La réponse de Jean-Paul II est sans détour : « Dans son histoire
désormais centenaire, la doctrine sociale de l’Église a toujours affirmé
que la réforme des structures doit être accompagnée d’une réforme
morale, car la racine la plus profonde des maux sociaux est de nature
morale, c’est-à-dire « d’une part le désir exclusif du profit et, d’autre
part, la soif du pouvoir« (cf. Sollicitudo rei socialis 37). La racine
des maux sociaux étant de cet ordre, il s’ensuit qu’ils ne peuvent être
surmontés qu’au niveau moral, c’est-à-dire par une « conversion », par un
passage de comportements inspirés par un égoïsme incontrôlé à une
culture d’authentique solidarité ».
Cette conversion nous ferait sortir du système capitaliste pour entrer
dans un système solidaire.
Notons que, dans la citation de Jean-Paul II, le mot « conversion » est
employé entre guillemets dans la mesure où le Souverain Pontife se situe
« au niveau moral ».
Sans connotation explicitement chrétienne, Christian Arnsperger défend
le même point de vue par un chemin inattendu.
Toutes les réformes et mesures envisagées précédemment, que ce soit la
taxe Tobin, le micro-crédit, les différentes éthiques, la distribution
des parts d’héritage pour que le plus grand nombre accède au capital
productif, et même l’économie de communion peuvent être appliquées et se
vivre dans le cadre du système capitaliste. Chr. Arnsperger cherche à
sortir de ce système en s’attaquant à ses racines.
Ces racines plongent dans la psychologie la plus profonde de l’être
humain et expliquent seules, vraiment, la force de résistance du
capitalisme. Alors que beaucoup croient, avec Alfred Sauvy, que « si le
capitalisme subsiste en dépit de ses imperfections et de ses injustices,
c’est parce qu’il n’y a pas de remplaçant présentable », Chr. Arnsperger nous met en cause et affirme
que le capitalisme ne subsiste qu’avec notre complicité.
Chacun de nous est confronté à deux finitudes : l’une imposée par la
présence des autres et l’autre par la mort. Nous vivons tous mortels en
société mais, « selon les sociétés, certains individus sont plus ou
moins profondément et rapidement confrontés à la mort et sont plus ou
moins fortement et constamment soumis à la domination ou à la résistance
d’autrui ». Autrement dit, selon les sociétés, « l’angoisse
existentielle liée à l’Altérité et à la Mortalité » est ressentie à
différents degrés. Et, selon les sociétés, les moyens d’existence,
c’est-à-dire les « ressources matérielles, symboliques et spirituelles »
désignent, en fait, tout ce qui est « nécessaire pour que chacun puisse
soit porter et assumer, soit refuser et nier l’Altérité et la
Mortalité. »
Selon les sociétés, la gestion de la double finitude varie. Chaque
société choisit ses moyens d’existence privilégiés et leur répartition.
Le système capitaliste se caractérise par ce que l’auteur appelle « la
concurrence coopérative », c’est-à-dire « la coopération au sein
d’entités concurrentes » pour accroître la consommation présente ou
future (l’épargne). Ce système « permet aux
« gagnants » de se forger une infinitude illusoire (indépendance et
immortalité imaginaires) aux dépens des « perdants ». »
d’un côté, l’entrepreneur fait porter son angoisse de la finitude par le
consommateur en sollicitant son argent : « il suscite ainsi un besoin
dont l’assouvissement qu’il offrirait déchargerait son esprit inquiet de
toute peur existentielle ». De son côté, le consommateur solvable cède à
l’angoisse du désir en croyant pouvoir l’éteindre. De même l’épargne , consommation
différée, donne l’illusion « d’un infini temporel, en somme d’une
immortalité ». L’investissement prolonge ce mouvement. A sa manière, la
dépense immodérée, elle aussi « tente de conjurer la finitude (…) en
créant de manière fantasmatique un « éternel présent ». » En somme,
« consommation, épargne et investissement se présentent (…), dans
leur apparente rationalité, comme des moyens de nier la finitude liée à
la Mortalité ».
Quant à la concurrence, elle est l’expression d’un « refus de l’autre
finitude, celle liée à l’Altérité » puisque l’autre devient l’ennemi et
que chacun cherche son indépendance dans ce combat.
Que conclure sinon que « le capitalisme nourrit, de façon mécanique, les
angoisses mêmes qui lui donnent de la force » ? Les économistes et les
politiques nous invitent à croire à la « croissance partagée »,
c’est-à-dire à la possibilité de devenir toujours plus riches. Leur
culture capitaliste réduit nos moyens d’existence aux ressources
matérielles qui, elles-mêmes, sont « réduites pour l’essentiel aux
revenus actuels ou différés que nous pourrions nous accaparer au sein du
système économique ».
Notre erreur car il s’agit bien de notre erreur même si elle est
alimentée par le système « inauthentique », aliénant, qu’est le
capitalisme, est de ne pas accepter lucidement notre finitude, de
nourrir l’illusion, le fantasme, de l’immortalité. Mais ce fantasme est,
le plus souvent, celui d’une minorité qui se croit libérée de la
finitude parce que la finitude d’une majorité a été « socialement
exacerbée ».
A partir de cette analyse, l’auteur nous invite à un « héroïsme
authentique ». Il s’agit de coexister « avec autrui tout en étant ouvert
à sa propre peur de la finitude ainsi qu’à celle des
autres » et d’« apprendre à assumer la finitude
mortelle et renoncer à faire porter cette finitude aux autres, notamment
à travers les mécanismes d’interaction
socio-économique ». Il faut changer nos
motivations économiques mais « une telle conversion ne peut avoir lieu
que si les puissants acceptent en profondeur la précarité de leurs
propres existences, alors même que leur puissance découle d’actes
économiques par lesquels ils tentent de nier cette
précarité ». Cette conversion doit aboutir à un
« partage égal des finitudes », c’est-à-dire à
une « juste distribution des moyens d’y faire face et de la
porter ».
Partager nos finitudes, c’est reconnaître tous que nous sommes finis,
c’est renoncer puisque notre Désir est impossible à combler, c’est être
dépendant « des présences des autres qui ne peuvent porter ma finitude à
ma place », c’est, enfin manifester ma sollicitude car la vulnérabilité
d’autrui appelle ma présence aidante et réciproquement.
Plus profondément encore et en s’appuyant sur les réflexions de Maurice
Bellet, Arnsperger propose de « convertir les axiomes capitalistes ». En
effet, si le système capitaliste repose in fine sur la réaction à la
finitude telle qu’elle a été décrite, on peut se demander si cette
réaction est-elle inéluctable, inscrite dans notre nature. La réponse de
l’auteur est nette : notre système repose sur « des axiomes fondateurs et
non (sur) des fondements naturels ». Le système s’appuie sur des
pulsions et les renforce mais il est possible de « laisser tomber
l’attitude de déni », déni de la mort notamment, et de procéder à « une
subversion interne des axiomes spontanés en vue de les rendre plus
conformes à ce qu’ils visent de meilleur ».
Or, on découvre au cœur du système capitaliste cinq axiomes
« spontanés » : le marché, la rentabilité, la concurrence, l’expansion et
le monétaire Pour les convertir, il est nécessaire de découvrir à quoi
ils « visent », retrouver leur « visée ».
Ainsi, le marché vise l’échange , et en fin de compte l’échange de la
« parole donnée et reçue », en vérité, si l’on libère en même temps les
axiomes de concurrence et de rentabilité.
La rentabilité vise « le respect total d’autrui en tant qu’il a, tout
comme moi, droit à des ressources pour vivre », ressources qui satisfont
des besoins réels et qui sont payées « au juste prix » . En définitive
et autrement dit, l’axiome de rentabilité cache un « axiome de
solidarité ou de droits de l’homme ».
La concurrence vise au bien commun, mais il faut la libérer de la
rivalité, de la méfiance, de la poursuite de l’intérêt personnel. Sa
vérité cachée est « l’émulation qui stimule chaque individu à contribuer
au maximum au bien de tous » . A cet axiome se substituerait « un axiome
d’organisation collective nettement plus respectueux de la créativité de
chacun que ne l’est la logique qui, bon an mal an, guide l’État
providentiel actuel ».
L’axiome de l’expansion vise « l’ouverture des possibles les plus larges
et la satisfaction des désirs, mais des possibles et des désirs ordonnés
à l’authenticité existentielle et non désordonnés par un refus
inauthentique d’accepter la finitude ». Retrouvant sa visée, l’axiome de
l’expansion se libère en axiome de l’écologie.
Quant à l’axiome monétaire il peut céder la place à un axiome de la
gratuité entendue comme capacité « à tolérer le gratuit en tolérant la
perte » de temps, d’argent, d’autonomie, une capacité « gagnée durement
à travers l’acceptation de la finitude, à rester solidaire et pleinement
ouvert envers tous ceux qui, en donnant le meilleur d’eux-mêmes et en
ayant eux-mêmes assumé leur finitude et leur angoisse, ont malgré tout
échoué ou n’ont pas « rapporté » ce qu’on espérait d’eux. »
Ce travail de « conversion critique » est indispensable pour « desserrer
la logique économique ». Il demande, comme il était suggéré plus haut,
un « saut héroïque » lié à une « prise de conscience profonde ».
Ce travail de « conversion critique » n’est pas « un programme politique
à asséner d’autorité à des personnes qui n’auraient pas, par
elles-mêmes, fait le chemin et le travail requis » mais doit s’opérer
par « des micro-transformations venues « d’en-bas », évidemment sans
aucune garantie d’unanimité. »
Déni ou acceptation de la finitude, respect, émulation, gratuité, et
finalement conversion : on se rend compte que nous ne sommes pas dans le
cadre d’un vocabulaire économique. Tout le livre d’Arnsperger tend à
nous persuader que « les questions les plus profondes sur l’économie ne
sont pas elles-mêmes des questions économiques » mais « des questions existentielles ».
C’est pourquoi la thérapie proposée par l’auteur informée par la
psychologie et la psychanalyse est un appel à une véritable et profonde
conversion.
Si « l’existence capitaliste, (…) est le déni du corps et de la mort
transformé en concurrence, performance, consommation et
croissance », « l’ »esprit du capitalisme » est
littéralement ce qui permet à la sphère d’activité économique de prendre
sur elle la tâche structurante anciennement dévolue au religieux ou à la
morale ».
C’est cela qu’il importe de changer en rendant au religieux ou à la
morale sa véritable place. Ainsi, quand on parle d’égalité ou de justice
sociale, il faudrait envisager non seulement la redistribution des
richesses mais aussi des ressources existentielles et notamment « la
capacité individuelle de porter et d’assumer la précarité
existentielle » : « Tant que la société ne
répartira pas de manière radicalement différente les ressources
permettant à chacun de s’assumer comme mortel, les politiciens et les
hommes d’affaires, tout comme les travailleurs et les « simples
citoyens », seront exposés aux mêmes pulsions inconscientes de repli sur
eux-mêmes et sur leurs possessions, à la même dynamique d’accaparement
ancrée dans une angoisse non dite. Les uns comme les autres, nous
vivrons la même incapacité à dépasser les logiques antagonistes qui
reproduisent sans cesse la scission entre « dominants » et
« dominés ». » « Ne sera véritablement juste qu’un
système économique qui distribuera de manière égale et en quantité
suffisante à ses membres, libérés de la compulsion consumériste et
accumulatrice, les ressources matérielles (produites et fournies par des
personnes libérées de la compulsion opportuniste) et symboliques
(fournies quotidiennement dans le langage, le comportement respectueux,
le respect réel de l’égalité démocratique à tous les niveaux de
décision) nécessaires à une authentique
autodétermination. »
Fondamentalement, pour que le marché soit vraiment un lieu d’ »échange
humain existentiellement authentique », et non
un lieu d’aliénation, d’exclusion, de marginalisation,
pour que le marché permette « une structuration juste du sujet
humain », il faut bien définir le Désir humain:
le Désir (avec majuscule) est l’« orientation fondamentale du sujet
humain » dont les désirs ne sont qu’une « marque passagère »
. Ce Désir n’est jamais comblé et donc la
thérapie ne consiste pas à vouloir le combler mais à « renoncer à la
plénitude imaginaire » dont l’esprit du capitalisme entretient le mythe.
« Le renoncement est la vérité du désir humain ». Le véritable danger qui menace le sujet humain, ce n’est pas le
manque mais la plénitude. Or l’économie de
marché aujourd’hui « chasse sans cesse l’individu hors de la
satisfaction » et le pousse toujours vers autre chose. C’est sa
perversité. On ne cherche pas simplement à satisfaire des désirs mais à
en créer. Reprenant le vocabulaire de Lacan, Arnsperger insiste sure le fait que « la
stratégie des fabricants de désirs est de faire sans cesse passer le
désir de l’Autre pour le désir de
l’ »objet a » (…), c’est-à-dire tel ou tel objet fixant pour un temps
le Désir inconscient. » Nous sommes obligés de
passer d’un désir à l’autre, de les combler sans jamais renoncer. Ainsi,
tout devient marchandable et monnayable. La perversité du marché, sa
violence
et ses dérives découlent du fait que « le désir des acteurs n’est plus
ordonné à sa propre vérité » c’est-à-dire à la « poursuite d’un juste
renoncement ».
Pour rompre avec l’« individualisme possessif », l’auteur souhaite une
nouvelle pédagogie axée non « sur l’enseignement d’une charité à bas
prix, mais sur l’apprentissage par les économiquement et symboliquement
puissants de la dure réalité existentielle selon laquelle la richesse,
la puissance économique et le prestige symbolique sont fondamentalement
les exutoires d’une angoisse vitale, du refus d’une fragile corporéité
qu’il faut assumer autrement afin de n’en pas faire porter le poids
matériel à d’autres, moins dotés en talents ou en
ressources. »
« La justice sociale (…) ne peut advenir que si la société répartit
aussi de manière égale, par l’enseignement et par la circulation
collectivement encouragée mais démocratiquement régulée de vocabulaires,
de représentations et de normes d’action, les ressources existentielles
permettant à chacun de s’assumer comme mortel. Ces ressources étaient
anciennement appelées les « biens spirituels » .Ayant nettement récusé
les « vagues religiosités New Age » et les « factices « restaurations »
traditionalistes », l’auteur appelle
l’émergence d’une « seconde humanité » selon l’expression de Maurice
Bellet, à une « refondation du monde ».
Pour un « juste partage de nos finitudes », un « égalitarisme des moyens
d’existence », il est impératif de
« réinstaurer la circulation de ressources spirituelles sous une
nouvelle forme : celle de l’éthos égalitaire » autrement dit, développer
« une capacité de chacun à accepter sa finitude
matérielle »
Egalitarisme pourrait faire penser à une solution de type communiste
mais, comme le fait remarquer l’auteur, il ne suffit pas d’instaurer une
société parfaitement égalitaire car « l’angoisse et la révolte de chaque
individu resteront fondamentalement intactes. Personne ne possédera
moins qu’un autre mais, en l’absence de moyens spirituels, chacun
continuera de vouloir pour lui-même davantage et infiniment plus. Si je
ne dispose d’aucune ressource philosophique pour pouvoir assumer ma
vraie et inéluctable finitude, les biens et les capitaux que je possède
seront toujours infimes par rapport aux richesses que j’ai envie de
posséder. A terme, cet écart fera éclater la société dans le
ressentiment et la violence envieuse ».
Ni communisme donc, ni capitalisme, bien sûr : « La culture capitaliste
est intrinsèquement inapte à réaliser l’idéal éthique d’égalité sur le
terrain où elle entend le situer, c’est-à-dire sur le terrain des moyens
matériels, parce que cette culture repose sur un système économique qui
dresse face à l’égalisation des moyens matériels des obstacles
existentiels insurmontables. (…) elle identifie moyens matériels et
moyens spirituels. Plus exactement, la logique capitaliste fait jouer
aux moyens matériels simultanément le rôle de moyens
spirituels ».
Laissons la conclusion à l’auteur:
« Quelles perspectives de réforme tout ceci laisse-t-il entrevoir ? Sur
le plan du principe, la réponse semble assez claire : il faut encourager
tout ce qui permettra de redifférencier les moyens spirituels par
rapport aux moyens matériels, c’est-à-dire tout ce qui permettra
d’abandonner l’idée que le revenu, et plus largement la richesse
matérielle, sera le garant de notre sécurité existentielle
indépendamment de notre richesse. Bien sûr, il faut créer et distribuer
de la richesse, surtout à l’intention de ceux qui en ont le moins.
Cependant, si chacun de nous espère utiliser sa richesse matérielle pour
colmater individuellement ses brèches existentielles, nous serons
propulsés collectivement dans une dynamique sans fin d’expansion et, par
conséquent, de renforcement des mécanismes qui nous angoissent au plan
individuel : la concurrence, la comparaison avec autrui, le désir sans
cesse attisé par la consommation, voire la pollution et la
généralisation des « effets externes » indésirables d’une activité
matérielle devenue folle…
Pour dépasser cette logique infernale, il importe au plus haut point de
revenir à des notions simples qui n’ont jamais tout à fait cessé
d’irriguer nos démocraties sociales, mais que nous risquons d’oublier
progressivement, tant notre confusion entre moyens matériels et moyens
spirituels est grande. Nous devons revenir à une attitude réellement
critique envers nos supposés « besoins » et réinstaurer une répartition
égalitaire et massive des ressources spirituelles. Il ne s’agit pas
simplement de ces « ressources de sens » dont on nous parle souvent
aujourd’hui et qui sont un vague mélange d’optimisme technophile et de
volontarisme psychologisant, mais des ressources philosophiques qui, à
l’image des religions et des spiritualités établies et confirmées,
prennent vraiment au sérieux l’angoisse de la finitude, l’angoisse de
l’existence humaine et le désir de l’homme d’être « sauvé » et refusent
que ce « salut » vienne exclusivement, ou même philosophiquement, des
moyens matériels que la société peut et doit produire. » Cette
« transformation », cette « conversion », « transmutation »,
« metanoïa » doit nous réorienter « vers l’humain plus vrai, plus
authentiquement humain » et refaçonner « jusqu’à la manière dont nous
allons rechercher cette authenticité ».
Voilà une analyse qui devrait interpeller et mobiliser les chrétiens.
N’ont-ils pas un message susceptible d’entraîner l’acceptation de la
finitude et même une acceptation joyeuse ? Signe de contradiction, le
chrétien soucieux de s’engager totalement à la suite du Christ ne
pourrait-il subvertir l’esprit du capitalisme mieux que le bouddhiste
tibétain et même mieux que l’adepte de l’économie
chabbatique qui vivrait pleinement les recommandations de son Testament ?