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a. Il faut aller plus loin.

La question du libéralisme financier, disait le P. Calvez, est celle qui « importe le plus pour l’avenir » et elle ne se limite pas à cet autre problème crucial qu’est le développement des peuples. Tout le monde est concerné et risque d’être victime dans l’interdépendance grandissante des peuples. Dans les pays développés, les meilleures politiques risquent à tout moment d’être contrecarrées par les pratiques autonomes de la sphère financière moderne⁠[1].

La question mais elle n’échappe pas aux préoccupations de le l’Église. Elle ne peut lui échapper car « la monnaie a un trop grand rôle économique, social et politique pour n’être pas examinée attentivement par un chrétien ». En effet, « la monnaie est un signe essentiel de l’état des rapports entre les hommes (…). Les innombrables répercussions des modalités de la gestion monétaire font qu’elle est au cœur de la conscience du sentiment que chacun éprouve de son appartenance à une communauté humaine solidaire ».⁠[2]

En 1991, le pape Jean-Paul II rappelle que la possession des moyens de production « devient illégitime quand la propriété n’est pas valorisée ou quand elle sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement d’ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt de leur limitation, de l’exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de la solidarité dans le monde du travail. »[3] Ces grands principes traditionnels condamnent bien des pratiques économiques et financières d’aujourd’hui mais sans les évoquer directement ni les analyser pour proposer des pistes d’action.

En 1994, le Conseil pontifical « Justice et paix » publie une petite étude de deux fonctionnaires du Ministère de l’Economie français⁠[4], intitulée « Le développement moderne des activités financières au regard des exigences éthiques du christianisme »[5]. Ce texte est « surtout destiné à ouvrir une discussion et à animer un débat. Il ne prétend pas, face à une réalité si mouvante, présenter des positions définitives ; et celles que l’on y trouve restent, bien entendu, celles des auteurs eux-mêmes ».⁠[6]

Pour les auteurs, le développement moderne des activités financières risque de mettre à mal l’exigence de solidarité, une des deux exigences majeures de la doctrine sociale de l’Église. En effet, l’activité financière moderne risque de favoriser la concentration du pouvoir⁠[7], l’inégalité entre les nations⁠[8], l’oubli de la destination universelle des biens dans l’allocation des ressources et de la justice dans l’emploi des richesses.

Pour ce qui est de l’autre exigence essentielle de la doctrine, à savoir la priorité du travail sur le capital, elle risque aussi d’être mise à mal par la spéculation et les investissements non productifs c’est-à-dire les placements dans la « sphère financière » au détriment de la « sphère réelle ».

Comment éclairer la réalité nouvelle, se guider éthiquement dans le monde économique nouveau ? C’est à répondre à cette question que vont s’employer les auteurs, conscients du fait que « l’intermédiation financière » n’a pas encore été l’objet d’une attention spécifique de la part du magistère⁠[9].

Pour jeter les bases d’une réflexion éthique, Salins et Villeroy commencent par analyser les rapports actuels entre la « sphère financière » et « l’économie réelle » pour constater que si elles sont opposées, comme le soulignent traditionnellement les Papes depuis Pie XI, elles sont aussi complémentaires. Si « l’activité financière se déploie dans un univers très largement déréglementé », ignorant les frontières et se nourrissant de spéculation, elle cultive l’innovation , soutient le développement industriel ou commercial des entreprises et leur compétitivité, et offre aux acteurs économiques les moyens techniques pour gérer les incertitudes dues aux déséquilibres économiques, aux chocs pétroliers ou encore l’instabilité du système monétaire international.

Cette analyse nuancée amène les auteurs à adoucir un peu le jugement porté habituellement sur la spéculation⁠[10]. Certes, la spéculation est corruptrice puisque sa loi est l’enrichissement à tout prix ; par là, elle dissout les finalités de l’économie et anesthésie les consciences de ceux qui sont chargés de la réguler. Mais si dangereuse soit-elle, elle est liée à la finance. Celle-ci, « est, en effet, observation (spéculation) de l’avenir, anticipation des conséquences de cet avenir estimé sur la valeur d’un actif financier, et, surtout, fait nouveau, possibilité d’échanger aisément ces anticipations sur un marché ».⁠[11] Et, citant le P. E. Perrot, ils ajoutent que l’utilisation des procédés spéculatifs « permet de mieux prévoir les revenus à venir et d’investir à meilleur escient, ce qui est conforme à l’action morale ».⁠[12] La spéculation n’est pas un simple jeu de hasard permettant un enrichissement rapide. Elle repose souvent sur une capacité d’analyse qui peut s’exercer souvent aussi dans une relative transparence. Elle n’est pas non plus nécessairement délictueuse et n’engendre pas automatiquement de l’argent facile ou illégitime. Force est de constater que « le producteur doit (…) souvent utiliser les instruments mêmes qui servent au spéculateur.

Il n’empêche que la spéculation « fait partie de ces « terrae incognitae » dangereuses où l’individu et l’entreprise ne doivent s’aventurer que s’ils se fixent des limites claires. »[13]

Considérant la « financiarisation de l’économie » comme inéluctable, les auteurs pensent qu’il faut renouveler « la manière d’aborder certaines questions d’éthique sociale »[14] . Ainsi, l’Église a encouragé l’actionnariat populaire mais, étant bien entendu que cela « ne suffit pas à donner à l’homme toute la place qui lui revient dans l’entreprise », il faut reconnaître aujourd’hui que « la sphère financière a, en quelque sorte, « médiatisé » la propriété de l’entreprise » et que, par le fait même, « le droit de propriété n’est plus personnel mais s’exerce dans l’anonymat », les fonds étant désormais gérés par des professionnels.⁠[15] Ainsi aussi, à propos des offres publiques d’achat (OPA) qui manifestent à première vue la priorité du capital sur le travail et risquent de déstabiliser les entreprises voire de les conduire au dépeçage, il faut apprendre à discerner les bonnes et les mauvaises manœuvres car si une OPA peut être agressive et strictement financière, une autre peut permettre à une entreprise de croître et d’être plus productive. Ainsi encore, la sphère financière a bousculé les règles qui présidaient au partage des richesses en agissant sur les taux d’intérêt, sur la gestion de l’épargne et, dans la globalisation, en rendant inefficace les politiques traditionnelles de redistribution. Une fois encore le capital a acquis une « liberté supérieure » souvent au détriment du bien commun et de la justice sociale.

L’Église ne peut évidement rester indifférente face à ce développement de la finance qui privilégie le temps court et favorise la croissance d’une économie de l’endettement « sans souci du lendemain » et elle a raison « d’insister pour que les choix économiques individuels soient tournés vers l’avenir » en rappelant que le temps de l’industrie et des activités productives traditionnelles est un temps long et qu’il convient de favoriser l’épargne et l’accès à la propriété.⁠[16] En effet, « notre présent n’est pas le tout du projet humain » et « notre vie économique n’est qu’une part de notre finalité ». C’est pourquoi, l’Église appelle les prêteurs et les emprunteurs à la responsabilité afin que les dettes ne soient pas supportées par d’autres. C’est pourquoi aussi l’Église préfère l’investissement utile socialement et économiquement à la pure et simple consommation.

Très concrètement donc, chacun de nous, en tant qu’épargnant est invité à « privilégier des placements « socialement utiles même s’ils sont moins rémunérateurs »[17] », à éviter les placements suspects et la fraude fiscale. Quant à la rémunération de l’épargne, elle n’échappe pas au devoir traditionnel de pauvreté et de partage. En tant qu’emprunteur, outre que nous devons apprécier notre capacité de remboursement et veiller à utiliser l’argent efficacement « au service d’une finalité plus haute » comme nous y invite la parabole des talents, « le meilleur résumé de cette morale financière »[18], nous disent les auteurs.⁠[19]

Quant au financier qui est l’intermédiaire incontournable, il est très exposé à toutes les tares et déviations de la sphère financière. Il doit d’autant plus mériter la confiance des clients par le respect d’une déontologie claire et rigoureuse⁠[20], en évitant les abus, en informant et en conseillant ce qui convient le mieux à la situation du client. Le financier peut aussi être acteur, « spéculateur » dans le bon sens du terme, sur les marchés mais en construisant « sur le roc et pas sur le sable ».⁠[21]

Pour ce qui est des responsables d’entreprises, ils sont les gardiens de la priorité du travail sur le capital et, pour cela, ils doivent, dans la transparence, veiller à ce « que l’entreprise soit fidèle à son objet social » et surveiller de près l’activité financière de l’entreprise.⁠[22]

Enfin, last but not least, les gouvernants ont un rôle essentiel car ils sont « les garants ultimes de la justice : justice pour chaque individu, dans la protection de ses droits contre les risques d’iniquité associés à l’activité financière ; justice sociale, en veillant à ce que la finance ne contribue pas à accroître les inégalités de revenu ou de patrimoine. »[23] Dans cette action, pour réguler efficacement le marché dans le bon sens, la coopération internationale est indispensable et l’interdépendance doit déboucher sur une vraie solidarité dans le souci du long terme pour le développement intégral de l’homme et de tout homme.

Les auteurs n’ont donc pas oublié ce que beaucoup d’auteurs chrétiens oublient lorsqu’ils abordent la question économique et financière : la bonne volonté toujours problématique de chaque acteur a besoin du soutien et des balises que seul le pouvoir politique peut apporter. Un évêque confirme en dénonçant « la faiblesse du politique devant l’économique » : « cela n’est pas moral », écrit-il.⁠[24]


1. A la fin de la seconde guerre mondiale, en juillet 1944, furent signés, par 44 pays, les accords de Bretton Woods (USA). Le but était de poser les bases « d’un système monétaire unique pour l’ensemble du monde, fondé sur la convertibilité des monnaies, afin d’éviter le retour aux pratiques de l’entre-deux guerre : dévaluations en chaîne, élévation des barrières douanières, contrôle des changes, etc. Il s’agissait en outre de fournir aux pays dévastés par la guerre une aide à long terme, afin de permettre la reconstruction de leur économie ». C’est là que furent institués un Fonds monétaire international (FMI) et une Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD). (Mourre). Dans les années soixante, la convertibilité du dollar en or est remise en question et le 15-8-1971, Richard Nixon suspend cette convertibilité suite aux problèmes de financement de la guerre au Vietnam. Dès lors, les banques centrales ne peuvent plus réclamer le règlement des dettes américaines en or, la spéculation se déclenche. En 1976, les changes flottants deviennent la règle, l’or est démonétisé, exclu des relations monétaires. En 1979, on supprime le contrôle des mouvements de capitaux. L’instabilité règne désormais.
2. HAUTCOEUR Pierre-Cyrille, La justesse de la monnaie, in Communio n° XXI, 4, juillet-août 1996, p. 50.
3. CA, 43.
4. Antoine de Salins et François Villeroy de Galhau.
5. Libreria editrice vaticana, Cité du Vatican, 1994. On pourra lire une courte présentation de ce texte et quelques réflexions du P. Calvez in Les silences de la doctrine sociale de l’Église, Editions de l’Atelier, 1999, pp. 59-67. Voir aussi la réflexion d’ALBERT Michel (membre de l’Institut et du Conseil de la politique monétaire de la Banque de France), Pour la construction d’un ordre financier, in Communio, n° XXI, 4, juillet-août 1996, pp. 69-70.
6. Présentation du cardinal Etchegaray, président du Conseil pontificale et de Mgr Jorge Mejia, vice-président, op. cit., p. 3. La préface est due au P. Calvez, membre du Conseil pontifical.
7. Cf. QA 586-587 in Marmy.
8. Cf. PP et SRS.
9. Op. cit., p. 22.
10. Cf. Pie XI : « les gains si faciles qu’offre à tous l’anarchie des marchés attirent aux fonctions de l’échange trop de gens dont le seul désir est de réaliser des bénéfices rapides par un travail insignifiant, et dont la spéculation effrénée fait monter et baisser incessamment tous les prix au gré de leur caprice et de leur avidité, déjouant par là les sages prévisions de la production » (QA, 603 in Marmy). Pie XII : « Il faut aujourd’hui une grande fermeté de principes et d’énergie de volonté pour résister à la diabolique tentation du gain facile qui spécule honteusement sur les nécessités du prochain, au lieu de gagner sa vie à la sueur de son front » (Discours aux membres du Congrès de la Confédération nationale des agriculteurs italiens, 15-11-1946). Jean-Paul II : « La propriété des moyens de production (…) devient illégitime quand elle n’est pas valorisée ou quand elle sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement d’ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt de leur limitation, de l’exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de la solidarité dans le monde du travail » (CA 43). « L’un des principaux obstacles au développement et au bon ordre économique est le défaut de sécurité, accompagné de la corruption des pouvoirs publics et de la multiplication de manières impropres de s’enrichir et de réaliser des profits faciles en recourant à des activités illégales ou purement spéculatives » (CA 48).
11. Op. cit., pp. 27-28. Les auteurs poursuivent : « Constituant une appréciation de la valeur économique du temps, l’attitude spéculative est au cœur de la sphère moderne qui s’est développée sur les ruines d’un ordre monétaire où la valeur des actifs financiers évoluait très lentement. » Notons que si l’on s’en réfère à l’étymologie, la spéculation, du moins au départ, est une attitude normale dans les affaires : speculari signifie observer d’en haut, être en observation, suivre des yeux et plus rarement espionner.
12. PERROT E., Finance et morale, in Cahiers pour croire aujourd’hui, novembre 1988, cité in SALINS et VILLEROY, op. cit., p. 27.
13. Op. cit., p. 34. Un acteur du système financier moderne, affirme aussi que le rôle économique de la spéculation est « incontestable. Elle donne à nos intuitions une valeur réelle, reflète notre part de liberté dans la transcription économique du monde. Chrétiens, ajoute-t-il, nous devons reconnaître la sphère financière comme duale de la sphère réelle. C’est à nous, alors, d’y occuper la première place : promouvoir nos idées, défendre les valeurs du christianisme, charger progressivement cette sphère de conscience d’une tension chrétienne, l’utiliser pour les finalités sociales que l’Église prétend défendre ». Et de préciser: qu’il s’agit, dans un premier temps, comme chrétien, de ne pas spéculer sur des mouvements qui paraissent enfreindre les valeurs fondamentales par lesquelles passe le salut de l’homme. (…) Le chrétien devra, ensuite, utiliser la sphère spéculative pour faire part de ses analyses et les répandre dans un monde dont la communication est le vecteur essentiel. » Les chrétiens engagés dans ce monde doivent donc développer leur conscience chrétienne.
   Pour l’auteur de ces lignes, la seule action souhaitable est une action personnelle qui ne remet pas en question le système mais cherche à l’orienter au mieux. Cette attitude préconisée dans la sphère financière rappelle l’attitude de ces patrons chrétiens qui demandaient ou demandent encore la liberté d’agir en dehors de tout contrôle de l’État, réclamant confiance dans leur bonne volonté et la bonne orientation de leur conscience. Qui ne verrait pas là l’expression d’un certain libéralisme chrétien ? (AUDREN de KERDREL Hervé, Faut-il condamner la spéculation ? in Communio, n° XXI, 4, juillet-août 1996, pp. 66-67. H.A. de Kerdel est responsable de la salle des marchés de la banque Indosuez à Tokyo). Sur la spéculation, on peut lire aussi Pierre de LAUZUN, L’évangile, le chrétien et l’argent, Cerf, 2003, pp. 257-258.
14. SALINS et VILLEROY, op. cit., , p. 35.
15. Id., pp. 36-37.
16. Id., pp. 42-44.
17. Les auteurs citent ici les évêques français dans leur appel à de nouveaux modes de vie en 1982.
18. Mt 25, 14-30.
19. SALINS et VILLEROY, op. cit., pp. 47-48.
20. L’établissement de cette déontologie incombe d’abord, en fonction du principe de subsidiarité, à la profession avant les pouvoirs publics.
21. Cf. Mt 7, 24-27: « le meilleur résumé de la sagesse et de la confiance nécessaires », disent les auteurs (op. cit., p. 50)
22. SALINS et VILLEROY, op. cit., p. 51.
23. Id., p. 52. Très concrètement, les auteurs proposent « une législation adaptée sur les OPA, sur la spéculation ou sur la fiscalité de l’épargne et des activités financières. Il est souhaitable, écrivent-ils, que, dans la mesure du possible, les revenus tirés de ces activités soient - au niveau de l’entreprise comme des individus - taxés de la même façon que ceux des activités productives : une discrimination en faveur des revenus du capital, au détriment de ceux du travail, est difficilement justifiable. Il faut naturellement tenir compte, pour cette comparaison, de l’éventuelle fiscalité sur le capital lui-même. »
24. ROUET Albert, archevêque de Poitiers, L’argent, 15 questions à l’Église, Mame/Plon, 2003, p. 110. Tout le chapitre 7, Est-il moral de gagner de l’argent en dormant ? (pp. 101-111) constitue un bref résumé des problèmes financiers d’aujourd’hui.