politique, des forces sociales, des générosités personnelles et des Églises ? Aucune société soucieuse de répondre à tous les appels de ses membres ne peut négliger l’apport du bénévolat et du volontariat. Enfants, personnes âgées, malades, personnes en difficulté, réfugiés, persécutés, ne peuvent certainement pas compter en tout et pour tout sur les pouvoirs publics.

Toutes les sociétés en sont conscientes.

En Belgique, la Fondation Roi Baudouin a naguère publié un ouvrage intitulé « Eléments pour une politique du volontariat »[4] où il est reconnu que le volontariat est un « élément incontournable de notre société ». Vu son importance et les dangers qui le menace⁠[5], la Fondation réclamait l’établissement d’un statut pour les bénévoles⁠[6].

Ce souhait a été entendu puisqu’une loi a été consacrée le 3 juillet 2005 aux droits des volontaires, notamment le droit à l’information, à des indemnités de défraiement, aux assurances, etc.⁠[7]

Le bénévolat est nécessaire et universel. Jean-Paul II lui-même explique qu’il naît d’« un élan naturel du cœur qui incite tout être humain à aider son semblable. Il s’agit presque d’une loi de l’existence » . C’est « un facteur particulier d’humanisation » qui « rend la société plus attentive à la dignité de l’homme et à ses multiples attentes ». Il « permet de faire l’expérience que c’est seulement en aimant et en se donnant aux autres que la créature humaine s’épanouit pleinement ». Comme quoi « l’amour est bien, comme le montrera le Christ, la loi suprême de tout être » !.

Certes, le christianisme a montré tout au long de l’histoire sa capacité à susciter le zèle du service mais même en dehors de son influence, le bénévolat est « une école de vie, surtout pour les jeunes, contribuant à les éduquer à une culture de la solidarité et de l’accueil, ouverte au don gratuit de soi. ». C’est un « facteur de croissance et de civilisation » un moyen de lutter contre la solitude et la « tentation de la violence et de l’égoïsme ». On constate souvent que « les bénévoles remplacent et anticipent les interventions des institutions publiques, auxquelles il appartient de reconnaître de manière appropriée les œuvres nées de leur courage et de les favoriser sans éteindre leur esprit original ». C’est ce que la Belgique, notamment, a fait en donnant un cadre légal à cette «  »armée » de paix »[8] ouverte aux retraités⁠[9], aux chômeurs, aux prépensionnés, etc.

Bien des personnes , réfugiées, immigrées, toxicomanes, âgées ou malades, etc., requièrent une assistance particulière. Elles ne peuvent être efficacement aidées que par ceux qui leur apportent non seulement les soins nécessaires, mais aussi un soutien sincèrement fraternel. Il s’agit d’un service éloigné de toute perspective de récompense humaine dans lequel L’Église a toujours été présente. En effet, cette ouverture aux besoins d’autrui, dans une attitude de don gratuit de son propre temps et de ses propres forces, a pour le chrétien des motivations évangéliques très claires et très éloquentes.

Cette forme de contribution est aussi utile pour les structures de l’État. L’administration publique a intérêt à faciliter et encourager ce type d’engagement. Elle doit apporter son aide pour améliorer la coordination des initiatives mises en œuvre. Ainsi, elle favorisera une convergence harmonieuse des efforts là où les besoins sont les plus urgents.

Cette collaboration entre l’Église et l’État, qui peut être pleine de promesses, suppose le respect effectif de l’autonomie créatrice des groupes et des individus engagés car c’est uniquement dans la liberté que peuvent être cultivées les valeurs caractéristiques du volontariat.⁠[10]

Même sur le plan économique, l’Église a reconnu l’importance des associations sans but lucratif : « Les organisation privées sans but lucratif occupent une place spécifique dans le domaine économique. Ces organisations sont caractérisées par la tentative courageuse de conjuguer harmonieusement l’efficacité de production et la solidarité. En général, elles se constituent sur la base d’un pacte associatif et sont l’expression d’une tension idéale commune des sujets qui décident librement d’y adhérer. L’État est appelé à respecter la nature de ces organisations et à mettre leurs caractéristiques en valeur, en réalisant le principe de subsidiarité, qui postule précisément un respect et une promotion de la dignité et de la responsabilité autonome du sujet « subsidié ». «⁠[11]

Une fois encore, la clé de la vie sociale et économique est entre les mains de chaque homme renouvelé moralement et spirituellement et chaque homme, le succès du bénévolat le montre, dans tous les milieux philosophiques.

« Sans des hommes nouveaux, on ne fait pas de nouvelle société »[12].


1. L’Église « ne s’oppose pas au marché, mais demande qu’il soit dûment contrôlé par les forces sociales et par l’État, de manière à garantir la satisfaction des besoins fondamentaux de toute la société ».(CA 35).
2. ARNSPERGER Chr., op. cit., p.109.
3. CA 34.
4. Téléchargeable depuis 2001 sur le site de la Fondation.
5. Le document cite : la dépersonnalisation, les dérives commerciales, l’excès de réglementation. Certains considèrent comme bénévolat ce qui, en réalité, n’est qu’un moyen d’échapper aux devoirs de justice, d’accroître la rentabilité, en utilisant la bonne volonté de gens mal informés ou en pesant sur leur conscience en exaltant la gratuité de l’apostolat.
6. Si, dans les textes officiels, le mot « volontariat » a remplacé le mot « bénévolat », il est clair que les deux mots « ont en Belgique plus ou moins la même signification. Il s’agit d’un engagement libre et gratuit de personnes qui agissent, pour d’autres ou l’intérêt collectif, dans le cadre d’une structure qui déborde de la simple entraide familiale ou amicale. » (Sur le site du Centre d’information et d’orientation( CIO) de l’UCL).
7. Une version consolidée a été mise à jour le 11 août 2006.
8. Message pour la clôture de l’Année internationale du bénévolat, 5-12-2001, in DC 2271, 2-6-2002, p. 506.
9. Cf. ALBERT II, Message royal, 21 juillet 2004.
10. Cf. JEAN-PAUL II, Au président de la république italienne, 4-10-1985, in O.R. 15-10-1985, p. 8 ; A un groupe de pompiers volontaires, 1-10-1985, in O.R. 22-10-1985, p. 8 ; Messe pour la FAO, 1-11-1985, in O.R. 19-11-1985, p. 4 ; et ERCOLE G. d’, L’aide missionnaire de laïques sous ses différentes formes, Le volontariat laïque, Union pontificale missionnaire, 1987.
11. CDSE 357.
12. LUBICH Chiara, in Città Nuova, 13, 1991, p. 33, cité in QUARTANA et alii, op. cit., p. 61.