Le 13 octobre 2006, le Bangladais Muhammad Yunus[1] recevait le prix Nobel de la paix pour sa lutte efficace contre la pauvreté. Né en 1940, professeur d’économie à l’Université du Colorado puis responsable du Département d’économie à l’Université de Chittagong au Bangladesh, Muhammad Yunus s’est rendu compte lors d’une famine, en 1976, qu’il suffisait de prêter une petite somme, 27 dollars en l’occurrence, à des pauvres pour que s’amorce un processus d’émancipation économique[2]. De là est née l’idée du micro-crédit et de la Grameen Bank[3] qu’il a créée ensuite.
Alors que le crédit « est vu en général comme l’instrument par excellence du développement durable …de la dépendance », Muhammad Yunus va l’utiliser en en changeant totalement l’esprit : « Alors que la gestion du risque la plus commune, basée sur un a priori de défiance, consiste à prêter à court terme (un ou deux mois) avec un remboursement en une traite, Grameen se fonde sur un préjugé favorable et prête pour un an, mais avec un remboursement hebdomadaire, auquel il est plus aisé de faire face, vu sa modicité. Alors que le crédit est en général considéré comme une affaire privée, que l’on dissimule pudiquement, Grameen en fait une affaire collective. Dès la période de formation, qui est obligatoire, les candidats emprunteurs forment des groupes de cinq. Si chacun est responsable de son propre crédit, le groupe est nécessairement un lieu de solidarité. Au démarrage d’un groupe, un seul prêt est accordé. Après six semaines de remboursement sans défaut, deux autres prêts peuvent être accordés dans les mêmes conditions, et ainsi de suite. Si un membre se retire ou est exclu, les autres reviennent à la case « départ ». »[4]
La formule a incontestablement réussi au Bangladesh où la banque est présente dans 43.000 villages.[5] En 2003, la banque avait prêté 4 milliards de dollars à 2,4 millions d’emprunteurs[6] dont 94% de femmes pauvres[7]. Le taux de remboursement est resté au-dessus de 98%.[8] La formule s’est exportée mais « les idées de base doivent être transposées dans chaque contexte particulier. En Afrique, en Amérique latine, en Asie, le plus souvent en milieu rural, des expériences inspirées de Grameen ont fleuri. En Occident, en particulier en milieu urbain, il s’avère plus difficile de mettre au point des formules de crédit solidaire. Des échecs ont été enregistrés. »[9]
En Belgique[10] où la Reine Mathilde s’est faite l’ambassadrice du micro-crédit, la Fondation Roi Baudouin met à la disposition du public un Guide pratique sur le micro-crédit[11].
La philosophie du micro-crédit est particulièrement intéressante. M. Yunus est parti de l’idée que « les pauvres sont fiables »[12] et que « pour créer de la richesse, il faut donner accès au capital »[13]. La lutte contre la pauvreté est une affaire de volonté et non de charité : « Le plus souvent, nous utilisons la voie de la charité pour éviter de reconnaître le problème et de trouver une solution. La charité devient un moyen de nous débarrasser de notre responsabilité. Les dons ne sont pas une solution à la pauvreté. Ils maintiennent la pauvreté en enlevant l’initiative aux pauvres. » Or, « chaque individu est très important. Chaque personne a un potentiel extraordinaire. Il ou elle peut influer la vie des autres dans les communautés, les nations, au-delà même du temps. »[14] Dans cet esprit, M. Yunus invite les jeunes à « ne jamais chercher un travail mais à le créer » et « reste persuadé que les entreprises à but social sont le meilleur remède contre la pauvreté et seront mieux armées dans le futur que les entreprises traditionnelles. »[15] Mais « il faut donner à chacun la possibilité de devenir entrepreneur. »[16]
Ces expériences nées souvent en dehors de tout contexte chrétien[17] semblent correspondre aux vœux de l’Église qui s’est toujours préoccupée du sort des plus pauvres et qui sait aussi que, dans les pays riches, « les consommateurs, qui disposent très souvent de vastes marges de pouvoir d’achat, bien au-delà du seuil de subsistance, peuvent beaucoup influer sur la réalité économique par leurs libres choix entre consommation et épargne. La possibilité d’influencer les choix du système économique se trouve en effet entre les mains de ceux qui doivent décider de la destination de leurs ressources financières. Aujourd’hui plus que par le passé, il est possible d’évaluer les options disponibles, non seulement sur la base du rendement prévu ou de leur degré de risque, mais aussi en exprimant un jugement de valeur sur les projets d’investissement que ces ressources iront financer, conscients que « le choix d’investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu’un autre, est toujours un choix morale et culturel »[18]. »[19]
Les expériences que nous avons évoquées prouvent qu’il est possible d’ »influer sur la réalité économique », d’ »influencer les choix du système économique », de respecter une éthique dans la production et la distribution des richesses. Mais une question se pose alors : est-il possible de changer le système capitaliste de manière à ce que, tout en préservant l’économie de marché, cette économie soit vraiment une économie solidaire, une économie qui ait comme finalité l’éradication de la pauvreté dans le respect des valeurs morales et spirituelles ?
C’est la question que nous allons examiner dans le chapitre suivant.
Voilà comment une situation de pauvreté peut être dépassée grâce à ce petit coup de pouce initial. Ainsi 100% des enfants de la Banque Grameen vont à l’école, même ceux venant de familles analphabètes. La majorité d’entre eux peuvent même accéder à l’université.
Ceci montre bien que le changement est possible et nous le faisons simplement en leur offrant l’opportunité d’améliorer leurs foyers, d’aller à l’école, d’avoir une raison de travailler et de se soigner. Il est facile de vérifier que l’espoir a redonné à tous ces gens une dignité et leur a permis de prospérer. » (Entretien de M. Yunus avec l’Association Intervida, Forum universel des cultures, Barcelone, 2004).
En attendant ce retour à l’ordre, en y travaillant dans toute la mesure de leurs moyens, les catholiques devraient appliquer plus strictement, dans leur conduite personnelle, la doctrine de l’Église sur l’argent… en particulier en développant l’usage de prêts indexés sans intérêt au profit de personnes et d’initiatives qui méritent d’être soutenues. » Et de rappeler aussi la gratuité nécessaire du prêt-assistance. (De LASSUS A., La doctrine de l’Église sur l’argent, in Revue Familiale et scolaire, n° 96, août 1991). Indépendamment de l’insistance sur le rôle de l’État, dépassé aujourd’hui, et indépendamment de l’âge des références utilisées, cette interpellation des catholiques est à méditer.